AGNÈS SOREL ET CHARLES VII

 

CHAPITRE DOUZIÈME.

 

 

Empoisonnement d'Agnès. — Opinion des chroniqueurs contemporains et des historiens modernes sur ce fait. — Henri Martin. — Michelet. — Vallet de Viriville. — M. Cohen. — Rapports d'Agnès et du Dauphin. — Louis XI et les chanoines de la collégiale de Loches. — Réhabilitation d'Agnès. — Sa postérité. — Conclusions. — Jugement définitif. — L'épitaphe de madame de Pompadour par Diderot. — Épitaphe d'Agnès Sorel par M. Michelet.

 

Le récit du poète n'est qu'une fiction. Agnès était une nature trop délicate et trop distinguée pour que ce qu'il y avait de faux dans cette situation de maîtresse officielle du roi, ne lui fût pas un secret tourment. Les paroles que lui prête le Bourgeois de Paris prouvent assez qu'elle n'était pas de ces femmes qui goûtent dans le crime, pour rappeler le langage d'un autre et plus grand poète, une tranquille paix. Sa mort toutefois a une autre cause, que nous allons essayer de rechercher. A vrai dire, il y a là un problème historique qu'il n'est pas sans intérêt d'essayer de résoudre.

La mort rapide et pour ainsi dire foudroyante de la favorite, donna à penser, sur-le-champ même, qu'elle n'était pas naturelle. On crut à un empoisonnement. Cette opinion était-elle fondée ? Y avait-il un crime, inspiré par l'ambition impatiente ou l'amour rebuté, dans cette fin tragique et prématurée ? La facilité avec laquelle Charles VII accueillit l'accusation si témérairement lancée contre un homme que son amitié pour Agnès semblait devoir mettre à l'abri, autorise les soupçons de l'histoire. Le prince, quelle que fût sa douleur d'abord, et plus tard quel qu’eût son aveuglement, n'aurait pas prêté une oreille si complaisante aux accusateurs de Jacques Cœur, s'il n'avait pas cru à un empoisonnement, si le crime ne lui avait paru qu'une pure invention sans aucun fondement, au moins apparent, dans la réalité. Que l'opinion se fût égarée, cela se conçoit sans peine ; il est dans sa nature d'être crédule et d'incliner aux pires explications, quand il se produit, dans les régions mystérieuses et fermées au vulgaire, un événement accompagné de circonstances extraordinaires. Il nous semble que Charles VII était dans d'autres conditions et en situation meilleure pour n'être pas circonvenu. Il pouvait se tromper, et l'on sait, en, effet, qu'il s'est trompé sur le coupable. II ne pouvait pas, au moins cela est-il le plus vraisemblable, être amené à s'égarer au point d'admettre la possibilité, la réalité du Crime, s'il n'y avait pas eu pour lui quelques indices matériels qui le révélassent, s'il n'y avait pas eu, dans sa pensée, quelques raisons morales qui le rendissent possible. Charles VII n'était ni un prince méchant, ni un homme stupide, et il aurait été l'un ou l'autre, s'il avait admis l'accusation sans quelque vraisemblance et, pour ainsi dire, sans un commencement de preuve.

Une chose qu'il faut signaler, qui plaide en faveur de l'opinion générale, et qui peut servir à expliquer, dans une certaine mesure, la conduite du roi, c'est que les chroniqueurs français contemporains se gardent bien, pour des raisons qui se présentent d'elles-mêmes à l'esprit, de parler d'empoisonnement au moment de la mort d'Agnès et de mentionner les soupçons qui s'attachaient dès lors au Dauphin. Jean Chartier, qui aime tant à entrer dans les détails, à répéter tout ce qui se fait et se dit, parle d'abord des circonstances qui précédent la mort d'Agnès avec une certaine légèreté, et se renferme, en ce qui concerne les bruits d'empoisonnement, dans un mutisme complet. Les écrivains bourguignons, au contraire, qui n'ont point à garder les mêmes ménagements, s'entendent tous, à l'exception de Georges Chastelain, dont on connaît les accointances avec le Dauphin, à reproduire les bruits qui circulèrent sur la cause de la mort de la favorite. Elle ne dura guères, dit Jacques Du Clercq, un des plus consciencieux chroniqueurs, et disoiton, qu'elle fenst empoisonnée. Le même historien dit encore ailleurs, en nommant cette fois le coupable désigné par l'opinion : Et volloient aulcuns dire aussy que le dict Daulphin avoit jà pièca fait mourir une damoiselle nommée la belle Agnès, laquelle estoit la plus belle femme du royaulme, et totalement en l'amour du roy, son père[1]. La chronique de Monstrelet n'est pas moins explicite : La hayne de Charles VII contre Louis XI venoit, dit le chroniqueur, de ce que ce prince avoit plusieurs fois blasmé et murmuré contre son père, pour la belle Agnès, qui estoit en la grâce du Roy beaucoup plus que n'estoit la Royne, qui estoit moult bonne dame et honorable, dont le Daulphin avoit grand despit, et, par despit, il luy fit la mort avancer[2].

Ces témoignages méritent considération. Ajoutons que les bruits d'empoisonnement s'étaient répandus longtemps avant que l'on n'eût songé à imputer le crime à Jacques Cœur, comme on doit l'inférer d'un passage de Thomas Basin[3] ; et, sans doute, les soupçons, avant de s'égarer pour venir frapper un innocent, s'étaient depuis longtemps portés sur le Dauphin. Mais, comme le fait remarquer judicieusement M. Pierre Clément, qui eût osé se porter l'accusateur du Dauphin ? Les imputations dirigées contre Jacques Cœur pouvaient servir à deux fins ; elles pouvaient abattre une grande existence qui portait ombrage, et sauver un coupable, dont on devait beaucoup espérer.

Il y a, dons grande apparence que les bruits d'empoisonnement n'étaient pas sans raison d'être. En rapprochant de l'attitude de Charles VII dans toute cette affaire, de sa facilité à croire au crime, attitude et facilité inexplicables dans l'hypothèse contraire, le silence des chroniqueurs français si intéressés à ne rien dire, et l'opinion pleine de réserve aussi, mais enfin significative, de quelques historiens bourguignons, on a peine à croire à la mort naturelle d'une 'femme si jeune, si merveilleusement constituée, enlevée si rapidement, autour de laquelle une puissante ambition grondait sans cesse et que cette ambition avait tant d'intérêt à enlever ; et la pensée se reporte involontairement sur cette jeune duchesse d'Orléans, Henriette d'Angleterre, emportée par un coup pareillement rapide et imprévu, et dont la mort, on le crut aussi alors, fut hâtée par le poison. Malgré qu'on en ait, la similitude des destinées nous ramène à l'identité des causes[4].

Mais quelle main versa le poison ? Nous venons de le voir, deux noms furent prononcés : d'abord celui du Dauphin ; plus tard, dix-huit mois après la mort d'Agnès, celui de Jacques Cœur. Or, comme le nom de Jacques Cœur doit être écarté, que l'innocence du grand ministre, malgré l'acharnement des passions qui l'attaquèrent, a été constatée juridiquement, qu'elle a été proclamée par l'histoire d'une manière éclatante, il faut bien s'arrêter à celui du Dauphin, d'autant que les soupçons qui se portèrent d'abord sur lui comme d'instinct, ont continué à planer sur sa mémoire, en se fortifiant de tous les crimes dont le temps devait semer sa carrière. En effet, les historiens qui se sont occupés avec le plus de soin de ces temps, et qui sont le plus libres de préjugés, inclinent à adopter l'opinion des contemporains. M. Henri Martin, sans se prononcer ouvertement, est loin de marquer de l'incrédulité[5]. M. Michelet écrit les lignes suivantes : Quand la dame de Beauté mourut — par suites de couches, selon quelques-uns —, tout le monde crut que le Dauphin l'avait fait empoisonner. Au reste, dès ce temps, ceux qui lui déplaisaient, vivaient peu ; témoin sa première femme, la trop savante et spirituelle Marguerite d'Écosse, celle qui est restée célèbre pour avoir baisé en passant le poète endormi[6]. M. Vallet de Viriville exprime la même opinion, en l'affirmant davantage, et il donne à l'appui un ensemble de faits historiques et d'inductions morales qui équivalent presque à la certitude.

M. Cohen, dans son roman Chinon, et Agnès Sorel, a peu songé à faire de l'histoire, mais il s'y trouve parfois un vif sentiment de la vérité historique, et c'est de ce sentiment qu'il nous parait s'être inspiré dans la page suivante :

Pendant que le roi, le duc François et Arthur de Richemont bataillaient ainsi en Normandie contre les armées anglaises, Agnès passait son temps à Beaulieu, dans la pénitence et le recueillement. Étienne Chevalier venait souvent de la part de Charles s'informer de ce qu'elle pouvait désirer et de l'état de sa santé. Enfin, un matin, le secrétaire du roi demanda à parler en secret à. la demoiselle de Fromenteau.

Aussitôt qu'il entra dans la chambre où se tenait Agnès, Étienne jeta autour de lui un regard mystérieusement inquisiteur', s'assura de ne pouvoir être entendu, et annonça enfin à la belle des belles qu'il allait lui communiquer un important secret, d'où dépendait la vie du roi, et peut-être la sienne. Pressé de s'expliquer, il confia à Agnès qu'il revenait d'auprès du Dauphin, où le roi l'avait envoyé, chargé d'une mission particulière ; que là il avait, par diverses paroles échappées aux confidents des projets de Louis, découvert le plan d'une conspiration tramée par le Dauphin lui-même contre son père ; que, n'osant se poser en accusateur du fils du roi, il s'était résolu à venir tout dévoiler à mademoiselle de Fromenteau et lui demander ce qu'il y avait à peser dans cette occurrence.

Agnès Sorel remercia Étienne Chevalier de cette confidence, et lui répondit que, sans le compromettre, elle se chargeait de tout dénoncer au roi ; qu'elle allait quitter Beaulieu et se rendre en personne auprès de Charles ; qu'ainsi elle espérait déjouer les criminelles combinaisons des conspirateurs.

Effectivement, elle abandonna, le 1er janvier 1449, la retraite où elle vivait depuis longtemps, et arriva en Normandie ; au château de Mesnil-la-Belle, près de Jumièges, le 7 du même mois...[7]

Cette conspiration qu'allait dénoncer Agnès, a un témoin plus grave que le romancier : c'est le poète Baïf, qui en a retrouvé l'écho sur les lieux mêmes et dans la famille d'Agnès, et qui n'a pas craint de le recueillir et de le répéter dans ces vers :

Là (Jumièges), où la belle Agnès, comme lors un disoit,

Vint pour lui descouvrir l'emprise qu'on faisoit

Contre Sa Majesté ; la trahison fut telle

Et tels les conjurés, qu'encore on nous les cite.

Tant y a que l'advis qu'adonc elle donna

Fit tant que leur dessein rompu s'abandonna.

Mais las ! elle ne put rompre sa destinée, etc., etc.

Quand on embrasse, en effet, dans leur suite, les rapports qui ont existé entre le fils de Charles VII et sa maîtresse, que l'on étudie avec attention les documents, peu nombreux du reste, où il faut les aller chercher, que l'on réfléchit à la diversité des conduites que le prince a tenues envers Agnès, à son caractère moral, et qu'on se rappelle et les soupçons qui s'attachèrent à lui après la mort de sa première femme, et ceux qui s'emparèrent de Famé de son père et dont ce prince mourut, il est difficile de ne point partager l'opinion qui ajoute ce crime à tant d'autres constatés dans la vie de Louis XI, et de ne pas voir dans Agnès Sorel une victime de son ambition : victime d'autant plus à plaindre que le coupable n'a pas à apporter ici l'excuse de la raison d'État, et ce système commode des circonstances atténuantes, si souvent invoqué en faveur de sa politique.

Les rapports du Dauphin et d'Agnès Sorel ont été différents selon les temps et très-probablement suivant les calculs et les visées. Dans les commencements, c'est le système de l'opposition qui parait avoir prévalu chez le prince. Lui dont la vie privée est souillée dès sa première jeunesse, il se fait tout à coup, après avoir fermé longtemps les yeux sur les désordres de son père, le défenseur de la morale, et juste au moment où il a besoin d'un prétexte pour se jeter dans la Praguerie, il somme le roi de congédier ses maîtresses, et singulièrement Agnès Sorel.

Il est curieux de lire cet épisode dans les mémoires du pape Pie II. Les conjurés, dit-il, pensent que le seul moyen de renverser Charles (d'Anjou), c'est de soulever le Dauphin contre lui. Le roi, porté à la débauche, contractait chaque jour de nouvelles liaisons et, négligeant son épouse légitime, ne craignait pas de souiller la couche d'autrui et de corrompre les jeunes filles[8]. Il y avait dans le palais bon nombre de concubines royales, qui avaient été achetées à grand prix. Charles (d'Anjou) qui avait l'art de se faire des amis, retenait son crédit moins par la proximité du sang que par les séductions des favorites. Ses ennemis l'accusent auprès du Dauphin, lui dévoilent l'outrage fait à sa mère et la conduite honteuse de son oncle. Le roi, disent-ils, s'oublie au milieu des courtisanes ; le royaume est négligé, tout le précipite à sa ruine. Qu'il ose enfin quelque chose aujourd'hui qu'il arrive à l'âge d'homme ; qu'il chasse Charles du palais ou' que lui-même s'éloigne du roi ; c'est le moyen de faire expulser les concubines comme il le désire, et de rendre à la reine la couche royale. — A cela se joignaient les larmes de sa mère qui se lamentait de se voir chaque jour méprisée et délaissée, et qui n'ignorait pas que c'était son propre frère qui lui opposait les favorites. On dit que le Dauphin, ainsi excité, poursuivit l'une d'elles (Agnès) l'épée à la main, qu'il voulait la tuer, qu'elle n'échappa à la mort qu'en se sauvant dans la chambre du roi, et que tel est le point de départ de l'inimitié qui éclata entre le père et le fils ; que Louis se réfugia auprès de l'assemblée de Nevers sans prendre congé de son père, etc., etc. — Le fait du Dauphin poursuivant la favorite l'épée nue, quelques-uns prétendent qu'il faut le placer plus tard, à l'époque de sa seconde révolte contre le roi[9].

Quoi qu'il en soit, ce système ne réussit pas. Charles VII n'était pas homme à céder sur un point qui le touchait de si près, dans ce même temps où il disait à son fils réclamant la grâce de ses amis et menaçant de retourner avec eux si elle lui était refusée : Loys, les portes sont ouvertes, et si elles ne sont pas assez grandes, je vous en feray abattre seize ou vingt toises du mur, pour passer où mieux vous semblera (2)[10]. Rentré en grâce, Louis change donc de tactique : d'ennemi il se fait ami, et s'attache à circonvenir la favorite, qu'il accable de prévenances et de présents. Après sa campagne de l'Ile-en-Jourdain contre les d'Armagnac, d'où il emporta de riches dépouilles, il lui fit don d'une belle tapisserie, qui représentait, en six pièces, l'histoire de la chaste Suzanne : sujet qui pourrait sembler aujourd'hui une critique ou une impertinence, vu la situation de la donataire, mais qui n'ôtait rien au mérite du cadeau, dans un temps où la galanterie, en haut lieu, se mêlait assez volontiers aux pratiques de la religion. Il paraît même que ce prince alla plus loin et qu'il essaya de prendre la place de son père dans le cœur de la favorite, si l'on en croit certaine interprétation donnée à la mystérieuse allégorie de la chambre du Trésor dans la maison de Jacques Cœur, allégorie dont nous avons parlé plus haut[11].

Le calcul était habile, et tout à fait digne du futur adversaire de Charles le Téméraire. S'il réussissait, il renversait Agnès en dénonçant sa trahison à son père, ou il gouvernait le royaume sous ses auspices. Mais ses tentatives de séduction échouèrent, et il dut revenir à son ancien plan, à ses idées d'opposition et de haine, qu'il poursuivit cette fois avec une persévérance, avec un acharnement digne de toutes les sévérités de l'histoire. non-seulement parce qu'elles sont honteuses en elles-mêmes, mais aussi parce qu'elles pouvaient compromettre la grande œuvre nationale qui s'accomplissait.

Dans Louis XI, le roi ne doit point faire oublier le Dauphin. Si la politique de son père a prévalu et délivré le sol de la France de la présence de l'étranger, c'est bien malgré lui. Il n'est pas d'obstacles qu'il n'ait jetés à la traverse dans les impatiences d'une ambition également coupable et stérile. Il se mit à la tête de la Praguerie, sapant ainsi dans sa base l'œuvre qu'il devait reprendre lui-même et achever un jour. Tout ce qui est élevé et puissant devient l'objet de sa haine, haine ardente, sans scrupules, sans souci des conséquences ou des moyens. N'ayant pu, sous le masque de l'amitié, amener Pierre de Brézé à ses fins, il se déclare contre le premier ministre et attente à sa vie. En 1446, en effet, il forma un plan de conspiration qu'il fait connaître à Antoine de Chabannes : il s'agissait de gagner les Écossais de la garde, d'enlever le roi, d'assassiner Pierre de Brézé. Le complot est dénoncé par Chabannes lui-même : le prince, banni pour quatre mois du royaume, s'écrie en sortant nud teste de la chambre du roi : Par cette teste qui n'a point de chaperon, je me vengeray de ceulx qui m'ont jeté hors de ma maison[12].

Ou peut croire qu'il tint parole. Du fond de sa retraite du Dauphiné, qu'il ne devait quitter que quinze ans après pour succéder à son père, il poursuivit ses ennemis sans relâche et sans trêve. A force d'intrigues, et grâce aux intelligences qu'il entretenait avec la cour, il parvient à faire éloigner Brézé des affaires ; mais Brézé revint bientôt, ramené moins par l'autorité de ses services et la justice de sa cause que par l'influence d'Agnès. C'est donc contre Agnès qu'il fallait diriger les coups ; et il semble bien que c'est là le but qui est visé désormais. Pourquoi le Dauphin aurait-il épargné la favorite plutôt que Brézé, lui que l'on croyait déjà capable de tout, lui qui avait déjà essayé l'assassinat, que l'on soupçonnait d'avoir hâté la fin de sa femme, qui avait conspiré contre le trône de son père, et que son père devait plus tard accuser d'attenter à ses jours ? Il est clair que le grand obstacle était Agnès ; cet obstacle, il fallait donc l'abattre. Pourquoi d'ailleurs l'aurait-on épargnée ?

Vers l'époque de la mort d'Agnès, avant la campagne de Normandie, on remarque comme une recrudescence d'ambition dans l'exilé du Dauphiné. Les intrigues se multiplient, s'étendent, se croisent en tous sens. Au lieu d'accourir auprès de son père pour prendre part au dernier acte du drame glorieux de la délivrance, il se renferme dans son apanage comme dans une citadelle, ou n'en sort par ses émissaires que pour susciter des ennemis et des obstacles. Il entretient une correspondance hostile et clandestine avec le duc de Bourgogne, son allié, auprès de qui il allait bientôt chercher un asile. Le 10 août 1449, au moment même où son père prépare l'expédition de Normandie, il signe à Briançon avec le duc de Savoie une ligue contre Les ministres du roi de France, ses ennemis. Le duc de Bretagne, François, frère de Gilles, si connu pour son attachement à la cause anglaise, venait de se déclarer pour la cause française ; mais on pouvait espérer l'en détacher ; et nous trouvons, dans les premiers mois de 1450, Grenoble, héraut de Louis, en mission à la cour de Vannes. De l'ensemble de ces faits n'est-on pas en droit de conclure que Louis conspirait contre son père et contre la France ?

Il est difficile d'expliquer le départ d'Agnès Sorel pour la Normandie au commencement de 1440, sans quelque raison d'un ordre supérieur[13], sans quelque grande et pressante nécessité. Un seul chroniqueur parmi les contemporains a raconté le voyage d'Agnès et parlé du motif qui l'aurait déterminé. En icelle abbaye de Jumièges, dit-il, trouva le Roy une damoiselle nommée la belle Agnez, qui là estoit venue, comme elle disoit, pour advertir le Roy et lui dire que aulcuns de ses gens le voulaient trahir et livrer ès-mains de ses anciens ennemis les Anglais. De quoy le Roy ne tint guère compte et ne s'en fict que rire[14]. Sans doute la chose ne semble pas sérieuse à l'historiographe. Mais nous savons de quel prix est le témoignage de Jean Chartier quand il s'agit d'Agnès et de ses rapports avec le roi. Ici même il y a dans son langage je ne sais quoi qui le confond et affirme ce qu'il nie. Est-il permis de supposer que la démarche d'Agnès, dans les circonstances que nous venons de rappeler, n'eût produit sur le roi que l'impression imaginée par l'historien officiel ? Cette indifférence, ce rire d'incrédulité, légèrement moqueur, prêté à Charles VII, n'étaient ni dans la situation, ni dans le caractère du roi, ni dans ses habitudes et ses façons d'agir avec Agnès, ni dans l'expérience qu'il avait des agissements du Dauphin. L'historiographe est d'une rare maladresse, comme tous les historiographes :ne s'aperçoit pas que parler de conspiration dans l'espèce, c'est l'affirmer, et que tout démenti venant à la suite est en pure perte. Il y a plus d'habileté, comme d'honnêteté, dans le silence de Berry[15], bien que le silence ne supprime pas les faits. Il y a donc eu conspiration, au dire même, quoique ce dire soit involontaire, de Jean Chartier. Or, s'il y a eu conspiration, il est bien naturel qu'Agnès Sorel brave tous les périls pour venir en avertir le prince dont elle partage la destinée, et qui l'a associée si intimement à sa politique.

Ainsi, pour nous résumer : nous inclinons à penser que la favorite est morte empoisonnée, et qu'elle ne se transporte auprès du roi que pour l'avertir d'une conspiration tramée contre lui. La conspiration nous parait claire comme la lumière du jour ; et cela suffit pour que l'on doive voir dans Agnès Sorel une victime de son dévouement à la grande œuvre nationale qui touchait à son terme et à laquelle elle avait déjà si puissamment contribué : victime moins héroïque, sans doute, et moins sublime que Jeanne Darc, mais digne encore de, la reconnaissance des contemporains et de la postérité.

C'est ce que son plus cruel ennemi, devenu roi de France, et élevé par là au-dessus de ses anciennes haines, a été le premier à reconnaître. Phénomène remarquable, bien qu'il y en ait quelques-uns d'analogues dans l'histoire ! Le fils de Charles VII, ambitieux vulgaire durant la vie de son père, se trouve, après sa mort, comme métamorphosé, et atteint tout à coup au niveau non pas de la noble, mais de la grande ambition. Après ce premier moment de crise où ses anciennes rancunes le prennent comme à la gorge, saisissant d'un coup d'œil rapide la situation du royaume, ses besoins et les devoirs qui lui incombaient à lui-même, il change de vues et d'amitiés : il brille ce qu'il a adoré, il adore ce qu'il a brûlé[16]. Il n'avait pas encore pris possession du trône, il était encore sur les terres du duc de Bourgogne, qu'il fait arrêter le duc de Sommerset qui venait, sans sauf-conduit du roi de France, négocier avec le duc Philippe[17]. Il rétablit ou conserve dans leurs anciennes situations les hommes utiles, ceux qui avaient rendu de grands services à son père, même contre lui. Avec lui apparaît plus éclatante que jamais cette puissance longtemps inconnue, l'opinion. C'est cette puissance nouvelle qui inspire sa politique, et c'est en grande partie pour s'assurer son appui qu'il distribue ses faveurs ou sacrifie ses haines. Il prive d'abord de leurs emplois et même fait persécuter les meilleurs serviteurs de son père, dans lesquels il croyait voir des ennemis personnels, entre autres Guillaume Cousinot, Étienne Chevalier, Pierre de Brézé ; puis, se ravisant bientôt, il leur rend ce qu'il leur a ôté[18]. Le jour même de son sacre, il confère l'ordre de chevalerie à Jean Bureau. Il est plein d'égards et d'amitiés pour la famille de Jacques Cœur et autorise la révision du procès de l'illustre argentier[19]. Enfin, voulant réparer ses propres iniquités comme celles d'autrui, il ne néglige aucune occasion de rendre hommage à la mémoire d'Agnès Sorel et d'élever sa famille.

Nous avons vu quel monument somptueux le roi Charles VII avait fait élever dans la collégiale de Loches à Agnès Sorel. La favorite avait aimé d'une prédilection particulière cette église et l'avait comblée de ses dons. Elle lui avait donné naguère une croix d'or, une statuette de la Madeleine en argent doré, divers joyaux et de magnifiques tapisseries ; elle y avait fondé une maîtrise ; enfin, par son testament, elle lui avait légué deux mille écus d'or affectés à l'acquisition de plusieurs terres et à la construction des stalles du chœur. Néanmoins les moines ne se crurent engagés vis-à-vis d'elle par les liens de la reconnaissance que durant la vie de Charles VII. Quand ce prince fut remplacé par son fils, dont ils connaissaient l'ancienne haine contre Agnès, ils se sentirent soudainement des scrupules non pas sur la légitimité des donations, mais sur la convenance de la présence du tombeau de la donatrice dans un lieu consacré. Louis XI étant venu à Loches en 1456, ils lui représentèrent que le tombeau d'Agnès occupait un espace gênant dans leur étroit sanctuaire, et sollicitèrent la permission de l'en ôter pour le placer dans une de leurs chapelles. Ce que vous demandez n'est pas juste, répondit Louis XI. Encore bien que de son vivant elle me fut très-contraire, je ne violerai pas sa sépulture au mépris des contrats. Vous n'êtes pas sans avoir reçu un bon prix pour cette place. Gardez à votre bienfaitrice ce que vous lui avez promis de son vivant, et ne vous permettez pas de déplacer son tombeau. Et afin que vous soyez plus enclins, mes pères, à prier pour elle, agréez le don que je vous fais de six mille écus. Et cela dit, il fit compter immédiatement la somme, qui fut convertie en rentes pour l'église[20].

Mais Louis XI, afin de témoigner ses nouveaux sentiments pour la favorite, ne se borna pas à cette fin de non-recevoir, qui pourrait passer simplement pour une spirituelle malice ; il voulut en donner des preuves plus positives et irrécusables. Il prit un soin particulier des filles d'Agnès et de ses petites-filles, et s'attacha à leur procurer de grandes et solides alliances.

Agnès Sorel eut quatre filles : Charlotte, née de 1433 à 1434 ; Marie, nommée aussi Marguerite, née en 1436 ; Jeanne, née en 1445, et celle qui vint au monde à Jumièges et qui ne vécut que quelques jours.

Marie, du vivant de son père, épousa au mois de novembre 1458, âgée conséquemment de vingt-deux ans et quelques mois, Olivier de Coëtivy, qui comptait environ une quarantaine d'années. Elle n'eut donc pas à être pourvue par Louis XI. Mais ce prince eut toujours pour son mari les plus grands égards : il l'appelait mon frère. Ce fut lui qui maria sa fille, Catherine de Coëtivy et il lui choisit pour époux Antoine de Chourses, seigneur de Maigné et d'Échiré, homme de cœur et d'honneur, l'un des meilleurs officiers de son armée[21].

Charlotte, l'aînée des filles d'Agnès, mariée après sa sœur Marie, le fut par les soins de Louis XI et non moins honorablement que sa sœur. Elle épousa le fils du grand ministre de Charles VII, l'ami d'Agnès Sorel, Jacques de Brézé, comte de Maulévrier et de Brissac, sénéchal et maréchal héréditaire de Normandie. Cette alliance, qui peut être considérée comme une marque de la réconciliation opérée entre Pierre de Brézé et le roi, ne fut pas heureuse : elle se termina par une catastrophe, qui fut un événement du temps. Jacques de Brézé, dans la nuit du 16 au 17 juin 1475, dormait fatigué d'une journée de chasse, quand il fut averti par son maitre d'hôtel que son veneur, Pierre de la Vergne, était chez la comtesse. Il se lève aussitôt, se présente à l'entrée de la chambre, qui ne s'ouvre pas, et fait enfoncer la porte. L'adultère était flagrant. L'un des complices était encore nu : de Brézé le frappa de son épée sur la tête et le tua. La comtesse s'était réfugiée dans une chambre voisine, sous le lit de ses enfants. Son époux l'y poursuivit : elle fut tirée de sa retraite et se traîna à demi-nue, à genoux, criant : Grâce ! Sa prière ne fut pas entendue : son mari offensé lui enfonça de part en part, entre les deux seins, l'épée fumante encore du sang de son amant, et la tua sur place. Louis XI témoigna le plus violent courroux. Il fit juger le comte de Brézé par des commissaires, qui le condamnèrent à mort. Le roi cependant se laissa fléchir, et la peine fut commuée en une amende de cent mille écus d'or[22]. Jacques, ne pouvant la payer, fut mis en prison et y resta jusqu'en 1481. Ses biens furent confisqués et passèrent à ses enfants[23].

Louis XI maria également et plus heureusement la troisième fille d'Agnès, Jeanne de Valois : il la donna à Antoine de Bueil, son frère d'armes et son favori, fils de l'amiral, auteur du Jouvencel, dont nous avons tant de fois parlé. En 1487, aux noces de Nicolas Balue, frère du cardinal, Jeanne de Bueil prit rang immédiatement après les princes du sang.

La sollicitude de Louis pour la famille d'Agnès s'étendit sans se refroidir à la génération suivante. En 1479, il maria sa nièce, Renée de Bueil, fille de la comtesse Jeanne, à Jean de Bruges, seigneur de la Grashuse, conseiller et chambellan du roi, que nous trouvons sénéchal d'Anjou en 1481, grand maître des arbalétriers en 1498 et gouverneur de Picardie en 1504[24].

Cette noble contradiction de Louis XI était l'acquittement d'une dette et même un acte de reconnaissance autant que la réparation d'un crime, si un crime avait été commis. Son règne, en effet, n'était possible que par celui de Charles VII, par la vaillante et habile politique qui en avait rempli le milieu et la fin. C'est cette politique qui, après avoir délivré la France de l'occupation étrangère, avait préparé, par la longueur et l'éclat même de la lutte, son unité et sa constitution définitive, qui avait donné à l'adversaire acharné du duc de Bourgogne les moyens d'achever la ruine de la féodalité et mis dans ses mains tous les instruments de son gouvernement. Nous dirons plus : en s'acquittant pour son propre compte, Louis XI payait une dette de la France, une dette dont les contemporains n'eurent peut-être pas assez conscience, et il ne faisait que devancer le jugement que doit prononcer l'équitable postérité. Le règne de Charles VII est un grand règne, un des plus glorieux de notre histoire, le plus glorieux peut-être, puisqu'il a été rempli par un effort héroïque poursuivi pour la plus sainte des causes, la défense du sol natal, puisque cet effort a été couronné de succès et qu'en même temps il a fixé et comme établi le ;théâtre préparé par la nature pour l'accomplissement de notre destinée nationale. Or, sous ce règne, personne plus qu'Agnès n'a suscité, inspiré, soutenu la grande politique qui le marque d'un caractère particulier de grandeur, et, nous le répétons, inférieure à Jeanne Darc par le génie et la pureté morale, elle mérite une place à côté d'elle par les services rendus et a droit à la même reconnaissance.

La France ne pouvait reconquérir son indépendance que par l'action de la royauté, qui seule était la force morale capable de ramasser toutes les forces sociales, de réunir tous les bras pour l'accomplissement de l'œuvre. C'est ce que Jeanne Darc avait admirablement compris comme par une inspiration du génie. Mais le roi manquait à la royauté, comme le prouve l'abandon où fut laissée la Pucelle, et toutes les forces se trouvaient ainsi frappées d'impuissance. Agnès le comprit de son côté, et c'est pourquoi elle essaya de donner à la France ce qui lui manquait, un roi capable de se mettre à sa tête, de jouer son rôle de roi, de remplir les devoirs et d'accomplir la mission de la royauté.

Selon nous, elle n'essaya pas seulement cette tâche difficile, elle l'accomplit, et si nous ne nous faisons illusion, c'est ce qui ressort de notre étude avec une irrésistible évidence.

Charles VII perdait joyeusement son royaume, pour rappeler le mot de La Hire ; il corrompait de brillantes et solides qualités dans de vulgaires plaisirs ; il laissait les rênes de l'Etat flotter dans les mains d'indignes favoris. Agnès Sorel arrive, et il devient tout à coup un autre homme. Armée d'une merveilleuse beauté, elle s'empare du cœur du prince et lui inspire une grande passion, qui ne put être une vertu, mais qui, en consumant comme par une flamme ce qu'il y a de grossier en lui, devient une force. Douée d'une âme supérieure, nourrie dans les sentiments de l'honneur chevaleresque, elle rappelle son amant à ses devoirs et elle lui montre dans l'accomplissement de sa mission de roi une perspective de gloire qui lui avait échappé jusqu'alors, ou dont il avait détourné les yeux. D'un esprit distingué, portée d'instinct vers le beau et le grand, ayant peut-être aussi l'habileté politique qui voit les rapports des moyens au but, et trop noble assurément pour être indifférente sur le choix des instruments, elle ne veut autour du roi que des hommes d'élite ; elle les attire, elle les soutient du moins et, tant qu'elle vit, les affaires de l'État ne sont gérées que par des mains dignes et capables de les diriger.

Ce n'est pas tout : son empire s'exerce sur le caractère de la vie privée dans la cour du prince comme sur celui de la vie publique. Ayant toutes les grâces de l'esprit comme toutes les séductions de la beauté et toutes les noblesses de l'âme, elle transforme les habitudes de la cour comme elle a transformé les mœurs du monarque. Elle n'en bannit pas les plaisirs ; elle n'a rien d'une Maintenon ; mais elle les purifie, elle les affine, elle les ennoblit, et forge, pour ainsi parler, le premier anneau de la tradition d'élégance et de bon goût qui est une des gloires de l'ancienne monarchie dans notre pays. Charles VII aime avec elle les arts, les lettres, les hommes d'esprit, de talent et de goût. Si son règne n'est pas une grande époque de l'esprit français, il nous montre du moins l'esprit français s'éveillant sous une de ses formes les plus aimables et les plus brillantes, et préparant le foyer d'où il doit rayonner plus tard dans tout son éclat. C'est Agnès Sorel qui, tout doucement, sans faste et sans bruit, a jeté dans la cour de France les premiers fondements de la société polie.

Il n'est pas possible d'élever de doutes sérieux sur ce double ascendant d'Agnès Sorel, quand on étudie Charles VII et qu'on se donne le spectacle de sa vie publique et de sa vie privée dans tout le cours d'un règne si long et si mêlé. Ou il faut admettre l'empire tout-puissant du hasard dans la période la plus éclatante de ce règne — après l'épisode incomparable de Jeanne Darc —, ou il faut reconnaître que c'est l'influence d'Agnès qui l'a déterminée et qui l'a remplie. Cette influence en effet la mesure dans toute son étendue, de 1435 à 1450, et coïncide pour ainsi dire avec elle mathématiquement. Le roi est comme à terre avant l'apparition de la favorite : il s'élève et se maintient avec elle à un niveau moral, digne de respect, et à la hauteur de son rôle historique ; quand elle disparaît, il s'affaisse sur lui-même, et toutes les faiblesses de sa jeunesse, contenues pendant vingt années, débordent tout à coup comme un torrent qui a renversé ses digues, et s'étalent en scandales d'autant plus honteux que, n'ayant plus l'excuse de l'âge, ils souillent la double majesté de la vieillesse et de la gloire. La grandeur nationale ne souffre pas de ces dernières faiblesses : le mouvement imprimé sous l'empire d'Agnès avait achevé son cycle ; ce qui fut fait de 1450 à 1460 était une suite nécessaire de ce qui avait précédé. Mais le caractère du roi et celui de l'homme sont profondément atteints dès qu'Agnès a quitté la scène. Le prince disgracie ou persécute ses meilleurs et ses plus glorieux serviteurs : Jacques Cœur est livré comme une vile pâture aux vautours de la cour ; de Brézé, le connétable de Richemont, sont relégués à l'arrière-plan et remplacés par de nouvelles créatures, tels qu'André de Villequier, Louis de Bohême, Antoine d'Aubusson, G. Gonfler, Antoine de Chabannes, etc., courtisans éhontés, ou hommes médiocres. Et la décadence de l'homme suit la décadence du prince : il prend pour maîtresse une femme mariée, qui le trompe, et qui lui fournit des suppléantes dans ses honteuses fonctions. Les plaisirs de l'esprit ont fui la cour : l'élégance est remplacée par la corruption. La tache de l'adultère, effacée par l'éclat de la supériorité morale de l'aimable et grande favorite, s'étend et s'aggrave de toutes les souillures. Un parc-aux-cerfs est attaché à la cour et en suit tous les mouvements. La honte est sans compensations comme sans limites.

On a lu l'inscription mise sur le mausolée restauré d'Agnès à Loches, où il était dit qu'elle est la seule maîtresse de nos rois qui ait bien mérité de la patrie en mettant pour prix de ses faveurs l'expulsion des Anglais hors de France, et il a été difficile de s'empêcher de sourire en lisant ce mot de faveurs sur un tombeau. Ce qui est vrai du moins, c'est qu'Agnès Sorel est la seule maîtresse de nos rois qui ait bien mérité de la France, la seule dont la faiblesse ait été rachetée par de grands sert vices rendus. Les autres ont passé comme des fantômes, charmants peut-être, sans rien laisser si ce n'est un parfum poétique dans les airs ; quelques-unes même n'apparaissent que comme des ombres sinistres dont l'imagination se détourne aussi bien que la raison. Agnès seule arrête les regards et satisfait tout à la fois l'imagination et la raison. A son nom s'attache un charme poétique sérieux : on plaint sa destinée ; on aime sa personne et on l'admire. C'est pour cela qu'elle est restée populaire, et c'est pour cela que notre pensée s'est fixée sur elle avec une prédilection que nous ne nous reprochons pas.

Il n'est pas besoin de faire ressortir la figure d'Agnès par la comparaison ou le contraste : elle se détache assez d'elle-même sur le fond de l'histoire. Nous évoquerons toutefois pour un moment le souvenir d'une femme, maîtresse aussi d'un roi, et d'un roi qui avait avec l'amant d'Agnès plus d'un point de ressemblance, en fait de faiblesses, non pour faire juger de la différence, mais pour ajouter, si besoin était, aux raisons qui nous ont suggéré notre étude. Diderot disait en parlant de madame de Pompadour : Qu'est-il resté de cette femme célèbre qui nous a épuisés d'hommes et d'argent, laissés sans honneur et sans énergie ?... Le traité de Versailles qui durera tant qu'il pourra ; l’Amour de Bouchardon à Choisy, qu'on admirera à jamais ; quelques pierres gravées qui étonneront les antiquaires à venir ; un bon petit tableau allégorique de Van Loo qu'on regardera quelquefois ; et.... une pincée de cendres ! Soit ! Et il y a plus : que l'histoire punisse de son indifférence ou de ses sévérités les femmes dont on peut parler ainsi ; qu'elle réduise leur image en cendres et leur mémoire en fumée, elle en a le droit, et peut-être en le faisant accomplit-elle un devoir ; mais elle doit autre chose à celles qui présentent à son tribunal les titres de la maîtresse de Charles VII : Quand on peut dire d'une femme ce qu'a dit M. Michelet d'Agnès Sorel : Une femme bonne et douce qu'il aima vingt années, fit servir cet amour à l'entourer d'utiles conseils, à lui donner les plus sages ministres, ceux qui devaient guérir la pauvre France, quand un tel éloge est un écho fidèle, encore affaibli, de la vérité, il est d'une justice rigoureuse de s'en souvenir, de restaurer, de faire revivre et resplendir, autant qu'on le peut, l'image de celle qui l'a mérité.

 

Château d'Arc-en-Barrois (Haute-Marne). 1867-68.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Mémoires de Jacques du Clercq.

[2] Chronique de Monstrelet.

[3] Et quoniam quod. veneno extincta fuisset suspectus, mmulis procurantibus,. Jacobus Cordis, argentarius regis, habitus est (sicut revers de hoc a pluribus erederetur immanis), etc. (Caput XXIII, Lib. quintes, t. I, 312.)

[4] Duclos, l'historien de Louis XI, se borne à rappeler les soupçons qui s'attachèrent au Dauphin, sans se prononcer. Le peu d'union qu'il y avait entre le roi et le Dauphin fut cause que celui-ci fut soupçonné d'avoir fait empoisonner Agnès Sorel, qui mourut cette année regrettée du roi, de la cour et du peuple. (Histoire de Louis XI, p. 75.)

[5] Henri Martin, Histoire de France, t. VI, p. 413.

[6] Michelet, Histoire de France, t. V, p. 375.

[7] A. Cohen, Chinon et Agnès Sorel, p. 246, 216. (Paris, 1816, 1 vol. in-8°.)

[8] Il est clair que le narrateur confond ici les temps, et place à l'époque de la faveur d'Agnès, ce qui n'exista qu'après sa mort, sous madame de Villequier.

[9] Æneas Sylvius Piccolomini (Pie II). Commentarii rerum, etc.

Jean Bouchet, auteur des Annales d'Aquitaine, raconte que Louis étant à Chinon s'emporta contre Agnès Sorel jusqu'à la frapper au visage, jusqu'à lui donner un soufflet. Bouchet, copié depuis par cent autres, se réfère à Gaguin, où je n'ai jamais pu trouver rien de semblable. (Vallet de Viriville, Agnès Sorel, Revue de Paris, 15 octobre 1855, p. 271.)

[10] Chronique de Monstrelet.

[11] Chapitre précédent

[12] Chronique martinienne.

[13] Elle était dans un état de grossesse très-avancé, et elle avait à supporter les fatigues d'un long voyage dans l'époque la plus dure de l'année.

[14] Jean Chartier, Chronique de Charles VII, t. II, p. 181.

[15] Berry ne parle pas de cet épisode ; mais Berry est aussi judicieux qu'honnête, et il écrit pendant la faveur d'Antoinette de Maignelais.

[16] Comme il se trouva grant et roi couronné, d'entrée ne pensa qu'aux vengeances, niais tort luy en vint le dommage, et quand la repentance. Et répara cette folie et cette erreur, en regagnant ceux auquels il faisoit tort. (Philippe de Comines, liv. II, chap. X, édit. Petitot, Mémoires relatifs à l'Histoire de France, 405.)

[17] Mss. de l'abbé Le Grand. Louis XI ne fut sacré que le 18 août 1461, le duc de Sommerset était arrêté le 2.

[18] Biographie Didot, articles Cousinot, Chevalier et de Brézé,

[19] Pierre Clément, Jacques Cœur et Charles VII, 339, 340.

[20] Tel est le récit de Gaguin, chroniqueur et conseiller du roi, qui intitule ce chapitre : Piété de Louis envers Agnès.

Plus tard, les chanoines de Loches renouvelèrent cette demande. En 1772 ils s'adressèrent au ministre secrétaire d'État La Vrillière, qui eut la malice de remettre leur pétition au roi avec une note historique qui résumait assez bien la question. Louis XV répondit par ces mots : Néant, laisser le tombeau où il est. Mais en 1777, sous Louis XVI, à qui l'on pouvait aisément supposer d'autres façons de voir, les chanoines revinrent à la charge et obtinrent enfin que le mausolée fût déplacé : il fut transporté du chœur dans la nef. Un procès-verbal détaillé de cette translation a été conservé. (Vallet de Viriville. Agnès Sorel, Revue de Paris, 15 octobre 1855. — Le Roux de Lincy, Les Femmes célèbres de l'ancienne France, p. 645.)

[21] Bibliothèque de l'École des chartes, 16e vol., p. 8.

[22] Valant environ quatre millions de notre monnaie.

[23] Biographie Didot, article Jacques de Brézé.

[24] Vallet de Viriville, Agnès Sorel, Revue de Paris, 15 octobre 1855.