Un soir, en revenant de Saint-Leu Taverny, où la Reine Hortense avait donné un grand dîner en l'honneur des souverains étrangers, Joséphine éprouva un malaise général et son médecin ordinaire, le docteur Horeau, appelé aussitôt, crut devoir prendre quelques précautions et ordonna une légère dose d'émétique. Soulagée, elle reprit ses habitudes ordinaires, mais il était facile de s'apercevoir qu'elle souffrait. Le surlendemain, ne se sentant pas mieux, et appréhendant sa fin, elle pensa à assurer l'exécution de ses dernières volontés, en faisant un testament. A ce sujet, elle écrivit à l'Empereur : La dernière fois que vous daignâtes venir à la Malmaison, Sire, je voulus vous parler du désir que j'avais de faire un testament ; ce qui assurerait un sort aux personnes que j'aime ; et auxquelles je dois de la reconnaissance, pour le zèle qu'elles apportent à mon service. Placées sous votre Auguste protection, j'aurais la certitude de voir mes dernières intentions remplies ; et je n'aurais plus l'inquiétude de quitter la vie, sans achever le bien que je veux faire. Vous n'avez pas voulu, Sire, me laisser achever cette conversation. Votre attachement pour moi vous la faisait trouver pénible ; mais la réflexion vous aura prouvé que j'ai raison de vouloir tout régler, pendant que ma santé est assez bonne, pour que cette mesure n'ait rien d'affligeant pour ma famille. Qui sait si une mort prompte ne m'enlèvera pas à sa tendresse ? Quand même une maladie longue me donnerait le temps de songer à cet acte important, aurai-je la possibilité de vous consulter ? Voudrais-je quand la mort sera près, m'occuper de ce qui alors sera mêlé de tant d'amertume ? En aurais-je la force ? Sire, c'est maintenant qu'il faut que tout soit arrêté ; afin que je sois tranquille, jusqu'à la fin d'une carrière, heureuse grâce à vous. Je vais donc incessamment vous envoyer le brouillon de ce papier ; vous voudrez bien, Sire, mettre vos observations, ou vos ordres en marge. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'ils seront sacrés pour moi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Aujourd'hui, comme il y a quinze ans, je suis votre meilleure amie. JOSÉPHINE. Mais la rapidité de la maladie ne lui laissa pas le temps de rédiger les dispositions que lui dictait son âme généreuse et elle mourut sans testament. Le 10 mai, l'Empereur Alexandre est en visite à la Malmaison. Il reste à diner. Quoique fatiguée, Joséphine veut rester au salon. On fait une partie de barres après le dîner sur la belle pelouse qui est devant le château, à laquelle elle ne peut prendre part. Le matin suivant, elle veut faire sa promenade accoutumée et se trouve mal. On doit la ramener dans sa chambre, dans un état de faiblesse alarmant. La journée est mauvaise. Elle a plusieurs évanouissements. La nuit est encore plus mauvaise, une sorte de délire s'est emparée d'elle. L'inquiétude est générale. Le 24 mai, elle éprouve au réveil un fort mal de gorge. Le Roi de Prusse et l'Empereur Alexandre étaient attendus ce jour-la à dîner. Estimant son état grave, le docteur Horeau essaie de la dissuader de quitter le lit. Mme d'Aberg appuie cette demande, mais tout est inutile. Elle a besoin de causer avec le Czar. Elle se lève, se fait habiller comme à l'ordinaire, et descend au-devant des Souverains étrangers pour leur faire les honneurs[1]. Elle se met à table, participe au repas et après le diner assiste au salon aux amusements, mais bientôt ses maux augmentent. Elle est forcée de se retirer, laissant à la Reine Hortense le soin de la remplacer. Dès ce moment, la maladie prend un caractère extrêmement sérieux. Le 26, au matin, une consultation a lieu entre les docteurs Horeau, Bourdois et Lasserre, qui conviennent du traitement à suivre. Le soir, effrayé de l'aggravation du mal, on envoie chercher le médecin de Rueil, le docteur Horeau étant parti pour Paris. Il juge nécessaire d'appliquer immédiatement vingt-cinq sangsues derrière le cou et entre les deux épaules mais n'ose faire cette application en l'absence du médecin ordinaire de Sa Majesté. Le docteur Horeau, qu'on avait envoyé chercher à Paris, ne tarde pas à arriver. Il fait poser un vésicatoire entre les deux épaules et des sinapismes aux pieds, mais le mal continue de faire de rapides progrès. Dans la nuit du 27 au 28, elle a un sommeil léthargique qui dure cinq heures. A dix heures du matin, arrive le docteur Bourdois. Il juge, avec le docteur Horeau, qu'il n'y a plus de ressources. Il croit devoir prévenir la Reine Hortense et le Vice-Roi, qui, effrayés de la promptitude des ravages qui s'opèrent sur ce visage adoré, qu'ils contemplent avec un effroi toujours croissant, la font préparer à recevoir les sacrements et envoient chercher le curé de Rueil, pour l'administrer. Il n'était pas chez lui, ce fut le Gouverneur des jeunes princes de Hollande, qui était prêtre, qui la confessa. Elle répondit avec beaucoup de peine, sa langue devenant de plus en plus embarrassée ; mais sa figure avait conservé son calme et sa bonté. L'Empereur Alexandre arrive à la Malmaison. A sa vue, Joséphine semble se trouver mieux. Elle le regarde avec gratitude. Le prince Eugène, à genoux près du lit, ainsi que la Reine Hortense, reçoivent la bénédiction de leur mère. Les sanglots exprimaient leur douleur. Au moins, dit Joséphine, d'une voix expirante, je mourrai regrettée ; j'ai toujours désiré le bonheur de la France ; j'ai fait tout ce qui a été en mon pouvoir pour y contribuer ; et je puis vous dire avec vérité, à vous qui êtes présents à mes derniers moments, que la première femme de Napoléon n'a jamais fait verser une larme ! Puis elle entre dans le coma : Ile d'Elbe... Napoléon ! Ce furent les dernières paroles qu'elle prononça. Le lendemain, 29 mai 1814, à onze heures et demie, tous ses maux étaient finis ! et ceux de sa famille sans remède ni consolation ! Deux jours après sa mort, son corps fut embaumé par M. Béchard, en présence du docteur Horeau, puis placé dans un cercueil de plomb, renfermé dans un étui d'acajou, portant une plaque d'argent doré, sans aucune inscription et exposé jusqu'au jour de l'inhumation, le 2 juillet, dans le grand vestibule du Palais, drapé de noir, sans chiffre ni écusson. Plus de vingt mille personnes défilèrent devant le lit de parade, beaucoup sanglotaient, d'autres priaient en s'agenouillant. Ensuite, ils visitaient ces berceaux de fleurs que Joséphine avait plantés, ces champs qu'elle avait arrosés de ses mains délicates. Partout on admirait son ouvrage, et, l'on semblait chercher ce qui pouvait ajouter aux regrets que chacun éprouvait. Les vieillards gémissaient en pensant qu'ils perdaient les pensions qui leur procuraient quelques petites douceurs ; les mères versaient des larmes en songeant aux fils que la bienfaisance de Joséphine leur avait rendus, soit en les rachetant de souscription, soit en les faisant réformer, soit en en obtenant un congé. On s'abordait sans se connaître pour se raconter mutuellement ce qui honorait la mémoire de Joséphine. Le lent tintement des cloches de toutes les paroisses environnantes appelait les fidèles à aller aux pieds des autels déposer l'hommage de leur juste reconnaissance. A midi, le 2 juillet, les funérailles eurent lieu avec la plus grande pompe, dans la modeste et petite église de Rueil, paroisse de Malmaison. Les coins du drap mortuaire étaient portés par le GrandDuc de Bade (épQux de la Grande-Duchesse Stéphanie de Beauharnais, nièce de l'Impératrice), le Marquis de Beauharnais, ancien ambassadeur, beau-frère de Sa Majesté ; le comte de Tascher, son neveu, et le comte de Beauharnais, chevalier d'honneur de Marie-Louise. Le cortège sortit par la grille d'entrée du château, et suivit la grande route jusqu'à Rueil. Le général Sacken, représentant l'Empereur de Russie, et l'adjudant général du Roi de Prusse, remplaçant son souverain, suivaient à pied le convoi, ainsi qu'un grand nombre de princes étrangers, de maréchaux, de généraux et d'officiers français. Les bannières des différentes confréries de la paroisse, et vingt jeunes filles vêtues de blanc, chantant des cantiques, faisaient partie du cortège, dont la haie était formée par des hussards russes et des gardes nationaux. Deux mille pauvres, de tout âge, fermaient la marche. M. de Barral, archevêque de Tours, le premier aumônier de l'Impératrice[2], assisté des évêques d'Evreux et de Versailles, célébrèrent la messe. Après l'Evangile, il prononça une courte mais touchante oraison. Le cercueil fut ensuite déposé, provisoirement, dans une partie du cimetière où se trouvaient les corps des cent trois personnes qui avaient été écrasées dans la Rue Royale, en revenant du feu d'artifice, tiré sur la place Louis XV, à l'occasion du mariage de Louis XVI avec Marie-Antoinette. En arrivant au cimetière, la Reine Hortense, qui était constamment restée dans une des chapelles de l'Eglise de Rueil, se précipita sur la tombe de sa mère où elle demeura quelque temps comme absorbée. On fut obligé de l'arracher à ce funeste lieu. La cérémonie était terminée à cinq heures du soir. ***Ses enfants lui élevèrent un magnifique tombeau en marbre blanc, que l'on doit au talent supérieur du sculpteur Cartelier et qui a été placé dans une chapelle de l'église de Rueil. Ils n'obtinrent la permission de transférer les restes de l'Impératrice que le 29 mai 1825. Le monument, fort beau, représente Sa Majesté en costume impérial, à genoux. Elle semble prier pour la France. Ces seuls noms y sont gravés : À JOSÉPHINE EUGÈNE et HORTENSE. ***A droite, dans une chapelle latérale, reposent les restes de la Reine Hortense, à côté de celle de sa mère. L'ordonnance du tombeau est à peu près la même que celle de Joséphine. Tout en marbre blanc des Pyrénées, il se compose d'une arcade, dans le style gréco-romain, supportée par deux colonnes corinthiennes, hautes de 2 m. 90, élevées sur un piédestal de 1 m. 65, orné de guirlandes et de couronnes. L'arcade, haute de 3 m. 45 et large de 1 m. 70, entoure et protège une statue de la Reine, qui porte le diadème royal. Le front est ceint d'un long voile qui l'enveloppe de ses plis. Elle est représentée à genoux, dans l'attitude de la prière, les yeux levés vers le ci el. Un ange qui semble se détacher du fond du monument lui tend les bras. Sur le piédestal on lit cette simple inscription gravée en creux et en lettres dorées : À LA REINE HORTENSE SON FILS NAPOLÉON III Ce monument fut inauguré par l'Empereur Napoléon III et l'Impératrice Eugénie, le 27 juin 1858. Sur la face antérieure on lit : Hortense-Eugène de Beauharnais, duchesse de Saint-Leu, reine de Hollande, née à Paris le 10 avril 1783, fille du premier lit de Marie-Rose-Joséphine de Tascher de La Pagerie, impératrice des Français, et du vicomte Alexandre de Beauharnais, belle-fille de Napoléon Ier, empereur des Français, mariée à Paris le 3 janvier 1802, à Louis-Napoléon, roi de Hollande ; décédée en son château d'Arenenberg, le 5 octobre 1837. ***En attendant qu'Hortense et Eugène puissent écrire, de Caulaincourt a instruit l'Empereur, à Porto-Ferrajo, de la mort de Joséphine : 2 juin 1814. Sire, l'Impératrice Joséphine, à peine malade, vient d'être enlevée en peu d'heures par une fièvre putride. Le Vice-Roi et la Reine en instruiront directement Votre Majesté. J'ai eu l'honneur de la voir plusieurs fois et même dans ses derniers moments. Ses derniers vœux ont été pour Votre Majesté, dont elle m'a souvent parlé avec tous les sentiments d'un cœur que le malheur n'avait point changé. C'est un deuil général et particulièrement pour ceux qui, ayant eu l'honneur d'approcher Sa Majesté, ont été à même d'apprécier si souvent sa touchante bonté. Je suis, de Votre Majesté, etc. Très affligé par cette triste nouvelle, l'empereur s'est enfermé dans son intérieur et pendant plusieurs jours ne vit que le grand Maréchal Bertrand. L'aigle est en cage, mais il fait toujours peur à l'Europe. Dans un congrès tenu à Vienne, il est question de le transporter hors d'Europe. L'Angleterre propose Sainte-Hélène. L'Empereur qui a des émissaires partout ne tarde pas à le savoir. Les puissances ne devant pas observer vis-à-vis de lui la teneur du traité de Fontainebleau, il n'a plus aucun ménagement à garder et sa décision est bientôt prise. Il fait venir à Porto-Ferrajo les trois cents Corses, Piémontais ou Toscans cantonnés dans l'intérieur de l'île, ainsi que les lanciers polonais dont les chevaux avaient été laissés dans les pâturages de Pianosa et les hommes de la vieille garde mis à sa disposition par Drouot. Tous ces hommes ignorent l'entreprise projetée. Le 23 février, l'Empereur prévient les navires qui étaient en rade à se tenir prêts à appareiller. La destination est inconnue. Onze cents hommes, montés sur de frêles esquifs, à peine armés, le brick L'Inconstant, la goélette La Caroline, la felouque L'Étoile, l'aviso La Mouche, et trois autres petits bateaux frétés à Rio, en tout sept bâtiments, vont essayer de reconquérir un empire de trente millions d'habitants et, chose extraordinaire, cette poignée d'hommes réussira là où il aurait fallu une grande et puissante armée. L'Empereur, avec son Etat-Major, sa suite et 600 hommes de troupe, montent sur L'Inconstant (26 canons), portant le pavillon blanc parsemé d'abeilles d'or. On appareille dans la nuit du 24 au 25 février. Une croisière anglaise surveillait l'ile d'Elbe, néanmoins on parvient à se glisser entre les vaisseaux de la flotte anglaise qui, vers neuf heures du matin, héla l'un des bâtiments, ne se doutant guère que l'Empereur était alors sur l'un d'eux. Le 27 février, on se trouve bord à bord avec le brick de guerre français Le Zéphyr, commandé par le lieutenant de vaisseau Andrieux, qui, prenant son porte-voix, salue le capitaine Taillade, commandant L'Inconstant, et engage la conversation suivante : — Où allez-vous ? — A Gênes, répond Taillade ; et vous ? — A Livourne. — Et comment se porte l'Empereur ? — Parfaitement. — Tant mieux ! et par trois fois Andrieux de répéter : Bon voyage ! Le premier mars on arrive dans la baie de Cannes. Avec de grandes précautions et un ensemble admirable, le débarquement s'exécute sur la plage du golfe Juan, à cinq heures du soir. Le 6, il est à Grenoble, le 20 à Paris, acclamé partout, aux cris de Vive l'Empereur. Louis XVIII qui s'attendait à le voir ramené à Paris dans une cage de fer s'est enfui en hâte la veille, se rendant en Belgique et emportant avec lui les diamants de la couronne. Le peuple est massé dans la Cour des Tuileries et la place du Carrousel. Comme aux soirs des grandes fêtes, tous les lustres sont allumés à l'intérieur. Précédés par des cavaliers, sabres au clair, il arrive en chaise de poste. On s'empresse autour, l'Empereur est tiré et porté jusqu'au péristyle de l'escalier de ses appartements. Il entre dans son cabinet et y retrouve la reine Hortense, toute vêtue de noir. Elle porte le deuil de Joséphine. Lit aussi, sont Cambacérès, l'ex-archichancelier, les Ducs de Bassano, de Rovigo, de Gaëte, de Plaisance, Daru, Decrès, Lavalette, Caulaincourt, Ségur. Le lendemain, la Cour Impériale reprenait son train habituel, comme si rien n'était survenu. Son premier soin est de faire mander Corvisart et dès qu'il est introduit, il lui dit : Vous avez donc laissé mourir ma pauvre Joséphine. Il le questionne longuement sur les symptômes de la maladie, sa durée, les derniers moments de la mourante. Il veut savoir si elle a été brave, quelles ont été ses dernières paroles. A-t-elle parlé de moi ? — Oui, Sire, elle aurait voulu vous rejoindre en exil. — Quoique je ne sois plus femme, je partirais demain pour l'île d'Elbe si je ne craignais de lui causer quelque désagrément. C'est surtout dans ce moment qu'il est presque généralement abandonné qu'il me serait doux d'être auprès de lui, pour l'aider à supporter l'ennui du séjour de l'île d'Elbe et pour prendre la moitié de ses chagrins. Et très ému, Bonaparte de dire : — Bonne femme ! Bonne Joséphine ! Elle m'aimait vraiment ! Quelques jours plus tard, il se rend à la Malmaison, en compagnie d'Hortense. Avec elle il se promène dans les allées solitaires, au milieu des frondaisons frissonnantes, visite la roseraie, revoit toutes choses, les souvenirs des jours heureux, pénètre dans le château qui garde l'empreinte ineffaçable de la morte. Puis, seul, il monte dans la chambre de Joséphine où il demeure longtemps et pleure. C'est là qu'il avait passé les ultimes minutes de son bonheur sur la terre et, peut-être, avait-il déjà conscience de l'atroce tragédie dans laquelle allait sombrer définitivement sa vie. Avant de retourner à Paris, il va se recueillir, à Rueil, sur la tombe de la morte, dans le petit cimetière désert et triste, et pleure abondamment. ***Le retour de Napoléon a provoqué une septième coalition. La Russie, l'Autriche, la Prusse et l'Angleterre reprennent les armes contre la France, formant une ligue qui, sous la Restauration, prit le titre de Sainte Alliance. En juin 1815, une armée russe et une armée autrichienne s'avancent en Allemagne pour envahir la France par l'est. Une armée anglaise et une armée prussienne se réunissent en Belgique pour l'envahir par le nord. L'Empereur entre en campagne en Belgique. Le 16 juin, il gagne la bataille de Ligny sur les Prussiens. Le 18 juin, c'est Waterloo ! L'aigle est frappé à mort. Napoléon a cherché la mort au milieu de ses vieux grognards, mais la mort n'a pas voulu de lui. Le dernier carré de la garde impériale a multiplié les prodiges de valeur. Sur son cheval blanc, il a quitté le champ de bataille, couvert de morts et de blessés. Il est définitivement vaincu. Il se rend à la Malmaison où il arrive le 24 pour s'enfermer dans son cabinet de travail où Hortense va bientôt le rejoindre. Sa mère aussi, mais il oblige cette dernière à partir avec Jérôme, afin d'assurer sa sécurité. Là, tandis que les Alliés marchent sur Paris, il attend le sort que lui réserve les Alliés vainqueurs. Là, va finir sa prestigieuse carrière et là, pendant cinq longs jours, une éternité pour l'aigle vaincu, entouré des souvenirs les plus chers, il va connaître l'amertume de l'impuissance, subir avec rage toutes les trahisons, tous les parjures, en errant dans le parc à la recherche de l'image de sa Joséphine bien-aimée, de cette femme qui avait emporté avec elle, en descendant du trône, son bonheur et sa fortune ! Une seconde fois il abdique : Ma vie politique est terminée, je proclame mon fils, sous le nom de Napoléon II, Empereur des Français. Le 23 juin, la Chambre des Représentants, sur l'initiative de Boulay de la Meurthe et de Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, acclamait le nouvel empereur, mais Fouché, le Président de la Commission du Gouvernement, négocie avec Wellington le retour des Bourbons. Quinze jours plus tard Louis XVIII rentrait à Paris. ***Le 29 juin, Napoléon a fait ses adieux à Hortense et se rend à Rochefort, à bord du vaisseau anglais Le Bellérophon, demandant asile à l'Angleterre. Le grand conquérant, celui qui avait fait trembler l'Europe et dont tous les rois et les princes avaient été à ses pieds, était abandonné de tous. Il écrit au Régent d'Angleterre : Altesse Royale, En butte aux factions qui divisent mon pays et à l'inimitié des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique et je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au. foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse. Royale, comme du peuple le plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis. NAPOLÉON. Le Gouvernement Britannique le fait traiter en prisonnier de guerre. Il est transféré sur Le Northumberland, en rade de Plymouth et transporté sur le rocher de Sainte-Hélène, où le lion désonglé allait mourir après six années d'exil, le 5 mai 1821. ***La personne de Napoléon portait ombrage à la paix de l'Europe, et puisque la mort, qu'il avait cherché à Waterloo, n'avait pas voulu de lui, Talleyrand, le traître, pensa à le faire disparaître. Il chargea de cette triste besogne, un ancien officier royaliste, un aventurier sans scrupules, le nommé Maubreuil, à qui il promit une forte récompense. Maubreuil partit pour Fontainebleau, mais en route il croisa la calèche de la Reine de Westphalie qui cherchait la sécurité dans la fuite, emportant bijoux et fortune. L'occasion était trop belle, il se contenta de piller les bagages, d'emporter les bijoux et de disparaître. Blücher, de son côté, avait eu la même intention. Avant le retour de Napoléon à Fontainebleau, il envoya un détachement lui barrer la route, avec ordre de le tuer, mais la destinée voulait que l'Empereur ne mourût pas ainsi. Il était déjà passé. Un sort plus cruel était réservé au fugitif. ***Un jour, à Sainte-Hélène, on communiqua à l'Empereur .un journal anglais qui affirmait que Napoléon avait caché, avant de quitter la France, un immense trésor. Il bondit et dicta immédiatement ces mémorables sentences : Les trésors de Napoléon ? Ils sont immenses en effet, mais non cachés : les ports d'Anvers et de Flushing, où il y a de la place pour les plus grandes flottes du monde, ports qui sont accessibles même l'hiver ; les travaux d'abduction d'eau à Dunkerque, Le Havre et Nice ; les docks de Cherbourg ; le port de Venise ; les routes d'Anvers à Amsterdam, de Mayence à Metz et de Bordeaux à Bayonne ; les passages sur le Simplon, le Mont-Cenis, la Corniche et le Mont Genève qui ouvrent les Alpes dans quatre directions et qui dépassent toutes les constructions des Romains ; les routes des Pyrénées aux Alpes, de Parme à la Spezia, de Savone au Piémont ; les ponts sur la Seine, sur la Loire et à Lyon ; le canal du Rhô-ne au Rhin et le dessèchement des Marais Pontins ; le rétablissement de l'Eglise détruite par la Révolution ; les nouvelles industries, le nouveau Louvre ; les entrepôts, les rues, la distribution de l'eau à Paris, les quais de la Seine ; la restauration des métiers à Lyon ; plus de quatre cents fabriques à sucre ; la réparation et l'embellissement des palais royaux au prix de cinquante millions et le renouvellement de leurs meubles à la charge personnelle de Napoléon, au prix de soixante millions ; le rachat du seul diamant restant des joyaux de la couronne, le Régent, qui avait été engagé chez les juifs de Berlin, pour trois millions ; le Musée Napoléon, dont toutes les œuvres d'art ont été achetées ou obtenues par les traités de paix : plusieurs millions alloués à l'agriculture et à l'amélioration de la race chevaline. Ce sont les trésors de Napoléon, totalisant une dépense de plusieurs milliards et qui survivront dans les siècles à venir ! Ce sont là des monuments qui défient la calomnie. De plus, l'histoire rapportera que tout cela a été fait durant une époque de guerres et sans avoir recours aux emprunts. Sentant venir sa mort, il dicta cette lettre — la date étant laissée en blanc — à Montholon, avec mandat de la signer après sa mort et de l'envoyer au Gouverneur de l'île : Monsieur le Gouverneur, L'Empereur Napoléon est mort le ..... après une longue et douloureuse maladie. J'ai l'honneur de vous en informer. Veuillez me faire connaître les arrangements qui ont été arrêtés par votre Gouvernement pour le transfert de son corps en Europe et aussi ceux relatifs aux membres de sa suite. Le 5 mai, à l'aube, les postes de télégraphie optique, chargés de signaler au gouverneur anglais tous les mouvements de la petite colonie française, transmettaient ces mots émouvants : Le général Bonaparte — on lui avait retiré le titre d'Empereur — est en péril imminent de mort. L'après-midi tous les Français de l'île se trouvaient rassemblés autour du maréchal Bertrand, attendant l'instant fatal. A sept heures du soir, le capitaine Crokatt, de l'Etat-major du Gouverneur, se présenta, porteur d'un message pour le Commissaire, à Sainte-Hélène, du Roi de France. Comme on l'introduisait une voix basse souffla à son oreille : — Napoléon n'est plus ! Ses derniers mots furent : France !... Armée... tête d'armée... Joséphine ! ***Avant de mourir, l'Empereur avait chargé le fidèle Bertrand de remettre à son fils, le Roi de Rome, ses ordres, son épée d'Austerlitz, ses pistolets, son nécessaire d'or qui lui avait servi à Friedland, ses éperons, son mobilier de soldat, ses livres, les vases sacrés de la chapelle de Longwood. Son testament spécifie : Je lègue à mon fils les boîtes, ordres et autres objets tels qu'argenterie, lit de camp, armes, selles, éperons, vases de chapelle, livres, linge qui a servi à mon usage, conformément à l'état annexé. Je désire que ce faible legs lui soit cher comme lui retraçant le souvenir d'un père dont l'univers l'entretiendra. Ce testament ne put recevoir son exécution intégrale, Metternich ne voulut pas que ces reliques fussent remises au petit roi. D'autre part, Napoléon avait légué certaines sommes à Bertrand, Montholon et Marchand. Pour exécuter les dernières volontés de l'Empereur, Napoléon III fit voter par les Chambres un crédit de 8 millions, sur lesquels les descendants de Bertrand touchèrent 523.000 francs[3]. De retour de Sainte-Hélène, le maréchal Bertrand vivait dans sa propriété de Châteauroux. Louis XVIII lui avait même rendu son grade dans l'armée, mais l'ancien grand maréchal des Tuileries et de Longwood avait une trop haute conscience de la dignité de son rôle dans le malheur impérial pour faire figure à la cour du nouveau roi. Avec tact, il demeura l'homme de son époque et du souverain qui l'avait grandi. Après la révolution de 1830, Bertrand accepta un moment d'être rappelé à l'activité et de commander l'Ecole Polytechnique où on avait pris le second de ses fils, Henri. Il dut se démettre peu après de ce commandement, ayant été envoyé à la Chambre des députés par l'arrondissement de Châteauroux. Il siégea parmi les libéraux, mais il n'était ni un homme public, ni un orateur. Il démissionna et se rendit à la Martinique sur une petite propriété qu'il possédait dans le sud de l'île et qui porte encore son nom : Saline Bertrand. Après tout ce fracas de gloire, il y vécut paisiblement et modestement, méditant sur la vanité des choses humaines. Un jour qu'il rendait visite à son voisin, M. Brière de l'Isle, habitant la Frégate, étant venu à pied, dans un accoutrement des plus simples, il inspira si peu confiance que la négresse qui le reçut fit tout d'abord des réticences. Enfin elle alla annoncer à son maître un marche-à-terre. C'est ainsi qu'on appelait les colporteurs qui sillonnaient la campagne avec leur camelote. Moins favorisés que les commerçants des villes, ils allaient toujours à pied, tandis que les autres se faisaient porter en hamac. En 1840, quand le transfert des cendres de l'Empereur fut voté par les Chambres, Bertrand fut désigné pour accompagner le prince de Joinville, avec le général Gourgaud et Las Cases. Les survivants de la petite cour de la captivité s'embarquèrent à Toulon, le 17 juillet, sur la Belle Poule, afin de remplir leur mission historique. A son retour, il rejoignit son ermitage de l'Indre où il mourut en 1844, après un voyage triomphal aux Etats-Unis d'Amérique. Il repose aux Invalides, à côté de l'Empereur. Il est juste que tant de fidélité soit unie à tant de gloire ! ***Les aigles et les abeilles sont fanées, la pourpre décolorée. De toutes les reines, de toutes ces princesses, ces duchesses et ces comtesses créées par l'Empereur et qui furent acclamées par des peuples en délire, sous le faste byzantin des diadèmes, des diamants et des perles et dans les miracles de couleurs et l'apothéose des fleurs, seule, Désirée Clary, l'épouse du général Bernadotte, roi de Suède, mourut sur le trône. Hortense, reine de Hollande, mourut en exil au château d'Arnenberg, en Suisse ; Caroline Bonaparte, épouse du général Murat, reine de Naples, vit exécuter son mari ; Marie-Charlotte de Faudoas, duchesse de Rovigo suivit dans l'exil son mari proscrit et traqué ; Louise-Antoinette de Guéheneuc, duchesse de Montebello, épouse du maréchal Lannes, perdit son mari tué par un boulet ; Adèle Auguié, princesse de la Moskowa, épouse du maréchal Ney, vit son mari fusillé ; Eglé Auguié, la comtesse de Broc, mourut noyée dans la cascade de Grésy ; Emilie de Beauharnais, épouse du général de Lavalette, après avoir sauvé son mari de prison, devint folle ; Laure Permont, l'épouse du général Junot, duchesse d'Abrantès, vit son mari se suicider. ***Il y a trois ans, M. Ernest d'Hauterive, délégué par la Société des amis de Sainte-Hélène, entreprit, avec l'aide de M. Marcel Gogois, architecte, la restauration de la maison de Longwood. Les meubles qui la garnissaient du vivant de l'Empereur furent rachetés et des tentures identiques aux anciennes, posées au mur. L'inauguration de cette maison restaurée, dans laquelle Napoléon passa les dernières années de son existence, a eu lieu récemment, sous la présidence de M. Marcel, colonel aux chasseurs d'Afrique, fervent bonapartiste. Nous avons aujourd'hui la reconstitution exacte du décor dans lequel mourut l'illustre proscrit. ***Le portrait de Napoléon est dessiné et sculpté en abondance sur nos monuments, celui de Joséphine restera toujours gravé dans le cœur des Français[4]. Elle a été intimement liée à la jeunesse de l'Empereur, à ses ambitions, à ses succès, à son élévation et à sa gloire. Quoi qu'on puisse écrire ou essayer de prouver, sa mémoire restera éternellement un bienfait pour le commun des mortels et je ne saurai mieux terminer qu'en rappelant la phrase de Mme de Champcenetz[5], à sa sortie d'une réception aux Tuileries : Je sortis de chez elle, l'âme et l'esprit fanatisés des charmes de sa personne et de la bonté de son cœur. Je ne voyais plus en elle qu'un ange céleste qui errait sur terre pour le bonheur de l'humanité. Fort-de-France. Martinique. Décembre 1933. Paris, avril 1934. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] C'est à ce moment que l'officier anglais, Williams, devenu général, qu'elle avait connu à la Martinique et fait avec lui l'excursion du Mont Pelée, demanda à être reçu, mais il ne put présenter ses hommages à l'Impératrice.
[2] Il avait été succédé auprès de l'Impératrice par le prince Ferdinand-Maximilien de Rohan, frère cadet du cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg, quatrième fils de Hercule Meriader de Rohan, duc de Montbazon, prince de Guéménée et de Louise-Gabrielle de Rohan-Soubise.
[3] Albéric Cahuet, Le retour de Sainte-Hélène.
[4] Sa statue a été arrachée de l'avenue qui jadis portait son nom et aboutissait à l'arc de triomphe de l'Etoile. C'est aujourd'hui l'avenue Marceau. L'avenue Hoche s'appelait jadis l'avenue de la reine Hortense et le boulevard Voltaire, boulevard du prince Eugène. La statue de ce dernier a aussi disparu.
[5] Née Wilhemine de Neuchirchen de Nivenheim, elle épousa en premières noces Louis de Brancas, duc de Villais, et en secondes noces le marquis de Champcenetz.