La Procédure,
d'après les Talmuds. — Leur récit de la mort de Jésus. — Les peines prononcées.
— La Prison.
— L'Amende. — La
Bastonnade. — La Lapidation. — Le supplice de la Croix.
Les Talmuds nous ont conservé les détails les plus
circonstanciés sur la procédure suivie par le Sanhédrin à l'égard des accusés
qui comparaissaient devant lui. Si ces détails sont exacts, cette assemblée
aurait exercé la justice avec une remarquable impartialité mêlée d'une
bienveillance qu'on ne saurait trop admirer.
Nous commencerons par exposer les faits, nous les
apprécierons ensuite. D'après le traité Sanhédrin les juges, réunis
dans la salle de la pierre de taille,
s'asseyaient en demi cercle ; le président était au milieu et avait à sa
droite le vice-président. A chacune des extrémités de l'hémicycle se tenait
un secrétaire ou greffier. L'un d'eux écrivait les paroles prononcées en
faveur du prévenu et qui pouvaient le faire acquitter, l'autre celles qui
étaient à sa charge et qui pouvaient entraîner sa condamnation. Devant les
juges et sur trois rangs se tenaient les disciples des scribes, les candidats
à l'exercice de la justice, ceux que nous appellerions les étudiants en
droit. Chacun avait sa place et la connaissait[1]. L'accusé devait
avoir une attitude humble, triste, soumise[2]. Quand la vie du
prévenu était en jeu, les juges, à en croire les Talmudistes, faisaient tout
pour le sauver. On commençait par les preuves à décharge avant d'en formuler
une seule à charge[3].
Celui qui avait parlé en faveur de l'accusé ne pouvait pas ensuite déposer
contre lui, tandis que l'inverse était permis et un témoin à charge pouvait,
ensuite, témoigner à décharge. L'acquittement pouvait être prononcé immédiatement.
Si les juges condamnaient, ils devaient renvoyer au lendemain la sentence de
condamnation[4].
Le vote se faisait par assis et levé. Pour l'acquittement, une simple majorité
suffisait, pour la condamnation, il fallait une pluralité de deux voix[5]. Si, par exemple,
sur les vingt-trois membres, douze se prononçaient pour la condamnation et
onze pour l'acquittement, l'accusé était acquitté ; aussi les condamnations
capitales étaient-elles très rares. A ces affirmations étranges, les
Talmudistes ajoutent un récit fantaisiste du procès et de la condamnation de
Jésus-Christ[6].
Cette condamnation aurait eu lieu longtemps avant la Paque, et le Sanhédrin
l'aurait fait proclamer publiquement pendant quarante jours, en invitant tous
ceux qui pouvaient justifier Jésus, à venir déposer en sa faveur[7]. Enfin il
n'aurait pas été crucifié, mais lapidé et ensuite pendu. Jamais ses
accusateurs ne l'auraient présenté à Pilate comme coupable envers l'Etat ; son
procès aurait été purement religieux. Il va sans dire que ces allégations
n'ont aucune espèce de fondement. Cette partie du traité du Sanhédrin
a été rédigée par des gens pressés de se justifier parce qu'ils sentent
l'effrayante responsabilité vue fait peser sur leur haute assemblée la
lecture du récit de la
Passion dans les Évangiles.
Nous avons, dans le même traité des Talmuds, d'autres
passages plus sincères et qui nous montrent que les Juifs ne pratiquaient pas
toujours la justice avec l'équité et la bonté dont nous venons de parler.
Lorsqu'il s'agissait d'arrêter un séducteur du
peuple (mesith),
tout était permis, même le guet-apens. Il fallait deux témoins. On les
faisait cacher à portée du prévenu et sans que celui-ci les vît. Près de lui,
on allumait deux lumières, car les témoins devaient être oculaires[8]. On lui disait
alors de répéter son blasphème ; s'il le faisait et ne se rétractait pas, les
deux témoins paraissaient et l'emmenaient au tribunal. Sa condamnation était
alors certaine, il mourait lapidé. Nous l'avons dit, c'est le guet-apens
ordonné et remplaçant l'instruction telle que nous la pratiquons aujourd'hui.
Les Talmuds avouent que l'on agit ainsi avec Jésus. Deux témoins apostés le
surprirent de cette manière[9]. Les Évangiles
nous parlent aussi de témoins préparés d'avance pour faire condamner Jésus[10]. Il est fort
possible, du reste, que les détails des Talmuds sur le guet-apens autorisé
aient été eux aussi rédigés après coup. De plus, il est certain qu'il y eut
dans la précipitation avec laquelle Jésus fut en quelques heures arrêté,
jugé, condamné et exécuté, une illégalité flagrante. Le Sanhédrin a violé la Loi : 1° En commençant à
juger Jésus-Christ pendant la nuit, car les
jugements entraînant la peine capitale se font le jour et se terminent le
jour[11]
; 2° En tenant conseil pour condamner Jésus sur sa seule confession[12] ; 3° En créant
Jésus la nuit qui précédait la fête, d'après la date donnée par les
synoptiques, car à ce moment là il était défendu à la justice de siéger. On ne juge pas le soir de la fête[13]. Or, on sait que
le jour commençait la veille au soir ; la nuit qui précédait un jour de fête
en faisait nécessairement partie.
Les peines prononcées par la loi de Moïse étaient au
nombre de cinq : l'amende, l'interdiction, le sacrifice expiatoire, les
punitions corporelles, la peine capitale. Il n'y est point question de prison[14]. Celles-ci ne
furent instituées qu'à partir des Rois[15]. Elles
comptaient au nombre des peines prononcées soit par le grand Sanhédrin, soit
par les Sanhédrins locaux. Ces peines semblent avoir été au nombre de quatre,
la prison, l'amende, la flagellation et la mort. Nous savons qu'il y avait à
Jérusalem une prison publique. Les Actes des apôtres en parlent plusieurs
fois[16]. Il est probable
qu'elle était dans la tour Antonia[17]. L'Evangile nous
parle aussi de prison pour dettes[18]. Sur l'amende,
nous avons plus de détails ; elle avait été instituée pour remplacer
l'antique et terrible loi du Talion qui existe encore parmi les Arabes et
qui, cependant, pouvait, déjà c'u temps de Moïse, être évitée par le paiement
d'une amende sauf dans le cas d'homicide[19]. Au premier
siècle, ces compensations pécuniaires étaient tarifées et cotées plus ou
moins haut, suivant le délit. Quelqu'un a-t-il donné
à son prochain un soufflet sur l'oreille, qu'il lui donne une mine[20]. S'il l'a frappé sur la mâchoire, qu'il lui donne deux
cents zouz[21].
On en exigeait quatre cents de celui qui avait tiré
l'oreille de son prochain ou lui avait arraché les cheveux, de celui qui
avait craché sur lui ou lui avait enlevé sa tunique[22]. La même amende
était imposée à celui qui avait découvert le visage d'une femme en public. Du
reste, toutes ces peines étaient proportionnées à la dignité de la personne
lésée. Quant à l'insulte, aucune loi ne la punissait. Aussi l'époque que nous
décrivons a-t-elle été par excellence le règne de l'injure. Deux Juifs ne
pouvaient discuter froidement, et les insultes les plus méprisantes, les
injures les plus grossières, faisaient partie de la conversation courante dans
toutes les classes de la société.
La flagellation, ou plutôt la bastonnade, était de toutes
les peines la plus répandue. Les petits Sanhédrins provinciaux l'infligeaient
journellement. L'exécuteur était alors le hazzan, le factotum de la synagogue[23]. Cette peine du
fouet, décrite dans le Deutéronome[24], existe encore
en Egypte ; c'est un de ces usages orientaux conservés sans changement depuis
l'époque la plus reculée et qui était certainement, au premier siècle, ce
qu'elle était quinze siècles avant et ce qu'elle est encore dix-huit siècles
après. Elle est appliquée immédiatement après le jugement et devant le juge.
Le patient, couché à terre, reçoit les coups. Cette peine cruelle n'a rien et
n'avait certainement autrefois rien d^avilissant. Aujourd'hui le nombre des
coups n'est point limité. Il l'était autrefois à quarante coups et pour être
sûr de ne pas dépasser ce nombre, on n'en donnait que trente-neuf. De là
l'expression de saint Paul : quarante coups moins un[25], mais on
recevait trente-neuf coups pour chaque délit séparément et on pouvait de
suite recevoir deux fois, trois fois quarante coups moins un[26]. On pouvait
aussi diminuer le nombre si la faute n'était pas grave[27], et on ne
condamnait parfois qu'à cinq ou six coups de bastonnade[28].
La peine capitale était presque toujours la lapidation.
Les Talmuds indiquent la strangulation mais sans donner de détails, et il
n'en est point parlé dans l'Ancien Testament. Le supplice juif, par
excellence, était la lapidation. La loi ordonnait, en particulier, de lapider
sans l'entendre, tout prophète, tout rabbi qui détournerait le peuple du
mosaïsme quand même il ferait des miracles[29]. Il était
considéré comme destructeur du culte établi. Cet épouvantable supplice est
décrit en détail dans la Mischna[30]. Le condamné était
conduit nu au supplice ; si c'était une femme on lui laissait ses vêtements.
On le menait toujours hors de la ville[31], n'importe où. Car
partout le sol de la Judée,
est jonché de pierres qui lui ont toujours donné un aspect stérile et désolé.
Il fallait seulement qu'il fût dans une vallée ou dans un fossé ayant au
moins deux fois sa hauteur. Un des témoins le précipitait au fond. S'il tombe sur les reins et s'il meurt, bien, sinon qu'un
autre témoin lui jette une pierre sur la poitrine[32]. Les premières
pierres devaient aussi être jetées sur la tête, pour hâter à mort et abréger
les souffrances de la victime. Du reste, il n'y avait point de bourreaux
proprement dits. Du temps des Rois, le souverain désignait les officiers
chargés de l'exécution. Cet usage existe encore dans certains pays d'Orient. Mais,
chez les Arabes, l'exécuteur est celui qui a droit à la vengeance et au premier
siècle il en était ainsi[33]. Après la
lapidation le corps du supplicié était pendu ; cette dernière ignominie était
épargnée aux femmes, la mort par l'épée, usitée du temps des Rois[34], n'est mentionnée
que deux fois dans le Nouveau Testament[35] et n'est décrite
nulle part dans les Talmuds.
Il nous reste à parler du supplice de la croix. Il avait
été introduit en Palestine par les Romains. En Italie, ce supplice n'était
appliqué qu'aux esclaves et pour punir les crimes d'Etat. Encore voulait-on
ajouter à la mort l'infamie, car autrement on faisait périr le condamné par l'épée[36] ; mais en
Palestine, les Romains mettaient facilement les Juifs en croix.
N'appartenaient-ils pas à une race méprisée, à une race esclave f leur
patriotisme haineux et farouche ne les rendait-il pas tous coupables de crime
envers César, le Sénat et le peuple romain ? Nous avons parlé de Varus
faisant crucifier deux mille insurgés l'année de la naissance de Jésus-Christ
et de Titus, faisant mettre en croix, pendant le siège de Jérusalem, cinq
cents prisonniers par jour.
Nous avons expliqué plus haut pourquoi le Sanhédrin fit
ratifier par Pilate la sentence de mort qu'il avait prononcée contre Jésus ;
nous pensons qu'il craignait un soulèvement du peuple et voulait pouvoir dire
: Ce n'est pas pour un crime d'hérésie que Jésus a
été condamné à mort, c'est par le procurateur romain et pour un crime d'État.
Si le Sanhédrin avait eu le courage de son opinion, Jésus aurait été lapidé :
mais, accusé devant Pilate, jugé par lui en dernier ressort et condamné comme
ayant aspiré à la royauté, il devait être envoyé au supplice de la croix.
Quant aux brigands crucifiés avec lui, ils ne pouvaient être que des
misérables de la pire espèce.
Une fois la condamnation prononcée, le condamné
appartenait à l'autorité romaine. Un centurion à cheval, assisté de soldats
exécuteurs, au nombre de quatre au moins, présidait au supplice qui était
ainsi une exécution militaire. C'était aussi des soldats qui donnaient au
malheureux la bastonnade ou flagellation qui devait toujours précéder le
supplice[37].
On le chargeait ensuite du bois de la croix et on remmenait. Il n'y avait
point à Jérusalem d'emplacement spécialement consacré aux exécutions. On
crucifiait hors de la ville et dans le voisinage des portes. On choisissait
un tertre un peu élevé et près d'une route fréquentée, car, il ne faut pas
l'oublier, le bai immédiat de la crucifixion n'était pas de donner la mort,
mis simplement d'exposer aux regards, aux insultes, à l'ignominie. Le
condamné ne mourait qu'au bout de plusieurs heures, parfois de plusieurs
jours. Pas une seule des blessures qui lui étaient faites n'était vraiment
mortelle et quand il était d'une forte constitution, il ne succombait qu'à la
faim. Josèphe parle de crucifiés qui, détachés de la croix après un certain
temps et ayant reçu des soins prolongea, s'étaient rétablis. Il est évident
que l'hémorragie des mains clouées et des pieds cloués devait s'arrêter assez
vite ; et puis on se bornait parfois à les attacher avec des cordes.
D'ordinaire le supplicié succombait à une congestion cérébrale. La suspension
des bras étendus était l'origine d'atroces douleurs ; le sang se portait à la
tête avec violence et une sorte d'apoplexie emportait le malheureux. Et puis
quand la mort était trop lente à venir, et que les souffrances du crucifié
semblaient devoir se prolonger longtemps, on l'achevait ou l'on hâtait sa fin
en lui brisant les os des jambes[38].
Il est probable que le lieu où fut crucifié Jésus avait
déjà servi à des supplices de ce genre. C'était un tertre dénudé appelé
Golgotha, mot hébreu qui veut dire crâne, c'est-à-dire en forme de crâne,
nous dirions en français : Chaumont[39]. Ce tertre était
au N.-E. de Jérusalem. C'était sans doute un de ces endroits tristes corn oie
on en rencontre dans le voisinage immédiat des grandes villes, un de ces
champs abandonnés que l'on appelle terrains vagues. M. Bovet[40] affirme et
démontre que les emplacements traditionnels du Saint-Sépulcre et du Calvaire
sont authentiques. Nous avons dit que cette opinion est de plus en plus
admise aujourd'hui.
La croix était faite de deux poutres liées en forme de T.
Elle était peu élevée et les pieds du condamné touchaient presque la terre.
On lui ôtait ses vêtements, car on était toujours crucifié nu ; on l'attachait
ou on le clouait pendant que la croix était encore couchée à terre, puis on
la dressait pour la planter dans un trou profond et préparé d'avance. Le
moment où le condamné se sentait suspendu était d'une angoisse et d'une
douleur inexprimables. Les Juifs, par humanité, avaient l'habitude de lui
donner du vin aromatisé pour l'étourdir[41].
Puis les soldats le gardaient et le misérable restait là,
poussant, au milieu de la foule, les cris que lui arrachait la douleur. Parmi
les spectateurs les uns étaient indifférents ; n'avaient-ils pas vu cent fois
des brigands en croix ? les autres étaient hostiles, les passants lui
disaient des insultes, les enfants lui jetaient des pierres ; et les heures
succédaient aux heures ; la nuit tombait et alors le crucifié restait seul
avec ses effroyables souffrances physiques, étourdi par la posca[42] et surtout par
la congestion croissante du cerveau, sentant la mort venir peu à peu, la
trouvant trop lente à son gré et souvent, quand le soleil du lendemain se
levait à l'horizon et que le mouvement recommençait aux abords de la ville et
autour de lui, il était encore vivant, souffrant toujours plus et suppliant
le premier venu de l'achever. On ne lui répondait même pas. Tel était ce
supplice dont certainement rien n'a approché dans les effroyables annales de
la cruauté des hommes. L'histoire n'en connaît pas de plus atroce. La bêle
humaine ne pouvait pas en imaginer de pire.
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