Origine de leurs controverses. — Leurs prédécesseurs. — Hillel a-t-il été un précurseur de Jésus ? — Les réformes de Hillel. — Les principes de Schammaï. — Les Hillélistes et les Schammaïstes.Sous le règne d'Hérode le Grand, deux docteurs pharisiens
célèbres, Schemaïa et Abtalion, enseignaient à Jérusalem. Parmi leurs
auditeurs se trouvait un jeune homme récemment arrivé de Babylone, où il
était né. Son nom était Hillel, il était pauvre, mais de la race de David, dira plus tard la tradition. Un jour qu'il
n'avait pas de quoi payer la rétribution scolaire, il monta sur le toit de la
maison d'école, trouva moyen de gagner la fenêtre, et de là put entendre la
leçon sans pénétrer dans la salle, c'est-à-dire gratuitement ; mais on était
en hiver. Il neigeait et, surpris par le froid, il s'endormit d'un profond et
dangereux sommeil, précurseur de la mort. Le maître heureusement s'aperçut de
sa présence ; on le descendit, des soins énergiques le rappelèrent à la vie
et dès ce jour sa réputation fut fondée ; un homme, dévoré d'un tel besoin de
s'instruire, ne pouvait être appelé qu'à de hautes destinées. Il le prouva,
en effet, quelques années plus tard. Le jour où il fallait immoler Schemaïa et Abtalion, en bons Pharisiens qu'ils étaient, avaient été hostiles au sacerdoce et aux Saducéens. Le premier dirait souvent : Hais la pédanterie et ne te rends pas familier avec la domination[1], allusion transparente à la morgue saducéenne. Ces deux maîtres avaient eu des prédécesseurs, et ceux-ci,
dans les Talmuds, nous sont toujours nommés deux par deux. Il semble qu'il
ait existé, depuis les Macchabées jusqu'à Hérode le Grand, une double série
non interrompue de docteurs de Le chapitre continue en nommant ensuite : José ben Joeser et Joseph ben Jochanan ; — Josué ben Perachia et Nittaï d'Arbelles ; — Siméon Ben Schetach et Juda ben Tabbaï ; — Schemaïa et Abtalion ; — Hillel et Schammaï. Le premier fait qui frappe ici est cet attachement à la
tradition que nous signalions tout à l'heure. Tous ces maîtres dépendent les
uns des autres. Le premier, Siméon le Juste était membre de Hillel ne devait rien changer à ce respect du passé, et il eut été assurément fort étonné si on lui avait appris qu'il apportait au Judaïsme un esprit nouveau. Nous montrerons, du reste, que ces nouveautés se réduisaient à fort peu de chose. Josèphe ne nomme pas dans son histoire des Juifs les duumvirs dont parle le Pirké Aboth sauf Schammaï et Abtalion et encore n'est-ce pas certain car il les appelle Saméas et Pollion. L'identité n'est nullement démontrée. Elle l'est si peu que M. Derenbourg se demande, non sans apparence de raison, si Schammaï et Schammaï ne seraient pas un seul et même personnage. Quant à leurs prédécesseurs, nous ne savons presque rien de leur histoire. Siméon le Juste est peut-être le même que le grand prêtre Siméon qui vivait au commencement du troisième siècle avant Jésus-Christ[3]. José ben Joeser, un des premiers, fut aussi un des plus zélés promoteurs de l'insurrection des Macchabées ; il fut Nassi après le triomphe de Judas, et c'est à dater de ce moment que l'institution des duumvirs fut régulièrement établie. La mort de José fut tragique. Tombé dans un guet-apens pendant la guerre il fut crucifié par son propre neveu. Celui-ci vint le voir sur sa croix et José lui dit : Si Dieu inflige de telles souffrances aux hommes pieux, quel terrible châtiment ne doit-il pas réserver aux impies[4]. Il est possible de fixer l'époque où vécurent quelques-uns des duumvirs. Siméon ben Schetach nous est déjà connu. Il était le frère de la reine Salomé dont le pouvoir fut à un certain moment considérable, et vécut vers 70 ou 90 avant Jésus-Christ. Comme il forme avec Judas ben Tabbaï la troisième génération de ces couples on peut supposer que la première vécut environ 150 ans avant Jésus-Christ. Après Hillel et Schammaï il n'est plus question de zougoth (de couples). Le parti pharisien se sépare en effet en deux camps hostiles, et les successeurs de Hillel, son fils Siméon, son petit-fils Gamaliel l'ancien[5], son arrière petit-fils, Siméon sont nommés seuls. Ce dernier vécut, dit Josèphe, jusqu'à la guerre. Revenons à Hillel. On a souvent parlé de lui comme d'un précurseur du Christianisme ; il aurait préparé les voies à une réforme. Nous-même avons employé cette expression[6], mais à tort ; nos vues se sont modifiées et nous voudrions expliquer dans quelle mesure Hillel fut un réformateur, et dans quelle mesure il n'en fut pas un. Il vivait, avons-nous dit, sous Hérode le Grand, cent ans avant la destruction du Temple, par conséquent une trentaine d'années avant la naissance de Jésus-Christ, et il mourut au commencement de l'ère chrétienne. Il arriva au pouvoir peu de temps après que les Pharisiens et les Saducéens avaient cessé leurs guerres civiles. Hérode étant le maître, il fallait ajourner toute espérance de triomphe politique. Les querelles des deux tendances n'étaient plus que religieuses. Hillel profita de son influence sur les Pharisiens pour émettre des idées qui ne reçurent pas, comme celles de ses prédécesseurs, l'approbation du parti tout entier ; Schammaï, qui était son collègue dans le duumvirat, pensait autrement que lui sur bien des points. Ils se séparèrent, devinrent ennemis acharnés et, à partir de ce jour et, pendant toute leur vie, quand l'un dit blanc l'autre dit noir, et vice versa. Il est certain que d'Hillel date un schisme dans le parti pharisien. Celui-ci se divisa. Voilà un premier fait nouveau ; jusque-là les Pharisiens avaient vécu profondément unis. Il n'est donc pas étonnant que les uns se soient montrés hostiles à Jésus, et que d'autres lui aient été favorables. Jésus a pu être et a été, en effet, implacable adversaire
de certaines coutumes pharisiennes ; mais, en cela, il n'attaquait pas
nécessairement tous les Pharisiens, puisque tous ne pensaient plus la même
chose. De là, la différence d'attitude observée par les Pharisiens en face du
Christ et de ses disciples dans les Evangiles et dans les Actes des apôtres.
On nous demandera lesquels des Hillélistes ou des Schammaïstes furent plus
favorables à Jésus-Christ ? Jusqu'ici on a répondu : les Hillélistes. Ils
avaient été préparés par leur maître à être tolérants, larges, et étaient
disposés à recevoir l'Evangile. Saint Paul, l'un d'eux, ne s'est-il pas fait
chrétien ? Les Schammaïstes devaient être, au contraire, des ennemis acharnés
de Jésus et de ses apôtres. Cette réponse est beaucoup trop absolue ; et à la
question que nous venons de poser, nous répondons : les Hillélistes et les
Schammaïstes furent tantôt hostiles et tantôt favorables au christianisme
naissant. D'une manière générale les premiers étaient mieux disposés que les
seconds. Il est certain qu'ils étaient moins étroits. Dans les Talmuds les
questions controversées sont presque toujours résolues par les disciples de
Schammaï dans un sens plus conservateur que par les disciples d'Hillel. Mais
quelles questions ? des minuties ridicules, des problèmes de la casuistique
la plus puérile. Et encore Hillel n'était-il pas toujours le plus raisonnable
et le plus libéral des deux. Un jour les deux rivaux se sont demandé si l'on
pouvait manger un œuf pondu un jour de fête. Schammaï crut pouvoir le
permettre, mais Hillel le défendit parce que, disait-il, la veille d'un jour
de fête a pu être un sabbat et la formation de l'œuf ce jour là dans le corps
de la poule a été un travail ; une autre fois il s'agit entre eux do savoir
s'il fallait oui on non mettre des tsitsith
à une chemise de nuit carrée[7] et sur ce point
encore le mérite de la largeur resta à Schammaï. Hâtons-nous de le dire, Hillel fit autre chose. Il donna
une grande importance à la tradition. Il l'enrichit de quelques principes
nouveaux apportés sans doute par lui de Babylone ; il formula surtout des
règles jusque-là inconnues pour l'interprétation de Sa méthode exégétique nous est décrite dans la Mischna[9]. On rappela Schébat Midoth (sept règles), parce qu'il était possible, au moyen de sept règles, de l'appliquer à tous les textes ; les voici : 1° Possibilité de conclure d'un sujet à un autre par un argument à fortiori ; 2° Analogie des sujets ; 3° Examen d'un principe contenu dans un seul texte ; 4° Comparaison de plusieurs textes contenant des principes semblables ; 5° Rapport des cas généraux avec un cas particulier qu'ils démontrent ; 6° Citations d'exemples ; 7° Sens général résultant de l'ensemble d'un passage. Ces règles données par Hillel sont fort simples et on les applique encore aujourd'hui en herméneutique. Plus tard, R. Ismaël en créa sept nouvelles, et, réunissant la sixième et la deuxième d'Hillel, ramena leur nombre total à treize[10]. Malheureusement la pratique ne valait pas toujours la théorie. Les Rabbins posaient, à l'aide de ces règles, des conclusions fantastiques et en déduisaient l'impossible le plus logiquement du monde. Nous aurons plus loin l'occasion de citer des exemples de leur singulière façon de raisonner. La préoccupation d'Hillel de faire une Mischna est plus remarquable encore. Il classa les sentences des Pharisiens sous six titres différents. Notre Mischna est aussi divisée en six parties. Il est possible que ce soit les sections d'Hillel qui nous aient été conservées. En tout cas, il y avait à Jérusalem, pendant la vie de Jésus, un travail écrit fait sous la direction de ce Rabbi et qui devait servir de base aux rédactions semblables faites plus tard. Nous avons dit qu'il montra quelquefois plus de largeur
que Schammaï, nous sommes obligé d'ajouter que sa largeur était souvent fort
déplacée. C'est ainsi que sur la question da divorce, Schammaï se montrait
très rigoureux. If expliquait Les Hillélistes devaient l'emporter, et il semble qu'ils furent de bonne heure les maîtres. Gamaliel l'ancien nous apparaît, dans les Actes des apôtres, jouissant d'une grande influence quoique simple membre du Sanhédrin. Il ne nous est dit nulle part qu'il eût un antagoniste sérieux dans l'école de Schammaï. Peut-être mit-il lui-même la paix entre les deux partis et arrêta-t-il leurs discussions ? II fut tolérant envers les chrétiens. Cependant, une maxime de lui nous le montre partisan de la foi d'autorité : Fais-toi une autorité pour te débarrasser du doute et ne donne pas la dîme sans la mesurer[12]. Il n'aimait pas le livre de Job, et un jour il ordonna d'en ensevelir le Targoum sous un monceau de pierres[13]. Le motif de cette condamnation prononcée sur un des plus beaux livres de l'Ancien Testament ne nous est pas indiqué. Les noms des premiers disciples d'Hillel et de Schammaï nous sont connus ; citaient eux qui vivaient en même temps que Jésus-Christ, et nous citerons leurs noms ici, car le Christ a sans doute été en relation avec ceux qui les portaient. C'est avec eux qu'il s'est entretenu. Le premier est Rabbi Siméon, le fils d'Hillel et le père de Gamaliel ; puis Rabbi Jochanan ben Zaccaï, qui devait être bien jeune alors, car il survécut à la ruine du Temple ; Rabbi Tsadok, Rabbi Ismaël, etc. Il est d'autant plus probable que Jésus les connut et eût à discuter avec eux que l'enseignement n'était plus exclusivement donné dans la maison d'école. Les Rabbis parlaient au premier siècle dans les rues et sur les places. Il nous est dit précisément que Rabbi Jochanan ben Zaccaï enseignait sur la place, devant la montagne du Temple, tout le jour[14]. Ben Azzaï enseignait sur les places de Tibériade[15]. Rabbi Judah introduisit cette coutume que les maîtres n'enseignaient plus les disciples que sur les places[16]. C'est aussi ce que fit Jésus. Les discussions entre Hillélistes et Schammaïstes étaient souvent d'une violence dont rien n'approche. Elles avaient remplacé les antiques querelles des Pharisiens et des Saducéens. Nous en citerons quelques exemples, dans le chapitre suivant, en parlant des écoles et de l'esprit qui y régnait. Nous avons encore à signaler la tendance morale des
enseignements d'Hillel et de Schammaï. En doctrine ils n'ont rien dit de
nouveau ni l'un ni l'autre. Ils ont été des casuistes attachés à la tradition
et rien de plus. Mais ils ont prononcé de fort belles sentences morales. Le
seul précepte de Schammaï que nous connaissions est celui-ci : Que l'étude de L'épisode le plus connu, de la lutte des deux adversaires,
nous montre chez Hillel une tendance remarquablement large pour son temps[18] : Un jour un païen vint trouver Schammaï et lui dit : Je me
convertirai au Judaïsme si tu peux m'enseigner toute Là était le fond de l'opposition des deux docteurs et de leurs
deux écoles. Nous voyons Schammaï obliger son fils en bas âge à jeûner pour observer
la fête de l'expiation[19] ou couvrir de
feuillages la chambre où son petit-fils vient de naître, après en avoir fait
enlever le plafond, afin que cet enfant observe dès sa naissance la fête des
Tabernacles[20].
Il s'interdisait d'envoyer des lettres dès le troisième jour avant le sabbat
dans la crainte qu'elles ne fussent pas arrivées à destination avant le
samedi. Si ces lettres avaient voyagé ce jour-là, le sabbat aurait été violé.
Son enseignement se résumait d'un mot : observation stricte de toute Cependant ne l'oublions pas, Hillel disait aussi : L'étude de Hillel ne fut donc pas le frère aîné de Jésus, mais il fut assurément un très grand docteur ; sans doute il filtra le moucheron et il paya la dîme de la menthe, de l'aneth et du cumin, mais on ne pourrait affirmer sans injustice qu'il oublia la tempérance, l'équité et la charité. Gardons-nous seulement d'exagérer la valeur des préceptes qu'il nous a laissés. Ils ne sont en rien supérieurs à la première sentence venue d'Épictète ou de Marc Aurèle. A quelle époque moururent les deux célèbres rivaux ? Pour Schammaï nous ne le savons pas. Pour Hillel le choix nous est laissé entre deux dates. D'après une première tradition talmudique[23], il mourut l'an 5 avant l'ère chrétienne, c'est-à-dire deux ans avant la mort d'Hérode et un an ou dix-huit mois avant la naissance de Jésus-Christ. D'après un autre passage[24] il fut président du Sanhédrin pendant quarante ans, et comme cette présidence avait commencé trente ans avant l'ère chrétienne, il serait mort en l'an 10 de cette ère, lorsque Jésus avait déjà quatorze ans environ. |
[1] Pirké Aboth, I, 30.
[2] Voir livre I, chapitre IV.
[3] Josèphe dit, en effet, qu'il fut surnommé le Juste, Ant. Jud., XII, 2.
[4] Midrash Bereschith Rabba, sect. 65.
[5] Actes des apôtres, V, 34.
[6] Dans notre livre : les Idées religieuses en Palestine à l'époque de Jésus-Christ, p. 203 et 299, 2e édit., 1878. Voir aussi notre art. Hillel dans l'Encyclopédie des sciences religieuses.
[7] Edujoth, IV, 10.
[8] Edujoth, IV, 1-12 ; V, 1-4.
[9] Traité Sanhédrin, ch. VII.
[10] Voir sur ces treize règles l'excellent article de Pressel : Encycl. de Herzog, 1re édit. tome XV, p. 651 et suiv.
[11] Deutéronome, XV, 1-11.
[12] Pirké Aboth, I, 16.
[13]
Schabbath,
[14] Pesachim, fol. 26, 1.
[15] Erubbhin, fol. 29, 1.
[16] Moed Katon, fol. 16, 1.
[17] Pirké Aboth, I, 15.
[18]
Talmud de Babylone, Schabbath,
[19] Tos. Soma IV.
[20] Succah I, 18.
[21] Pirké Aboth, passim.
[22] Midrasch, Vajikra, § I.
[23] Sotah, 48 b.
[24]
Talmud de Babylone, Schabbath, fol.