PAMPHLETS — CALOMNIES — MORT DE LA PRINCESSE DE CARIGNAN — COUCHES DE MARIE-ANTOINETTE ET SA ROUGEOLE — NAISSANCE DU DAUPHIN — MARIAGE D'EUGÈNE DE CARIGNAN — LA PRINCESSE DE LAMBALLE ET LA FRANC-MAÇONNERIEPUISQUE la Reine l'exile de son cœur, elle lui prouvera qu'elle sait la servir sans murmures. Elle remplira les fonctions de sa charge jusqu'au bout. Quotidiennement, elle supportera, s'il le faut, la vue de sa rivale triomphante. Sa fierté lui donnera le courage de surmonter ses défaillances. L'atavisme italien l'emporte. Elle composera son visage pour masquer la pâleur et la crispation de ses traits ; cachera la douleur de la jalousie qui la griffe, mord, qui la ronge ; taira l'amertume qui l'empoisonne ; dissimulera ses larmes. D'un pas mal assuré, dont nul ne soupçonnera les trébuchements, elle gravira son calvaire, sourira à la Reine et sourira aussi à celle qui usurpe près d'elle sa place. La hait-elle ? Elle devrait la haïr, mais elle a de l'espérance en réserve : elle est de ces créatures qui, faibles, conçoivent seulement des passions violentes dans l'amour et pour le sacrifice. La maladie la mine, la rend parfois languissante : le duc de Penthièvre lui communique des forces ; il lui crée une seconde nature pour accepter les épreuves, s'y habituer, comme à la vie au couvent. Il y a des heures de révolte, avec d'inévitables retours sur elle-même ; il lui faut agir, attirer sur elle l'attention, commettre au besoin quelque maladresse pour affirmer devant elle-même qu'elle n'est pas morte et pour le prouver aux autres. Et quand le supplice deviendra si cruel qu'elle ne sera plus maîtresse d'étouffer les soupirs que lui arrache sa torture, elle s'en ira, elle disparaîtra, se forgera des devoirs pour s'éloigner : sa tendresse pour la Reine a de ces pudeurs qui l'obligent à s'effacer devant ses propres regards. Et Marie-Antoinette le sait bien. Comment expliquer son attitude, si ce n'est pas la sécurité que lui impose cette affection ? La souveraine traverse ses dernières années de bonheur. Elle n'a pas le pressentiment de la catastrophe qui la menace ; elle veut être heureuse et tout le monde se doit de l'être avec elle. En 1778, elle sera mère. Les railleries dont on l'accablait à cause de sa prétendue stérilité vont cesser. Pour braver la malignité elle ne réclame plus la passive confidente qui, silencieusement, écoutait ses doléances. Tout cela c'est le passé : l'avenir la sollicite et elle aime ce qui l'attire vers le lendemain. Une fluctuation de journées insouciantes la doit porter de joies en délices. Être Reine, n'est-ce pas égrener un chapelet d'illusions ? Qui mieux que Mme de Polignac s'entendrait à flatter ses caprices. Mme de Lamballe se les représente : elles parlent, penchées l'une vers l'autre derrière l'éventail, non pas des intrigues qui se disputent les faveurs, mais de celles qui en reposent, des intrigues amoureuses qui colorent la vie d'une aurore perpétuelle et ravissante. Mme de Polignac connaît toutes les nuances de ce langage. Marie-Antoinette doit l'apprécier d'autant plus qu'elle est séparée de ces plaisirs et ne saurait s'en rapprocher. Quelle différence avec autrefois ! Le nom de la princesse de Lamballe est-il jeté dans leurs entretiens, aussitôt reparaît la sensation d'ennui qui l'accompagne et dont la voix de la charmeuse nouvelle excelle à évoquer l'atmosphère. Dans le silence, Marie-Antoinette se rappelle cependant l'exilée, elle sait qu'il suffira d'un signe pour la ramener auprès d'elle. Ce sera pour plus tard.... En attendant, tout lui devient une bonne raison pour retarder cet appel. Même — on peut le supposer — elle formule pour elle-même de sourds griefs contre la malheureuse et lui impute des fautes qu'elle n'a pas commises. Les calomnies dont est l'objet la fille de Marie-Thérèse rejaillissent sur la princesse de Lamballe peut-être. Dès 1776, Le Portefeuille d'un Talon rouge avait dénoncé le charme que lui inspiraient les favorites dont elle s'entourait. La princesse, dans les libelles de ce genre, était certainement nommée naïve. Les Mémoires de Bachaumont signalent un livre dédié à la naïve princesse de Lamballe. Tant d'ingénuité n'est-elle pas voisine de la sottise et n'a-t-elle pas provoqué des imprudences ? Le marquis de Clermont publiera plus tard La Matière préférée à l'Esprit, qui n'épargnera pas la bru du duc de Penthièvre. Il est vrai, dédié à la maréchale de Luxembourg, paraîtra un pamphlet intitulé, en raison de sa dévotion, Les Effets de l'Eau bénite et agrémenté d'un commentaire grossier du titre. N'était-ce pas la princesse de Lamballe qui aurait suggéré ces méchantes œuvres à leurs auteurs ? N'écrivait-on pas qu'elle s'occupait à varier les plaisirs de la Reine et que rien n'y était épargné ? Elle ménagerait à sa souveraine des rendez-vous avec Lauzun, enfin — et dans ce détail on distinguait son empreinte — lorsque la préférence pour Mme de Polignac fut avérée, on disait que la princesse de Lamballe n'était plus de la première jeunesse — elle atteignait ses trente ans ! — qu'elle prenait de l'embonpoint, tandis que sa rivale, du même âge qu'elle, conservait intactes sa grâce et sa fraîcheur. Auprès de Marie-Antoinette elle trouvait des défenseurs qui faisaient valoir ses qualités. Dans les Mémoires de Mme Guénard on lit : Oh ! il suffisait de voir l'expression touchante de la physionomie de Mme de Lamballe, sa naïve gaieté, pour juger toute la pureté de son âme. Le vice est sombre et farouche, et le remords qui le suit éloigne les grâces modestes qui furent, jusqu'au dernier moment, les compagnes de cette adorable princesse. Ce nom qui ne s'effaçait jamais, qui reparaissait constamment devant la mémoire de la Reine, poussait aux extrêmes sa sensibilité tendue. Il lui devenait odieux. Pourtant elle ne parvenait pas à l'écarter de son souvenir : il y rentrait spontanément. Il convient néanmoins que, sans laisser rien paraître de son humeur, la Reine tolère auprès d'elle la princesse imposée par l'étiquette. La surintendante l'assiste, au début du printemps de 1777, aux cérémonies du carême. Puis c'est la visite — après celle, en janvier 1777, du duc et de la duchesse des Deux-Ponts, sous le nom de comte et de comtesse de Sonnheim — de Joseph II, frère de Marie-Antoinette. Le 18 avril, Louis XVI est invité à chasser ; cette fois les averses et la tempête contrarient le programme : Tous les chapeaux à la Henri IV et les plumes ont été gâtés.... Cette déconvenue suscite le rire de la Reine. La fête se continue par les réceptions de Joseph II à Sceaux, chez le duc de Penthièvre. On signale que la princesse de Lamballe ne suivit pas la promenade. Sans doute la marche la fatiguait-elle. Marie-Antoinette cependant — encore qu'à en croire Mercy elle regrettait de s'être attaché la princesse — a l'air de vouloir maintenir l'entente entre ses favorites. Après le départ de son frère, le 31 mai, elle prend une crise de nerfs et va passer à Trianon la journée dans la seule compagnie de Mme de Polignac et de la princesse auxquelles se joint une dame du Palais. Peut-être, en surmontant son émotivité, la princesse de Lamballe eût-elle reconquis sa place privilégiée. À défaut de maîtrise d'elle-même, elle s'absente, elle séjourne à Plombières et, de retour, elle a le bonheur de se voir accueillir avec bonté par la Reine qui, en septembre, l'emmène à Fontainebleau. Elle l'y escorte au spectacle, mais elle constate que de plus en plus rarement elle est reçue et — circonstance plus cruelle — que Mme de Polignac loge au château, à côté de Marie-Antoinette. Elle donne des fêtes, on joue chez elle, un peu plus que de raison ; on sollicite encore l'intervention de Mme de Lamballe ; on lui présente des œuvres inédites et parfois libertines, telles ces Quatre heures de toilette des dames, dont M. de Fabre lui offre la primeur. Néanmoins, les conciliations tentées pour adoucir les angles dans ses relations avec Mme de Polignac sentent l'effort. Le ressort est brisé. Ce malaise ira croissant. Les incidents se multiplient en 1778 ; la défaveur s'accentue et les maladresses ne se relâchent pas. Fin août, profitant peut-être de ce que Mme de Polignac est malade et dans sa famille, Mme de Lamballe se figure avoir recouvré les faveurs de la Reine et elle demande pour elle une partie du domaine de Lorraine, ce qui lui vaudra une rente annuelle de 60.000 livres. Est-ce bien vrai et Mercy n'a-t-il pas imaginé le fait, dans son antipathie pour la princesse ? Rien n'aura donc réussi à atténuera le dégoût et l'ennui qu'elle inspire, ni son dévouement dont la gaucherie même est une preuve de sa sincérité, ni les voyages qu'elle s'inflige, presque à l'égal d'un châtiment. Ainsi elle visite la Hollande, en compagnie de la duchesse de Chartres. Elle est écœurée ; elle est ulcérée. Et les accusations contre elle se font plus sévères, plus âpres. Un nommé Mizet répand contre elle des calomnies, relate le désordre de ses comptes personnels, d'où il est aisé de conclure à celui des comptes généraux. Elle réplique, elle en appelle à la Reine qu'elle supplie constamment de contrôler sa gestion financière. Les choses s'aigrissent. Elle sort de son rôle en prétendant arrêter les comptes de Marie-Antoinette avec le Trésorier général. Les événements tournent contre elle. Bientôt, ajoute Métra, alors qu'elle n'est plus que tolérée, et presque toujours avec ennui, elle s'en prend à l'abbé Vermond : il a commis l'incorrection de remettre à la Reine des mémoires, en négligeant de les faire approuver par la surintendante. Elle menace de démissionner ; qu'on choisisse entre elle et l'abbé Vermond. La correspondance secrète a relaté, non sans acrimonie, l'incident avec l'abbé : Grande nouvelle de Cour ! L'abbé Vermond, lecteur de la Reine, honoré de ses faveurs depuis longtemps et en dépit de bien des gens, vient d'être exilé à son abbaye.... L'abbé était chez la Reine, lorsque Mme la princesse de Lamballe, surintendante, la seule qui pouvait entrer, l'appela pour lui signifier l'ordre du Roi. Il entra en fureur ; la Reine vint et fut aussi alarmée que surprise et fâchée ; mais elle conseilla à l'abbé d'obéir, en lui promettant que ce ne serait pas pour longtemps. Depuis que l'abbé avait remis directement ses mémoires à la Reine, elle lui gardait rancune et c'est avec empressement qu'elle — la princesse de Lamballe — lui transmit l'ordre verbal du Roi. Elle l'emportait pour cette fois. Elle est maintenue dans sa charge, mais elle accroît l'inimitié de l'abbé. Cependant grandit la faveur de Mme de Polignac : la princesse de Lamballe est si malheureuse qu'elle se demande si elle suivra la Cour à Marly. Les temps sont changés : l'ère des économies est commencée : plus de chasse, plus de spectacles. La princesse cède aux instances du duc de Penthièvre : il l'a condamnée à vivre de longues journées creuses et d'interminables veillées. Elle est exclue de l'intimité de la Reine qui passe son temps avec Mme de Polignac. Pourtant elle résiste : elle s'acharne à briller encore. On joue gros jeu chez elle. Le duc de Chartres y perd de l'argent, 800 louis, certain soir. La princesse de Lamballe a organisé ces parties pour plaire à la Reine et elle ne reçoit que son blâme. La Cour rentre à Versailles. Mme de Polignac est malade de la rougeole et elle a une pénible convalescence. Deux fois par semaine, Marie-Antoinette se rend chez elle. La princesse ne parait plus : que ferait-elle à la Cour ? Elle s'y heurterait à un accueil glacial. Au milieu des intrigues, voici enfin une cause de chagrin,
l'une de celles qui touchent l'âme dans ses replis profonds et qui devrait
laver toutes ces misères. La princesse de Carignan meurt le 31 août 1778. Un jour, raconte Mme Guénard, le duc de Penthièvre entre chez sa belle-fille à l'heure
consacrée à ses oraisons. Gravement il l'embrasse en silence, s'assied près
d'elle, lui prend les mains. Elle devine qu'un grave événement est survenu.
Lequel ? La duchesse de Chartres.... Elle
pense d'abord à son beau-père, mais peut-être n'est-ce point là le véritable
souci qui l'obsède, car aussitôt qu'il l'a rassurée, elle s'écrie : Serait-ce
ma disgrâce déclarée par la Reine ! Il y a longtemps que je m'y attends !
Le duc sourit : pour lui, ce serait relativement de moindre importance et ne
compterait guère auprès de l'annonce qu'il s'apprête à lui faire. Il la
prépare, l'engage à Méditer sur son devoir, sur les siens, sur le rôle de
Ruth, qui l'a conduite en France. — Quoi, soupire-t-elle, mon
père serait-il malade ? — Non, il est
en assez bonne santé mais en proie à la plus vive douleur. — Mon Dieu ! gémit-elle,
ma mère est morte ! Elle tombe dans une insensibilité si profonde que
le duc en est effrayé. Les larmes la détendent. Mme de Chartres se joint à
son père pour lui prodiguer leurs tendresses. Que servent les mots ! Elle a
perdu son amie la plus fidèle. La Cour prend le deuil pour onze jours. La princesse de Lamballe s'était retirée chez le duc de Penthièvre et la Reine vint l'y voir. On remarque, dit la correspondance secrète, que l'abbé Vermond a évité de faire un compliment de bouche à Mme de Lamballe et s'est borné à se faire écrire (sic) chez le Suisse de l'appartement. On en conclut que le lecteur conserve toute sa rancune contre la jeune surintendante. La date des couches de la Reine approchait. La princesse avait repris son service auprès d'elle. De nouveau le deuil allait la frapper, alors que sa charge exigeait d'elle un redoublement d'attention. Elle eut le courage de ne pas interrompre ses fonctions. Elle se remettait de son premier choc, soutenue par son action et par son devoir à remplir. Elle apprend que son père se meurt de chagrin. Aussitôt, impulsivement, elle déclare qu'elle va partir pour Turin. Trop tard : le prince a succombé le 6 décembre. Le 22, elle a le courage de se rendre à Versailles pour y recevoir les compliments du Roi et de la famille royale. Elle se plie au cérémonial traditionnel : en pareille circonstance une princesse du sang se retirait dans son appartement du château et s'étendait sur un lit de parade, au milieu de sa famille. Elle était censée malade puisqu'elle était couchée. Une heure après avoir reçu les souverains et les Enfants de France, elle revêtait le grand habit et rendait leur visite aux souverains. À ce sujet Mme Guénard relate une anecdote qui se passa sous le règne de Louis XV. Lors de la mort de la princesse de Conti, la duchesse d'Orléans attendait la Cour sur son lit de parade. Mme de Pompadour, qui avait oublié l'étiquette, traversa la chambre en petite robe et, se cachant la figure entre les mains, pressa le pas en s'excusant : Qu'on ne me voye pas, qu'on ne me voye pas ! La duchesse lui répondit avec sang-froid, fort à propos : Soyez tranquille, je ne vois jamais ce qui est loin de moi. La mort du prince de Carignan fit prendre le deuil à la Cour pour une nouvelle période de onze jours. Peu après cet événement, le 20 décembre 1778, la Reine donna le jour à une fille. Depuis que l'annonce d'une maternité prochaine s'était répandue, la France, dans une attente anxieuse, était entrée en prières. De toutes parts on célébrait des messes solennelles pour l'heureuse délivrance de la Reine. Enfin, dans la nuit du 19 au 20, l'événement s'annonça comme tout proche vers minuit et demi — ce sont les Goncourt qui le relatent, d'après le récit de Mme Campan — la Reine qui s'était couchée la veille à onze heures, sans rien souffrir, ressentit les premières douleurs. À une heure et demie elle sonnait. On était allé chercher Mme de Lamballe et les honneurs. À trois heures, Mme de Chimay avertissait le Roi. Le Roi trouvait la Reine encore dans son grand lit. Une demi-heure après, elle passait sur son lit de travail. La surintendante envoyait chercher la famille royale, les princes et les princesses qui se trouvaient à Versailles et dépêchait des pages à Saint-Cloud au duc d'Orléans, à la duchesse de Bourbon et à la princesse de Conti. Monsieur, Madame, le comte d'Artois, la comtesse d'Artois, Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie entraient chez la Reine dont les douleurs se ralentissaient et qui se promenait dans la chambre, jusqu'après huit heures. Le Garde des Sceaux, tous les ministres et secrétaires d'État attendaient dans le grand cabinet avec la Maison du Roi, la Maison de la Reine et les grandes entrées ; le reste de la Cour remplissait le salon de jeu et la galerie. Tout à coup, une voix domine le chuchotement immense : La Reine va accoucher ! crie l'accoucheur. La Cour se précipite, pêle-mêle avec la foule, car l'étiquette de France veut que tout le monde entre à ce moment, que nul ne soit refusé et que le spectacle soit public d'une Reine qui va donner un héritier à la couronne, ou seulement un enfant au Roi. Le peuple entre, si tumultueusement que les paravents de tapisserie entourant le lit de la Reine auraient été renversés sur elle, s'ils n'avaient été attachés avec des cordes. La place publique est dans la chambre ; des Savoyards grimpent sur des meubles pour mieux voir. La Reine étouffe. Il est 11 h. 35 : la chaleur, le bruit, la presse, le geste convenu avec Mme de Lamballe qui dit à la Reine : Ce n'est qu'une fille ! tout amène une révolution chez la Reine. Le sang se porte à la tête, sa bouche se tourne : De l'air, commande le médecin, de l'eau chaude, il faut une saignée au pied. La princesse de Lamballe perd connaissance ; on l'emporte. Le Roi s'est jeté sur les fenêtres calfeutrées et les ouvre avec la force d'un furieux. Les huissiers, les valets de chambre repoussent les curieux. L'eau chaude n'arrivant pas, le premier chirurgien pique à sec le pied de la Reine ; le sang jaillit. Au bout de trois quarts d'heure... la Reine ouvre les yeux : elle est sauvée. Encore que cette étrange cérémonie se déroulât suivant les lois de la tradition, il y eut pourtant quelque désordre. Visages penchés sur la Reine, remous brutaux bousculant gentilshommes et dames, pour voir de plus près la souveraine, la face contractée par la douleur, propos vulgaires prononcés qui effleurèrent ses oreilles.... Peut-être ne se sentira-t-elle plus désormais entre ces murs en aussi parfaite sécurité... 20 juin, les Tuileries envahies ; Io août, la foule hurlante l'accueillant à l'Assemblée.... Il y a de ces pressentiments.... La princesse de Lamballe a eu le temps de comprendre que Marie-Antoinette était en danger, et le geste fait : Ce n'est qu'une fille, son devoir rempli, elle a cédé à ses nerfs. Plus tard, il sera exigé de ses forces plus de résistance et elle en trouvera dans un inlassable dévouement. Le 22 décembre, le Roi lui exprima ses condoléances pour son deuil et — rapporte La Gazette — à la même date, elle retourna faire ses révérences au Roi et à la famille royale. La Reine rétablie, la famille royale assista en grande pompe à la messe de Notre-Dame. La princesse enfin se crut autorisée à interrompre son service et à se réfugier auprès du duc de Penthièvre. Lorsqu'elle reparaissait à intervalles réguliers à Versailles, elle y sentait s'accentuer la froideur de la Reine et grandir le prestige de Mme de Polignac. Elle habitait le plus souvent le château d'Eu, rue des Bons-Enfants et Petite-Place, qu'elle avait acheté en 1775 au duc de Penthièvre. Là, elle se plaisait à caresser son chien, son fidèle ami. L'hôtel était enrichi de tapisseries, de tableaux et muni de tables à jeux. Elle y avait groupé ses souvenirs de Turin, de Trianon, de tout son passé. Les crises nerveuses se succédaient plus rapprochées. Mme de Polignac a communiqué la rougeole à la Reine, et la princesse de Lamballe va la soigner, avec la comtesse d'Artois. Ce dévouement l'épuise. Elle est condamnée à se rendre à Bourbon, cependant que Mme de Polignac achève sa convalescence à Spa. La Reine demeure seule. Elle est guérie pour le retour de la duchesse. Marie-Antoinette néglige pour elle ses autres amies. La duchesse attend un enfant. La Reine s'inquiète pour elle de l'état précaire où elle la voit. Le Roi fréquente chez elle. Elle est comblée de bienfaits ; sa famille également et aussi le comte de Vaudreuil. S'étant installée à Passy pour y accoucher, la Reine imagine de séjourner à la Muette, afin d'habiter à côté d'elle. La Cour se transporte à Marly. On s'y ennuie beaucoup, quoiqu'il y ait trois spectacles par semaine.... La Reine ne soupe point, elle prend du lait avec Mme de Polignac.... De ces petites imprudences naît un sentiment plein d'hostilité contre Marie-Antoinette. Ses faits et gestes sont puérils ; on en jase pourtant. La Reine ne quitte plus son amie. Dès dix heures du matin, on la sait chez elle. Elle y dîne, elle y passe ses soirées. Le Roi témoigne d'une haute faveur à cette maison. Rentrée à Versailles, la Reine y retourne deux fois par semaine ; elle retrouve quotidiennement la duchesse à Trianon où l'on joue la comédie devant le Roi, les princes et les princesses. Et ce sont autant de vexations cruelles pour la malheureuse princesse de Lamballe. Elle est exclue de ces fêtes ; l'accès de Trianon, où sa charge lui donne le droit d'entrée, lui est refusé. Elle est humiliée, mortifiée. Marie-Antoinette n'est pas responsable de cet abandon. Elle est bonne. Malgré tout, elle se sent toujours de l'attachement pour la délaissée, mais Mme de Polignac travaille contre elle et s'arrange pour la dénigrer. Cependant, attendrie par le chagrin de la princesse, Marie-Antoinette lui consacre, de-ci de-là, quelques instants, et lorsque le 29 novembre succombe Marie-Thérèse et qu'elle se replie sur sa douleur, elle lui demande de se joindre à la duchesse de Polignac pour l'escorter à la messe, la seule sortie qu'elle se permette. Est-ce un retour à l'intimité ? La princesse de Lamballe l'espère, mais elle en use maladroitement ; elle a besoin d'argent et les sollicitations qu'elle adresse nuisent à sa situation. Cependant qu'elle déchoit, il se produit de petits scandales dont les échos amusent la Cour entre deux représentations libertines. Le comte d'Artois, assure-t-on, courtise la duchesse de Guiches qui n'est pas encore nubile. Elle est mariée pourtant, bien qu'elle n'ait pas habité avec son mari. Les mauvaises langues prétendent que les prémices de la fille de la duchesse de Polignac sont réservées à Monseigneur. On raconte aussi qu'après avoir quitté le château de Clayes, séjour de sa favorite, la Reine a été victime à Sèvres d'un accident de voiture ; une roue de son carrosse s'est détachée, elle a été contrainte de rentrer à pied. La Cour, Mesdames tantes, les premières, commencent à murmurer de cet excès d'attentions accordées à Mme de Polignac. La princesse de Lamballe est tombée dans l'oubli. Les calomnies l'en sortent. La nouvelle se répand qu'elle est enceinte. Elle l'apprend et, fièrement, elle s'acharne à donner un éclatant démenti : elle se promène à cheval et s'expose en tous lieux à la vue de la foule. Elle n'attendait pas d'enfant, en effet. Toutefois, déclarent MM. Savine et Bournand, s'il en faut croire les éclaircissements et remarques publiés par son médecin Saiffert, veuve, et les préjugés lui interdisant de se remarier avec quelqu'un qui ne fût pas prince du sang, elle avait contracté une liaison dont, disait-elle à ce confident, on ne saurait lui faire grief. Les aveux qu'elle fera à Saiffert confirmeront le récit de celui-ci. Il en sera question au moment où elle consultera ce savant allemand. Les historiens ont en vain fouillé les correspondances et les mémoires pour découvrir le nom de cet élu privilégié. Il faut reconnaître que, s'il y eut secret, il a été remarquablement gardé, trop remarquablement pour ne pas classer cette rumeur au chapitre de la légende. Le 22 octobre 1781, sa fonction allait la rappeler auprès
de la Reine pour l'accouchement du Dauphin. Louis XVI est en général discret
sur ses sentiments. Ici, comme malgré lui, ils transparaissent. Il écrit dans
son journal : La Reine avait bien passé la nuit du
21 au 22 octobre. Elle sentit quelques petites douleurs en s'éveillant qui ne
l'empêchèrent pas de se baigner ; les douleurs continuèrent à être médiocres.
Je ne donnai aucun ordre pour le tiré que je devais faire à Saclé, qu'à midi.
Entre midi et midi et demi, les douleurs augmentèrent ; elle se mit sur son
lit de travail, et à une heure un quart, juste à ma montre, elle est
accouchée très heureusement d'un garçon. Pendant le travail il n'y avait dans
la chambre que Mme de Lamballe, le comte d'Artois, mes tantes, Mme de Chimay,
Mme de Mailly, Mme de Tavanne et Mine de Guéménée qui allaient
alternativement dans le salon de la Paix qu'on avait laissé vide. Dans le
grand cabinet, il y avait ma maison, celle de la Reine et les grandes
entrées, et les sous-gouvernantes qui entrèrent au moment des grandes
douleurs et se tinrent dans le fond de la chambre, sans intercepter l'air. De tous les princes que Mme de
Lamballe envoya avertir à midi, il n'y avait que M. le duc d'Orléans qui
arriva avant les dernières douleurs. Il se tint dans la chambre ou le salon
de la Paix. M. le prince de Condé, M. de Penthièvre, le duc de Chartres, Mme
la duchesse de Chartres, Mme la princesse de Conti et Mlle de Condé
arrivèrent que la Reine était accouchée, M. le duc de Bourbon le soir, M. le
prince de Conti le lendemain. La Reine a vu tous ces princes le lendemain,
les uns après les autres. Après que la Reine a été accouchée, on a porté mon fils dans le grand cabinet où je suis allé le voir habiller, et je l'ai remis entre les mains de Mme de Guéménée, gouvernante. Après que la Reine a été délivrée, je lui ai annoncé que c'était un garçon et on le lui a apporté sur son lit. La nouvelle, rapidement répandue dans le public, souleva une allégresse unanime. Les dames de la Halle vinrent en corps complimenter Leurs Majestés. Mais la princesse de Lamballe a l'âme obscurcie par de graves chagrins d'ordre intime. Son frère Eugène, prince de Carignan, est pour elle l'objet d'une tendresse qui peut faire croire à une prédilection. Lors du sacre de Louis XVI, elle avait obtenu pour lui le grade de colonel et il commandait depuis cette époque le Savoie-Carignan avec une pension de 30.000 livres. En garnison à Saint-Malo, il rencontre une demoiselle Magon de Lalande de Boisgarin, nièce des Magon, renommés dans le commerce et la finance. Elle est de très petite noblesse. Encore qu'elle ne soit pas jolie, elle possède de l'esprit. Le prince de Carignan, qui manque de clairvoyance et qui n'est pas supérieurement intelligent, est-il joué par elle, ou, plus simplement, la passion qu'elle lui inspire l'aveugle-t-il ? Il est loyal ; le jeune couple se montre réciproquement fort épris, si bien que l'évêque de Saint-Malo consent à le marier et à lui accorder des dispenses pour la publication des bans à Turin. De bonne foi, Eugène de Carignan se figure que son mariage sera accepté sans difficulté par le roi de Sardaigne. Le mariage est donc béni et consommé. Durant quelques mois c'est la félicité parfaite. Mais la Cour est saisie de la nouvelle ; l'intrigue travaille à faire casser cette mésalliance. On prétend que le roi de Sardaigne a rappelé le prince à Turin, qu'il est parti et que, selon toute probabilité, il ne sera pas reçu à la Cour. Le souverain de Sardaigne à son tour demande l'annulation qu'en effet prononcera bientôt le Parlement : en dépit de la défense soutenue par l'avocat, les vices de forme l'emportèrent. Aussitôt, revirement dans l'opinion qui se montre favorable à la malheureuse princesse de Carignan. Après cette procédure civile, la femme d'Eugène de Carignan se considère comme toujours liée à son mari par un sacrement indissoluble. La princesse de Lamballe la soutient dans son infortune. La jeune femme se retire au château de Domart, en Picardie, et Eugène de Carignan, qui luttait de toutes ses forces pour obtenir l'annulation de la décision du Parlement, — il paraît même qu'il l'épousa de nouveau en 1781 — la rejoignit dans sa solitude. Il devait, en 1785, mourir entre ses bras. Sa veuve fit célébrer un service funèbre à Arras. La princesse de Lamballe y assista. Ces épreuves contribuent à aggraver l'état de sa santé. Elle a des crises nerveuses plus fréquentes auxquelles succèdent des langueurs et des malaises insolites. Vers cette époque elle séjourne fréquemment à Sceaux chez le duc de Penthièvre avec sa dame d'honneur, Mme de Las Cases ; le chevalier Florian s'ingénie à la distraire par la lecture de ses pastorales et de ses fables. Les distractions qui délivrent de leurs tourments les âmes agacées par les écorchures de l'existence irritent les grandes douleurs et en ulcèrent les blessures. Il y a dans la destinée de la princesse de Lamballe un manque d'équilibre entre sa vie profane et sa vie intérieure. Peut-être se fût-elle confinée dans la seconde si le duc de Penthièvre ne l'avait constamment rappelée à ses devoirs, qui la tiraient en quelque sorte hors d'elle-même. Elle avait un désir de sérieux, un élan spontané vers la paix, la fraternité et la charité qui l'incitèrent à suivre son goût pour le recueillement, sans réussir pourtant à la priver totalement des plaisirs extérieurs. Est-ce à ces mobiles qu'il convient d'attribuer la séduction qu'ont pour elle les rites de la Franc-Maçonnerie, puis son adhésion à l'ordre ? Au surplus, à la cour même de Louis XVI se manifestaient des opinions assez libres, dont on souriait alors ; coquetteries avec les écrivains audacieux que l'on discutait, en se croyant à l'abri de toutes les violences du sort. Les hardiesses de la philosophie, écrit Imbert de Saint-Amand... n'étaient alors que des stimulants pour la pensée. Voltaire... excitait ses disciples de cour à mêler aux discussions littéraires l'examen de l'état social de l'époque. On jouait des églogues et des pastorales, et Marie-Antoinette figurait parfois, le dimanche, escortée d'une noblesse insouciante, dans les bals populaires, coiffée d'un chapeau de paysanne. Le même auteur reprend : Les jeunes seigneurs applaudissaient les tirades républicaines de la tragédie de Brutus, mais tout en frondant le passé, en se moquant de l'étiquette, en se déclarant champions enthousiastes des nouveaux principes, sont bien heureux de jouir encore de leurs privilèges et d'avoir à la Cour l'éclat d'une grande situation. Ces attraits pour la démocratie manquent de fondements. Ceux qui les subissent n'y sacrifient rien de leurs habitudes, de leur snobisme, dirions-nous aujourd'hui. Le matin ils endossent à l'anglaise le frac, et le soir, en habit de velours brodé d'or, ils vont à travers les bals et les fêtes, préconisant leurs idées libérales, avec des airs doctes, qui se perdent dans le rire, et, sans qu'ils s'en doutent, en les provoquant, appellent sur eux les foudres de la Révolution. La Cour a l'air tranquille. Mais sous le flot étalé s'accomplit un travail obscur. Le duc de Chartres en est l'un des artisans. Il encourage l'inimitié de l'Angleterre contre la France et pousse à introduire dans son pays les mœurs britanniques. Il se produit des mouvements indéterminés qui échappent aux observateurs superficiels et que provoquent les idées semées par les philosophes. Tout est dissimulé sous un faux luxe, le désordre des esprits et celui des finances, masqué par les emprunts et par les impôts. Le Roi se montre aussi économe pour lui que prodigue pour les autres : il ne sait pas dire non. Afin de prouver sa sincérité, il diminue sa maison militaire, mais il dépense par ailleurs des sommes énormes qui ne servent pas à rehausser l'éclat du Trône. En vain les ministres s'employaient à limiter les visées de la Cour. Entendait-il des plaintes, le Roi s'attristait puis se fâchait et menaçait de congédier ses conseillers. On lui promettait des temps plus heureux et ses illusions entretenaient ses espérances fallacieuses. Égarés, sans direction, les esprits qui auraient pu s'adresser à la religion préféraient se tourner du côté de la solidarité humaine, par désir de trouver, en conservant leur indépendance, des règles de vie établies sur la bonté et la justice universelle. Ils trouvèrent ainsi dans la doctrine de la Franc-Maçonnerie un dogme qu'ils éprouvaient une satisfaction intime à découvrir, par la nouveauté qu'il présentait. La Franc-Maçonnerie remontait à un temps immémorial. N'en a-t-on pas fixé les origines au règne du roi Salomon qui en aurait été le chef ? Elle vécut, elle végéta plutôt, à l'ombre, des siècles durant, puis reparut en Allemagne et en Angleterre. Elle alarmait les souverains. Avec une extrême prudence, elle recrutait ses adeptes qu'elle soumettait à des épreuves, dont, a-t-il été raconté, quelques-uns mouraient. Longtemps la formation des loges fut interdite en France. Elles étaient austères, n'admettaient pas les femmes, et le libertinage en était exclu. Elles n'avaient pas grandes chances de réussir chez nous. Un petit nombre de loges se forma au début du XVIIIe siècle. La séduction du mystère n'y était pas étrangère. Il y avait un grand charme à pouvoir s'expliquer librement et sans danger, sous le sceau du secret, et à rencontrer en pays étranger un frère, que l'on reconnaissait à certains signes. On se témoignait aux réunions une bienveillance mutuelle, en faisant la charité, en prodiguant des secours aux indigents. Certains initiés y apportaient une note spirituelle et proposaient de fonder la Loge de Table, ce qui donna l'occasion de composer des vers et des couplets. Bientôt les femmes manifestèrent le désir de participer à ces rites. L'entrée de la Loge leur fut d'abord refusée ; on redoutait les indiscrétions. En 1770, elles remportèrent enfin la victoire et ainsi s'ouvrit à elles une loge particulière. Avant d'y être admises elles prêtaient serment de se taire. En 1725, les premières séances se tiennent chez Hure, traiteur rue des Boucheries-Saint-Germain. En 1735, lord Derwentwater laisse vacante — il avait été rappelé à Londres — la Grande Maîtrise de France. Tout invite à croire que l'institution fut apportée d'Angleterre. L'Assemblée est convoquée pour le remplacer. Le Roi fait savoir que tout Français qui serait élu sera interné à la Bastille. Pourtant, en 1738, le duc d'Antin fut élu Grand Maître et resta libre. Ses successeurs étaient tous Français. En 1773, le duc de Chartres présida une réorganisation de l'ordre et fut institué Grand Maître. Ce furent dès lors des réunions mondaines avec un brin de mystère. En 1777, nous voyons à la Loge La Candeur la duchesse de Bourbon Grande Maîtresse et, parmi les personnes présentes, la marquise de Courtebonne, la duchesse de Polignac et la princesse de Lamballe sur le point d'y entrer. Depuis on s'assembla à l'hôtel de Bullion, rue du Coq-Héron en face du 5 ou du 7 de la rue du Louvre. Construit par Le Vau entre 1630 et 1634, il fut divisé vers la moitié du XVIIIe siècle. Une partie sur la rue Jean-Jacques-Rousseau (alors rue Plâtrière) devint l'hôtel des ventes publiques. L'autre fut consacrée à des logements. Le dentiste Talma, père du tragédien, y habita. Le reste de l'hôtel était réservé aux séances de la Franc-Maçonnerie. La galerie basse en était décorée de douze toiles allégoriques par Blanchard, figurant les mois ; la galerie haute, par Simon Vouet, de fresques mythologiques représentant les travaux d'Ulysse. En 1779, la Mère Loge, du rite écossais, acheta l'hôtel et le consacra aux adeptes de la loge qui s'appelait alors Loge du Contrat Social. Ces détails ont été relatés dans un article non signé du Petit Bleu en date du 14 février 1903. La Franc-Maçonnerie s'étendit très rapidement en France. Bientôt elle compta 1.200 loges et 700 ateliers. Voltaire s'y affilia en 1778 et ne contribua pas médiocrement à son accroissement. Sous son influence et sous celle de Jean-Jacques Rousseau la noblesse grossissait le nombre des adhérents. Les poèmes d'amour y alternaient avec ceux sur le devoir envers l'humanité. On mangeait, on buvait, pour célébrer la régénération de l'espèce, l'abolition de la misère, le retour à la nature, la simplicité primitive de l'âge d'or. Les mots liberté et égalité se mêlent aux galanteries de l'amour maçon. Lors de l'accouchement de la Reine, le 22 octobre 1781, les loges associent les pauvres à l'événement. La Mère Loge Écossaise délivre des prisonniers, libère des débiteurs honnêtes, dote des jeunes filles, place en apprentissage des enfants perdus. Ainsi la Reine, au nom de l'humanité, est associée à ces fêtes. Les plus grands noms de France y figurent, comme adeptes de la Loge de la Candeur et de la Fidélité. Cagliostro et sa femme, la belle Lorenza en font partie. Sollicitée par la duchesse de Bourbon, séduite par ce que sa naïveté sent de mysticisme dans cette initiation, la princesse de Lamballe est prête à suivre l'impulsion de son cœur. Avant d'y céder toutefois, elle consulte discrètement la Reine. Marie-Antoinette n'est pas antipathique au mouvement. Avec son amie elle serait entrée dans la loge si ce n'est que le Roi lui opposa un refus catégorique. À ce sujet, Marie-Antoinette écrit le 26 février à sa sœur Marie-Christine une lettre, citée par Lescure. Elle traitait avec insouciance la Franc-Maçonnerie, elle la considérait comme nullement dangereuse en France où toutes ses manifestations étaient étroitement surveillées et se bornaient à des banquets et des fêtes sans conséquences. Au surplus, il en résultait beaucoup de bien et il convenait de laisser à chacun sa manière de servir l'humanité. La Reine ignorait ou voulait ignorer que le duc de Chartres, son ennemi mortel, jouissait dans l'association d'un prestige qui aurait dû éveiller sa méfiance. La princesse, suppose M. Bertin, lui avait décrit les réunions sous un jour pittoresque, le costume des Sœurs, robe de ville blanche, tablier de peau et gants de même couleur, cordon bleu moiré en sautoir avec un enflammé contenant une pomme — pour les dignitaires une truelle remplaçant le cœur — autour du bras gauche la jarretière, en satin blanc doublé de bleu, avec l'inscription : Silence et Vertu, elle lui avait parlé de l'association comme étant purement charitable, et de certains articles relatifs aux femmes, qui indiquaient un souci extrême de décence. Nulle femme enceinte ne pourra être admise à la réception. — La décence est particulièrement recommandée. Elle lui avait dépeint la table ornée, selon le rite, de cinq lignes de faveurs aux couleurs différentes, au milieu les bougies ou les étoiles, les plats rangés sur une deuxième ligne, sur la troisième les bouteilles et les carafes, sur la quatrième les verres et les assiettes, et sur la cinquième le bout de table ; les femmes assurant le service, âgées de trente ans, par crainte de leurs bavardages, étaient choisies après un minutieux examen sur la présentation d'une sœur responsable. Mais avaient-elles au préalable prononcé la formule du serment : Écouter, obéir, travailler et se taire ? Déjà la princesse de Lamballe avait été admise en même temps que la duchesse de Chartres, et elle avait signé des procès-verbaux de son nom : Marie-Thérèse-Louise de Savoie, avant son installation de Grande Maîtresse de la Mère Loge Écossaise, qui fut célébrée le 20 février 1781. Tout porte à croire qu'elle y entra et accepta d'en être dignitaire par pur esprit de charité. La cérémonie rassembla plusieurs personnes de haut rang. Il y eut un banquet, au cours duquel le secrétaire de la Loge, Robineau de Beauvoir, chanta des couplets d'un ton galant anodin. Si elle se plut à les écouter, c'est que vraiment elle était bien naïve. I Amour, ne cherche plus ta Mère Aux champs de Cnide et de Paphos. Vénus abandonne Cythère Pour présider à nos travaux. Dans le temple de la Sagesse Elle vient moissonner des fleurs. On est toujours Grande Maîtresse Quand on règne sur tous les cœurs. II Quittez le séjour du tourment Pour venir embellir ces lieux. Il est un plaisir sur la terre Que l'orgueil exila des cieux. Ce plaisir est pur et tranquille, Il fait notre félicité ; Il règne dans ce doux asile Sous le nom de l'Égalité. III Douce Vertu, toi qui préside À nos plaisirs, à nos travaux, Retiens du Temps la faux perfide, Qu'il respecte des jours si beaux. L'Amour enchaîné sur vos traces Reconnaît un maillet vainqueur. Qui peut mieux que la main des Grâces Tenir le sceptre du bonheur ? Le terme maillet du troisième couplet appartient au langage maçonnique. Sinon, chacune des strophes pourrait être chantée dans toute société qui fête sa présidente. Également innocente, cette strophe adressée à toutes les Sœurs de la Loge et qui expose en vers ingénus le dogme auquel s'est ralliée la princesse : Dans nos temples paisibles Venez, charmantes sœurs, Partager les douceurs Des cœurs purs et sensibles. L'Egalité, L'Humanité, Voilà nos lois suprêmes. Ici, pour soumettre les cœurs, La Vertu se couvre de fleurs ; Quand on a goûté ses douceurs On s'égale aux dieux mêmes. Cette poétique paraissait être, et elle était innocente ; pour un esprit avisé peut-être y avait-il quelque chose de suspect dans cette insistance sur l'Égalité qui menaçait directement le régime. Mais la princesse de Lamballe n'y regardait pas de si près. Est-ce que la religion de la charité, professée par le duc de Penthièvre, ne parlait pas, elle aussi, de la fraternité humaine et n'égalait-elle pas les créatures entre elles ? Il serait oiseux de citer la série de couplets chantés successivement en l'honneur de la Grande Maîtresse et des Sœurs nouvellement initiées par celles qui les recevaient. Après les principes célébrés, ce fut le tour des sentiments exaltés et enfin la Ronde de Table sur l'air Sans un petit brin d'amour d'où sont extraits les vers suivants : ... L'amour n'est rien sans l'ombre du mystère ; L'amour est tout s'il est discret. C'est peu d'aimer, il faut être sincère ; Des vrais maçons c'est le secret. ... L'amour maçon est fils de la Sagesse, Elle forma des nœuds si doux ; Des vrais plaisirs goûtons la pure ivresse Aimons nos sœurs et taisons-nous. ... À leur santé, buvons, mes frères, Vénus ordonne, il faut céder. Quand la Beauté daigne remplir nos verres C'est à l'Amour à les vider. Le ton est emphatique, pompier, eût-on écrit plus tard. Néanmoins, sur ces réunions passe un souffle de sincérité, le désir que tout le monde jouisse du bonheur et qu'il soit égal pour chacun. Il y a aussi, à la Mère Loge Écossaise, de touchantes démonstrations qui vont au cœur de la Reine : des actes de générosité, de bonté signalent la venue du Dauphin, auxquels, par ailleurs, s'associe la France entière. |