CHARLOTTE DE CORDAY

UNE ARRIÈRE PETITE-FILLE DE CORNEILLE

 

CHAPITRE X. — LA MARCHE AU SUPPLICE.

 

 

LA VEILLÉE SUPRÊME — LE JUGEMENT — ILLUSION D'AVOIR DONNÉ LA PAIX AUX FRANÇAIS — SON PORTRAIT PAR HAUER — LETTRE À DOULCET DE PONTÉCOULANT — DE LA CONCIERGERIE À L'ÉCHAFAUD

 

APRÈS la première nuit passée à l'Abbaye, Charlotte de Corday a déclaré : J'ai rempli ma tâche ; les autres feront le reste. Ainsi donc, elle quittera ce monde avec la conviction d'avoir servi et d'avoir donné, par sa mort, une impulsion aux survivants. Elle a confiance en eux. De la Conciergerie, elle mandera à Barbaroux : Je vais écrire un mot à papa, je ne dis rien à mes autres amis : je ne leur demande qu'un prompt oubli : leur affliction déshonorerait ma mémoire ! Elle refuse toute pitié sur son sort ; elle sait que l'attendrissement déprime l'énergie. Entre sa pensée et l'analyse stérile de ce qu'elle éprouve, elle élève l'orgueil : Corneille l'arrêterait sur le chemin d'un retour sur elle-même.

Ces mots nous expliquent son attitude au cours de son procès. Elle s'y prépare de sang-froid dans sa prison. Demain, elle sera condamnée ; demain, elle sera exécutée. Il faut que devant le Tribunal révolutionnaire, devant ses juges qui la questionneront comme des inquisiteurs, devant Fouquier-Tinville dont le regard dur la percera, il faut que, devant la foule hurlante, elle parle pour la postérité, que son action s'élève au-dessus du crime politique et que sa figure sorte d'une tragédie de son ancêtre. Il n'y a chez elle aucune intention de composer son personnage et de paraître une héroïne dramatique : il y a la volonté de conserver son courage, d'expliquer sa conduite, et d'exalter la foi de ceux qu'elle croit après elle capables de sauver son pays.

L'abbé Émery ce calotin protégé par l'Accusateur public, qui se trouvait alors à la Conciergerie, avait accueilli le repentir de l'assassin de Marat, en lui conférant l'absolution dans la soirée du 16 juillet, racontent certains Mémoires du temps. Ce trait ne lui ressemble pas. Elle manifestait à l'égard de ce prêtre jureur et de ses semblables qui, selon sa croyance, avaient trahi leur sacerdoce, un mépris qui aurait suffi pour lui imposer silence et aucune de ses intentions n'indique son désir d'une confession, la veille de son jugement. Elle est épuisée, mais calme. Elle a une âme virile de combattant sur le champ de bataille. Il y a longtemps que sa conscience est en accord avec elle-même.

Inébranlable, elle a subi les épreuves de l'instruction préalable aux débats. A cette époque, c'est à l'audience que l'on instruisait sérieusement les causes, mais les magistrats espéraient toujours obtenir de l'accusée les renseignements qu'ils souhaitaient sur ses prétendus complices et ils avaient poussé leur questionnaire. Il leur parut terminé après cette première journée, la seule qu'ils lui consacrèrent, et, le 17 juillet enfin, Charlotte allait comparaître devant ses juges.

Le Tribunal révolutionnaire était une Haute Cour instituée pour juger des délits politiques. Marat avait appuyé la loi qui en établissait le fonctionnement et dont le texte disait : Il sera établi à Paris un tribunal criminel extraordinaire qui connaîtra de toute entreprise contre-révolutionnaire, de tout attentat contre la liberté, l'égalité, l'unité, l'indivisibilité de la République, la sûreté de l'État et de tous les complots tendant à. rétablir la royauté ou à établir toute autre autorité attentatoire à la liberté, l'égalité et à la souveraineté du peuple, soit que les accusés soient fonctionnaires civils ou militaires, ou de simples citoyens. C'est pour avoir voulu délivrer la République d'un dictateur cruel qui mettait en échec les principes pour la défense desquels avait été votée cette loi, que Mlle de Corday est appelée devant ce Tribunal révolutionnaire. Elle ne cherchera point à invoquer des arguments pour atténuer son geste et n'essayera point, non plus, de placer les magistrats devant un paradoxe : ses réponses seront précises, brèves, comme elles l'ont été au cours de l'instruction, avec quelques formules lapidaires et ramassées qui, pour les initiés d'alors, seront l'expression de son inspiration. Elle ne pouvait pas ignorer que les jurés seraient invités à se prononcer individuellement et à haute voix, qu'ils seraient terrorisés par l'auditoire devant lequel ils auraient à expliquer leur conviction intime. Le Comité de Sûreté générale faisait, par ailleurs, surveiller le Tribunal. Les observateurs rendaient compte de la conduite de chacun, président, jurés, accusateur public, gens qui emplissaient la salle, etc. Cet espionnage commençait à l'ouverture de l'audience et s'arrêtait après l'exécution sur l'échafaud. Ces rapports relataient tout ce qui se passait : la composition du public, le nombre de militaires et de campagnards aperçus, les muscadins qui s'étaient mêlés aux curieux ; les femmes médiocrement vêtues et les élégantes y étaient signalées, les mouvements d'opinions indiqués et notés. C'est ainsi qu'au cours du procès de Charlotte de Corday son air calme et majestueux, l'attitude de l'auditoire, comme sous pression, y sont remarqués. Elle ne manifeste aucun repentir et le rédacteur en est frappé ; il constate également que sa beauté impressionne et que son courage émeut. On la plaint. Seuls protestent par leurs huées les habitués de ces spectacles.

Le matin du 17 juillet annonce une chaude journée. Le thermomètre marque 30° Réaumur. Le soleil perce les nuages légers qui s'amoncellent sur le ciel. L'affluence du public est considérable. La foule se heurte dans la salle des Pas-Perdus, envahit les galeries, se bouscule aux portes de la salle Égalité, actuellement première chambre du tribunal civil, alors que les bureaux de Fouquier-Tinville occupaient l'emplacement de la chambre civile de la Cour de Cassation. Une barrière de bois protège le passage des huissiers et des gendarmes et s'infléchit en forme d'hémicycle pour le box des jurés. Devant eux, sur une estrade, une table derrière laquelle siègent le président entouré de ses assesseurs ; à droite et au-dessus, l'accusateur public ; à gauche, le greffier. Également à gauche, il y a le banc pour les gendarmes, en avant desquels est placé le fauteuil ou le banc des accusés. Face au président, la barre de la défense. Une balustrade sépare le public du Tribunal.

Il fait son entrée : tous les magistrats portent le même costume, habit noir, manteau drapé sur les épaules ; les larges bords du chapeau, orné d'un ruban et surmonté d'une' cocarde tricolore et d'un panache noir, sont relevés et découvrent le front ; ils sont cravatés de blanc ; à un ruban tricolore est suspendue une médaille, frappée aux effigies de la Liberté, avec les attributs de faisceaux et du bonnet phrygien.

Escortée par les gendarmes, l'accusée est montée de son cachot par un escalier taillé dans l'épaisseur des murs. A l'instant de quitter sa prison, elle adresse ses recommandations à ses gardiens : Monsieur Richard, ayez soin, je vous prie, que mon déjeuner soit préparé lorsque je descendrai de là-haut. Ces messieurs doivent être pressés d'en finir. La porte s'ouvre et elle est introduite dans la salle. Elle est vêtue de la robe qu'elle avait mise pour frapper Marat ; seulement elle n'est plus coiffée de son haut de forme ; le bonnet qu'elle a confectionné dans sa prison le remplace ; ses boucles châtain cendré tombent sur ses épaules.

Le public afflue et s'entasse. Charlotte de Corday est visible pour chacun : elle a été placée de telle sorte qu'on l'aperçoit de partout. Un sourd murmure hostile se fait entendre ; il s'apaise presque aussitôt, tant le maintien de l'accusée frappe cette foule. Une chronique lui trouve l'air campagnard, sans doute à cause de son bonnet. La chaleur est accablante.

Les jurés sont à leur place. Ce sont les citoyens Fallot, Gannay, Le Roi, Brochet, Duplain, Chrétien, Godin, Thoumien, Brichet, Fualdès, Sion, Guinier, Lacrampe, Paget, Derbez. Les témoins sont présents. Après la prestation de serment des jurés, Charlotte est autorisée à s'asseoir.

L'interrogatoire d'identité achevé, le président lui demande si elle a un défenseur. Elle réplique : J'avais choisi un ami. Apparemment, il n'a pas eu le courage d'accepter ma défense. Montané aperçoit alors dans le public Chauveau-Lagarde. Il le désigne d'office et lui adjoint pour conseil le citoyen Grenier. Ils s'installent auprès de Charlotte, mais elle les considère avec une certaine méfiance. Peut-être cet avocat allait-il s'aviser de soutenir sa défense... Mais le président l'avertit qu'il faut prêter une attention particulière à la lecture que va faire de l'acte d'accusation le greffier Wolff, et le défilé des témoins commence. Comme Simonne Evrard étouffe à grand'peine ses sanglots, Charlotte l'interrompt : Oui, proclame-t-elle, c'est moi qui l'ai tué et elle s'en glorifie : J'aurais voulu l'immoler sur la cime de la Montagne. Si j'avais cru pouvoir réussir de cette manière, je l'aurais préférée à toute autre. J'étais bien sûre alors de devenir à l'instant victime de la fureur du peuple ; et c'est ce que je désirais. On me croyait à Londres ; mon nom eût été ignoré.

On a reproché — ses amis eux-mêmes ont soulevé cette critique — à Mlle de Corday d'avoir usé de procédés peu loyaux pour pénétrer jusqu'à Marat, de lui avoir écrit ces deux lettres qui étaient des mensonges. A Montané, elle fournit une explication qui la justifie par la raison d'État : Je conviens que ce moyen n'était pas digne de moi ; mais ils sont tous bons pour sauver le pays. D'ailleurs j'ai dû paraître l'estimer pour arriver jusqu'à lui. Un tel homme est soupçonneux. Ces mots encore trahissent ses luttes secrètes avec elle-même. Ils indiquent qu'elle a réfléchi longuement avant de partir et, à Paris, avant de se rendre rue des Cordeliers. Au surplus, son dessein — elle l'affirme — était de le frapper en pleine Assemblée, à visage découvert et elle s'est résignée à l'abattre chez lui, à prendre ces mesures, à l'aborder par n'importe quel chemin, peut-être parce qu'elle ne se sentait pas la force d'attendre un mieux dans la santé de Marat qui lui aurait permis de retourner à la Convention et que, sa décision prise et se sentant à cette minute le courage d'accomplir son acte, elle n'a pas pu rentrer à Caen, y recommencer ses tortures et revenir à Paris. Elle en avait assez de tergiverser : l'heure la pressait. Sa pensée la débordait : Je n'avais pas besoin de la haine des autres ; j'avais assez de la mienne. Les crimes de Marat le condamnaient sans appel ; enfin, elle avait l'ardent désir, l'impatience de rendre la paix à son pays. L'un des spectateurs du drame la dépeint sous les traits d'une touchante dignité. Elle détourne la tête pour répondre au président et elle a l'air d'interroger l'auditoire. Sa voix est pure, presque enfantine et Chauveau-Lagarde est ému par sa jeunesse, par sa fragilité de femme, encore que son maintien moral soit presque viril. Il semble que Montané veuille l'acculer dans ses derniers retranchements et qu'il s'ingénie à troubler sa conscience. En la questionnant sur ses relations à Caen, il lui parle, au cours d'un incident, des prêtres qu'elle pouvait fréquenter. Elle cite l'abbé Duvivier : Était-ce à un prêtre assermenté ou insermenté que vous alliez à confesse ? insiste le président, et elle de riposter : Je n'allais ni aux uns, ni aux autres car je n'avais point de confesseur. Ce trait encore est significatif de son caractère entier. Elle n'a évidemment pas voulu se confesser, parce qu'elle ne le pouvait pas, tant sa résolution d'abattre Marat était arrêtée dans son âme. Elle n'ignorait pas qu'il a été écrit : Tu ne tueras point. Tu ne prendras point le nom de Dieu en vain. Elle a tué : du moins, elle ne cherche aucun amendement à son geste. Elle répudie toute idée d'hypocrisie. De religion elle ne s'entretiendra avec personne. C'est une affaire qui la concerne seule. Rien de surprenant qu'elle n'y ait fait aucune allusion dans sa lettre à Barbaroux : elle le connaissait en somme assez peu et elle ne se livre pas à tout le monde ; mais elle manifeste la même réserve avec son père, ce qui paraît plus surprenant. D'une part, elle se refuse à s'émouvoir par une évocation précise de ses jeunes années ; d'autre part, le culte de la France a remplacé ses anciennes pratiques et elle sait — elle seule sait — ce qu'elle .a sacrifié à son pays.

La déposition de Fauchet lui devient une occasion de l'innocenter par le mépris qu'elle lui montre : Je le méprise, déclare-t-elle en propres termes. Pour défendre Deperret, elle discutera pied à pied, plutôt elle le laisse soutenir sa cause : elle a tenté l'impossible pour le sauver, en lui conseillant de quitter Paris. Elle ne peut plus rien pour lui : il a dicté sa propre condamnation.

Au moment même où le député comparaît et se présente à la barre des témoins, elle se rend compte qu'un auditeur la dessine. Elle se tourne de son mieux vers lui, afin de lui faciliter sa tâche. Sans doute, ayant renoncé à faire peindre son portrait, songe-t-elle à sa famille, et ses amis auront du moins ce croquis d'elle. Tout en posant, à sa façon, elle donne à Montané un démenti formel sur la complicité des députés réfugiés à Caen. Lorsqu'il la fait se souvenir de l'accueil que lui a accordé Marat, qui s'est montré humain envers elle, elle riposte : Que m'importe qu'il se montre humain envers moi, si c'est un monstre envers les autres ! Elle l'exécrait ; toutefois ce n'est pas par fanatisme individuel qu'elle l'a supprimé ; c'est pour en délivrer ses semblables.

Elle cède deux fois seulement à l'émotion, au cours des débats : au rappel de la lettre à son père, lorsqu'elle prie qu'on la fasse parvenir ; puis quand on lui présenta le couteau. Elle le repousse et prononce : Oui, je le reconnais, je le reconnais ! Le président appelle l'attention des jurés sur le coup porté à Marat, perpendiculairement, la mort avait été foudroyante. Fouquier-Tinville renchérit : elle avait choisi certainement la place, car horizontalement, la lame aurait rencontré une côte. A ces mots, Mlle de Corday sort de son impassibilité et elle s'écrie : Oh ! le monstre ! il me prend pour un assassin ! Dans son esprit, elle n'a pas assassiné et voilà qui commente encore son attitude avec l'Église. Tout le problème est là : elle n'a pas commis un crime ; elle s'est vouée, corps et âme, à une tâche libératrice. Et de là, enfin, sa paix intérieure. Au surplus, après le réquisitoire de Fouquier-Tinville, elle répond à Montané qui lui demande si elle n'a rien à ajouter : Il n'y a plus qu'une phrase à mettre : le chef de l'anarchie n'est plus ; vous avez la paix.

A Chauveau-Lagarde il appartenait de plaider pour la coupable. Quand je me fus levé pour parler, racontera-t-il, on entendit d'abord dans l'assemblée un bruit sourd et confus, comme de stupeur, Et puis ensuite, si l'on peut s'exprimer de là sorte, comme un silence qui me glaça jusqu'au fond des entrailles. Pendant que l'accusateur public parlait, les jurés me faisaient dire de garder le silence ; et le président de me borner à soutenir que l'accusée était folle. Ils désiraient tous que je l'humiliasse. Quant à elle, son visage était toujours le même, elle me regardait de manière à m'annoncer qu'elle ne voulait pas être justifiée. Je ne pouvais d'ailleurs en douter, d'après les débats, et cela était impossible, puisqu'il y avait, indépendamment de ses aveux, des preuves légales d'un homicide avec préméditation. Cependant, bien décidé à remplir mon devoir, je ne voulais rien dire que ma conscience et l'accusée pussent désavouer ; et tout à coup l'idée me vint de me borner à une seule observation, qui, dans une assemblée du peuple ou de législateurs, aurait pu servir d'élément à une défense complète. Sa plaidoirie fut courte et saisissante : il montrait Mlle de Corday préméditant son crime et l'accomplissant sans aucun remords pour ainsi dire en présence de la mort même. C'est le fanatisme politique qui a armé sa main et qui lui a communiqué ce calme et cette sublime abnégation. Il ne pouvait s'en remettre qu'à la prudence du jury.

Il remarqua sur le visage de Charlotte un air de satisfaction : il l'avait comprise.

Montané résuma l'affaire et rédigea les trois questions sur lesquelles allaient avoir à se prononcer les jurés :

1° Est-il constant que le 13 du mois présent de juillet, entre sept et huit heures du soir, Jean-Paul Marat, député de la Convention nationale, a été assassiné chez lui dans son bain d'un coup de couteau dans le sein, duquel coup il est décédé à l'instant ?

2° Marie-Anne-Charlotte Corday, ci-devant Darmont, ex-noble, habitante de Caen, est-elle l'auteur de cet assassinat ?

3° L'a-t-elle fait avec des intentions criminelles et préméditées ?

 

La délibération des jurés dura une heure et demie : ils rapportèrent un verdict de culpabilité. Le président lut le jugement qui condamnait Mlle de Corday à la peine de mort. Impassible, elle en écouta la lecture. Le public, le tribunal lui-même furent bouleversés par son attitude. Déjà, sa pensée avait quitté la terre. Elle demanda une seule faveur, qu'on la conduisît auprès de son défenseur. Les gendarmes l'y menèrent : Monsieur, lui dit-elle, je vous remercie bien du courage avec lequel vous m'avez défendue d'une manière digne de vous et de moi. Ces messieurs me confisquent mon bien... Mais je veux vous donner un plus grand témoignage de ma reconnaissance : je vous prie de payer pour moi ce que je dois à la prison, et je compté sur votre générosité. Ses dettes s'élevaient à 36 livres assignats.

L'audience fut levée à une heure et demie.

Le bourreau, Charles-Henry Sanson, attendait les ordres de Fouquier-Tinville. Il le vit passer avec Montané ; ils discutaient avec vivacité. Ils s'enfermèrent dans une pièce et y demeurèrent pendant plus d'une heure. L'accusateur public reprochait au président d'avoir favorisé l'accusée et de lui avoir offert un moyen de salut. La dernière question posée aux jurés avait été libellée par Fouquier-Tinville avec préméditation et avec des intentions criminelles et contre-révolutionnaires. Or Montané avait supprimé ces mots. Donc il faisait tout au moins preuve de faiblesse envers Charlotte de Corday. Le président répliqua qu'il n'avait d'autre dessein que d'humilier la criminelle ; il avait souhaité que Chauveau-Lagarde plaidât la folie, la folie fédéraliste n'admettant pas plus de circonstances atténuantes que la folie royaliste. Mais Fouquier-Tinville tenait à maintenir les mots intentions contre-révolutionnaires, afin d'établir les complicités. Leur querelle dura trois jours. Montané devint suspect d'avoir voulu sauver Charlotte. Il fut arrêté le 20 juillet et condamné par la 2e section du Tribunal révolutionnaire institué par décret du même jour. Emprisonné, il fut oublié dans son cachot et il échappa à la mort, ayant été libéré le 9 thermidor.

En sortant de son cabinet, Fouquier-Tinville aperçut enfin Sanson. Celui-ci n'avait pas d'ordres : l'accusateur public lui remit ceux pour la journée, en remplissant la formule imprimée et préparée à l'avance :

Réquisition aux commandants de la Force armée.

Au nom de la République,

L'Accusateur Public près du Tribunal Révolutionnaire établi à Paris par la loy du 10 mars dernier, en exécution du jugement du Tribunal du jour d'huy requiert le citoyen commandant de la garde nationale parisienne de prêter main forte et de mettre sur pied la force nécessaire à l'exécution du jugement rendu le jour d'huy contre Marie-Anne-Charlotte Corday condamnée à mort, laquelle exécution aura lieu le 17 du présent mois, heure cinq heures du soir place de la Révolution. Le citoyen commandant est requis d'envoyer la dite force publique cour du Palais trois heures précises du soir.

Le 17 juillet 1793, l'an II de la République.

FOUQUIER-TINVILLE.

 

Mlle de Corday avait inspiré des sympathies : le Comité de Sûreté générale, d'accord avec Fouquier-Tinville, estimait qu'on ne saurait prendre des mesures trop sévères. Il semblait que toutes les garanties fussent assurées contre un assassin déclaré aussi redoutable.

Charlotte ne pensait nullement à s'évader, non plus qu'à susciter des manifestations en sa faveur. Pour elle, c'est sa propre veillée de mort qui commence, et avec son imagination, qui réalise par avance les événements prévus, elle désire régler toutes les questions encore pendantes jusque dans le détail. Aucune exaltation ne se révèle chez elle. Son calme est signe de sa pureté. Même, elle retrouve un pâle sourire pour parler aux concierges — aux Richard — et elle s'exprime avec cette exquise et douce politesse qu'elle tient de son éducation première : J'avais espéré que nous déjeunerions ensemble ; mais les juges m'ont retenue là-haut si longtemps qu'il faut m'excuser de vous avoir manqué de parole.

L'abbé Lothringer demanda à l'approcher. Ce prêtre assermenté et en permanence à l'évêché venait lui offrir l'appui de la religion. Elle les refusa : Remerciez ceux qui ont eu l'attention de vous envoyer, lui répondit-elle. Je leur en sais gré, mais je n'ai pas besoin de votre ministère. Peut-être eût-elle accepté d'être accompagnée à l'échafaud par un prêtre insermenté. Craignait-elle de le compromettre en demandant son secours ? N'en a-t-elle pas rencontré parmi les détenus ? On lui a prêté une inspiration philosophique, une indifférence hautaine pour les choses de la foi ; on a également rapproché de sa conduite celle adoptée par Marie-Antoinette qui ne voulut pas recevoir l'abbé Girard, curé constitutionnel de Saint-Landry. Louis XVI enfin, après avoir signé la Constitution civile du clergé, s'abstint de communier aux approches de Pâques, comme se sentant indigne d'obtenir l'absolution.

Le cas de Mlle de Corday diffère par des nuances sensibles de ces augustes exemples. En marchant seule au supplice, elle est dans la logique de son caractère. L'abbé de Corday, qui survécut à. la Révolution, déclara qu'elle est restée catholique et républicaine jusqu'au bout. Depuis qu'elle est enfant, elle discute sa religion. Adolescente, elle se croit sollicitée par la vocation du couvent. Ensuite, elle y renonce et se montre soumise à toutes les règles de sa foi. Elle communie rarement, il est vrai. Enfin elle prend sa décision : elle est obligée de la taire, comme elle avait tu ses rêves à l'Abbaye-aux-Dames, puis à Caen chez Mme de Breteville. Sa vie intérieure est solitaire. Dieu seul l'y visite. Elle a accoutumé à lire la Bible et elle y a découvert, avec l'histoire de Judith, les arguments décisifs qui ont déterminé sa conduite. Elle ne voulait pas confesser son intention, tant elle craignait d'en être détournée. Aujourd'hui, à l'instant de comparaître devant le Juge suprême, le prêtre ne pouvait que lui demander de se repentir — et elle ne parvient pas à regretter d'avoir frappé Marat. Si elle en éprouvait du remords, elle serait un assassin ; elle n'est pas un assassin. Elle l'a proclamé devant le Tribunal révolutionnaire ; si elle se déjugeait, elle perdrait tout prestige aux yeux de ses concitoyens : ils doivent continuer sa tâche et, forte de la certitude d'avoir sauvé la France en tuant la bête sauvage, elle ira sans prêtre porter sa tête à la guillotine, que ce soit par un acte secret d'humilité, que ce soit pour conserver son courage jusque sur l'autre rive de la tombe.

De longue date, elle a établi cette ligne de conduite dans son âme. Les quelques heures qui lui restaient à vivre allaient être occupées au point de la détourner de toute méditation. Après sa condamnation — telle est la version transmise par Hauer — elle avait demandé de nouveau que l'on fît son portrait et elle y avait été autorisée. Le peintre Hauer avait assisté au procès, en qualité de capitaine de la section de la garde du Théâtre-Français. Il appartenait à une famille d'origine allemande et il avait été l'élève de David. Pendant l'audience, comme il esquissait son portrait, Charlotte lui aurait dit : Continuez ; ne craignez pas que je change de position. Est-il exact qu'après la sentence prononcée elle l'ait fait appeler dans la petite pièce où elle attendait l'exécuteur, que Hauer l'y aurait rejointe, qu'elle l'aurait remercié de l'intérêt qu'il lui avait témoigné et qu'elle lui aurait proposé de lui accorder une séance de pose ? Il existe une autre esquisse, également prise au Tribunal révolutionnaire, qui figure en tête de ce volume. Charlotte y est représentée, vêtue de la chemise rouge, la tête tournée. Or, elle ne revêtit cette chemise qu'à l'instant de monter dans la charrette. Elle admet Hauer dans sa prison et il commence le portrait qui figure au musée de Versailles. Ce n'est pas une grande œuvre d'art : c'est une œuvre infiniment émouvante. Michelet compare le visage de Charlotte à la figure d'une jeune demoiselle normande, figure de vierge s'il en fut, l'éclat du doux pommier en fleur. Elle a maigri. Elle ne ressemble plus au pastel de Brard. Ses traits sont émaciés et rigides ; la bouche est fermée et elle exprime la résignation ; à peine un pâle sourire l'éclaire-t-il ; ses larges yeux bleus reflètent une lumière surnaturelle ; elle est coiffée du bonnet qu'elle a confectionné, d'où s'échappent ses cheveux d'un châtain clair et comme ensoleillés ; le fichu blanc se croise sur son sein et ses belles mains, longues et fines, désormais inutiles, reposent sur ses bras croisés. Elle cause avec le peintre de questions profanes ; elle parle aussi de son acte et elle s'en félicite. Elle rectifie elle-même certains détails de son portrait que, selon elle, il convient d'accuser ou d'atténuer. Il semblait que sa condamnation rie comptât plus pour elle. Les assistants — les gendarmes et le couple Richard — eux aussi avaient l'air de l'avoir oubliée.

Cependant le greffier en chef Fabricius, qui avait fait signer la minute et la copie du jugement, accompagna Sanson à la Conciergerie. Ils trouvèrent, auprès de son mari, la citoyenne Richard. Elle était d'une impressionnante pâleur et elle tremblait. Je lui demandai, rapporte Sanson, si elle était malade. Elle me dit : Attendez à tantôt et peut-être le cœur vous défaillira-t-il plus qu'à moi. Richard leur ouvrit la porte de la cellule, après avoir reçu du greffier la signification du jugement. Tirraz et Monet, huissiers du tribunal, entrèrent les premiers.

Ils aperçurent trois personnes : un gendarme et Haller qui peignait. Mlle de Corday était assise sur une chaise et elle écrivait, ayant pour sous-main le dos d'un livre. Au bruit de la porte, elle se retourna, et voyant Sanson, elle soupira : Quoi, déjà ! Son émoi fut de courte durée : de nouveau elle se pencha sur le feuillet et y ajouta quelques mots, puis elle écouta Tirraz et Monet lui lire sa condamnation. Il y eut quelques secondes de silence. Elle plia en quatre la page qu'elle tenait à la main et la remit à Monet. C'était un message à l'adresse de Doulcet de Pontécoulant : Le citoyen Doulcet de Pontécoulant est un lâche d'avoir refusé de me défendre lorsque la chose était si facile ; celui qui l'a fait s'en est acquitté avec toute la dignité possible ; je lui en conserve ma reconnaissance jusqu'au dernier moment. — Marie de Corday. Il passe sur ce court billet un souffle violent. Devant la mort, à quelques pas d'elle, cette fière Normande ne désarme pas. Le pardon ne monte pas à ses lèvres hautaines. Elle n'a aucune indulgence pour cet homme dont elle a pourtant éprouvé le dévouement : elle n'admet point de défaillance en amitié et, de même qu'elle espère de la postérité la justice pour son sacrifice, de même elle entend infliger à Doulcet de Pontécoulant une manière de flétrissure qui se perpétuera.

Pourtant elle l'accusait bien à tort : la lettre qu'elle lui avait écrite l'attendait chez lui, cependant qu'il voyageait. Elle lui fut remise, ouverte, seulement à la date du 20 juillet Le même jour, il demanda des explications sur ce retard : le 21 il lui fut répondu que le gendarme, qui devait lui porter le message, ne l'avait pas trouvé. Il envoya une rectification à tous les journaux et resta inconsolable de cette erreur. C'était le moins lâche des hommes. Il déclara, relativement à cet incident douloureux : Si j'avais su que Mlle de Corday m'avait chargé de la défendre devant le Tribunal révolutionnaire, j'y serais allé... J'ai toujours regretté d'avoir ignoré le choix dont j'avais été l'objet et je le regrette encore aujourd'hui. Mais se croyant abandonné par ses meilleurs amis, la condamnée avait poussé un soupir.

Elle connaissait par son geôlier le supplice qui l'attendait. Elle n'en connaissait pas les détails. L'exécuteur se préparait à lui lier les pieds et elle crut qu'il cherchait à l'offenser. Elle se défendit, mais, ayant entendu les explications qu'il lui fournit, elle se laissa ligoter docilement. Avec une soumission très douce, elle s'assit sur une chaise qu'elle-même plaça au milieu de la cellule, ôta son bonnet et défit ses cheveux. Ils tombèrent en longues boucles cendrées sur ses belles épaules. Alors elle prit les ciseaux des mains du bourreau et en coupa une mèche qu'elle tendit à Hauer. Monsieur, dit-elle, je vous remercie de ce que vous venez de faire pour moi. Je ne puis vous offrir pour vous montrer ma reconnaissance que cette mèche de cheveux ; acceptez-la en souvenir d'une pauvre mourante et permettez-moi de vous demander de faire une copie de ce portrait pour ma famille et de la lui envoyer. Il en fut fait selon son désir. Il a été raconté que cette scène se serait passée au cours du procès. Mais M. Lenotre a démontré qu'elle avait bien eu lieu dans la prison. De même, elle donna une boucle à Sanson et une autre à Richard, pour sa femme, en signe de sa reconnaissance pour leurs bons traitements.

Les témoins de sa vie et les peintres ont fort discuté sur la couleur de ses cheveux, les uns déclarant qu'elle était brune, les autres châtain clair. Ses nombreux portraits, dont plusieurs exécutés après sa mort, la représentent tour à tour avec ces différentes nuances. Son passe port, toutefois, indique nettement cheveux et sourcils châtains. Malheureusement il est impossible d'en avoir la preuve matérielle. Une lettre de Mme Hauer, la belle-fille du peintre, adressée à M. G. Lenotre, nous apprend que ces cheveux ont été perdus au cours d'un déménagement de Blois à Paris. Les cheveux de Charlotte, ajoute-t-elle, étaient blond cendré. Mon mari les a vus et tenus souvent.

Cinq témoins assistaient à la dernière scène : Sanson, Richard, Tirraz, Monet et un gendarme. D'autres arrivèrent bientôt pour soutenir la force publique, ainsi que les aides du bourreau. Charlotte conservait une froide maîtrise d'elle-même. Il fallut revêtir la chemise rouge, réservée aux assassins. La condamnée ne voulut accepter pour la passer l'aide de personne. Elle parut si belle, si touchante à Hauer qu'il acheva son portrait avec cet habillement, mais la chemise rouge a été effacée sur le portrait qui figure au musée de Versailles. Sa douceur attendrit jusqu'à Sanson.

Elle était encore obsédée par la pensée de Marat et sans doute voulait-elle savoir si son acte avait porté ses fruits. Elle interrogea Richard : Croyez-vous que Marat ira au Panthéon ? L'émotion l'empêcha de répondre.

Lorsque sa toilette fut achevée, on lui prête ces mots : Voilà la toilette de la mort faite par des mains un peu rudes ; mais elle conduit à l'immortalité.

Il était six heures et demie quand la charrette pénétra dans la cour du Palais de Justice. De gros nuages s'accumulaient sur le ciel de Paris. La populace, débraillée, ayant à sa tête 410 femmes libérées aux massacres de Septembre, refoulée par les gendarmes, se disputait les premières places. Visages en sueur, yeux sortant de la tête, chevelures en désordre, chemises à demi arrachées, bonnets phrygiens campés sur le côté, bouches déformées par l'injure, cette foule attendait sa proie, en échangeant des quolibets, des plaisanteries grossières ou de lourdes menaces. Enfin, les battants de la porte s'écartèrent : un formidable hourra et des murmures s'élevèrent et se répercutèrent dans l'écho entre les berges de la Seine, gagnant la masse, le long du trajet. Sur la charrette, seule condamnée de ce soir-là, Mlle de Corday avance, la face illuminée par les clartés agonisantes du firmament. Le long de cet interminable trajet, qui par la rue Saint-Honoré allait la mener place de la Révolution, le peuple chante sur son passage ;

La Montagne nous a sauvés

En congédiant Gensonné

Au diable les Buzot,

Les Vergniaud, les Brissot !

Dansons la Carmagnole, etc.

Du haut de son piédestal roulant, elle juge ces créatures au salut desquelles elle s'est sacrifiée. Elle a l'air d'une statue et, pourtant, elle est encore vivante. L'orage, qui avait pesé depuis la matinée, éclate. Dans le ciel gonflé retentit le tonnerre. Des mesures sévères ont été prises par Pache, maire de Paris, pour éviter qu'elle soit massacrée en cours de route. Le cheval se fraye péniblement un chemin et avance lentement. Sanson, pris de pitié, présente à Charlotte une chaise ; elle la refuse et s'appuie les genoux contre un tabouret. Elle ne veut pas céder. Elle veut que cette marche au supplice devienne son apothéose. Elle soupire pourtant. Vous trouvez que c'est bien long, lui demande le bourreau. Elle répond, avec encore un semblant d'humour : Bah ! nous sommes toujours sûrs d'arriver ! Rue Saint-Honoré, du haut d'une fenêtre, Robespierre, Danton et Camille Desmoulins regardent le cortège : elle va leur apprendre comment sait mourir l'arrière-petite-fille de Pierre Corneille. Elle ne doit plus songer à rien, peut-être entend-elle un bruissement de feuillages qu'elle confond avec les rumeurs qui expirent confusément à ses oreilles.

Le flux et le reflux qui, tour à tour, dénude et recouvre son âme, la portent de la vie à la mort. Il suffit qu'un Adam Lux l'aperçoive pour deviner derrière cette figure son inspiration. André Chénier lui consacre des strophes sublimes. Un jeune homme de dix-huit ans, qui devint le père de Paul de Saint-Victor, lui lance une rose et plus d'une larme silencieuse lui rend un hommage muet.

Place de la Révolution on s'arrête. Sanson s'ingénie à lui cacher la guillotine. Elle prononce ces mots déroutants : J'ai bien le droit d'être curieuse ; je n'en ai jamais vu. Seule, elle gravit les marches. Un aide lui arrache son fichu et une suprême pudeur colore ses joues. Elle en a honte comme d'une défaillance. Elle n'a pas peur : elle achèvera toute son œuvre. Elle essaye de haranguer cette masse humaine : on le lui défend. A-t-elle murmuré encore ces mots : Peuple aveugle, tu es assez lâche pour adorer tes tyrans ? Cela n'est point dans sa manière. Elle est tout près de la bascule, elle y dispose sa tête, la planche s'abaisse, le couperet tombe et un hurlement y répond : Vive la Nation ! Vive la République ! Un aide-charpentier, qui avait travaillé au montage de la guillotine, ramasse la tête et la soufflette. Les rayons du soleil couchant l'inondent de clarté avant qu'elle pâlisse pour jamais...

Elle fut inhumée dans le cimetière de la Madeleine et aujourd'hui encore on montre son tombeau dans la Chapelle expiatoire. Ce n'est pas là qu'il faut chercher la Vierge au Couteau : c'est sous les grands marronniers qui descendent vers l'ancien château de Cauvigny, dans le pieux silence de la campagne, le long des chemins creux, devant le paysage pacifique, où l'on sent un désir infini de sérénité, le détachement de l'existence, la hantise de la grandeur et la beauté du sacrifice...

Requiescat in face.

 

FIN DE L'OUVRAGE