L'attente de l'ère messianique. — Le monde à venir. — Paraboles. — Les
deux Messies. — La date de l'avènement du Messie. — La fin de l'espérance
messianique. — Le Royaume de Dieu réalisé par la pratique de la Loi.
Nous compléterons les détails que nous avons donnés sur
les Pharisiens par la citation de quelques passages tirés de leur prédication
sur le monde à venir, et pris çà et là dans les Talmuds. Nous n'avons pas à
exposer ici leurs idées religieuses sur la vie future, nous l'avons fait
longuement dans notre premier ouvrage[1]. Notre seul but
est de reproduire la physionomie de l'enseignement rabbinique au premier
siècle sur ce sujet, en transcrivant quelques-uns de ses aphorismes et
quelques unes de ses paraboles.
L'attente de la consolation
d'Israël[2]
était la préoccupation dominante de tous les esprits. Le Messie sera, en
effet, un consolateur[3] et ses jours
seront des jours de consolation. Quant au nom
qu'il portera, on ne le sait, il s'appellera Schiloh
ou Jinnon, ou Chaninah[4], ou Ménahem, et
naîtra à Bethléem[5].
Le rêve messianique était bien un rêve ; il était bizarre,
capricieux, fantastique et en même temps précis et minutieux comme un songe.
Jérusalem sera toute d'or, de cyprès et de cèdre ; les maisons seront
construites de pierres précieuses. Le Temple sera le centre du monde. Les
rois de la terre se prosterneront devant les Juifs. On célébrera un sabbat
perpétuel ; on mangera et on boira. Le fond de ces rêveries était le besoin
impérieux de compensation aux souffrances d'à présent, qui s'éveillait avec
toutes ses folles exigences dans l'âme du Juif persécuté. Le monde est l'injustice
même. Eh bien, le Juif croit à la justice, il croit au relèvement final. Il
ne peut pas ne pas croire au bonheur à venir. Dieu, se dit-il, n'a pu
m'imposer le fardeau du devoir sans compensation. Ici, nous retrouvons l'idée
du mérite conférant à l'homme des droits devant Dieu, idée puissante alors et
profondément enracinée dans les cœurs.
Tout renseignement théologique se résumait en deux mots : ha-olam aça
(ce monde-ci), et ha-olam aba
(le monde à venir).
Raisonner sur ces deux mondes, dépeindre le premier comme
le foyer de toutes les douleurs, et le second comme le foyer de toutes les
félicités, c'était là toute la science religieuse. Sur ce fond commun, chacun
brodait suivant sa fantaisie. Quelques-uns disaient : D'abord, le Messie ressuscitera ceux qui dorment dans la poussière[6]. Ensuite, le monde sera désolé et dévasté pendant mille
ans, enfin viendra l'éternité.
Le peuple s'effrayait beaucoup de là venue de l'ère messianique.
Il craignait d'être témoin de la guerre de Gog et de Magog, que les Scribes
lui prédisaient comme devant la précéder[7].
Tout le monde, du reste, s'attendait à d'affreuses
calamités. R. Eliezer ben Abena dit : Quand vous
verrez les nations s'élevant les unes contre les autres, alors, attendez-vous
à suivre le Messie, et vous reconnaîtrez que cela est vrai à ceci : que la
même chose s'est passée aux jours d'Abraham, car alors les nations s'émurent
entre elles, et il vint un Rédempteur pour Abraham. Dans la semaine d'année
où viendra le fils de David, il y aura la première année des pluies sur une
ville et la sécheresse sur une autre ; la deuxième année, les flèches de la
famine seront lancées ; à la troisième, il y aura une grande famine, et les
hommes, les femmes et les enfants mourront, ainsi que les saints et les gens
de bien ; et il y aura un oubli de la
Loi sur ceux qui l'étudient. La quatrième année, il y aura
abondance pour les uns et stérilité pour les autres. La cinquième, une grande
abondance : on mangera, on boira, on se réjouira, et la Loi sera remise en honneur
pour ceux qui l'enseignent. La sixième année, on entendra des voix[8]. La septième année, des guerres éclateront, et à la fin
de cette septième année paraîtra le fils de David.
Voici encore de très curieuses paraboles sur le monde à venir,
et dont la rédaction rappelle beaucoup celle de Lazare et du mauvais riche,
dans l'Evangile[9]
: Il y avait deux impies qui étaient associés dans
ce monde ; et l'un fit pénitence avant sa mort ; l'autre, non. Et celui-là se
trouva dans l'assemblée des justes ; celui-ci dans celle des réprouvés. Et
celui-ci vit celui-là et dit : Malheur à moi ! il y a eu acception de
personnes dans cette affaire. Cet homme et moi nous avons volé ensemble, nous
avons commis des meurtres ensemble, et celui-là se tient dans l'assemblée des
justes, et moi dans l'assemblée des réprouvés. Et on lui répondit : Oh ! le
plus insensé de tous les hommes qui soient au monde ! tu as été abominable et
tu as été abandonné pendant trois jours après ta mort, et on ne t'a pas fait
descendre dans le sépulcre. Sous toi, le ver s'est couché et le ver t'a
dévoré. Ton compagnon, lui, a été intelligent et il a fait pénitence. Et il
était en ton pouvoir de faire pénitence et tu ne Tas pas fait. Et il dit :
Permets-moi de retourner et de faire pénitence ; mais on lui dit : Oh ! le
plus insensé des hommes ! est-ce que tu ne sais pas que le monde où tu es
est semblable au sabbat et le monde dont tu sors à la veille au soir du
sabbat ? Si tu ne prépares pas quelque chose la veille au soir du sabbat, que
mangeras-tu au sabbat ? Ne sais-tu pas que le monde d'où tu sors est
semblable à la terre et le monde où tu es à la mer. Si l'homme ne se prépare
pas sur la terre de quoi manger, quand il sera sur mer, que mangera-t-il ? Et
alors il grinça des dents et mangea sa chair[10].
Un homme bon et un méchant
étaient morts. Et il n'y avait pas eu de funérailles pour le bon, il y en
avait eu pour le méchant. Et peu après quelqu'un vit en songe l'homme bon se
promener dans des jardins et près de fontaines agréables. Mais quant au
méchant, sa langue était altérée et sèche, et il s'efforçait d'atteindre la
rive du fleuve, mais il ne l'atteignait pas[11].
On sait que chez les Grecs le άδης et chez les Latins
les inferi
comprenaient aussi bien la demeure des bienheureux que celle des damnés,
mais, entre les deux, coulait l'Achéron. Les Juifs avaient accepté sur ce
point toute la mythologie païenne. De combien,
disaient-ils, la
Géhenne et le Paradis sont-ils éloignés ? D'une palme,
répondait-on, et Rabbi Jochanan dit : un mur est entre les deux. Mais les
autres Rabbins : non, ils sont de niveau, on peut voir de l'un ce qui se
passe dans l'autre et il y a entre eux un grand abîme[12].
Dans le Paradis il y a sept classes
de justes qui voient la face du Seigneur ; ils sont assis dans la maison de
Dieu et montent à la montagne de Dieu. Chaque classe a son habitation
spéciale dans le Paradis[13]. De même il y a sept habitations dans la géhenne.
L'attente du Messie était un article de foi que les
Pharisiens avaient inscrit dans leur liturgie. Dans le Schemoné
Esré nous lisons en effet : Ô Seigneur, fais germer le rejeton de David, ton
serviteur, et rétablis, en nos jours, sa royauté. Mais l'incohérence et
le vague des idées sur le Messie étaient tels que certaines personnes
attendaient deux Messies, le premier serait de la tribu de Joseph, il
mourrait sur le champ de bataille sans avoir vus s'achever l'œuvre divine, ce
serait un Messie souffrant ; le second, le fils de David, serait le
Libérateur définitif et réaliserait les promesses. Il serait le Messie
triomphant.
Quand sera le jour de son avènement ? Après avoir
longtemps calculé le jour et avoir toujours été trompés, les Pharisiens
avaient fini par renoncer à toute indication et nous lisons dans la Mischna : Que la peste soit de ceux qui se livrent aux calculs
messianiques ! Qu'arrive-t-il en effet ? Il arrive que le Messie ne
s'empresse pas de justifier ces supputations de fantaisie. On se met alors à
désespérer de sa venue. Or il n'est pas permis de renoncer à cet espoir, car
il est écrit : Quoiqu'il tarde, espère en lui (Habacuc, II, 3). Qu'on ne
dise donc pas : à quoi bon espérer si Dieu se refuse à l'accomplissement de
nos rêves de délivrance ? Dieu ne s'y refuse nullement. Il attend, lui aussi,
le moment propice de nous prendre par grâce (Ésaïai^ Que la
peste soit « Qu'ar-e, I, 18). Mais si Dieu attend et si nous, nous attendons,
qu'est-ce donc qui empêche le salut ? C'est l'inexorable justice,
c'est-à-dire nos péchés. Si Israël fait pénitence, il sera délivré, sinon,
non[14].
Ce curieux passage nous révèle la transformation profonde qui s'accomplit
dans l'espérance messianique des Pharisiens au milieu du premier siècle, lorsqu'ils
se séparèrent de l'extrême gauche, des fanatiques qui allaient faire l'insurrection.
L'école d'Hillel devait renoncer à la chimère d'un Royaume de Dieu terrestre
; en cela les Pharisiens modérés subirent à la longue l'influence des Saducéens
qui, eux, n'y avaient jamais cru. Les Pharisiens en arrivent ainsi, même
avant la destruction du Temple, à se demander si la réalisation du Royaume de
Dieu ne devrait pas être cherchée avant tout dans l'observation de la Loi. La pratique de la Loi l'emportera même sur
l'espérance messianique, elle doit l'étouffer ; et plus tard les docteurs talmudistes
renonceront complètement aux rêves insensés de leurs prédécesseurs. Ils ne
parleront plus que de la
Thorah. Les Pharisiens qui
sortirent de Jérusalem assiégée et qui s'en allèrent se réfugier à Jabné avaient bien perdu la foi messianique de leurs
pères, car s'ils l'avaient tant soit peu conservée, ils se seraient dit : —
Restons, c'est maintenant, puisque la calamité est à son comble, que le
Libérateur, le Deus ex machina va
paraître. — Mais non ; ils ne peuvent plus le dire, ils ne le croient plus ;
et voici une parabole qui nous donne le dernier mot des croyances
pharisiennes sur ce sujet : R. Yeschoua ben Levi demanda un jour au prophète Elie[15] : — Quand le Messie
doit-il venir ? — Demande-le-lui à
lui-même, répond le Nabi. — Mais où puis-je le trouver ? — Tu le trouveras à la porte de la ville, au milieu des
pauvres et des malades. — Yeschoua se rend au
lieu indiqué et y trouve celui qui doit être un jour le Messie. — Quand viendra mon Seigneur, lui dit-il ? — Aujourd'hui
même, répond ce dernier. — Plus tard Yeschoua, rencontrant
de nouveau Elie, se plaignit amèrement : le Messie m'a trompé, me disant :
je viendrai aujourd'hui, car il n'est pas venu. — Non, réplique le
prophète, il n'a pas menti, il a voulu dire : je viendrai aujourd'hui si
vous obéissez à la loi de Dieu[16].
On le voit, la vraie espérance messianique s'est éteinte.
Elle ne subsiste plus, même au cœur de quelques fidèles. Nous entrons dans l'époque
de la composition des Talmuds qui vont achever de détruire ce qui peut rester
encore de foi, de confiance et de vie dans l'âme des descendants d'Israël. Le
mosaïsme n'est plus qu'un cadavre et les Pharisiens vont l'embaumer pour le
conserver. Ils vont fixer par l'écriture la casuistique, avec toutes ses
minuties et ses puérilités. Le Judaïsme apocalyptique, digne et noble
héritier du prophétisme antique, est bien mort ; il a achevé son œuvre ; il
ne renaîtra pas.
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