Citations de Josèphe. — La
Providence. — La Résurrection des corps. — L'acte est plus
important que l'idée. — Les vraies discussions des Pharisiens et des
Saducéens. — Les confréries pharisiennes. — Résumé de l'histoire des deux
partis.
Nous avons dit que sous Hérode le Grand les Pharisiens et
les Saducéens étaient devenus des hommes d'étude, discutant sous les
portiques du Temple, et se bornant à remuer des idées puisqu'il leur était
devenu impossible de songer à l'action. Josèphe va plus loin et nous montre
en eux de paisibles philosophes, ne pensant qu'à leurs théories spéculatives
et se souciant fort peu de les mettre en pratique. Nous avons critiqué dans
notre introduction ces assertions de l'historien juif. Elles sont inexactes,
partiales, intéressées ; cependant elles renferment une part de vérité, et il
importe de le montrer dans ce chapitre.
Voici d'abord la traduction des passages les plus
importants de Josèphe :
A cette époque, dit-il, en
parlant du temps qui s'écoula de la mort de Judas Macchabée à la mort
d'Alexandra[1],
il y avait trois sectes des Juifs qui, sur les
choses humaines, différaient d'opinion. La première était appelée secte des
Pharisiens, la deuxième des Saducéens, la troisième des Esséniens. Les Pharisiens
disaient que certaines choses, mais non toutes, sont l'œuvre du Destin. Il y
a aussi certaines choses qu'il est en notre pouvoir de faire ou de ne pas
faire. Les Esséniens affirment que tout est au pouvoir du Destin et que rien
n'arrive aux hommes sans le décret du Destin. Mais les Saducéens suppriment
tout Destin ; ils pensent qu'il n'y en a pas ; et que ce n'est pas à lui
qu'il faut attribuer les événements humains mais ils soumettent tout à notre
libre arbitre ; en sorte que nous sommes les auteurs du bien qui nous arrive
et que nous nous attirons le mal par notre sottise, mais j'ai dit tout cela
plus complètement et plus soigneusement dans le second livre de la guerre des
Juifs.
Voici ce que Josèphe a écrit dans ce livre auquel il nous
renvoie[2] : Quant aux deux premiers partis, les Pharisiens, qui
passent pour interpréter la Loi
avec soin, et être les auteurs de la première secte, attribuent tout au
Destin et à Dieu, et disent que la plupart du temps il dépend des hommes de
bien ou de mal agir, mais que chacun aussi est conduit par la destinée. Ils
disent que toute âme est immortelle, mais que les âmes seules des bons
passent dans d'autres corps. Celles des méchants subissent un supplice éternel.
Quant aux Saducéens, qui forment un autre parti, ils suppriment entièrement
le Destin. Ils nient que Dieu ait agi lorsque quelqu'un soit fait le mal,
soit s'en abstient, et ils disent que dans le choix de l'homme le bien comme
le mal sont placés devant lui et que chacun fait l'un ou l'autre suivant son
propre jugement. Ils nient la survivance de l'âme et les supplices ou les récompenses
dans le Hadès. Les Pharisiens s'aiment les uns les autres et pratiquent la concorde
pour l'avantage de tous. Les mœurs des Saducéens entre eux sont plus rudes et
ils ont entre eux les mêmes rapports qu'avec les étrangers. Voilà ce que
j'avais à dire de ceux qui philosophent parmi les Juifs[3].
Nous lisons ailleurs[4] : Ils (les Pharisiens) ont une telle autorité sur le peuple que s'ils disent
quelque chose, soit contre le roi, soit contre le grand-prêtre, on les croit
aussitôt.
Et un peu plus loin[5] : Les Pharisiens sont naturellement cléments dans les peines
qu'il faut infliger... Je veux montrer que
les Pharisiens ont transmis au peuple plusieurs institutions reçues des
ancêtres, qui ne sont pas dans la
Loi de Moise ; la secte des Saducéens les rejette et dit
qu'il ne faut tenir pour établi que ce qui est écrit, et que ce qui a été
transmis par les ancêtres ne doit pas être observé. Et il arrive que sur ces
choses des questions et des discussions graves s'élèvent entre eux. Les
Saducéens ne persuadent que les riches ; le peuple ne leur est pas favorable.
Les Pharisiens, au contraire, ont la foule pour eux. Mais de ces deux sectes
et des Esséniens nous avons parlé avec soin dans le deuxième livre des
affaires des Juifs.
Nous lisons aussi dans un autre endroit[6] : Les Juifs avaient depuis des temps très anciens trois
sectes de philosophie nationale, l'une celle des Esséniens, l'autre des Saducéens,
la troisième dont les membres prenaient le nom de Pharisiens, et, quoique
nous parlions d'eux dans le second livre de la guerre juive, cependant nous ne
sommes pas fâché d'en dire ici quelques mots....
Les Pharisiens vivent pauvrement,
n'accordant rien au plaisir. Ils se conforment aux enseignements que la
raison a acceptés comme bons et leur a enseigné, et ils pensent qu'il faut
défendre de toute attaque ce que la raison leur a ainsi prescrit. Ils rendent
honneur à ceux qui sont avancés en âge, n'ayant pas la fatuité de les
contredire dans ce qu'ils ordonnent. Quand ils disent que tout vient du Destin,
ils ne privent pas la volonté humaine de l'effort qui dépend d'elle. Car il a
plu à Dieu de confondre dans une juste proportion le décret du Destin et la
volonté humaine, quand l'homme s'adonne soit au vice soit à la vertu. Ils
croient que les âmes ont un principe immortel, et que, sur la terre, elles
reçoivent soit des récompenses, soit des châtiments suivant qu'elles ont
pratiqué la vertu ou le vice. Celles-ci sont tenues enfermées dans une prison
éternelle. Celles-ci reviennent facilement dans cette vie. A cause de cela
ils ont une si grande autorité sur le peuple que tout ce qui concerne la
religion, prières ou sacrifices, dépend de leurs prescriptions. Les cités
leur ont donné un magnifique témoignage de vertu, parce qu'ils s'appliquent â
tout ce qui est excellent, tant dans leur vie que dans leurs paroles. Les
Saducéens enseignent dans leurs doctrines que les âmes périssent avec les
corps. Us n'obligent à rien observer d'autre que ce qui est prescrit par la Loi. Car ils regardent
comme un mérite de discuter avec les maîtres de la sagesse qu'ils
recherchent. Peu de personnes suivent leur avis, mais les premières en
dignité. Ils n'ont, pour ainsi dire, aucune influence ; car si quelquefois
ils exercent la magistrature, ils suivent, malgré eux et forcés par la nécessité,
l'opinion des Pharisiens. Le peuple ne souffrirait pas qu'il en fut autrement.
Enfin nous lisons encore le passage suivant[7] : Il y avait une secte des Juifs dont les membres se
donnaient pour connaître exactement la
Loi et ils étaient violents en son nom ; ils faisaient
semblant d'être chéris de Dieu. Les femmes leur étaient dévouées, on les
appelle les Pharisiens ; ce sont eux qui ont surtout osé résister aux rois,
ils sont prudents et prompts à lutter en face et à résister. La
contradiction du langage de Josèphe dans ce dernier passage avec celui qu'il
tient dans tous les autres est manifeste. Le lecteur remarque immédiatement
l'étonnante ressemblance qu'il offre, au contraire, avec certaines paroles
des Evangiles sur les Pharisiens, Les femmes leurs sont
dévouées, dit l'historien juif. Ils dévorent
les maisons des veuves, dit Jésus. Ils font
semblant d'être chéris de Dieu, continue Josèphe ; Vous paraissez justes aux hommes, ajoute le Christ,
et au dedans vous êtes pleins d'hypocrisie et d'injustice.
Le parallèle est facile à établir et il est certain pour nous que le passage
des Antiquités Judaïques que nous venons de transcrire ne nous donne pas
l'opinion personnelle de Josèphe sur les Pharisiens. Il a probablement copié
ce paragraphe dans Nicolas Damascène et sans réfléchir que lui-même avait
donné ailleurs une toute autre idée du grand parti auquel il prétendait
appartenir[8].
L'opinion de Nicolas de Damas n'en a que plus de poids à nos yeux et sa
parfaite conformité avec les paroles des Evangiles lui donne une grande
valeur historique.
Quant aux affirmations de Josèphe lui-même, elles sont
faciles à résumer en quelques mots : les Pharisiens sont des rationalistes demi-fatalistes ; ils croient à l'immortalité de l'âme ;
après la mort, les méchants sont enfermés sous la terre et les âmes des
justes reviennent dans ce monde habiter d'autres corps (c'est la métempsychose). Les Pharisiens sont
pauvres, ont des mœurs douces et jouissent d'une grande influence sur le
peuple. Quant aux Saducéens ils sont partisans du libre arbitre au sens le
plus absolu. Ils rejettent toutes les traditions orales et s'en tiennent à ce
qui est écrit. Ils nient toute survivance après la mort. Ils sont peu
nombreux, mais se recrutent dans les hautes classes. Ils sont hautains avec
le peuple, sur lequel ils n'ont aucune influence. Les Pharisiens sont maîtres
de l'esprit public.
Dans ces affirmations de l'historien juif, il y a à
prendre et à laisser. Le choix, grâce aux Talmuds, n'est pas très difficile à
faire et on démêle aisément le vrai du faux.
Avant tout Josèphe ne tient aucun compte de l'histoire des
Pharisiens et des Saducéens sous les Macchabées, c'est-à-dire de leur longue
et féconde période d'activité politique. Quand les Juifs étaient encore
libres et se gouvernaient eux-mêmes, les deux partis se disputaient le
pouvoir, l'occupaient alternativement, avaient tour à tour l'influence. Nous
avons consacré un chapitre à cette partie de leur histoire. A dater de l'an
63 avant Jésus-Christ (prise de Jérusalem par
Pompée), à dater surtout de l'avènement d'Hérode, les uns et les
autres prirent à peu près la physionomie que leur donne Josèphe. Ils
ajournèrent leurs rêves politiques. Les Saducéens, considérablement affaiblis
et diminués par les dernières guerres civiles, ne furent plus qu'une minorité
se recrutant dans l'aristocratie du Temple ; les Pharisiens, renonçant au
sacerdoce, se firent pauvres et devinrent populaires, entraînant le peuple
tout entier dans leur tendance.
Quelques-uns parvenaient à être membres du Sanhédrin, les
plus célèbres, et là, se trouvant à côté des Saducéens, leurs anciens
adversaires, ils discutaient encore avec eux. Pendant la vie de Jésus, sous
les portiques du Temple, il y avait à la fois des discussions entre
Pharisiens et Saducéens et des discussions de Pharisiens entre eux (Hillélistes contre Schammaïstes).
Nous avons déjà parlé de ces derniers. Sur quelles
questions portaient les disputes des Pharisiens et des Saducéens. D'après
Josèphe ce serait la fatalité et le libre arbitre d'une part, les Pharisiens
étant déterministes, les Saducéens ne l'étant pas, et la vie future de
l'autre, les Pharisiens l'affirmant, les Saducéens la niant.
Si nous remplaçons le mot fatalité par le mot Providence
et le terme immortalité de l'âme par cet autre : résurrection du corps, nous
serons bien près de la vérité.
Parlons d'abord de la Providence. — Dieu
dirige-t-il son peuple ? Quelle part de liberté lui a-t-il laissée ? Ne
sommes-nous pas certains qu'il nous délivrera toujours, ou bien notre sert à
venir dépend-il en partie de nous ? — Ces questions durent se poser
naturellement après la ruine définitive des Asmonéens. — Eh quoi ! Dieu nous
avait délivré des Séleucides, rendu notre indépendance passée, et voici il
nous châtie de nouveau ; les Romains sont venus et nous ont asservis. Et
cependant le peuple entier est fidèle ; que faut-il faire et que faut-il
croire ?
Tous les anciens problèmes se posaient plus difficiles et
plus impérieux que jamais. La question de la direction de Dieu dans la marche
des événements de ce monde demandait à être résolue. Elle se confondait avec
celle de la venue du Messie, que Josèphe passe sous silence, et qui cependant
préoccupait beaucoup le parti Pharisien. Sa foi en la Providence faisait
partie de son programme politique. Les Saducéens perdaient courage dans
l'adversité ; ils disaient : — Nous sommes perdus, ce n'est plus qu'une
question de temps, — et ils s'arrangeaient pour en prendre leur parti. Les
Pharisiens disaient : Dieu nous sauvera certainement.
Il est possible, du reste, que les deux sectes aient eu
entre elles des discussions purement théoriques sur ce grave sujet. Les
sentences des Pharisiens, que les Talmuds nous ont conservées, semblent
l'indiquer : La Providence veille sur nous, disaient-ils, mais le libre-arbitre a été donné à l'homme[9]. R. Aquiba dira
un jour : Tout est permis, la liberté est accordée ;
le monde est jugé avec bonté et tout dépend du plus grand nombre des actions
que l'homme a faites[10]. C'est bien là
le juste milieu dont parle Josèphe. Les Saducéens ont-ils jamais tenu contre
le déterminisme le langage que leur prête l'historien juif ? ce n'est pas
impossible, mais ils ne niaient certainement pas l'action de Dieu dans le
monde, puisqu'ils acceptaient toute la Loi. Les idées respectives des Pharisiens et des
Saducéens sur le problème de la prescience divine et de la liberté humaine
faisaient, avant tout, partie de leurs programmes politiques. Les Saducéens
n'avaient point d'écoles, il est vrai, mais à partir d'Hérode le Grand ils
s'étaient divisés en deux groupes : les courtisans, les hauts fonctionnaires
du Temple d'une part, et les hommes d'étude de l'autre. C'est parmi ces
derniers qu'il faut chercher les contradicteurs des Pharisiens.
Quant à la résurrection, voici quelle était l'attitude des
deux partis : Les Pharisiens avaient formulé sous les Macchabées la doctrine
de la résurrection des corps. Leur but était de rassurer la foi des croyants,
dont plusieurs tombaient les armes à la main sur les champs de bataille pour
la sainte cause de Jéhovah sans avoir reçu leur récompense. Ils enseignèrent
alors que leurs corps ressusciteraient. IL ne s'agissait nullement pour eux
d'une survivance de l'âme, partie immatérielle de l'être humain ni même d'un
corps spirituel comme l'enseignera plus tard saint Paul, mais d'un retour à
la vie de la chair même qui avait vécu. Voici un curieux passage qui nous le
montre[11] : Hadrien interrogea R. Josua,
fils d'Hananiah : D'où l'homme revit-il dans l'éternité ? — et il répondit : La résurrection commence par l'épine
du dos ; — et il dit : Démontre-le moi.
— Alors il prit un petit os de l'épine du dos et le
mit dans l'eau et il ne fut pas dissous ; dans le feu et il ne fut pas brûlé
; il le soumit à la meule et il ne fut pas broyé ; il le plaça dans une forge
et le soumit au marteau ; l'enclume se fendit et le marteau se brisa. Tels
étaient les arguments dont les Pharisiens se servaient en discutant avec les
Saducéens.
Cette croyance faisait partie de la foi au règne
messianique visible que l'on attendait. Le premier acte du Messie serait de
rendre la vie aux corps des justes, et cette doctrine devait passer en partie
dans la foi des chrétiens. Quelques-uns affirmeront, comme les Pharisiens, la
résurrection de la chair au sens le plus matériel ; d'autres, comme saint
Paul, parleront de corps spirituels.
Ces affirmations tranchées faisaient sourire les
Saducéens. Ils avaient la haine préconçue de toute idée nouvelle. On les a
appelés matérialistes, parce qu'ils n'admettaient ni l'existence des anges,
ni celle des esprits, ni la possibilité de la résurrection de la chair[12]. Mais rien ne
prouve qu'ils aient nié ce que nous appelons aujourd'hui le monde invisible. Ils étaient seulement ennemis
des nouveautés. Us croyaient fermement au Mosaïsme et restaient attachés à la
lettre des Écritures. — Or, la résurrection, disaient-ils, ne peut être
prouvée par un texte de la
Loi. Ceux que les Pharisiens citent ne prouvent rien. — Et
puis, ces doctrines nouvelles troublaient le peuple, elles étaient l'occasion
de discussions interminables qui les gênaient et leur semblaient oiseuses.
Pratiques avant tout, ils ne voulaient pas de rêveries mystiques qui ne
reposaient pas sur un texte écrit. Ils s'autorisaient du silence de Moïse
pour ne pas s'expliquer. C'est le système commode des gens du monde qui ne
veulent pas étudier les questions à fond. Il en était de même des espérances
messianiques ; elles provoquaient des troubles ; ils n'en voulaient donc à
aucun prix, et alors ils étaient dans les controverses d'une impardonnable
légèreté[13].
Quand l'indifférence pour la foi reçue acquiert cette puissance, elle est le
signe le plus certain de la décadence de la religion. Les Saducéens étaient
la preuve vivante que le règne des dogmes antiques touchait à sa fin.
On a dit encore que les Saducéens n'admettaient que la Loi et rejetaient les
Prophètes. C'est les confondre avec les Samaritains et les Karaïtes, confusion
déjà faite par Tertullien, Origène et Jérôme[14] et qui vient
sans doute de ce qu'ils n'avaient point d'espérances messianiques. On disait
alors : ils rejettent les livres des prophètes ; c'était une erreur. Leur
Bible était celle de tous les Juifs de leur temps.
On s'est encore trompé quand on a dit que les Saducéens
repoussaient les traditions et n'acceptaient que la Loi et les Prophètes. Les Saducéens en avaient au
contraire un certain nombre. Les Talmuds parlent clairement de traditions que
les Saducéens approuvaient[15]. L'héritage de la grande Assemblée leur appartenait comme aux
Pharisiens. Josèphe ne dit pas : il n'acceptent que la Loi de Moïse ; il dit : ils
n'acceptent que a : ce qui est écrit 9. Il ajoute il est vrai, que, d'après
eux, ce qui a été transmis par les ancêtres ne doit pas être observé.
Cependant nous savons positivement qu'ils avaient un livre des décisions[16]. Les Talmuds les
en blâment : On ne doit pas écrire les décisions dans
un livre, et ailleurs : On n'est pas libre de
mettre par écrit les choses qui doivent être transmises oralement. Nous
en concluons que les Saducéens désapprouvaient les Pharisiens de ne pas
mettre par écrit la tradition orale. Nous savons, en effet, que pendant
longtemps ceux-ci n'écrivirent rien ; Hillel, le premier, se décida à rédiger
les traditions. Quant à eux (les Saducéens),
ils durent avoir de bonne heure, longtemps avant le premier siècle, un
recueil écrit : le livre des décisions.
Nous avons écrit le mot philosophique en tête de ce
chapitre, n'est-il pas impropre ? Josèphe, en parlant de philosophie,
n'est-il pas dupe de ses préventions ou ne veut-il pas tromper ses lecteurs
grecs et romains ? Cela nous semble plus que probable. Tout montre qu'il est
influencé par ses idées grecques et les prête gratuitement à ses
compatriotes. L'essentiel pour le juif c'était le rite, l'acte à accomplir,
l'œuvre à faire, le commandement de la Loi. Tout ce qui était idée, théologie,
spéculation était laissé à la libre appréciation de chacun. On pensait ce
qu'on voulait, pourvu qu'on fit ce qui était
ordonné. On pouvait être très hérétique au fond du cœur, demi-matérialiste
comme le Saducéen, on n'en était pas moins un bon Juif, un Israélite fidèle,
si on accomplissait la Loi,
si on récitait le Schéma, si on observait le sabbat.
Le Samaritain était haï, non parce que ses idées n'étaient
pas orthodoxes, mais parce qu'il ne pratiquait pas comme les Rabbis, et en
particulier parce qu'il n'adorait pas à Jérusalem. Jésus a pu prêcher ce
qu'il a voulu ; on ne lui a jamais reproché ses paroles. On lui a reproché de
violer le sabbat, de ne pas accomplir la Loi. Sur le royaume de Dieu, sur le Messie à
venir, sur l'apocalyptique qui était le fond de la théologie, chacun pensait
ce qui lui semblait bon. Il n'y avait point de croyances orthodoxes
obligatoires ; mais seulement des pratiques. Dans les premiers temps du
christianisme il en était de même dans l'Église. La distinction entre orthodoxes
et hétérodoxes est venue plus tard. Quand la dogmatique s'est formée, on a
alors formulé la croyance et quiconque n'y souscrivait pas était hors l'Église.
Les Juifs ont toujours ignoré ces formules et ces confessions de foi. Manger
de la viande de porc était beaucoup plus grave, au premier siècle, que de
nier l'existence des anges et la résurrection des corps et, fait remarquable,
les Juifs ont conservé ce trait caractéristique. On sait à quel point les
idées libérales modernes ont pénétré le judaïsme contemporain. Plusieurs des
Israélites de nos jours sont purement et simplement des libres penseurs ;
mais tous, sans exception, tiennent encore au rite. La circoncision est par
eux rigoureusement pratiquée et les ordonnances essentielles de la Loi sont toujours observées.
Il est donc évident que si les Pharisiens et les Saducéens
discutaient entre eux la question du déterminisme, ils le faisaient sans y
mettre beaucoup de passion. Autrement graves à leurs yeux étaient les
controverses portant sur les rites à accomplir ; les cérémonies à observer
dans certains cas pouvaient être l'objet de graves dissensions.
Citons-en quelques exemples : les Saducéens exigeaient une
longue série de purifications du grand prêtre chargé de préparer les cendres
de la vache rousse ; les Pharisiens étaient plus larges sur ce détail, mais,
par contre, ils montraient une rigidité de principes extraordinaire pour la
lustration des vases sacrés. Ils avaient un jour soumis à la purification le
candélabre du Temple, et les Saducéens disaient en se moquant d'eux : ils vont bientôt soumettre le globe du soleil à l'eau
lustrale[17].
Les Pharisiens disaient encore : Si
on verse un liquide d'un vase pur dans un vase impur le jet, tant qu'il ne
touche pas le vase impur, reste pur ; les Saducéens disaient : Le liquide est impur dès qu'il est sorti du vase pur.
Les Pharisiens pensaient que le trésor du Temple devait
subvenir aux frais du sacrifice quotidien, les Saducéens réclamaient pour
cette dépense des offrandes individuelles.
L'offrande de farine qui est faite avec le sacrifice
sanglant doit être brûlée sur l'autel, disaient les Pharisiens. — Non, elle
appartient aux prêtres, répondaient les Saducéens. Ces deux dernières
réponses se comprenaient de leur part, puisqu'eux-mêmes
étaient prêtres et profitaient de l'argent donné au Temple et de la viande
des sacrifices.
Quand le grand prêtre était Pharisien, ce qui était arrivé
sous les Macchabées, il entrait dans le Saint des saints au grand jour des
expiations sans avoir encore brûlé l'encens et l'allumait derrière le rideau.
Les grands prêtres Saducéens l'allumaient avant
d'entrer.
Les Pharisiens admettaient les compensations pécuniaires
que le Pentateuque permet, sauf dans le cas d'homicide[18]. Les Saducéens
appliquaient le talion au pied de la lettre.
Telles étaient les vraies discussions des deux partis.
Telles étaient leurs prétendues idées philosophiques et c'était en traitant
ces minuties qu'ils se prenaient le plus au sérieux.
Cependant une de leurs divisions provoqua de la part des
Pharisiens une fondation qui devait avoir une grande influence sur le christianisme
naissant.
Nous voulons parler des festins sacrés, ou agapes
fraternelles, dont les Pharisiens furent les vrais créateurs. Les prêtres
Saducéens avaient au Temple des repas religieux où ils mangeaient la chair
des victimes immolées sur l'autel. Ils les commençaient par des ablutions et
bénissaient le pain, le vin, la farine, la viande. Une bénédiction terminait
aussi ces repas où la table était une sorte d'autel.
Les Pharisiens, pour faire pièce à leurs adversaires,
imitèrent ces festins. Ils instituèrent des confréries, ils pratiquèrent des
ablutions avant de se mettre à table, et ils eurent des aliments purifiés par
la bénédiction prononcée sur eux. Ces repas étaient célébrés avec n'importe
quelle viande. Tout le monde y était prêtre, car tout le monde y était admis.
C'est dans ces confréries qu'on mangeait l'agneau pascal le soir du premier
jour de la Pâque, et ce fut là certainement l'origine des
agapes chrétiennes.
Il arrivait parfois qu'un millier de Pharisiens faisaient partie de la même confrérie ; comment les réunir
à la même table ? Pour résoudre ce problème on rattachait les maisons les
unes aux autres par des poutres, l'ensemble ne formait qu'une seule demeure
imaginaire et toutes les tables une seule table gigantesque. Cette fiction
fut appelée Eroub.
Nous la mentionnons ici parce que deux traités de la Mischna fixent les
règles de l'Eroub et sont appelés Eroubim.
Nous terminerons ce chapitre en résumant dans ses traits
généraux les phases diverses de l'histoire des Pharisiens et des Saducéens.
Sous l'influence d'Esdras et de Néhémie se forme le parti des Hassidims et
ensuite, après Alexandre-le-Grand, le parti favorable aux idées grecques.
Antiochus IV provoque, par ses persécutions, le soulèvement des Hassidims.
Ils sont vainqueurs et fondent la dynastie Macchabéenne. Dans les premiers
temps les partisans des idées grecques sont réduits au silence, mais les
Asmonéens se laissent corrompre ; les amis de l'étranger, appelés Saducéens,
reparaissent et, sous Jean Hyrcan, prennent une grande influence. Les Hassidims
se séparent alors en deux groupes : les Esséniens, mystiques et
contemplatifs, les Pharisiens politiques et militants. La lutte de
prépondérance entre les Pharisiens et les Saducéens se prolonge avec des
alternatives de succès et de revers jusqu'à la chute du dernier des Asmonéens
et l'avènement d'Hérode le Grand. Sous son règne, les Pharisiens prennent
définitivement la direction de la vie religieuse du peuple.
C'est alors que les Saducéens se divisent, les uns sous le
nom d'Hérodiens deviennent courtisans des Hérodes, mais la majorité garde son
indépendance. Cependant elle est de plus en plus formaliste et étrangère à la
vie de la nation. Les Pharisiens, de leur côté, voient se former dans leur
sein une droite et une gauche : les Hillélistes et les Schammaïstes. Leurs
luttes deviennent extrêmement vives. Les Schammaïstes, d'abord très
populaires, perdent leur influence religieuse. Ceux d'entre eux qui ne
s'occupent que de politique se séparent du parti pharisien et forment le
groupe des exaltés qui pousse le peuple à l'insurrection. Gamaliel et son
école s'intéressent au contraire de moins en moins à la politique. Lorsque la
guerre éclate, les deux partis sont devenus étrangers l'un à l'autre. Les
descendants d'Hillel sortent de la ville par un stratagème au milieu du siège
et sauvent la nationalité juive, les traditions, la foi monothéiste en
emportant à Jabné ce qui subsiste encore
aujourd'hui du Judaïsme. Quant aux successeurs de Judas le Gaulonite, ils
suivent une politique de fous furieux, et devenus ces forcenés qui
s'appellent Simon ben Gioras et Jean de Gischala, ils n'ont plus rien de
commun avec le vrai Pharisaïsme.
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