JOSÉPHINE

IMPÉRATRICE DES FRANÇAIS - REINE D'ITALIE

 

LA MARTINIQUE SOUS LA RÉVOLUTION.

 

 

Le calme régnait à la Martinique, l'île était prospère, les colons, occupés à la culture ou au commerce, étaient satisfaits de leur sort, tandis que dans la Métropole les affaires prenaient une tournure de plus en plus alarmante qui faisait déjà pressentir les événements que devait amener la Révolution et qui allait entraîner les colonies dans le tourbillon de l'effervescence patriotique. Le Code noir était en vigueur et bien que des doléances se fussent révélées et qu'il fût question de réformes, une poignée de blancs retenait en esclavage des milliers d'Africains.

Ultérieurement, l'abolition de l'esclavage devait produire des troubles très graves. Cette abolition n'a pas été aussi imprévue que certains l'ont écrit. Lorsque le décret du 27 avril fut rendu, depuis longtemps l'émancipation des noirs était préparée par de nombreux affranchissements qui devaient amener peu à peu et sans secousse la transition de l'état d'esclavage à celui de liberté. Un brusque changement devait inévitablement provoquer des désordres, mais, le Gouvernement Provisoire qui tenait à marquer son passage au pouvoir par des actes en rapport avec son origine révolutionnaire, décréta purement et simplement l'affranchissement de tous les nègres de nos colonies à esclaves, chargeant l'Assemblée Nationale qui allait être nommée de l'exécution de cette mesure, de pourvoir au sort des nouveaux affranchis et à l'indemnité qui serait due aux colons[1]. C'était précipiter imprudemment l'accomplissement d'une mesure qui, en s'effectuant dans de telles conditions, devait entraîner de très graves inconvénients. Pour les prévenir, on exigea que l'affranchissement réel n'aurait lieu que deux mois après la promulgation du décret dans chaque colonie ; qu'alors les nouveaux affranchis seraient tenus de prendre des engagements de travail de deux ans au minimum, à moins qu'ils ne justifiassent de moyens d'existence, sous peine d'être traités comme vagabonds. Malgré ces précautions, des troubles éclatèrent à la Martinique comme à la Guadeloupe. L'incendie, le pillage, la dévastation d'habitations et de sucreries, des meurtres, signalèrent cette insurrection.

Dès qu'on apprit aux Antilles les premiers événements de la Révolution française, le même mouvement qui avait agité la France se communiqua aux îles, avec toute la violence qu'on devait attendre de leur climat brûlant. Saint-Domingue, dont la population se composait de 40.000 blancs, 30.000 gens de couleur libres, et près de 50.000 esclaves, donna l'élan à toutes les autres colonies. Ses grands planteurs les Seigneurs de Saint-Domingue, habitant Paris, qui ne rêvaient que puissance et richesse, s'affilièrent aux idées nouvelles[2], dans l'espoir sans doute de s'élever au même rang que les plus favorisés de la royauté, sans prévoir que ce qu'ils proc lamaient allait être plus tard revendiqué par leurs esclaves. Ils creusaient de leurs propres mains l'abîme qui devait les engloutir.

C'est le 16 septembre 1789 que la population de Saint-Pierre, par des bulletins, les uns à la main, les autres imprimés, fut instruite des malheurs qui menaçaient le royaume et surtout Paris : la prise de la Bastille le 14 juillet, la nuit du 4 août durant laquelle le clergé et la noblesse avaient renoncé à leurs droits et privilèges féodaux[3]. On apprit que la tranquillité relative qui y existait était due à la réunion des Trois-Ordres ; que, pour célébrer cet heureux événement, on avait arboré la cocarde nationale ; que le Roi l'avait reçue à l'Hôtel de Ville ; qu'il en avait décoré, son chapeau ; qu'il avait baisé cette cocarde, comme un signe de paix et d'union devant lier à jamais les trois Ordres de l'Etat entre eux, tous les Français et leur Roi.

Le 18 du même mois, un bâtiment venu de Bordeaux et ayant abordé à Fort-Royal, avait confirmé ces nouvelles, ajoutant que les chefs civils et militaires, à Bordeaux, avaient pris la cocarde ; que le régiment de Champagne en avait orné les chapeaux. On lit avec satisfaction, dans les papiers publics, que les Gardes-Françaises ont refusé de diriger leurs armes contre le peuple ; que ce corps antique, dont l'histoire nous a transmis les plus hauts faits contre les ennemis de l'Etat, n'a pas voulu souiller ses mains dans le sang de ses concitoyens ; que d'autres régiments ont suivi son exemple.

Les personnes qui donnaient à Saint-Pierre des nouvelles aussi intéressantes, avaient arboré la cocarde ; cet ornement déplait au Gouverneur, M. de Vioménil[4] ; il se rend à Saint-Pierre pour le faire quitter ; il se sert de vains prétextes et bientôt on ne voit dans la ville que deux cocardes. Il fait prêter aux troupes de la garnison un nouveau serment de fidélité et quitte Saint-Pierre en laissant les ordres les plus sévères contre ceux qui reprendront cette cocarde. Un d'eux est arrêté, conduit à la forteresse, et ne doit sa liberté qu'aux sollicitations des Commissaires du Commerce.

Plus le patriotisme est contraint, plus il enflamme les cœurs. La jeunesse ne peut plus calmer son empressement à prendre la cocarde, des réunions ont lieu, ils la présentent aux Commissaires du Commerce, aux magistrats du Conseil Souverain, aux officiers de la Sénéchaussée, qui l'acceptent.

M. de Vioménil en est informé, il retourne à Saint-Pierre, fait assembler à son arrivée plusieurs notables citoyens, adresse des reproches aux Commissaires du Commerce et déclare qu'il ne regarde la cocarde que comme une marque d'insurrection, comme un cri à la liberté, à l'indépendance et à la licence ; il assure qu'il ne consentira jamais à la laisser porter sans être instruit ministériellement, ou par d'autres voies assurées, que le Roi l'a accepté et qu'on la porte partout en France. On lui avait pourtant mis sous les yeux une infinité de lettres, d'imprimés, de rapports de capitaines de navire arrivés dû Havre et de Bordeaux, ce que racontaient leurs officiers et les passagers. Il ne voulait rien entendre et cherchait à éluder la question.

A sa sortie de la réunion, un jeune homme, M. de Molerat, l'approche et lui offre la cocarde. Je perdrai plutôt mille vies que de flétrir quarante-deux ans de bon service, en tolérant ce signal d'indépendance, s'écrie le Gouverneur. M. de Molerat insiste, il met dans ses réponses respect et fermeté. M. de Vioménil comprenant qu'il n'obtiendrait rien en déployant son autorité a recours à un moyen dilatoire : il demande comme une faveur personnelle, comme une marque de déférence à laquelle il sera sensible, de suspendre à la prise de cette cocarde jusqu'à ce qu'il ait reçu des nouvelles officielles de Paris, et il ajoute : Peut-être trouverai-je ces nouvelles en arrivant à Fort-Royal, alors je viendrai aussitôt vous demander la cocarde ; je ne réclame que quelques heures, pouvez-vous me les refuser ? Des larmes arrosaient son visage. Quand celui qui a le droit d'ordonner a recours à la prière et aux pleurs, quel triomphe ne doit-il pas attendre ? Tout le monde est ému, chacun veut l'embrasser et le patriotisme cède au désir d'être agréable à ce brave vieillard.

Au moment de partir pour Fort-Royal, M. de Vioménil s'aperçoit, dans la rue, que des citoyens ont conservé la cocarde. Il ralentit sa marche, arrête tous ceux qui la portent et leur fait des remontrances, il entre dans les cafés, monte dans les galeries hautes, prie les uns, menace les autres, n'écoute aucune représentation, refuse de lire la Gazette de Sainte-Lucie ; les uns cèdent, quittent la cocarde, d'autres refusent ; ceux-ci disent : Le Roi la porte, tout bon citoyen doit en être décoré ; ceux-là : Si je la quitte, mes camarades me chercheront querelle. M. de Vioménil riposte : Si on vous attaque, je viendrai me battre pour vous. Certains lui donnent des preuves de déférence, d'autres de fermeté. Ce contraste l'aigrit.

J'ai pris la cocarde avec réflexion, lui dit quelqu'un, je la porterai avec confiance : il n'y a que la force qui puisse me la faire abandonner. Vous avez le pouvoir, ou l'abus du pouvoir, sévissez contre moi.

Le Gouverneur répond : Si je voulais abuser de mon pouvoir, je pourrais mettre le feu aux quatre coins de la ville, ce qu'à Dieu ne plaise ! et il quitte la ville, laissant le peuple dans l'agitation.

Rien ne peut plus arrêter l'effervescence des esprits, tous les cœurs sont animés du patriotisme le plus pur ; l'impatience s'accroît par l'examen des gazettes que l'on reçoit de Sainte-Lucie, par les nouveaux délais que demande le Gouverneur. La foule s'accroît dans les rues de Saint-Pierre, le nombre des cocardes augmente, l'ordre pourtant n'est pas troublé.

Forcé de se rendre au vœu général, M. de Vioménil invite enfin à prendre la cocarde. Il écrit aux Commissaires du Commerce qu'il la regarde comme un gage de paix, d'union et de concorde et sa lettre est rendue publique. Le peuple est à la joie, il oublie les obstacles qu'il a éprouvés, les drapeaux de la Nation, ainsi que celui des Américains, nos alliés, sont bénis à l'Eglise du Mouillage le. 26 septembre. La cérémonie se déroule avec ordre et dignité. Tous les citoyens, sans distinction d'état et de qualité, se rendent professionnellement à l'Eglise du Fort pour assister au Te Deum.

Le soir du même jour, M. de Vioménil parait au théâtre. Les applaudissements réitérés qu'il reçoit sont une preuve qu'on ne lui conserve aucune animosité, que le passé est oublié et qu'il garde l'estime de la population.

Le lendemain, 27 septembre, le peuple se rend en foule à l'Hôtel de l'Intendance, où était le Gouverneur, pour lui offrir son respectueux hommage, le remercier d'avoir bien voulu accepter que l'on porte la cocarde et d'être venu, par sa présence, augmenter la joie publique. On lui annonce qu'un bal costumé sera donné dans la soirée au théâtre et on le prie d'y assister. Il regrette de ne pas pouvoir accepter, ses occupations l'appelant d'urgence à Fort-Royal, Il délègue l'Intendant, M. de Foulon, pour le représenter.

Une députation est envoyée à M. de Foulon pour lui exprimer le respectueux attachement du peuple et lui transmettre cette invitation. Souffrant, son état de santé ne lui permettant pas de sortir depuis quelques jours, il exprime la plus vive sensibilité pour l'intérêt que son état inspire à tous les citoyens et agrée la cocarde qu'on lui offre.

Le 28 septembre, on délibère à Fort-Royal de suivre l'exemple de Saint-Pierre, d'arborer la cocarde, de faire chanter un Te Deum, de donner des fêtes ; puis chacun reprend le train ordinaire de ses occupations qui malheureusement allait être interrompu par la suite, par de terribles événements.

***

Le 30 septembre 1789, à 3 heures du matin, arrivait à Saint-Pierre, venant de Fort-Royal, M. Tanaïs, qui rapportait aux Commissaires du Commerce, réunis d'extrême urgence chez M. de Launoy, le Commandant en second, que le Fort-Royal était dans le plus grand désordre ; que, la veille, après-midi, au milieu des fêtes et tandis que le peuple se réjouissait au Fort avec les troupes, M. le Général, paraissant pris de vin, avait maltraité MM. de Laubenge et de Castella, parce qu'ils n'avaient pas laissé entrer les mulâtres, conformément à ses ordres ; qu'il avait publié un ban et enjoint à la troupe de reconnaitre les mulâtres libres comme citoyens et bons serviteurs du Roi et de faire société avec eux ; que les mulâtres, fiers d'un pareil traitement, s'étaient livrés à des excès ; que les blancs avaient été obligés de prendre les armes ; que la confusion était dans la ville ; enfin, qu'il venait en hâte, après en avoir conféré avec MM. Roignan, Guignod et autres citoyens de Fort-Royal, pour trouver dans Saint-Pierre les moyens d'éviter de plus grands maux.

Avec le jour, ce rapport s'était répandu et chacun voulait voler au secours de ses frères. MM. les Commissaires eurent à lutter pour contenir une effervescence trop prompte. Ils dépêchèrent au Fort-Royal M. Fourn Jeune afin d'avoir au plus vite des renseignements certains et décidèrent d'attendre son retour avant de prendre aucune détermination, mais l'inquiétude agitait tous les esprits, il fallait se réunir, délibérer, prendre un parti au plus vite. Le peuple, par un mouvement général se rendit dans l'après-midi à l'Eglise du Fort. Plusieurs conseillers, des notables, toutes les classes de citoyens composaient cette foule. On proposa de former un comité, les uns voulaient lui attribuer toute police, les autres combattaient cette idée ; on était dans l'indécision, lorsque MM. Guignod et Baylies-Dupuy se présentèrent, comme envoyés par le Fort-Royal.

Ils confirmèrent, dans leur rapport, celui de M. Tanaïs, ils ajoutèrent que M. de Vioménil s'était permis certaines violences contre les officiers, mais que tout était rentré dans l'ordre, le général ayant fait une réparation publique, reconnaissant ses. torts, qu'il n'y avait plus de craintes à avoir.

Ils n'avaient point de lettres de créance. Contredits par M. Barême qui arrivait en même temps qu'eux de Fort-Royal, une grande agitation secoua l'Assemblée, des motions violentes furent faites ; on voulait forcer le général à se retirer à bord d'un bâtiment du Roi, jusqu'à ce que la colonie ait prononcé ; enfin le peuple, sage au milieu du tumulte, décida d'envoyer treize députés au Fort-Royal, pour féliciter les citoyens du retour de la paix, s'il était réel ; pour concourir à dissiper les troubles et prendre des informations exactes sur les faits imputés à M. le Général.

La délibération suivante fut votée à l'unanimité :

Le 30 septembre 1789, à cinq heures de l'après-midi, le bon peuple de Saint-Pierre, composé de tous les Ordres de la ville, généralement assemblé dans l'église paroissiale du Fort, pour délibérer sur les troubles qui agitent la ville du Fort-Royal, dont les effets, aussi terribles que prompts, pourraient devenir pernicieux à toute la colonie ; pour tâcher, en outre, d'établir un ordre stable et un moyen sûr de maintenir les propriétés et la sûreté individuelle, il a été fait à l'Assemblée le rapport du Sieur Tanaïs, arrivé du Fort-Royal à trois heures du matin, qui nous a donné les plus vives alarmes. Pendant qu'on écoutait les observations, se sont présentés à l'Assemblée les Sieurs Guignod et Baylies-Dupuy, se disant députés de la ville du Fort-Royal ; interpellés de montrer leurs lettres de créance, ils n'ont pu nous présenter qu'un procès-verbal fait le 28 de ce mois, par les habitants du Fort-Royal ; quoique ce titre nous ait paru insuffisant, notre zèle pour la chose publique nous a portés à recevoir ces Messieurs comme députés et à leur rendre l'honneur dû à cette qualité ; ils ont été conduits, pour être entendus de toute l'Assemblée, dans la Chaire de l'évangile, où le Sieur Guignod a dit : Que toute crainte devait cesser ; que le calme était au Fort-Royal ; que les torts attribués à M. le Général, dans la journée d'hier, étaient détruits par la réparation publique qu'il en avait faite ; qu'elle avait fait disparaître les craintes, qui pouvaient résulter de la publication, au son du tambour, de M. le Général lui-même, l'épée à la main, entouré de gens de couleur libres, pour les assimiler aux blancs, et de la violence où il s'était porté en cassant le Major du régiment de la Martinique. Ce rapport entendu, il a été fait diverses observations, tendantes à la paix et au maintien du bon ordre.

Ensuite le Sieur Lencou Barème a dit : qu'il arrivait du Fort-Royal, en même temps que les Sieurs Guignod et Baylies-Dupuy ; que ces Messieurs avaient une mission tout à fait différente de l'exposé du Sieur Guignod et qui tendait à réclamer, de notre part, une députation auprès de leur ville, pour tâcher de calmer l'ardeur du peuple, qui, indigné des procédés de M. le Général, veut se porter contre lui aux dernières extrémités ; que le moment est des plus pressants.

L'Assemblée, ayant égard à ce qui vient d'être dit, a trouvé dans ces deux exposés une contradiction manifeste, de laquelle résulte la plus grande incertitude ; que les citoyens du Fort-Royal nous sont chers ; que nous leur devons du secours ; mais qu'il faut connaître la vérité ; que le seul moyen de s'en assurer, est de la puiser à la source ; qu'il faut députer au Fort-Royal ; que, si le rapport du Sieur Guignod est vrai, nous n'aurons d'autre motif que de féliciter nos concitoyens du bonheur dont ils jouissent ; que, dans le cas contraire, nos députés feront tous leurs efforts pour aider à ramener la tranquillité publique ; qu'ils prendront les informations les plus exactes sur les imputations faites à M. le Général, à l'effet d'aviser aux moyens de satisfaire l'intérêt commun ; qu'il est nécessaire de rappeler au peuple du Fort-Royal que la bonne cause doit être appuyée sur les lois ou sur des règles sûres, d'après lesquelles nous puissions être à l'abri du reproche ; que l'objet qui nous occupe est trop majeur, pour ne pas être communiqué à toute la colonie ; que les habitants ont un intérêt égal au nôtre ; que, si la nécessité l'exige, il faut que tous les colons soient réunis pour la chose commune.

Ces réflexions, unanimement approuvées, il a été procédé à la nomination de treize députés ; les suffrages se sont réunis en faveur de MM. Baquié ; Lavau ; Domergue ; de Lahorie ; Molerat neveu ; Dieudonné ; Spitalier de Seillans ; Meslon ; Lalanne ; Ledus aîné ; Eyma ; Hubon cadet et Sergent, qui se sont chargés de cette union.

L'Assemblée leur a donné pouvoir de suivre le contenu des observations ci-dessus ; ils pourront cependant se conformer aux circonstances, pourvu qu'elles tendent au maintien de la paix et du bon ordre.

Arrêté de plus, que la présente délibération sera imprimée pour être rendue publique, si le Comité établi le trouve nécessaire. Délibéré à Saint-Pierre, les jour et an que dessus.

Signé : CRASSOUS DE MÉDEUIL, secrétaire de l'Assemblée.

 

En quittant l'Église du Fort, l'Assemblée se rendit au théâtre. Là, par acclamation, M. Ruste est nommé Président du Comité ; M. Thore, vice-président, et M. Crassous de Médeuil, secrétaire. Cent un électeurs, choisis parmi les plus notables citoyens, sont chargés de procéder, par le scrutin, à la formation d'un Comité composé de 18 membres, avec voix délibérative, et d'un secrétaire, avec voix consultative.

Ce Comité devra être uniquement l'organe et le conseil du peuple ; et pour pourvoir à la tranquillité publique, il est arrêté que les milices feraient des patrouilles, que MM. les Commandants de quartiers seraient priés de les commander à cet effet : chacun offre ses services volontaires pour le faire.

Il est convenu que le Comité sera élu le lendemain matin, premier octobre.

En apprenant ces bonnes nouvelles, M. de Vioménil s'empresse d'écrire à M. Ruste :

Fort-Royal, le 1er octobre 1789.

Je suis charmé, Monsieur, que vos concitoyens vous aient mis à la tête des personnes qui doivent élire le comité qu'ils ont résolu de former ; ce choix éclairé me répond de l'honnêteté de ceux qui seront élus pour le composer, de leur sagesse, et du soin qu'ils prendront de calmer et de contenir dans de justes bornes un peuple qui ne s'en écarterait jamais, s'il n'était quelquefois, entrainé par les ennemis de son propre bonheur et de sa tranquillité.

Lorsque vous aurez bien voulu m'apprendre, Monsieur, que le Comité est formé et le calme ramené, je me rendrai avec empressement à Saint-Pierre ; j'y exposerai ma conduite dans toute sa vérité ; ma justification des propos et des vues que des gens mal intentionnés se sont plus à me prêter ; mes torts même, s'il en est que la pureté de mes intentions ne justifie. C'est là que, réunis pour le bien de la paix, nous oublierons mutuellement ce que l'ardeur du zèle, et tout ce qui, dans un moment où la joie publique a dû être marquée à si juste titre, a pu produire d'erreurs ; et à l'exemple de ce que l'esprit de réunion et de concorde a déjà produit de bien en France, nous assurerons la tranquillité publique, qui, à ce que j'espère, ne sera plus troublée pendant le peu de temps qui me reste à passer encore ici.

Je vous envoie, Monsieur, l'immortel discours qui a signalé le retour du vertueux Ministre que la France vient aussi de reconquérir ; empressez-vous de le faire connaitre à vos concitoyens, et de les assurer qu'il n'exprime pas un principe, pas un sentiment qui ne soient les miens, et qui ne fassent mon bonheur, lorsque je les verrai réduire en pratique dans cette colonie, qui n'eût jamais dû douter de l'intérêt et de l'affection qui jusqu'ici ont dirigé toutes mes pensées et ma sollicitude pour le sien.

J'ai l'honneur d'être avec un parfait attachement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Comte de VIOMÉNIL.

P. S. — Je vous prie, Monsieur, de faire imprimer le discours de M. Necker, avec l'arrêté au bas, après les avoir communiqués à M. l'Intendant et à M. de Laumoy, et de faire de ces pièces l'usage indiqué par le vœu de la nation.

Vous voudrez m'en faire passer des exemplaires.

 

D'autre part M. Ruste reçoit de M. de Laumoy la lettre suivante :

Saint-Pierre, le 1er octobre 1789.

M. Le Comte de Vioménil, Monsieur, est plongé dans le chagrin le plus profond. Son âme est douloureusement affectée de la prévention d'une partie des citoyens sur son compte. Qu'il est affreux, Monsieur, pour un homme vertueux, qui depuis plus de quarante ans de service, n'a jamais essuyé le moindre reproche, de se voir proscrit pour avoir voulu mettre un peu trop de rigueur dans une démarche qu'il a jugée être de son devoir ! Il me mande qu'il ne peut plus exister ainsi ; qu'il va demander son rappel au Ministre, et qu'il ne se mêlera plus de rien jusqu'à son départ, afin qu'on ne puisse pas interpréter ses démarches d'une manière défavorable. Mais, Monsieur, vous le connaissez, ainsi que beaucoup de monde ici : qui mieux que lui peut administrer cette colonie ? Si, dans cette seule circonstance, il a pu déplaire par trop de résistance — et quelle résistance, il a fini par tout accorder ! — ne peut-on pas se rappeler le zèle, l'intelligence et l'activité avec lesquels il a découvert, puni, repoussé et dissipé les vrais, les plus dangereux ennemis de cette colonie qui semble le rejeter aujourd'hui, les ennemis qu'elle porte toujours dans son sein ? Ne peut-on pas se rappeler les soins et les peines qu'il s'est donnés, dès son arrivée ici, pendant la plus mauvaise saison, aux dépens de sa santé, pour connaître à fond cette colonie et être plus tôt en état de lui faire du bien ? Qu'il serait beau, Monsieur, d'oublier les griefs qu'on a contre lui, de le prier même de reprendre les soins du gouvernement, et de rester parmi nous ! Cette conduite généreuse serait un nouvel engagement pour lui de faire le bien général et, encore un coup, personne n'est plus en état de le faire que lui. Sa loyauté, sa franchise vous répondent, d'ailleurs, qu'il oubliera bientôt tout ce qu'il a souffert. Le ressentiment ne trouve point place dans une âme comme la sienne.

Je vous prie donc, Monsieur, de vouloir bien communiquer ma lettre au Comité, qui doit être formé aujourd'hui ou à l'Assemblée des électeurs, ou au peuple entier, comme vous le jugerez convenable, et de les engager, par tous les moyens en votre pouvoir, à faire ce que je désire ardemment. Il y a des façons si nobles de le faire ! C'est autant pour moi-même, Monsieur, que par tout autre motif que je le souhaite. Personne ne connaît mieux que moi le besoin que j'ai d'être conduit et dirigé dans la tache que j'ai à remplir, par un chef comme M. le Comte de Vioménil.

Si l'on a vraiment quelqu'amitié et quelque considération pour moi, Monsieur, je vous assure qu'il est impossible de m'en donner une preuve plus grande et à laquelle je puisse être sensible. J'ai jusqu'ici cherché à faire le plus de bien dont j'étais capable ; mais quelles nouvelles obligations m'imposerait la générosité d'un peuple que j'ai aimé d'abord par devoir, ensuite par inclination et aujourd'hui par reconnaissance.

J'ai l'honneur d'être, etc.

LAUMOY.

 

Les électeurs convoqués, se sont réunis le jeudi matin, 1er octobre, comme il avait été arrêté, et le Comité ainsi formé : MM. Ruste, commissaire du commerce, Président ; Thore, négociant, Vice-président ; François Del'horme, Dupont, Billouin, commissaires du commerce ; Jacou Saint-Omer, négociant ; de Thoumaseau, colonel d'Infanterie, ancien commandant général des milices, chevalier de Saint-Louis ; Armand de Corio, sénéchal en fonctions ; Fortier, négociant ; Lejeune de Montnoël, ancien commandant de bataillon, chevalier de Saint-Louis ; de Labroue, lieutenant-colonel d'infanterie, ancien commandant de bataillon, chevalier de SaintLouis ; Coqueran de Belleisle, commandant du bataillon du Mouillage, chevalier de Saint-Louis ; Lemerle de Beaufond, ancien officier d'infanterie ; Lafargue, Boutin, N. Décasse, Mallespine et Aucanne, négociants.

Après midi, le peuple, assemblé par une convocation générale au son du tambour, confirme ces nominations et arrête que le Comité serait toujours composé de dix-huit membres, qu'à cet effet les absents seront remplacés par ceux qui avaient eu successivement le plus de voix au scrutin, après les membres élus. Il est ajouté aux 18, M. le Chevalier de Lahorie, avec voix consultative ; M. Crassous de Médeuil, avocat, est nommé secrétaire ; M. Cairoche, notaire, secrétaire-adjoint.

Un serment solennel a lié le Comité au peuple et le peuple au Comité, pour la défense de l'intérêt commun ; afin de rendre ce lien plus fort, il est décidé que le Comité pourrait délibérer en particulier, mais que ses délibérations n'auraient d'effet que lorsqu'elles auraient reçu la sanction du peuple.

A ce moment, M. Fourn jeune donne lecture de la lettre ci-dessous, adressée par le Comité établi à Fort-Royal à MM. les commissaires du commerce à Saint-Pierre :

Messieurs,

D'après l'accession à nos demandes de la part de M. le général tout s'était passé, hier au matin, à notre plus grande satisfaction. Le Te Deum fut chanté avec pompe. M. le Général y assista, ainsi que toute la garnison. Il invita à dîner les députés et beaucoup d'honnêtes gens de la ville et de la campagne ; on but une infinité de santés, qui étaient, sans cesse répétées ; de sorte que nos têtes en furent un peu échauffées ; vous jugez bien, Messieurs, que l'amphitryon qui avait été obligé d'exciter les autres, devait naturellement avoir le cerveau plus exalté. Malheureusement, comme il sortait de table, il se présenta un soldat qui demandait son congé ; comme il s'y prit d'une manière maladroite, et qu'ayant un peu bu, il voulait toujours parler, le général s'impatienta et après l'avoir pris au collet, il le mit hors de chez lui. Dans le moment, il fut entouré de beaucoup de personnes ; on assure qu'il se permit quelques propos contre la colonie ; pour vous les rendre exactement il faudrait les avoir entendus ; nos députés qui sont auprès de vous, pourront vous dire ce que le bruit public leur en a appris. Quant à nous, nous sortîmes pour ne pas en être témoins. Après avoir fait déposer le drapeau de la nation à l'église, nous montâmes au Fort pour aller voir la garnison et répondre à l'honnêteté qu'elle avait eue de nous envoyer des bouquets, le matin.

Nous étions pêle-mêle avec les soldats ; nous buvions même avec eux, lorsque le général y arriva. Nos députés vous diront, Messieurs, ce qui s'est passé ; tout ce qui intéresse la Colonie, c'est un ban que M. le Général fit proclamer, par lequel il enjoignit la garnison de reconnaître les mulâtres libres pour de bons citoyens et bons serviteurs du Roi, avec lesquels il leur enjoignait de faire société. Tout ce qu'il fit et tout ce qu'il dit au surplus fut personnel aux officiers de la garnison, qui sans doute s'en sont plaints ou s'en plaindront. Ce matin le général a envoyé chez nous tous pour nous engager à passer chez lui : MM. Roignan et Guignod seuls s'y sont rendus ; il vous sera rendu compte par ce dernier qui est auprès de vous de tout ce qui s'est passé.

Nous nous sommes ensuite tous assemblés et nous avons été au palais d'abord recevoir les excuses des mulâtres libres, qui s'étaient permis des incartades, et ensuite expliquer à tout le peuple les intentions du général et les raisons qu'il avait données pour sa justification ; d'abord ils ont paru satisfaits ; le général s'y étant aussi rendu, il leur a également expliqué les motifs de sa conduite, a dénié tous les propos, de manière que tout le peuple a dit être satisfait, à l'exception de deux ou trois têtes chaudes qui avaient parlé auparavant et qui, devant lui, n'ont cependant osé rien dire. Voilà, Messieurs, à peu près comme les choses se sont passées, à quelques particularités près, que nos députés vous expliqueront.

Nous sommes, avec un respectueux attachement, Messieurs, vos très humbles et très obéissants serviteurs.

SIMON CHAUVOT, ROIGNAN, BLANC, AMALRIC, LECAMUS, GERMA, GRANDMAISON fils.

 

La lecture de cette pièce, qui semblait déguiser des faits très graves, produisit la plus grande fermentation. Le peuple ne pouvait croire que la colonie dût se contenter de la satisfaction que quelques habitants de Fort-Royal disaient avoir reçue et trouva confirmation de ses soupçons dans la lettre adressée par M. de Vioménil à M. Ruste et dans celle de M. de Laumoy, adressée au même. Vivement agité il ne cesse d'exprimer violemment ses sentiments et ne cède aux représentations du Comité que pour attendre le retour des treize députés.

Le Comité, assemblé le vendredi 7 octobre, est continuellement troublé par l'empressement du peuple qui, répandu de tous côtés, attendait le rapport des députés et voulait avoir connaissance de ce qui se passait.

Après midi, l'Assemblée générale ayant été convoquée, le Président, M. Ruste donne lecture publiquement de ses réponses à M. de Vioménil et à M. de Laumoy :

Saint-Pierre, le 7 octobre 1789.

À MONSIEUR LE COMTE DE VIOMÉNIL.

Monsieur le Comte, Je suis flatté de ce que vous avez la bonté de me marquer d'honnête et obligeant sur le choix qu'on a fait de moi pour présider les Assemblées du Comité ; il n'est aucun des membres qui le composent qui ne soit animé du vrai patriotisme, de l'amour de la tranquillité publique et du bien commun.

Les déterminations du comité n'ont force de loi qu'étant revêtues de la sanction publique ; ce sera toujours le vœu général que le Comité suivra ; ce vœu sera éclairé, tous nos citoyens donnant à l'envi des preuves de leurs sentiments pour l'honneur, la gloire, la tranquillité et la sûreté publiques.

La lecture de votre lettre a été suivie de celle du discours de M. Necker et de l'arrêté ; nous avions déjà chargé M. Bourne d'imprimer les nouvelles arrivées de France par le dernier navire. Je joins ici la révocation de l'arrêté faite par les Etats Généraux, dont vous n'avez peut-être pas connaissance.

J'ai l'honneur d'être, etc.

ROUSTE, président du Comité de Saint-Pierre.

CRASSOUS DE MÉDEUIL, secrétaire.

 

À MONSIEUR DE LAUMOY.

Saint-Pierre, 2 octobre 1789.

Monsieur le Commandant,

Nous avons fait au public lecture de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire hier ; il a applaudi à votre nom et à la pureté de votre âme ; mais une lettre de M. le Comte de Vioménil, arrivée en même temps, a excité un sentiment bien contraire : on a crié néant, néant, qu'il soit renvoyé, et tout ce que vous dites d'intéressant pour lui, en vous faisant le plus grand honneur, n'a pas changé l'opinion.

Nous avons l'honneur d'être, etc.

RUSTE, président du Comité de Saint-Pierre.

CRASSOUS DE MÉDEUIL, secrétaire.

 

Voici la lettre de M. de Vioménil à laquelle M. Rouste faisait allusion : Fort-Royal, le 2 octobre 1789.

LE COMTE DE VIOMÉNIL À MONSIEUR RUSTE.

La conduite ferme et sage, Monsieur, que vous venez de tenir dans les circonstances actuelles, vous ayant concilié pour toujours mon estime et ma confiance, c'est à ce titre que je vous fais part de ma résolution de faire assembler, le plus tôt possible, la colonie par ses légitimes représentants, pour délibérer sur l'état des choses.

Comme il est nécessaire que cette assemblée soit constituée le plus légalement et solennellement possible, afin qu'elle réunisse tous les pouvoirs nécessaires à la conjoncture, je vous prie, Monsieur, de me faire part de vos avis, que je me ferai un plaisir de suivre, ainsi que ceux de MM. les commissaires du commerce et des principaux citoyens de Saint-Pierre, particulièrement sur le nombre des représentants de cette ville, à admettre, en raison de sa population ; vous priant de venir passer quelques heures ici, pour conférer avec moi de tous ces objets.

J'ai l'honneur d'être, etc.

Le Comte de VIOMÉNIL.

P.S. — Comme il est absolument instant, Monsieur, que ma conversation ait lieu le plus tôt possible, je vous prie de vouloir bien vous rendre ici demain matin, au plus tard. Je vous prie aussi de voir, avant votre départ, M. l'Intendant et M. de Laumoy et d'en conférer avec eux.

 

Rassuré, comme il l'écrit, par la conduite sage et ferme de M. Ruste, M. de Vioménil croit pouvoir renoncer à son projet de quitter le Gouvernement et reprendre les rênes de l'administration. Le peuple proteste. Une motion est présentée : qu'il soit donné au Comité une force coercitive afin de livrer aux ministres des lois ceux qui les enfreindraient, mais le Président fait observer que cette force a été inutile jusqu'alors, puisque l'on n'a eu à regretter aucun désordre ; qu'elle serait inutile par la suite, parce que les tribunaux existaient ; que les lois conservent leur force et que le Comité n'avait et ne voulait avoir aucune espèce de juridiction, et la motion est rejetée.

Le samedi 3 octobre, les députés envoyés à Fort-Royal sont de retour et font leur rapport circonstancié sur ce qu'ils avaient recueilli. Il résulte que les faits consignés dans la lettre du Comité du Fort-Royal ne sont qu'une partie de la vérité ; que la garnison, les citoyens, la colonie entière avaient été compromis par M. de Vioménil :

PROCÈS-VERBAL DES DÉPUTÉS DU BOURG DE SAINT-PIERRE, MARTINIQUE, AUPRÈS DES HABITANTS DE LA VILLE DU FORT-ROYAL.

Le 1er octobre 1789, arrivés au Fort-Royal, à trois heures du matin, nous avons trouvé la plus grande tranquillité. Le jour venu, MM. Spitalier et Lavau se sont rendus chez M. Simon Chauvot pour remplir leur mission ; la réponse a été que nous pouvions nous rendre à huit heures chez M. Baylies-Dupuy.

Au retour de ces Messieurs, nous avons eu visite de MM. Fauvel Gouraud, Pavan, Sainte-Rose, Grandmaison, de Meaupertuis frères, Chevalier, Agnus, Lencou-Barême et nombre d'autres ; ils nous ont témoigné la plus vive satisfaction de notre arrivée qui était ardemment désirée, et qu'ils croyaient seule capable de remettre le calme au Fort-Royal, où les habitants formaient deux partis susceptibles de produire les plus grands maux, par la fermentation qui en résultait ; que le plus petit nombre des habitants, quoique témoins oculaires de la conduite de M. le Général envers les citoyens et la troupe, en embrassaient le parti ; que le surplus était dans les inquiétudes et les alarmes les plus vives sur la conduite de ce chef, et sur les suites de son caractère, qui faisait tout appréhender pour la sûreté publique ; ils nous ont, à cet effet, remis une lettre en forme de mémoire, qu'ils nous ont priés de soumettre à l'inspection de l'assemblée de Saint-Pierre.

A neuf heures, nous nous sommes rendus en corps chez M. Baylies-Dupuy ; nous n'y avons trouvé personne ; M. Levacher de Boisville y est venu un instant après, qui nous a dit qu'il croyait MM. les membres du Comité auprès de M. le Général... Après une demi-heure, se sont présentés MM. Simon, Roignan, Baylies-Dupuy, Lecamus, Blanc, Almaric, Guignod, Germa, Grandmaison fils et Michel, qui nous ont conduits dans une galerie haute, lieu ordinaire, de leur assemblée ; nos orateurs ont dit que la rumeur publique avait fait naître des craintes à Saint-Pierre pour nos concitoyens du Fort-Royal, excité nos sentiments d'affection et déterminé notre empressement à leur en donner le témoignage, etc.

M. Simon Chauvot, et après lui M. Roignan, ont dit qu'il ne restait plus rien à craindre sur les inquiétudes qu'on avait eues du Fort-Royal, et que la voix publique avait répandues à Saint-Pierre ; que M. le Général avait, fait une satisfaction complète pour les divers griefs auxquels il avait donné lieu, qu'il avait même offert de rendre publique cette satisfaction. que la députation de MM. Guignod et Baylies-Dupuy avait effectivement été envoyée par eux, pour empêcher l'arrivée d'un nombre de citoyens de Saint-Pierre qu'on leur avait dit venir à leur secours ; que leurs députés étaient partis en grande hâte, ce qui les avait empêchés de les munir de pouvoirs nécessaires. Que, dans le rapport de M. Guignod, contenu en notre délibération, il se trouvait une imputation à M. le Général, d'avoir cassé le Major du Régiment de la Martinique ; que ce tait était controuvé ; que cet officier n'avait été que réprimandé et menacé de cassation. que le sieur Guignod était effectivement chargé d'annoncer au peuple de Saint-Pierre que la tranquillité était parfaitement rétablie ; que le mulâtre qui avait frappé un soldat du régiment, était poursuivi criminellement ; qu'à cette occasion la première information de M. le Général avait été de savoir quel avait été l'agresseur.

M. Roignan a dit de plus que, quant à M. le Général, il conviendrait d'oublier l'après-midi d'avant-hier, parce qu'il était saoul.

M. Grandmaison fils a dit : que le soir de l'émeute arrivée au Fort-Royal, il était au fort avec plusieurs particuliers pour voir la fête qui s'y donnait ; que sur la rumeur qui fut excitée à l'arrivée de M. le Général, il se retira ; mais que le soir, M. de Castella, Major du Régiment de la Martinique, était venu chez lui, et dans l'amertume de son cœur, lui avait dit en lui serrant la main : Mon cher Grandmaison, qu'ai-je donc fait pour être ainsi traité par M. le Général ? qu'au surplus il n'avait rien vu ni entendu lui-même, mais que la voix publique paraissait justifier les griefs qu'on avait contre M. le Général.

M. Blanc a dit que les officiers du régiment de la Martinique avaient demandé un conseil de guerre pour y porter leurs griefs contre M. le Général...

Nos orateurs ont demandé acte de tous les dires et la transcription de la délibération dont nous étions porteurs, sur le registre du Comité. M. Amalric a observé qu'il croyait le comité incompétent ; que l'objet qui les avait fait nommer en Comité était consommé, puisqu'il se bornait au Te Deum et à la fête donnée le même jour.

M. Lecamus a proposé de se retirer auprès de l'Assemblée générale de la ville qui venait de se former dans la paroisse, pour faire nommer un Comité légal qui aurait égard à notre demande, ou qu'elle nous serait accordée par l'assemblée elle-même.

De retour chez M. Tanaïs, nous avons reçu la députation de MM. Doulle, Amalric et Blanc, qui nous ont dit que, d'après la permission de M. le Général, l'assemblée venait d'être constituée légalement et qu'ils venaient, en son nom, nous inviter à y aller, que nous étions attendus avec empressement ; nous nous y sommes rendus de suite. Nos orateurs ont dit en substance : qu'ils étaient pénétrés de la plus vive joie de la réunion qui venait d'être opérée ; que les troubles excités dans leur ville, parvenus à Saint-Pierre, avaient excité son zèle ; que nous étions députés pour concourir à rappeler la paix et l'union et que nous serions glorieux, si nous avions pu coopérer à leur bonheur, et ils ont donné lecture de la délibération dont nous étions porteurs et ont requis la transcription sur le registre de l'assemblée M. Amalric est monté en chaire pour, au nom de 1 assemblée, nous remercier de notre zèle, et nous charger de porter à nos constituants le témoignage certain de leur reconnaissance.

Pendant l'après-midi, nous avons reçu plusieurs visites ; tous ceux que nous avons eu le plaisir de voir nous ont parlé de M. le général en termes peu favorables ; ils nous ont dit que, montant au fort mardi dernier, il a causé la plus grande frayeur sur le motif de sa démarche ; qu'il en était survenu un tumulte considérable, qui avait forcé tous les citoyens à prendre les armes ; qu'ils ont veillé toute la nuit. que ce qui avait augmenté la rumeur, c'était la querelle et les voies de fait d'un mulâtre contre un blanc ; que M. le Général était naturellement enclin au vin ; que ce matin, il s'est transporté au Fort, il y a fait assembler les Grenadiers, a désavoué la parité des blancs avec les gens de couleur ; que le ban publié par lui-même ne pouvait détruire la subordination des gens de couleur envers les blancs ; qu'il avait appelé les officiers du corps, les avait priés d'oublier le passé.

D'autres nous ont dit que M. le Général, sortant de table dans son hôtel, avait dit avec véhémence, en présence du comité, qu'il y avait dans la colonie des honnêtes gens, mais qu'il y en avait beaucoup de tarés et que, si on regardait aux épaules, on les trouverait flétries.

Qu'un mulâtre avait poussé l'insolence jusqu'à se portera entrer chez M. Grandmaison, un sabre à la main, et à menacer d'assassiner un de ses fils.

Que MM. Agnus frères ont, avec leurs épées, écarté une troupe de gens de couleur qui invectivaient M. Molière et l'auraient assassiné sans eux.

Que M. Delachaux marchait armé de pistolets, parce que les mulâtres l'avaient menacé de lui couper la tête.

A cinq heures du soir, MM. Double, Roignan, Germa, Baylies-Dupuy, Guignod, Lecamus, Amalric, Blanc, Grandmaison fils, Levacher de Boisville père et Michel, en qualité de députés de l'Assemblée du Fort-Royal, sont venus nous charger d'assurer les citoyens de Saint-Pierre qu'on ne peut rien ajouter à la sensibilité que nos démarches leur ont fait éprouver, et à leur reconnaissance ; ils nous ont remis l'extrait de leur délibération de ce jour et un écrit en réponse des commissaires du Fort-Royal.

Signé : DE LAHOHIE, SPITALIER DE SEILLANS, BAQUIÉ, LAVAU, DOMERGUE, MOLLERAT, DIEUDONNÉ, HUBON Cadet, MELSON, LALANNE-DUFOND, LEDUFAINÉ, JAMES EYMA et SERGENT.

 

La lecture de ce rapport cause la plus grande effervescence. Pour l'arrêter, M. Arnaud de Corio fait, au nom du Comité, la motion que M. le Général, comme représentant la personne du Roi, est sous la sauvegarde du peuple et de la colonie ; l'assemblée y donne sa sanction par un applaudissement universel.

L'avis est formulé de soumettre des faits aussi importants à une assemblée générale de la colonie qui serait immédiatement convoquée.

Le dimanche 4 octobre, le Comité présente au peuple le tableau de tout ce qu'a fait M. de Vioménil, depuis son arrivée dans l'île ; ne dissimulant rien de ce qui faisait l'éloge de son activité et promettant des jours heureux sous son gouvernement. Il rappelle les faits qui se sont passés à Saint-Pierre, lors de la prise de la Cocarde, les obstacles qu'y avait apporté M. de Vioménil, les efforts pour le faire quitter, les propos véhéments qui lui étaient échappés dans, cette occasion et que plusieurs membres du Comité avaient eux-mêmes entendus, le triomphe de la liberté manifesté si pompeusement dans la journée du 26 septembre et couronné par le plaisir de voir M. de Vioménil au spectacle avec la cocarde.

Il fait sentir combien la joie avait été affaiblie par les reproches que M. de Vioménil avait faits le lendemain au peuple ; enfin il rend compte de tout ce qui était rapporté du Fort-Royal, et qui semblait une suite de ces mêmes reproches.

Il expose qu'il paraissait en effet que, le même jour, 27, M. de Vioménil avait encore refusé, au Fort-Royal, le chant du Te Deum ; que, le lundi 28, il l'avait accordé mais, pour prévenir le vœu des habitants qui voulait traiter les troupes, il avait exigé d'elles un nouveau serment de fidélité au Roi ; que c'était la seconde fois qu'il exigeait ce serment, depuis les premières nouvelles de la révolution en France ; que plusieurs officiers, et notamment M. de Bourgogne, l'ayant prêté au Roi et à la Nation, irrité, il avait demandé la démission de cet officier.

Que, le mardi 29, à la suite du repas qu'il avait donné à plusieurs citoyens, il avait colleté un soldat qui demandait son congé et l'avait mis hors de chez lui ; qu'il s'était rendu au Fort, où le peuple se divertissait cordialement avec les soldats, qu'il s'était répandu en invectives contre M. de Laubengue, major commandant, et M. de Castella, Major du régiment, parce que, contre ses ordres, ils avaient défendu l'entrée' du Fort aux Mulâtres ; qu'il avait même menacé ce dernier de le casser.

Qu'il avait fait battre un ban et publié lui-même ; l'épée à la main, que les troupes devaient regarder les mulâtres comme bons citoyens et faire société avec eux ; qu'il avait donné l'accolade à l'un d'eux et, adressant la parole à M. de Laubengue, lui avait dit qu'il estimait le mulâtre autant que lui.

Que cette démarche avait été le signal de l'alarme et du désordre ; que les mulâtres, fiers d'une telle proclamation, s'étaient assemblés séditieusement et avaient pris les armes contre les blancs ; que l'un d'eux avait donné un soufflet à un grenadier ; que MM. Grandmaison le jeune, Molière, Agnus, Delachaux, et autres, avaient éprouvé d'eux les menaces les plus violentes ; que les blancs avaient été obligés de passer la nuit sous les armes, et que le mal aurait été beaucoup plus loin, si on ne se fût emparé des coupables, pour les livrer à la justice.

Que, le lendemain, dans une assemblée, le général s'était excusé des propos et faits de la veille, en les déniant, ou les rejetant sur un excès de vin, bien pardonnable, disait-il, dans une pareille fête ; qu'il-avait même voulu excuser la querelle du mulâtre avec le grenadier, en disant qu'il fallait savoir quel était l'agresseur.

Qu'enfin, il avait pareillement fait excuse aux officiers et soldats du régiment.

Le Comité fait observer que ces faits, dont les uns étaient des délits envers la nation, les autres envers la colonie particulièrement, devaient être faciles à prouver, puisqu'ils s'étaient passés publiquement et qu'ils étaient déjà reconnus en grande partie par les excuses mêmes ; et demande à ce qu'ils soient vérifiés dans une assemblée générale de la colonie ; que cependant la personne de M. de Vioménil serait toujours sacrée.

L'Assemblée coloniale avait été créée par l'édit de juin 1787. Chaque paroisse devait être représentée en raison de sa population. Le mercredi 7 octobre, les paroisses ont nommé leurs députés et la réunion de l'Assemblée est fixée au mercredi 14. Chaque paroisse doit être représentée par un député sur cinquante habitants portant les armes ou payant droit.

Le dimanche 11 octobre, un navire arrivé de France porte le décret à jamais mémorable de l'Assemblée nationale, du 10 août. Le Comité en donne lecture au peuple qui, après des applaudissements multipliés, arrête qu'un Te Deum serait chanté dans l'après-midi, avec la plus grande solennité. Après midi, le peuple se rend, dans le plus grand ordre, à l'église de la paroisse du Fort ; le drapeau national et celui des anglo-américains étaient au milieu des troupes. Le Comité marche à la tête, M. le Commandant en second s'est réuni à lui et le Te Deum est terminé par les cris répétés de Vive la Nation ! Vive le Roi ! Vive la loi !

Le lundi 12 octobre, le Comité se rend avec MM. les officiers de Sénéchaussée et M. le commandant en second, à la batterie d'Efnotz, où le détachement de la Martinique prête le serment tel qu'il a été prescrit par l'Assemblée Nationale. Les milices prêtent ce même serment dans l'après-midi.

Le mercredi 14, l'Assemblée coloniale s'est réunie. Elle siège du 14 au 16, sans résultat. Elle avait moins à se prononcer sur la réalité des faits que sur leur gravité. On rendait responsable M. de Vioménil d'avoir provoqué la révolte des nègres, préparant ainsi de grands maux à la colonie ; quand elle apercevra les conséquences de l'insubordination des gens de couleur, elle frémira peut-être du bouleversement que pouvait occasionner l'acte solennel qui les confondait avec les blancs ; elle décidera si M. de Vioménil devait se le permettre et contrevenir. aux ordres du Roi, aux instructions données aux généraux et enregistrées au Conseil, qui établissent si fortement la distinction de couleurs.

Enfin, l'Assemblée clôture ses travaux en se déclarant incompétente mais après avoir décidé d'instruire l'Assemblée. Nationale et le Ministre de la conduite du Général et en leur faisant passer copies exactes de tout ce qui avait été fait.

EXTRAIT DE LA DÉLIBÉRATION DE L'ASSEMBLÉE COLONIALE, EXTRAORDINAIREMENT CONVOQUÉE AVEC ADJOINTS, DU 17 OCTOBRE 1789.

Ce jour, 16 octobre, à 7 heures du matin, l'Assemblée présidée par M. Levassor Bonneterre, s'étant réunie dans la même salle, en continuation des précédentes séances, M. le-Général est entré et a de nouveau prié l'Assemblée avec instance de manifester son opinion sur sa conduite, d'après les pièces qu'il lui a communiquées, offrant d'éclaircir tout ce qui pourrait paraître encore incertain et de mettre sous ses yeux toutes les explications qu'elle pourra désirer.

M. le Général s'étant retiré, MM. d'Audiffredy et Tartanson de Grave ont fait diverses observations relatives à la conduite de M. le Général et ils ont demandé que l'assemblée portât un témoignage public et authentique en sa faveur, ces observations d'eux signées et de M. de Maupertuis, ayant été remises sur le bureau, on a proposé l'arrêté suivant à l'Assemblée :

Que désormais aucune motion tendant à la justification de M. le Général et aux griefs contre lui, ne sera, par l'Assemblée, prise en considération ; laissant la dite Assemblée à chacun de ses membres la liberté individuelle sur ces objets.

Après que la matière a été discutée, il a été procédé au scrutin et la motion a été accueillie à la majorité de quarante-six voix contre vingt et une.

Collationné. Signé : RIGORDY, Secrétaire.

 

EXTRAIT DES REGISTRES DU CONSEIL SOUVERAIN DE LA MARTINIQUE.

Ce jour, la Cour assemblée par suite de la convocation extraordinaire en vertu de l'ordonnance du gouvernement du 3 de ce mois, enregistrée en la cour le 10, délibérant sur les circonstances actuelles de la colonie, invite toutes les classes de citoyens à l'union, la tranquillité et la concorde, comme aussi à attendre dans le silence de la paix, les décrets de l'Assemblée Nationale, sanctionnés par le Roi, pour une nouvelle constitution. Délibérant ensuite tant sur la communication à elle donnée volontairement par M. le Général, de divers griefs imputés à sa conduite, et des réponses qu'il y a faites, que sur l'envoi de ces mêmes griefs au doyen et au procureur général de la Cour, par le Comité établi à Saint-Pierre.

La Cour déclare qu'il n'y a lieu à délibérer par elle sur ces objets, attendu son incompétence en pareille matière.

Arrêté qu'expéditions de la présente délibération seront remises tant à M. le Général, par le Président en fonctions, qu'à l'Assemblée coloniale, par ses députés, en icelle. Fait au conseil souverain de la Martinique le 15 octobre 1789.

Collationné sur l'expédition remise à l'Assemblée coloniale.

Signé : RIGORDY, Secrétaire.

 

M. de Damas, le Gouverneur titulaire, qui avait été bien entendu informé par son intérimaire de ce qui se déroulait à la Martinique, ne cacha pas à Versailles qu'il appréhendait de graves émeutes dans la colonie et aussi une attaque brusquée de la part des Anglais qui armaient une flotte à la Barbade. Il demanda l'envoi de forces importantes, mais le 28 janvier 1790, le Ministre lui répondit : Sa Majesté me charge de vous mander qu'il est véritablement impossible de faire passer à la Martinique et à la Guadeloupe, comme vous le proposez, deux régiments du département de la guerre. Votre demande a été discutée au Conseil et beaucoup de considérations n'ont pas permis qu'on y accédât.

M. de La Luzerne, le Ministre de la Marine, était néanmoins plein d'inquiétude sur l'avenir des colonies, puisqu'il écrivait à M. de Viomenil : Le plus grand danger qu'ait à craindre la colonie est sans doute l'insurrection des esclaves. Vous avez réprimé au mois de septembre 1789 un commencement de soulèvement dont on était avec raison effrayé. Je ne doute pas qu'avec la même activité, la même fermeté et de concert avec les habitants qui y ont le plus grand intérêt, vous ne parveniez pas à extirper ce germe de révolte qui s'accroîtrait rapidement si l'on négligeait de s'opposer à ses progrès.

Tandis que le Ministre écrivait ces lignes, les soldats des trois compagnies du Régiment de la Martinique tenant garnison à Saint-Pierre se soulevaient contre leurs officiers, à propos d'une difficulté surgie avec l'intendance et relative au mode de paiement du prix de rengagement des anciens soldats. Deux bataillons du Régiment colonial, loin de contenir une telle indiscipline, la partagèrent. Il fallut tenir une espèce de conseil composé d'officiers de la place, du Régiment de la Martinique, des Membres du Comité permanent de l'Assemblée coloniale, d'officiers d'administration, de canonniers, de grenadiers et de soldats pour vérifier les comptes. La preuve fut établie que les officiers avaient été injustement soupçonnés mais néanmoins on fut contraint de distribuer une somme de 90.000 livres pour calmer la fermentation et faire relâcher les officiers arrêtés et menacés.

Le 21 février, nouveaux troubles, cette fois entre les citoyens et les troupes. Les officiers et soldats du Régiment de la Martinique avaient arboré la cocarde nationale à la place de la cocarde noire qui ornait leur tricorne. Ce soir-là, au théâtre, le commandant du détachement, M. du Boulet, ayant paru au spectacle, sans cocarde, fut insulté et menacé avec d'autres de ses camarades. Le lendemain le bruit courut qu'il y avait duel en perspective entre 14 officiers et 14 bourgeois. Des suites sérieuses pouvaient résulter et l'intendant, M. Foullon, ordonna aux soldats de sortir de Saint-Pierre et de se rendre au Fort-Royal. Mais la foulé exigea que le commandant Boulet et le capitaine en second de Malherbe, se rendissent à la Municipalité pour faire des excuses.

A peine les deux officiers étaient-ils arrivés à la Mairie qu'on les accable d'injures sans leur laisser le temps de se faire entendre ; on force M. de Launoy de les laisser garder à vue dans le dessein de les embarquer pour la France. Le peuple furieux qui remplissait l'Hôtel de Ville, la rue et toutes les avenues en armes, demande les épées et les épaulettes de ces officiers ; ils n'en avaient point ; il exige leur habit en redoublant de fureur et de menaces ; on les engage à les livrer comme seul moyen de leur sauver la vie. Ces habits sont jetés par une fenêtre dans la rue. Le peuple s'en saisit avec rage et les met à l'instant en pièces et morceaux qu'ils plantent au bout de leurs baïonnettes ; enfin, ils s'emparent de ces deux officiers qui sont traînés en prison à coups de crosses et accablés de toute sorte d'outrages et jetés dans un cachot pour être embarqués le lendemain. Fait plus grave encore, le peuple constatant le départ du Régiment de la Martinique, défonce les portes des magasins du casernement, s'y arme, occupe les batteries et traîne des canons sur toutes les avenues. Le représentant de l'autorité, M. de Launoy, qui veut protester, est arrêté, gardé à vue et sans cesse menacé de mort.

M. de Viomenil ne fut informé de ces événements que le 23 février par un billet que M. de Launoy avait réussi à lui faire parvenir. Le Gouverneur réunit d'urgence son Conseil et il venait d'être décidé que les deux officiers arrêtés à Saint-Pierre seraient traduits devant le conseil de guerre lorsqu'apparut M. de Launoy qui avait réussi à s'échapper, à l'aide d'un déguisement. Ce dernier confirme les choses et fait savoir qu'un adjudant mulâtre a été tué alors que le chevalier de Vaugiraud, commandant la frégate La Précieuse, n'avait pu aborder à Saint-Pierre, ayant été reçu à coups de fusil et, voyant les batteries prêtes à faire feu sur son bâtiment, il avait dû filer son câble. A la tête des émeutiers était un capitaine de navire marchand, le sieur Fuselier, de Bordeaux.

Ce même jour, M. de Viomenil apprenait que la Municipalité avait fait embarquer de force du Boulet et de Malherbe sur un navire Les deux Cousines, capitaine La Couture, de Bayonne, et que ce navire avait appareillé pour la France.

L'indignation est générale chez les grenadiers et les soldats du Régiment de la Martinique. Leur attitude oblige le Gouverneur à ordonner au commandant des forces navales, de Pontevès, de lancer La Précieuse à la capture des Deux Cousines. Celle-ci fut effectuée en quelques heures, ultérieurement les deux officiers furent renvoyés en France par la frégate L'Active.

Chaque jour, la situation se compliquait. Des émeutes étaient signalées dans toute la colonie : au Robert, à Sainte-Luce, à La Trinité, au Lamentin, à Sainte-Marie. Au Fort-Royal, des canonniers de la 3e brigade du Corps Royal de l'artillerie avait été jusqu'à tirer sur la frégate L'Active. On comprend que le gouverneur intérimaire ne fut pas fâché de rendre son poste a M. de Damas qui arriva dans la colonie le 29 mai 1790. Après avoir pris contact avec les autorités et s'être renseigné sur la situation générale, il décide de se rendre à Saint-Pierre, le 4 juin.

Parti du Fort-Royal à six heures du soir, il arrive à Saint-Pierre à neuf heures et demie pour apprendre que les mulâtres se sont révoltés, qu'on a déjà pendu plusieurs d'entre eux. La ville est dans les plus grandes alarmes. M. de Damas parle au peuple furieux qui circule dans les rues en vociférant. Il se rend à la Municipalité pour essayer de calmer les esprits, les motions les plus violentes sont proposées, toutes tendant à exterminer les mulâtres. Le gouverneur prie, supplie, que le peuple attende au moins le jugement des coupables. On ne parait rien vouloir entendre. Comme il est minuit chacun se retire et le reste de la nuit se passe dans le calme.

Au matin, le tumulte reprend. Le Gouverneur annonce qu'une commission jugera les mulâtres qui sont enfermés dans la prison. Le peuple menace d'enfoncer les portes et de massacrer les pauvres détenus. M. de Damas s'efforce de calmer les plus violents. Il profite de la nuit pour faire évacuer les prisonniers qui se réfugient au Fort-Royal. La conduite des citoyens de Saint-Pierre révolte les militaires et les mulâtres. L'Assemblée Coloniale partage ces sentiments et demande au Gouverneur de réprimer l'émeute, mais elle n'en fournit pas les moyens. Ce pauvre M. de Damas, malade et âgé, est débordé par les événements. Il écrit au Ministère : Je tremble d'apprendre la décision de l'Assemblée quelle qu'elle soit. Je crois, monsieur le Comte, qu'il est instant que vous envoyiez des forces dans ce pays-ci. Outre l'embarras où je suis du côté de la colonie, j'ai appris à Saint-Pierre qu'il y avait 800 hommes à la Dominique et qu'on y travaillait à force à la Grande Anse. Je ne connais pas de situation plus embarrassante que la mienne. Obligé peut-être de marcher contre une ville coupable, si j'en juge par l'opinion publique, ou de laisser perdre à la France une de ses belles colonies, car les mulâtres menacent de séduire et d'armer les nègres ; et les habitants eux-mêmes ne parlent que de se retirer avec leurs esclaves dans les pays étrangers et surtout à la Trinité espagnole. Si on ne met Saint-Pierre à la raison, je ne sais quel parti prendre. Si j'avais des troupes, je ne serais pas dans une position aussi alarmante. Je vais faire mes efforts pour calmer les esprits mais j'ai peu d'espérance de réussir. Le 16 juin, le jour de la Fête-Dieu, une collision a lieu entre les blancs et les noirs. Plusieurs de ces derniers sont tués. Par mesure de précaution, le Gouverneur fait arrêter et emprisonner au fort Bourbon, les principaux chefs de cette bagarre. Les noirs se révoltent. Ils occupent le fort dont les canons sont braqués sur la ville et M. de Damas se retire dans le fort Saint-Louis. Le baron de Tascher, - l'oncle de Joséphine, maire de la ville, est envoyé en délégation auprès des révoltés qui le gardent comme otage. Le Gouverneur, qui n'a pas confiance dans la garnison du fort Bourbon, en sympathie avec les noirs, se réfugie au Gros Morne, poste excellent que M. de Bouillé avait choisi pendant la guerre comme dernière ressource de la colonie.

Les troupes du Fort Bourbon et la garnison de Fort-Royal se révoltent. La vague révolutionnaire va déferler sur toute l'île et la guerre civile va régner dans notre belle possession des Antilles, jusqu'au jour où les Anglais, profitant de la situation, viendront en prendre possession.

***

Durant le cours des terribles événements que nous venons de relater et qui marquent le début de la période révolutionnaire à la Martinique, Joséphine est restée immobilisée aux Trois-Ilets, inquiète, ne recevant pas de nouvelles de sa famille et de son fils Eugène. Elle ignorait la part que prenait son mari dans la Révolution, jouant les premiers rôles, occupant le monde entier de sa personne et de ses discours. Chaud partisan des idées nouvelles, Alexandre avait applaudi au bouleversement du vieil ordre de choses aboli par la première assemblée générale de 1789 et s'était lancé dans le mouvement avec ardeur, convaincu, comme tant d'autres de ses contemporains, que l'âge d'or allait renaître de la mise en pratique des théories généreuses et des illusions de philosophes qui tournaient alors tant de têtes. Dans la persuasion que la république improvisée serait la panacée à toutes les misères et à toutes les inégalités sociales, il se réjouit du coup d'Etat populaire qui entraina la chute de la royauté, mais tandis que les rêveurs de sa qualité se berçaient de mirages, une marée menaçante de déclassés haineux allait tirer profit de la révolution et diriger le mouvement vers la Terreur. Il paya de sa tête ses illusions.

Dans la nuit du 4 août, c'est lui qui, rallié aux idées nouvelles et, député par la noblesse du bailliage de Blois aux États-Généraux, a, dans une ivresse de dévouement, proposé l'égalité de peines pour tous les citoyens et l'admissibilité de tous les citoyens dans tous les emplois, ecclésiastiques, civils et militaires, motion qu'il soutint et développa le 21 août lors de la discussion des Droits de l'homme. En récompense de son attitude, il avait été élu secrétaire de l'Assemblée le 23 novembre. Le 15 décembre, il proposait une organisation démocratique de l'armée et devient général le 30 mai 1793, ministre de la Guerre l'année suivante.

Joséphine veut rentrer en France, mais les moyens ne sont pas faciles. Elle demande à son oncle Tascher, qui a été relâché par les révoltés et commande les ports et rades de l'île, de lui procurer un passage. La division navale de l'amiral Durand de Bray allait partir pour la métropole. L'amiral connaissait Joséphine qu'il avait souvent rencontré dans les fêtes données par le Gouverneur, il l'accepte à bord de la frégate La Sensible, avec sa fille Hortense, mais l'embarquement doit se faire le soir même, à la faveur de l'obscurité, et la malheureuse n'a même pas le temps de retourner aux Trois-Ilets et d'aller embrasser ses vieux parents. Elle ne devait plus les revoir.

L'amiral de Bray qui avait embrassé la cause de l'autorité venait de passer l'hivernage dans le port du Carénage, sous la menace des canons des forts Bourbon et Royal. Il appareille dans la nuit du 4 septembre 1790, sous le feu des deux forts, double rapidement la Pointe des Nègres et est bientôt hors d'atteinte des boulets des révoltés.

Joséphine a peu d'argent. Dans la précipitation de son départ, elle n'a pas eu le temps de réunir une certaine somme, d'ailleurs son père est presque ruiné, l'exploitation de la sucrerie ayant cessé avec les premiers troubles révolutionnaires. Durant la traversée, Hortense, de nature très enjouée, fait le charme du bord. Elle avait appris beaucoup de chansons créoles et dansait adorablement la biguine. Comme il lui manquait beaucoup de choses dans sa petite garde-robe, les matelots lui confectionnèrent des souliers et l'Etat-Major lui fournit un costume de mousse qu'elle conserva durant toute la traversée.

Hortense conserva jusqu'à la mort un touchant souvenir de ce voyage et de son séjour à la Martinique N'est-ce pas dans ce petit coin perdu des Trois-Ilets, dans cette île merveilleuse perdue au milieu de l'océan, qu'elle avait vécu le plus dans l'intimité de sa mère, qu'elle avait senti battre son cœur au contact de ce grand cœur, si profondément sensible, et où s'était développée cette affection profonde qu'elle professa toujours pour l'être de bonté et de tendresse que fut Joséphine.

Devenue reine, elle revoyait, comme dans un rêve, cette île attirante, inondée de soleil, les esclaves, les promenades en hamac, portée par des nègres, la luxuriante végétation des Antilles, les manguiers, les tamariniers, les bananiers, les cocotiers, les palmiers dressant leurs cimes à de prodigieuses hauteurs, les champs de cannes avec leurs blancs panaches ondulant au gré du vent, les fleurs embaumées aux couleurs si vives, les cascades dont les eaux fraîches murmurent en se brisant sur les énormes rochers volcaniques et elle ne cessait de soupirer : Que j'aimerais à faire un voyage à la Martinique !

***

Joséphine est partie ! La mort plane sur l'humble demeure des Trois- Ilets et une série d'infortunes va s'ouvrir pour la famille. Après avoir été atteinte par une foule de malheurs, dans ses affections les plus chères, Mme de La Pagerie verra sa petite patrie en proie à la guerre civile, déchirée par les dissensions intestines. La révolte du fort Bourbon avait été le signal de luttes acharnées, le premier acte d'adhésion aux doctrines révolutionnaires, à la grande régénération sociale qui tourmentait la France. Le Gouverneur de Damas soutint fermement la cause royaliste, et parvint à rétablir un peu de calme, lorsque son successeur, le général Rochambeau, inféodé aux idées nouvelles, vint favoriser la marche de la révolution. La guerre civile se ralluma avec violence, la lutte engagée entre les partisans de la monarchie et ceux de la révolution offrit un spectacle du déchaînement des passions populaires.

Un jour, Rochambeau fut instruit qu'un rassemblement séditieux s'était formé aux Trois-Ilets, sur l'habitation d'Audiffredy ; il s'empressa d'y envoyer un détachement, par condescendance pour Mme de La Pagerie dont le gendre, Alexandre de Beauharnais, servait la République en qualité de général en chef de l'Armée du Rhin. Il lui fit offrir un asile à Fort-Royal mais, malgré le danger qu'elle pouvait courir, elle décida de rester aux Trois-Ilets.

Le 7 novembre 1790, deux mois après le départ de sa fille, elle a la douleur de perdre M. de Tascher. Dans les circonstances pénibles du moment, au milieu de tous ces sanglants désordres, il lui fallut toute sa force d'âme pour supporter la perte d'un mari si justement chéri, si digne de toute sa tendresse. Comme un malheur ne vient jamais seul, et que le destin semble se faire un jeu d'accabler de nouveaux maux ceux qui sont plongés dans l'affliction, elle eut à déplorer l'année suivante, la mort de sa troisième fille, décédée le 5 novembre 1791.

Elle allait demeurer seule, avec la vieille Marion. Ses dernières années s'écoulèrent loin du monde ; elle avait même éloigné de sa retraite toutes les personnes qui lui étaient les moins intimes et de ses anciens amis elle ne conserva que Mlle d'Audiffredy, MM. de Sainte-Catherine, d'Audiffredy et de Tascher. D'une piété douce et sincère, elle remplissait avec exactitude ses devoirs religieux, dont elle faisait une pratique constante, dans l'oubli des injures, la charité envers les pauvres et l'humilité chrétienne.

Indifférente à la gloire qui entourait l'Impératrice, elle refusa d'elle toute assistance et alla jusqu'à lui retourner une miniature, entourée de diamants, qu'elle lui avait envoyée, du moins en gardant la miniature, avec ce mot : Si tu étais ici, je n'aurais pas autre chose à désirer en ce monde. Ah ! si seulement je pouvais te presser sur mon cœur avant que la mort ne m'emporte.

Avec une sainte résignation, elle sentit approcher sa dernière heure. Atteinte d'infirmités graves depuis quelques mois, elle avait le pressentiment de sa fin prochaine. Le 30 mai 1807, elle demanda elle-même les derniers sacrements et, le lundi suivant, son état ayant pris un caractère grave et alarmant, elle voulut recevoir l'extrême-onction.

Elle mourut le 2 juin, vers neuf heures du matin, s'étant éteinte entre les bras de M. Villaret de Joyeuse, le Gouverneur Général de l'île, comme une flamme, sans convulsion, sans douleur. Elle s'en alla, heureuse de voir sa fille assise sur le premier trône du monde et chérie de tout un peuple pour lequel elle était un objet de vénération. Dieu la rappela à lui au moment où son orgueil de mère était satisfait et lui épargna la douleur de voir ce que le sort réservait à sa fille.

Cette perte fut vivement ressentie dans toute l'étendue de la colonie, et excita des regrets universels. Les pauvres de l'île conservèrent longtemps le souvenir de ses bienfaits.

Les obsèques eurent lieu le jeudi, 10 juin, avec une magnificence princière. Les autorités civiles et militaires furent convoquées, un bataillon du 82e se porta aux Trois-Ilets. Le canon de la rade et celui du Fort-Royal tirèrent de demi-heure en demi-heure ; une chapelle ardente, desservie par six prêtres, fut dressée et le corps y resta exposé trente-six heures. A deux heures de l'après-midi, le char funèbre, orné de draperies magnifiques et traîné par six chevaux richement caparaçonnés, se mit en marche, le préfet apostolique, entouré d'un clergé nombreux, reçut le convoi à un quart de lieue de l'église. Les offices furent célébrés avec la plus grande pompe. Le préfet apostolique, dans une courte oraison funèbre, caractérisa les vertus de Mme de la Pagerie, en présence d'un auditoire composé de plusieurs générations, qui en avaient été les témoins pendant soixante-dix ans. Le corps fut enfin déposé, au bruit des canons et de la mousqueterie, dans le caveau construit par la famille, dans le cimetière de la paroisse, qui contenait déjà les restes de ses aïeux, les Desvergers de Sanois.

Parmi les assistants aux obsèques, on remarquait : MM. Villaret de Joyeuse, gouverneur ; Laussat, Préfet Colonial ; Bence, Grand Juge ; Poquet de Janville, conseiller au Conseil souverain, Louis de Leyritz, propriétaire aux Trois-Ilets ; Audiffredi, habitant des Trois-Ilets ; Marlet ; Audiffret, propriétaire de la Poterie ; Chollet, ancien préfet apostolique, curé de Fort-Royal ; frères Alphonse, Henry, Vincent, Théodore, Zacharie de Vérani, curé des Trois-Ilets ; des officiers et soldats des différents corps dans la colonie.

Dix jours après, MM. Sainte-Catherine et d'Audiffredy, parents de l'Impératrice mère, et Boyer, aide de camp, Chef d'Etat-major de l'Amiral Villaret de Joyeuse, partirent de la Martinique, sur la goélette La Fine pour annoncer à l'Impératrice Joséphine la mort de sa mère ; Napoléon voulut qu'on la lui laissât ignorer quelque temps, parce qu'elle avait encore le cœur navré de la perte de son petit-fils, le Prince Royal de Hollande, frère ainé du futur Napoléon III.

L'Empereur fut lui-même vivement touché de ce triste événement et fit ordonner, par le ministre de la Marine, à la date du 30 octobre 1807, qu'on gravât sur le marbre qui recouvre la dépouille mortelle de sa belle-mère la même inscription que celle qui fut enfermée dans son cercueil de plomb, avant la fermeture :

ROSE CLAIRE

DE TASCHER DE LA PAGERIE

NÉE SANOIS

MÈRE DE S. M. L'IMPERATRICE ET REINE

JOSÉPHINE

BELLE-MÈRE DE L'EMPEREUR ET ROI NAPOLÉON

DÉCÉDÉE

LE 2 JUIN 1807 DE L'ÈRE CHRÉTIENNE

AUX TROIS-ILETS

SUR SON HABITATION

ILE MARTINIQUE

DANS SA 71E ANNÉE[5].

Arrivée à l'apogée des grandeurs, Joséphine avait essayé, mais en vain, d'attirer sa mère auprès d'elle, ainsi que nous le verrons plus loin par ses lettres. Elle la voulait à ses côtés, au milieu de la Cour la plus brillante de l'Europe ; instances, supplications, correspondance pleine d'épanchements et de tendresse, tout fut inutile, Mme de La Pagerie aima mieux l'obscurité que la fortune et les honneurs. Au sein de la prospérité, elle se montra toujours bonne et accessible à tous, et continua à la Martinique l'œuvre de bienfaisance que sa fille avait entreprise à la Malmaison.

Elevée subitement à l'un des premiers rangs de la société, Mme de La Pagerie ne s'est jamais prévalue ni de sa grandeur, ni de sa fortune, que beaucoup d'autres, à sa place, n'auraient pas manqué de faire valoir pompeusement ; la dignité de son caractère la plaçait au-dessus de toutes les puériles vanités de ce genre. Cette élévation même lui donnait un éclat, qu'elle savait du reste soutenir dignement à l'occasion ; ainsi, on la vit assister officiellement aux réjouissances publiques données à l'occasion du couronnement et à la cérémonie de prestation de serment à la Constitution de l'Empire, qu'avait prescrit un Sénatus-consulte du 28 floréal, an XII. A son arrivée à Fort-Royal elle avait été saluée par vingt et un coups de canon et le Gouverneur, à la tête des autorités civiles et militaires était venu la recevoir sur le rivage. On vit alors Mme de La Pagerie, personne si simple et si modeste, ennemie de tout ce qui tenait à l'apparat, conduite par l'Amiral Villaret de Joyeuse jusqu'à l'église, où un dais avait été préparé pour la recevoir.

Personne plus que Mme de La Pagerie ne s'est acquis des droits impérissables à la reconnaissance de la Martinique, l'indépendance, le bonheur, la prospérité de cette colonie avaient été le but de sa vie, l'objet de ses désirs les plus chers. Pour mettre ce pays au niveau des autres possessions françaises, tout était à refaire, tout à organiser. Mme de La Pagerie émit des idées dont l'administration locale reconnut toute la justesse, adoptées pour la plupart elles eurent une heureuse influence surtout au temps de l'Empire, en prévenant les horribles excès qui avaient désolé précédemment l'île. De nombreuses lettres relatives à l'administration de la Colonie sont là pour nous donner des preuves de cette bonté et de cette grande activité d'esprit.

Dans son intérieur, elle avait su inspirer de l'affection à tous ceux qui l'entouraient ; elle se plaisait à reconnaître les bons soins des domestiques, leur dévouement. Cette générosité faillit même une fois lui coûter la vie. Elle avait à son service une esclave métisse, nommée Emilie, native de l'île, âgée alors de trente ans, qu'elle avait toujours bien traitée — elle lui avait même promis qu'à sa mort la liberté lui serait rendue[6] — et qui, avec la complicité d'une vieille négresse nommée Thérèse, âgée de soixante-six ans, martiniquaise, essaya, le 3 juin 1806, d'empoisonner sa maîtresse, avec du verre pilé, ainsi que la misérable avoua aux juges, pour jouir plus tôt de la faveur promise. La tentative échoua heureusement. Emilie fut condamnée à être attachée par l'exécuteur de la haute justice sur un bûcher dressé dans le lieu le plus apparent de la ville de Fort-Royal, pour y être brûlée vive, son corps réduit en cendres et ycelles jetées au vent. La complice, Thérèse, qui avait préparé le verre pilé fut envoyée aux galères.

Mme de La Pagerie, qui avait pardonné, s'interposa pour la sauver ; la justice était sévère pour les esclaves, qui, n'étant retenus par aucun frein, auraient pu causer à la Colonie les plus fâcheux désastres. Il était même fort difficile alors d'obtenir des affranchissements. Mme de La Pagerie, dont la bonté d'âme n'avait été altérée en rien par cet attentat, sollicita la liberté pour trois esclaves : Rosette, Adélaïde et Rosalie, dont elle voulait récompenser la fidélité. M. de Laussat, dans un rapport adressé à ce sujet au ministre de la Marine, s'exprima dans les termes suivants, à l'égard de Mme de La Pagerie :

Il est impossible d'avoir sous le ciel une plus belle âme et plus de bonté ; elle inspire la vénération à tout le monde, et elle exige si peu, qu'on s'estime heureux de pouvoir condescendre à ses désirs.

 

 

 



[1] Cette indemnité fut fixée, en 1849, à une rente de six millions, à 5 %, inscrite au grand livre de la Dette publique et à une somme de six millions payables en numéraire, trente jours après la promulgation de la loi. Dans la répartition de la rente, la Martinique reçut 1.507.885 fr. 80 c. et la Guadeloupe 1.947.164 fr. 85 c. Les mêmes chiffres figurent pour les sommes d'argent.

[2] Les marquis de Rouvray, de Périgny, de Gouy d'Arcy, les comtes de Renaud, de Magallon, les chevaliers de Cochorel, de Douge, MM. de Villebranche et de Fitz-Gerald, furent de ceux qui prêtèrent le fameux serment dit du Jeu de Paume.

[3] Les faits qui suivent sont rigoureusement extraits de documents appartenant à l'auteur.

[4] Le titulaire du poste, M. de Damas, était en congé à Paris.

[5] L'inscription a été quelque peu modifiée. Celle qui figure sur le marbre du tombeau porte : Ci-gît, l'auguste Mme Rose Claire Duverger de Sanois, Veuve de messire J.-G. Tascher de La Pagerie, Mère de Sa Majesté l'Impératrice des Français, décédée le 2 juin, 1807, à l'âge de 71 ans, munie des Sacrements de l'Eglise.

[6] C'était une des clauses de son testament.