LA PALESTINE AU TEMPS DE JÉSUS-CHRIST

D'APRÈS LE NOUVEAU TESTAMENT, L'HISTORIEN FLAVIUS JOSÈPHE ET LES TALMUDS

LIVRE SECOND. — LA VIE RELIGIEUSE

 

CHAPITRE XIV. — LES ESSÉNIENS.

 

 

Leur origine. — Leur nom. — Leur principe fondamental. — Ils sont avant tout des Juifs fidèles. — Leurs rapports avec les Pharisiens. — L'emploi de leur journée. — Leur communisme socialiste. — Leurs rapports avec le peuple. — Leurs mœurs. — Leur mysticisme. — Ils se séparent du Judaïsme. — Leurs spéculations métaphysiques. — L'immortalité de l'âme. — Leurs espérances messianiques. — Le tiers-ordre. — Jésus et l'Essénisme. — Comment les Esséniens disparurent.

 

Les Esséniens formaient non seulement un parti, non seulement une secte, mais un ordre religieux. Ils étaient quatre mille et vivaient en dehors du Judaïsme. On peut parler de la Palestine au temps de Jésus-Christ sans s'occuper d'eux ; les Talmudistes ne s'en sont pas souciés, le Nouveau Testament ne les nomme pas une seule fois. Cependant ils étaient là, enfermés dans leurs couvents, y menant la vie la plus étrange, et de prime abord la plus inexplicable. On parvient toutefois à l'expliquer, et l'Essénisme n'a presque plus de secrets pour nous. Nous le comprenons à peu près complètement. Cependant tout n'a pas encore été dit sur cette secte bizarre, sur cette espèce de superfétation du Judaïsme en décadence, et lorsqu'on lit et relit les auteurs qui nous en ont parlé, on est presque certain de trouver, dans leurs écrits, quelque détail non encore étudié et jetant une lumière nouvelle sur leurs croyances ou leurs coutumes. Cinq écrivains de l'antiquité nous parlent des Esséniens, et toutes les descriptions que l'on a faites de ces sectaires, toutes les suppositions auxquelles ils ont donné lieu ont été tirées de l'un ou de l'autre de ces cinq écrivains : Josèphe[1], Philon[2], Pline l'ancien[3], Épiphane[4] et Hippolyte[5].

Leur origine n'est plus douteuse. Ils sont sortis du Judaïsme et n'ont eu aucun rapport ni avec les Bouddhistes, ni avec les Grecs, ni même avec les Alexandrins. Nous avons parlé du fameux parti des /fa55trfm (les pieux) qui s'était formé au temps d'Esdras, s'était révolté avec Judas Macchabée et était devenu le parti des Pharisiens opposés aux Saducéens. Or, tous les Hassidim ne s'étaient pas faits Pharisiens. La vie active, la politique militante, les discussions ardentes n'étaient pas le fait d'une minorité désireuse de rester purement religieuse et contemplative. Quatre mille d'entre eux demeurèrent ce qu'ils étaient. Ils gardèrent leur nom d'Hassidim dont la forme syriaque est Hassaïm, et dont on a fait le mot Esséniens. — Έσσαιοί n'est pas un mot hébreu, mais le mot syriaque hassa, traduction du mot hébreu hassid[6] —. Nous savons qu'on a proposé d'autres étymologies de leur nom. On s'est demandé s'il ne viendrait pas de sahah (baptiser) ou de asah (guérir), ou encore de hachach (se taire) ; en effet, les Esséniens prenaient souvent des bains en signe de purification, guérissaient les malades et affectaient un silence mystérieux. Ces diverses étymologies sont donc possibles ; la nôtre nous paraît la plus probable.

Les Esséniens ne sont donc qu'un groupe détaché des anciens Hassidim. D'une piété fervente, exaltée, ils trouvaient que l'orthodoxie pharisienne elle même n'était pas assez pure. Les Juifs les plus stricts, les plus dévots, les plus avancés, n'étaient pas encore fidèles comme il fallait l'être. La Synagogue, disaient-ils, est dégénérée, il ne faut plus la fréquenter. Elle est devenue le monde.

Ces hommes aux convictions ardentes s'associèrent pour tenir entre eux des réunions religieuses, et, pendant quelque temps, on les appela les ébions (les pauvres), parce qu'un de leurs principes était d'affecter la pauvreté. Enfin, se séparant toujours davantage du reste de la nation, ils formèrent une secte, ou plutôt un ordre, celui des Esséniens.

Ils se bâtirent de grandes maisons sur le bord oriental de la mer Morte, à une petite distance du rivage et dans l'oasis d'Engaddi, véritables couvents habités par de véritables moines. En entrant dans ces cloîtres et en observant de près les mœurs de ces singuliers anachorètes, on ne leur aurait d'abord rien trouvé de commun avec le Judaïsme. Ils n'offrent pas de sacrifice et ils ont horreur de ceux qui sont offerts au Temple. Jamais ils ne montent à Jérusalem. Ils ne s'éloignent guère de leur oasis ; ils vivent séparés de leurs semblables.

Eh bien, s'ils paraissent différents des autres Juifs, ils ne sont cependant que des Israélites exagérés. Us ont pris au pied de la lettre le Mosaïsme ; ils l'ont poussé à ses conséquences extrêmes. Les Esséniens ne sont autre chose que des Pharisiens conséquents jusqu'à la folie ; ils sont orthodoxes au point de devenir sectaires. A toutes les époques de foi et de convictions ferventes on a vu se former des associations semblables à celles des Esséniens. Dans l'Église protestante du XIXe siècle, il s'est trouvé des hommes, et surtout des femmes, pour dire que l'orthodoxie la plus stricte n'était pas encore assez fidèle, assez pure, pour dire que l'Eglise s'était confondue avec le monde. Nous voulons parler des darbystes. Sans pousser trop loin la comparaison, on peut, par le mouvement darbyste qui s'est produit de nos jours, se rendre un compte assez exact de ce que furent autrefois les Esséniens. Ils étaient les darbystes du Judaïsme. La religion juive, le Sanctuaire surtout, étaient souillés à leurs yeux. Les prêtres étaient presque tous Sadducéens ; cela suffisait pour les éloigner. Si donc ils n'allaient plus au Temple, c'était dans un sentiment de fidélité à leurs convictions religieuses : les Lieux Saints ne sont plus fréquentés, disaient-ils, que par des Juifs dégénérés.

Du reste, ils n'avaient pas entièrement rompu avec le Sanctuaire, car ils y envoyaient encore des offrandes non sanglantes.

Les Esséniens voulaient être des Juifs parfaits, accomplissant toute la Loi. Nous les avons appelés des Pharisiens exagérés. En effet, ils avaient changé les prescriptions pharisiennes en règles inflexibles Les opinions des deux partis étaient à l'origine les mêmes ; mais tandis que les Pharisiens étaient restés dans le monde et avaient plus ou moins gardé leur liberté, les Esséniens avaient formé une communauté et créé un clergé régulier. Les Pharisiens, par exemple, approuvaient le mépris des richesses. Les Esséniens l'ordonnaient et le mettaient en pratique, ils étaient communistes. Les Pharisiens célébraient ensemble les festins religieux que nous avons décrits. Les Esséniens faisaient de ces repas consacrés une obligation absolue et ne prenaient pas autrement leur nourriture. — Il arriva que les Pharisiens prirent les Esséniens en horreur. Ils ne pouvaient supporter qu'on leur mît ainsi sous les yeux les conséquences logiques de leurs principes et qu'on leur dît : Voilà où vous devriez en venir si vous alliez jusqu'au bout. Le communisme essénien leur parut ridicule : Celui qui dit : le mien est à toi et le lien est à moi est un niais[7], disaient-ils, faisant évidemment allusion au partage des biens pratiqué par les Esséniens. Ils les appelaient aussi de pieux imbéciles[8], des baptiseurs du matin[9]. Et, cependant, que faisaient ceux-ci ? Ils prenaient simplement dans leur sens littéral les moindres paroles du Lévitique. Il en résultait qu ils ne pouvaient rester dans le monde, car ils y auraient sans le vouloir violé sans cesse quelqu'un de ces commandements multiples. Or, l'observation de la Loi n'est-elle pas le premier devoir d'un Juif croyant ? Qu'il sorte donc de ce monde impur et aille vivre dans la solitude. Dans l'oasis d'Engaddi, sur les bords de la mer Morte, il trouvera cette solitude, et tous ceux qui pensent comme lui acceptant une discipline commune, se livreront avec lui et dans une paix profonde aux plus rigoureuses pratiques du Mosaïsme. L^oasis est formée par de magnifiques dattiers, et les dattes, aliment pur et autorisé parla Loi, seront la principale nourriture de ces Juifs fidèles. Ils n'iront point dans les villes, parce que leurs portes d'entrée sont ornées de statues, et ils ne se serviront point de pièces de monnaie grecques ou romaines ; la Loi ne dit-elle pas, en effet : Tu ne te feras point d'images taillées ? Ils ne se marieront point, car jamais ils ne parviendraient à accomplir toutes les pratiques auxquelles Moïse a soumis les personnes mariées[10] ; tous se considéreront comme prêtres, car il est écrit : Vous serez un peuple de prêtres, et ils s'abstiendront entièrement de vin, cette boisson étant interdite aux sacrificateurs dans l'exercice de leurs fonctions. Si l'essénisme était une exagération du pharisaïsme, il est juste d'ajouter qu'il en était une aussi du sacerdoce. Dans les ouvrages écrits jusqu'ici sur les Esséniens, on a soutenu l'une ou l'autre de ces explications de leur secte. Nous croyons qu'il faut les donner toutes deux, l'Essénien était avant tout un Juif parfait, un Israélite s'abstenant de toute impureté, par suite il se considérait comme un prêtre et en même temps il poussait à l'absurde la logique pharisienne. Racontons l'emploi que les Esséniens faisaient de leur journée. Levés avant le soleil, ils adressent une prière à Dieu quand l'astre paraît à l'horizon, exactement comme les prêtres de service au Temple[11]. Puis ils vaquent à leurs occupations. La plupart cultivent la terre, et on sait que Moïse avait voulu faire de son peuple un peuple d'agriculteurs. A onze heures, l'Essénien se plonge dans l'eau froide ; il est nu et ne porte qu'une ceinture de toile. C'est un bain purificateur, un baptême. Tous se réunissent ensuite dans la salle commune ; ils s'asseyent ; le silence le plus profond règne dans l'assemblée. Ils prennent du pain et un des aliments autorisés par la Loi. Leur sobriété est extrême ; ils ne mangent que d'un seul plat. La prière commence et termine le repas. Puis le travail est repris jusqu'au soir, où un second repas semblable au premier les réunit de nouveau. Le jour du sabbat est rigoureusement observé ; les aliments sont préparés la veille. Enfin jamais les Esséniens ne se servent d'huile pour s'oindre le corps, dans la crainte qu'elle ne provienne d'un pressoir païen, ou n'ait été faite avec des fruits dont on n'aurait pas donné la dîme. Leur préoccupation fondamentale : ne pas contracter de souillure, ne les abandonne jamais. Ils ont toujours à leur côté une serviette suspendue à une ceinture de cuir pour s'essuyer les mains et portent des vêtements du lin blanc le plus pur.

Si leur discipline est d'une rigueur extrême, si l'Essénien doit à son supérieur une soumission aveugle, si chaque maison de l'ordre est administrée par un conseil élu au scrutin secret, il ne faut voir là que des nécessités inséparables de la vie commune.

Il en est de même du mystère dont la secte aimait à s'entourer. Les communautés religieuses qui ont des allures mystérieuses en imposent aux foules et ne manquent pas de revêtir à leurs yeux un certain prestige : ce procédé réussit aux Esséniens ; on leur témoignait le plus grand respect.

Il est probable que l'affection du peuple pour eux venait aussi de ce qu'ils pratiquaient le communisme. Les questions sociales se posaient ardentes, impérieuses dans la société juive du premier siècle ; l'idée de l'égalité se faisait jour et s'affirmait partout. Il ne s'agissait nullement de l'égalité de tous les hommes, un Juif ne pouvait traiter un païen comme un frère, mais de celle des Juifs entre eux. Les Saducéens, maintenant les distinctions de castes, étaient détestés. Les Pharisiens, affectant la pauvreté, étaient au contraire très aimés, mais ceux qui la pratiquaient en vendant leurs biens et en les distribuant aux indigents, comme les Esséniens, l'étaient plus encore. Le partage des fortunes particulières a toujours été le rêve des pauvres, et l'idée delà communauté des biens chère aux classes inférieures. En Palestine on admettait volontiers que le riche ne valait pas mieux que le pauvre. On était même disposé à croire qu'il valait moins que lui, on rappelait : le mauvais riche et ses richesses étaient injustes ; le peuple aimait à opposer à la morgue saducéenne l'humilité essénienne. Le règne messianique devait être pour beaucoup la venue du règne des pauvres qui auraient enfin une compensation à leurs souffrances, or les Esséniens paraissaient hâter cet avènement et même le réaliser d'avance.

Il faut remarquer que ces idées socialistes avaient été préparées par le Mosaïsme et qu'ici encore les Esséniens lui étaient fidèles. La Loi renfermait bien des règlements égalitaires ; il y a un vrai socialisme dans les ordonnances réglant les contrats et les propriétés[12]. — Quand le Messie viendra, pensait-on, tout cela sera enfin mis en pratique. La paix et la justice régneront ici-bas. — Le monde à venir ne devait point être un ciel peuplé d'esprits purs, mais une société bienheureuse de ressuscités, vivant sur une terre où la justice habiterait et où les droits de tous seraient reconnus ; et on savait gré aux Esséniens de donner l'exemple et de montrer d'avance ce que serait ce monde à venir.

Ils étaient, du reste, excellents pour le peuple. Ils aimaient les humbles, les petits, les pauvres. Ils les soignaient gratuitement quand ils étaient malades et leurs recettes pour guérir étaient très appréciées. On disait qu'ils faisaient beaucoup de miracles et en particulier qu'ils étaient très habiles à chasser les démons. Ils se servaient dans ce but de talismans et de pierres magiques, et le titre d'un de leurs livres de médecine nous a été conservé, le Sefer Refuot, livre de recettes ; nous en avons déjà parlé[13]. Il passait pour aussi ancien que le roi Salomon. On prétendait aussi que les Esséniens prédisaient l'avenir[14].

Leur communisme était absolu ; Philon et Josèphe sont aussi positifs l'un que l'autre sur ce point. Ce que chacun a est à tous, ce qui est à tous est à chacun ; la nourriture, les habits mêmes étaient à la communauté. L'Essénien versait dans la caisse générale le salaire de son travail. Un d'entre eux était le trésorier de tous et était chargé de la bourse ; il faisait les dépenses nécessaires. Si un membre tombait malade, il était soigné à frais communs. Quand ils allaient en voyage, ils ne portaient ni argent, ni provisions ; les frères, chez lesquels ils descendaient, pourvoyaient à tous les besoins des voyageurs[15].

Les Esséniens étaient certainement des modèles de sobriété, de vertu, de désintéressement. Leur moralité était exemplaire. Satisfaits de peu, la simplicité de leurs mœurs était extrême. Ils ne mangent et ne boivent que pour se rassasier, disait-on, ils repoussent les plaisirs des sens comme un péché. Us ne jettent leurs chaussures et leurs vêtements que lorsqu'ils sont absolument hors d'usage. Ils ne recueillent d'or et d'argent que ce qui leur est strictement nécessaire. Ils n'avaient point d'esclaves ; tous étaient libres et travaillaient les uns pour les autres. Ils avaient horreur du mensonge comme du faux témoignage et ils s'interdisaient de jamais prêter serment, leur parole suffisait.

L'organisation de l'essénisme fut d'abord très simple. Peu à peu, et par la force même des choses, elle se compliqua. Alors s'introduisirent parmi les Esséniens des pratiques et des doctrines entièrement nouvelles et fort étrangères au véritable esprit israélite. Il en fut de leur secte comme de certaines corporations religieuses du moyen-âge dont les principes étaient d'abord tout-à-fait évangéliques, et puis qui se trouvèrent peu à peu entraînées à admettre des idées et à se livrera des pratiques non-seulement différentes de celles que l'Évangile commande, mais qui lui étaient quelquefois opposées. Le monachisme et l'ascétisme finissent toujours par produire d'eux-mêmes des doctrines mystérieuses et des spéculations mystiques ; les moines esséniens n'y échappèrent pas. Ils décidèrent d'abord que le premier venu, ne pouvant atteindre immédiatement à la pureté parfaite, devait passer par un noviciat. Ils en fixèrent la durée à une année au bout de laquelle l'Essénien recevait une hache, une ceinture et une robe blanche, puis commençaient pour lui deux années d'épreuves. Au bout de ces deux ans, le nouveau membre de la secte prenait part aux repas communs et prêtait un serment[16]. Ils en vinrent à admettre quatre degrés de perfection ou plutôt de pureté, et si deux Esséniens de classes différentes se touchaient on se rencontrant, ce contact était une souillure pour celui de la classe supérieure ; chacun d'eux devait alors prendre un bain pour se purifier. Les quatre classes se décomposaient ainsi : 1re classe, les enfants[17] ; 2e et 3e, les novices ; 4e, les membres proprement dits. Enfin, au sommet, les Έπιμεληταί, les chefs, qui étaient strictement obéis.

Les Esséniens devinrent à la longue de vrais philosophes mystiques ; mais, pour expliquer leurs spéculations, il n'est pas plus nécessaire de recourir au bouddhisme ou à la philosophie des Juifs alexandrins que pour comprendre leur origine. Les rapports de l'Egypte et de la Palestine à l'époque que nous étudions ne sont rien moins que certains, et les recherches métaphysiques auxquelles se sont livrés les Esséniens sont nées d'elles-mêmes sur les bords de la mer Morte, Elles n'ont été qu'une conséquence très naturelle de la vie retirée qu'on y menait.

Ils s'occupèrent beaucoup de la création du monde. Lisant souvent la Loi, le premier chapitre de la Genèse était pour eux l'objet de recherches sans fin. De là à un système sur l'origine des choses, il n'y avait qu'un pas, et ils le franchirent aisément. Nous devinons l'existence de ce système en lisant la formule du serment prêté par le jeune Essénien à son entrée définitive dans la communauté, et dont nous trouvons le texte dans Josèphe. On lui faisait solennellement promettre d'observer les coutumes de la secte, de transmettre à ses successeurs les traditions revues, de garder le secret sur les livres de la secte et sur les noms des anges. Les trois premières promesses se comprennent aisément. La quatrième seule est obscure. Qu'est-ce que les noms des anges ? Nous n'en savons rien ; mais il ressort do cette expression que les solitaires avaient une doctrine importante sur les anges, où leurs noms jouaient un certain rôle. Peut-être ne faut-il pas attacher à ce fait une très grande importance. Nous savons expressément par les livres juifs de cette époque que les Pharisiens avaient une théologie des anges très complète et très détaillée. Il s'agit sans doute de cette doctrine que les Esséniens avaient exagérée en la développant, suivant en cela leur procédé constant. Les Juifs croyaient à l'existence d'esprits célestes servant d'intermédiaires entre Dieu et les hommes. Il est donc fort naturel que les Esséniens y aient cru comme leurs compatriotes et aient donné à chaque série d'anges un nom spécial. Il est certain que leur mysticisme les portait à tourner leurs regards vers le monde invisible ; leur vie retirée leur créant beaucoup de loisirs, ils s'occupaient à méditer sur le monde des esprits, et s'ils attachaient une réelle importance aux noms des anges, c'est qu'alors le nom passait pour avoir une valeur en lui-même. On sait que les Juifs ne prononçaient jamais le nom de Jéhovah, et attribuaient des vertus mystérieuses aux consonnes sacrées de ce mot JHVH. C'est ainsi que commença la foi aux formules magiques. Elle se conserva dans l'Eglise chrétienne ; on avait des phrases consacrées au moyen-âge pour évoquer le diable ou pour le chasser. Aujourd'hui encore, c'est en disant quelques paroles magiques que le prêtre catholique opère le miracle de la transsubstantiation. Nous avons parlé des formules prononcées par les Pharisiens médecins quand ils guérissaient un malade ; les Esséniens prononçaient sans doute en guérissant ou en prophétisant certaines phrases cabalistiques où entraient les noms des anges.

Allant aux extrêmes en toutes choses, ils tirèrent de la théologie juive ses dernières conséquences ; on peut dire qu'ils devancèrent leur époque et se trouvèrent être, un siècle trop tôt, de véritables gnostiques. La matière était à leurs yeux la source du mal, et ils considéraient le corps comme la prison, de rame, lis disaient que les âmes avaient existé avant les corps à l'état d'esprits purs. Elles viennent de l'éther le plus subtil et ont été attirées vers la matière par une sorte de séduction. Pendant cette vie terrestre, elles soupirent après la délivrance, elles désirent ardemment voir se briser le lien qui les rattache au mal. La mort amènera avec elle ce moment impatiemment attendu ; l'esprit rentrera dans son domaine en remontant dans les cieux ; le corps retournera au sien en se mêlant à la poussière de la terre. Les Esséniens se trouvaient donc à la fois nier la résurrection du corps et affirmer énergiquement l'immortalité de l'âme. Il est vrai que ces deux croyances souvent confondues sont, en réalité, fort distinctes. Les anciens païens, par exemple, ont cru à l'immortalité de l'âme ; mais l'idée d'une résurrection du corps ne les aborda jamais. Les Juifs, au contraire, qui étaient réalistes, et qui ne savaient pas faire de distinction philosophique entre le corps et rame, ne concevaient pas la vie future sans le retour à l'existence du corps terrestre. Les Esséniens, ici, comme en bien d'autres points, se séparèrent du Judaïsme ; ils devinrent dualistes et ascètes. C'est ainsi que, sous l'influence de la vie monacale, ces hommes qui avaient été d'abord les plus orthodoxes de tous les Juifs, se transformèrent peu à peu en ennemis du vieil Hébraïsme. La plus douce joie de l'ancien Israélite était de se reposer sous sa vigne et sous son figuier, entouré de ses nombreux enfants. L'abondance des bénédictions temporelles était pour lui le signe évident de la protection divine. Combien différent était l'Essénien qui mangeait le plus frugalement possible, s'imposait le célibat, et ne songeait qu'au meilleur moyen de se délivrer des liens du corps ?

Il convient cependant d'ajouter que Josèphe, notre seule source pour l'étude des spéculations esséniennes, est ici passablement suspect. Il se trompe évidemment quand il nomme les Esséniens entre les Pharisiens et les Saducéens, les appelant les uns comme les autres des sectaires. Il se trompe peut-être aussi en nous montrant chez les Esséniens un système précis des rapports du corps et de Pâme et en prétendant qu'ils étaient déterministes au point de nier le libre arbitre.

Les Esséniens attendaient-ils le Messie comme les autres Juifs de leur temps ? Josèphe passe cette question sous silence ; mais cette omission est certainement intentionnelle. Il ne voulait pas parler aux Grecs et aux Romains d'espérances qui étaient essentiellement révolutionnaires et où la politique tenait une si grande place. Attendre le Messie, c'était attendre la délivrance du joug de l'étranger et la destruction de la puissance romaine. Le patriotisme des Esséniens n'était sans doute pas très ardent ; leurs pratiques religieuses devaient les absorber presque exclusivement. Cependant il semble résulter de certains passages de Josèphe qu'ils restaient attachés de cœur à la cause nationale. Nous savons que, pendant la guerre juive de 66 à 70, ils se laissèrent mener au supplice plutôt que de toucher aux mets interdits. Et puis, s'ils tenaient peu au triomphe politique et terrestre des Juifs sur les Romains, ils pouvaient cependant avoir beaucoup développé le côté purement religieux et spéculatif des espérances messianiques. Nous avons montré que leur communisme passait lui-même pour une réalisation anticipée de l'avenir. Ils avaient coutume de dire que le Royaume des cieux (Malchouth-ha-Schamaïm) était très proche. Ils s'occupaient de questions eschatologiques et ce n'est pas sans raison qu'on a vu dans l'Essénisme une école de spéculations apocalyptiques[18].

Les quatre mille Esséniens ne vivaient pas tous au bord de la mer Morte. Un certain nombre d'entre eux, moins rigoureux, demeuraient dans les villes. Refusant de suivre jusqu'au bout le parti des exaltés, ils étaient restés dans le monde. C'étaient les Esséniens du premier degré, sorte de tiers-ordre placé entre le Pharisaïsme ordinaire et l'Essénisme rigoureux. Ils formaient le clergé séculier, tandis qu'au bord de la mer Morte vivait le clergé régulier. Ils ne renonçaient pas au mariage ; cependant, avant de le contracter, ils attendaient trois années, passées ii étudier les mœurs de celle qu'ils avaient choisie pour femme, et elle, de son côté, promettait de se soumettre aux lois les plus sévères sur la pureté.

Si Jésus n'est jamais allé voir de près les Esséniens réguliers de l'oasis d'Engaddi, ce qui est bien probable, il rencontra certainement les Esséniens séculiers et dut en voir plus d'une fois passer quelques uns-en vêtements blancs dans les rues de Jérusalem. Quels furent ses rapports avec eux ? Les rapprochements à faire entre sa prédication et certaines maximes esséniennes sont faciles. Jésus a prêché le mépris des richesses ; et des paroles comme celles-ci : Vous êtes heureux, vous pauvres, car le royaume de Dieu est à vous[19]. Un riche entrera difficilement dans le Royaume des cieux[20]. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon[21]. Ne soyez point en souci pour votre vie, de ce que vous mangerez, de ce que vous boirez... etc. Cherchez premièrement le Royaume de Dieu et sa justice, le reste vous sera donné par surcroît[22], sont des paroles esséniennes. Quand il dit au jeune riche Vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres[23], il semble lui dire : Fais-toi essénien.

Remarquons aussi ce précepte : Ne jurez ni par le ciel, car c'est le trône de Dieu, ni par la terre, car c'est l'escabeau de l'Eternel, ni par Jérusalem qui est la ville du grand Roi, ni sur ta tête... Mais dites : cela est, ou : cela n'est pas. Ce qu'on dit de plus vient du Malin[24]. Cette parole sur le mariage est encore très significative : Tous ne sont pas capables de cela (de ne pas se marier), mais ceux-là seulement à qui cela a été donné. Car il y a des eunuques qui sont nés tels dès le sein de leur mère ; il y en a qui ont été faits eunuques par les hommes ; et il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes pour le Royaume des cieux[25]. Nous avons déjà remarqué que Jésus voyageait à la mode essénienne. Il pratiquait avec ses disciples le système de la caisse commune ; Judas Isch-Kerioth était le trésorier, il tenait la bourse et il portait ce qu'on y mettait[26]. Les conseils que Jésus donne à ses apôtres en les envoyant en mission sont exactement conformes à la règle essénienne : Ne prenez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures[27], etc.

Eh bien, ces rapprochements sont superficiels. Jésus a connu les Esséniens séculiers, cela ne peut faire de doute pour personne. Il leur a emprunté certaines coutumes et certains préceptes ; mais les savants Israélites de nos jours, comme Graetz, Cohen etc., se trompent, quand ils font de Jésus lui-même un Essénien. L'idée fondamentale de l'essénisme, la purification devant Dieu obtenue par des pratiques extérieures, a été fortement combattue par Jésus. Il a toujours protesté contre elle. Il se mettait à table sans s'être plongé dans Peau, au grand scandale des Pharisiens et des Esséniens qui l'observaient, et quand il a dit : Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme qui peut le rendre impur ; c'est ce qui en sort[28], il a condamné l'Essénisme dans son principe même. C'est d'Esséniens qu'il nous est parlé sous le nom de Pharisiens qui ne mangent pas sans s'être lavé les mains jusqu'au poignet, qui se plongent dans l'eau, en revenant de la place publique ; qui lavent les coupes, les vases de bronze et les lits[29]. Jésus n'a jamais été des leurs. Il a lutté contre eux, il les a tous enveloppés dans son énergique réprobation du Pharisaïsme formaliste. N'oublions pas non plus que Jésus parlait aux foules, au grand jour, dans un langage simple et populaire ; il n'a jamais été partisan de l'ésotérisme et du mystère si cher aux Esséniens.

Après sa mort, l'Essénisme et le Christianisme eurent des rapports certains. Les premiers chapitres du livre des Actes nous montrent les chrétiens de l'Église primitive mettant leurs biens en commun[30]. Il est probable qu'un certain nombre d'Esséniens s'étaient déjà fait chrétiens à cette époque. Jacques, le chef de l'Église de Jérusalem, le frère de Jésus, fut à la fois essénien et chrétien. L'épître qui porte son nom et les détails que nous ont laissés les Pères sur lui, en racontant qu'il laissait croître ses cheveux, ne mangeait pas de viande, était toujours vêtu comme un prêtre, sont ici tout à fait concluants.

Les Esséniens disparurent en l'an 70. Il est probable qu'ils périrent pour la plupart victimes de leur attachement à la Loi. Ils étaient peu nombreux ; les partis extrêmes ont toujours eu peu d'influence sur les masses. Ils étaient respectés, mais faisaient peu de prosélytes.

Cette secte bizarre nous fait comprendre combien était grand le respect du Juif du premier siècle pour le Mosaïsme. L'Essénien ne sortait du monde que pour accomplir la Loi ; mais, trop conséquent avec sa religion, il n'a été qu'un rêveur. Le Pharisien, beaucoup plus intelligent que lui, est resté dans les limites où il était possible de fonder une œuvre durable. Cette œuvre a duré, en effet, nous l'avons encore aujourd'hui sous les yeux ; la théologie du Judaïsme actuel ne se distingue guère de la théologie pharisienne telle que le Christ Ta connue et combattue ; elle a survécu à toutes les destructions, à la ruine du Temple, à d'horribles persécutions. Le Pharisien a compris quelle forme devait revêtir la religion de ses pères pour ne pas périr ; l'Essénisme, au contraire, était quelque chose d'étrange et d'absolu qui ne pouvait vivre longtemps.

 

 

 



[1] De Bell. Jud., II, 8, 2-13 ; Ant. Jud., XIII, 5,-9 ; XV, 10, 4-5 ; XVIII, 1, 5.

[2] Quod omnis probus liber, § 12-13.

[3] Hist. nat., V, 17.

[4] Adv. Hœr., XIX, 1 et 2.

[5] Φίλοσοφούμενα.

[6] Josèphe mentionne déjà l'existence des Esséniens sous Aristobule Ier (105-104 av. J.-C.)

[7] Pirké Aboth, II, 14.

[8] Sotah, 26, a.

[9] Hémérobaptistes, Berakhoth, 22, a. Allusion au bain que l'Essénien prenait tous les matins à onze heures.

[10] Έσσαίων ούδείς άγεται γυναΐκα, dit Philon.

[11] Josèphe semble dire que leur invocation du matin s'adressait au soleil (D. B. J., II, 8, 5). Cette assertion n'a aucune valeur.

[12] Voir Renouvier, la Critique philosophique, 6e année, n° 3, 15 février 1877.

[13] Livre I, chap. XIV.

[14] Josèphe cite des prophéties esséniennes ; Ant. Jud., XIII, 11, 2 ; D. B. J., I, 3, 5 ; II, 7, 3. Ant. Jud., XV, 10, 5 ; XVII, 13, 3.

[15] Il y avait, en effet, des Esséniens séculiers, ne vivant pas dans les couvents d'Engaddi. Nous en parlerons tout à l'heure.

[16] Ce serment était le seul qui fut admis ; une fois que l'Essénien l'avait prêté, il ne devait plus en prononcer d'autre.

[17] Ils recevaient, en effet, dans leurs maisons, des enfants qu'ils formaient à leur tâche.

[18] Hilgenfeld, Apocalyptique juive (1857), p. 243 et suiv.

[19] Ev. de Luc, VI, 20.

[20] Ev. de Matthieu, XIX, 23.

[21] Ev. de Matthieu, VI, 24 et suiv.

[22] Ev. de Matthieu, VI, 31, 34.

[23] Ev. de Luc, XVIII, 22.

[24] Ev. de Matthieu, V, 34-38.

[25] Ev. de Matthieu, XIX, 11, 12.

[26] Ev. de Jean, XII, 6.

[27] Ev. de Matthieu, X, 9 et parall.

[28] Ev. de Matthieu, XV, 11 ; voir tout le passage 1-12 ; voir aussi Ev. de Luc, XI, 37 et suiv.

[29] Ev. de Marc, VII, 3 et 4.

[30] Actes des apôtres, II, 44, 45.