DÉPART DE TURIN — ARRIVÉE À CHAMBÉRY — PREMIÈRE RENCONTRE À NANGIS — ARRIVÉE ET FESTIN À PARIS — LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE ET LA VIE À LA COUR — LES ILLUSIONS PERDUES — MALADIE ET MORT DU PRINCE DE LAMBALLELA lecture du contrat achevée, le roi prend la plume des mains du comte de Caissoti de Sainte-Victoire et signe. Au-dessous du sien inscrivent leur nom le duc de Savoie et la duchesse Marie-Antoinette de Bourbon d'Espagne ; Charles-Emmanuel, leur fils ; le duc de Chablais ; les parents de la mariée ; Choiseul, qui représente le duc de Penthièvre, et Victor de Carignan qui remplace le prince de Lamballe. Enfin, c'est le tour de Marie-Thérèse. La coutume exige que la plume ne lui soit pas tendue et que d'un geste personnel elle engage sa foi. Solennel, le cortège se met en marche le long de la galerie Daniele. On imagine, comme écrasée par le cérémonial, la petite princesse avançant sous son voile, les yeux baissés, le cœur battant lourdement, car elle se sait l'objet de l'attention qui se concentre sur elle. Dans cette atmosphère, dans ce luxe royal, ses idées se brouillent. Et puis ce n'est pas encore l'engagement qui, loin des siens, va la fixer dans l'exil : son futur mari n'est pas là ; c'est une répétition générale qui la place, belle et pudique, devant ses parents qu'elle aime et qui ne la laisseraient pas s'en aller, si elle ne partait pas pour être heureuse. Ce mariage par procuration lui accorde un répit, une trêve dans la mêlée de la vie, qui, du château souvent désert, la rejettera sur l'opulence et la richesse. Et soudain devant elle se dresse, dans la galerie, un autel : Monseigneur le cardinal Victor-Amédée della Lanze la reçoit en grande pompe. Elle s'agenouille sur un coussin ; près d'elle, elle aperçoit un jeune homme qui exécute le même mouvement qu'elle. Est-ce le prince de Lamballe ? Il y a en elle de la curiosité et de l'effroi. L'heure approche de la séparation. Elle tremble à l'idée d'être enlevée par un inconnu que secrètement elle désire connaître. Peut-être se sent-elle défaillir : mais non ; ce n'est pas encore le ravisseur charmant qui se tient à ses côtés : c'est le prince Victor, c'est son frère.... Le cardinal della Lanze prononce une courte allocution, puis, après le prince Victor, la princesse se lève, fait devant le souverain une profonde révérence ainsi que devant ses parents, et elle prononce les paroles qui la lieront à jamais. La princesse est jeune, elle est presque encore une enfant. Et pourtant elle sait — à en juger sur sa conduite future — ce que signifient les mots : Bonne et mauvaise fortune, maladie et pauvreté, et déjà, inconsciemment, elle consent entièrement son sacrifice, sous le rayonnement des cierges et dans l'harmonie des oraisons. Le roi la conduit dans la chambre de parade qui fut celle où la reine expira. Est-ce le moment qu'il choisit pour lui demander, à voix basse, de seconder les vœux qu'il forme pour le mariage de ses petites-filles en France ? Contrairement à ce qu'ont affirmé certains historiens, M. Raoul Arnaud, dans son excellent et remarquable ouvrage sur la princesse de Lamballe, si sûrement documenté, déclare qu'il n'y eut ni repas, ni simulacre de la consommation du mariage. Il a été raconté, en effet, que la princesse se serait couchée et que, près d'elle, sur la couverture, se serait étendu le prince Victor, son frère, déchaussé d'un pied, devant la Cour, pour assurer, à la princesse, en cas de mort du prince de Lamballe, le douaire. Mais le duc de Penthièvre et son fils manifestaient, assure-t-on, de l'impatience à la voir arriver. Son départ fut fixé pour deux heures. Discrètement, le roi la congédia afin de lui permettre de dîner et se reposer. Ses parents la ramenèrent au Palais Carignan. Sur son passage se massait la foule qui, comme le jour de sa naissance, l'acclama et, à travers les vitres du carrosse, la princesse de Lamballe s'inclinait en souriant. Eut-elle le pressentiment que, pour la dernière fois, elle allait regarder son père et que pour la dernière fois aussi sa mère la serrerait dans ses bras ? Elle pouvait concevoir de belles et légitimes espérances. Sans doute, elle devait éprouver de l'inquiétude en mesurant la distance qui la séparerait de Turin, cependant que la princesse de Carignan, qui avait tant désiré cette union, en entendant ses pas résonner dans le palais vidé par le départ de sa fille, dut ressentir de cruelles angoisses. Serait-elle l'ornement ou la proie de la Cour de France ? Elle respirait innocemment le printemps de sa vie, ainsi qu'elle avait respiré les senteurs des feuillages à Raconigi, elle se préparait à se donner une fois pour toutes, et déjà les intrigues tissaient autour d'elle leurs toiles d'araignée. Il est vrai, quand sa mère l'avait interrogée au sujet de ce mariage, elle n'avait pas montré de répulsion à le contracter. Mais, dans ces sortes d'arrangements entre deux Cours, les préférences personnelles n'ont pas de part, et Mme de Carignan était peut-être seule à savoir quelles étaient les vertus et la sensibilité de son enfant. Elle n'ignorait pas qu'elle fût maladive, que sa santé réclamait des ménagements et elle aurait voulu la recommander à son mari, le supplier de veiller sur elle, de l'entourer de mille prévenances.... Les arguments de sentiments ne comptent pas. La princesse de Lamballe avait atteint l'âge de se marier. Sa destinée était tributaire de raisons supérieures, avec lesquelles on ne discute pas, de la plus implacable de toutes : la Raison d'État. Elle avait, petite créature toute frissonnante d'anxiétés, oscillant entre la joie qu'elle devinait et les horreurs qu'elle supposait exister — mais pour d'autres que pour elle —, à servir la politique à laquelle elle ne comprenait rien. Pour l'histoire, pour le monde, le reste était silence, pour tout l'univers, hormis pour la princesse de Carignan qui, en pareille heure, était seulement une mère qui livrait sa fille aux mystères de l'exil. Et tout s'enchaînerait désormais dans cette tragédie, parce qu'un jour de janvier 1767 l'ambassadeur de France avait sollicité la main de Mlle de Carignan pour un prince du sang. Les adieux l'arrachèrent aux siens. Elle monta dans son carrosse, escortée par le prince Victor de Carignan, son frère, et par le duc de Chablais, le plus jeune fils de Charles-Emmanuel III, qui l'accompagnèrent jusqu'à Suze. Elle traversa Turin en fête, au milieu des Vivats ! et des acclamations qui montaient vers elle. Mais les limites de la cité franchies, elle tomba dans une profonde prostration. Ce n'était déjà plus l'illusion enchanteresse.... Cela dura jusqu'à Suze où, de sa rêverie, la tirèrent les honneurs militaires qui lui furent rendus. Elle pouvait croire ainsi que les fêtes de son mariage se prolongeaient et qu'elle pénétrerait en pays étranger précédée par la renommée et saluée par le peuple. Très vite, elle fut détrompée : les deux princes qui étaient montés dans son carrosse sont obligés de se séparer d'elle, et elle poursuit la route en compagnie de quelques dames. L'écho des douze coups de canon qui l'ont saluée lors de son entrée à Suze s'est effacé : maintenant elle roule tout d'une traite vers Novalèze, petit village de 150 à 200 habitants, au pied du mont Cenis. La princesse avait accoutumé de reposer son front sur un mol oreiller, de s'étendre sur un lit duveté : ici, il lui faut camper dans une exécrable auberge, sur une mauvaise couche, bien contente encore de trouver ce gîte. Dès le lendemain, par des chemins presque impraticables, elle continue son trajet. Il était d'usage courant en pareil endroit de retirer les roues de la voiture et de la faire transporter à bras par les hommes de Novalèze, vigoureux montagnards, réputés pour leur force. Prudemment, — elle ne se sentait pas en parfaite sécurité morale — elle arriva à Modane. Quelle impression de solitude dans cette étroite et profonde vallée, serpentant parmi les sommets qui l'écrasent, les pentes neigeuses, et ayant l'air d'être bouchée par une infranchissable paroi de rochers. Les ombres tombent sur les masures et les bruissements du torrent s'accusent en coulant et rebondissant dans le tunnel des ténèbres. C'est une sensation de monde perdu, de chaos. Les loups hantent le paysage. Il est permis de supposer que ces épisodes la distrayaient de sa mélancolie. Sa jeunesse tendait vers la paix du cœur et l'amour la bercerait pour lui faire oublier ses épreuves. A Chambéry enfin elle recouvra la sensation d'un pays civilisé. Le gouverneur la reçut par une décharge d'artillerie qui dissipa le silence dont son âme était emplie. Elle ouvrit largement les yeux sur la lumière, mais déjà le carrosse s'arrêtait au seuil d'une vaste construction qui dominait le Gruyer. Le porche épais et lourd ouvrit ses battants qui se refermèrent aussitôt. Devant elle, des religieux s'inclinaient. Elle descendit et les suivit dans une salle du monastère. Ce n'était plus la solitude en pleine nature, la majestueuse, l'écrasante solitude de l'espace libre. C'était l'auguste recueillement de la piété dans une senteur fanée d'encens, dans le demi-jour qui s'infiltrait à travers les vitraux. L'étiquette exigeait qu'elle changeât de vêtements, des pieds à la tête, pour se parer des habits que son mari avait envoyés au-devant d'elle. On se la représente, amusée par ces obligations, se mirant dans quelque glace apportée par l'une de ses femmes, disputée entre le regret kle ne pas pouvoir se faire admirer par sa mère et le naïf orgueil d'entrer en possession de son rôle. Ne devenait-elle pas, sous ce déguisement, princesse de Lamballe et, en se dépouillant de son ancienne toilette, ne laissait-elle pas en même temps derrière elle les lambeaux d'une personnalité destinée à disparaître ? Lorsqu'elle fut parée à souhait, elle franchit la porte : le chevalier de Lastic, premier gentilhomme du duc de Penthièvre, Mmes de Guébriant, d'Aché et leur suite s'inclinèrent respectueusement devant elle. Jusqu'alors, elle avait été reliée au passé par les souvenirs qui, un à un, s'égrènent : dès lors, elle est attirée par la promesse d'être heureuse, par l'attente de celui qui sera son mari et qui déjà l'est de nom. Son escorte la quitte ; nulle trace, dans les relations de ce départ, ne signalera sa détresse. Tout le long de la route, semble-t-il, rayonne une traînée de surprises. Le 30 janvier, elle atteint Montereau. Un page, qui se dit appartenir au prince de Lamballe, se présente à. la princesse : il lui apporte un bouquet au nom de son maitre. Il est charmant et plein de grâce, si bien qu'il impressionne fort la jeune fiancée. Parmi ceux qui vinrent à ma rencontre était mon époux lui-même que je n'avais jamais vu, raconte-t-elle elle-même. Il désirait tant m'apercevoir incognito pour la première fois, qu'il partit de Paris aussitôt qu'il fut informé de mon arrivée en France et s'annonça en qualité de page du prince de Lamballe. Comme il avait grandi depuis qu'on m'avait montré son portrait, j'y fus trompé et le reçus à ce titre. Mais le prince, qui me trouva plus à son gré qu'il ne s'y était attendu, eut assez de peine à ne pas se trahir lui-même. Dans le trajet jusqu'à Paris, je fis connaître l'intérêt que m'inspirait le prétendu page. J'espère, lui dis-je, que le prince me permettra de disposer de son page, car je l'aime beaucoup. Quelle ne fut pas ma surprise quand le duc de Penthièvre me présenta le prince de Lamballe et que je retrouvai en lui ce même page pour lequel je m'étais senti une sorte d'inclination involontaire ! Nous nous mîmes tous deux à rire et les expressions nous manquèrent pour rendre nos sentiments. Quelle délicieuse scène de Marivaux ! De son côté, le prince revint à Nangis, très épris de sa fiancée, et, un instant, le duc de Penthièvre put le croire sauvé. Le 31 janvier 1767, la princesse de Lamballe entrait à Nangis. Cette bourgade, semée sur un coteau fertile, avait naturellement un air de coquetterie. Elle était parée en l'honneur de la princesse. Un arc de triomphe, aux armes de la cité sur un écusson, l'introduisit dans la ville, le long des rues de laquelle s'alignaient les mâts ornés d'oriflammes et les maisons pavoisées. Aux fenêtres se pressaient les tètes pour assister à l'arrivée du cortège. Les rues étaient encombrées par des villageois qui se bousculaient et que refoulaient des cavaliers. Le carrosse de la princesse croisa celui du duc de Penthièvre. Aussitôt, le duc, escorté par son fils, suivi du comte et de la comtesse de La Marche, s'avance du côté de sa belle-fille qui, ayant mis également pied à terre, va au-devant de lui, en donnant la main au comte de Lastic. Le duc de Penthièvre l'embrasse et le prince de Lamballe, charmé, l'étreint ; il est empressé auprès d'elle et elle le remercie pour ses prévenances. À considérer le jeune et beau couple, le duc se sent de la joie au cœur. La perspective d'une jolie aventure, l'insouciance de l'âge influent sur le prince qui cède à la gaieté ambiante. Il n'est peut-être pas encore entièrement corrompu et dans cet homme de dix-neuf ans demeure comme une oasis de sentiments délicats, capables de séduire une jeune fille. C'est avec un certain sérieux, avec une gravité qui n'est pas seulement de commande sans doute, avec le désir mal défini, le désir embryonnaire de ne pas manquer de sincérité qu'il suit le clergé venu pour le conduire au pied des autels parés dans la chapelle de Nangis. La cérémonie d'une belle ordonnance, rehaussée par l'éclat des toilettes, est présidée par le cardinal de Luynes qui bénit le mariage. Ce prélat avait été capitaine de dragons. M. Bertin, dans son substantiel volume consacré à la princesse de Lamballe, raconte qu'il se vengea d'un soufflet en présence de toute la garnison, en prenant le petit collet le lendemain. Les dernières prières ont été récitées. Les fêtes peuvent commencer. Fortaire, valet de chambre du duc de Penthièvre, affirme dans ses curieux Mémoires, que le soir même fut servi à l'hôtel de Toulouse un souper sur lequel s'acheva cette journée. D'autre part, la Gazette de France fournit une autre version qui paraît être plus vraisemblable. Le duc de Penthièvre était encore en deuil de sa mère. La famille de Guerchy avait prêté le château de Nangis où l'on se rendit en grande pompe. Une collation fut servie et, s'échappant de la réunion, les jeunes mariés se hâtèrent vers le parc et disparurent dans les fourrés. Ils durent refléter leur image, parmi les branches des arbustes dépouillés, dans les eaux dont ils longeaient les rives. Est-ce dans ce décor champêtre qu'il faut essayer d'entendre les aveux du prince, étonné par tant de grâce ingénue et un instant conquis par tant de délicate pureté ? Est-ce là qu'il faut chercher à rejoindre la petite princesse, rougissante et grisée par le premier baiser d'amour ? Pourquoi ce tête-à-tête fut-il si tôt interrompu ? Le bonheur dépend d'un hasard.... Le soir même, Marie-Thérèse écrit à la princesse de Carignan ce message enregistré par Mme Guénard : Monsieur de Lamballe est infiniment aimable ; je vous assure qu'il est beaucoup mieux que son portrait ; il est, à ce qu'il paraît, d'un caractère affectueux et facile, et témoigne de beaucoup de tendresse. Il est bien doux de trouver dans les devoirs les plus précieuses jouissances. Il faut en convenir, les Français sont bien aimables. Ô ma mère ! votre fille sera heureuse ! Ce pendant qu'à Nangis les invités du duc de Penthièvre se préparent à partir pour Paris, les dames de la Cour de Turin, qui avaient accompagné la princesse, se disposent à retourner chez elles. La neige était tombée sur le mont Cenis et son épais tapis couvrait les chemins. À plusieurs reprises, elles furent forcées de descendre de leur carrosse ; elles furent saisies par le froid. Quelques-unes y succombèrent. A Paris, le 2 février, bien avant l'arrivée des mariés et de leur suite, c'est le branle-bas : à l'hôtel de Toulouse, le personnel prépare un souper de trois cents couverts auquel assisteront les princes du sang, les amis du duc de Penthièvre et les officiers de sa maison. Dans les communs, qui donnent sur la rue des Bons-Enfants, se démènent quarante hommes de bouche, huit valets de chambre, gardes, pages. De leurs berlines sortent le prince et la princesse de Lamballe. Le duc de Penthièvre introduit lui-même sa belle-fille dans son appartement et la remet aux soins des couturiers, des coiffeurs et des femmes de chambre qui y sont réunis. Dans le vestibule s'alignent suisses, majordomes, gardes, valets de pied. Le long de l'escalier monumental, avec un léger bruissement de soie, montent les convives du duc, vers le premier étage où les reçoit le maître de la maison. Les princes du sang figurent parmi eux : le duc d'Orléans, que l'on a surnommé le gros duc ; le duc de Chartres, le prince de Condé, le comte de Clermont, le prince de Conti qui survient par surprise. Pour la première fois, Marie-Thérèse est appelée à faire les honneurs du palais. Sa robe de cour la rend un peu gauche. Elle manque d'aisance et de souplesse. On lui trouve un air provincial, nuancé d'une expression inintelligente. Devine-t-elle les railleries et les méchancetés ce que l'on nomme l'esprit quand il s'applique au prochain — dont elle est l'objet ? Elle sait qu'elle a auprès d'elle son mari et elle se croit protégée par lui. Les saluts échangés, on passe dans le grand salon, autre merveille d'art. On s'est installé (à table), raconte joliment M. Arnaud, comme c'est d'étiquette, par rang de préséance, les hommes et les femmes mêlés. Les princes du sang et les princesses, les d'Orléans, les Condé, les Conti, le comte d'Eu, le prince aux longues lèvres, se sont placés à la table du centre. Aux autres tables se trouvent les convives habituels du duc de Penthièvre, ducs et pairs, maréchaux, ministres, ambassadeurs. Jamais on ne vit plus belle assistance. Les deux maréchales, Mmes de Mirepoix et de Luxembourg, Mme de Boufflers, la comtesse de Brionne, aussi belle qu'elle est méchante, ont été invitées avec les Uzès, les Marsan, les Richelieu, ainsi que les Noailles et les d'Antin, alliés au duc de Penthièvre. Non loin de la princesse de Lamballe se tiennent ses deux dames, Mmes de Guébriant et d'Aché. Le chevalier du Authier, fort digne homme, mais triste et ennuyeux, est placé auprès du chevalier de Lastic, qui a un nez trop long pour être beau, encore que la vieille Mme de Potrie se soit follement éprise de lui. Mme de Pardaillan est vêtue avec son habituelle élégance, la marquise de Saluces paraît tout heureuse du mariage récent de sa sœur avec le comte de Faudoas, et Mme de Forcalquier, la belle comtesse, comme on l'appelle, semble, ce soir, plus gaie et plus resplendissante que jamais. Comme à l'ordinaire, dans ces réceptions de gala, les conversations ne consistent guère qu'en historiettes ridicules, en saillies désobligeantes.... On écoute mal, ou plutôt on n'écoute pas du tout. Il faut élever la voix pour se faire entendre, et ce qu'on entend, ce sont lieux communs, dédain de tout, critique irréfléchie.... Et il semble, à plus d'un siècle de distance, que l'on puisse répéter ce qui dut être dit, ce soir-là, à l'hôtel de Toulouse.... L'une jabote comme une pie, dans le langage des filles de l'Opéra, l'autre crève de rire, et Mme de Forcalquier dédaigne tout. La belle comtesse est une honnête personne, mais bête, entortillée, obscure, pleine de galimatias. Ce soir, elle semble s'apprivoiser. Le prince, vous entendez que c'est le prince de Conti, la courtise extrêmement, et Mme de Luxembourg la loue, la flatte, la caresse, l'admire. Pendant le souper... c'est toute rougissante de plaisir qu'elle — la princesse de Lamballe — dut écouter l'épithalame qui fut récité en l'honneur de son mari : Un fils en tout l'image de son père, Vif, tendre, humain, généreux, populaire... Les conversations qui avaient cessé, pendant
quelques instants, après la lecture de l'épithalame, sont devenues bruyantes.
Le prince de Conti, fort courtois à l'ordinaire mais qui se battait, après
boire, comme un crocheteur, commit-il quelque irrévérence, se montra-t-il
trop empressé auprès de la comtesse de Forcalquier ? Le sûr, c'est que ses
procédés déplurent. Il y eut des tracasseries.
Le repas de noces s'acheva dans la gêne, dans la tristesse même, quelqu'un
ayant conté que les dames qui avaient conduit la princesse jusqu'au pont de
Beauvoisin avaient eu, à leur retour, un temps si affreux que la plupart
d'entre elles avaient pris froid et que plusieurs étaient gravement malades. Cette atmosphère de joie, en dépit de cette note mélancolique, éblouit Marie-Thérèse. Les jours suivants, elle oublie la séparation. Elle est à son bonheur. Un léger incident, rapporté par Fortaire, va un instant altérer cette parfaite sérénité. Dans les premiers jours du mariage, écrit-il, un filou, en plein jour et à l'heure du diner, s'introduisit dans l'appartement du prince de Lamballe et y vola deux flambeaux d'argent. Quelques jours avant, on en avait déjà volé un chez M. de Penthièvre, qui n'avait pas voulu qu'on fit de recherches ; mais cette fois, le prince crut devoir en prévenir M. le lieutenant de police, c'était M. de Sartine.... Il vint tout de suite lui-même à l'hôtel de Toulouse pour y prendre les premières informations. On lui donna quelques indices, et il ne lui en fallut pas davantage ; il donna des ordres si précis et mit des gens si adroits à la recherche des objets volés, que, dans la nuit suivante, le voleur et les flambeaux étaient déjà en son pouvoir. Très fier de sa découverte, le lieutenant de Sartine annonce au duc l'arrestation. Le duc s'aperçoit alors que le voleur est apparenté à plusieurs familles excellentes et avec lesquelles il est en relations. Il essaye d'obtenir qu'on fasse le silence sur cette affaire. Mais Sartine exige une juste punition. Le duc de Penthièvre insiste pour qu'elle ne soit pas publique. Sartine était un habile homme : il trouva le moyen d'obéir au vœu du duc et de punir cependant le filou. Jusqu'alors, la princesse n'a rien vu de Paris. Elle ignore les charmes et les perfidies de la ville, qui pour toute l'Europe est la capitale des plaisirs. Les souverains étrangers y sont fêtés et d'aucuns rêvent d'y vivre. On y vient de Bruxelles, de Londres pour assister à un bal, pour entendre un opéra, pour souper. Les Anglais sont en majorité. Le jeu y est en grande faveur, le rubber, en particulier, que l'on commence avant le souper et que l'on reprend après. Surtout, c'est le royaume de l'amour. Les femmes y règnent en souveraines. Le lien conjugal est dédaigné par le mari et entaché de ridicule. L'amour dans le mariage est considéré comme une anomalie et les jeunes mariés, estimant que le libertinage est obligatoire, s'appliquent à négliger leur femme. L'un d'eux, rapporte M. Maugras dans ses captivantes études sur la société au XVIIIe siècle, déclara avec un cynisme comique : Est-ce ma faute, à moi, si j'aime mieux les femmes que j'aime que les femmes que je n'aime pas. Les jeunes filles qui, bien qu'élevées à l'écart du monde, savent qu'il est de bon ton de ne pas aimer son mari et les parents qui leur ont donné l'exemple, envisagent avec sérénité l'expérience qu'elles tentent. Délaissées et trompées, les jeunes femmes recherchent le consolateur et le trouvent pour peu qu'elles possèdent quelques attraits. Fidèles, on les considère à l'égal de phénomènes. Il est de règle d'avoir un amant, qui n'a sur terre d'autre occupation que celle de plaire. Les puritaines se contentent d'un seul et elles sont en minorité. L'adultère, jugé chose toute naturelle, s'affiche à l'Opéra, dans les salons, partout. On se lie et on rompt, avec une charmante aisance, on passe au suivant et le délaissé ne tarde pas à se consoler de son côté. Le mari, il est vrai, a le droit et le moyen d'exercer d'impitoyables représailles : une simple lettre de cachet suffit pour que soit enfermée l'épouse qui a enfreint ses devoirs. En général, il ferme les yeux, tant que l'aventure ne tourne pas au scandale. Les passades sont entrées dans les mœurs et une liaison, consacrée par le temps, est appelée respectable. En contraste avec tant de légèretés, la tenue réservée est de rigueur dans le monde. Pour se rendre à table, les femmes passent les premières. Il était incorrect d'offrir le bras ou de s'asseoir sur le même sofa. En opposition avec les paroles galantes, les gestes restaient discrets. Un homme n'eût point posé le bras sur le dos d'un fauteuil occupé par une femme. Dans l'intimité seulement, il s'autorisait à présenter la main pour une promenade. Il s'adressait aux femmes à la troisième personne. Faut-il accuser de cette hypocrisie l'indifférence religieuse à peu près universelle qui se manifeste ? On conserve, bien entendu, les apparences de la foi. On se montre à l'église et on célèbre les grandes fêtes. On estime que la religion est bonne pour le peuple, mais qu'un chacun, pour peu qu'il soit bien né, peut aisément s'en passer et s'en tenir aux marques extérieures. Par contre, on croit aux superstitions et au surnaturel. Mesmer et Cagliostro en donnent le témoignage. En dépit de ses errements et de ses faiblesses, cette société est pourtant chevaleresque. Elle est un pâle reflet de ce qui se passe à la Cour. Gentilshommes et grandes dames y donnent l'exemple de l'éducation accomplie. Tout pourtant y est soumis au plaisir. On y joue furieusement à cavagnole, au plus grand amusement du roi qui parfois même paye les dettes. L'art, l'élégance, le goût y rivalisent au milieu d'un fourmillement d'intrigues constantes et de feux d'artifice d'esprit. Lorsque le duc de Guines y présente ses deux filles, rapporte M. Maugras, il leur dit : Souvenez-vous, mes enfants, que dans ce pays-ci les vices sont sans conséquence, mais que le ridicule tue. La vraie Cour est celle du Roi et de la favorite. La Reine est isolée. Le Dauphin et la Dauphine ont l'humeur morose. Mesdames, vieilles filles sous leur mantelet noir, se confinent dans leur rôle effacé, sous la coupe des Jésuites, encore que chez elles aboutissent toutes les compétitions et se disputent toutes les rivalités. Louis XV, toujours galant, doué d'une parfaite santé, continue à interpréter les amants. Il vaut mieux que sa renommée : il est indulgent et bon. Mme de Pompadour, déjà touchée par la maladie lors de son voyage à Choisy, avait succombé le 15 avril 1764. Autour du roi se multiplient les compétitions pour briguer sa succession, quand, en 1765, le 20 décembre, meurt le Dauphin. Ce fut la consternation générale. On louait ses rares vertus, son respect pour son père, son attachement pour sa femme, pour ses enfants, sa belle simplicité. Le roi serait-il touché par l'affliction de la Reine et par celle de ses filles ? Deux partis se disputaient son influence : l'un pour l'entraîner dans de nouveaux désordres en désignant la favorite à son choix ; l'autre pour le ramener à une existence digne de son rang et de son âge, pour le détourner des beautés de la Cour. Louis XV eut l'air de goûter d'abord le charme de la famille. Cette interruption, durant laquelle le duc de Penthièvre se rapprocha de la Cour, ne devait guère se prolonger. Marie-Thérèse de Lamballe avait grandi dans le calme de Turin. Elle admirait le duc de Penthièvre et se croyait par son mariage à l'abri des tumultes. Il fallait qu'elle fût bien naïve pour ne pas soupçonner le mal qui l'environnait, prêt à l'éclabousser. Mme d'Oberkirch affirme que le prince de Lamballe avait une passion pour une autre femme que la sienne. Le duc de Penthièvre soutenait le contraire. Bientôt les faits allaient lui donner tort. Il ne s'agissait pas, au surplus, pour la princesse de discuter son bonheur. De plus graves soucis occupaient son esprit et celui de son beau-père : elle allait être présentée à la Cour, et ce fut la comtesse de La Marche qui reçut mission de l'y conduire le 5 février. Le comte, son mari, ne valait pas mieux que ses semblables. Il vivait séparé de sa femme. La comtesse était laide, si laide qu'il passa auprès d'elle une seule nuit, et cette nuit avait suffi pour le détourner à jamais d'elle et pour vivre auprès de sa maîtresse, une actrice, nommée La Coraline, de la Comédie Italienne. Louis XV reçut avec sympathie la princesse de Lamballe, et il ne cessa de lui témoigner toujours le plus vif et bienveillant intérêt. La Reine lui rendit peu après sa visite chez le duc de Penthièvre, au château de Versailles, aile du midi. Maintenant que les graves questions — les questions primordiales pour cette illustre famille — étaient réglées, allait commencer vraiment la destinée conjugale de la princesse de Lamballe. Elle revient à Paris, visite les domaines de son beau-père : elle est heureuse. Le prince se révèle amant passionné de sa femme. Elle fréquente le théâtre, la Cour. Elle reçoit le prince de Brunswick retour de Turin, qui lui apporte des nouvelles des siens. Elle dîne au Temple, chez le prince de Conti et, dans le salon des quatre fenêtres — elle ne savait pas que ce souvenir un jour deviendrait tragique pour elle — elle entend chanter Jelyotte et Trial. Le 10 février, relate Bachaumont, elle assiste à la représentation de La Gouvernante pour la rentrée de Mlle Molé. À la plus grande joie du duc de Penthièvre, le prince de Lamballe a l'air de subir son influence. Il semble renoncer pour elle aux plaisirs futiles, même le désir qu'il avait d'élever une petite meute pour courre le chevreuil est totalement passé. Le 1er juillet, au cours d'une revue passée par le roi à Marly, à laquelle assiste toute la Cour, elle voit, escortant le souverain, le duc de Chartres et le prince de Lamballe. Et elle admire la beauté de son mari. Il lui plaît. Elle l'aime. Déjà, elle est trahie et bafouée. C'est le duc de
Chartres, prétend-on, qui entraîne le prince de Lamballe dans de nouvelles
débauches. Son futur beau-frère ne veut pas qu'il laisse de postérité, et il
éloigne le jeune mari de sa femme. Est-ce brutalement, est-ce lentement
qu'elle est frappée par ce coup mortel ? Elle ne peut plus ignorer cette
existence honteuse. Le scandale succède au scandale. Il n'est pas de son
caractère de manifester publiquement son chagrin. Il éclate dans sa
correspondance avec sa mère. Le 15 mars 1767, elle lui écrit : Est-ce possible que quelques mois en aient brisé le cours
— de mon bonheur — ? N'aurai-je plus que des
souvenirs et des larmes ?... Pourquoi faut-il
que M. de Lamballe ait réuni tous les moyens de plaisir, qu'il ait échauffé
mon cœur de tous les feux de l'amour qu'il me témoignait, pour avoir changé
tout à coup ?... J'ai tout employé pour qu'il
me conservât les sentiments que j'avais été heureuse de lui inspirer.
Serait-ce parce que je ne suis pas encore grosse ? Mais pourrait-il m'en
faire un crime ?... D'ailleurs en se séparant
de moi, ce n'est pas un moyen de me rendre mère. Je crois bien que je dois ce
malheur à celui dont vous m'avez parlé — le duc de Chartres —.... Ils sont liés plus que jamais.... Ce n'est pas que ce personnage n'affecte en ma présence et
celle de mon beau-père une extrême réserve.... Il vante le bonheur d'être uni à une femme charmante et vertueuse. Son
indifférence — du prince de Lamballe — me
tue. Cependant personne n'est informé ; il a toujours à l'extérieur les mêmes
égards, et j'ai cru quelquefois surprendre dans ses yeux le regret de ne pas
me prouver sa tendresse.... Qui pourrait donc
l'en empêcher ? Mais une chose qui m'afflige plus sensiblement encore, c'est
que je ne puis douter que la vie qu'il mène altère sa santé. Il tousse
fréquemment, je crains que sa poitrine ne s'affecte. Mon Dieu ! si jeune...
Mille pressentiments douloureux m'accablent. Ô ma
mère ! daignez prendre part à mes chagrins et je les sentirai moins vivement. La princesse de Carignan lui répond avec tout son amour
maternel et un grand bon sens aussi, le 27 mai suivant : ... Cette intimité avec le duc de C... est bien dangereuse.
Vous eussiez dit profiter, comme je vous l'avais dit, du temps où vous aviez
un empire qui est le seul que les hommes nous laissent prendre, pour lui dire
votre avis. À présent, vu le froid qui règne, ce serait inutile, imprudent.
Sa santé est aussi un point bien important ; c'était ce que je craignais. Sa
mère est morte de la poitrine ; il faut de grands ménagements ; il est très
possible que son médecin lui en ait conseillé, qui causent son changement
apparent avec vous. Vous avez bien fait, ma chère fille, de n'en parler à
personne ; les hommes n'aiment point qu'on fasse de semblables confidences ;
d'ailleurs, je vous dirai la même chose qu'un des plus grands poètes français
met dans la bouche de la confidente d'Agrippine : Et n'avertissez pas la cour de vous quitter. Ce moment de froid ne durera pas, si vous n'y opposez que de la tendresse et une conduite irréprochable. Si vous aviez lu les lettres de Bussy, vous y auriez vu une plaisanterie à sa cousine Sévigné qui répondrait assez bien à vos alarmes ; mais il ne serait pas de la gravité maternelle de la citer. Prenez courage, ma chère fille, votre mari vous reviendra plus tendre et plus empressé, et ce sera peut-être un moyen pour me donner un petit-fils que je chérirai comme j'aime sa mère. Ces exhortations, citées par M. Bertin, lui arrivent alors que de plus en plus s'éloigne d'elle son mari. Le chagrin et la déception déterminent un état nerveux, coupé de vapeurs. Bachaumont écrit... Elle n'a pu voir sans un excès de jalousie marquée son éloignement et ses écarts ; elle a conçu de l'aversion contre les objets les plus méprisables que le prince honorait de son regard : elle en a contracté une mélancolie profonde et des vapeurs combinées. Les médecins à la mode sont consultés par elle. Devant son mal, ils demeurent muets ; ils le déclarent plus moral que physique. Alors, elle a recours à Pittara, un charlatan qui établit sa réputation à coups d'affiches : L'Emplâtre du Sieur Pittara... continue à opérer de très bons effets dans les vapeurs hystériques et les convulsions qui affectent le genre nerveux.... Il ne cause aucune douleur, ni même aucune marque sur la peau.... On l'envoie dans une lettre par la poste.... Il faut affranchir le port des lettres.... Coût du traitement : six livres, franc de port. Plusieurs dames de la Cour en ont essayé et en ont été satisfaites. Les souffrances qu'il inflige à sa femme n'atténuent pas le cynisme du prince. Quatre mois après son mariage, il est de nouveau la proie lamentable de ses vices. Il débute par une noce basse pour continuer et finir honteusement avec des maîtresses successives. C'est La Chassaigne, d'abord, médiocre comédienne du Théâtre-Français. Au moment de son aventure avec le prince de Lamballe, elle a vingt ans. Elle est la fille d'une certaine Marianne-Hélène de Motte, dite Mademoiselle de La Motte, ou encore Belles-Jambes, née à Colmar en 1704. Elle avait elle-même débuté au Théâtre-Français, sous le nom de Mlle Dufresne, le 1er octobre 1722, avait été reçue sociétaire le 21 novembre 1723, pris sa retraite le 1er avril 1759 pour mourir le 3o novembre 1769. La Chassaigne était une enfant de la balle chez laquelle le goût vulgaire de la fête l'emportait de beaucoup sur l'amour de l'art. Fidèlement, elle suit l'exemple maternel. Née le 16 janvier 1747 à Saint-Valéry-sur-Somme, elle est sociétaire le 15 mars 1769. Ses préférences pour les voyages la conduisent en Russie, où elle sème des rejetons de boyards sur son passage. Le comte Strogonoff lui sert une rente de 6.000 roubles qu'elle continue de toucher après sa mort. Sous la Révolution, elle jouera au théâtre Feydeau, puis rentrera à la Comédie-Française en 1799, prendra sa retraite le 23 septembre 1804 et mourra, honorée et riche, à Saint-Mandé, le 23 juin 1820. Lors de sa liaison avec le prince de Lamballe — elle n'en est pas à ses débuts, — elle n'hésite pas à annoncer au duc de Penthièvre qu'elle est enceinte. Elle sait que le duc est religieux, dévot même. Elle devine aisément les scrupules que devait éveiller dans son âme un tel événement. Aussi prend-il des informations à bonne source pour constater la vérité et la légitimité du fait. Il octroie à l'actrice sa protection, achète son silence et assure le sort de l'enfant. Dans la vie du prince, c'est là un simple intermède. Il s'affiche au cabaret avec des filles, les promène en cabriolet, soupe avec Mlle Gendry, de l'Opéra, avec les demoiselles Rogette et David, avec cent autres. En compagnie du duc de Chartres, de Fronsac, de Jumillac, de Marigny, du comte de Chabot, du vieux comte de Bintheim, du petit Sabran. Alors, éclate le grand scandale qui révélera à la princesse la déchéance de son mari. Il a pour maîtresse la fille La Forest. C'est une créature avide qui déjà compte à son actif de fâcheuses et de nombreuses aventures. Emporté par sa passion, funeste encore que fugitive, le prince en arrive à voler à sa propre femme ses bijoux et à les porter chez sa maîtresse. La police, lancée à ses trousses, va découvrir le larcin et l'arrêter comme recéleuse. Elle court chez le duc de Penthièvre et le supplie de lui accorder son pardon. Afin de ne pas donner suite à l'accusation, il la paye en argent, de la valeur des bijoux qu'il a fait estimer, et la chasse. Le prince de Lamballe est désespéré de sa fuite et cherche à la rejoindre. En cours de route, il courtise Mlle Dubois, du Théâtre-Français, et il mène joyeuse vie avec elle. Il ne rentre plus régulièrement chez lui. Un soir, on le découvre dans un hôtel meublé : il est atteint d'un mal inguérissable à cette époque et que lui a probablement communiqué La Forest. Son état se trouve aggravé par l'absorption des remèdes qu'il a pris. Le duc de Penthièvre, par ignorance ou par une sublime candeur, voit dans le dépérissement de son fils la suite de ses fatigues et de ses excès. Lorsque la Faculté l'édifie sur l'origine du mal, il s'en désole, mais il espère que c'est là un avertissement de la Providence et que cet avertissement contribuera à guérir l'âme de son fils. Bachaumont cependant note que le prince de Lamballe aurait contaminé la princesse et que cette admirable femme aurait oublié sa propre douleur pour songer uniquement à consoler le duc de Penthièvre. En dépit de la bonté que lui témoigne son père et de la
magnifique abnégation de la princesse, le malade, un mois avant sa mort,
s'échappe de l'hôtel de Toulouse pour rejoindre la fille La Cour, surnommée
La Rousse ou Palais d'Or. À la suite d'une opération qu'elle avait subie à la
bouche, elle avait par l'abus du plaisir
perdu plusieurs de ses agréments, et en
particulier on avait ouvert son palais qui s'est
séparé de sa mâchoire par filtration. Elle avait inspiré cette
épigramme : De Keyser craignons les secrets. De leurs déplorables effets La Cour, hélas ! est un exemple : Voulant purifier son temple Elle a démoli son palais. Keyser était un spécialiste de certaines maladies, dont le prince de Lamballe également suivait le traitement. Nous devons aux patientes recherches de Paul Robiquet la connaissance de certains traits qu'il a relevés dans une lettre du commissaire Marais au lieutenant de police Sartine. Cette fille est une habituée de Saint-Lazare et elle loge dans une chambre sordide, rue Baillette, où le malheureux prince — car désormais il faut le plaindre plutôt que le condamner — va la rejoindre. À la suite d'une chute de cheval, il fut porté, chaussée d'Antin, chez M. de Vargemont, qui servait dans la légion de Soubise et qui était un ami du blessé. C'est là que, dans un état de décrépitude effrayant, le ramasse le duc de Penthièvre. Le prince s'obstinait à ne pas quitter sa maîtresse ; ayant reçu une forte somme, elle consentit à s'enfuir, ce pendant que son amant, dans un état grave, était transporté à l'hôtel de Toulouse. Il y fut opéré ; sa situation était presque désespérée.
Mourant, il est transféré au Château de Luciennes. Ce château avait été
construit par Arnold de Ville, près de la Machine de Marly. La comtesse de
Toulouse, à la suite de diverses négociations, l'avait obtenu en viager, en
échange du château de Bue. Depuis vingt-cinq ans, le duc de Penthièvre y
séjournait quelques semaines par an. Par l'achat de vignes, il avait agrandi
la propriété et avait fait couper les châtaigneraies pour installer un
potager. Il menait là une existence de simple gentilhomme. Maintenant, il y
soignait son fils. Il est de fait, écrit la Gazette
de France, le 25 avril 1768, que, par les
mémoires d'apothicaire, on lui a administré sept livres de mercure, sans
compter les dragées de Keyser et autres ingrédients de charlatans auxquels S.
A. S. s'était livré d'abord. Le prince y arriva en avril 1768. On le coucha dans la chambre principale. Le Père Imbert, qui assiste à cette agonie en prêtre accoutumé au spectacle de toutes les misères humaines, s'est installé dans l'appartement voisin. La princesse de Lamballe habite le boudoir du rez-de-chaussée. L'épreuve l'a maigrie. Ses traits se sont affinés. Elle est plus belle, plus femme qu'avant d'avoir souffert. Son âme s'épure. Elle est pleine de pitié et elle veut soigner elle-même son mari. Les médecins inclinent vers une opération radicale et définitive, mais le duc de Penthièvre qui a conservé l'espoir, contre toute évidence, de guérir son fils, et qui souhaite avoir des héritiers, s'oppose à cette décision. La faiblesse du malade s'accroît. Le prince manifeste des terreurs : il aimait la vie et il a horreur de la quitter. Lorsqu'il parle, il ne témoigne d'aucun regret pour ses erreurs. Lui aussi croit sans doute encore à un retour de santé. Mais peu à peu, il comprend la réalité de son destin. Sommé de dénoncer ses corrupteurs, il en cite plusieurs : il tait le nom du duc de Chartres que le duc de Penthièvre ne voudra pas accuser. Le duc a besoin d'être soutenu et la comtesse de La Marche, la princesse de Conti, Mlle de Penthièvre s'empressent autour de lui. Il entend les cris de douleur, les appels angoissés de son fils, auxquels succèdent de longues syncopes. Toute illusion devient impossible. Le 21 avril, l'agonisant réclame les sacrements que lui administre l'abbé Fourmentin. Le prince exprime en quelques paroles son repentir et le Père Imbert lui donne l'absolution. Maintenant ce sont d'interminables journées et des nuits sans fin qui se succèdent. Ce sont les cruelles variations entre l'abandon de toute espérance et la reprise d'une pensée qui se cramponne à la vie. Le vendredi 6 mai, par un beau soir, le prince de Lamballe rendit le dernier soupir, expiant ses écarts, s'en allant de ce bas monde avec courage et non sans noblesse. On ne peut trop louer les sentiments de piété et de résignation que ce prince a montrés... jusqu'aux derniers moments, relate la Gazette de France du 9 mai 1768. La Cour prendra le deuil pour dix jours à l'occasion de sa mort. Le dimanche 8, dans la nuit, la dépouille du prince fut conduite à Rambouillet. Le cortège — une centaine de pauvres et de valets munis de torches — profila son ombre funèbre sur l'écran des arbres et des champs bordant la route. Des deux carrosses qui escortent le duc, l'un est occupé par l'abbé Fourmentin et son vicaire, et l'autre par le marquis de Basseville. Le marquis de Castellane, premier écuyer, à qui avait été confiée la couronne ducale, était accompagné de gentilshommes montés, d'un page et d'un piqueur. Le lundi 9, à six heures du matin, le convoi arrivait au château de Rambouillet. Le curé, entouré par un nombreux personnel domestique, y recevait le cortège. Le duc de Penthièvre, non plus que les princes du sang n'étaient présents à la cérémonie qui garda un caractère d'une austère et impressionnante simplicité. Le duc de Penthièvre offrit à Louis XV, qui en fit cadeau à la Du Barry, le château de Luciennes. Le souvenir de la courtisane y supplanta celui du prince de Lamballe. |