FAIBLESSE DU ROI POUR LA REINE — PREMIÈRE SÉPARATION DE LA PRINCESSE DE LAMBALLE D'AVEC LA REINE — EN BRETAGNE — VISITE DU PRINCE DE CARIGNAN À LA COUR DE FRANCE — SURINTENDANTE DE LA MAISON DE LA REINEEN 1774, moins que quiconque, la princesse de Lamballe se soucie de la politique. Elle est à la jeune Reine de tout son cœur. Elle n'oublie pas les malheureux, elle entend les servir, en intervenant en leur faveur auprès de la souveraine. Marie-Antoinette parfois a l'air de lui opposer une certaine résistance, mais c'est pour se donner le plaisir de céder : elle est sous le charme et elle aime cette éloquence persuasive qui la rendait si intéressante. Et puis elle a toujours peur que le duc de Penthièvre la lui enlève et elle veut la retenir à Versailles. Cependant les calomnies n'épargnent pas la Reine ; dès 1774, on lui prête des amants. On prétend que le Roi la néglige et qu'il tolère ses fantaisies. On prétend, sous le manteau, qu'elle a tiré de son expérience conjugale un désir de s'éloigner des hommes et de s'abandonner à ses sympathies pour ses amies. Dès le 31 mai 1774, le Roi lui a donné Trianon. L'affection de Marie-Antoinette pour la princesse de Lamballe s'y accuse. Elle se costume en fermière ; elle s'entoure de sa cour particulière. Elle-même conduit le cabriolet qui la mène au hameau avec sa fidèle suivante. Bachaumont décrit complaisamment, le 8 juin 1774, la galanterie du Roi envers sa femme. Elle acceptait le Petit Trianon, à condition qu'il n'y viendrait que lorsqu'il y serait invité. D'autre part, Mercy-Argenteau se plaint à l'Impératrice Marie-Thérèse de ce que l'installation du Petit Trianon absorbe complètement la pensée de la Reine. L'Impératrice — c'est M. Bertin qui le relate — répond par cette boutade : Je suis de plus en plus convaincue de ne pas m'être trompée sur le caractère emporté pour les dissipations que je supposais depuis longtemps à ma fille. L'amitié que porte Marie-Antoinette à la favorite aussi la préoccupe, et son correspondant lui fournit à cet égard des détails. Les deux jeunes femmes sont inséparables. Au surplus, la princesse de Lamballe affecte un caractère fort honnête, éloigné des intrigues et de tout inconvénient. Elle est douce et elle est agréable. Enfin — et surtout — encore qu'elle soit piémontaise, elle n'est aucunement liée avec Madame d'Artois. Après cela, il n'appuie guère sur certains abus et se contente de les signaler. Bien que la princesse de Lamballe ne quitte pour ainsi dire pas la Reine, elle ne figure pas, le II juin 1775, aux cérémonies du sacre, à Reims. Sans doute était-elle retenue auprès de la duchesse de Chartres, à la veille de mettre au monde le duc de Montpensier. Après cette naissance, elle rejoignit le duc de Penthièvre à Anet. Bientôt elle allait rentrer en scène. Les Parlements mettaient obstacle à l'exercice de l'autorité royale et s'agitaient. Ils avaient fort irrité l'humeur de Louis XV. Maupeou s'était servi d'eux pour machiner la disgrâce de Choiseul. En 1774, Louis XVI, redoutant la répercussion de ces troubles sur la Bretagne, demanda au duc de Penthièvre de présider les États de cette province. C'était un heureux choix. Le duc accepta et il décida, pour le seconder, d'emmener sa belle-fille. Avant de quitter Paris — ce qui fut un crève-cœur pour elle, — elle assista au mariage de Madame Clotilde, sœur de Louis XVI, avec le prince Emmanuel de Savoie, beau-frère de ses sœurs. Madame Clotilde a-t-elle deviné la qualité des sentiments que saura lui témoigner la princesse de Lamballe ? Elle lui confie ses secrètes angoisses à l'instant de quitter son pays natal, et la jeune veuve, mûrie par la plus cruelle des expériences, lui répond en laissant parler son cœur intuitif qui désire ne pas l'attrister, et qui pourtant, sous une ombre discrète d'amertume, lui laisse voir les illusions détruites sur le charme des princes français qu'elle a subi jusqu'au martyre : Je sais que le préjugé est en faveur de votre nation, et ce fut ce qui me fit quitter mon pays avec moins de regret, mais les qualités agréables ne sont pas les seules nécessaires pour un mari. L'hymen est une société pour la vie ; l'estime est ce qui la rend heureuse, et je vous assure que vous ne pourrez refuser la vôtre au prince de Piémont. Jamais, peut-être, ne déclara-t-elle avec plus de sincérité la souffrance latente qu'elle traînait dans sa destinée. Ces mots trahissent tous ses rêves de jeune fille, à peine sortie de l'adolescence, ses anxiétés au moment de s'arracher au foyer de ses parents, ce qu'elle demandait au mariage, un bonheur calme, un bonheur bourgeois, dirions-nous aujourd'hui, un bonheur tel que sa mère, avec son atavisme germanique, le lui avait décrit et qui cherchait à s'établir sur un grand amour mutuel. Elle exprime aussi cette idée, hélas ! si contraire à celle de son époque, l'idée que l'amour ne saurait être disjoint d'une estime qui l'ennoblit et, à défaut de passion, le désir de se respecter entre époux. Elle en est arrivée à cette conclusion, la malheureuse femme, à cette conclusion raisonnable, à cette conception si tranquille, à cette réduction de l'idéal et elle la préconise par résignation. Il perce aussi sous ses encouragements on ne sait quel doux orgueil. Il doit y avoir quelque chose, non de malicieux, mais de tendrement fier pour ceux de sa race : les Français, a-t-elle l'air d'insinuer, ont pour eux la séduction qui justifie leur renommée dans l'univers. Mais ils sont inconstants et il faut les chérir jusqu'à vouloir souffrir par et pour eux. Les princes du Piémont, sans doute, sont doués de moins d'attraits. Toutefois, la sœur même du Roi de France peut rencontrer auprès de l'un d'eux la sécurité du foyer. C'est quelque chose dont elle a été privée, et elle l'envie. Que Madame Clotilde soit heureuse par un seul homme qui sera un mari à sa dévotion. Le 27 août, depuis l'appartement du Roi elle assiste, comme du haut d'un promontoire, au départ de Madame Clotilde. Elle doit évoquer les régions que traversera la fiancée pour rejoindre Turin, l'entrée dans la cité, le peuple en délire, l'accueil du roi ; le prince et la princesse de Carignan seront témoins de ces fêtes, et à travers la distance ils essayeront de se représenter quelle est la vie de leur fille. Ce qu'elle a enduré est pire, plus lourd, plus impitoyable qu'ils ne peuvent se le figurer. À certaines heures, elle se sent seule, désespérément seule.... Pourtant, à la Cour de France, elle est aussi heureuse qu'elle peut l'être, et ce bonheur il va falloir l'interrompre pendant des jours interminables, parce que son beau-père a reçu la mission de partir pour l'austère Bretagne et qu'elle-même a été priée par lui — ce qui est plus impérieux qu'un ordre — de l'accompagner. Elle n'est pas une femme de devoir, elle n'est pas l'esclave des principes : elle se plie exclusivement aux injonctions de ses affinités sentimentales. Pour elle, tout sacrifice sera d'autant plus élevé qu'il sera un sacrifice d'amour, fait à l'amour. Que savons-nous, d'après les documents précis, de cette crise liminaire ? L'histoire est sobre de détails. Les adieux d'avec Marie-Antoinette furent douloureux. Il y a dans l'excès même de leurs sentiments quelque chose, au fond, de très naturel. La plupart des femmes sont enclines à exagérer dans un sens ou dans un autre leurs impressions. Chez des impulsives, telles que Marie-Antoinette et la princesse de Lamballe, ces débordements s'expliquent aisément. La Reine est Viennoise : une emballée ; elle a débarqué en France la tête pleine de rêves, et elle a été déçue. La princesse de Lamballe s'est accrochée à elle. C'est une grande nerveuse. Elle réagit péniblement contre les surprises de la vie. L'une et l'autre ont dû verser, conformément aux usages de l'époque, des torrents de larmes. Entre femmes, l'amitié peut être tout aussi loyale qu'entre hommes, avec, sans doute, de la coquetterie en plus qui fait apprécier la beauté et provoque l'agrément de se savoir douée de séduction et admirée. Il y a aussi, inconsciemment, l'anxiété devant les menaces de trahisons ou de perfidies, la crainte de se retrouver le lendemain adversaires aussi irréductibles qu'amies inséparables la veille. Ni Marie-Antoinette, ni la princesse n'avaient de doutes l'une sur l'autre ; déjà elles avaient pris l'habitude de vivre attachées à la même chaîne, et lorsqu'il fut question de se séparer, serait-ce pour une durée limitée, il sembla que celle qui restait, comme celle qui s'éloignait, dût être condamnée à l'exil. Il ne s'agissait pas de résister : le Roi avait parlé ; le duc de Penthièvre avait à prévenir ses volontés ; la princesse de Lamballe à se soumettre sans murmurer. Le duc de Penthièvre avait été gouverneur de la Bretagne jusqu'en 1747. Il avait abandonné la province, en la laissant dans une situation calme et excellente. Dès 1764 et 1765 éclatèrent quelques troubles. Ils avaient leurs origines dans les querelles qui s'étaient manifestées en 1758 et aggravées en 1765, date à laquelle le Parlement de Rennes fut suspendu dans ses fonctions. Louis XV, sous l'influence de Maupeou, convoqua les Parlements. En Bretagne, M. d'Aiguillon était lieutenant général et optait pour la manière forte ; M. de La Chalotais, procureur général du Roi, son adversaire, fut fait marquis : il était susceptible et ne pardonnait pas les bons mots que l'on répandait sur son compte. La Bretagne jouissait du privilège qui était accordé à elle seule et qui remontait au mariage de Charles VIII et d'Anne de Bretagne. Elle payait à titre de dons les impôts qui, dans les autres provinces, étaient simplement levés. Elle entendait ne pas y renoncer. La population indépendante se rebiffait contre les menées du duc d'Aiguillon, qui prétendait la mater, sans autre forme de procès. N'était leur haine séculaire contre l'Angleterre, les Bretons eussent appelé à leur secours les Anglais. La guerre civile était sur le point d'éclater. C'est alors que Louis XVI chargea le duc de Penthièvre de rétablir la paix et de tenir les États de Bretagne et lui donna pour instruction : Faites-moi aimer. Le programme n'était pas compliqué ; il n'en était pas moins difficile à réaliser ; Louis XVI n'étant pas personnellement connu, cependant que le duc de Penthièvre jouissait d'une grande popularité. La Reine consentit, non sans peine, à ce que la princesse de Lamballe le rejoignît quelques jours après son départ. Le duc arriva, le 17 décembre 1774, à Rennes, incognito. Il aimait la simplicité et, selon le vœu qu'il en avait exprimé, la noblesse ne vint pas au-devant de lui. Des illuminations inévitables l'accueillirent toutefois. Le 20 décembre, la princesse de Lamballe fait son entrée à Rennes, saluée par les applaudissements, ainsi que par le marquis de Serent et l'Evêque. Elle plaît par son élégance, par sa grâce, par son affabilité. Déjà on la considère comme la personne la mieux désignée pour opérer un rapprochement entre la Bretagne et le Roi. Elle s'adapte aux coutumes locales. En compagnie de son beau-père, elle traverse à pied la ville pour visiter les différentes églises. Ils édifient la foule par leur piété. Des galas homériques célèbrent leur passage. Le duc de Penthièvre offre des banquets à tous les ordres de l'État. Il obtient que, sans déroger de ses privilèges, la Bretagne se plie de bonne grâce aux exigences du Roi. Il disait : Je ne veux point d'honneur, je ne veux que des cœurs. Et, par la voix de leur évêque, les Bretons répondaient : Ils sont à vous. Le lundi 9 janvier, les députations demandaient au duc d'accepter un présent de 100.000 livres, et à la princesse de Lamballe des diamants de même valeur. Ils refusent. Métra rapporte que, pour commémorer la pacification, les comédiens jouèrent une allégorie : Le Couronnement du Roi, dans laquelle le duc de Penthièvre trouve des allusions à Louis XV qui lui déplaisent, car il vénère sa mémoire. Il réussit à ne pas froisser, serait-ce par ses bienfaits, cette noblesse bas-bretonne, qui était particulièrement fière, jusqu'à s'en montrer ombrageuse. Mme de Lamballe ne cesse de le seconder. Elle n'était nullement douée d'esprit politique et n'avait aucun goût pour les combinaisons d'aucune sorte ; elle n'était pas réputée supérieurement intelligente ; elle était bonne et elle devait à son intuition, mieux qu'à ses autres facultés, un tact et une finesse qui ne la trompaient pas. Qu'aurait-il servi de raisonner avec cette race taciturne ? Les Bretons souffraient dans leur âpre dignité ; ils souffraient aussi par des misères matérielles : une charité qui savait s'ignorer elle-même, plus que l'habileté et la discussion, serait efficace pour atténuer les rancœurs et pour panser les plaies de la misère. Le duc de Penthièvre et sa belle-fille s'y employèrent avec autant de douceur que de dévouement. Il y avait, parmi cette petite noblesse, des pauvres, réduits à exercer la profession de porteurs de chaises pour ne pas mourir de faim. Le duc recueillit leurs enfants, la princesse de Lamballe se chargea de les placer à Saint-Cyr ou à l'École militaire. Au nombre des marmitons engagés par les officiers du duc, il y a un adolescent dont la princesse distingue le joli visage et les manières plus raffinées que celles de ses compagnons. Elle l'interroge : il s'appelle Jean. Il n'a plus ni père, ni mère. Il est seul. À son âge, il ne peut songer à travailler la terre. Il avoue que son grand-père lui a laissé une liasse de parchemins qu'il ne parvient pas à déchiffrer. Mme de Lamballe exprime le désir de les voir. Elle les examine avec le duc de Penthièvre et ils découvrent que ce jeune garçon avait eu pour aïeul Jean III, fils d'Artus III, duc de Bretagne, mort en 1341. Ce Jean III avait eu un bâtard qui ne put lui succéder aux États, et le jeune Jean descendait de lui en ligne directe. Ses protecteurs le placent au collège de Rennes et ne cesseront plus de s'occuper de lui. Quelquefois, la princesse de Lamballe ne peut se défendre de certaine malice devant l'extrême bonté du duc de Penthièvre. Un jour, dans son cabinet de travail, elle assiste à la présentation d'une femme dont la laideur lui inspire une sorte de répulsion. Elle voit le duc l'embrasser avec autant d'empressement que si elle avait été jolie. À grand-peine la princesse se contient. Elle se penche à l'oreille de sa voisine et elle murmure : Oh ! il est bien malheureux que papa n'ait point quelques jolis péchés à expier, car cette embrassade lui vaudrait des indulgences.... Pendant ce temps, la Reine s'ennuie : l'étiquette l'importune ; elle se sent en prison dans son palais, et son amie est la seule avec qui elle puisse librement s'épancher. On nous dira que la princesse de Lamballe était très attachée au cérémonial, ce qui est probable dans les circonstances qui l'obligeaient à paraître et à se montrer à la hauteur des fonctions qui bientôt allaient lui être confiées. N'empêche qu'à d'autres heures elle savait s'affranchir des usages de la Cour et s'accorder quelque indépendance de manières et d'esprit. À Turin, elle ne vivait point asservie aux rigueurs de l'étiquette et il ne paraît point illogique qu'à Trianon elle essaya de recouvrer l'insouciance qu'elle avait connue au château de Raconigi. Sans doute, ce goût pour le grand air fut-il encore pour rapprocher les deux exilées, car elles demeurèrent, l'une et l'autre, comme hantées par les souvenirs de leurs pays d'origine. Marie-Antoinette se laissait aller aux élans de sa nature qui n'était pas dépourvue de gaminerie, plus exactement d'une gaieté viennoise, qu'elle avait emportée avec elle. Et la princesse de Lamballe, oubliant un instant ses devoirs, le respect envers sa souveraine, cédant à la nostalgie qui l'attirait vers l'Italie, ne résistait pas aux fantaisies de celle qui la considérait à l'égal de sa meilleure amie et retrouvait seulement le sentiment de la déférence lorsqu'il s'agissait de se dévouer à elle. Pour Marie-Antoinette, qui rêvait peut-être d'une fleur d'Allemagne apportée par quelque gentilhomme, cette Casilda représentait l'espérance et répandait autour d'elle la clarté de son sourire. Il y avait déjà une manière de romantisme dans ces deux imaginations. Les lettres de la Reine distrayaient la princesse de Lamballe du rôle austère qu'elle assumait auprès du duc de Penthièvre. Assurément elle n'était pas soucieuse de briller, de se répandre, de se multiplier, en s'affichant à la Cour et dans les fêtes ; il lui plaisait d'occuper sa place auprès du père de son mari, de soutenir l'homme qui soulageait tant d'infortunes, et peut-être même jouissait-elle d'un sourd orgueil â sentir qu'elle remplissait une mission utile à la Cour et, partant, à la Reine, en accomplissant ce voyage en Bretagne. Néanmoins, la vue seule de l'écriture qui traçait sur ces feuillets la pensée de Marie-Antoinette, qui lui parlait de Versailles, du vide qu'y laissait son absence, la ramenait par un détour sentimental aux devoirs de la tendresse qu'elle avait vouée à sa souveraine ; cette tendresse devint absorbante. Marie-Antoinette fut d'abord charmée d'être écoutée, admirée, comprise. La princesse jouait auprès d'elle le personnage discret des confidentes dans les tragédies classiques, ces confidentes si intuitives qu'elles sollicitent l'aveu des secrets les plus reclus et qu'elles s'effacent au point de faire croire qu'elles-mêmes n'ont pas d'histoire. Celle de la princesse de Lamballe pourtant était pathétique et l'on s'imagine que la Reine lui prêtait une oreille curieuse. À cette époque de leur amitié, elle se figura que la princesse lui était indispensable pour être heureuse et elle voulut se l'attacher par des liens indissolubles. Quelle ivresse pour la princesse de Lamballe de la revoir, de la servir exclusivement, ne serait-ce que pour ramener sur son beau visage une expression de gaieté, au prix même de sa souffrance à elle. Avec une croissante inquiétude, elle s'était soumise aux décisions qui la retenaient en Bretagne. De jour en jour, elle espérait avec plus d'angoisse l'ordre qui la rappellerait à Paris. Enfin, après deux mois interminables, arrive le message qui lui permet de rentrer à Versailles. Elle devance le départ du duc de Penthièvre de quelques jours. Aussitôt elle court chez la Reine qui la conduit au cabinet doré. Quelle est sa surprise, quel est son enchantement, lorsqu'elle aperçoit, peint sur la glace, son propre portrait que Marie-Antoinette avait voulu garder constamment sous son regard. Elles se jurèrent de ne plus se séparer. La Reine allait lui prouver que sa pensée était sincère. Pour fêter son retour par une coïncidence voulue, remarque M. Bertin, Marie-Antoinette célébrait la présence de son frère, l'archiduc Maximilien. Il y eut une fête, avec un intermède italien, suivi d'un bal dans le salon d'Hercule. Après le sommeil de l'exil, quel délicieux réveil !... Déjà avant le voyage de la princesse de Lamballe avaient circulé certains bruits : on parlait de hautes fonctions pour elle, à la Cour. Peu à peu, ces rumeurs s'accréditèrent et prirent consistance. Encore convenait-il que le titre qui lui serait conféré ne fût pas indigne d'elle. Les charges — ce que l'on désignait sous cette appellation — étaient en somme-assez réduites. Il y avait celle de gouvernante des Enfants de France et celle de surintendante de la Maison de la Reine. Dès le couronnement de Marie-Antoinette, Mme de Lamballe était désignée pour devenir surintendante. Elle jouissait auprès de la souveraine d'un crédit illimité et elle en usait, à cette époque, avec discrétion. Toutefois, elle avait déjà obtenu en faveur de sa famille certains avantages dont on commençait à murmurer. Les comtesses de Provence et d'Artois avaient été sollicitées par le prince de Carignan — le roi de Sardaigne ne lui avait rien concédé — pour que fût accordé à son fils Eugène un établissement à la Cour de France. Il se heurta au refus des ministres. Mais Mme de Lamballe professait pour son frère une tendresse profonde et ne se tint pas pour battue. Elle intervint auprès de la Reine, l'implora à son tour, s'adressa à la bonté du Roi. Il était faible ; Marie-Antoinette régnait sur lui. Il donna, sans prendre l'avis des ministres, sans s'arrêter aux noms des officiers qui aspiraient au grade de colonel, le commandement d'un régiment d'infanterie au prince de Carignan, avec une pension de trente mille livres. Cette faveur parut excessive à la Cour et provoqua son mécontentement. Les murmures en parvinrent à Marie-Thérèse. Elle vit là une ingérence prépondérante du Piémont, qui la gênait. Elle exhorta sa fille à ne pas s'engager plus avant avec la princesse de Lamballe. Ces conseils ne troublèrent en aucune manière Marie-Antoinette qui redoubla de bonté envers son amie. Elle promit, convenant de la justesse de ses remontrances, de se montrer plus raisonnable à l'avenir, mais pour cette fois elle obéit à un sentiment personnel auquel elle ne dérogea point. En juin 1775, le prince de Carignan se rendit avec ses deux fils à Versailles, afin de les présenter aux souverains et à la famille royale. Ils voyageaient incognito sous le nom de marquis de Marène, de comte de Salussole et de comte de Villefranche. L'ambassadeur de Sardaigne les présente à la Cour où les conduit le sieur La Live de la Biche, introducteur des ambassadeurs. La princesse de Lamballe, afin de recevoir dignement son père, alla au-devant de lui et mena sa famille à l'hôtel de Toulouse, dans les appartements qui lui étaient réservés et où les reçut le duc de Penthièvre. Le soir, le prince de Carignan soupe chez le duc avec son second fils. M. Bertin rapporte : Il évita, lit-on dans les documents, de prendre la main sur eux ni de la leur donner et se servit à cet effet du moyen de les prier de vouloir bien servir d'écuyers à sa belle-fille. Le lendemain, il rendit visite à ses hôtes. Le 2 juillet, la princesse de Lamballe offre à souper : elle convie son père, sa belle-sœur et ses frères. Ses pages portent aux dames et aux privilégiés leurs invitations ; les gens de livrée remettent la convocation aux autres hommes, encore que, paraît-il, ce furent les pages qui y ont été, mais c'est par erreur. De nouveau, le duc de Penthièvre évite de prendre le pas sur l'ambassadeur de Sardaigne et les princes de Carignan. Encore que la présence de sa famille à Paris et à Versailles la réclamât constamment, la princesse de Lamballe ne relâche point son assiduité auprès de la Reine. Elles se promènent en cabriolet, s'amusent aux courses de chevaux. Elles manifestent les mêmes goûts sur les modes, et ce sont entre elles discussions futiles autour de plaisirs sans cesse renouvelés, de menus propos qui les remplissent de joie. La reine optera-t-elle pour la simarre à la turque ou pour le déshabillé Henri IV ? Se coiffera-t-elle d'un serpent ou d'une massue ? À la reprise d'Iphigénie, elle se montre sous un bonnet qui doit représenter des montagnes, des prairies, un jardin anglais, tout un paysage qui pèse sur son front et détaillé avec un luxe qui soulève les critiques populaires. Les libellistes ne restent pas indifférents à ces jugements ironiques. Des pamphlets blâment cette singularité. D'autres dénoncent ses promenades matinales dans le parc de Marly. La princesse de Lamballe jusqu'alors est immunisée contre les attaques. Les éclats de cette boue ne l'atteignent pas encore. On envie les faveurs dont elle est l'objet ; on en parle sous le manteau, mais l'on est bien obligé de reconnaître qu'elle ne demande rien pour elle-même, qu'elle se contente de l'affection de Marie-Antoinette et qu'elle est désintéressée. La princesse de Lamballe est absorbée par ses soucis privés : elle sait que la princesse de Carignan, sa mère, est malade. Elle attend avec angoisse des nouvelles. Justement, la duchesse de Chartres, sa belle-sœur, sous le nom de comtesse de Joinville, fait un voyage en Italie où elle est fêtée tout le long du parcours. À Turin, elle se rend chez les Carignan. La princesse se sait atteinte et soupire, en songeant que, peut-être, elle ne reverra jamais sa fille. Mais, à son retour en France, la duchesse de Chartres rassure entièrement sur sa santé la princesse de Lamballe, ainsi que le duc de Penthièvre, et, dès lors, délivrée de ce tourment, l'amie de Marie-Antoinette n'a plus qu'à suivre les suggestions de la Reine et qu'à s'y conformer. L'administration de la Maison de la Reine était complexe. Elle exigeait de l'autorité personnelle. La moindre erreur de conduite déclenchait le mécanisme des intrigues et produisait les plus fâcheuses répercussions. La Maison de la Reine comportait en effet de 15 à 20 services, qui s'étendaient sur l'écurie et régnaient sur la cuisine, en passant par la chapelle et la chambre. Ces services comptaient environ 500 charges, qui se chiffraient par des traitements montant à 4.000.000 de livres. Là se croisaient et se heurtaient souvent les ordres qui entraînaient les contrordres et que distribuaient de grands seigneurs et de nobles dames, rivalisant de zèle entre eux et par conséquent se jalousant. En particulier se considéraient d'un regard hostile, ou du moins aisément effarouchable, la dame d'honneur qui commandait à tout ce qui avait trait à la chambre de la Reine et la dame d'atour dont les pouvoirs s'étendaient sur tout ce qui concernait la garde-robe. Circonstance aggravante, la première dame avait le pas sur la seconde, qui ne lui pardonnait pas cet avantage. En 1661, Mazarin avait nommé Olympe Mancini à la charge de surintendante. Olympe Mancini avait épousé Maurice de Carignan, grand-oncle de la princesse de Lamballe. Cette parenté ne constituait pas un titre pour désigner à cette charge sa petite-nièce, ni surtout pour l'imposer. Mlle de Clermont en avait été la dernière titulaire. En effet, Fleury, ayant constaté que la surintendante était la cause de constantes querelles, avait résolu de la supprimer. Le poste était vacant depuis lors. Déjà dès février-mars 1775, Marie-Antoinette avait songé à le rétablir en faveur de son amie. La Cour s'en émut et les intrigues s'éveillèrent. Elles couvaient depuis juillet 1774 : Mme de Cossé, qui était dame d'atour, n'appréciait pas la despotique comtesse de Noailles, qui était dame d'honneur et qu'elle avait surnommée Mme l'Étiquette. Arguant de son état de santé, Mme de Cossé résolut de se retirer et l'opinion désigna pour lui succéder la princesse de Lamballe. Aussitôt la comtesse de Noailles en prit ombrage. Mme de Cossé fut sommée de ne pas quitter sa fonction. C'est alors que l'on commença à parler du rétablissement de la charge de surintendante. Le 18 mars, Mercy-Argenteau mande à Marie-Thérèse qu'il espère que nul changement ne se produira à la Cour. Peu après il invoque contre le choix de la princesse de Lamballe, l'état de ses nerfs. Il parle de faiblesses et de convulsions. L'Impératrice, qui ne soupçonne pas pour son propre compte ces misères, les traite de grimaces et s'interpose pour retenir Mme de Cossé et pour empêcher la princesse de Lamballe de la remplacer. En 1775, Mercy informe Marie-Thérèse que Mme de Cossé a démissionné, la santé de son fils étant menacée par des faiblesses dans les jambes. Elle doit se consacrer à lui. Elle renouvelle sa demande : cette fois, Marie-Antoinette n'ose pas lui refuser la liberté. D'autre part, il n'est bruit que du départ de la comtesse de Noailles, devenue la maréchale de Mouchy, et qui accompagne son mari, nommé gouverneur de la Guyenne. Marie-Antoinette éprouvait de l'antipathie pour celle qui ne cessait de la brimer par ses incessants rappels à l'étiquette. Elle ne cherche pas à la convaincre de revenir sur sa résolution. Le 28 juillet 1774, déjà l'abbé Baudeau écrivait : Madame sa pédante épouse — Mme de Mouchy — se retire parce que Mme la princesse de Lamballe va être surintendante. De son côté, Mercy en informe sa souveraine avec un certain scepticisme : il ne s'inquiète pas outre mesure de cette éventualité ; il convient de mettre la princesse à l'épreuve et de voir si elle sera capable de remplir sa tâche. Il est aisé de deviner qu'il s'attend à un échec. Encore que Marie-Antoinette l'ait prié de ne rien laisser transpirer de cette nouvelle qui lui cause une joie profonde, il en disserte à loisir avec Marie-Thérèse, il la rassure : la princesse de Lamballe se brûlera et son crédit ne sera pas éternel. Tout à son bonheur, Marie-Antoinette l'exalte auprès de sa mère : le Roi lui a permis de choisir sa surintendante. J'espère, écrit-elle, que ce que ma chère maman apprendra de la princesse de Lamballe lui persuadera qu'il n'y a certainement rien à craindre de sa liaison avec mes belles-sœurs. Elle a toujours eu une bonne réputation et n'a pas du tout le caractère italien. De son côté, Breteuil loue la princesse de Lamballe en termes que Mercy consent à approuver jusqu'à nouvel ordre. Le consentement du Roi n'avait pas été arraché sans peine. On assure, mandait Mme Campan, que Marie Leczinska avait prononcé que cette charge avait un pouvoir trop étendu dans les maisons des Reines pour ne pas mettre souvent des entraves à leurs volontés. D'autre part, Louis XVI est décidé à réaliser des économies. Il tergiverse, mais il finit comme toujours par céder. Aussitôt cette désignation est violemment commentée et soulève des controverses. La princesse de Lamballe débute sous le signe de la malveillance ; elle sera peu à peu prisonnière des calomnies. Elle est bien princesse du sang par son mariage, mais princesse légitimée, ce qui autorise les princesses du sang à demander pour elles-mêmes la place. Mme de La Marche, sous l'influence du prince de Conti dont elle est la belle-fille, réclame au nom de ses droits d'aînesse ; le prince de Condé rappelle que Mlle de Clermont, sa tante, avait été surintendante ; cette parenté crée des titres à sa fille. Les deux rivales, toutefois, se mettent d'accord pour ménager l'échec de Mme de Lamballe. Leurs attaques comme celles de Mercy n'ébranlent pas la volonté de Marie-Antoinette qui obtient, en date du 16 septembre, lettres patentes du Roi, nommant son amie, et que cite tel quel M. Bertin : Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre à tous ceux que ces présentes lettres verront, salut. La Reine, notre très chère épouse et compagne, nous ayant fait connaître le désir qu'elle a que notre très chère et très aimée cousine la princesse de Lamballe soit pourvue de l'état et charge de chef du conseil et surintendante de la maison, notre tendresse pour ladite dame Reine et la connaissance que nous avons des grandes qualités de notre cousine nous ont déterminé à y defférer (sic), à ces causes et autres grandes considérations et à ce nous mouvant nous avons donné et octroyé et par ces présentes signées de notre main, donnons et octroyons à notre très chère et très aimée cousine Marie-Thérèse-Louise de Savoie-Carignan, veuve de notre très cher et très aimé cousin le prince de Lamballe, l'Etat et charge de chef du conseil et surintendante de la Maison de la reine, pour, par notre dite cousine l'avoir, tenir et exercer, en jouir et user aux honneurs, pouvoir, fonctions, autorités, privilèges, prérogatives, prééminences qui y appartiennent aussi et de la même manière qu'en a joui ou dû jouir la feue Delle de Clermont, et aux gages, états, pensions, hôtelages, livrées et autres droits revenus et émoluments qui seront employés dans les Etats de ladite dame Reine, bien que le tout ne soit icy plus particulièrement expliqué, et ce tant qu'il nous plaira. Mandons à notre très cher et bien-aimé cousin le sieur comte de Saulx, chevalier de nos ordres et chevalier d'honneur de ladite dame Reine, au premier maître, Mses ordinaire et de quartier en son hôtel, controlleurs (sic) généraux de sa maison et tous autres qu'il appartiendra qu'après que notre dite cousine aura prêté entre les mains de ladite dame Reine le serment, en tel cas requis, ils ayent à faire registrer ces présentes ès registres à papiers en son hôtel et chambre aux deniers et de leur contenu jouit (sic) et user notre dite dame cousine pleinement et paisiblement lui obéir et entendre de tous ceux et ainsi qu'il appartiendra ces choses concernant ladite charge. Mandons en outre au trésorier général de la Maison de ladite dame Reine, que lesdits Etats, gages, pensions et autres droits il ait à lui payer, prochain au terme (sic) et en la manière accoutumée suivant les Etats qui en seront expédiés, sur ses simples quitances (sic), et rapportant ces présentes, ou copie d'icelles duement collationnées pour une fois seulement, tout ce qui lui aura été payé à cette occasion, sera passé et alloué en la dépense de ses comptes par nos mués et feaux conseillers. Les gens de nos comptes à Paris auxquels mandons ainsi le faire sans difficulté, car tel est notre plaisir en témoin de quoi nous avons fait mettre notre Scel à cesd. présentes. Donné à Versailles, le 16e jour de septembre l'an de grâce 1775. Ce style solennel masque la galanterie du Roi envers la Reine ; sous ces formules on devine que Louis XVI cède aux seules injonctions de Marie-Antoinette et en use à son corps défendant. La princesse de Lamballe prête serment le 18 septembre, disent certains historiens ; d'autres indiquent le 19. Il se forma une cabale pour restreindre les pouvoirs de la surintendante. Il convenait de trouver un précédent et on le chercha. On finit par découvrir un règlement pour Mlle de Clermont qui datait de 1725. Malheureusement il avait été édicté pour élargir ses fonctions. C'était fâcheux. Mercy-Argenteau, qui travaille dans la coulisse, s'emploie à faire établir un nouveau texte. L'abbé Vermond en propose un qui a le mérite d'être clair. Il n'éprouvait guère de sympathie pour la princesse, l'abbé Vermond, et l'occasion lui fut heureuse pour l'accabler. Il prétendait, d'après son écrit, que la surintendante n'était pas qualifiée pour donner des ordres aux officiers de la Maison et qu'elle était seulement chargée de les leur transmettre ; elle ne devait pas non plus faire de nominations ni présider le conseil. C'était annihiler toute son autorité et lui enlever toute initiative. Fort de l'approbation de Malesherbes, le règlement fut remis au Roi. La Reine, à son tour, l'eut sous les yeux et, sans doute, n'en devinant pas le caractère perfide pour son amie, le signa. Invitée à y apposer son nom, celle-ci prit conseil du duc de Penthièvre qui, chatouilleux sur le point d'honneur, démasqua la manœuvre et conseilla à sa bru de renoncer à la charge sous cette forme. Finalement, la princesse de Lamballe y gagna : elle se rendit auprès de la Reine, lui ouvrit son cœur et vit rétablir à son profit le traitement qui avait été celui de Mlle de Clermont, soit 50.000 livres. À en juger sur la correspondance de Mercy, le ministre refusa son approbation, et de nouveau la Reine dut entreprendre une campagne avant d'obtenir le consentement du Roi. La princesse de Lamballe peut s'imaginer qu'elle demeurera à jamais au sommet où l'a portée la faveur royale. Les États de Bretagne lui envoient une adresse qui atteste le souvenir qu'ils ont gardé de sa visite. Elle répond : A Paris, 8 octobre 1775. Je suis très sensible, Messieurs, à la marque d'attention que vous me donnez au sujet de ma nomination à la place de Surintendante de la Maison de la Reine ; recevez-en, s'il vous plaît, mes remerciements. La province de Bretagne ne me rendrait pas justice si elle doutait des sentiments que j'ai pour elle ; je désirerai toujours pouvoir lui donner les témoignages de ce qu'ils m'inspirent à son égard. Je vous prie d'être persuadés, Messieurs, de la sincère estime que j'ai pour vous. Avec cette sorte de candeur qui la faisait vivre dans l'ombre de la Reine, peut-être se figurait-elle que les intrigues étaient terminées. L'avenir allait lui démontrer que sa tour d'ivoire n'était pas inexpugnable. |