LA PRINCESSE DE LAMBALLE

UNE AMIE DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE

 

CHAPITRE VI. — L'INQUIÉTUDE.

 

 

APOGÉE DU BONHEUR — INTRIGUES CONTRE LA PRINCESSE DE LAMBALLE — RENCONTRE DE MARIE-ANTOINETTE AVEC LA COMTESSE JULES DE POLIGNAC — RIVALITÉS ET JALOUSIES — DÉFAVEUR DE LA PRINCESSE DE LAMBALLE

 

LES trois années et demie, qui succèdent à la nomination de la princesse de Lamballe, la portent au sommet de son prestige pour la ramener ensuite au rang des autres dames de la Cour. On croirait — et on le lui a reproché — que Marie-Antoinette met une sorte de coquetterie à éprouver l'amitié de sa confidente, qu'elle joue avec elle, s'amusant à la faire rebondir de son intimité et la rattrapant au passage pour lui marquer de nouveau sa faveur. Il y a une part de futilité en elle, mais non d'ingratitude. Elle sait parfaitement à quel point la princesse lui est attachée ; elle sait qu'en vain elle chercherait autour d'elle un dévouement capable d'égaler celui-là Seulement à certaines heures elle a besoin d'autre chose que de la douceur, de la tristesse latente sous une fausse gaieté, d'autre chose que de sentiments profonds et de replis sur soi-même. La princesse, douée de tant de vertus, manque d'esprit et même quelquefois d'intuition.

Sous l'influence du duc de Penthièvre, elle s'attache à remplir son rôle avec toute la gravité qu'il comporte. Sa prédilection pour le cérémonial s'accuse. Marie-Antoinette eût désiré, parfois oublier qu'elle était Reine, et la surintendante ne l'oubliait pas. Bien mieux, elle estimait de son devoir de se faire auprès de sa royale amie l'écho des intrigues qui se disputaient la Cour. Ces intrigues énervent Marie-Antoinette ; sa jeunesse désire les ignorer ; son orgueil la place au-dessus de ce fourmillement de convoitises et de rivalités : elle est la Reine de France qui a le droit de se croire un objet universel d'adulations et à qui nul ne s'aviserait de reprocher ses fantaisies. Au surplus n'a-t-elle pas donné à la princesse un gage indiscutable de son affection en la choisissant pour surintendante, afin de la garder constamment auprès d'elle ? Et voilà que la princesse invoque les devoirs de sa charge pour obtenir plus et mieux. Elle occupe dans l'angle du midi un appartement au château de Versailles, composé de douze pièces et onze entresols sur la cour de Monsieur et la rue de la Surintendance. Ne va-t-elle pas se plaindre de ce que son appartement manque de convenances, qu'elle tient à ménager la petite étiquette qui permet aux princesses du sang de ne pas insister par message à venir chez elles, ne soulève-t-elle pas d'infimes détails qui accréditent sa réputation de susciter des embarras et d'augmenter les dépenses ?

Après le départ de la maréchale de Mouchy, lorsqu'il s'agit de la remplacer dans sa charge de dame d'honneur, le choix de la Reine l'inclinait vers une jeune femme de vingt ans, qui avait paru à la Cour lors du mariage du comte d'Artois, ou peu après, la comtesse Jules de Polignac. L'intervention de Mercy l'évinça comme trop jeune et insuffisamment apparentée. Ce fut la vertueuse, mais intrigante princesse de Chimay qui l'emporta. Aussitôt la princesse de Lamballe prétend avoir le privilège de faire les présentations et d'arrêter les comptes de la chambre, Mme de Chimay gagne à sa cause Mme de Mailly, dame d'atour en remplacement de la duchesse de Cossé. Elles ourdissent une manière de petit complot contre la princesse de Lamballe et présentent leurs doléances en demandant que soit fixé leur rôle respectif. Une enquête fut ouverte qui donna raison à Mine de Lamballe mais qui provoqua la démission des deux mécontentes. À grand-peine Marie-Antoinette réussit à les y faire renoncer.

Les amis de la princesse l'avertissaient du mécontentement auquel elle s'exposait de la part de la Reine. Elle persistait dans sa conduite, ne comprenant pas bien la portée de ces sages conseils. Elle était noyée dans les intrigues, avec des soubresauts de jalousie. Elle passait de la mélancolie à la gaieté par des rebondissements subits en violation de sa nature et entraînée par la force des choses. Elle avait trop souffert par l'insécurité de sa vie, dès le lendemain de son mariage, pour ne pas se réfugier dans un désir de stabilité si difficile à réaliser pour les grandes nerveuses, et qui seul leur apporte la paix momentanée. À d'autres instants, avec la rapidité des impressions qui éblouissent les hyperémotives, elle plonge au fond de la détresse et sans doute ramasse-t-elle tous les arguments pour plaider son procès et se justifier devant la Reine. Qui la retient en France ? Sans doute, le duc de Penthièvre dont la bonté est légendaire, un saint, mais qui vit dans un autre monde, au-dessus du sien. Elle tâchera de l'imiter de loin, mais elle n'est qu'une femme. Elle s'efforcera de partager avec autrui, avec ceux qui ne la connaissent pas et qui en vain chercheraient à la connaître, ce qui lui reste de jeunesse, mais ce don d'elle-même ne lui suffira pas. À son âge, c'est effrayant d'offrir en pâture aux malheureux les débris d'un cœur déchiré. Elle n'a plus aucun bonheur à attendre depuis que la Reine lui a accordé sa sympathie. En retour, la princesse de Lamballe lui a voué son affection sans compter ; pourquoi celle de Marie-Antoinette changerait-elle ? Il y a en elle un je ne sais quoi de passionné, qui fait songer à la tendresse fanatique d'une vieille fille. Elle s'est attachée avec la ténacité du lierre. Elle a été mariée, mais si peu de temps, juste assez pour être initiée à l'amour et à la douleur d'en sentir le déclin. Depuis s'est creusé un vide dans son âme, un vide dans lequel se sont engouffrées ses affinités féminines, toutes ses tendresses. Elle est devenue charitable plus par résignation que par instinct de bonté, par renoncement aux joies terrestres que seul l'attachement de Marie-Antoinette lui a rendues. Elle admire béatement les coquetteries de la Reine, ses succès l'émeuvent et elle les partage au second plan. Elle s'enorgueillit de ses jolies victoires sentimentales et flatteuses. Lorsqu'elle aperçoit sa chère souveraine s'entretenant au bal de l'Opéra avec un beau cavalier, grand, au visage noble, encore qu'impassible, au regard dont la mélancolie voile les ardeurs. et lorsqu'elle le voit reçu par Marie-Antoinette elle admire le comte de Fersen, elle se sent pour son caractère discret, pour la fermeté de son jugement une sympathie que la Reine a dit deviner et apprécier. Seulement la princesse de Lamballe voudrait la Reine tout à elle. Sa dévotion lui permet de briller au milieu de ses courtisans, elle ne lui permet pas de se dérober à leurs entretiens intimes, à leurs confidences, à leurs épanchements. Elle écoutait les propos de Marie-Antoinette avec ferveur ; mais, en retour, que de cruels et monotones aveux lui échappaient sur l'âpreté de la vie, sur l'ingratitude de l'amour, sur les désenchantements de la destinée. Le rôle de consolatrice n'était pas fait pour la Reine. Elle n'était pas faite pour sécher les larmes, même celles qu'elle n'avait pas provoquées. Enfin il convenait que l'on se pliât à ses humeurs, mais non qu'elle se conformât à celles des autres.

Néanmoins, les liens de leurs sentiments ne se relâchent aucunement, du moins à en juger sur les apparences. Elles restent inséparables, foulant les gazons de Trianon, se promenant dans le petit Vienne. Ensemble elles visitent l'appartement de la duchesse du Maine. De ces fêtes les hommes sont exclus, mais ils entendent ne point le rester. Le duc de Chartres sollicite la faveur d'y être admis et on lui oppose un refus. Alors il viole la consigne. Il revêt une peau d'ours cependant que le comte de Fitz-James se couvre de celle d'un tigre. Ils forcent les portes du château de Vanves. Leur aspect amuse les princesses. Mais bientôt les fauves s'énervent, ils poussent des rugissements et deviennent féroces. Ils brisent leurs chaînes. Terrorisées, poussant des cris, les dames prennent la fuite à travers les salons, les couloirs, les escaliers. Les bêtes les poursuivent et se tapissent quelque part, dans l'ombre. À l'heure du souper, les domestiques, consternés, préviennent que ces irritables fauves, qui ne respectent rien, ont dérobé les mets destinés au souper. Enfin, MM. de Chartres et de Fitz-James se dépouillent de leurs déguisements et l'incident s'achève sur de joyeux éclats de rire.

A ces divertissements la princesse de Lamballe préfère ceux de la campagne. II lui est doux de respirer l'air des champs et d'entendre Marie-Antoinette gazouiller parmi les verdures. Il leur arrive de monter dans une barque, comme à Choisy, par exemple, de se laisser glisser au fil de l'eau. Un jour, des bateliers s'amusèrent à plonger près d'elles. Comme ils tardaient à émerger de l'eau, la Reine s'effraya, croyant qu'ils s'étaient noyés. Elle s'évanouit et, près d'elle, la voyant dans cet état, la princesse de Lamballe perdit connaissance, elle aussi. Que serait-il advenu d'elles, livrées au hasard, si on n'avait réussi à les ramener sur la berge ?

Vers cette époque, raconte M. Bertin, d'après Métra, l'auteur des Épreuves du Sentiment inscrivit en tête d'un exemplaire ces vers qu'il adresse à la princesse dé Lamballe :

J'aurais pu dans quelque portrait

Que n'a point flatté l'imposture

Rendre sous de fidèles traits

Le sentiment et la nature ;

Si mon téméraire pinceau

S'élève à peindre la plus belle,

Oh ! sans être un second Apelle

J'ose répondre du tableau :

Je sais où prendre le modèle.

Marie-Antoinette, au cours de ces flâneries, cédait à de délicieux abandons, elle oubliait sa royauté. Le bonheur des autres, écrivait-elle en 1775, fait du bien partout, mais il me semble qu'il en fait encore plus devant la simple nature et loin du bruit où nous sommes condamnés à vivre. Cette fraîcheur d'âme, cette philosophie sereine étaient un enchantement pour celle qui était sa dévote servante. Elle eût souhaité que cet état ne se modifiât point et l'on devine pourquoi il lui répugnait de paraître dans de grandes cérémonies qui lui montraient son idole sous un aspect qu'elle ne voulait pas admettre. Et pourtant il fallait que la surintendante y figurât. Ainsi elle se rendit au bal paré dans la salle du théâtre, à l'occasion du mariage que contractait la sœur du Roi.

D'autres jours la Reine vient à Sceaux, chez le duc de Penthièvre ; en automne la Cour part pour Fontainebleau. Il était de règle d'y chasser ; le mauvais temps défendait-il ce plaisir, on s'enfermait au château. Des divertissements constants s'y succédaient. La princesse de Lamballe avait la consolation d'être logée près de l'appartement de la Reine, qui, après souper, lui rendait fréquemment visite.

Dès cette époque on voit que la Reine, tout en conservant dans son cœur une prédilection pour la princesse, ne cherche plus exclusivement auprès d'elle les distractions auxquelles il lui plaît de participer. Deux salons se disputent sa présence : celui de la princesse et celui de Mme de Guéménée, gouvernante des Enfants de France. Mme de Lamballe réunissait chez elle la société qui gravitait autour du duc de Chartres, le Palais Royal, comme on disait alors. Chez Mme de Guéménée les propos étaient plus libres et la Reine, elle-même, s'y laissait aller à des écarts de langage. Encore que par respect pour sa présence la tenue ne s'y relâchât point et qu'elle imposât la réserve aux discours intempérants, les bals y étaient bruyants, on y intriguait et surtout on y jouait très gros jeu. Chez la princesse de Lamballe on rencontrait des esprits libres amateurs de goûts anglais et de philosophie, on discutait à bâtons rompus de Voltaire et de Montesquieu. On voyait chez elle le dangereux Lauzun qui estimait ne pas déplaire à la Reine. Chez Mme de Guéménée on coudoyait des invités de moindre qualité, mais plus empressés. C'était un salon politique : on y médisait des ministres, le baron de Besenval y faisait étinceler son esprit, et Mme de Polignac y triomphait.

Plus que l'attitude de Mercy, qui favorisait Mme de Guéménée, contrebalançant celle de la princesse de Lamballe, l'idée des faveurs dont pourrait un jour jouir Mme de Polignac tourmentait la surintendante. Elle pressentait en elle la rivale. Et pourtant, par intuition, devinant les écueils dont elle était entourée, Marie-Antoinette recevait plus volontiers son amie. Celle-ci remplissait sa charge avec conscience, mais souvent aussi avec maladresse. Elle n'avait pas de la Cour une idée exacte : il lui manquait une certaine intelligence. Sans cesse les réclamations s'élevaient ; la princesse ne parvenait pas à équilibrer les dépenses de la Reine et à satisfaire les exigences des ministres pour réaliser des économies. Elle vivait en mésentente avec les dames du palais et les officiers de la maison. Jalouse, elle tenta l'impossible pour évincer l'abbé Vermond. On ne lui pardonnait pas ses fautes et on dénonçait à la Reine ses erreurs.

On savait qu'aux soupers où elle se plaisait la Reine vivait à l'allemande et que l'étiquette se relâchait. Naturellement on intriguait pour en être. En 1775, la princesse négligea d'y inviter Lauzun qui s'en formalisa. La Reine me dit d'y aller, rapporte-t-il. Je connaissais trop peu Mme de Lamballe pour ne pas croire que cela fût léger. Je n'y fus pas. La Reine m'y mena le lendemain et lui dit en me présentant à elle : Je vous demande d'aimer comme votre frère l'homme du monde que j'aime le mieux et à qui je dois le plus : que votre confiance en lui soit sans bornes, comme la mienne. Mme de Lamballe eut le droit de regarder cette présentation comme la confidence la plus importante et de me croire infiniment plus cher à la Reine que je ne l'étais en effet. La conduite de Lauzun fut conforme à cette idée et l'on ne fut pas longtemps à s'en apercevoir. L'année suivante elle favorise la renommée que Lauzun souhaitait établir. J'étais allé au bal, raconte-t-il avec une complaisante fatuité. Je ne savais pas que la Reine y fût. Quelques jours après gardant la chambre, malade d'un gros rhume, M. d'Esterhazy vint me voir et me dit qu'il était trop de mes amis pour ne pas m'avertir que la Reine était mécontente de ma conduite ; que mes manières avec elle étaient trop empressées, que j'avais l'air de la suivre et d'être amoureux ; que dernièrement encore, au bal de l'Opéra, on avait remarqué combien j'en étais occupé et que cela l'avait embarrassée. Je demandais à M. d'Esterhazy ce qui lui faisait croire cela. Il me répondit que Mme de Lamballe, à qui la Reine en avait parlé, le lui avait dit. Il me pria instamment de lui garder le secret. Je ne puis vous le promettre, lui répondis-je ; la Reine doit à mon attachement pour elle de ne pas me faire avertir par un tiers, lorsque j'ai eu le malheur de lui déplaire. M. d'Esterhazy me parut tout déconcerté et très effrayé de la résolution où il me voyait d'écrire à la Reine : il n'osa point insister davantage.

J'écrivis sur-le-champ à la Reine et lui rendis compte de notre conversation. Elle traita fort mal M. d'Esterhazy, me fit dire qu'elle l'avait prié très sèchement de ne pas la faire parler, et que j'avais lieu de voir que tout ce qu'il m'avait dit n'avait pas le sens commun.

A la Cour il en allait alors comme aujourd'hui à la ville. De ce que les personnages tenaient un rang élevé ils n'en étaient pas moins humains et sujets aux erreurs, communes au reste de l'humanité. Ils jetaient le discrédit sur la Reine :elle-même ; ces bruits parvenaient à l'oreille de quelque libelliste qui le traduisait par un pamphlet, poussé de l'entourage du trône jusque parmi le peuple. Ainsi, sans le vouloir, certes, pour la servir, la princesse nuisait parfois à la Reine, perdait peu à peu de sa faveur auprès d'elle, et Lauzun et M. d'Esterhazy étaient fort mécontents. C'est sur elle finalement que retombait la vengeance de tout le monde. Il est vrai que dans l'espèce, en 1776 — la suite du récit le dira Lauzun sembla ne pas avoir gardé de rancune contre elle. Mais les prétentions qu'elle ne cessait d'élever montaient contre elle le peuple. Le duc de Penthièvre estimait que sa belle-fille ne jouissait pas des prérogatives accordées à Mlle de Bourbon, surintendante de Marie Leczinska ; il demanda pour elle un traitement de 150.000 livres. Marie-Antoinette dut élever le ton pour que Maurepas se soumît à ses désirs. La Reine cependant s'aigrissait contre cette amie à laquelle elle était si attachée et jugeait qu'elle abusait de son pouvoir sur elle. Elle n'en laissait encore rien paraître et faisait les efforts nécessaires pour l'imposer. Mais elle commençait à se lasser de tant de démarches.

En novembre 1775, il fut décidé que la princesse de Lamballe ne donnerait pas de bal à la famille royale. Déjà blessée, la princesse n'a plus le courage de réagir. Les préjugés du duc de Penthièvre l'asservissent à l'étiquette dont elle est prisonnière. Mercy note : La surintendante, par un attachement au cérémonial, a perdu des occasions précieuses de plaire à la Reine et de l'amuser. D'autres en profitent.... En 1776, la Reine est vraiment excédée, mais elle n'a confiance en personne si ce n'est en Mme de Polignac pour laquelle elle marque une préférence. Quand, en été, celle-ci partira pour la campagne, elle lui écrira fréquemment. Elle écrit également à la princesse de Lamballe qui séjourne à Plombières. Cette double correspondance prouve que Marie-Antoinette n'est point légère en amitié. Maladroitement, la princesse de Lamballe a travaillé à sa propre perte. Elle a vraiment usé l'amitié de la Reine. Pourtant celle-ci ne l'abandonne pas. La princesse tombe malade de la rougeole et aussitôt la Reine s'inquiète. Lauzun, qui devait rejoindre son régiment et passer par Plombières, s'offrit à donner des nouvelles exactes. Elle — la Reine — crut qu'on lui cachait l'état dangereux de son amie. Rien ne pouvait la rassurer : Je lui offris d'aller à Plombières avant de me rendre à mon régiment et de lui envoyer des nouvelles plus exactes. Elle accepta avec reconnaissance, passa la journée du lendemain à écrire et à me donner un gros paquet dans lequel elle me dit qu'elle parlait beaucoup de moi. Je partis sur-le-champ et j'arrivai à Plombières où je trouvai Mme la duchesse de Gramont qui, ne doutant point que je n'eusse plus de crédit que jamais, me fit les plus fortes avances de toute espèce et fit tout ce qui était en son pouvoir pour découvrir si mon voyage n'avait pas quelque cause secrète.

Mme de Lamballe, qui se portait bien, écrivit elle-même à la Reine, à qui j'envoyai la lettre par un courrier, et je partis pour Sarreguemines.

La princesse fut-elle dupe de ce geste ? Mercy ne s'y trompa point. Il voyait s'accentuer la défaveur de la princesse et croître la faveur de Mme de Polignac qu'il jugeait plus dangereuse et plus perfide. L'excès d'intimité avec Mme de Lamballe avait lassé Marie-Antoinette. Elles n'avaient plus rien à se dire. La remarque est de Lescure. On ne saurait en termes plus laconiques formuler l'impression d'un désenchantement qui n'ose pas se manifester ouvertement. C'est la flamme qui s'éteint. La Reine en avait assez des récriminations, des observations aussi pour lesquelles elle était obligée de gronder son amie. Elle ne voulait pas la peiner, encore qu'elle ne fût plus d'humeur à supporter cette amertume. Elle en avait assez des crises de sanglots qui devaient succéder à leurs explications. Émotive comme elle l'était, la malheureuse princesse était incapable de résister aux sentiments qui l'oppressaient et elle avait besoin de secours pour retrouver son souffle. Avec quelle humilité elle se jetait alors aux genoux de la souveraine, lui demandait pardon, la suppliait de ne pas l'éloigner, promettait de ne pas recommencer et retombait dans son erreur, dans son péché d'habitude plus exactement, et par excès de dévouement encore. Et la jeune et belle Marie-Antoinette caressait de sa main fine les cheveux de la pénitente, prononçait d'affectueuses paroles, cependant que son regard errait devant elle et cherchait une diversion sur les frondaisons du parc, à moins qu'elle n'attendît la venue de quelqu'une de ses autres compagnes pour se distraire. Elle regrettait déjà d'avoir rétabli la charge de surintendante.

La princesse de Lamballe voyageait pour calmer ses nerfs, plus que pour délivrer de sa personne la Reine, car elle ne concevait certainement pas que sa présence pût lui sembler importune. Elle séjourna successivement à Sceaux, Aumale et Vernon. Puis elle rejoignit la Cour, rappelée par une lettre, ou plus simplement parce que son éloignement soulevait en elle une agitation intolérable qui la contraignait à revenir, comme si une force magnétique l'attirait invinciblement.

Dans l'hiver de 1776, qui est très froid, elle a l'air, une fois encore, de goûter aux prérogatives d'une faveur particulière. Sous leur toquet slave, enveloppées de fourrures, ornées de cygne, elles se laissaient promener, la Reine et elle, en traîneaux, conduites par des princes et seigneurs. Elles glissent le long des Champs-Elysées et des rues, Marie-Antoinette grisée par l'espace, et près d'elle sa compagne évoquant le passé, avec l'éclat et la fraîcheur de ses vingt ans, dira Mme Campan.

Que ne se contentait-elle du rôle qui lui assurerait la sécurité des faveurs qui lui étaient réservées. Les tracasseries recommencent. La princesse a été amenée à céder son appartement à la comtesse de Provence et s'installe au rez-de-chaussée du Pavillon d'Orléans, au-dessous de la demeure réservée au duc de Chartres. Elle a obtenu ce qu'elle désirait, une demeure qu'elle juge digne de la Surintendante. Il est toutefois bien vu d'habiter, une fois le service achevé, hors du château ; aussi la princesse a-t-elle acquis le château du Maine qu'elle a payé 70000 livres. Mais en juin on la retrouve à Plombières où l'exile sa santé. Elle a les nerfs malades et ils sont partiellement cause de la déformation de son caractère. De fréquents évanouissements la condamnent à des cures thermales qui durent de six à huit semaines. La séparation ne l'empêche pas d'intriguer ni de demander des faveurs à la Reine. Elle obtient ainsi pour le duc de Chartres le gouvernement du Poitou, dans lequel il succède au prince de Bourbon-Conti. Ce n'est pas le moyen de reprendre sa place d'amie et de confidente. À la fin d'août elle quitte Plombières et, au cours de son voyage de retour, elle retrouve l'illusion d'être encore considérée selon sa valeur et son rang. En traversant Nancy, un détachement d'un régiment de dragons lui rend les honneurs, formant une double haie depuis le pont Saint-Nicolas jusqu'à l'hôtel du gouverneur. La Rochefoucauld est venu au-devant d'elle, le Parlement, la Chambre des Comptes, le Chapitre de la primatiale, l'Université, les corps de la ville la saluent. Après le dîner elle traverse à pied la cité. À 6 heures elle repart pour Toul. Près de Saint-Dizier, l'aumônier du prince Charles de Lorraine lui présente un exemplaire de l'Histoire de Lorraine. Elle songe en souriant que le 28 août elle sera à Versailles.

En décembre, les fêtes recommencent, mais elles sont peu fréquentées. On s'en plaint. Mercy, quelque peu troublé par sa liaison avec Mlle Rosalie, de l'Opéra — elle n'est pas jolie et lui coûte fort cher — a écrit, dès novembre, à Marie-Thérèse que par ses prétentions d'étiquette, et encore plus par son peu d'usage du monde, elle — la princesse de Lamballe — attire peu de gens chez elle. Elle faisait faire des réparations dans son appartement : elle en arguait pour recevoir rarement. Il fallut un ordre de la Reine qui lui prescrivait de donner à souper pour le moins les jours où il y a bal. Mercy ne considère point avec optimisme cette attitude.

L'entrain de la princesse de Lamballe a été brisé. Elle souffre d'un mal qui atteint le physique, à travers son âme, et qui l'envahit peu à peu. La Reine l'abandonne pour une rivale qu'elle lui préfère. Dans ses Mémoires, M. de Tilly a noté que, durant l'agonie de son affection pour Mme de Lamballe, le cœur de la Reine cherchait pour ainsi dire le cœur d'une amie qui n'eût rien de commun avec l'éclat du trône ; voilà pourquoi elle sentit dès le premier moment pour Mme de Polignac cette sympathie qui est, en amour et en amitié, le précurseur d'un attachement durable. Marie-Antoinette tenta bien de se partager entre elles ; la princesse ne l'admit pas ; elle souffrit tacitement d'abord, jusqu'à ce que, vaincue, elle se retirât de la Cour. Elle ne se brouilla point avec la Reine, elle fut alarmée de l'établissement de Mme la comtesse Jules à la Cour et ne fit point, comme Marie-Antoinette l'avait espéré, partie de cette société intime.

La Reine avait aperçu à un bal de la Cour la comtesse Yolande de Polignac, née Polastron. Celle-ci ne fréquentait guère l'entourage des souverains, où elle avait été introduite par son beau-père. À dix-sept ans elle avait épousé le comte Jules de Polignac. Sa belle-sœur, la comtesse Diane, trace d'elle ce joli portrait : Gabrielle-Yolande-Marthe de Polastron rassemblait en elle... la grâce et la beauté. Des yeux bleus, remplis d'expression, un front élevé, un nez un peu en l'air, sans être retroussé, une bouche charmante, de jolies dents, petites, blanches et parfaitement rangées, formaient un agréable visage. Son regard avait quelque chose de céleste ; son sourire était rempli de grâce ; la douceur et la modestie étaient répandues sur ses traits. De très beaux cheveux ornaient cette figure, à la fois belle et jolie. Des épaules abattues, un cou bien détaché lui donnaient une grâce extrême et la faisaient paraître plus grande qu'elle n'était. En 1775 elle traversait une crise qui la mettait dans la gêne. Sa liaison avec M. de Vaudreuil n'était un secret pour personne.

Dès le premier soir, dans un bal, le hasard la rapprocha de la Reine. La chaleur y était étouffante, et Marie-Antoinette se sentant incommodée pénétra dans un cabinet où s'étaient assemblés des hommes qui ne dansaient pas. Elle leur demanda de la laisser. L'accent autoritaire de la Reine blessa les dames qui assistèrent à la scène et refusèrent de danser, encore qu'elles en eussent reçu l'invitation. Alors une jeune femme ayant cet air de candeur et de sensibilité touchante qu'elle — Marie-Antoinette — prêtait dans ses rêves à une amie de cœur — racontent MM. Savine et Bournand — l'aborda et lui dit : Madame, Votre Majesté, en faisant à ces dames l'honneur de les admettre à ces bals, n'a sûrement pas eu l'intention de leur donner la mortification, comme elle vient de faire, d'en chasser leurs maris et leurs frères dont la plupart sont des danseurs. La Reine répliqua doucement : Non, madame, je n'ai pas dit cela pour eux mais pour les personnes qui ne dansent pas. Aussitôt elle rappela ceux qu'elle avait congédiés et, l'incident étant réglé, le bal continua. Seule avec Mine de Polignac, elle lui prit les mains. Je n'oublierai jamais, prononça-t-elle, que vous m'avez donné une marque d'estime et d'attachement en me faisant apercevoir d'une action qui aurait pu être interprétée contrairement à mon intention. Je désire votre amitié. Et elle la convia à sa table.

Sous le charme, la Reine songea à lui donner le poste de dame d'honneur avant de l'offrir à Mme de Mailly, mais Mme de Polignac refusa, sa fortune trop modeste ne lui permettant pas de mener le train qu'exigeait la vie de la Cour. Elle manifestait des goûts qui l'éloignaient du monde et laissait entrevoir les difficultés contre lesquelles elle se débattait. Était-ce adresse de sa part ? Ces aveux touchèrent Marie-Antoinette, déjà séduite par elle, et elle résolut de la retenir par ses bienfaits. À ce sujet M. de La Rochetterie relate une anecdote qui éclaire le début de cette affection. Mme de Polignac aurait écrit une lettre annonçant son départ et qui aurait provoqué une explication ; de nouveau elle argua de sa fortune modique pour justifier son éloignement ; à la suite de cette correspondance, la Reine l'attacha définitivement à la Cour.

D'abord la comtesse n'écouta que la sympathie désintéressée qui la rapprochait de la Reine. Bientôt elle fut assaillie de toutes parts par des solliciteurs qui se solidarisaient avec sa faveur. Elle se fit petite pour les écarter, mais elle ne craignit pas, en déclarant n'avoir aucune influence, de laisser supposer qu'elle jouissait d'un grand crédit. Ce que vous me dites là, minaudait-elle, est au-dessus de ma portée. Il est surprenant que, douée de ces facultés, elle ne fût pas réputée supérieurement intelligente. Le duc de Levis s'exprime assez sévèrement sur elle, déclarant que sa conversation n'était pas brillante, mais raisonnable et enjouée. Dès septembre, Mercy se renseigne sur son compte afin de démontrer à Marie-Antoinette que sa favorite ne méritait pas la confiance qu'elle lui témoignait. Regrettait-il déjà l'amitié si loyale de la princesse de Lamballe ? Le contraste entre elle et sa rivale s'accusait en traits saillants : la princesse avait la fidélité d'un bon caniche, qui vit couché aux pieds de sa maîtresse et l'importune parfois en aboyant à l'entrée d'un intrus ; la comtesse de Polignac jouait avec la Reine, cachant sous les câlineries d'une chatte les griffes silencieuses, prêtes à écharper un adversaire dont elle aurait engourdi la clairvoyance. Comment la souveraine aurait-elle choisi entre elles deux ? La question ne se posait pas avec une imminente actualité. La princesse était loin et la comtesse agissait adroitement. C'est avec elle, désormais, que Marie-Antoinette passe ses soirées. Elle l'a logée, entre la cour royale et la cour des princes, au premier étage de la vieille aile. Elle peut se rendre chez elle directement par la salle des Cent-Suisses. La comtesse recevait chez elle les mardi, mercredi et vendredi. On jouait à la guerre-panpan et à colin-maillard. Entre deux parties alternaient les bavardages légers, sentimentaux et médisants. L'inconduite y était admise au point de triompher. La Reine se montrant assidue à ces réunions compromettait sa réputation. Là frayait tout ce que la Cour comptait d'intrigants qui, sous le couvert de futilités ou d'esprit, se disputaient les premiers rangs ou les attentions de la souveraine. Lauzun y était assidu et quelques étrangers de marque aussi, tels que le prince de Ligne, homme des plus spirituels et doué d'une grâce naturelle charmante, le comte de La Marck, le comte Valentin Esterhazy et surtout le comte Axel de Fersen.

Et les faveurs commencent à se multiplier : en 1776, le comte de Polignac est nommé à la surveillance du premier écuyer de la Reine, avec 60 à 80.000 livres par an, chevaux, voitures et valets de pied à son service ; logements à Versailles, Paris et Fontainebleau. Déjà il était colonel. Il avait vingt-huit ans et montrait peu d'esprit.... Son père, le vicomte de Polignac, était envoyé en Suisse, avec le titre d'ambassadeur. La comtesse recevait 800.000 livres pour la dot de sa fille et elle obtenait avec le Tabouret la charge de gouvernante des Enfants de France, cependant que son mari, élevé à la dignité de duc héréditaire, était promu à la direction des postes et des haras. Rien ne coûtait à la prodigalité de la Reine, qui entendait son amie protester contre les prétentions de la princesse de Lamballe.

Mercy s'alarma de ces dépenses et s'ingénia à combattre l'influence de Mme de Polignac, répétant que la comtesse d'Andlau, perdue de réputation, la dirigeait à son gré. Mme de Polignac méprisait ce que les esprits faibles et corrompus appellent préjugés, et il ajoutait : On a vu la jeune personne en question afficher un amant, ou pour le moins en soutenir l'apparence, sans égard pour les marques en public. Sa conduite en matière de dogme n'est pas moins équivoque, et le premier médecin Lassonne, qui la connaît, dit un jour à l'abbé Vermond qu'il craignait que la liaison dont il s'agit ne portât atteinte à la piété de la Reine. Il faut croire qu'il exagérait un peu et qu'il accordait au prêtre un prestige dont il ne jouissait pas. L'abbé Vermond avait, après une intervention de Mme de Polignac, abandonné sa charge. Marie-Thérèse, qui tenait à ce qu'il y demeurât, insista auprès de lui et réussit à le faire revenir sur sa décision. Elle jugeait bien sa fille, en mère, et en femme politique aussi, et elle n'avait pas trop d'illusions sur son caractère, non plus que sur l'autorité que pouvait exercer sur elle l'abbé Vermond. En effet, elle ajoute, avec scepticisme, dans sa correspondance : Je ne crois pas que l'abbé Vermond ait beaucoup d'influence sur l'esprit de Marie-Antoinette. Elle n'ignorait pas que sur une âme de vingt ans les influences s'établissent et se désagrègent selon un caprice et que ce caprice on le provoque avec un peu d'adresse. Marie-Antoinette n'aimait pas s'ennuyer. Ce trait, au fond extrêmement humain, explique ses apparentes inconséquences. Elle fuyait dans l'amitié, à la sécurité de laquelle elle voulait croire, les intrigues cachées sous le manteau de trompeuses sympathies. Que l'on songe à son isolement au milieu de ses femmes et des courtisans qui l'enveloppaient comme un essaim de méchants insectes, que l'on songe aux instincts qui naturellement la ramenaient à son atavisme et aux premières impressions de sa jeunesse, que l'on songe enfin à la déception éprouvée par la froideur du Roi qui, à la longue, avait déçu en elle jusqu'à la curiosité amoureuse, et l'on s'expliquera son vagabondage sentimental à la recherche de l'intelligence d'un cœur, ses lassitudes momentanées de la princesse de Lamballe qui la rejetait sur les disputes intestines de la Cour, son désir de griserie et d'oubli dans une retraite où elle percevait assourdies les harmonies enchanteresses qui berçaient les voluptés des autres....

Trop fine pour ne pas se rendre compte où trouver des affections durables sur lesquelles s'appuyer, elle n'en sentait pas actuellement le besoin : n'était-elle pas souveraine et n'était-elle pas bien fondée d'admettre que sa puissance demeurait pour tous incontestable et incontestée ? D'un coup d'éventail elle chassait dans l'exil les imprudents qui lui déplaisaient ; on l'abordait incliné jusqu'à terre, avec des paroles serviles, quand il le fallait, et toujours charmeuses pour son orgueil. Entre les méchants, qui étaient prêts à la convoiter et à la perdre, et les fervents, dont un pli de sa robe accrochait les regards, quelle différence voyait-elle ? C'était une moisson d'hommes courbés devant elle par le souffle de la soumission. Eût-elle souhaité distinguer parmi eux une figure qui l'eût séduite, comment eût-elle réussi, étroitement surveillée ainsi qu'elle l'était, à se rapprocher d'elle ? Tant de difficultés d'ordre matériel la séparaient de l'intimité qui lui aurait permis de choisir un amant. Seule, cette intimité était réalisable avec des femmes, dont les unes l'importunaient ou l'asservissaient à l'étiquette, et les autres lui pesaient par la mélancolie émanant de leurs plaintes. Mme de Polignac représentait la vie, la vie avec un semblant de fantaisie et de liberté. Marie-Antoinette était bonne. Elle goûtait une joie évidente à combler de ses bienfaits les élues de sa tendresse. Mais elle n'entendait pas léser celle qui la servait avec une fidélité quasi religieuse, et que sa santé éloignait momentanément d'elle. Peut-être avait-elle poussé un soupir de soulagement quand Mme de Lamballe était partie pour Plombières et avait-elle trouvé son absence moins longue que lors du départ pour la Bretagne, et peut-être aussi eut-elle une manière d'oppression en apprenant son retour qui interrompait plus ou moins son intimité avec la comtesse de Polignac. Évidemment, la princesse de Lamballe l'avait parée de vertus immuables et qui exigeaient qu'elle adoptât une attitude invariable ; dès lors le rôle de témoin que la princesse allait jouer se transforma très vite en rôle d'arbitre et d'arbitre sévère. La Reine se vit jugée, contrôlée par elle, et cette constante observation de ses faits et gestes l'horripila. Elle tenait à son indépendance, l'un des très rares privilèges qui lui restaient interdits : elle était Reine de France et ce titre ne lui permettait pas de déroger aux règles et aux principes de sa souveraineté. Aussi Mme de Polignac, résolue à ne pas perdre une parcelle de son influence, défendit-elle pied à pied le terrain conquis. Elle réalisa, entre elle et Mme de Guéménée, une entente qui opposerait un barrage à toute ingérence étrangère. Il est vrai que Mercy en profita pour jeter le discrédit sur la Cour et pour en démasquer les ridicules sous le manteau de la gaieté que manifestait cette jeunesse, et cette jeunesse saisit l'occasion pour déprécier définitivement la princesse de Lamballe : raillant ses malaises nerveux, les uns en rirent, les autres dénoncèrent ses crises de haut mal et parlèrent d'épilepsie. Par tous les moyens on cherchait à la séparer de la Reine et à la compromettre auprès d'elle. Marie-Antoinette s'efforça de maintenir l'équilibre entre ses deux amies : la tâche qu'elle s'était imposée lui en révéla les difficultés inextricables.

En novembre 1775, déjà Mercy avait remarqué la jalousie réciproque qui les rendait odieuses l'une à l'autre. Elles se plaignaient à la Reine de leurs menées respectives, la comtesse de Polignac s'appuyant pour étayer sa situation sur le baron de Besenval et sur Mme de Guéménée ; la princesse de Lamballe défendue par le comte d'Artois et le duc de Chartres.

Le temps accusa le conflit, et la duchesse de Polignac, forte des faveurs qui lui étaient prodiguées, avec la bonne humeur qu'accuse la certitude de la victoire finale, redoublait de gaieté et de séductions. La princesse de Lamballe perdait la confiance de la Reine par son air triste et par la contraction invariablement amère qui plissait ses traits. Mercy eût estimé dangereuse la prédominance de la duchesse si elle n'avait été encore combattue par le crédit, quoique déclinant, de la princesse de Lamballe. Comment la surintendante se fût-elle senti de caractère à égayer la Reine ? Sa désolation l'intoxiquait. Parler c'était aggraver sa situation ; se taire c'était reconnaître sa défaite.

Brouillée avec presque toute la Cour, attirant sur elle les représailles de ses ennemis, elle n'a plus le sens exact de ce qui convient pour tenir dignement sa charge. En 1777, Marie-Antoinette, avant de se rendre à un bal au Palais Royal, vient souper à l'hôtel de Toulouse. Afin de ne pas déroger aux lois de l'étiquette, la belle-fille du duc de Penthièvre invite seulement des femmes et elle estime bien agir en le faisant. La Reine s'en irrite : cet assemblage l'importune. Elle est indulgente, elle pardonne bien des erreurs : elle ne pardonne pas qu'on l'ennuie. À peine le repas achevé, elle quitte l'hôtel de Toulouse, et avec quelle indifférence pour son amie !

Le bonheur de la princesse de Lamballe s'effondre : il n'a pas duré longtemps. Adieu les clairs matins de printemps quand elle ouvrait ses fenêtres sur le ciel léger de Versailles et qu'elle se hâtait de rejoindre la Reine ; les promenades à Trianon dans le cabriolet et les fêtes champêtres, les fugues en traîneaux durant l'hiver glacé, et les retours, le visage hâlé, devant les grands feux de bois.... Une autre la remplace, une autre est l'objet des attentions délicieuses, des confidences, une autre voit le sourire, respire le parfum qui s'envole de la robe et des cheveux. Elle est négligée, oubliée, rejetée. Elle est veuve et seule.

Quelquefois son nom est encore prononcé. Il arrive à la Reine d'interroger l'abbé Vermond sur sa réputation, et l'abbé Vermond ne pousse pas la charité évangélique jusqu'à oublier l'offense des injures. Il répond : Cette réputation — elle ne devait donc pas être complètement mauvaise — ne durera pas, et celle de bêtise durera et ira en augmentant.

En 1778 sa défaveur sera consommée.