La Loi et
les Prophètes. — L'autorité de la
Thorah. — La question du Canon biblique. — Quelle fut la Bible de Jésus ? — Les
traductions en araméen.
La Piété.
— La réglementation de la vie. — Les pécheurs. — La dévotion des Galiléens. —
La piété dans l'école d'Hillel — La haine de l'étranger et l'attente du
Messie. — La pratiqua de la
Loi. — Le sentiment du péché.
LA BIBLE.
Lorsque les contemporains de Jésus-Christ parlaient de
leurs livres saints, ils disaient : la Loi ou la Loi et les Prophètes[1]. Ce mot : la Loi,
désignait les cinq livres attribués à Moïse : La Genèse, l'Exode,
le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome. Le terme : les Prophètes s'appliquait aux ouvrages qui portent ce nom dans
les Bibles hébraïques actuelles ; c'étaient d'abord les Prophetœ priores : Josué, Juges, I Samuel, II
Samuel, I Rois, II Rois, et ensuite les Prophetœ
posteriores : Esaïe, Jérémie, Ezéchiel, Osée, Joël, Amos, Abdias,
Jonas, Michée, Nahum, Habacuc, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie. — En
dehors de ces deux recueils, restaient les livres qui forment la troisième
partie de nos Bibles hébraïques, c'est-à-dire : les Psaumes, les Proverbes,
Job, le Cantique des Cantiques, Ruth, les Lamentations de Jérémie,
l'Ecclésiaste, Esther, Daniel, Esdras, Néhémie et les deux livres des
Chroniques.
De ces derniers écrits quelques uns sont souvent cités dans
le Nouveau Testament, les Psaumes, par exemple ; d'autres ne le sont jamais ;
ce sont les Livres d'Esdras,de Néhémie, d'Esther, l'Ecclésiaste et le
Cantique des Cantiques ; ils semblent avoir été sinon inconnus, du moins peu
estimés des premiers chrétiens. Nous découvrons donc ici, de prime abord, une
gradation dans l'autorité des livres saints. Au sommet, la Loi ; elle est de la
première à la dernière lettre l'œuvre de Dieu lui-même. Aucun terme n'est
assez fort pour exprimer l'idée que se faisaient les Rabbis du premier siècle
de l'inspiration divine de la
Loi. Nous ne pouvons que citer ici leurs paroles : Celui qui affirme que la Loi n'est pas venue du ciel, celui-là n'aura
point de part au monde à venir[2]. Celui qui dit que Moïse a écrit un seul verset le tirant
de son propre fonds, celui-là est un menteur et un contempteur de la Parole de Dieu[3]. On ne discutait
que pour savoir si Dieu avait donné à Moïse toute la Loi à la fois, ou bien
volume après volume ; mais les derniers versets du Deutéronome eux-mêmes, où
la mort du Législateur nous est racontée, lui avaient été d'avance dictés par
Dieu[4].
On comprend que la vie tout entière dépendit de la
connaissance de la Loi
: La Synagogue
et l'Ecole n'existaient que pour faciliter son étude.
Les Rabbins disaient : Celui qui
ne connaît pas la Loi
est maudit[5].
Schammaï disait : Que l'étude de la Loi soit la règle de ta vie[6] ; et Hillel : Un ignorant ne peut être vraiment pieux[7] ; ou encore : L'étude de la
Loi mène à la vie ; les écoles à la sagesse[8] ; Un bâtard qui connaît la Loi vaut mieux qu'un grand prêtre qui l'ignore.
— Voici les choses qui portent des fruits dans cette
vie et dont le bien dure dans la vie à venir : Honorer son père et sa mère,
pratiquer la charité, rechercher la paix avec les hommes, et l'étude de la Loi plus que tout cela[9].
Il ne suffisait pas do la connaître, il fallait, bien
entendu, la pratiquer. Le Juif y mettait tout son orgueil ; Josèphe lui-même
y insiste beaucoup : Nous ne nous bornons pas à
pratiquer la Loi
sans la connaître, comme les Spartiates, dit-il, et nous ne nous bornons pas à la théorie et aux paroles
sans la pratique, comme les Athéniens et tous les autres Grecs[10].
Les écoles pour les enfants, les synagogues pour les adultes,
les écoles savantes des Scribes, telles étaient les institutions diverses
destinées à assurer l'étude et la pratique de la Loi.
Après la Loi
venaient, nous l'avons dit, les Prophètes. Presque toujours nommés à coté
d'elle, ils avaient une autorité presque égale à la sienne. Les Saints
Ecrits, formant la troisième partie du recueil sacrée venaient ensuite. Tous
ces livres étaient divins, mais il ne faut pas oublier que la tradition orale
était divine aussi aux yeux des Pharisiens. Leurs documents sacrés écrits et
leurs traditions orales formaient une sorte de hiérarchie, au sommet de
laquelle était placée la
Loi. Les Prophètes et les autres écrits, aussi bien que les
préceptes des sages transmis de bouche en bouche, étaient à la Loi ce qu'est une tradition
comparée à la
Révélation originale. Tout ce que le Judaïsme avait
conservé de son passé, tout ce qui se présentait au nom d'un des grands
hommes d'autrefois était divin, mais le mode d'inspiration n'était point
défini et surtout le code sacré n'était point exclusif d'autres recueils, d
autres livres qui pouvaient, eux aussi, venir de Dieu. Aussi l'idée moderne
d'un canon fermé, arrêté, définitif n'existait certainement pas au premier
siècle. Le livre d'Hénoch, qui n'a jamais fait partie d'aucun recueil sacré,
jouissait sans
aucun doute d'une très grande autorité au temps de
Jésus-Christ. Le livre de Daniel aussi, mais ce n'était pas parce qu'il
faisait partie du recueil biblique. C'était parce qu'il venait d'un des plus
grands prophètes de l'exil et renfermait les révélations les plus
surprenantes. Tout ouvrage, qui n'avait pas été inséré dans les deux premiers
volumes, la Loi
ou les Prophètes, était jugé en soi, apprécié d'après son contenu ou d après
le nom de son auteur ;et c'est ainsi que se formait le troisième recueil. On
y fit entrer Daniel, l'Ecclésiaste, le Cantique des Cantiques. On en bannit
le livre d Hénoch, l'Ecclésiastique, les Macchabées etc. Ces deux derniers
ouvrages furent au contraire acceptés par les Juifs d'Alexandrie, mais,
acceptes ou non en Palestine, ils y passaient certainement pour Ecriture
sainte, car tout document à la fois antique et religieux était Ecriture
sainte. La Mischna,
en citant n'importe quel livre sacré dit toujours : Comme il est écrit ou : Il dit, Il est dit ; voici ce qu'il dit. Des formes semblables sont fréquentes
dans le Nouveau Testament ; elles reviennent en particulier sous la plume de
l'auteur de l'épître aux Hébreux ; et partout se retrouve la conviction
indiscutable et indiscutée que Dieu est l'auctor
primarius de toute Ecriture sainte quelle qu'elle soit[11].
La question du Canon si intéressante, si curieuse plus
tard, ne se posait donc même pas au temps de Jésus-Christ. De !à les
divergences que nous offrent nos sources lorsqu'elles traitent des livres
saints. Josèphe parle de vingt-deux livres sacrés, cinq
de Moïse, treize des prophètes et quatre d'hymnes et de préceptes utiles à la
vie[12].
M. Reuss[13] et M. Treuenfels[14] ont cherché à
accorder ce chiffre avec le nombre vingt-quatre, qui forma plus tard le total
des livres de la synagogue.
M. Derenbourg[15] propose, lui
aussi, une combinaison qui concilie ces chiffres ; il suppose que Josèphe
réunissait Ruth aux Juges et les Lamentations de Jérémie à Jérémie. Dans les
treize livres des prophètes il aurait compris Esdras et Néhémie en un seul
volume ; Daniel, Esther et les Chroniques seraient venus ensuite à cause de
leur valeur historique. Les quatre livres d'hymnes auraient été les Psaumes,
Job, les Proverbes, l'Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques, ces deux
derniers réunis en un seul volume. Tout cela est plus ingénieux que fondé. Il
est probable, en effet, que bien des ouvrages distincts aujourd'hui étaient
confondus en un seul. Mais nous n'avons aucun moyen de nous en assurer, et il
sera toujours facile, à laide de ces rapprochements, de faire accorder des
chiffres contradictoires. La vérité est qu'il n'y avait point de canon fixe
et chacun dressait la liste d'écrits sacrés qui lui semblait la meilleure[16]. Nous en
trouvons dans un des Talmuds une bien particulière ; on n'y compte que huit
livres des prophètes : Josué, Juges, Samuel, les Rois, Jérémie, Ezéchiel,
Esaïe et ensuite les douze' petits prophètes en un seul livre[17].
Ce fut après soixante-dix, au moment même de la grande
catastrophe, que les écoles pharisiennes se préoccupèrent sérieusement de la
fixation définitive du troisième recueil. Les Prophètes étaient depuis
longtemps à l'abri de toute contestation. Ezéchiel seul donnait prise à
quelques doutes. On y avait découvert des versets en contradiction avec
Moïse, mais Eléazar ben Hanania montra que la contradiction n'était
qu'apparente[18]
et Ezéchiel fut admis.
Quant aux Hagiographes, plusieurs d'entre eux s'opposaient.
Les Psaumes devaient être nommés les premiers. Ils étaient chantés à la
synagogue, écrits par David, Asaph et d'autres poètes antiques. Si quelques
uns étaient plus récents, ils passaient protégés par le voisinage des plus
anciens[19].
Daniel ne pouvait être non plus l'objet d'aucune
contestation. Le nom de l'auteur, la forme apocalyptique qu'il avait adoptée,
tout était en sa faveur[20].
Tous les autres livres demandaient à être sérieusement
examinés. Les Proverbes, l'Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques eurent
beaucoup de peine à se faire admettre. Nous avons remarqué qu'ils ne sont pas
cités dans le Nouveau Testament. Esdras, Néhémie et Esther ne le sont pas non
plus[21]. On doutait de
l'existence du personnage de Job ; et le livre qui porte ce nom n'était plus,
aux yeux de plusieurs rabbins, qu'une fiction poétique. Quant aux livres des
Chroniques, ils passaient pour assez modernes. Peu à peu cependant, tous ces
ouvrages conquirent droit de cité et furent définitivement reçus. Les livres
des Macchabées et l'Ecclésiastique de Jésus-Ben-Sira, n'eurent pas la même
fortune. Leur rejet est difficile à expliquer. Il est probable que la
première condition exigée pour l'admission était la conformité avec la Loi et qu'on trouvait ces
ouvrages en contradiction avec elle. On comprend les hésitations auxquelles
ont donné lieu l'Ecclésiaste et le Cantique des cantiques. Ils n'étaient
recommandés ni par leur valeur religieuse, ni même par leur valeur morale[22]. Le Cantique ne
fut reçu que lorsqu'on se décida à l'expliquer allégoriquement, et alors
Rabbi Aquiba put s'écrier : Tous les hagiographes
sont saints, mais le Cantique des cantiques est archi-saint[23].
Il n'est pas probable que cet écrit fut déjà allégorisé
pendant la vie de Jésus-Christ. La
Bible dont il se servit et qui était sans doute celle de la
synagogue de Nazareth (plus tard il se servit
de celle de Capharnahum) comprenait évidemment la Loi, les Prophètes et un
certain nombre d'Hagiographes ; Daniel, par exemple, et surtout les Psaumes,
qu'il cite souvent. On sait que le livre d'Esaïe et les Psaumes sont
constamment nommés dans le Nouveau Testament. La bibliothèque religieuse d'un
Juif du premier siècle devait donc se composer ainsi : 1° La Loi ; 2° les Prophètes dont
quelques-uns, E Prophètes dont
quelques-uns, Ësaïe et Jérémie, par exemple, étaient étudiés de préférence
; 3° les Psaumes. Daniel devait venir ensuite. Au quatrième rang, il faut
placer les pseudépigraphes célèbres : le livre d'Hénoch, les Psaumes de
Salomon, et peut être les plus récents écrits de ce genre, comme l'Assomption
de Moïse.
Avant de finir disons un mot des versions en langue
vulgaire. La Loi
et les Prophètes, lus chaque jour de Sabbat, seraient restés lettre morte
pour la plupart des auditeurs, si chaque verset n'avait été traduit
immédiatement en araméen. Nous avons parlé de ces interprétations orales au
chapitre de la Synagogue.
Existait-il des traductions écrites ? La solution de cette
question reste fort douteuse ; et le besoin de versions écrites ne dut se
faire sentir qu'après la dispersion du peuple. On sait que les citations de
l'Ancien Testament dans le Nouveau sont fort capricieuses. Parfois, elles
sont très exactes et même littérales ; ailleurs, et sous la plume du même
auteur, elles sont tellement libres, qu'on reconnaît à peine l'original dans
la traduction. Il y a là une anomalie difficile à expliquer. On pourrait
supposer que les Juifs contemporains de Jésus-Christ avaient entre les mains
une traduction complète de la
Loi et des Prophètes en langue aramaïque et offrant de
nombreuses ressemblances avec la traduction des Septante en usage à
Alexandrie, et qui est seule parvenue jusqu'à nous. Cette hypothèse
expliquerait les citations de l'Ancien Testament dans le Nouveau[24]. Les auteurs du
Nouveau Testament auraient cité d après cette version araméenne qui aurait
été tantôt littérale, tantôt très libre.
Cette hypothèse n'a qu'un mérite, celui de résoudre une
grosse difficulté[25], mais nous
n'avons aucun fait certain à citer à l'appui ; car le passage de Job, que
nous indiquons en note, ne saurait à lui seul nous suffire.
LA PIÉTÉ.
La vie religieuse et morale avait peine à se développer
dans l'atmosphère étouffée du monde des Scribes et des Pharisiens. Les
rapports de l'homme avec Dieu étaient devenus ceux d'un débiteur avec son
créancier.
Qu'est-ce que je dois ? Qu'ai-je à faire pour satisfaire à
la Loi ? Telle
était l'unique question partout et chaque jour posée. On comprend alors le
reproche d'hypocrisie fait par Jésus aux Pharisiens et l'espèce de synonymie
qui s'est établie entre les mots Jésuitisme et Pharisaïsme. Le Pharisien n'avait
que fort peu de chose à faire pour préférer l'acte à l'intention et donner
une valeur à la pratique d'un rite indépendamment des dispositions de son
cœur lorsqu'il l'accomplissait. Il trouvait moyen d'éluder même le
commandement : Honore ton père et ta mère[26], et il le
faisait en vrai précurseur des Jésuites. Le procédé qu'il employait pour
faire le jour du Sabbat quatre mille coudées au lieu de deux mille ou pour
porter sans scrupule des paquets d'une maison dans l'autre est tout à fait
digne d'Escobar[27].
Nous avons parlé aussi, dans notre chapitre sur la femme,
de l'incroyable extension donnée par les Hillélistes à la loi du divorce. Vous filtrez le moucheron et vous avalez le chameau,
leur disait Jésus[28], et il est
étrange, en vérité, de rencontrer dans la bouche d Hillel et d'Antigone de
Soccho les belles paroles, les préceptes tout-à-fait évangéliques que nous
avons cités d'eux lorsque nous avons traité spécialement de ces grands
Docteurs[29].
Ce sont des intuitions sublimes de la vérité, des traits de lumière
jaillissant au sein de profondes ténèbres. Ce contraste qu'offre le Judaïsme
du premier siècle entre une piété vraie et une morale absolument faussée dans
son principe a été admirablement exprimé par saint Paul : Ils ont du zèle pour Dieu, mais ils n'ont pas de
connaissance[30].
D'une manière générale, les Pharisiens ne laissaient rien
à l'initiative du fidèle. Sa vie entière était réglementée avec la minutie la
plus puérile. On lui disait tout ce qu il avait à faire pour marcher, pour
s'arrêter, pour travailler, pour se reposer, pour manger, pour dormir, pour
voyager. Du matin au soir, de l'enfance à la vieillesse, le formalisme était
là, le poursuivant, le contraignant, l'asservissant. Sa vie morale ne pouvant
se développer, son individualité elle-même était étouffée et réduite à
l'impuissance.
Nous parlons ici des dévots subissant l'influence du Pharisaïsme.
Ils nous importent avant tout parce que c'est contre eux que le Christ s'est
élevé ; c'est le spectacle de leurs pratiques et l'étude de leur fausse
dévotion qui ont provoqué la grande réaction spiritualiste de l'enseignement
de Jésus. A coté d'eux, il faut remarquer la foule des indifférents, de ceux
qui trouvaient la religion ennuyeuse, et qui vivaient sans croyances. On ne
doit pas se figurer, en effet, que le peuple entier fût religieux. La Palestine avait ses
matérialistes pratiques comme tous les autres pays du monde et le premier
siècle ne s'est pas distingué en cela des autres siècles. Ceux-là, s'ils
étaient riches, se déclaraient Saducéens et abritaient leur indifférence
derrière ce titre qui leur servait d'enseigne. S'ils étaient pauvres, ils ne
se laissaient pas absorber comme les ouvriers de nos jours par le travail
quotidien, car le pauvre se contentait alors de peu et la vie n'avait pas les
mêmes exigences que dans notre Occident moderne. Les Talmuds nous représentent
les indifférents, à quelque classe qu'ils appartinssent, passant leur temps à
regarder les bateaux sur le lac s'ils demeuraient sur ses bords ou à flâner
dans les rues et sur les marchés s'ils habitaient Jérusalem.
Tous ceux qui ne pratiquaient pas étaient fort méprisés
par les pratiquants. On les appelait des pécheurs, des gens de mauvaise vie,
non que leur conduite fût immorale, mais parce qu'ils ne se soumettaient pas
aux exigences de la Loi
traditionnelle et n'acceptaient pas de porter le joug pharisien. Ils ne comprenaient
rien à la distinction faite par les dévots entre ce qui est Juif et ce qui
est païen, ce qui est permis et ce qui ne l'est pas. Ils n'entendaient pas la Loi et on les déclarait exécrables[31]. Ceux-là se
rencontraient surtout en Galilée. L'élément païen qui y était puissant
favorisait dans la province du Nord l'indépendance des idées et par suite
l'indifférence. Les Pharisiens qui pouvaient se trouver à Capharnahum ou à
Bethsaïda venaient toujours de Jérusalem.
C'était aussi en Galilée que se trouvait le plus grand
nombre de Juifs vraiment pieux et qui savaient garder un sentiment religieux
profond en dehors des formes obligatoires et des rites consacrés. Ces
Galiléens montaient en pèlerinage au Temple et s'y rendaient avec une piété
vraie naïve, qui faisait sourire les formalistes et les prêtres. Ils devaient
ressembler déjà à ces pèlerins d'aujourd'hui qui viennent au Saint-Sépulcre
chercher des émotions sacrées devant les gardiens indifférents de ce
sanctuaire. Les Pharisiens et les Saducéens qui y passaient leur vie devaient
les considérer avec la même froideur hautaine que les moines de nos jours
regardent le voyageur et l'étranger. Tobie ne nous offre-t-il pas dans sa
piété un type dont il devait exister alors plus d'un exemplaire ?
L'auteur des deux premiers chapitres de l'Evangile de
saint Luc, insérés par lui tels quels dans son récit, et Luc lui-même
n'étaient-il pas de ces hommes pieux et simples dont nous parlons ? Le
troisième Évangéliste, qui est aussi l'auteur du livre des Actes, est en
effet celui des écrivains synoptiques dont la personnalité se laisse le mieux
comprendre. Les auteurs des deux premiers Evangiles s'effacent entièrement ;
ils se bornent à reproduire les traditions qu'ils ont recueillies sur Jésus.
Leurs écrits sont aussi impersonnels que possible. Il n'en est pas de même du
troisième. Il se laisse voir ou du moins deviner.
Nous nous représentons en lui un de ces Israélites
simplets pieux, confiants, une de ces âmes profondément religieuses croyant
en l'intervention constante de Dieu dans la vie, aimant à raconter les apparitions
d'anges[32],
un de ces fidèles indulgents et bons pour lesquels tout prêtre est un bon
prêtre et tout docteur de la Loi
un saint homme de Dieu[33], qui parlent des
croyants et de leurs assemblées avec mansuétude et admiration[34], qui trouvent
que tout va bien dans l'Eglise[35]. Les communautés
sont prospères ; les difficultés qui surgissent çà et là s'aplanissent
immédiatement ; aucun dissentiment sérieux ne s'élève qui ne soit aussitôt
écarté : les fidèles sont partout pleins de joie, de paix et du Saint-Esprit.
L'historien Josèphe a aussi cette tendance. Il y a parfois
une grande naïveté dans ses récits, il ne va pas au fond des questions, il
veut faire admirer son peuple et, à l'en croire, les disputes des Pharisiens
et des Saducéens auraient été de simples discussions d'école. Il a une
tendance au lyrisme et à l'épopée créée par sa grande bonne foi et son
étonnante crédulité : de là son universelle et inépuisable indulgence. Hillel
et son parti ont subi par moment l'influence de cette atmosphère. Hillel
conseillait souvent la paix, la bonté, la charité. Vivre en paix avec tout le
monde et être plein de mansuétude était une de ses préoccupations.
Mais, nous l'avons déjà remarqué, il en avait une autre
qui dominait la première : connaître et observer la Loi. Aussi cette
école de la piété pure, indépendante des formes, ne s'est-elle point
développée au sein du judaïsme. Ce qui y dominait, même chez Hillel, c'était
le fanatisme. Les disciples de Schammaï étaient là pour l'entretenir ardent,
haineux, implacable.
Ce fanatisme religieux se confondait absolument avec le
fanatisme politique. La présence de l'étranger, le centurion romain que l'on
rencontrait partout, le soldat grossier qui pouvait tout se permettre,
entretenaient et exaltaient la haine dans tous les cœurs. Cette haine ira en
grandissant, elle éclatera çà et là en émeutes vite réprimées jusqu'à
l'explosion de rage et de désespoir de l'an soixante-six qui durera quatre
années et mettra fin à l'existence nationale de ce malheureux peuple.
Deux mots résument les sentiments habituels qui
remplissaient l'âme d'un Palestinien au premier siècle : pratiquer la Loi et haïr l'étranger. Nous
avons déjà insisté en parlant des passions politiques des Juifs sur l'état
d'exaltation constante dans lequel ils vivaient. Il faut y revenir ici en
parlant de la piété, car ils considéraient leur acharnement même comme un
grand devoir do leur religion.
C'était un duel à mort qui avait commencé entre Rome et
Jérusalem soixante-trois ans avant Jésus-Christ. Pendant la vie du Christ l'effervescence
du peuple entier allait chaque jour grandissant ; cette haine toujours
allumée, cette fièvre ardente qui excitait les partis contrastent étrangement
avec la douceur parfaite et la paix profonde qui animent tout renseignement
de Jésus.
Il faut se reporter aux époques les plus troublées de
notre histoire nationale pour se faire quelque idée du milieu dans lequel le
Christ se trouvait constamment à Jérusalem. Les crimes d'Hérode avaient monté
toutes les têtes ; les Romains inspiraient une véritable horreur. La mort d'un
Jean Baptiste, c'est-à-dire d'un des plus grands hommes de son temps, grand
par son éloquence, grand par sa popularité, grand surtout par sa foi
religieuse et par l'austérité de son patriotisme et de sa vie, avait dépendu
du caprice d'un tétrarque pris de vin, donnant la danse de sa belle-fille en
spectacle à ses courtisans. On comprend, en présence de tels faits, que les
passions populaires fussent effroyables et que les Juifs détestassent leurs
tétrarques comme ils détestaient les Romains.
La haine de tout ce qui n'était pas Juif était sans cesse
ravivée par l'espérance messianique. Cette espérance était la raison d'être
de toutes les passions religieuses des exaltés. Bientôt la délivrance ! Telle
était la croyance universelle, Il va venir ! Έρχόμενος,
celui qui doit venir ; c'était le nom du Messie. La foi en l'apparition
prochaine du Libérateur était dans les cœurs de tous, et sans elle on ne peut
comprendre ni les mœurs religieuses de cette étrange époque, ni
l'enseignement du Christ et des docteurs de la Loi.
Le second trait saillant de la piété juive est l'étude de la Thorah. Le joug de la lettre qui tue, comme dira saint Paul, pesait
lourdement sur les consciences. La soumission servile à la tradition et à sa
puissance souveraine, les ordonnances légales remplaçant les obligations
morales, l'accomplissement machinal du rite tenant lieu de vertu et de foi,
et le pharisaïme venant ajouter à tout cela sa dévotion hypocrite et sa morale
de casuiste, rien n'y manquait. La
Loi, avons-nous dit, passait avant tout le reste[36]. Il valait mieux
tout souffrir que d'y renoncer[37]. Cet
enthousiasme était fort intéressé et lorsque Antigène de Soccho avait dit : Ne soyez pas comme des serviteurs qui servent leur maître
en vue d'une récompense, soyez comme ceux qui servent gratuitement[38], il avait
prononcé une parole incomprise, un mot resté isolé et passé inaperçu. Le
peuple des dévots était un peuple de serviteurs intéressés. Quiconque
observait la lettre de la Loi
était assuré de sa récompense[39]. C'est là, du
reste, l'idée fondamentale de ce que nous appellerons la religion de l'homme,
par opposition à la religion de la grâce, qui est la religion de Jésus.
La philosophie spiritualiste proteste, sans doute, contre
cette idée fausse de la récompense. Il faut, d'après elle, pratiquer la
morale pour elle-même, et ne pas songer au salaire. Le christianisme évangélique
a répandu dans le monde la même croyance ; mais l'homme retourne toujours à
l'idée du mérite des œuvres ; le catholicisme est là pour le prouver aussi
bien que les sectes hérétiques des ariens, des sociniens, des unitaires, car
toutes aboutissent nécessairement au Pélagianisme ou au semi-Pélagianisme.
L'autre courant, celui des Jansénius, des Luther et des Calvin, des saint
Augustin et des saint Paul est seul le vrai courant évangélique. Lui seul se
rattache à renseignement de Jésus. Celui-ci dira : Ta
confiance t'a sauvé, va en paix, et ce simple mot résumera tous les
développements de la dogmatique à venir sur la justification par la foi. Un ignorant ne saurait être pieux, disait le
Scribe, et Jésus répondra : Heureux les pauvres en
esprit, le Royaume des cieux est à eux. Il prononcera là l'éternelle
condamnation de tous les gnosticismes dont la parole du Scribe est le prélude
et le point de départ.
Enfin ce qui manquait à cette piété du premier siècle,
même chez les plus sincères et les plus convaincus, c'était le sentiment du
péché. La vraie piété commence par l'aveu de la misère spirituelle. Aie pitié de moi, disait le malade qui implorait le
Christ ; et ce cri jeté non plus par le malade mais par le pécheur, deviendra
le mot fondamental de la piété chrétienne. Or, les Juifs ne savaient ce que
c'était que le péché. Pécher c'était retenir une partie de la dîme, c'était
écrire plus de deux lettres le jour du Sabbat, c'était ne pas réciter
exactement les prières prescrites, car toutes ces minuties devaient être
observées aussi scrupuleusement que les préceptes les plus sacrés de la
morale éternelle.
Au nombre des pratiques religieuses du peuple nous
distinguons : les purifications, les jeûnes, les aumônes et la prière.
Chacune de ces pratiques va faire dans les chapitres suivants l'objet d'une
étude spéciale.
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