Son origine. — Le nombre de ses membres. — Qui était Président du
Sanhédrin ? — Les άρχιερεΐς. — Les Attributions du Sanhédrin. —
Sur qui retombe la responsabilité de la mort de Jésus ? — La Commission juridique.
— La Salle
des Séances. — Où Jésus fut-il jugé ? — Les Sanhédrins provinciaux.
Les Romains, suivant leur politique constante et qui leur
avait toujours réussi, avaient laissé aux Juifs leurs autorités religieuses,
leurs tribunaux particuliers, leurs Sanhédrins.
Au premier siècle, l'administration des affaires publiques
et de la justice était partagée entre les procurateurs et les tétrarques
d'une part et les autorités locales de l'autre. Il est parfois difficile de
fixer les limites de leurs pouvoirs respectifs. Cependant, sous la suprématie
des procurateurs, le Sanhédrin de Jérusalem, dont nous allons parler
spécialement, avait un rôle presque exclusivement religieux et ne s'occupait
que des affaires intérieures. Ce Sanhédrin était une assemblée permanente, un
sénat[1] qui siégeait à
Jérusalem, dont les pouvoirs avaient été très étendus sous les Macchabées et
dont nous chercherons tout à l'heure à déterminer les attributions au premier
siècle. II va sans dire que la tradition juive en faisait remonter
l'institution à Moïse et la trouvait fort clairement exposée dans la Loi[2], mais il va sans
dire aussi qu'il n'y a rien de commun entre le Sanhédrin et les hommes dont
parle Moïse et qui sont désignés comme représentants du peuple[3]. II n'y a non
plus aucun lien entre cette première assemblée et celle qui devait se former
plus tard. Sous Esdras lui-même le Sanhédrin n'existait pas encore ; Esdras
créa ce qu'où appelle la grande synagogue, terme
impropre qui fait confondre cette institution avec les synagogues proprement
dites et qu'on ferait mieux de remplacer par celle de : grande assemblée. Celle-ci subsista jusque vers
Tan 300 avant Jésus-Christ. C'était un collège de Scribes résolvant les
questions de théologie. Le Sanhédrin, au contraire, était une autorité
gouvernementale. Nous trouvons la première trace de son existence sous Antiochus
Épiphane (223-187). Josèphe parle en
effet, d'une γερουσία,
c'est-à-dire d'un sénat[4] qui aurait
fonctionné alors. Il est donc possible que les Ptolémées eussent permis aux
Juifs la création du Sanhédrin pour gagner leur affection en les autorisant à
se gouverner eux-mêmes ; mais le pouvoir de cette assemblée devait être fort
peu de chose sous leur administration et sous celle des Séleucides ; il est évident
que c'est sous les Hasmonéens seulement que cette γερουσία
put devenir puissante. De 162 à 130 nous ne trouvons aucune mention de son
existence. Tout nous porte à croire que c'est le roi Hyrcan qui, en 130,
organisa ou réorganisa le Sanhédrin. Il en fit une sorte de représentation
nationale[5] ; avant cette
époque le pouvoir appartenait presque exclusivement au grand prêtre. Les
Romains, en s'emparant de la
Palestine (63 ans avant
J.-C), laissèrent subsister le Sanhédrin, mais en restreignant ses
pouvoirs. Nous trouvons pour la première fois le mot συνέδριον
dans les Psaumes de Salomon, ouvrage composé à cette époque. Josèphe
l'emploie aussi[6]
quand il nous raconte que le jeune Hérode fui cité devant le Sanhédrin comme
ayant outrepassé ses pouvoirs (47 av. J.-C).
Le Sanhédrin donna là son dernier signe d'indépendance. Plus tard, Hérode
vainqueur, maître de la ville, se vengeait cruellement en décimant ses
anciens juges et le Sanhédrin ne fut plus qu'un troupeau docile prêt à
approuver tous les actes du maître. L'indépendance se réfugia dans les écoles
des Pharisiens. Ceux-ci furent désormais en minorité au Sanhédrin et
laissèrent la majorité aux Saducéens toujours prêts à être complaisants pour
le pouvoir.
Le Sanhédrin avait, au premier siècle, sous les Hérodes et
sous les procurateurs, une existence officielle. Il se réunissait, il
délibérait, il avait une apparence d'autorité[7].
Il comptait 71 membres. Ce chiffre nous est donné par la
Mischna[8]. Il est emprunté
à la loi[9], et peut être
difficilement contesté. Josèphe le confirme quand il nous dit qu'il établit
en Galilée un conseil de soixante-dix anciens à
l'instar de celui de Jérusalem[10]. Le président
était le soixante et onzième.
Ici se pose une grosse question : Qui était président du
Sanhédrin ? Etait-ce, de droit, le grand prêtre, ou les deux charges, celle
de grand prêtre et celle de président du Sanhédrin, étaient-elles distinctes
? Nous n'hésitons pas à répondre que, pendant la
vie du Christ, la présidence appartenait au grand prêtre. Lorsque
Jésus fut condamné, Kaïaphas présidait le Sanhédrin. Il n'y avait pas, comme
on l'a cru, un autre président dont l'autorité était annulée par l'influence
prépondérante de Kaïaphas. Josèphe et le Nouveau Testament résolvent cette
question aussi clairement que possible. Citons ici le témoignage de Josèphe :
Après le bannissement d'Archélaüs, dit-il, l'administration fut aristocratique ; mais la présence du
peuple fut confiée aux grands-prêtres[11]. Le grand-prêtre, dit-il ailleurs, garde les Lois, juge les différends, fait exécuter les sentences
contre les condamnés[12].
Dans un passage plus formel encore', il désigne
expressément Ananos (62 ap. J.-C.)
comme remplissant les deux fonctions de grand prêtre et de président du Sanhédrin[13]. Dans le Nouveau
Testament, les passages abondent[14] et tous sont
concluants.
Le savant Lightfoot, dans ses Horœ hebraicœ et
talmudicœ, et plusieurs critiques après lui, entre autres M. Cohen, dans
son livre des Pharisiens, ont cru à tort que, du temps de Jésus-Christ, la présidence du
Sanhédrin appartenait aux membres de la famille de Hillel. Celui-ci avait été
nommé président de son vivant ; or Siméon, son fils, lui aurait succédé, puis
Gamaliel son petit-fils. Ceux qui défendent cette opinion citent à l'appui
plusieurs passages des Talmuds.
Etudions ces passages. Dans le traité Chagiga[15], nous trouvons
deux listes de noms parallèles : José ben Joeser et José ben Jochanan ; José
ben Perachia et Nittaï d'Arbela ; Juda ben Tabbaï et Simon ben Schetach ;
Abtalion et Schemaïa ; Schammaï et Hillel. Cette double liste de duumvirs se
trouve aussi dans le premier chapitre du Pirké Aboth. On appelait ces
personnages les couples (zougoth), et
le traité Chagiga, après les avoir nommés, ajoute : Les uns étaient présidents et les autres vice-présidents
du Tribunal (c'est-à-dire du Sanhédrin) le président s'appelait Nâssi (prince), et le
vice-président à Beth Din (Père du
Tribunal), parce qu'il présidait dans les
affaires judiciaires[16].
Cette dernière observation nous paraît juste. Il y eut des
duumvirs[17]
; Hillel fut bien Nâssi (prince), et
nous ne voyons pas pourquoi ce terme n'aurait pas signifié président du
Sanhédrin. Les duumvirs étaient aussi probablement les chefs des écoles des
Docteurs de la Loi,
et la tradition talmudique a sans doute raison de les confondre souvent avec
les présidents du Sanhédrin. Quand Hillel fut nommé Nâssi par acclamation,
nous pensons qu'il fut porté à la fois à la présidence des écoles des
Docteurs et à la présidence du Sanhédrin[18]. Nous acceptons
donc comme exact ce passage du traité Chagiga.
Mais dans d'autres traités, la tradition talmudique, que
nous venons de signaler, se développe, s'enrichit et alors tombe dans
l'erreur. C'est ce que n'ont su voir ni Lightfoot, ni M. Cohen. D'après le
Talmud de Babylone[19], la présidence
du Sanhédrin serait restée dans la
famille de Hillel. Siméon Ier, son fils, lui aurait succédé, et, après
Siméon, Gamaliel l'Ancien, le maître de saint Paul, aurait été chef de cette
assemblée, n'aurait laissé lui aussi le pouvoir à son fils. Nous aurions
ainsi la liste ininterrompue des présidents du Sanhédrin depuis les
Macchabées jusqu'à la destruction de Jérusalem. Mais ici nous sommes en
contradiction formelle avec Josèphe et avec le Nouveau Testament, et M. Cohen[20] se trompe quand
il affirme que Siméon fils d'Hillel, et père de Gamaliel, présidait le
Sanhédrin l'année de la mort de Jésus. D'après Lightfoot[21], le président
aurait été Gamaliel lui-même. Nous avons aussi commis cette erreur[22]. Elle est
évidente ; nous savons quelles étaient les tendances de Gamaliel. Il était
plus libéral encore que son grand-père, et on admettrait difficilement que,
président du Sanhédrin, il se fût abaissé devant le grand prêtre et l'eût
laissé décider à sa place. Du reste, le livre des Actes[23] nomme Gamaliel
comme docteur de la loi, membre du
Sanhédrin et ne dit point qu'il en fût le président. Josèphe[24] nous parle de
Siméon, fils de Gamaliel, et dit qu'au temps de la guerre il était membre du
Sanhédrin. Il ne dit pas qu'il le présidât.
Il y a donc dans les Talmuds deux traditions : l'une, la
plus ancienne, nous affirmant que les docteurs célèbres ont été présidents et
vice-présidents du Sanhédrin jusqu'à Hillel et Schammaï inclusivement, mais
ne parlant pas de leurs successeurs ; cette tradition est vraie à nos yeux ;
l'autre, plus moderne, affirmant que la présidence est restée dans la famille
d'Hillel ; celle-là est fausse. Et ici, nous croyons devoir nous séparer de
MM. Schürer, Derenbourg, etc., qui rejettent les deux traditions ; la première
comme la seconde. M. Schürer croit même à une interpolation. Nous pensons, au
contraire, que la première des deux traditions est parfaitement historique.
D'après elle, le grand-prêtre n'était pas primitivement président de droit du
Sanhédrin, et, il ne l'a pas été avant la mort de Hillel[25]. À ce moment, au
contraire, il le devint, et garda celte présidence jusqu'à la ruine de
Jérusalem. Parmi les passages de Josèphe que nous avons cités, il en est un
qu'on n'a pas assez remarqué, dont le sens est fort clairet confirme notre
opinion. Après la mort d'Hérode et le bannissement
d'Archélaüs, dit-il (6 ap. J.-C),
l'administration fut aristocratique et la présidence
du peuple fut confiée aux grands-prêtres[26]. Elle ne leur
était donc pas confiée auparavant ; ce passage nous semble concluant. La
présidence du grand-prêtre a commencé alors, et c'est exactement à la mort de
Hillel. Cette mort fut le signal d'un changement dans la présidence. Elle fut
ôtée aux Pharisiens et donnée aux Saducéens, et non-seulement aux Saducéens,
mais, parmi eux, au grand-prêtre. Remarquons que cette prise de possession
coïncide exactement avec le commencement du règne des procurateurs romains.
Archélaüs fut banni comme Hillel venait de mourir. Or, les Romains favorisaient
précisément le saducéisme conservateur et détestaient les libéraux et les
patriotes partisans des idées de Hillel. C'est eux, sans doute, qui
imposèrent d'autorité ce changement. Dans cette hypothèse, le premier
grand-prêtre, président du Sanhédrin, aurait été le fameux Hanan, beau-père
de Kaïaphas. On se représente fort bien cet homme habile, intelligent, sans scrupule,
s'emparant de cette charge après plusieurs grands prêtres insignifiants qui
avaient laissé Hillel présider. L'autorité des Saducéens devint alors très
grande ou, du moins, tout à fait officielle. Le Sanhédrin perdit toute
indépendance et il est à remarquer que la condamnation de Jésus n'a peut-être
tenu qu'à cette substitution de la famille d'Hanan à la famille de Hillel. Il
est permis en effet de douter que Jésus eut été condamné à mort si l'ancien
état de choses avait subsisté et si Gamaliel, le sage et tolérant Gamaliel,
avait présidé le tribunal devant lequel il comparut.
Hanan[27], grand-prêtre de
l'an 7 à l'an 14, fut déposé, mais il conserva son titre et son autorité[28]. Il avait une
influence considérable. Son gendre Kaïaphas fut grand-prêtre de l'an 25 à l'an
36. Déposé en 36 par Vitellius, légal de Syrie, il fut remplacé par
Théophile, fils de Hanan. Cinq des fils de cet homme furent ainsi grands-prêtres
tour à tour et présidents du Sanhédrin. C'est la
famille sacerdotale, disait-on, comme si le
sacerdoce y était héréditaire[29]. Pendant
cinquante ans elle garda le pontificat. Hanan, dont le règne avait duré si
longtemps, passait pour avoir été un homme très heureux[30].
Le Sanhédrin comptait, avons-nous dit, soixante et onze
membres, y compris le président. Le Nouveau Testament distingue dans cette
assemblée les grands prêtres, les anciens et les scribes[31]. La Mischna, de son côté,
nous donne une division à peu près semblable. Le
Sanhédrin se compose, dit-elle[32], de prêtres, de Lévites et d'Israélites dont les filles ont
le droit d'épouser des prêtres.
Elle entend par cette dernière expression les Israélites qui pouvaient, en
produisant leurs tables généalogiques, établir la pureté de leur origine
juive. Ces membres se rencontraient dans toutes les classes de la
société.
Il est assez difficile de déterminer le sens exact du mot
grands-prêtres (au pluriel) dans le Nouveau
Testament, car il n'y avait à la fois qu'un seul grand-prêtre. On peut
supposer que celui-ci, une fois déposé, gardait son titre. Josèphe, en effet,
conserve toute leur vie aux grands-prêtres leurs titres d'άρχιερεύς.
Or ceux-ci étaient au nombre de six pendant la vie d'Hérode, de huit pendant
la vie de Jésus-Christ. Le grand-prêtre avait, en effet, un caractère
indélébile ; il était censé nommé à vie et quand il était déposé et remplacé,
il conservait dans sa retraite un certain nombre de prérogatives dont on ne
pouvait le dépouiller[33]. Cette
explication serait entièrement acceptable si le Nouveau Testament n'appelait
pas grands-prêtres des hommes qui n'avaient jamais été souverains pontifes,
par exemple Jea[34],
Alexandre[35]
; Skeuas[36]
; Josèphe fait de même[37] Ce nom
désignait-il alors les chefs des vingt-quatre classes de prêtres ? Nous n'en
avons aucune preuve. L'hypothèse la plus vraisemblable donne ce nom aux
membres des familles qui fournissaient les grands-prêtres. Le souverain
pontificat était, en effet, un droit de certaines familles[38] (par exemple
celle de Hanan). Le mot άρχιερεΐς
aurait donc une triple signification ; au singulier, il désignerait le
grand-prêtre proprement dit ; au pluriel, ceux qui avaient été grands-prêtres
et enfin ceux qui pouvaient le devenir comme membres des familles qui seules
avaient droit au pontificat.
Le nom πρεσβύτεροί
était le nom général des autres membres. Ils n'étaient pas nécessairement
laïques et plus d'un prêtre pouvait se rencontrer parmi eux. Quant aux γραμματεΐς
c'étaient les Scribes dont nous parlerons dans un chapitre spécial.
Nous avons dit que la majorité du Sanhédrin était saducéenne.
Tous les prêtres, entre autres, étaient saducéens et il était bien rare au
premier siècle qu'un prêtre fut pharisien. Ce parti cependant devait être
largement représenté dans l'assemblée. Josèphe et le Nouveau Testament nous
montrent pharisiens et saducéens mêlés sans distinction de parti[39].
Les attributions du Sanhédrin étaient fort nombreuses ; il
votait les lois, il était donc un corps législatif ; de plus il exerçait la
justice et possédait les pouvoirs judiciaires les plus étendus ; c'était
devant lui que comparaissaient les faux prophètes ; il traitait aussi des
questions de doctrine et pouvait être, à l'occasion, un véritable concile. En
outre, il était chargé de certains détails fort importants à cette époque ;
il surveillait les familles sacerdotales et s'occupait des mariages qui s'y
faisaient. Les filles, nous l'avons dit, ne pouvaient épouser que des
Israélites[40]
; il gardait dans ses archives les tables généalogiques des principales
familles juives[41]
; il autorisait les guerres, fixait les limites des villes, pouvait seul
modifier leurs enceintes[42] ou l'enceinte du
Temple. Il établissait le calendrier et les néoménies — le président et trois
membres étaient chargés de ce soin[43]. Bref, il était
à la fois parlement et concile.
Dans le Nouveau Testament nous voyons le Christ cité
devant le Sanhédrin comme blasphémateur[44], les apôtres Pierre
et Jean comme faux prophètes et séducteurs du peuple[45], le diacre
Etienne comme ayant blasphémé contre Dieu[46], l'apôtre Paul
comme anéantissant la Loi[47].
Les Romains avaient-ils ôté au Sanhédrin le droit
d'exécuter une condamnation à mort et s'étaient-ils réservé celui de ratifier
avant son exécution toute condamnation entraînant la peine capitale ?
Ce double fait semble ressortir du récit évangélique de la
condamnation de Jésus. Les Juifs s'écrient devant Pilate : Il ne nous est pas permis de faire mourir personne[48], et c'est l'autorité
romaine qui présida à la crucifixion. — Mais Etienne n'a-t-il pas été condamné
et exécuté par le Sanhédrin ?[49] Jésus-Christ ne
dit-il pas dans son enseignement : ils vous
traîneront dans les synagogues, il vous feront mourir etc.[50] On peut dire, il
est vrai, que ce dernier passage n'est pas entièrement concluant. Il
n'implique pas nécessairement que le droit de vie et de mort appartenait à la
synagogue. Quant à la mort d'Étienne, on peut y voir une irrégularité. Elle
s'accomplit sans jugement ; ce fut un assassinat commis par une foule
ameutée, l'acte de violence d'une populace furieuse. Elle eut lieu
précisément au moment où Pilate allait être déposé pour son excessive rigueur
envers les Juifs. Nous pensons cependant que le Sanhédrin avait le droit
strict de condamner et d'exécuter Etienne et qu'il aurait pu aussi faire exécuter
Jésus. Pourquoi donc a-t-il demandé à Pilate de ratifier sa sentence ? Parce qu'il
ne voulait pas que la condamnation de Jésus fut religieuse, il voulait
qu'elle fut politique. Les Talmuds vont nous l'expliquer clairement, Quarante ans avant la ruine du Temple, dit la Mischna, les sentences capitales furent enlevées à Israël[51] par qui ?
évidemment par les Romains. Quarante ans avant la destruction du Temple, nous
sommes précisément en l'an 30,
l'année même où les Juifs disent à Pilate : Il ne nous est pas permis de faire mourir personne.
Mais nous allons voir que ces expressions étaient inexactes. Le droit
d'exécuter ne fut pas vraiment enlevé au Sanhédrin, c'est lui qui y renonça
de lui-même. En effet, ce fut précisément à cette époque qu'il cessa de tenir
ses séances dans le local ordinaire, à l'intérieur du Temple et se réunit
dans la cour des païens, près de la porte, où il possédait une autre salle de
réunion[52].
Pourquoi ce changement qui l'éloignait un peu du sanctuaire et semblait donner
par là moins de poids à ses décisions ? Les Talmuds l'expliquent en disant
qu'à cette époque tourmentée, les crimes, les assassinats s'étaient
multipliés de telle sorte que le Sanhédrin ne pouvait plus les punir tous de
la peine de mort ; le nombre des condamnations eut été trop considérable. I|
renonça alors à se réunir dans la salle ordinaire de ses séances ; ailleurs
il se sentait moins coupable de ne pas toujours condamner à mort. Le
Sanhédrin a donc laissé tomber de lui-même son droit de condamner à mort ;
les Romains ne le lui ont pas précisément enlevé, mais il en est venu, par
faiblesse, à ne plus oser condamner et exécuter les brigands, les sicaires,
les zélotes fanatiques, d'autant plus que leurs attentats avaient souvent un
caractère religieux et patriotique. Le peuple aurait pu l'accuser de frapper
des patriotes dont le seul crime était de vouloir délivrer leur pays. Et
alors, pour tous les procès religieux, pour toutes les affaires où il pouvait
craindre de voir sa sentence blâmée par les Pharisiens purs, par les exaltés,
par une portion quelconque du peuple, le Sanhédrin demandait au procurateur
de le soutenir et de le couvrir de son autorité. Nous croyons que tel a été
le cas dans le procès fait au Christ. Le Sanhédrin n'a pas osé prendre sur
lui seul b responsabilité de son exécution, car il savait que Jésus avait été
à un moment très populaire. Il pria donc Pilate de l'appuyer. Le mot : il ne nous est pas permis de faire mourir personne
était moins l'expression d'une vérité qu'une flatterie au gouverneur. Et
quant à Etienne et plus tard à saint Paul[53], le Sanhédrin
n'avait aucun scrupule à les condamner à mort, et les Romains ne les en
blâmaient pas. C'était des affaires concernant la
loi comme dira plus tard Gallion[54], et les Romains ne s'en mettaient point en peine. Deux passages des
Talmuds montrent que le Sanhédrin avait conservé le droit de mettre à mort,
sous la domination romaine. Rabbi Lazare, fils de R. Zadoc, racontait que
dans son enfance il avait vu la fille d'un prêtre surprise en adultère,
entourée de fagots et brûlée[55]. Or, ce R.
Lazare vit la fin de Jérusalem et la ruine du Temple en l'an 70. Les Romains
étaient en Palestine depuis 133 ans. Ils y étaient entrés en 63 avant J.-C,
quand Pompée prit Jérusalem. Ils étaient donc déjà maîtres du pays quand R.
Lazare était enfant. Le même traité du Talmud de Jérusalem[56], nous racontant
la procédure suivie pour surprendre l'hérétique, dit que Ben Sutda à Lydda
fut épié de cette manière, amené au Sanhédrin et lapidé.
Ces passages sont formels et résolvent la question.
Cette juridiction pénale qui était la plus importante, la
plus élevée des prérogatives du Sanhédrin appartenait plus particulièrement à
une partie de l'assemblée composée de vingt-trois membres seulement. Au
besoin, vingt-trois membres quelconques suffisaient. Il est bien évident que
la nuit de l'arrestation de Jésus, les membres réunis à la hâte n'étaient pas
plus de vingt-trois. Cette commission juridique était appelée Beth-Din (maison
de justice), et présidée par le vice-président de l'assemblée entière
nommé, à cause même de ses fonctions, Ab Beth-Din.
Deux autres commissions, aussi de vingt-trois membres, étudiaient les
questions soumises à l'assemblée plénière formée des trois sections réunies.
Il y avait donc, en réalité, trois Sanhédrins. Ils se réunissaient, l'un à la
porte de la montagne du Temple, l'autre à la porte du parvis et le troisième
dans la salle en pierres de taille. Ces trois
locaux étaient compris dans l'enceinte du Temple. Le plus grand des trois,
celui qui était le plus près du sanctuaire et dans lequel le Sanhédrin tenait
ses réunions plénières quotidiennes, sauf les jours de sabbat et de fêtes
solennelles[57],
était la salle en pierres de taille (ex cœsis lapidibus exstructa, Lischat-ha-gazith). Elle tirait ce nom de
sa construction particulière[58].
Nous avons parlé tout à l'heure de ce passage des Talmuds
d'après lequel le Sanhédrin ne se réunit plus dans ce local à partir de quarante
ans avant la destruction du Temple. Comme ce changement était nécessité par
les questions judiciaires, ce fut certainement la commission des vingt-trois
membres chargée de ces sortes d'affaires qui se déplaça. Elle se réunit,
avons-nous dit, dans le parvis des païens, à la porte, mais elle eut aussi un
autre lieu de réunion, dans une propriété particulière de la famille de Hanan
appelée Khaneioth, c'est-à-dire bazars (du
Mont des Oliviers[59]). Elle se trouvait, son nom l'indique, au
sommet du Mont des Oliviers, et c'est certainement dans ces Khaneioth que
Jésus fut conduit immédiatement après son arrestation. On le mena d'abord chez Hanan, beau-père de Kaïaphas[60] disent les
Evangiles confirmant ainsi les indications des Talmuds[61].
Le Sanhédrin avait à sa disposition un certain nombre
d'agents (ύπηρέτης
dans le Nouveau Testament) chargés d'exécuter ses ordres. Ce sont eux qui
ont arrêté Jésus ; c'étaient eux qui avaient prononcé ce mot : Jamais homme n'a parlé comme cet homme[62]. Ils
remplissaient les fonctions d'agents de police ; sorte de licteurs (virgiferi)
ils vérifiaient les poids et mesures et frappaient
ceux qui faisaient mal[63].
Ce Sanhédrin de Jérusalem, dont le pouvoir était si
considérable ne pouvait cependant pas juger tous les procès, tous les délits,
tous les crimes commis sur l'étendue du territoire de la Palestine. Chaque
ville, chaque village même avait un petit Sanhédrin local de sept membres,
les sept qui dirigeaient la synagogue.
Parmi ces sept, il y en avait trois, les trois chefs,
appelés triumvirs, qui prononçaient
seuls les jugements sans importance. Ils réglaient les questions d'héritage[64]. Les triumvirs, dit Maimonide[65], devaient avoir sept qualités : sagesse, douceur, piété,
haine de Mammon, amour de la vérité, être aimé des hommes, et avoir une bonne
réputation. Les sept étaient chargés de la police et jugeaient tous
les cas qui n'entraînaient pas la peine capitale. Lorsque la synagogue de
Nazareth[66]
condamna Jésus à mort, elle outrepassait ses pouvoirs. Si cependant elle
avait pu exécuter sa sentence et précipiter Jésus du haut de la montagne
comme le voulaient quelques fanatiques, elle n'aurait probablement pas été
poursuivie. Cette exécution sommaire aurait été considérée comme une preuve
de patriotisme et de foi religieuse donnée par des zélotes. Et à quiconque était
zélote, tout était permis[67].
Quand ces petites assemblées provinciales fonctionnaient
régulièrement elles se tenaient à la porte des villes.
La porte a toujours été en Orient la place publique, le
forum, le rendez-vous commun des habitants. Elle l'est encore chez les
Arabes, et on sait que le cabinet de Constantinople s'appelle la Porte
Ottomane. On amenait les malades au Christ à la
porte des bourgs[68]. Chez les
anciens Hébreux la justice se rendait près des portes[69] et les audiences
se donnaient le matin[70] à cause de la
chaleur du climat. Les débats étaient publics et il était interdit aux juges
d'accepter des présents[71]. L'enquête était
minutieuse[72].
Il fallait au moins deux témoins[73], attestant sous
la foi du serment qu'ils avaient vu commettre le crime[74]. Dans les affaires
civiles, un seul témoin suffisait[75]. Ces détails,
que nous empruntons pour la plupart à l'Ancien Testament et qui rappellent
beaucoup la manière de procéder des Arabes encore aujourd'hui, peuvent nous
donner une idée de ce qui se passait au premier siècle. Ils nous amènent à
traiter de la justice telle qu'elle
était exercée à cette époque par le grand Sanhédrin de Jérusalem.
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