Nous voici au mois de mai 1779. C'est le mois de Marie, Etoile du matin, Arche d'Alliance ! D'autres saintes ont capté la faveur populaire mais, aux Antilles, c'est Marie qui est de toutes la préférée. C'est la Mère douloureuse que les incrédules eux-mêmes admirent, comme la plus sublime création de l'audacieuse mais adorable poésie religieuse. L'Eglise n'affirme-t-elle pas que Marie est la reine des saintes au plus haut des cieux ! Pour fêter Marie, il y a dans toutes les villes et les villages des fêtes religieuses, des reposoirs, des processions et une abondance de fleurs. Pour participer à ces fêtes, la famille de Tascher est venue à Fort Royal et une grande excursion a été projetée à la Montagne Pelée. En outre des parents ou amis proches, un jeune officier anglais, chargé des intérêts de sa nation dans l'île, Williams, a été invité. Qui dit femme dit coquette. Joséphine a seize ans et les créoles sont ardentes et précoces. La veille, elle a été présentée au jeune officier que son charme et sa grâce ont ébloui. Elle a déjà toutes les séductions qui, plus tard, feront sa célébrité. Dès la rencontre, elle a compris qu'elle plaisait. La femme, avec son essentielle passion, l'amour, à travers des subtilités variables dans l'art de plaire, n'est nulle part insensible au culte qu'elle inspire. Sous les vastes frondaisons de la nature tropicale comme dans les salons les plus brillants de nos grandes capitales, la femme a été, est et sera toujours con- forme à la femme, comme doivent l'être des jumelles de même origine, et à toutes sans distinction, Eve a légué dans toute leur intégrité, ces imperfections traditionnelles, nécessaires et adorablement troublantes, qui la poétisent dans les siècles et assurent son immortelle suprématie. Imperfections, qui furent fatales au premier homme, mais qui, en retour, lui révélèrent les âpres jouissances de l'amour mystère impérieux qui rapproche et heurte les êtres, torture et vivifie, abaisse et amollit, tue et engendre, finalement octroyant à l'homme la toute-puissance créatrice. La vierge noire du désert, la rouge enfant des forêts inexplorées, la fascinante créole des îles, non moins que les blanches riveraines de la Seine, sont toujours l'idole souveraine aux pieds de laquelle l'homme dépose, avec son cœur altéré, la flamme de son désir et l'encens de sa prière. Avant l'éruption qui détruisit la ville de Saint-Pierre, le 8 mai 1902, le Mont Pelée était un lieu d'excursion très recherché. C'est la plus haute montagne de l'île, s'élevant dans les nues à 1.370 mètres[1], dominant l'ancien chef-lieu d'arrondissement, ville de plaisirs et d'affaires, riche et populaire, qui excitait l'enthousiasme de tous les voyageurs. Lors de la catastrophe, la riante cité comptait 28.000 habitants qui, en quelques secondes, ont été entièrement anéantis. Quelques secondes et la ville n'offrit plus qu'un amas de ruines, de débris embrasés au milieu desquels on voyait çà et là des cadavres brûlés, crispés, recroquevillés. L'océan jadis bruyant, où dansaient des milliers de paillettes frissonnantes s'était tu. Sur la plage ne déferlait plus les vagues aux reflets d'or ; les navires sur rade avaient été engloutis ; des grands arbres aux cimes audacieuses on ne voyait plus que quelques troncs déchiquetés ; les oiseaux eux-mêmes, surpris par la tempête de feu, avaient tous péri et les abeilles ne butinaient plus le long des allées fleuries. Des rues, jadis si gaies, si mouvementées, le monstre avait fait un chemin d'ossements et sur ses enfants morts la nature avait semé ses cendres. Sans pitié, le volcan avait fauché jeunes et vieux, riches et pauvres, et tous, grands et petits, gisaient dans le même grand linceul de poudre blanche. Les éruptions ultérieures, des 20 et 26 mai, 5 juin, 9 juillet et 30 août, détruisirent ensuite les communes du Prêcheur, de Grand Rivière, de l'Ajoupa Bouillon et du Morne Rouge. Saint-Pierre avait été surnommée la Reine des Antilles, et elle méritait ce nom. Une foule multicolore remplissait les rues et les quais ; sur la rade un fouillis d'agrès et de voiles séchant au soleil ; tout au loin, au fond de la baie, des barques de pêches, légères, sillonnaient l'océan. Comme un bourdonnement d'abeilles montait de la cité : c'était la sourde rumeur d'un centre populeux qui s'agite et travaille. Le roulement continu des voitures et des chars sur les dalles de pierre volcanique augmentait le vacarme. Des fenêtres ouvertes partaient des fusées de rires, parfois de grands yeux noirs regardaient le passant à la dérobée, tandis que des tailles cambrées se faufilaient dans l'ombre des balcons. Dans leur patois expressif de vieilles commères péroraient bruyamment. On chantait, on riait, on aimait, sur l'eau comme sur la terre. Soudain, la montagne fit entendre un long rugissement. Du massif touffu de verdure, recouvrant les collines d'un manteau verdoyant, où le rouge des flamboyants se mêlait au violet des lianes mystérieusement enlacées aux branches et au jaune des acacias, le fléau se déchaîna, plus prompt que la foudre. Du cratère partit dans la direction de la plaine une masse énorme, grise, à l'aspect moutonné, sillonnée d'éclairs. La terre fut bouleversée, rien ne résista au flot impétueux des nuées ardentes. Le monstre promena partout son feu dévastateur et ne connut pas d'obstacles. Tout s'écroula sur son passage, il n'épargna rien. Un cri d'horreur poussé par des milliers de poitrines, que le volcan en furie étouffa rapidement et puis, il ne resta que des cadavres accumulés dans un pêle-mêle affreux, tous les êtres vivants avaient été foudroyés par l'élément homicide. Alors, comme honteux de son œuvre, le volcan répandit sa cendre sur les victimes de l'horrible hécatombe et voila le ciel d'un sombre et épais nuage. Une obscurité brûlante parmi des ruines fumantes ! Nul ne saura jamais l'angoisse de ces quelques secondes d'épouvantable torture, où l'homme, conscient de l'heure solennelle, vit venir, foudroyant, le génie destructeur. Pour ces êtres frappés d'horreur, chaque seconde fut une éternité. Terrassés en pleine vie, les corps gisaient ensevelis sous la cendre, dans la mort éternelle. Plus de pleurs, plus de regrets, plus d'agonies ! Leurs âmes inquiètes et désespérées reposent aujourd'hui et pour toujours dans l'oubli. L'oubli absolu, car la nature, tout d'abord stupéfaite par la tempête de feu, était restée anéantie sous l'effet meurtrier des éléments, mais, avec le temps, secouant la stupeur de ces moments d'ineffables douleurs, elle continue, ironique, son travail de transformation. De la cendre froide les plantes ont repris naissance, les arbres ont grandi, les maisons se reconstruisent et bientôt la vaste nécropole sera transformée en une nouvelle ville, aussi joyeuse, aussi riche. ***La route qui conduit au sommet du Mont Pelée, était alors et reste encore la plus pittoresque de l'île. En partant de Fort-Royal — aujourd'hui Fort-de-France — on s'élève régulièrement de la mer, par Balata, Colson, l'Aima, jusqu'au col des Deux-Chous, à plus de 800 mètres, contournant l'imposant massif du Carbet. De nos jours, avec les moyens de transport modernes et rapides, il est aisé de faire l'excursion sans trop de fatigue, jadis c'était tout autre chose. Il fallait faire la route à cheval ou en hamac — ces derniers réservés aux dames — et terminer l'ascension par des sentiers à peine tracés à travers les lianes, la mousse et les herbes coupantes. Une excursion au Mont Pelée demandait une longue préparation, des porteurs en nombre et des provisions de bouche. Depuis la veille, M. de Tascher avait expédié en éclaireurs plusieurs esclaves chargés de nettoyer le chemin et de confectionner un ajoupa. Ils étaient munis de coutelas et de torches de résine de gommier. Le départ des touristes eut lieu à 4 heures du matin après une distribution de café. Des esclaves précédaient la marche, avec des torches. Tout le monde était d'une gaieté folle. Joséphine chantait. La première halte eut lieu à la piscine de Colson d'où, sur un monticule proche, on a une vue magnifique sur la vallée du Lamentin, du Robert et le sud de l'île. On est dans un nid de verdure, de bambous et de fougères. La marche est reprise. On traverse un petit village, La Médaille, qui a récemment disparu dans un éboulement de la montagne, et l'on parvient à l'Aima où, au bord d'une eau fraîche et cristalline, dans la gloire du matin, la majesté du silence et le mystère de la lumière, on doit déjeuner et déguster un blaff[2]. Avant de repartir, chacun absorbe un anis-doux. On va maintenant contourner les pitons du Carbet, dont les sommets sont recouverts de nuages. Un paysage grandiose où l'on dirait que des géants ont lutté, tant les lignes se précipitent et se tordent. Encore une halte sur le plateau des Deux Choux et l'on approche du Morne-Rouge. La route n'est plus maintenant qu'un sentier, mais un sentier délicieux. On traverse une région montagneuse, au milieu d'arbres centenaires, recouverts de parasites, où les lianes s'enchevêtrent, montent à l'assaut des plus hauts sommets, pour former un dôme constant de verdure, puis retomber en cascades le long des branches pour ne laisser que rarement passer les rayons solaires. On croirait passer à travers une colonnade de piliers géants. Avant la nuit, la troupe parvient au Morne-Rouge. Séjour délicieux pour la pureté de l'air, la température et l'abondance des fleurs, situé à quatre kilomètres du sommet du Mont Pelée, sur le flanc sud-est. La soirée s'écoule en jeux et préparatifs. Le lendemain, après une bonne nuit de sommeil réparateur, on attaque de bonne heure l'ascension de la montagne. Les porteurs suivent avec d'énormes paniers peuplés de victuailles, sans oublier la grappe blanche[3] traditionnelle et la farine de manioc. A mesure que l'on s'élevait, que l'air devenait, plus léger, plus frais, la végétation se transformait. C'étaient, maintenant, des fougères arborescentes, des bambous, ornant la route de leurs longs panaches, et des balisiers montrant leurs énormes fleurs rouges et jaunes. Çà et là jaillissaient des sources claires, tandis que des siffleurs[4], faisaient entendre leur mélodie. Deux heures de marche et on arrive à l'Aileron. Le passage est difficile, la pente est raide. Williams s'est approché de Joséphine et l'aide à franchir les endroits pénibles. Ils éprouvent tous les deux un léger frisson en plongeant leurs regards au fond d'un précipice qui côtoie le mince ruban de la route. Soudain, une percée permet de voir la plaine qui s'étend dans le lointain. On s'arrête pour admirer le paysage. L'ascension reprend. Plus on approchait du sommet, plus la végétation s'étiolait, devenait parsemée ; les grands arbres n'existaient plus. On était dans la région des mangles et des fougères. Tous les regards se portent vers le sommet de la montagne, qui est d'un rouge foncé, strié de vert. Va-t-il faire beau ? Le sommet est recouvert de nuages mais le ciel est pur et tout annonce une journée ensoleillée. On chemine maintenant en file indienne. Encore deux heures et on arrive au Morne- Lacroix. Il est 9 heures du matin. La marche a été lente, il a fallu parfois sauter des crevasses et escalader des rochers. Le brouillard a fondu sous les rayons ardents du soleil. La solitude et le silence sont profonds. La température est de 15 degrés. Les dames grelottent. Enfin on arrive à l'étang des Trois-Palmistes, ancien cratère, devenu un réservoir d'eau qui mesure deux cents mètres d'un bord à l'autre, et où l'Ajoupa a été construit, non loin d'une croix qui domine l'immensité. L'eau de l'étang est pure et transparente. Le premier soin des touristes est de se désaltérer, en buvant copieusement à cette eau fraiche et agréable comme de la rosée. Le panorama est grandiose ! Un épais tapis de mousse et de lycopodiacées recouvrent le sol. A l'est, les montagnes ondulent jusqu'à l'éperon frangé d'écumes et la presqu'île de la Caravelle qui s'enfonce à treize kilomètres dans le vaste Atlantique ; à l'ouest, la ville de Saint-Pierre, avec ses maisons aux toits de tuiles rouges, son clocher, ses jardins de verdure, les navires mouillés sur rade, et plus loin le bleu moiré de soleil de la mer des Antilles ; au nord, accroché aux flancs de la montagne, dominant la vallée, le village de l'Ajoupa Bouillon et à perte de vue l'océan enveloppant l'île toute proche de la Dominique. Comme endormies au bord de l'eau, les villages de Grand'Rivière, bourgade de pêcheurs intrépides qui sur de frêles embarcations bravent les flots houleux du canal de la Dominique, en quête de dorades, de thons ou de poissons-volants ; Macouba, Le Lorrain, Marigot, Sainte-Marie, Trinité, Le Gallion, Robert, le François, Vauclin, le Prêcheur, le Carbet, Belle Fontaine, Case Pilote. Le bleu du ciel et de la mer se confond ; les blancs des nuages et de l'écume, les verts des champs, des bois, des broussailles et tous les jeux de la lumière sur les hauts fonds madréporiques aux algues innombrables, le miroitement des eaux, la splendeur du ciel, forment un tableau qui captive, séduit et dont l'œil ne peut se détacher. A un mille environ de la côte, le rocher du Diamant[5] qui surgit des flots. Au sud, Fort-Royal, les Trois Ilets, Anse d'Arlets, Diamand, Sainte- Luce, Marin et Sainte-Anne. L'heure du déjeuner approche. Les jeunes gens vont au préalable se baigner dans l'étang dont la profondeur, au milieu, ne dépasse pas deux mètres. Le déjeuner est composé de matoutou-crabes, de tourlourou[6] au riz, d'un fricassé de molocoye[7], d'un ragoût de manicou[8], d'un miguan de fruit-à-pain, d'une salade de choux-palmiste et, de fruits succulents : sapotilles, pomme-cannelle, mangles d'or, bananes. Après ce copieux déjeuner, quelques-uns font la sieste, d'autres collectionnent des fleurs sauvages. Joséphine et Williams sont allés au pied de la croix. Elle lui rapporte la légende qui veut que quiconque en a fait neuf fois le tour, avec autant de génuflexions, disant à chaque tour un pater et un ave, obtient la grâce qu'il souhaite. Williams lui propose de faire ensemble ces neuf tours. C'est une déclaration. Joséphine accepte sa main et sans prononcer de paroles ils font les neuf tours et les génuflexions, répétant en eux-mêmes les pater et les ave. Soudain, un nuage les enveloppe, puis un rayon de soleil pur, étincelant, illumine les pentes abruptes de la montagne, les vallées, les flots bleus de l'océan. Des tiédeurs voluptueuses succèdent aux fraîcheurs. Toute la nature s'est emplie d'une harmonie pénétrante : musique sans notes, mélodie sublime, appel incompréhensible de la nature. Des chants montent des abimes, sortent du sol, des ananas sauvages, des mousses vertes et jaunes, caressent leurs visages, étreignent leurs cœurs. C'est l'andante mystérieux qui déroule les âmes comme une banderole parmi les voix des disparus qui flottent dans le murmure des mondes. Ils frissonnent tous les deux. Joséphine retire sa main. Très émus, ils vont rejoindre les autres. Un lien mystérieux les unit maintenant. Joséphine voudrait bien savoir ce qu'il a souhaité. N'est-ce pas le mariage ? Ce sentiment ébauché au sommet du Mont-Pelée ne devait pas avoir de lendemain. A la nuit on était de retour au Morne-Rouge et le surlendemain aux Trois-Ilets. Joséphine ne revit jamais Williams, flirt d'un jour, qui avait éveillé en son cœur le sentiment de l'amour. Un mois plus tard, durant une visite à sa grand'mère Mme de La Pagerie, qui vivait avec sa tante, célibataire, Mlle Rosette de La Pagerie et son oncle, le baron Tascher, appelé communément le Chevalier[9], elle rencontra un jeune officier français, Tercier, capitaine au régiment de la Martinique, qui s'éprit d'elle, qu'elle aima, dit-on, comme on aime à seize ans, avec pureté, avec tendresse. Mais son destin était plus élevé, cet amour ne fût qu'un rêve de jeune fille. Ses parents étaient en correspondance avec la tante Fanny, qui habitait Paris, pour arranger un mariage avantageux et le jeune de Beauharnais avait été déjà choisi. Lorsqu'elle devint Impératrice, Tercier, alors général, chercha à faire croire qu'il avait été passionnément aimé. Vaine prétention d'un fat, sans conséquence. Il laissa un ouvrage Mémoires politiques et militaires, publié en 1891 par C. de La Chensie, dont l'éditeur, en commentant ces Mémoires, dit dans sa préface : Au cours de son existence agitée, Tercier dût évoquer parfois l'image de la sensible créole dont il semble avoir intéressé le cœur. Il revécut sans doute par le souvenir les heures de plaisir et de galante tendresse où sa jeunesse insoucieuse se berçait de longs espoirs. Et ce commentaire a suffi pour qu'on écrive qu'elle en a été la maîtresse ! De Williams, nous savons par les Mémoires de la Reine Hortense, qu'en 1814, peu avant la mort de Joséphine, il se présenta à la Malmaison et demanda à être reçu par l'Impératrice. Il essuya un refus, elle était déjà trop malade. ***A l'heure où le grand soleil tombe, que tout se tait dans la nature, les alizées et les nids, les familles de Fort-Royal, en quête de fraîcheur, après les chaudes journées tropicales, avaient pour coutume[10] de se rendre sur la Savane, pour assister à la chute du jour. Assises sur les bancs qui bordent les allées, sous les tamariniers, les mamans causaient entre elles, se communiquaient les dernières nouvelles reçues de France, parlaient de l'avenir de leurs enfants, tandis que les jeunes gens se promenaient. On respirait l'air embaumé de senteurs marines, venant du large et on participait à l'agonie du crépuscule rouge. Au large, la mer reflétait en or liquide les teintes d'une riche palette de soleil couchant. Dans un long baiser qui se meurt, on voyait disparaître à l'horizon le globe de feu tandis que l'étoile des Mages se levait, et filtrer, à travers les tamis des arbres, les rayons argentés de la lune. Que de mots tendres, que de soupirs, que de promesses échangés alors furtivement parmi la jeunesse. C'est là que Joséphine rencontrait Tercier ; c'est là que pour la première fois elle sentit battre violemment son cœur. Elle avait seize ans ! Âge merveilleux où l'on joue, on rit, inconscient des forces invisibles qui entourent les êtres ; âge où l'on s'avance insouciant à la rencontre de son destin, où ce que l'on attend est plutôt un embrasement qu'un baiser. Seize ans ! mystérieux éveil du cœur qui jusque-là s'est contenté de choses mystiques ; le printemps de la vie, le travail laborieux mais caché des sèves et des germes, dans les espoirs, les désirs, les tendresses, les incertitudes et les larmes ! C'est là, au milieu de cette Savane, que s'élève aujourd'hui la statue de l'Impératrice, une merveille de sculpture due au ciseau de Vital Dubray. Douze palmiers royaux, majestueux, les plus beaux arbres de l'île, montent la garde autour. Sur le piédestal, côté face avant, un bas-relief, en bronze, représente l'événement le plus important de sa vie : le Sacre, d'après le tableau de David. Sur le côté droit, on lit : née le XXIII juin MDCCLXIII ; sur le côté gauche : mariée le IX mars MDCCXCVI ; sur la face arrière : L'an MDCCCLVIII, Napoléon III régnant, les habitants de la Martinique ont élevé ce monument à l'Impératrice Joséphine, née dans cette colonie. La main gauche de l'Impératrice repose sur un médaillon portrait de Napoléon, la droite soutient les plis de la robe, qui enveloppe une figure majestueuse et gracieuse. Sur la tête, la couronne placée par l'Empereur ; l'expression du visage est charmant ; son regard se tourne vers les Trois-Ilets et la modeste maison où elle connut le jour, le bonheur de vivre, la paix de l'âme et aussi les premières secousses de la Révolution[11]. C'est là, dans les allées ombragées, qu'elle éprouva ses premières émotions de vierge, ces minutes divines qui ne devaient pas avoir de renouvellement, puisque, peu de jours après, elle devait retourner aux Trois-Ilets, pour préparer son départ pour la France, et s'en aller à la rencontre de son destin. Les secrets d'amour que l'on fait devant le ciel ont cela d'imposant et d'éternel que l'immensité les garde à jamais dans son abîme. Aussitôt de retour aux Trois-Ilets, Joséphine s'était empressée de soulager son cœur, gonflé de tendresse, en racontant son aventure amoureuse à sa chère Marion, sa seconde mère, sa confidente. En l'aidant à se mettre au lit, celle-ci s'était contentée de lui murmurer doucement, en hochant la tête : Pas l'amou pou toué. Elle espérait pour sa petite Yeyette une alliance plus haute, plus riche. Marion partie, Joséphine resta plongée dans ses souvenirs. De sa fenêtre aux perses bleues elle voyait les étoiles scintillant dans le lointain poudreux. Elle répétait les mots qui avaient fait vibrer son cœur. Une ivresse l'enveloppait. Sa pensée s'élançait, languissait ; à pleins poumons elle respirait les parfums subtils que lui apportait la brise du soir. L'arôme des acacias, la senteur des lilas, le poivre des menthes, l'amertume des fougères exhalaient autour d'elle un encens qui montait de la terre vers les étoiles et emportait ses illusions. Des lucioles, telles des pierres précieuses tombées de la lune, passaient et repassaient devant sa fenêtre. Et avant de se laisser aller au sommeil, contemplant le ciel étoilé, les cheveux défaits et odorants, elle murmura des mots d'amour, évoquant à travers les siècles toutes les nuits pareilles, nuits divines où frissonnèrent les cœurs des grands amoureux, ceux de la légende et de l'histoire, dont elle avait appris les noms : Dante et Béatrice, Pétrarque et Laure, Roméo et Juliette, Othello et Desdemone, Hamlet et Ophélie, Philémon et Baucis, Daphnis et Chloé, Thésée et Ariane, Abélard et Eloïse, Pâris et Hélène, Antoine et Cléopâtre, et elle s'endormit avec l'illusion d'avoir entre ses bras l'aimé. |
[1] Avant l'éruption, sa hauteur était de 1.358 mètres. Le cataclysme du 8 mai 1902 a complètement modifié l'aspect du cratère et des environs.
[2] Blaff, mets très épicé, composé de certains poissons, comme le coulirou, le balaou et le maquereau.
[3] Rhum blanc de vesou.
[4] Oiseau de montagne.
[5] De 1802 à 1805, les Anglais occupèrent ce rocher pour observer et contrarier les mouvements des vaisseaux français et y installèrent des batteries, une citerne, des logements dont on voit encore les vestiges.
[6] Petit crabe de terre à carapace rouge.
[7] Petite tortue de terre.
[8] Petite sarigue, grand fructivore dont la chair est exquise.
[9] Il était chevalier de Saint-Louis et commandait le Fort-Royal, la forteresse la plus importante des Antilles.
[10] Il en est toujours ainsi.
[11] Il existe une réplique de cette statue à l'entrée du Bois-Préau, à la Malmaison, don d'un généreux ami de la France, M. Edward Tuck, américain mais citoyen de la ville de Paris, grand croix de la Légion d'Honneur, qui a multiplié avec beaucoup de cœur et d'esprit ses marques d'affection pour la France par des libéralités philanthropiques, artistiques et scientifiques.