Le premier soin de l'Empereur est de nommer les nouveaux dignitaires de la couronne. Cambacérès devient archichancelier, Lebrun archi-trésorier, Murat grand amiral, son frère Joseph grand électeur et Louis connétable, avec le titre de princes. Et, afin de payer un noble tribut à l'armée, il crée dix-huit places de maréchaux pour ses anciens compagnons d'arme — Augereau, Berthier, Bernadotte, Brune, Bessière, Davoust, Masséna, Jourdan, Lannes, Lefebvre, Kellermann, Mortier, Murat, Moncey, Ney, Pérignon, Serrurier, Soult — ces braves compagnons dont plusieurs ont été dans leur jeunesse des garçons de ferme ou d'écurie, des boulangers ou des domestiques[1], vont échanger leurs uniformes de campagne contre des habits dorés et chamarrés, porter des souliers à boucles d'argent, des culottes et des bas de soie, des colifichets de dentelle et recevoir des traitements princiers. Napoléon, pour sa part, va toucher vingt-cinq millions par an[2], lui qui jadis vivait avec quatre-vingt-dix francs par mois, dont la chambre coûtait vingt francs et chaque repas un franc cinquante ! Plus tard, Napoléon disait à ceux qui pensaient lui reprocher son origine : J'ai trouvé la couronne de France par terre, je l'ai ramassée avec la pointe de mon épée ! Pour devenir l'égal des autres rois, il fallait au nouveau César la consécration religieuse. Il avait préparé le terrain en signant le Concordat avec le Saint-Siège. Il envoie à Rome le cardinal Fesch pour décider Sa Sainteté, le Pape Pie VII, à venir à Paris. Il y avait là de la part de l'Empereur un acte de grande portée politique et social. Sacré à Notre-Dame par le successeur de Saint-Pierre il allait apparaître aux yeux des autres souverains de l'Europe l'Empereur légitime de la France et du même coup il écartait du trône les Bourbons. Le 15 novembre 1804, l'Empereur recevait le pape Pie VII à Fontainebleau. Afin de couper court aux difficultés protocolaires, il s'était rendu, comme par hasard et en habit de chasse, dans la forêt de Fontainebleau, à la Croix de Saint-Hérem, qui existe toujours, au-devant de Sa Sainteté. Le pape ayant consenti, de grands préparatifs sont faits pour la cérémonie qui est fixée au 11 frimaire, an XIII (2 décembre 1804). Joséphine n'ayant épousé que civilement Napoléon, un mariage religieux est obligatoire. Trois jours avant la date fixée pour le couronnement, S. E. le cardinal Fesch[3], archevêque de Lyon, Prélat des Gaules, grand aumônier de France, de retour de Rome, sur la demande formelle du pape, donne la bénédiction nuptiale aux époux, à minuit, dans la chapelle des Tuileries. Un très petit nombre de témoins assistent à cette cérémonie. Le lendemain, Joséphine écrit au pape, qui était installé à Fontainebleau : À SA SAINTETÉ PIE VII. Quelque habitude que la connaissance de notre religion ait donnée à Votre Sainteté des vissicitudes humaines, sans doute qu'elle ne voit pas sans étonnement une femme obscure, prête à recevoir de ses mains la première couronne de l'Europe. Dans un événement aussi extraordinaire, elle sent la main de Dieu, et la bénit, sans lui demander compte de ses desseins. Mais moi, Saint Père, je serais encore ingrate, même en la glorifiant, si je ne m'épanchais dans le sein paternel de celui qu'elle a choisi pour représenter sa Providence, si je ne lui confiais mes sentiments secrets. Le premier, celui qui domine les autres, est la conviction de ma faiblesse et de mon incapacité : par moi-même je suis peu, ou pour mieux dire, je ne vaux un peu que par l'homme extraordinaire auquel je suis unie. Ce retour sur moi-même, qui m'humilie quelquefois, parvient à m'encourager par un examen plus réfléchi. Je me dit que le bras, sous lequel tremble la terre, peut bien me soutenir et doit me fortifier. Mais que d'autres écueils environnent le poste élevé auquel il m'a fait monter ! Je ne parle pas de la corruption qui, parmi les grandeurs, atteint les âmes les plus saines. Je présume assez bien de la mienne pour ne pas la redouter. Mais de ce faite d'où les autres dignités doivent paraître misérables, comment distinguer les véritables misères ? Ah ! je sens pourtant qu'en devenant Impératrice des Français, j'en dois aussi devenir la mère ; toutefois, que serait-ce que les porter dans mon cœur, si je ne leur prouvais ma tendresse que par mes sentiments ? Ce sont des faits que les nations ont droit de demandera ceux qui les gouvernent, et Votre Sainteté, qui répond si bien à un respectueux amour de ses sujets par des actes continuels de justice et surtout de bienveillance, est mieux qu'aucun autre souverain capable de me démontrer, par son exemple, l'efficacité de cette doctrine. Puisse-t-elle donc, avec les onctions saintes qu'elle fera couler sur ma tête, non pas seulement me pénétrer de la vérité de ces préceptes, dont mon cœur est persuadé, mais me communiquer la facilité de les mettre en pratique ! Pour le couronnement, l'Empereur a commandé un carrosse tout doré, avec huit glaces qui la font translucide. L'impérial est chargé d'une lourde couronne que portent quatre aigles ; quatre figures allégoriques soutiennent le ciel ; aux frontons encore des aigles qu'enlacent des guirlandes. Des frises pleines avec des médaillons représentant les principaux départements de l'Empire, liés par un chaton de palmettes, décorent le corps de la caisse ; aux panneaux sont blasonnées les armes de l'Empire qui sont aussi celles de l'Empereur : d'azur à l'aigle d'or empiétant un foudre de même ; la couronne est un cercle d'or enrichi de pierreries, relevé de six fleurons d'où partent six demi-cercles rejoints à un globe cerclé et sommé d'une croix ; des aigles essorant occupent les intervalles des demi-cercles, trois ostensibles à la face externe ; le manteau sur lequel est posé l'écu est amarante, semé d'abeilles d'or, bordé d'un large galon de broderie, doublé d'hermine et ayant les courtines relevées par un galon plat, flottant et bordé d'abeilles. Les attributs de la souveraineté sont le sceptre, la main de justice et le collier de Grand Maître de la Légion d'Honneur qui ne feront pas partie des armoiries de l'Impératrice[4]. Aux sièges, aux marchepieds, aux roues, des emblèmes qu'accompagnent des guirlandes de fleurs, sculptés en bois. Les housses sont à fond d'or avec les armes impériales. L'intérieur est de velours blanc brodé d'or où l'on a prodigué les lauriers, les palmes, les abeilles et les lettres N ; les armes impériales sont brodées aux portières. Chaque portière revient à 8.000 francs et le coût total du carrosse est de 114.000 francs. Il a été acheté 140 chevaux, au prix moyen de 1.300 francs et 14 voitures pour les grands dignitaires. L'Eglise de Notre-Dame a été peinte à neuf à l'intérieur. On y a construit des tribunes et des galeries magnifiquement décorées. Le trône impérial, richement décoré de broderies et de crépines d'or avec l'N majuscule entourée des étoiles des seize cohortes de la légion, a été placé au bout de la nef, près du portail, sur une estrade très élevée afin que Leurs Majestés soient vues de partout. Le trône pontifical est dans le chœur, à côté du maître-autel. A dix heures du matin, le 2 décembre 1804, des salves de coups de canon annoncent la cérémonie. Le cortège part des Tuileries. Il fait sec et beau mais le vent est froid. Une foule énorme, évaluée à plus de cinq cent mille personnes, se presse dans les rues, sur le parcours que doit suivre le cortège, du Carrousel, par la rue Saint-Niçoise, la rue Saint-Honoré, la rue du Roule, le Pont-neuf, le quai des Orfèvres, la rue Saint-Louis la rue du Marché-Neuf, la rue du Cloître de Notre-Dame, à la cathédrale. En tête, à travers une double haie de fantassins, d'abord le maréchal Murat, gouverneur de Paris, et son Etat-Major, puis quatre escadrons de carabiniers, quatre de cuirassiers et les chasseurs de la Garde entremêlés de mameluks. Puis quatre hérauts d'armes, à cheval, en dalmatique de velours violet, brodé d'aigles d'or, les maîtres de cérémonies, les grands officiers de l'Empire, les ministres, le grand officier de la Couronne, les dignitaires, les princesses, le tout dans onze berlines, derrière lesquelles sont trois laquais à la livrée de l'Empereur. Un vide. Le pape apparaît — Barnabé Chiaramonti : Pie VII — dans une voiture traînée par huit chevaux blancs, recouverts de drap d'or, menés à deux rênes de soie et d'or par des Mameluks vêtus eux-mêmes avec la plus grande magnificence. Il est seul au fond, deux cardinaux vis-à-vis. La voiture est précédée, suivant le cérémonial des grandes fêtes, de son grand camérier, monté sur un âne, et portant une grande croix de procession. Enfin des acclamations effrénées annoncent l'Empereur. Dans la voiture impériale, Napoléon est au fond, à droite ; à sa gauche, Joséphine ; sur la banquette en face, les deux frères de Napoléon, Joseph et Louis. L'Empereur qui ne doit revêtir son costume impérial qu'à l'archevêché, porte l'habit français de velours rouge brodé d'or, une écharpe blanche, un manteau court semé d'abeilles, un chapeau retroussé par devant avec une agrafe de diamants et surmontée de plumes blanches, le collier de la Légion d'honneur en diamants. Joséphine porte sur la tête une couronne. Elle est vêtue d'une robe de satin blanc, à manches longues, semée d'abeilles d'or et d'argent. Sur le corsage el le haut des manches, des semis de diamants ; au bas, broderie haute et crépines d'or, La robe a coûté 10.000 francs. Elle porte un manteau de cour en velours blanc, brodé en or (coût 7.000 francs), les souliers en velours blanc, brodé en or (coût 650 francs), les mains gantées de blanc avec des broderies d'or. Dans ses fameux Mémoires la duchesse d'Abrantès nous rapporte qu'elle était resplendissante de diamants, coiffée de mille perles comme du temps de Louis XIV et semblait avoir vingt-cinq ans. Constant, le valet de chambre de l'Empereur est plus précis : La couronne[5] était à huit branches qui se réunissaient sous un globe d'or surmonté d'une croix. Les branches étaient garnies de diamants, quatre en forme de feuilles de palmiers et quatre en feuilles de myrte. Autour de la courbure régnait un cordon incrusté de huit émeraudes énormes. Le diadème était composé de quatre rangées de perles de la plus belle eau, entrelacées de feuillages en diamants parfaitement sertis et montés avec un art aussi admirable que la richesse de la matière. Sur le front étaient plusieurs gros brillants dont un seul pesait 149 grains[6]. La ceinture était un ruban d'or enrichi de 39 pierres roses. Le collier et les boucles étaient de pierres gravées entourées de brillants. Jamais Joséphine n'avait été si jolie ni mieux en beauté. Ce qui frappait, nous dit la duchesse d'Abrantès, c'était non seulement l'élégance de sa toilette mais le port de sa tête, la façon gracieusement noble tout à la fois dont elle la tournait et dont elle marchait. Une longue cavalcade suit le carrosse de Leurs Majestés, trainé par huit chevaux isabelle, panachés de blanc, à queues et à crinières nattées, pomponnées et cocardées de ruban rouge et or, tenus en mains par un homme à pied ; un piqueur est monté sur un des chevaux de volée, les six autres sont menés à grandes guides par le cocher de l'Empereur, César Germain, en grande tenue, chapeau brodé de plumes vert et blanc, bas de soie à coins brodés d'or, des galons sur toutes les coutures de son large habit vert, de son gilet écarlate, de sa culotte verte. Des aides de camp se tiennent à la hauteur des chevaux, des colonels-généraux de la Garde sont aux portières, des écuyers aux roues de derrière et, après le carrosse, le maréchal commandant la Gendarmerie. Tout un cortège suit à pied : les huissiers, les hérauts-d'armes, les pages, les aides et les maîtres de cérémonies, le grand maître en son costume de velours violet, clef au côté, bâton en main. Des grenadiers, à cheval, entremêlés de canonniers el un escadron de gendarmes d'élite, ferment la marche. Avec chaque corps de troupes, des musiques qui jouent tout le long du défilé. A midi moins le quart, l'Empereur arrive à la tente dressée en face du pont de la Cité, au-devant de l'archevêché. Il endosse son grand costume de cérémonie et l'énorme manteau d'hermine sous lequel sa petite taille est écrasée. Sur sa tête il met une simple couronne de lauriers en or que la couronne impériale remplacera après la bénédiction par le pape. Le profil de l'Empereur est alors celui d'une médaille antique. Par une longue galerie de bois, décorée de tapisseries, qui communique au portique couvert dressé devant la Cathédrale, le cortège franchit le portail et pénètre dans Notre-Dame. Il passe par le milieu du vaisseau pour arriver au chœur, en face du maître-autel. La troupe des courtisans ouvre la marche, les huissiers, les hérauts-d'armes, les pages, les aides de camp, les maîtres de cérémonie, le Grand Maître. Le maréchal Serrurier porte le coussin sur lequel on posera tout à l'heure l'anneau de l'Impératrice ; le maréchal Moncey porte la corbeille qui recevra le manteau ; le maréchal Murat porte sur un coussin la couronne impériale. Ils sont encadrés par des chambellans et des écuyers. L Impératrice vient ensuite, ayant à sa droite son premier écuyer, à sa gauche son premier chambellan. Son manteau est soutenu par les cinq princesses belles-sœurs et sœurs de l'Empereur. Elles sont coiffées en plumes et diamants, leurs robes sont blanches brodées d'or, à manches longues, avec un long bas de robe en velours de couleur brodé d'or, jouant le manteau. Derrière chacune d'elles, portant la queue de ce manteau, marche le premier 'officier de leur maison. Après, seulement, viennent la dame d'honneur et la dame d'atours de l'Impératrice, puis ses six dames du Palais. Joséphine excite la curiosité générale et provoque un mouvement d'admiration. Tous les yeux sont fixés sur elle. L'Empereur, idole et terreur du monde, vient, précédé des maréchaux, portant les honneurs de Charlemagne : la couronne impériale, le sceptre et l'épée ; puis ceux portant les honneurs de l'Empereur : l'anneau et le globe. Il apparait la tête laurée de la couronne d'or. Il ressemblait à l'Empereur Auguste, a écrit un contemporain. Napoléon était d'origine italienne et celui qui visite la collection de bustes qui se trouve à Rome, au Capitole, reste frappé de la ressemblance de l'Empereur avec Dryso Guinore. D'une main, il tient le sceptre de vermeil, de l'autre, la main de justice ou bâton de vermeil orné de perles. Le luxe des costumes, des robes, des manteaux, des diamants, des fleurs, des plumes, est insensé. C'est par milliers que ces dernières ondoient sur la tête-des reines et des princesses comme aux chapeaux des maréchaux et des grands dignitaires, parmi les reflets et l'éclat des broderies, des velours et des dentelles. Talleyrand, en costume de grand dignitaire, pantalon de soie collant et souliers de satin blanc, tient la queue du manteau d'hermine de l'Empereur et suit difficilement, avec ses mauvaises jambes, son maître qui est impatient d'arriver à l'autel. Le cortège se termine par vingt-six grands officiers de la couronne et de l'Empire qui marchent par quatre de front. Au moment où Napoléon paraît sur l'estrade, le cri de Vive l'Empereur résonne dans l'antique cathédrale. L'Empereur et l'Impératrice avancent jusqu'au chœur sous deux dais portés par des chanoines. Ils sont encensés tandis que les grands dignitaires et les grands officiers reçoivent les honneurs que portait l'Empereur et qu'on range sur l'autel où ils seront bénis par le pape. Sa Sainteté impose à l'Empereur l'onction sacrée et la triple onction qu'il répète, avec les mêmes prières, sur la tête et dans les paumes des deux mains de Joséphine. De toutes les reines de France, c'est la seule qui aura reçu la triple onction ! La messe commencée, le Pape bénit les ornements royaux. Alors l'Empereur monte à l'autel et voulant marquer qu'il avait par ses propres vertus conquis son trône, il prend des mains de Sa Sainteté la couronne impériale et la place lui-même sur sa tête, puis, descendant les marches de l'autel, il l'ôte et la met sur la tête de l'Impératrice, agenouillée sur un prie-Dieu[7]. Alors le Pape prononce la grande Oraison : Que Dieu vous couronne de la couronne de gloire et de justice, qu'il vous arme de force et de courage, afin que, par la vertu de notre bénédiction, avec une foi droite et grâce aux fruits multipliés de vos bonnes œuvres, vous parveniez à la couronne du règne éternel, par la grâce de celui dont le règne et l'empire s'étendent dans les siècles des siècles. Il baise l'Empereur sur la joue et se tournant vers les tribunes, où la foule pressée ressemble à une immense tapisserie vivante, il prononce le Vivat Imperator in œternum. Une musique de 300 instruments de cuivre et de tambours, dirigée par Lesueur, éclate, fait vibrer les drapeaux autour des piliers et sous les voûtes, tandis que le canon fait trembler les vitraux, puis, dans un enthousiasme d'allégresse, les chœurs se font entendre, accompagnés par l'orgue. C'est ensuite le Te Deum. A l'Evangile, le grand aumônier présente à baiser à Napoléon et à Joséphine le divin livre ; à l'offrande, c'est pour elle que le Maréchal Ney porte le cierge où sont incrustées treize pièces d'or, pour elle que Mme de Lucay porte le pain d'argent[8]. La cérémonie est terminée à trois heures. Le cortège reprend le chemin des Tuileries où il arrive à la nuit tombante. Toutes les fenêtres sont illuminées, des porteurs de torches escortent leurs Majestés jusqu'à leurs appartements. Le soir, Paris est illuminé, partout des réjouissances publiques, des danses en plein air, des jeux, des spectacles forains. Des chars de musique parcourent les rues entourés de flambeaux ; des hérauts d'armes distribuent au peuple des médailles du couronnement ; des ballons sont lancés de la Place de la Concorde et un feu d'artifice monstre couronne cette inoubliable journée. Plus tard, Napoléon distribuera, avec la même largesse, aux membres de sa famille, des trônes et des territoires, en attendant il se contente de donner des sabres et des fusils d'honneur, ainsi que des tabatières ! Chaque dame du Palais reçoit dix mille francs, en espèces, pour sa toilette, et vingt mille francs en diamants. Le Pape a fait parvenir à Joséphine, sa Carissimœ in Christo filiæ nostrœ, Gallorum Imperatrici, un magnifique camée antique et une pendule en pierres précieuses — jaspe fleuri, malachite, lapis-lazuli, lumachelle chatoyante et pierres du Labrador — rappelant par sa composition l'arc de triomphe de Septime Sévère. Après avoir diné en tête en tête avec l'Empereur, Joséphine se retire, brisée par la fatigue. Elle a connu le triomphe ! Ce soir-là, en se mettant au lit, quelles furent ses pensées ? Elle a dû se souvenir de la modeste maison aux Trois-Ilets, de son séjour dans la prison des Carmes et de la prédiction de la femme caraïbe : Plus que reine ! La légende veut que Napoléon qui n'a pas tardé à la rejoindre, avant de se mettre au lit, lui ait alors demandé : Etes-vous contente, petite créole ? Venez coucher dans le lit de vos maîtres ! ***L'Empereur désire que sa mère assiste à son triomphe. Après beaucoup d'insistance elle vient à Paris et est installée à Trianon où elle va mener une vie paisible et presque retirée, tandis que ses enfants vont se disputer pour des questions de titres et de protocole. Le dimanche, elle déjeunera aux Tuileries. Il lui est allouée une pension annuelle d'un million, dont elle économisera la plus grande partie. Pourvou que cela doure ! répétait-elle. Ce n'est que vers la fin de septembre 1804 que la frégate La Ville de Milan, apporta à la Martinique l'heureuse nouvelle que la volonté souveraine du peuple a élevé Napoléon Bonaparte à la dignité impériale et que Joséphine est devenue Impératrice des Français. C'est avec une grande émotion que sa mère reçut, aux Trois Ilets, du capitaine général de l'île, M. Villaret de Joyeuse, la communication de l'ordre qui lui avait été adressé de mettre la mère de l'Impératrice et ses parents à même de soutenir le rang auquel ils se trouvaient élevés. On prépara de grandes fêtes pour célébrer, comme en France, le jour de la prestation du serment d'obéissance aux constitutions de l'Empire et de fidélité à l'Empereur. Le jour fixé, Mme de La Pagerie se rendit par mer des Trois-Ilets à Fort-de-France, où elle fut reçue à quai, au bruit d'une salve de vingt et un coups de canons et au son de la musique militaire, par le capitaine général Villaret de Joyeuse, escorté de tout son Etat-Major. Un immense concours de personnes se pressait sur son passage, pour contempler les traits respectables de la mère de celle qui régnait sur la France entière : Du rivage de la mer, le cortège se rendit au palais du capitaine général, et là, chaque fonctionnaire fut présenté par son chef à l'Impératrice-Mère. Le lendemain, au lever de l'aurore, le canon des forts donna le signal de la cérémonie. A sept heures, les autorités militaires, administratives et judiciaires, réunies au Palais, formées en ordre de marche, escortées d'une compagnie de grenadiers, précédées de la musique militaire, se rendirent à l'église paroissiale. Madame-Mère était conduite par le capitaine-général à la porte de l'Eglise, elle fut reçue par le Père Zacharie, qui lui présenta l'eau bénite et l'encens. Un dais avait été préparé, pour la recevoir, elle s'y plaça, ayant à ses côtés ses deux nièces : Mmes Sainte-Catherine et Charles d'Audiffredy. Après la prestation de serment, le capitaine général passa en revue les troupes et les réjouissances commencèrent. Le soir, Madame-Mère présida au dîner de 200 couverts, donné par M. Villaret de Joyeuse. Les élans de joie et d'enthousiasme, comprimés depuis le matin par la gravité des événements, se donnèrent alors un libre cours. Des santés furent portées : 1° Par le Capitaine Cénéral : A Napoléon Bonaparte, Empereur des Français ; si son règne durait autant que notre amour et sa gloire, il serait immortel ; 2° Par le Préfet Colonial : A Sa Majesté l'Impératrice des Français ; il était réservé aux grâces et à la bonté de partager avec le génie et la victoire, le trône des Français ; 3° Par le Grand Juge : A la Mère de Sa Majesté l'Impératrice ; elle est le modèle des vertus dans la colonie ; la France lui doit toutes celles qui brillent sur le trône avec son auguste fille. Le soir un magnifique feu d'artifice illumina le ciel. Il serait difficile d'exprimer le bonheur avec lequel Mme de La Pagerie regagna ses Trois- Ilets. Disons-le, à sa louange, sa nouvelle dignité, si éminente, si douce au cœur d'une mère, ne la rendit pas orgueilleuse et son élévation ne ternit pas l'éclat de ses vertus. Elle se contenta de dire à la vieille Marion qui lui embrassait les mains : C'est bien, c'est beau, d'être élevé et honoré ; mais cela ne vaut pas le charme et la douceur de la campagne. ***1805 ! Le siècle se lève dans une lumière d'apothéose qui l'éclairera tout entier, secoué et comme enivré par ce vent de gloire qui, aux premiers jours, a traversé l'immense et frissonnant trophée des drapeaux conquis ; des noms de batailles, aux syllabes étranges et mystérieuses, comme dictés par le destin pour se graver dans le souvenir des peuples : Austerlitz, Iéna, Eylau, Somo-Sierra, Essling, Wagram, tout cela tient en cinq années et ces cinq années, dont la splendeur éblouit, jettent dans l'ombre tout ce qui les suit, et, tirant à eux tous les regards, semblent le siècle même, et combien d'autres siècles[9] ! Napoléon prend le titre de Roi d'Italie et Joséphine en devient la Reine. Il donne la vice-royauté au prince Eugène de Beauharnais. Gênes et le Piémont sont annexés à la France. L'Empereur gouverne en maître absolu, comme les anciens Rois. Il y a bien des assemblées, un Sénat, un Corps législatif, mais qui obéissent à toutes ses volontés. Dans toutes les églises on récite les prières suivantes : Nous devons à Notre Empereur Napoléon Ier, amour, respect, obéissance, fidélité et le service militaire. Nous prions pour son bonheur et sa prospérité, car c'est Dieu qui le protège dans la paix comme dans la guerre et l'a fait à son image sur la terre. Joséphine écrit à sa mère : Paris, ce 10 pluviôse an 13. Ma chère maman, je charge mon cousin de vous donner de mes nouvelles. Je suis sûre d'avance de tout le plaisir que vous aurez à apprendre de lui, tout ce qui concerne l'Empereur et tout ce qui m'intéresse. Je n'entre dans aucun détail, je m'en rapporte à lui pour vous dire toutes les preuves d'attachement dont ma famille est comblée par l'empereur, et tout le bonheur dont jouit votre fille, il n'y manque que celui de vous voir en France, et de contribuer par moi-même à rendre, vos jours heureux ; prenez-en bien soin, ma chère maman, et croyez que ma satisfaction ne sera parfaite que lorsque vous pourrez la partager. Je vous prie de me rappeler au souvenir de mon oncle et de dire à Mme de La Paierie, ma tante, combien je désire que son sort soit heureux. Je vous demande, ma chère maman, d'y contribuer en tout ce qui dépendra de vous. Je me chargerai avec plaisir de toutes les avances que vous aurez faites et à cet égard, comme pour tous les autres objets, je vous prie de vous adresser toujours à moi-même et non pas au Gouverneur ni à d autres ; il me suffira de connaître vos vœux pour que je m'empresse aussitôt de les remplir. Adieu, ma chère maman, je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur. Vos enfants et pclils-enfants se portent bien. Vous avez un petit-fils de plus, je vous ai déjà annoncé que la princesse Louis est accouchée d'un nouveau garçon qui doit être baptisé par le Pape et nommé par l'Empereur. Je vous envoie beaucoup de chapelets bénits par le Saint-Père. JOSÉPHINE. Et de la Malmaison, le 22 ventôse : Ma chère maman, on m'instruit qu'il se présente une occasion pour la Martinique et quoique je ne sache pas de quel port elle part. Je ne veux perdre une si bonne occasion pour vous écrire. Vous devez être à la Martinique bien contente de l'Empereur puisqu'il vous a envoyé beaucoup de vaisseaux et de troupes, jamais vous n'avez eu une garnison aussi nombreuse que celle que vous avez, ce qui me fait d'autant plus de plaisir, qu'indépendamment de l'avantage de vous mettre à l'abri des Anglais, elle a celui de contenir les noirs. J'espère que nos généraux auront su profiter de cette circonstance pour s'emparer de la Dominique et de Sainte-Lucie et comme l'Empereur donne en même temps beaucoup d'occupations aux Anglais aux Grandes Indes, ils n'auront pas possibilité de vous inquiéter. Ayant fait donnera M. de Bouillé et MM. de Dillon et de Caillebert soixante mille livres argent de France, vous vous les ferez solder par leurs gens d'affaires, vous vous en servirez pour embellir votre plantation et pour bien recevoir tous nos braves militaires. Nous avons encore ici le Pape qui va partir pour se trouver à Lyon à Pâques et de là continuer sa route pour Rome. Je vais aussi partir avec l'Empereur pour l'Italie. Vous aurez vu par les journaux ce que l'Empereur a fait pour Eugène. Il est maintenant à Milan. Le second fils d'Hortense va être baptisé dimanche prochain par le Pape dans la chapelle de Saint-Cloud ; toute la famille se porte bien, les enfants de mon oncle sont tous très bien placés. Stéphanie va encore cette année aux eaux pour la guérir tout à fait des taches qu'elle avait sur le corps. Je suis très contente d'elle. Nous la marirons l'hiver prochain. Je vous prie d'aider ma tante, Mme de La Pagerie, ne lui laissez manquer de rien. Rappelez-moi au souvenir de mes anciennes connaissances. Mille amitiés à ma nourrice. J'espère qu'elle est heureuse et qu'elle ne manque de rien. Je désire que le capitaine général me donne la liberté de Rosette Montel qui m'avait très bien servie pendant mon séjour à la Martinique. Je suis charmée de tout ce que vous me mandez du capitaine général et de sa femme, je leur sais gré de l'attachement qu'ils vous portent. Dites-leur que nous les aimons bien ici, que l'Empereur estime beaucoup le capitaine général. Vous avez aussi pour préfet un brave homme qui est M. Soussat. Je connais sa femme qui est douce et aimable. Faites-lui mes amitiés pour moi. Adieu ma bonne et excellente mère, rappelez-vous souvent que vous avez en France une fille qui vous est tendrement attachée. J'embrasse ma famille. JOSÉPHINE. On est très content du petit Sanois. ***Inquiété par les préparatifs que Bonaparte poursuit à Boulogne, l'Angleterre qui cherche la guerre, refuse de reconnaître le nouveau royaume d'Italie et l'annexion de Gênes et du Piémont. Elle réussit à entraîner l'Autriche, la Russie et la Suède dans un nouveau soulèvement. Menacé par ses adversaires, Napoléon décide de transporter sur le Rhin l'année du Camp de Boulogne qui prend maintenant le nom de la Grande Armée. Son plan de campagne est vite préparé. Il va empêcher la jonction des Autrichiens et des Russes. En conséquence il dispose son armée, forte de 190.000 hommes, le long du Rhin, de Strasbourg à Mayence, en sept corps commandés par Soult, Marmont, Lannes, Davoust, Ney, Augereau, Bernadotte, plus la cavalerie de Murat et la Garde. Joséphine accompagne l'Empereur et établit sa résidence à Strasbourg où des fêtes sont données en son honneur. Durant son séjour dans cette ville, elle est reçue dans la Loge maçonnique L'Orient de Strasbourg et préside même une séance d'adoption où elle fait recevoir, comme néophyte, Mme de Canisy, une des dames du palais. A la suite de ce mémorable événement, deux loges prennent son nom et se placent sous sa haute protection : l'Orient de Paris et l'Orient de Milan. Le 6 octobre, Napoléon réussit à couper les routes de Vienne au général autrichien Mack, qui occupait Ulm, place formidable sur le Danube, au débouché des défilés de la forêt Noire, en face de Strasbourg. D'Augsbourg, l'Empereur écrit à Joséphine : Augsbourg, le jeudi 18 vendémiaire (10 octobre 1805). J'ai couché aujourd'hui chez l'ancien électeur de Trêves, qui est fort bien logé. Depuis huit jours, je cours. Des succès assez notables ont commencé la campagne. Je me porte fort bien, quoiqu'il pleuve presque tous les jours. Les événements se suivent avec rapidité. J'ai envoyé en France 4.000 prisonniers, 8 drapeaux, et j'ai pris 14 pièces de canon à l'ennemi. Adieu, mon amie, je t'embrasse. NAPOLÉON. Le 20 vendémiaire, 11 heures du soir (12 octobre) : Mon année est entrée à Munich. L'ennemi est au delà de l'Inn, d'un côté ; l'autre armée de 60.000 hommes, je la tiens bloquée sur entre Ulm et Memmingen. L'ennemi est battu, a perd u la tête, et tout m'annonce la plus heureuse campagne, la plus courte et la plus brillante qui ait été faite. Je pars dans une heure pour Brugau-sur-l'Iller. Je me porte bien ; le temps est cependant affreux. Je change d'habit deux fois par jour, tant il pleut. Je t'aime et t'embrasse. NAPOLÉON. Comme prévu par l'Empereur, les Autrichiens ont capitulé avec une armée de 60.000 hommes. Lannes et Murat marchant alors sur Vienne où ils ne vont pas tarder à pénétrer, tandis que Napoléon remonte au nord pour affronter les Russes, commandés par Alexandre Ier. Le 27 vendémiaire (19 octobre 1805) il écrit d'Elchingen à Joséphine, qui est toujours à Strasbourg : J'ai été, ma bonne Joséphine, plus fatigué qu'il ne le fallait : une semaine entière, toutes les journées, l'eau sur le corps, et les pieds froids, m ont fait un peu de mal ; mais la journée aujourd'hui où je ne suis pas sorti, m'a reposé. J'ai rempli mon dessein ; j'ai détruit l'armée autrichienne par de simples marches ; j'ai fait 60.000 prisonniers, pris 120 pièces de canon, plus de 90 drapeaux, et plus de 30 généraux. Je vais me porter sur les Russes ; ils sont perdus. Je suis content de mon armée. Je n'ai perdu que 1.500 hommes. Adieu, ma Joséphine, mille choses aimables partout. Le Prince Charles vient couvrir Vienne. Je pense que Masséna doit être à cette heure à Vienne. Dès l'instant que je serai tranquille pour l'Italie, je ferai battre Eugène. Mille choses aimables à Hortense. NAPOLÉON. Le 29 vendémiaire, à midi (21 octobre) : Je me porte assez bien, ma bonne amie. Je pars à l'instant pour Augsbourg. J'ai fait mettre bas les armes ici à 33.000 hommes. J'ai de 60 à 70.000 prisonniers, plus de 90 drapeaux, et de 200 pièces de canon. Jamais catastrophe pareille dans les annales militaires ! Porte-toi bien. Je suis un peu harassé. Le temps est beau depuis trois jours. La première colonne de prisonniers file aujourd'hui sur la France. Chaque colonne est de 6.000 hommes. NAPOLÉON. D'Augsbourg, le 1er brumaire (23 octobre) : Les deux dernières nuits m'ont bien reposé, et je vais partir demain pour Munich. Je mande M. de Talleyrand et M. Maret près de moi. Je les verrai peu, et je vais me rendre sur l'Inn pour attaquer l'Autriche au sein de ses Etats héréditaires. J'aurais bien désiré te voir ; mais ne compte pas que je t'appelle, à moins qu'il n'y ait un armistice ou des quartiers d'hiver. Mon amie, mille baisers. Mes compliments à ces dames. NAPOLÉON. De Haag, le 11 brumaire, à dix heures du soir (3 novembre) : Je suis en marche ; le temps est très froid, la terre, couverte d'un pied de neige. Cela est un peu rude. Il ne manque heureusement pas de bois ; nous sommes ici toujours dans les forêts. Je me porte assez bien. Mes affaires vont d'une manière satisfaisante ; mes ennemis doivent avoir plus de soucis que moi. Je désire avoir de tes nouvelles, et apprendre que tu es sans inquiétude. Adieu, mon amie, je vais me coucher. NAPOLÉON. Mardi, 14 brumaire, an XIV (5 novembre) : Je suis à Lentz. Le temps est beau. Nous sommes à vingt-huit lieues de Vienne. Les Russes ne tiennent pas ; ils sont en grande retraite. La maison d'Autriche est fort embarrassée : à Vienne, on évacue les bagages de la Cour. Il est probable que d'ici cinq ou six jours, il y aura bien du nouveau. Je désire bien te revoir. Ma santé est bonne. Je t'embrasse. NAPOLÉON. Le 24 brumaire, à 9 heures du soir (15 novembre). Je suis à Vienne depuis deux jours, ma bonne amie, un peu fatigué. Je n'ai pas encore vu la ville, de jour ; je l'ai parcourue, la nuit. Demain je reçois les notables et les Corps. Presque toutes mes troupes sont au delà du Danube, à la poursuite des Russes. Adieu, ma Joséphine. Du moment que cela sera possible, je te ferai venir. Mille choses aimables pour toi. NAPOLÉON. Le 2 décembre 1805, le jour anniversaire de son couronnement, c'est Austerlitz la bataille des Trois Empereurs. Les Français étaient au nombre de 70.000, les ennemis 86.000. La victoire reste à Napoléon. L'empereur de Russie et l'empereur d'Autriche, n'ont plus qu'à se soumettre aux conditions du vainqueur. L'Empereur écrit à l'Impératrice : Austerlitz, 12 frimaire (3 décembre). Je t'ai expédié Lebrun, du champ de bataille. J'ai battu l'armée russe et autrichienne commandée par les deux empereurs. Je me suis un peu fatigué. J'ai bivouaqué huit jours en plein air, par des nuits assez fraîches. Je couche, ce soir, dans le château du prince Kaunitz, où je vais dormir deux ou trois heures. L'armée russe est non seulement battue, mais détruite. Je t'embrasse. NAPOLÉON. Austerlitz, 14 frimaire (5 décembre). J'ai conclu une trêve. Les. Russes s'en vont. La bataille d'Austerlitz est la plus belle de toutes celles que j'ai données : 45 drapeaux, plus de 150 pièces de canon, les étendards de la Garde de Russie, 20 généraux, 30.000 prisonniers, plus de 20.000 tués ; spectacle horrible ! L'empereur Alexandre est au désespoir, et s'en va en Russie. J'ai vu hier, à mon bivouac, l'empereur d'Allemagne ; nous causâmes deux heures ; nous sommes convenus de faire vite la paix. Le temps n'est pas encore très mauvais. Voilà enfin le repos rendu au continent ; il faut espérer qu'il va l'être au monde : les Anglais ne sauraient nous faire front. Je verrai avec bien du plaisir le moment qui me rapprochera de toi. Adieu, ma bonne amie, je me porte assez bien, et suis fort désireux de t'embrasser. NAPOLÉON. L'Empereur a invité l'Impératrice à venir le rejoindre à Vienne, en passant par Bade, Stuttgart et Munich, où de belles fêtes sont préparées à son intention. Il écrit encore d'Austerlitz, le 16 frimaire (7 décembre) : J'ai conclu un armistice ; avant huit jours, la paix sera faite. Je désire apprendre que tu es arrivée à Munich en bonne santé. Les Russes s'en vont ; ils ont fait une perte immense. Plus de 20.000 morts et 30.000 prisonniers ; leur armée est réduite des trois quarts. Bondehowden, leur général en chef, est tué. J'ai 3.000 blessés et 7 à 800 morts. J'ai un peu mal aux yeux ; c'est une maladie courante, et très peu de chose. Adieu, mon amie, je désire bien te revoir. Je vais coucher, ce soir, à Vienne. NAPOLÉON. Napoléon impose à la coalition le traité de Presbourg. L'Autriche cède à la, France, l'Istrie et la Dalmatie ; Venise à l'Italie ; le Tyrol à la Bavière ; la Souabe au Wurtemberg. L'Electeur de Bavière et le Duc de Wurtemberg prennent le titre de roi ; le Margrave de Bade, celui de Grand-Duc. L'Empereur se déclare Médiateur de la Suisse ; il organise la Confédération du Rhin, dont il devient le Protecteur faisant ainsi disparaitre le Saint Empire romain, établi par Charlemagne depuis mille ans. Enfin, il oblige François II à renoncer à son titre et à la dignité de l'Empereur électif d'Allemagne, pour prendre celui d'Empereur héréditaire d'Autriche, sous le nom de François Ier. Aux Bourbons, il enlève la couronne de Naples, qu'il donne à son frère Joseph. La République Batave est érigée en royaume pour son frère Louis. Sa sœur Elisa est nommée Duchesse de Lucques ; sa sœur Pauline, Duchesse de Guastalla ; son beau-frère Murat, Grand-Duc de Berg ; le maréchal Berthier, Prince de Neuchâtel ; Talleyrand, Prince de Bénévent ; le Maréchal Bernadotte, Prince de Ponte Carvo. Napoléon a l'Europe sous sa botte. Il en modifie à sa guise la carte et distribue les titres. Mais l'Angleterre est toujours invincible. Quelques jours avant cette fameuse bataille d'Austerlitz, n'a-t-il pas reçu la pénible nouvelle de la défaite navale de Trafalgar ? (21 octobre 1805). Un vrai désastre ! Lorsque la nouvelle était parvenue à Londres, le Ministre Pitt[10], tout à la joie, s'était écrié : Aucune mer ne verra maintenant le pavillon français ! Trafalgar fut le glas de l'Empire, car des forces navales sont indispensables à un pays qui veut grandir et prospérer, pour ses besoins, la protection de ses intérêts à l'extérieur et le rôle qu'il joue dans le monde. Dans son testament, Richelieu a écrit : On ne peut sans la mer profiter de la paix ni soutenir la guerre. Dominant la mer, l'Angleterre avait la clef de tous les passages et de tous les ports extérieurs. A Sainte-Hélène, Napoléon reconnut plus tard que la faiblesse de sa marine et les deux désastres maritimes — Aboukir et Trafalgar — avaient compromis les résultats de ses victoires terrestres et ruiné la grande œuvre de son règne. Parlant de Suffren, dont le comte de Las Casas, garde de la marine sous Louis XVI, venait de tracer le portrait, il dit à son fidèle Bertrand : J'ai passé tout mon temps à chercher l'homme de la marine sans avoir jamais pu le rencontrer. Il y a dans ce métier une spécialité, une technicité qui arrêtaient toutes mes conceptions. Sous mon règne, il n'a jamais pu s'élever dans la marine quelqu'un qui s'écartât de la routine et sût créer. J'aimais particulièrement les marins, j'admirais leur courage, j'estimais leur patriotisme, mais je n'ai jamais pu trouver entre eux et moi d'intermédiaire qui sût les faire agir et les faire mériter Oh ! pourquoi Suffren n'a-t-il pas vécu jusqu'à moi, ou pourquoi n'en ai-je pas trouvé un de sa trempe ? J'en aurais fait notre Nelson et les affaires eussent pris une autre tournure. Si j'avais été maître de la mer, j'aurais été maître de l'Orient[11]. L'amiral Villeneuve qui commandait à Trafalgar, contre Nelson[12], revint en France en avril 1806, libéré par les Anglais. D'Angleterre il débarqua à Morlaix et prit aussitôt le chemin de Paris. Arrivé à Rennes, il écrivit au ministre de la Marine, Decrès, pour l'informer de son retour et le prévenir qu'il attendait sa réponse avant de continuer sa route. Le 21 avril, n'ayant rien reçu, il se crut à jamais déshonoré et il prit la funeste résolution de se tuer d'un coup de poignard. On trouva sur sa table la lettre suivante adressée à sa femme : Ma tendre amie, comment recevras-tu ce coup, hélas ! Je pleure sur toi plus que sur moi. C'en est fait, je suis arrivé au terme où la vie est un opprobre et la mort un devoir. Seul ici, frappé d'anathème par l'Empereur, repoussé par son ministre qui fut mon ami, chargé d'une responsabilité immense dans un désastre, qui m'est attribué et auquel la fatalité m'a entraîné, je dois mourir 1 Je sais que tu ne peux goûter aucune apologie de mon action. Je t'en demande pardon, mille fois pardon, mais elle est nécessaire et j'y suis entraîné par le plus violent désespoir. Vis tranquille, emprunte les consolations des doux sentiments de religion qui t'animent ; mon espérance est que tu y trouveras un repos qui m'est refusé. Adieu, adieu, sèche les larmes de ma famille et de tous ceux aux quels je puis être cher. Je voulais finir, je ne puis. Quel bonheur que je n'aie aucun enfant pour recueillir mon horrible héritage et qui soit chargé du poids de mon nom ! Ah ! je n'étais pas né pour un pareil sort, je ne l'ai pas cherché, j'y ai été entraîné malgré moi. Adieu, adieu ! ***Du 5 au 31 décembre 1805, Joséphine est à Munich où les fêtes succèdent aux fêtes. L'Empereur qui est éloigné d'elle s'inquiète de ne pas recevoir de nouvelles. De Brunn, il écrit le 19 frimaire (10 décembre) : Il y a fort longtemps que je n'ai reçu de tes nouvelles. Les belles fêtes de Bade, de Stuttgard et de Munich font-elles oublier les pauvres soldats qui vivent, couverts de boue, de pluie et de sang ? Je vais partir, sous peu, pour Vienne. L'on travaille à conclure la paix. Les Russes sont partis, et fuient loin d'ici ; ils s'en retournent en Russie, bien battus et fort humiliés. Je désire bien me retrouver près de toi. Adieu, mon amie. Mon mal d'yeux est guéri. NAPOLÉON. Le 18 frimaire, an XIV (19 décembre 1805). Grande Impératrice, pas une lettre de vous depuis votre départ de Strasbourg. Vous avez passé à Bade, à Stuttgart, à Munich, sans nous écrire un mot. Ce n'est pas bien aimable, ni bien tendre ! Je suis toujours à Brunn. Les Russes sont partis ; j'ai une trêve. Dans peu de jours, je verrai ce que je deviendrai. Daignez, du haut de vos grandeurs, vous occuper un peu de vos esclaves. NAPOLÉON. ***1806 ! l'Angleterre prépare une quatrième coalition. Elle veut à tout prix abattre l'ogre. Cette quatrième coalition va réunir la Russie, la Prusse et l'Angleterre. L'Empereur reprend la campagne. De Posen, il écrit à Joséphine, le 2 décembre 1806 : C'est aujourd'hui l'anniversaire d'Austerlitz. J'ai été à un bal de la ville. Il pleut. Je me porte bien. Je t'aime et te désire. Mes troupes sont à Varsovie. Il n'a pas encore fait froid. Toutes ces polonaises sont françaises mais il n'y a qu'une femme pour moi. La connaîtrais-tu ? Je te ferais bien son portrait, mais il faudrait trop le flatter pour que tu te reconnusses ; cependant, à dire vrai, mon cœur n'aurait que de bonnes choses à en dire. Ces nuits-ci sont longues tout seul. Tout à toi. NAPOLÉON. Le 14 octobre 1806, Napoléon est vainqueur des Prussiens à Iéna. Le soir de cette bataille, Joséphine était à Mayence. Tandis que dans les salons voisins on dansait et on jouait des charades, l'Impératrice tirait les cartes pour son entourage. On fait cercle autour d'elle. Il y avait là, la grande duchesse de Hesse-Darmstadt, la duchesse régnante de Saxe-Gotha, la princesse de Hohenlohe, les princesses de Nassau, le prince de Swartzbourg — Sonderhausen, les princes de Leye et de la Lippe, le prince héritier de Saxe-Weimar, le Margrave de Hesse-Rothtunbourg. Joséphine tourne une carte : C'est le dix de carreau. Victoire, s'écrit-elle. Au même instant l'huissier, qui avait ouvert les portes à deux battants, annonçait le premier page de l'Empereur. Celui-ci, Armand de Lespinay, crotté jusqu'à l'échiné, se précipite aux pieds de l'Impératrice et lui présente, sur son chapeau, un billet de l'Empereur, sans enveloppe, écrit sur le champ de bataille : Ma chère Joséphine, nous avons joint l'année prussienne, elle n'existe plus. Je me porte bien et je te presse sur mon cœur. NAPOLÉON. Et le lendemain, elle recevait la lettre suivante plus détaillée : Iéna, 15 octobre, à 3 heures du matin, 1806. Mon amie, j'ai fait de belles manœuvres contre les Prussiens. J'ai remporté hier une grande victoire. Ils étaient 150.000 hommes ; j'ai fait 20.000 prisonniers, pris 100 pièces de canon, et des drapeaux. J'étais en présence, et près du roi de Prusse ; j'ai manqué de le prendre, ainsi que la reine. Je bivouaque depuis deux jours. Je me porte à merveille. Adieu, mon amie ; porte-toi bien et aime-moi. Si Hortense est à Mayence, donne-lui un baiser, ainsi qu'à Napoléon[13] et au petit. NAPOLÉON. Sur les ordres de l'Empereur, Joséphine demeure à Mayence,
attendant ses instructions. Napoléon
lui écrit : À L'IMPÉRATRICE À MAYENCE. Posen, le 3 décembre, à midi, 1806. Je reçois ta lettre du 26 novembre, j'y vois deux choses : tu me dis que je ne lis pas tes lettres ; cela est mal pensé. Je te suis mauvais gré d'une si mauvaise opinion. Tu me dis que ce pourrait être par quelque rêve de la nuit, et tu ajoutes que tu n'es pas jalouse. Je me suis aperçu depuis longtemps que les gens colères soutiennent toujours qu'ils ne sont pas colères, que ceux qui ont peur disent souvent qu'ils n'ont pas peur ; tu es donc convaincue de jalousie ; j'en suis enchanté ! Du reste, tu as tort ; je ne pense à rien moins, et dans les déserts de la Pologne l'on songe peu aux belles. J'ai eu hier un bal de la noblesse de la province, d'assez belles femmes, assez riches, assez mal mises, quoique à la mode de Paris. Adieu, mon amie : je me porte bien. Tout à toi. NAPOLÉON. À L'IMPÉRATRICE À MAYENCE. Posen, le 3 décembre, à 6 heures du soir[14]. Je reçois ta lettre du 27 novembre, où je vois que ta petite tête s'est montée. Je me suis souvenu de ce vers : Désir de femme est un feu qui dévore. Il faut cependant te calmer. Je t'ai écrit que j'étais en Pologne, que, lorsque les quartiers d'hiver seraient assis, tu pourrais venir ; il faut donc attendre quelques jours. Plus on est grand et moins on doit avoir de volonté ; l'on dépend des événements et des circonstances. Tu peux aller à Francfort et à Darmstadt. J'espère sous peu de jours t'appeler ; mais il faut que les événements le veuillent. La chaleur de ta lettre me fait voir que vous autres jolies femmes, vous ne connaissez pas de barrières ; ce que vous voulez, doit être ; mais moi, je me déclare le plus esclave des hommes : mon maître n'a pas d'entrailles, et ce maître c'est la nature des choses. Adieu, mon amie, porte-toi bien. La personne dont j'ai voulu te parler est Mme L... dont tout le monde dit bien du mal : l'on m'assure qu'elle était plus prussienne que française. Je ne le crois pas, mais je la crois une sotte qui ne dit que des bêtises. NAPOLÉON. À L'IMPÉRATRICE À MAYENCE. Le 10 décembre, à 5 heures du soir, 1806. Un officier m'apporte un tapis de ta part ; il est un peu court et étroit ; je ne t'en remercie pas moins. Je me porte assez bien. Le temps est fort variable. Mes affaires vont assez bien. Je t'aime et te désire beaucoup. Adieu, mon amie ; je t'écrirai de venir avec au moins autant de plaisir que tu viendras. Tout à toi. NAPOLÉON. Le 15 décembre il lui annonce son départ pour Varsovie : À L'IMPÉRATRICE À MAYENCE. Le 1er décembre, à 3 heures de l'après-midi, 1806. Mon amie, je pars pour Varsovie. Dans une quinzaine de jours je serai de retour. J'espère qu'alors je pourrai t'appeler. Toutefois si cela était long, je verrais avec plaisir que tu retournasses à Paris, où tu es désirée. Tu sais bien que je dépends des événements. Toutes mes affaires vont très bien. Ma santé est très bonne, je me porte au mieux. Adieu, mon amie, j'ai fait la paix avec la Saxe. Tout à toi. NAPOLÉON. À L'IMPÉRATRICE À MAYENCE. Golimin, le.29 décembre, à 6 heures du soir, 1806. Je ne t'écris qu'un mot, mon amie, je suis dans une mauvaise grange. J'ai battu les Russes, je leur ai pris 30 pièces de canon, leurs bagages, et fait 6.000 prisonniers ; mais le temps est affreux ; il pleut, nous avons de la boue jusqu'aux genoux. Dans deux jours je serai à Varsovie, d'où je t'écrirai. Tout à toi. NAPOLÉON. Napoléon est toujours amoureux, il désire sa Joséphine, mais l'absence est longue et il trompe sa femme avec les belles Polonaises. Joséphine qui a appris ses succès amoureux, en même temps que ses succès guerriers, est jalouse et lui adresse de vifs reproches. L'Empereur répond, mais comme il sait bien mentir ! À L'IMPÉRATRICE À MAYENCE. Pultsusk, le 31 décembre 1806. J'ai bien ri en recevant tes dernières lettres. Tu te fais des belles de la Pologne une idée qu'elles ne méritent pas. J'ai eu deux ou trois jours de plaisir d'entendre Paër et deux chanteuses qui m'ont fait de la très bonne musique. J'ai reçu ta lettre dans une mauvaise grange, ayant de la boue, du vent et de la paille pour tout lit. Je serai demain à Varsovie. Je crois que tout est fini pour cette année. L'armée va entrer en quartiers d'hiver. Je hausse les épaules de la bêtise de Mm(' de L. ; tu devrais cependant te fâcher et lui conseiller de n 'être pas si sotte. Cela perce dans le public et indigne bien des gens. Quant à moi, je méprise l'ingratitude comme le plus vilain défaut du cœur. Je sais qu'au lieu de te consoler ils t'ont fait de la peine. Adieu, mon amie ; je me porte bien. Je ne pense pas que tu doives aller à Cassel ; cela n'est pas convenable. Tu peux aller à Darmstadt. NAPOLÉON. Joséphine veut aller le rejoindre à Varsovie, se disant trop malheureuse. Napoléon lui répond : Varsovie, le 3 janvier 1807. J'ai reçu ta lettre, mon amie. Ta douleur me touche ; mais il faut bien se soumettre aux événements. Il y a trop de pays à traverser depuis Mayence jusqu'à Varsovie ; il faut donc que les événements me permettent de me rendre à Berlin, pour que je t'écrive d'y venir. Cependant l'ennemi battu s'éloigne ; mais j'ai bien des choses à régler ici ; je serais assez d'opinion que tu retournasses à Paris, où tu es nécessaire. Renvoie ces dames qui ont leurs affaires ; tu gagneras d'être débarrassée de gens qui ont dû bien te fatiguer. Je me porte bien ; il fait mauvais. Je t'aime de cœur. NAPOLÉON. Evidemment Napoléon serait gêné par la présence de Joséphine. Il cherche plutôt à l'éloigner et voudrait qu'elle retourne à Paris. Joséphine qui est de plus en plus mordue par la jalousie, insiste pour le rejoindre à Varsovie. Napoléon maintient sa décision : Varsovie, le 7 janvier 1807. Mon amie, je suis touché de tout ce que tu me dis ; mais la saison froide, les chemins très mauvais, peu surs, je ne puis donc consentir à t'exposer à tant de fatigues et de dangers. Rentre à Paris pour y passer l'hiver. Va aux Tuileries ; reçois et fais la même vie que tu as l'habitude de mener quand j'y suis ; c'est là ma volonté. Peut-être ne tarderai-je pas à t'y rejoindre ; mais il est indispensable que tu renonces à faire trois cents lieues dans cette saison, à travers des pays ennemis et, sur les derrières de l'armée. Crois qu'il m'en coûte plus qu'à toi de retarder de quelques semaines le bonheur de te voir, mais ainsi l'ordonnent les événements et le bien des affaires. Adieu, mon amie, sois gaie, et montre du caractère. NAPOLÉON. Et il renouvelle, le lendemain ses instructions : Varsovie, le 8 janvier 1807. Ma bonne amie, je reçois ta lettre du 27 avec celles de M. Napoléon et d'Hortense qui y étaient jointes. Je t'avais prié de rentrer à Paris. La saison est trop mauvaise, les chemins peu sûrs et détestables ; les espaces trop considérables pour que je permette que tu viennes jusqu'ici, où mes affaires me retiennent. Il te faudrait au moins un mois pour arriver. Tu y arriverais malade ; il faudrait peut-être repartir alors ; ce serait donc joli. Ton séjour à Mayence est trop triste ; Paris te réclame ; vas-y, c'est mon désir. Je suis plus contrarié que toi ; j'eusse aimé à partager les longues nuits de cette saison avec toi ; mais il faut obéir aux circonstances. Adieu, mon amie, tout à toi. NAPOLÉON. Le 23 janvier 1807 : Je reçois ta lettre du 15 janvier. Il est impossible que je permette à des femmes un voyage comme celui-ci ; mauvais chemins, chemins peu sûrs et fangeux. Retourne à Paris, sois-y gaie, contente ; peut-être y serai-je aussi bientôt. J'ai ri de ce que tu me dis que tu as pris un mari pour être avec lui ; je pensais, dans mon ignorance, que la femme était faite pour le mari, le mari pour la patrie, la famille et la gloire, pardon de mon ignorance ; l'on apprend toujours avec nos belles dames. Adieu, mon amie ; crois qu'il m'en coûte de ne pas te faire venir ; dis-toi : c'est une preuve combien je lui suis précieuse. NAPOLÉON. Le temps est passé où, follement amoureux, il voulait à tout prix avoir près de lui, en Italie, sa femme et qu'il écrivait à son frère Louis : Si elle ne vient pas, je suis dans le cas d'abandonner mon armée et de rentrer à Paris. Le 1er février 1807 il écrit de Wittemberg : Wittemberg, le 1er février, à midi. 1807. Ta lettre du 11, de Mayence, m'a fait rire. Je suis aujourd'hui à quarante lieues de Varsovie ; le temps est froid, mais beau. Adieu, mon amie ; sois heureuse, aie du caractère[15]. NAPOLÉON. L'Empereur est laconique. Il est vrai qu'il prépare une attaque. Le 8 février, c'est la sanglante bataille d'Eylau qu'il gagne sur les Russes. Le lendemain il écrit à Joséphine : Eylau, trois heures du matin, 9 février 1807. Mon amie, il y a eu hier une grande bataille ; la victoire m'est restée, mais j'ai perdu bien du monde ; la perte de l'ennemi, qui est plus considérable encore, ne me console pas. Enfin je t'écris ces deux lignes moi-même, quoique je suis bien fatigué, pour te dire que je suis bien portant et que je t'aime. Tout à toi. NAPOLÉON. Et le soir même : Eylau, le 9 février, à six heures du soir. 1807. Je t'écris un mot, mon amie, afin que tu ne sois pas inquiète. L'ennemi a perdu la bataille, 40 pièces de canons, 10 drapeaux, 12.000 prisonniers ; il a horriblement souffert. J'ai perdu du monde, 10.000 tués, 3.000 ou 4.000 blessés. Ton cousin Tascher se porte bien ; je l'ai appelé près de moi avec le titre d'officier d'ordonnance. Corbineau a été tué d'un obus ; je m'étais singulièrement attaché à cet officier qui avait beaucoup de mérite ; cela me fait de la peine. Ma garde à cheval s'est couverte de gloire. D'Allemagne est blessé dangereusement. Adieu, mon amie. Tout à toi. NAPOLÉON. ***Le jour même de la bataille d'Iéna, Davoust avait gagné la bataille d'Auerstaedt sur les Prussiens. ***Le 17 février 1807, Joséphine, qui est de retour à Paris, écrit à sa mère : Ma chère maman, M. Duquesne est au moment de partir. Je profile de cette occasion pour vous embrasser et vous donner de mes nouvelles, ma santé est bonne, je suis revenu de Mayence ici au commencement de ce mois. L'Empereur se porte très bien. J'ai reçu hier une lettre de lui du 1er février, il était à quarante lieues mi delà de Varsovie et à peu de distance des Russes qui se retirent. J'ai eu ma fille auprès de moi pendant mon séjour à Mayence ; elle est retournée à La Haye auprès du roi. J'espère que mon cher Eugène me donnera bientôt un petit-fils, la Princesse Auguste, sa femme, est au moment d'accoucher et j'en attends chaque jour la nouvelle. Je ferai mettre en état tous les papiers relatifs à l'affaire dont vous me parliez dans une de vos dernières lettres et je vous enverrai une procuration. Jusque-là, je désire que ma tante jouisse du revenu. Dès que l'Empereur sera ici je n'oublierai pas les différentes recommandations que vous m'avez faites ; il me sera toujours doux de pouvoir être utile à la Colonie, et aux personnes qui vous intéressent. Adieu, ma chère maman, ménagez votre santé, j'espère qu'elle continue à être bonne, il n'y a que cette espérance qui puisse me dédommager de ne pas vous voir. Pensez à moi quelquefois et croyez qu'on ne peut vous aimer plus tendrement que votre fille. JOSÉPHINE. ***Le 14 juin 1807, c'est Friedland I vaincus, ses ennemis signent le traité de Tilsitt, le 8 juillet 1807. La Prusse est réduite de moitié ! La Westphalie est érigée en royaume, en faveur de son frère ainé, Jérôme. L'Electeur de Saxe, dont les états sont agrandis, prend le titre de roi. La Prusse et la Russie se soumettent au blocus continental. Ne pouvant vaincre son éternel ennemi sur le continent, et n'ayant plus de marine, Napoléon va essayer de le réduire par la famine. C'est pourquoi, le 21 novembre 1806, il avait établit le blocus continental, mesure politique par laquelle il interdisait l'entrée de tous les ports du continent aux navires et aux marchandises de l'Angleterre. Le lendemain de cette mémorable bataille de Friedland, Napoléon écrit à l'Impératrice qui est à Saint-Cloud : Friedland, le 15 juin 1807. Mon amie, je ne t'écris qu'un mot, car je suis bien fatigué ; voilà bien des jours que je bivouaque. Mes enfants ont dignement célébré l'anniversaire de la bataille de Marengo. La bataille de Friedland sera aussi célèbre et est aussi glorieuse pour mon peuple. Toute l'armée russe mise en déroute, 80 pièces de canons, 30.000 hommes pris ou tués ; 25 généraux russes tués, blessés ou pris. La garde russe écrasée : c'est une digne sœur de Marengo, Austerlitz, Iéna. Le bulletin te dira le reste. Ma perte n'est pas considérable ; j'ai manœuvré l'ennemi avec succès. Sois sans inquiétude et contente. Adieu, mon amie ; je monte à cheval. NAPOLÉON. Et le 16 juin, à 4 heures après-midi : Mon amie, je t'ai expédié hier Moustache avec la nouvelle de la bataille de Friedland. Depuis j'ai continué à poursuivre l'ennemi. Kœnigsberg, qui est une ville de 80.000 âmes, est en mon pouvoir J'y ai trouvé bien des canons, beaucoup de magasins, et enfin plus de 60.000 fusils, venant d'Angleterre. Adieu, mon amie ; ma santé est parfaite, quoique je sois un peu enrhumé par la pluie et par le froid du bivouac. Sois contente et gaie. Tout à toi. NAPOLÉON. De Tilsitt, le 19 juin 1807 : J'ai expédié, ce matin, Tascher près de toi, pour calmer toutes tes inquiétudes. Tout va ici au mieux. La bataille de Friedland a décidé de tout. L'ennemi est confondu, abattu, extrêmement affaibli. Ma santé est bonne, et mon armée est superbe. Adieu, mon amie ; sois gaie et contente. NAPOLÉON. De Tilsitt, le 25 juin 1807 : Mon amie, je viens de voir l'Empereur Alexandre ; j'ai été fort content de lui ; c'est un fort beau, bon et jeune empereur ; il a de l'esprit plus que l'on ne pense communément. Il vient loger en ville, à Tilsitt, demain. Adieu, mon amie ; je désire fort que tu te portes bien, et sois contente. Ma santé est fort bonne. NAPOLÉON. Le 7 juillet 1807 : Mon amie, la Reine de Prusse a dîné hier avec moi. J'ai eu à me défendre de ce qu'elle voulait m'obliger à faire encore quelques concessions à son mari, mais j'ai été galant et me suis tenu à ma politique. Elle est fort aimable. J'irai te donner des détails qu'il me serait impossible de te donner sans être bien long. Quand tu liras cette lettre, la paix avec la Prusse et la Russie sera conclue, et Jérôme reconnu roi de Westphalie, avec trois millions de population. Ces nouvelles pour toi seule. Adieu, mon amie, je t'aime et veux te savoir contente et gaie. NAPOLÉON. De Dresde, le 18 juillet, à midi. 1807 : Mon amie, je suis arrivé hier à cinq heures du soir à Dresde, fort bien portant, quoique je sois resté cent heures en voiture, sans sortir. Je suis ici chez le roi de Saxe, dont je suis fort content. Je suis donc rapproché de toi, de plus de moitié du chemin. Il se peut qu'une de ces belles nuits je tombe à Saint-Cloud comme un jaloux ; je t'en préviens. Adieu, mon amie ; j'aurai grand plaisir à te voir. NAPOLÉON. ***1808 ! Le Portugal ne pouvait vivre sans commercer avec l'Angleterre. Refusant d'appliquer le blocus, Napoléon y envoya une armée et le Portugal fut conquis. L'Espagne ne voulant pas non plus se plier aux exigences de Napoléon, c'est la guerre, pénible et sauvage contre les Espagnols qui, partout, dans les villes, dans les campagnes, font la guérilla, c'est-à-dire une petite guerre meurtrière contre nos soldats. Des bandes de nobles, de prêtres, de moines, de paysans ravageaient le pays où les troupes devaient passer et les Français trouvaient des villages déserts, des granges et des greniers vides ; ils ne pouvaient pas se nourrir. A la fin de 1808, l'Empereur arriva en Espagne. Vainqueur partout où il combattit, mais sans parvenir à bout de la résistance du peuple espagnol, il contraint à abdiquer le roi Charles IV et son fils Ferdinand et donne le trône d'Espagne à son frère Joseph. Murat devient roi de Naples. Le 31 décembre, de Benavente, il écrivait à Joséphine : Mon amie, je suis à la poursuite des Anglais depuis quelques jours ; mais ils fuient épouvantés. Ils ont lâchement abandonné les débris de l'année de la Romana, pour ne pas retarder leur retraite d'une demi-journée. Plus de cent chariots de bagages sont déjà pris. Le temps est bien mauvais. Lefèvre a été pris ; il m'a fait une échauffourée avec trois cents chasseurs : ces crânes ont passé une rivière à la nage et ont été se jeter au milieu de la cavalerie anglaise ; ils en ont beaucoup tué ; mais au retour Lefèvre a eu son cheval blessé ; il se noyait ; le courant l'a conduit sur la rive où étaient les Anglais ; il a été pris. Console sa femme. Adieu, mon amie. Bessières, avec dix mille chevaux, est sur Astorga. NAPOLÉON. Bonne année à tout le monde ! Bientôt les Anglais seront en pleine déroute. Le duc de Dalmatie les poursuit l'épée dans les reins. NAPOLÉON. Le 8 janvier 1809, les Anglais avaient rembarqué leurs troupes. Les opérations militaires étaient terminées en Espagne. ***Cette guerre d'Espagne avait donné des embarras à l'Empereur. L'Autriche croit le moment venu de redresser la tête et de se relever de ses défaites. Elle entraîne l'Angleterre et l'Espagne dans une cinquième coalition. Napoléon reprend la campagne. Durant le séjour de Napoléon en Espagne, Joséphine avait amené sa Cour à Bordeaux. Elle est maintenant de retour à Saint-Cloud. Napoléon remporte les victoires d'Eckmühl (22 avril 1809), d'Essling[16] (22 mai), de Wagram (6 juillet). L'Autriche signe la paix à Schœnbrunn (Traité de Vienne) le 14 octobre. Elle cède les provinces illyriennes, se soumet au blocus continental et reconnaît Joseph comme roi d'Espagne. Les états Romains sont annexés à l'Empire Français. Après la bataille de Wagram, l'Empereur écrivit à Joséphine qui est allé à Plombières prendre les eaux : Ebersdorf, le 7 à cinq heures du matin, 1809. Je t'expédie un page pour te donner la bonne nouvelle de la victoire d'Ebersdorf, que j'ai remportée le 5, et de celle de Wagram, que j'ai remportée le 6. L'armée ennemie fuit en désordre, et tout marche selon mes vœux. Eugène se porte bien. Le prince d'Aldobrandini est blessé, mais légèrement[17]. Bessières a eu un boulet qui lui a touché le gras de la cuisse, la blessure est très légère. Lassalle a été tué ; mes pertes sont assez fortes ; mais la victoire est décisive et complète. Nous avons plus de cent pièces de canons, douze drapeaux, beaucoup de prisonniers. Je suis brûlé par le soleil. Adieu, mon amie ; je t'embrasse. Bien des choses à Hortense. NAPOLÉON. De Plombières, l'Impératrice se rend à la Malmaison. Sans nouvelles, l'Empereur lui écrit de Schœnbrunn, le 31 août 1809 : Je n'ai pas reçu de lettres de toi depuis plusieurs jours ; les plaisirs de Malmaison, les belles serres, les beaux jardins, font oublier les absents ; c'est la règle, dit-on, chez vous autres. Tout le monde ne parle que de ta bonne santé ; tout cela m'est fort sujet à caution. Je vais demain faire une absence de deux jours en Hongrie, avec Eugène. Ma santé est bonne. Adieu mon amie, tout à toi. NAPOLÉON. De Kems, le 9 septembre 1809 : Mon amie, je suis ici depuis hier à deux heures du matin ; j'y suis pour voir mes troupes. Ma santé n'a jamais été meilleure. Je sais que tu es bien portante. Je serai à Paris au moment où personne ne m'attendra plus. Tout ici va fort bien et à ma satisfaction. Adieu, mon amie. NAPOLÉON. De Munich : Mon amie, je pars dans une heure. Je serai arrivé à Fontainebleau du 26 au 27 ; tu peux t'y rendre avec quelques dames. NAPOLÉON. |
[1] Masséna avait été mousse, Lannes ouvrier teinturier (fils d'un garçon d'écurie, Ney fils d'un tonnelier, Murat fils d'aubergiste).
[2] Louis XVI recevait cette même somme.
[3] Oncle de l'Empereur.
[4] Comme l'Empereur, l'Impératrice aura droit à huit chevaux à son carrosse. La livrée de sa maison et de ses gens de service sera celle de l'Empereur.
[5] Estimée à 1.032.000 francs.
[6] Il avait coûté 165.000 francs.
[7] C'est le tableau que nous a transmis David.
[8] Frédéric Masson, Joséphine, impératrice et reine.
[9] Masson, Joséphine, impératrice et reine.
[10] Pitt a été l'implacable ennemi de Napoléon. Il mourut le 23 janvier 1806, à l'âge de 47 ans, en ayant passé vingt-trois à la tête des affaires.
[11] Mémorial de Sainte-Hélène.
[12] Nelson y fut tué. Il avait 47 ans.
[13] Charles-Napoléon, prince royal de Hollande.
[14] Deux lettres dans la même journée.
[15] C'est la lettre de François Ier à la Reine : Madame, il fait grand vent ; j'ai tué, six loups.
[16] Le maréchal Lannes, duc de Montebello, y fut tué.
[17] Le Prince Aldobrandini de Borghèse, colonel du 4e régiment de cuirassiers.