L'enseignement de Jésus nous a été conservé. — Il ressemble à celui de
ses contemporains. — Deux idées nouvelles. — Jésus-Christ et la Loi. — Le salut par la foi.
— Le Royaume de Dieu. — Jésus et les idées messianiques de son temps. — Le
Messie souffrant et mourant crucifié. — Les affirmations de Jésus sur lui-même.
— La tentation. — Une parole à Simon Pierre. — Gethsémané. — Jésus n'a pu
être un illuminé. — Sa prédication est une réaction. — Quelles influences il
a subies. — Jésus ne sera pas dépassé.
Il est monté comme une plante qui
sort d'une terre desséchée, dit Ésaïe[1] en parlant du
serviteur de l'Éternel, et cette parole, appliquée à Jésus, s'impose à nous
au moment où nous terminons cet ouvrage. La terre de la Palestine
était desséchée au premier siècle ; il soufflait un vent mortel qui passait
sur elle et la stérilisait. Mais voici, sur ce sol durci, une plante nouvelle
paraît et deviendra l'arbre gigantesque et magnifique qui s'appelle le
Christianisme. Jésus parle, il annonce l'Évangile dans ce monde des Scribes
et des Docteurs de la Loi
qui prêchent le salut par les œuvres et l'avènement prochain d'une ère
messianique glorieuse.
Quels étaient les traits caractéristiques de la
prédication du Christ ? Nous voudrions essayer de le montrer dans ce dernier
chapitre.
Et d'abord, cette prédication, nous l'avons ; on voudrait
nous interdire, au nom de la critique, de rien affirmer de positif sur Jésus[2]. Nous répondrons,
également au nom de la critique, que de l'étude des Synoptiques, pour ne
parler que d'eux, se dégage un ensemble de préceptes, de paroles, d'affirmations
de Jésus, dont l'authenticité ne peut plus être mise en doute que par le
parti pris, et une inqualifiable partialité. On voudrait nous ramener aux
idées émises par Strauss dans sa première Vie de Jésus[3]. C'est
méconnaître les remarquables travaux critiques dont les trois premiers
Evangiles ont été l'objet en Allemagne depuis quarante ans et c'est oublier
que Strauss lui-même, dans sa Nouvelle vie de Jésus, en a reconnu la
légitimité.
Que s'est-il passé dans ce monde juif que nous avons
essayé de décrire ? Une religion universelle s'y est fondée et a commencé à
se substituer au judaïsme d'abord et quelques années plus tard aux autres
religions nationales du monde civilisé. C'est une grande loi de l'histoire
qui s'est accomplie. Le christianisme avait sans doute son fondement dans le
passé ; l'histoire de la formation des dogmes chrétiens a été longue, elle a
commencé avant Jésus et elle s'est continuée après lui. Mais Jésus a donné au
mouvement religieux qui était alors en formation une impulsion nécessaire ;
il a vraiment créé l'ordre de choses nouveau ; il a été en un mot le
fondateur du christianisme ; et ce titre que l'on essaie de lui contester ne peut
décidément pas lui être ravi.
Reconnaissons d'abord (et
le lecteur de ce livre l'a certainement déjà reconnu) que, sur une
quantité de questions importantes, Jésus a partagé les idées de ses
contemporains. Il ne nous semble pas possible de le rattacher à aucune des
écoles de son temps, mais on peut dire qu'il leur a fait à toutes des
emprunts. Il a dû beaucoup aux Pharisiens ; il a adopté leur doctrine de la Providence et celle
de la résurrection des corps. Il les connaissait trop bien pour ne pas avoir
étudié à fond leur tendance et leur avoir emprunté ce qu'il pouvait y avoir
de généreux et d'élevé chez les plus larges et les plus tolérants d'entre
eux. Mais nous n'irons pas jusqu'à dire avec Keim qu'il dut, à un certain
moment de son développement religieux, dans sa jeunesse, être décidément
pharisien, puis abandonner plus tard ce parti. Cette hypothèse est gratuite
et inutile.
Nous avons montré plus haut[4] tout ce que Jésus
a emprunté aux Esséniens ; nous n'y reviendrons pas ici. Remarquons encore
que l'exégèse de Jésus est parfois la même que celle de ses contemporains,
par exemple, lorsqu'il veut prouver que la résurrection des morts est dans le
Pentateuque[5].
Il a certainement partagé sur les démons et les mauvais esprits les idées de
son peuple. Pour quiconque lit les Évangiles sans parti pris c'est une
question de bonne foi. Enfin, il est resté Juif toute sa vie ; il ne nous est
pas dit qu'il ait jamais renoncé au culte de la synagogue, et la veille de sa
mort il célébrait encore la
Pâque avec ses disciples.
Cependant il y eut dans renseignement de Jésus deux idées
entièrement nouvelles et, à nos yeux, d'une incontestable originalité.
L'enseignement rabbinique de ses contemporains, tel que nous l'avons exposé
dans les chapitres qui précèdent, se résumait, nous venons de le rappeler, en
ces deux mots : Pratiquez toute la
Loi et attendez le Messie, roi de la terre. Jésus a répondu
: Vous serez sauvés par la foi et je suis le Messie qui doit mourir crucifié.
Il a rejeté la pratique des œuvres qui justifient et l'attente d'un
messianisme terrestre et les a remplacées par la prédication de la justification
par la foi et par celle d'un messianisme purement spirituel dont il est, lui,
le héros. Ces deux doctrines résument, nous le croyons, tout l'Évangile.
La première est celle de la foi. A quelles conditions entre-t-on
dans le Royaume de Dieu ? se demandaient ses contemporains. Ils répondaient :
en pratiquant la Loi
et nous avons montré comment ils réglementaient leur vie et entouraient le
code sacré d'une haie de préceptes. Ce qui disparaissait ici c'était le
sentiment religieux et le sentiment moral. On ne se demandait plus : ceci
est-il bien ? ceci est-il mal ? mais : ceci est-il permis ? ceci est-il
défendu ? La religion était devenue une science, une γνώσις.
Quand on lit les écrits des Israélites de nos jours sur les Juifs du temps de
Jésus-Christ, on reste confondu de la sérénité avec laquelle ces savants
parlent de ces déplorables doctrines. Ils n'élèvent pas une critique, ils ne
prononcent pas un mot de blâme. Ils ne semblent pas se douter qu'elles
anéantissaient la vie religieuse elle-même. Dieu n'était plus qu'un créancier
avec lequel on calculait. L'acte accompli justifiait devant lui et cet acte
était une prière récitée, une purification accomplie, une aumône sacrifiée.
'Or, Jésus a dit ici exactement le contraire de ses contemporains ; il a rejeté
toute la casuistique pharisienne ; il a montré que la dette contractée envers
Dieu est inexorable et qu'il n'y a d'espoir possible que si Dieu remet toute
cette dette et sans condition aucune. Or, il la remet, car il est le Père. Ce nom de Père donné à Dieu n'était
certainement pas inconnu des contemporains de Jésus, mais lui seul en
comprenait le sens véritable et profond. Dieu est le Père ; il n'est donc pas
un créancier sans entrailles, il remet les dettes, il pardonne les fautes de
ses enfants. Ce n'est pas que Jésus abolisse la Loi. Il n'abolit pas
même celle qui ordonne de payer la dîme de la menthe, de l'aneth et du cumin[6]. Il ne faut pas, dit-il, négliger
ces choses-là, mais il repousse toutes les traditions qui, loin
d'aider à accomplir la Loi,
deviennent des obstacles à son accomplissement. La haie protectrice est
devenue une barrière infranchissable. Il ne veut pas qu'on attache
d'importance à ce qui est secondaire : se laver les mains avant de se mettre
à table, ne pas froisser d'épis entre ses doigts le jour du Sabbat, ne pas
s'asseoir à une table sans savoir si tout a été préparé suivant les rites et
si les dîmes ont été payées. Dans une maison,
dit-il, mangez de tout ce qu'on vous présentera[7].
Que faut-il donc faire d'après lui pour se justifier
devant Dieu ? Reconnaître d'abord que le siège du mal c'est le cœur, que
l'adultère est dans le cœur, que le meurtre est dans le cœur[8], et se repentir.
L'appel à la repentance est adressé par lui à tout homme, car le prochain
c'est tout homme, même le Samaritain, affirmation inouïe pour son époque.
Tous sont appelés, tous peuvent se repentir. Sur ce point il n'a fait que
suivre la tradition de Jean-Baptiste et continuer ses appels, mais il le
dépasse quand il dit que la repentance est un changement du cœur et une
condition de pardon, quand il montre ce pardon accordé par Dieu à quiconque
le demande avec contrition, quand il déclare que si Dieu fait miséricorde,
c'est un acte gratuit de sa part, car il ne nous doit rien. L'homme n'a aucun
mérite à accomplir son devoir ; Quand vous aurez
fait tout ce qui vous a été commandé, dites encore, nous sommes des
serviteurs inutiles[9].
La foi qui est quelquefois pour lui la simple croyance à
un fait religieux, aux prophéties par exemple[10], est surtout,
dans sa prédication, un acte, et un acte de confiance. Elle est inséparable
d'un changement de vie[11].
Quant au Royaume de Dieu lui-même il le spiritualise, il
le place dans le cœur de ses disciples. Ils y entrent par la foi, par la
confiance. Il est aux enfants, il est à ceux qui ne raisonnent pas, mais qui
font la volonté du Père céleste et ne reculent devant aucun sacrifice. Il
faut être prêt à vendre ses biens, à rompre les liens de famille les plus
étroits, à renoncer au mariage, à donner sa vie, mais ce ne sont pas des
devoirs à apprendre ; ce ne sont pas des rites à accomplir : Pour quiconque
est pénétré de l'esprit de l'Evangile, les devoirs viennent d'eux-mêmes ; ils
sont remplis par besoin du cœur, par amour.
Nous venons d'écrire le mot Évangile ; Jésus a suffisamment
indiqué par ce mot qu'il prétendait fonder un ordre de choses nouveau. Cette bonne nouvelle (εύαγγέλιον)
n'est pas un simple triage des préceptes mosaïques comme Hillel pouvait en
faire, mais l'accomplissement de ces préceptes obtenu par un changement du
cœur, par un sentiment tout moral. On ne met pas le
vin nouveau dans de vieilles outres, on ne coud pas le drap neuf sur du drap
usé[12].
Il faut renoncer aux outres vieillies et au drap usé ; la forme comme le fond
doivent être changés. C'est ainsi que Jésus réagit contre la première des
erreurs de son temps, la croyance que la stricte observation de la Loi met l'homme en règle
avec Dieu.
La seconde erreur des contemporains de Jésus était une
attente messianique ardente, passionnée, fiévreuse, politique à la fois et
religieuse et la seconde idée entièrement nouvelle et originale de son
enseignement fut sa conception du Messie. Nous y attachons une importance
capitale ; elle nous donne la clef de tout son ministère et de toute son
œuvre.
L'idée messianique s'est offerte à lui telle que l'avaient
rêvée ses compatriotes. Il la rencontra dès le début de son ministère et s'en
défia immédiatement ; elle lui sembla fausse, anti-scriptuaire, inadmissible,
et il lutta contre elle. Il se déclara lui-même le Messie et il conçut cette
idée inconnue et étrange, scandaleuse, insensée pour un Juif d'un Sauveur
humble, souffrant, crucifié par dévouement pour ses frères et par obéissance
à son Dieu.
Ce n'est pas du jour au lendemain qu'il s'éleva à une si
étonnante doctrine messianique. Les croyants se représentent d'ordinaire
Jésus comme sachant parfaitement dès le début de son ministère ce qu'il était
et ce qu il venait faire au monde. Son plan aurait été arrêté d'avance et il
l'aurait exécuté lentement ; il aurait su dès le premier jour qu'il mourrait
crucifié et s'il n'a pas fait, avant la dernière année, la moindre allusion à
la croix, son silence était voulu, calculé, intentionnel. Il faisait partie
de son plan. Eh bien ! nous ne pouvons le croire. Ce Jésus qui calcule, qui
ne dît pas tout ce qu'il sait, ne nous semble conforme ni à la vérité morale
ni à la vérité historique. Nous prenons au sérieux l'humanité du Christ et
nous pensons que Jésus s'est développé comme le plus humble des hommes ; la
volonté de son Père ne lui est apparue que peu à peu et s'il n'a point parlé
dès le début de sa mort sanglante, c'est parce qu'il l'ignorait encore. Son
idée messianique purement spirituelle, si originale, si étrange, a grandi en
lui peu à peu, lentement. Il ne l'a certainement pas conquise immédiatement
tout entière. La lutte fut longue au contraire et douloureuse.
Tandis qu'il avait acquis sans effort sa foi au Père
céleste dans la solitude paisible du recueillement et de la prière et
simplement en regardant en lui-même et en sondant sa conscience, ici il dut
combattre, il dut lutter contre des tentations terribles. Ces épreuves
venaient de ce qu'il était Juif et par conséquent fort innocemment imbu
depuis son enfance des idées de son peuple sur le Messie. Ce n'avait pas été
sans un combat intérieur qu'il avait prêché la repentance et le salut par la
foi telle que nous les avons exposés tout à l'heure ; il dut renoncer sans
doute à des croyances auxquelles il avait été longtemps attaché pour arriver
à cette conception si pure, si élevée, si religieuse des seules vraies
conditions d'entrée dans le Royaume de Dieu. Mais autrement terrible,
autrement douloureux fut le combat qu'il dut soutenir contre les croyances
messianiques de son temps chères à tout enfant d'Israël qui aimait sa religion
et qui aimait sa patrie.
Les personnes qui ont lu les détails que nous donnons plus
haut[13] sur les
croyances messianiques au premier siècle ont compris que Jésus a connu toute
cette théologie. Il en a même adopté certaines parties, mais avec cette différence
immense, capitale, avec cette opposition tranchée que le Messie sera humble,
souffrira et mourra crucifié.
C'est à répandre cette doctrine nouvelle, en opposition
avec les croyances messianiques de son temps, qu'il a consacré la plus grande
partie de son ministère, parce que ces fausses croyances étaient la
préoccupation dominante de son peuple.
Si les Talmuds parlent çà et là des souffrances du Messie,
ses rédacteurs ont subi l'influence du christianisme. Jamais le Judaïsme
authentique n'a été favorable à cette idée. Elle était scandaleuse à ses yeux, dit saint Paul[14]. Les passages
des prophètes, le chapitre LIII d'Ésaïe par exemple, où il est parlé des
souffrances du serviteur de l'Éternel, n'étaient pas alors appliqués au
Messie[15]. Lorsque Jésus
l'a prêchée elle était nouvelle ; il ne la tenait même pas de Jean-Baptiste
qui en est toujours resté à sa conception purement juive d'un Messie vengeur
et juge du monde. C'est même pour cela que Jésus s'est séparé de lui et a
déclaré le plus petit dans son Royaume plus grand que lui.
Nous avons affirmé que Jésus s'est dit le Messie, et a
prêché la foi en lui. Nous n'insistons pas sur ce fait ; il n'a rien de très
surprenant pour l'époque où il vivait ; il n'a pas manqué d'hommes qui se
sont crus alors des Messies et ils n'étaient certainement pas tous des
imposteurs ; quelques-uns devaient être sincères. Nous ne dirons donc pas que
les prétentions de Jésus sur lui-même fussent extraordinaires et nouvelles.
Il a dit qu'il fallait s'abandonner à lui, que celui qui le confesse' rait
devant les hommes serait confessé par lui devant Dieu ; il a dit : Venez à moi ; il a déclaré que les devoirs les plus
sacrés de la vie de famille venaient après ce qu'on lui devait à lui-même. Or
on pouvait dans ce milieu du premier siècle se croire le Messie, on pouvait
s'exalter jusque-là ; la fièvre pouvait s'emparer de vous, quand on respirait
l'atmosphère brûlante de ce monde agité ; et on pourrait expliquer par
l'entraînement, l'exaltation, la folie ces paroles de Jésus sur lui-même.
Mais ce qui est surprenant, ce qui nous empêche de
prononcer ces mots d'entraînement, d'exaltation, de folie, c'est que Jésus,
en prêchant la foi en lui, a dit qu'il mourrait crucifié et qu'il n'était pas
le Roi attendu qui serait vainqueur de l'étranger. Ce simple fait suffit à
écarter l'explication moderne d'un Christ illuminé, exalté, inspiré. Ce qui
nous frappe au contraire en Jésus quand il parle de lui, c'est sa possession
de lui-même, sa clairvoyance, l'absence complète d'illusion.
Il y eut dans son ministère trois moments où nous apparaît
surtout la lutte dont nous venons de parler, le combat qui fut le grand
combat de sa vie, sa véritable Passion. Ces trois moments solennels se
placent le premier au début, le second au milieu, le troisième à la fin de sa
vie publique. La lutte du début nous est révélée par le récit mystérieux de
la tentation au désert[16]. Nous
l'expliquerons d'un mot : la défiance à l'égard des idées messianiques de son
temps. Il s'est défié tout de suite de ce que pensaient ses contemporains. Il
s'est douté qu'il y avait là une formidable erreur et que la théologie juive
faisait fausse route, que la doctrine d'un Messie cherchant sa propre gloire
en changeant des pierres en pain, d'un thaumaturge se jetant du haut du
Temple pour étonner le monde par ses prodiges, d'un Roi maître de toutes les
nations de la terre, devait être une suggestion de l'Esprit des ténèbres et
non pas l'idée messianique conforme à la volonté de Dieu. Pendant quarante
jours, il lutte, il combat et il sort enfin vainqueur de cette première et
dure épreuve.
Au milieu de son ministère, un an avant sa mort et au moment
même où l'inévitable nécessité de cette crucifixion sanglante lui apparaît,
la tentation revient. Elle se représente à lui quand Pierre s'écrie : A Dieu ne plaise, ce que tu dis ne t'arrivera point[17]. Il lui semble
que c'est Satan lui-même qui se montre à lui de nouveau sous les traits de
son apôtre, et, ne se laissant pas gagner, ne voulant pas recommencer la
lutte qu'il a déjà livrée, il s'écrie : Arrière de
moi, Satan, tu m'es en scandale, tu veux me faire tomber. La volonté
du Père est qu'il souffre et qu'il meure ; là est la victoire, là est le
salut.
Ce n'est pas tout, et ce qu'il dût souffrir pour anéantir
en lui l'idée juive et créer l'idée messianique nouvelle nous est aussi
révélé par le troisième et dernier combat, celui du jardin des Oliviers. Il
était temps encore d'échapper à la mort ; mais ce serait sa volonté et non la
volonté du Père ; il boira la coupe que le Père lui a donnée à boire ; il
vaincra définitivement ; il mourra pour son idée ; elle doit sauver le monde
et elle ne le sauvera que si celui qui l'a conçue la réalise dans sa vie et
dans sa mort. Et on nous dit que Jésus s'est fait illusion ; et on nous le
montre subissant les croyances de son peuple ; on nous le montre enivré par
son succès, exalté par l'enthousiasme de ses disciples ; on en fait un
illuminé. Ici nous protestons au nom de l'histoire, au nom des faits les plus
avérés de la vie de Jésus. Ce qui nous frappe au contraire en lui,
répétons-le, c'est la clairvoyance, le calme, la sûreté du coup d'œil,
l'observation réfléchie, la parfaite possession de lui-même qui ne
l'abandonne pas un instant. On comprend qu'il y ait eu à cette époque des cas
de folie. On comprend qu'il y ait eu des Juifs s'exaltant et se croyant le
Messie. Cela est arrivé, en effet, à quelques-uns d'entre eux ; mais il y en
eut un qui ne fut certainement pas un de ces exaltés, un chez lequel il est
impossible de surprendre autre chose que le contraire même de l'exaltation,
c'est-à-dire la crainte de se laisser entraîner, la sainte défiance en face
des exagérations de son peuple ; cet homme, c'est Jésus ; Quelle prudence
d'abord et quelle réserve ! Et puis, le jour venu, quelle lutte, quel
combat ! Il est si peu entraîné par les croyances messianiques de son
temps que ces croyances sont par lui repoussées, vaincues et transformées. On
peut dire qu'il a protesté contre elles jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de
la croix.
Un mot résume notre pensée sur l'enseignement de Jésus :
Il a été une réaction, une réaction
spiritualiste et universaliste contre le formalisme et le particularisme du
peuple juif. Poussés à leurs extrêmes conséquences, ils ont provoqué chez un
des enfants de ce peuple cette sublime protestation qui s'appelle l'Évangile.
Personne n'a été moins de son temps que Jésus ; personne
n'a moins subi l'influence de son milieu ; personne n'a été plus affranchi de
préjugés, et plus indépendant que lui.
Où donc a-t-il puisé le principe de cette réaction
spiritualiste et universaliste ? Avant tout auprès de Jean Baptiste, auquel
d'ordinaire on ne rend pas assez justice. Son œuvre de précurseur a été
immense, et nul ne saura jamais quelle influence il exerça sur Jésus ; les
documents nous font entièrement défaut. La lecture de l'Ancien Testament dut
aussi révéler Jésus à lui-même ; il semble y avoir étudié de préférence les
Psaumes, ainsi que les prophètes Ésaïe et Jérémie ; il découvrit sans doute
la notion du Messie souffrant dans le chapitre LIII d'Ésaïe, mieux compris
par lui que par ses contemporains. Mais surtout il puisa ses idées nouvelles
dans sa conscience, et il les trouva dans ses longues heures de communion
avec son Père ; il y eut chez lui inspiration. Jésus a été, dans ce sens, un
inspiré, et nous sommes logiquement amené à dire que la véritable nouveauté
au premier siècle ne fut pas tant la parole de Jésus que Jésus lui-même.
L'apparition de cet homme, son enseignement, ses actes, sa vie entière est un
miracle. Si cette vie n'est pas un signe,
pour employer le mot de l'Évangile[18], le signe auquel
on peut reconnaître une révélation de Dieu, une communication de Dieu aux
hommes, alors nous n'avons aucun moyen de reconnaître de telles
communications.
Le problème des origines du christianisme n'est donc pas
insoluble ; Dieu nous a donné assez de lumière pour le résoudre. Notre raison
est vaincue et convaincue, et nous nous sentons monter au cœur un amour
profond pour celui qui a ainsi vécu et ainsi souffert, pour cet homme dont
l'héroïsme moral se résume d'un mot : Ne boirai-je
pas la coupe que le Père m'a donnée à boire ? pour cet ouvrier, ce
charpentier qui a conçu seul, au milieu d'un monde hostile, l'idée d'un salut
universel accompli par une œuvre purement spirituelle ; certain d'avance de
succomber dans la lutte, de mourir pour sa foi et qui n'était pas même
soutenu dans sa tâche par l'approbation de ses disciples, puisqu'ils ne le
comprenaient pas, mais seulement par l'approbation de sa conscience et par
celle de son Dieu. C'est ainsi que Jésus a sauvé l'avenir religieux de l'humanité.
M. Renan a terminé sa Vie de Jésus en disant : Il ne sera pas surpassé ; entre les fils des hommes, il n'en est pas né
de plus grand que Jésus. Cette parole là est une des plus chrétiennes
qui aient jamais été écrites au monde. Pour en finir avec le christianisme,
pour que cette religion eût fait son temps, il faudrait précisément que Jésus
fut dépassé, il faudrait qu'il naquit un homme plus grand que lui. Or, cela
n'arrivera jamais. Voilà pourquoi nous affirmons, nous chrétiens, que le
christianisme est éternel, que le christianisme est la vérité.
FIN DE L'OUVRAGE
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