À L'ABBAYE — DÉNONCIATIONS — OBSÈQUES DE MARAT — PREMIÈRE PARTIE DE LA LETTRE À BARBAROUX — À LA CONCIERGERIE — DEUXIÈME PARTIE DE LA LETTRE À BARBAROUX — SINCÉRITÉ AVEC ELLE-MÊME — LETTRE À SON PÈRELA nouvelle se propage dans Paris. On s'aborde et l'on répète, en refusant d'y croire : Marat est mort assassiné ! Des vociférations, qui trahissent plus d'inquiétude que de tristesse, s'élèvent : la peur domine. Les clubs se livrent à leurs transports de douleur. Aux Jacobins, le buste de l'ami du peuple, voilé de crêpe, est couronné de lauriers. Robespierre, terrifié, court de club en club et se pose en victime désignée pour le poignard. Cependant, il stimule le zèle de Fouquier-Tinville, afin d'écraser ses adversaires politiques qui gêneraient ses projets. L'accusateur public est à ses ordres. Noir de cheveux et de sourcils qu'il avait très fournis, son visage a le teint blême, avec un nez court et un front bas. Ses yeux sont ronds et étincelants ; le menton exprime la volonté et la bouche aux lèvres minces est cruelle. Il est vêtu de noir, et, en dépit de cette apparence austère, il se plaît à lancer des boutades : il fait de l'esprit sur ses clients et manifeste sa méchante humeur, pour peu que l'on essaye de lui arracher une affaire qui lui sourit. Dès le 14 juillet — dès le lendemain du meurtre, il écrit aux administrateurs du dépôt de la Police : Citoyens, L'horrible attentat commis hier dans la personne du brave et généreux républicain Marat, en même temps qu'il doit porter l'indignation dans le cœur de tous les vrais républicains, exige un exemple aussi sévère que prompt ; le glaive de la loy doit frapper sans aucun retard l'auteur et les complices d'un pareil attentat. Aussi, si vous pouvez me faire passer le procès-verbal et les pièces relatives à cette malheureuse affaire dans la matinée, dès demain l'affaire sera jugée. Je ne fais aucune observation sur la compétence du tribunal, car s'agissant d'un assassinat d'un membre de la Convention, la connaissance en appartient exclusivement au Tribunal révolutionnaire. Salut et Fraternité. En dépit de son zèle, l'instruction du procès et le jugement furent pourtant retardés jusqu'au 17 par les obsèques de Marat. La Convention se réunit le 14 au matin. Le président, Jeanbon-Saint-André déclare dès l'ouverture de la séance : Citoyens ! un grand crime a été commis hier sur la personne d'un représentant. Marat n'est plus. Cet exorde solennel ne donne pas une confiance aveugle à ses collègues. Ils redoutent une réaction populaire et maintiennent sous les armes les 48 sections de Paris. Drapeaux déployés et tambours battants, elles défilent devant l'Assemblée. Ce spectacle rassure les Montagnards : ils jurent de redoubler d'énergie. C'est leur façon de rendre hommage à Marat. On demande pour lui les honneurs du Panthéon. Robespierre s'y oppose et Bentabole réplique : Marat obtiendra les honneurs du Panthéon malgré les jalousies. Mais Chabot ramène l'entente : il dénonce l'accord de l'assassin avec les Girondins ; ses rapports avec Barbaroux et Deperret la démasquent. Il lit le procès-verbal de Guellard et les pièces saisies chez Marat et sur Charlotte de Corday. Il cite la première lettre, puis la deuxième qu'elle adressait à sa victime et qui ne lui est point parvenue. Drouet ajoute à ce réquisitoire un discours frénétique et demande l'instruction immédiate du procès contre la criminelle et ses complices. La loi est rédigée, votée, promulguée sur l'heure. Hanriot s'écrie : Jurons tous de venger la mort du grand homme et bientôt l'aristocratie sera anéantie. Il demande à l'Assemblée d'envoyer immédiatement des commissaires qui s'assureront l'exactitude des faits. Il avertit ses collègues : Entourez vos magistrats et — faisant allusion aux rubans dont s'était parée Charlotte — méfiez-vous surtout des chapeaux verts. Lui aussi, avant de pleurer et de réclamer l'apothéose du Panthéon, dénonce un vaste complot dont lui et ses collègues seraient menacés. La terreur règne sur ces terroristes ; durant une heure, du moins, l'acte ne fut pas inutile : Mlle de Corday avait atteint son but. Des bandes armées descendent des faubourgs de Paris. Elles crient : Marat est mort ! Peuple ! Marat vient d'être assassiné ! Venge-toi par la mort des aristocrates ! Peuple ! Sauve la République ! Sur la porte de l'idole est apposée une affiche qui bientôt est couverte de cent vingt signatures. On y lit de mauvaises strophes qui exaltent la populace : Arrête, citoyen, Et vois ton défenseur ! Il fut ton soutien Et te voua son cœur.... Que l'assassin infâme Qui le mit aux abois Soit jeté dans les flammes Et mis hors de la loi !... Les jours suivants circuleront des complaintes : La mort du patriote Marat. — L'une des plus fermes colonnes de la Constitution. — Assassiné par une femme du Calvados. — Le 13 juillet 1793. — L'an II de la République française. — Dédié aux braves sans-culottes. — Soutiens inébranlables de la liberté. On récitera l'Éloge de Marat : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une femme pourtant, l'horreur de la nature, Une femme a plongé le poignard dans son sein ! Une femme s'arma d'un poignard assassin ! Ô sexe intéressant qui nous tiens dans les chaînes, Toi qui formas le Ciel pour adoucir nos peines. Pour charmer notre vie en la semant de fleurs, Pour calmer nos chagrins, pour essuyer nos pleurs, Faut-il qu'une mortelle au quatrième lustre Par un forfait horrible ait cru se rendre illustre ? Que par la perfidie et la férocité, Elle ait cru parvenir à l'immortalité ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hébert, dans son journal, écrira : La grande douleur de Père Duchesne au sujet de la mort de Marat
assassiné par une garce de Calvados, dont l'évêque Fauchet était le
directeur. Ses bons avis aux braves Sans-Culottes pour qu'ils se tiennent
sans cesse sur leurs gardes, attendu qu'il y a dans Paris plusieurs milliers
de tondus de la Vendée qui ont la patte graissée pour égorger tous les bons
citoyens. Son article débute par ces mots : Marat
n'est plus, foutre ! Peuple, gémis, pleure ton meilleur ami ! Il meurt martyr
de la liberté.... Une jeune fille, ou plutôt
une furie armée par les prêtres et pénitente, dit-on, du cafard Fauchet, part
de Caen pour exécuter son horrible attentat. Il exige un châtiment
exemplaire : Ce n'est point assez de la guillotiner
pour punir les traîtres, il faut un nouveau supplice plus terrible et plus
infamant, égal au crime, s'il est possible, foutre ! » Le citoyen
Guirault, orateur de la députation de la section de Paris, dite du Contrat
social, corrobore cette opinion en pleurant Marat devant l'Assemblée : Le supplice le plus affreux n'est pas assez pour venger la
Nation d'un aussi énorme attentat.... Apprenez
aux forcenés ce que vaut la vie ; et au lieu de leur trancher le cou comme un
fil, que l'effroi des tourments désarme les mains parricides qui menacent les
têtes des représentants du peuple. Ces mots exaspèrent la foule qui se
masse dans les rues, la foule mobile, tour à tour gouailleuse, sentimentale,
cruelle et que pousse à tous les excès la chaleur torride du ciel d'été sur
Paris. Cependant, les représentants de la Nation s'encouragent entre eux à la férocité, car la frayeur les fait trembler. Chabot, qui se sait protégé par la majorité, se plaît à dépeindre le couteau : Elle avait été bien instruite, car le coup a porté à l'endroit le plus mortel, et Couthon s'écrie : Il est mathématiquement démontré actuellement que ce monstre auquel la nature a donné les formes d'une femme est un envoyé de Buzot, Barbaroux, Salles et de tous les autres conspirateurs qui sont réfugiés à Caen. En manière de conclusion, il demande la mise en accusation de Deperret. Ces discours et ces protestations trahissent le désarroi où la mort de Marat a jeté ses amis. Il va s'accuser par les mouvements populaires qui se dessinent, par une sorte de fièvre de dénonciation, dont l'épidémie se répandra sur Paris. Robespierre, Danton et Camille Desmoulins se concertent pour exploiter l'événement. Desmoulins rédigera une déclaration sur une vaste conspiration dirigée contre la représentation nationale, conséquence du plan d'attaque contre les fédéralistes, conçu par Marat. Les dénonciateurs se pressent aux comités : la femme d'Aubenton pour affirmer que, rue Hautefeuille, elle a aperçu deux hommes qui parlaient ensemble, à l'instant où Charlotte tuait Marat ; l'un d'eux aurait confié à l'autre : On assassine Marat. Elle insiste et précise : le facteur venait de remettre une lettre dans le voisinage. Chabot s'empare de l'affaire et, le 16 juillet, il confronte la femme d'Aubenton — qui prend figure de personnage politique — et le facteur. Un nommé Kessel, de Riquevyre, déclare que le citoyen Le Duc, aubergiste à Montmorency, aurait, en présence de la citoyenne Stein, marchande de vins, raconté que jeudi dernier — le 11 par conséquent — à huit heures du matin, un carrosse chargé de cinq particuliers, trois hommes et deux femmes, s'était arrêté chez lui, et qu'il avait reconnu Fauchet ; que celui-ci avait ordonné à une femme de vingt-quatre à vingt-six ans de ne révéler leur arrivée à personne ; de se cacher surtout à un député de la Montagne qui avait quelquefois logé chez lui. Et les exemples se multiplient, lettres adressées à Fouquier-Tinville ou à la Convention, celle du maire de Strasbourg qui annonce à la Commune de Paris un complot, peut-être le projet de Charlotte de Corday, en lui transmettant certain message envoyé à un Strasbourgeois : La Montagne, la Commune, le Jacobinisme et toute la séquelle scélérate sont à deux doigts du tombeau. D'ici au 15 juillet nous danserons. Je désire qu'il n'y ait pas d'autre sang répandu que celui des Danton, Robespierre, Marat et compagnie.... Vive la République ! Vive Wimpfen ! Vivent les Normands, Bretons, Marseillais, Lyonnais et tous les autres républicains ! La Montagne redouble de vigilance. En réalité ces prétendues conspirations ne reposent sur rien. A peine si elles indiquent un commencement de réveil de la conscience nationale pour sauver la France de la Terreur. C'est dans cette atmosphère de suspicion que s'instruira et se déroulera le procès de Charlotte de Corday. La presse la couvre de boue et les journaux les mieux intentionnés à son égard restent sur une réserve prudente. L'instruction du procès allait être toutefois ralentie par les préparatifs des obsèques de Marat. Sa mort fut officiellement constatée par l'acte de décès suivant : Acte de décès de Jean-Paul Marat, du 13 du mois de juillet dernier, huit heures du soir, député de la Convention nationale, âgé de cinquante ans, natif de Neuchâtel en Suisse, domicilié à Paris rue des Cordeliers, section de Marseille. Sur la déclaration faite à la Maison commune par Jean Bouchot, âgé de vingt-six ans, profession homme de Loye, domicilié à Paris, susdite rue. Le déclarant se dit ami du défunt ; par Charles Dumoulin, âgé de vingt-sept ans, profession libraire, domicilié à Paris, rue de la Liberté. Le déclarant a dit être ami et voisin. Vu le certificat de Guellard, commissaire de police de la dite section, qui relate son procès-verbal en date du 13 juillet dernier. Officier public, Claude Antoine Daltruit, Dumoulin, Daltruit, Bouchot. Guirault, de la section de Paris, dite du Contrat social, s'était écrié en pleine Assemblée : Où es-tu, David ? Tu as transporté sur la toile l'image de Lepelletier mourant : il te reste encore un tableau à faire ! » Et, de sa place, David avait répondu : Aussi le ferai-je ! Par un contre-coup paradoxal, nous devons à cet obscur et verbeux Guirault un chef-d'œuvre de David. D'autre part, immédiatement après que Marat eut expiré, le sculpteur Bonvallet fit le moulage de son masque. On rapporte que Bonvallet ne fut pas seul à mouler le visage de Marat. La Chronique de Paris publiait, en date du 18 juillet, cette note : Le citoyen Deseine, sourd et muet, sculpteur-statuaire, prévient ses concitoyens qu'il a pris, le 14 juillet au matin, le masque sur nature du citoyen Marat. Il va s'empresser de le modeler. Il demeure rue de Provence, aux Écuries cy-devant d'Orléans, section du Mont-Blanc. Hébert exige que les scellés soient mis et, pour ne pas perdre l'habitude de la pompe, une section de Sans-Culottes, vient exprimer ses regrets du crime. Il parut juste aux Jacobins d'accorder une récompense à ceux qui s'étaient dévoués pour Marat. Le président présente à l'Assemblée Laurent Bas et le félicite. Ce héros étant épuisé par son effort ne put faire en public sa 'déclaration. Guellard et Desfieux furent désignés pour la recueillir. Robespierre demande que les presses de Marat soient acquises par les Jacobins ; Dufourney que les cendres de Mirabeau soient exhumées du Panthéon et que l'on y place Marat. On se dispute son cœur. Les Jacobins le réclament. Halm répond que ce cœur ira aux Cordeliers qui le conserveront. Marat n'ayant pas laissé assez d'argent pour payer son enterrement, il fut décidé que ses obsèques se feraient aux frais de la Nation. Au cours de l'après-midi du 14 juillet, Louis Deschamps, chirurgien en chef de l'hôpital de la Charité, pratiqua l'autopsie de Marat. Dans son rapport, il constate la blessure : l'aorte était percée de part en part ; l'oreillette gauche ouverte près de sa base ; son extrémité supérieure percée dans toute son épaisseur. Le couteau dirigé de devant en arrière avait pénétré entre la première et la seconde côte. L'embaumement fut terminé seulement le 16 juillet. Seuls ne furent pas embaumés — pour que les vît le peuple — la face et l'extérieur de la poitrine. Dès neuf heures, dans le jardin des Cordeliers, le cœur de Marat, embaumé lui aussi, avait été placé dans une boîte en plomb soudée et remise au citoyen Berger. Les élèves du Dr Deschamps placèrent le corps dans un cercueil de plomb, le visage et la poitrine s'altérant. L'odeur des aromates dominait. L'opération fut estimée au prix de 6.000 livres par le praticien : on lui en donna 1.500, attendu — observa Dusault — qu'un républicain se trouve déjà dédommagé de ses peines par l'honneur d'avoir contribué à conserver les restes d'un grand homme que la Patrie veut honorer. La Commune de Paris formula le vœu que Marat fût exposé place du Théâtre-Français sur le lit qui avait précédemment servi à la pompe funèbre de Lajuski. Le mardi 16, on le plaça sur une estrade haute de quarante pieds, dans ce qui avait été l'église des Cordeliers. La décomposition exigea que le torse fût couvert. C'est pour ce même 16 juillet qu'avaient été fixées les obsèques. Les Sans-Culottes s'abandonnèrent à leur douleur. Les Tricoteuses exhalèrent la leur, en voulant égorger Mlle de Corday dans sa prison. David parla à la Convention : On ne peut découvrir aucune partie du corps du martyr, car vous savez qu'il avait la lèpre et que son sang est brûlé, niais j'ai pensé qu'il serait intéressant de l'offrir dans l'attitude où je l'ai trouvé, écrivant pour le bonheur du peuple.... Un drap mouillé représentera la baignoire ; ce drap arrosé de temps à autre empêchera l'effet de la putréfaction déjà avancée.... Il sera inhumé aujourd'hui à cinq heures du soir, sous les arbres où il aimait à instruire ses concitoyens. Un autre membre proposa d'embaumer de nouveau le corps, de le conserver à quelque prix que ce soit, et de le porter en triomphe dans tous les départements. Mais les malheureux qui attendaient la mort dans les cachots, affolés par cet événement, composaient cette épitaphe : CI-GIT MARAT LE BIENFAISANT QUI NOUS APPORTA L'ANARCHIE
EN RÉGNANT ET LA PESTE EN MOURANT. A en croire certains Mémoires de cette époque, l'enterrement fut fort macabre. On n'avait pu fermer ni les yeux, ni la mâchoire de Marat. On lui avait coupé la langue, pour ne pas qu'elle sortît de la bouche. Une baignoire de porphyre fut empruntée au Louvre et recouverte d'un drap tricolore, d'où sortait un avant-bras droit qui tenait une plume de fer. La foule baisait ce bras et cette plume. Mais le bras tomba et l'on s'aperçut alors qu'il appartenait à un autre cadavre que celui de Marat. Les journaux de Paris n'osèrent en rien dire. Il était cinq heures lorsqu'un char à gradins, auquel étaient attelés douze hommes et qu'entouraient des jeunes filles, de blanc vêtues et tenant entre leurs bras des branches de cyprès, partit pour la lugubre promenade à travers Paris. Au milieu de la foule qui poussait des hurlements, le cortège défila : la Convention, les autorités, les sections, les sociétés populaires, les délégations provinciales se succédaient, précédées de la musique militaire et de tambours voilés de crêpes ; Hanriot et ses canonniers fermaient la marche. Ils allèrent le long de la rue de Thionville (depuis rue Dauphine), du Pont-Neuf, du quai de la Ferraille, du Pont-au-Change, pour revenir aux Cordeliers par la place du Théâtre-Français (Odéon actuel). Il était minuit. La foule chantait des hymnes révolutionnaires et, toutes les cinq minutes, sur le Pont-Neuf, crépitait mie décharge d'artillerie. Le monument du statuaire J.-T. Martin — en blocs granitiques — symbolisait le courage de Marat. Entre deux de ces blocs, une ouverture avait été pratiquée dans le caveau que clôturait une grille, et au-dessus duquel s'élevait une urne contenant le cœur de l'ami du peuple. Dufourny fit déposer les écrits de Marat près du cercueil. Enfin sur une pyramide quadrangulaire, surmontée d'une urne, on lisait cette inscription : ICI REPOSE MARAT L'AMI DU PEUPLE ASSASSINÉ
PAR LES ENNEMIS DU PEUPLE LE 13 JUILLET 1793. En hâte, des arbustes avaient été plantés et, dans ce décor illuminé par la lueur des torches, se déroulèrent les discours jusqu'à deux heures du matin. Le cercueil fut descendu. Les collègues de Marat lui lancèrent des fleurs, cependant que des hommes et des femmes poussaient des cris de vengeance. Quand plus de vingt orateurs eurent prononcé son éloge funèbre, le citoyen Jullien, entre autres, s'avança vers la tombe et gémit une prière composée par l'ex-laquais Brochet, qui avait été juge au Tribunal révolutionnaire : O cor Jesu ! O cor Marat.... Si Jésus fut un prophète, Marat fut un Dieu ! La foule défila silencieusement. On signala divers incidents et des bagarres, que démentit une lettre de Robespierre jeune à Buissart. Cette cérémonie coûta au trésor national 5.608 livres, 2 sols, 8 deniers. Le geste de Charlotte de Corday n'aurait-il donc eu pour résultat qu'une recrudescence de la popularité du tyran, déjà à son déclin, lorsqu'elle le frappa ? Assurément, ce geste ne porta ses fruits que plus tard. Le culte de Marat, après sa mort, grandit et s'accrut : le buste de Marat remplaça la statue de la Vierge dans la rue aux Ours ; les Tricoteuses et les Cordeliers le béatifièrent en quelque sorte par des pratiques de leur goût. A son règne allait succéder celui de Robespierre. Le 20 pluviôse, an III, un journaliste ayant découvert que, dans ses livres, l'ami du peuple avait exalté le gouvernement monarchique, comme pouvant seul convenir à la France, son effigie fut brûlée et les cendres en furent jetées dans l'égout de la rue Montmartre. Le corps, qui avait été transféré au Panthéon, en fut retiré, le cercueil brisé et le cadavre inhumé dans un petit cimetière, proche de l'église Saint-Étienne-du-Mont, sur lequel depuis a été ouverte une voie de communication. Peut-être les ossements de Marat se cachent-ils encore sous les pavés. Tandis qu'à Paris et en province se déroulaient ces fastes funèbres et les rites mystiques — dîners dans l'église, repas de la joie auxquels succédaient la musique et la danse, ainsi que la promenade civique, — à l'écart du bruit et du tumulte, la captive jouit délicieusement de la paix dans sa cellule de l'Abbaye. C'est la prison du monastère de Saint-Germain-des-Prés, construite entre 1631 et 1635 par l'architecte Gamart. On y entrait par une porte sur la rue Sainte-Marguerite et qui donnait accès à une salle de moyenne grandeur qu'éclairait une fenêtre donnant sur la cour intérieure. Dans l'angle à droite se trouvait une autre porte, communiquant avec l'intérieur de la prison. Charlotte y occupe la cellule qui fut celle de Brissot, puis dé Mme Roland. Celle-ci l'a décrite : C'était un petit cabinet fort maussade par la saleté des murs, l'épaisseur des grilles, et le voisinage d'un bûcher que tous les animaux du logis prenaient pour leurs lieux d'aisances ; mais comme il n'y peut tenir qu'un lit, on a l'avantage d'y être seul et on en fait ordinairement les honneurs au nouvel arrivé ou à l'individu qui désire cet agrément.... Je ne savais pas que bientôt après Brissot il serait habité par une héroïne, digne d'un meilleur siècle, la célèbre Charlotte Corday. Ayant avoué sans détour son crime, elle est autorisée — ses lettres à Barbaroux le diront — à correspondre avec les autres détenus dans la nuit du 14 au 15 juillet. Couvent de l'Abbaye-aux-Dames, Prison de l'Abbaye.... Enfance vagabonde enfermée entre les hauts murs et la discipline religieuse, rêves pieux naissants, vocation apparaissant sur les vitraux et s'effaçant sur le ciel ; jeunesse à la recherche d'un sacrifice, immolation d'elle-même à la cause qu'elle veut servir, ombre de l'échafaud qui se profile sur elle, mystique de l'amour et de la liberté qui la jette aux pieds du bourreau.... Son ordre d'arrestation avait été signé par Drouet, Marino et Louvet : Elle sera traduite à la maison de l'Abbaye pour y être tenue dans le plus grand secret. Deux gendarmes, nuit et jour, sont préposés à sa garde. Les frais de son arrestation sont, sinon réglés, du moins établis et l'on y peut constater le besoin de se rafraîchir » des diverses autorités qui assistèrent à son interrogatoire : Comité de Sûreté générale : État des dépenses faites par le citoyen Drouet, membre du comité désigné pour la conduite de la fille Cordai (sic). Pour frais de voiture pendant cinq heures : 12 livres Pour rafraîchissements avec les commissaires du département de la police 'pendant le cours de l'interrogatoire de la fille Cordait (sic), pendant la nuit de son arrestation : 9 livres Dépense d'un fiacre pour aller à l'Abbaye sur ; la demande de la citoyenne Cordait, assassin de Marat : 6 livres. Cet état indique qu'il y eut, après celui de Guellard dans le salon de Marat, un nouvel interrogatoire à la prison de l'Abbaye. De même Charlotte aurait demandé une voiture pour la conduite à la prison. Était-ce celle qui l'avait amenée quelques heures plus tôt ou bien une autre ? Ces points restent obscurs. Fouquier-Tinville avait apporté une hâte extrême à la réclamer. En réalité, deux tribunaux fonctionnaient pour les crimes de droit commun : le tribunal criminel ordinaire et le tribunal criminel extraordinaire dit Tribunal révolutionnaire. La personnalité de Marat et son titre de député firent opter pour le second. Le renvoi devant le Tribunal révolutionnaire pouvait être prononcé par la Convention nationale ou provoqué par l'accusateur public au réquisitoire des magistrats de police ; dans ce but — c'est Vatel qui l'indique — il y eut en quelque sorte rivalité de zèle entre les autorités compétentes, ministre de la Justice, Comité de Sûreté générale et Accusateur public. Leur empressement atteste assez l'importance que l'on attachait à rendre la procédure tout à la fois rapide et solennelle. Gohier convoqua Fouquier-Tinville et Pache pour se mettre d'accord sur les mesures à prendre ; Fouquier-Tinville, de son côté, s'était adressé à la police et avait demandé avec insistance le dossier. Elle, durant que l'on prépare les funérailles de Marat et
que l'on se débat contre les subtilités de la procédure, est séparée du
monde. Elle a parlé beaucoup toute la nuit, rapporte
Drouet, le 14, à la Convention. Elle a divagué
longuement dans l'hypothèse qu'il y avait un plan d'assassiner les patriotes
de la. Montagne.... Nous nous sommes convaincus
d'après ses discours qu'elle avait infiniment de rapports avec Barbaroux et
Lanjuinais. Tout opposée à ce texte
est la relation de Couet de Gironville : La
nuit ne fut point troublée par ce remords que laisse dans la conscience une
action dont le but est l'ambition du crime et non pas le généreux dévouement
au salut de son pays ; elle n'en passa jamais de plus paisible : à son réveil
elle demanda aux gardes si le ciel était sans tache. Le moins cruel d'entre
eux lui répondit naïvement qu'il n'apercevait aucun nuage dans le temps. Eh
bien, lui dit-elle, mon âme est de même ; j'ai rendu autant de
services à la France que si j'avais défait un tigre échappé des forêts de la
Sibérie pour se repaître dans nos climats du sang humain. Mais ces aveux
ne lui attiraient de la part de ses cerbères que des jurements et des menaces
de coups de sabre. Pour être entaché de littérature, ce récit semble
assez conforme au bonheur qu'exprime la propre lettre de Charlotte à
Barbaroux, datée du 15 au soir. La journée du 14 se passa probablement dans une sourde inquiétude. Elle a beau ne pas ignorer que son sort est en principe décidé, l'attente de la certitude ne peut pas la laisser indifférente. Assurément, elle en appelle à ses ancêtres pour s'apaiser, à l'abnégation de soi-même ; elle doit se sentir régénérée par le souvenir de Corneille et y puiser la force de marcher jusqu'au bout. Mais pour atteindre l'échafaud, il faut suivre le long chemin de croix qui passe par le tribunal, il faut subir le procès. Elle prétendra bien qu'il n'y a point de dévouement dont on retire plus de jouissance qu'il n'en a coûté de peine à s'y décider. A l'instant de mesurer la vérité de cette parole et d'accomplir l'effort quotidien, dans l'incertitude, en se demandant si l'on verra le terme de la journée qui commence, il faut un héroïsme peu commun et une énergie constamment en éveil. Elle s'occupe dans sa prison à réparer ses habits lacérés par la foule et à se confectionner un bonnet, semblable à ceux qu'elle portait au Mesnil-Imbert, et, peut-être, ce travail manuel la distrayait-il ; peut-être aussi, tout en tirant son fil, se rappelait-elle son heureuse liberté et songeait-elle à ceux qui en vain la cherchaient ailleurs qu'entre ces murs ; peut-être un sourire triste passait-il sur ses lèvres, car elle disait qu'en recousant sa robe elle se rapprochait encore de Corneille qui fabriquait des souliers. Il n'y a guère, je suppose, de coquetterie dans son cas ; il y a le sens des convenances et l'horreur de paraître débraillée. Elle est détachée déjà du monde et elle ne pourra se défendre, lorsqu'elle en prendra congé, de cet humour normand qui miraculeusement vient à son secours. On ne la voit pas pleurant sur elle-même. Et pourtant elle souffre, et dans ce qu'il y a chez elle de plus sensible, elle souffre dans sa pudeur. Elle avait protesté contre la présence des gendarmes pendant la nuit. Elle renouvelle sa démarche. Elle ne fut pas entendue. La pensée des siens l'obsède évidemment. Elle souhaiterait leur laisser quelque chose d'elle qui la rappelât à leurs tendresses, et, voyant le jour s'écouler sans interrogatoire, elle écrit aux membres du Comité de Sûreté générale pour leur demander l'autorisation de faire faire son portrait. Elle prévoit leur résistance. En bonne Normande, elle plaide sa cause : Comme on chérit l'image des Bons citoyens, la curiosité fait quelquefois rechercher ceux des grands criminels qui sert à perpétuer l'horreur de leurs crimes, si vous daignez faire attention à ma demande, je vous prie de m'envoyer demain un peintre en miniature, je vous renouvelle celle de me laisser dormir seule, croyez je vous prie à ma reconnaissance. Le ton est humble ; l'accent déchirant, quand on se souvient que c'est Mlle de Corday qui parle. On ne voulut pas non plus l'écouter : on redoutait l'influence de sa beauté sur le public et on répandit, au contraire, deux libelles dans lesquels on l'injuriait et la représentait comme une virago. Dans son isolement, elle perçoit les rumeurs du dehors : elle entend crier l'arrestation de Deperret et de Fauchet. Elle dut en éprouver une extrême désolation. Aurait-elle donc, sur son passage, semé partout des ruines et créé des deuils ? Peut-être revoit-elle en esprit la demeure de Lauze Deperret, les jeunes filles qui l'accueillirent, le visage honnête et courageux du député, le salon où de la salle à manger lui arrivaient les propos joyeux de ses convives.... Comme elle avait raison de l'engager à fuir ! Pourquoi n'a-t-il pas suivi son conseil ?... Sa mélancolie ne l'entravera pas longtemps : sa haine de Fauchet et son exaspération contre lui auront vite raison de la mollesse qu'elle se reproche. Elle manifeste de nouveau ses sentiments à l'égard de cet évêque et, après avoir rappelé qu'elle l'a vu deux fois seulement, du haut d'une fenêtre, elle ajoute : C'est l'homme au monde à qui jaurais le moins volontiers confié un projet si cette déclaration peut lui servir, jen certifie la vérité. Corday. On estima ne pas devoir lui refuser de quoi écrire. On espérait qu'elle se laisserait aller à trahir quelque secret et que l'on découvrirait grâce à elle ses complices. A la lueur d'une chandelle elle commença sa lettre à Barbaroux, datée du second jour de la préparation de la paix. Elle commence donc son récit le 15 juillet. Elle croit
savoir — sans doute les concierges, les Delavaquerie, l'en ont-ils informée —
que la procédure sera longue, qu'elle est retardée par les obsèques de Marat,
qu'elle-même ne sera jugée que le surlendemain et elle s'accorde une manière
de trêve. Elle se laisse entraîner par les souvenirs de son voyage et elle
raconte son acte avec une simplicité qui ferait croire qu'il est question
d'une autre que d'elle. Elle retrouve sa gaîté, lorsqu'elle parle de sa
petite aventure en cours de route ; elle s'amuse à flâner, à s'attarder sur
les détails. Cependant, le ton s'élève lorsqu'elle cite le nom de Marat. On
la sent encore toute vibrante : elle n'a point encore atteint la sérénité.
Des sentiments humains l'attachent toujours à la terre. Sa défense se
dessine, éclatante, orgueilleuse presque, et elle formule ses arguments, qui
doivent écraser sa victime. On nest guère content de
navoir qu'une femme sans conséquence à offrir aux mânes du grand homme.
Pardon ô humains ce mot déshonore votre espèce Cétait une bête féroce qui
allait dévorer le reste de la France par le feu de la guerre civile.
Maintenant vive la paix ! C'est le thème directeur auquel sa pensée
revient. Elle est convaincue qu'elle a fondé la paix, à laquelle le monstre seul s'opposait, car, lui disparu, la
terreur où sa mort jettera ses complices les réduira au silence. Et voici le
soupir de soulagement : Grâce au ciel il nétait pas
né Français ! Il lui semble que son pays n'aurait pas pu donner le
jour à un Marat. Délivrée de sa rancœur, elle descend de son piédestal, pour
redevenir la femme d'esprit qu'elle était dans le salon de sa tante et elle
trace, avec une verve charmante les portraits de ses tortionnaires : Chabot avait l'air d'un fou, Legendre voulait m'avoir vue
le matin même chez lui, moi qui nai jamais songé à cet homme, je ne lui crois
pas dansés grands moyens pour être le tyran de son pays et je ne prétendais
pas punir tant de monde. Tous ceux qui me voyaient pour la première fois
prétendaient me connaître depuis longtemps. Il y a dans ces pages une
alternance, comme un va-et-vient de la malice à l'attendrissement auquel elle
résiste. Par volonté, elle doit réussir à se créer un état d'esprit qu'elle
croit définitif ; elle doit faire bon marché de sa vie, puis s'imaginer que
tout cela est un cauchemar, s'enorgueillir de son geste, enfin retomber sur
la réalité et penser aux siens.... : Je jouis
délicieusement de la paix depuis deux jours, le bonheur de mon pays fait le
mien. N'est-ce pas le secret aveu des luttes qu'elle eut à soutenir
avec elle-même, de ses longues hésitations, de ce Le
ferai-je ? ne le ferai-je pas ? qui l'a cruellement tracassée ? Mais
la pensée d'Argentan, de la maison qui est le foyer
»pour son cœur l'obsède : Je ne doute pas que lon ne
tourmente un peu mon père qui a déjà bien assés de ma perte pour l'affliger.
Si Ion y trouve mes lettres, la plupart sont vos portraits. Sil sy trouvait
quelques plaisanteries sur votre compte je vous prie de me les passer : je
suivais la légèreté de mon caractère. Elle ne professait donc pas pour
ces Girondins une admiration aveugle ; elle les jugeait et avec plus que de
la sévérité, avec de l'ironie et une ironie sans doute bien aiguisée,
puisqu'elle avertit Barbaroux et qu'elle le prie de l'attribuer à la légèreté de son caractère. Elle connaît la
générosité des députés Girondins et elle leur recommande ses parents. Elle
prie encore son correspondant de ne pas oublier ses chers
amis aristocrates et, avant d'achever sur l'humour cet étrange
commentaire de ses dernières pensées, elle ne parvient pas à taire sa profession
de foi : Je nai jamais haï qu'un seul être et j'ai
fait voir avec quelle violence, mais il en est mille que jaime encore plus
que je ne le haïssais. Une imagination vive, un cœur sensible promettent une
vie bien orageuse ; je prie ceux qui me regretterais de le considérer et ils
se réjouiront de me voir jouir du repos dans les Champs-Élysées avec Brutus
et quelques amis — ce langage lui était donc naturel, à l'employer
dans un pareil moment — ? pour les modernes il est
peu de vrays patriotes qui sachent mourir pour leur pays : presque tout est
égoïsme. Quel triste peuple pour fonder une République ! Et reprenant
son thème initial, elle déclare : Il faut, du moins,
fonder la paix et le gouvernement viendra comme il pourra : du moins ce ne
sera pas la Montagne qui règnera si lon me croit ! C'est fini :
le calme de nouveau règne sur son âme : Je suis on
ne peut mieux dans ma prison, les concierges sont les meilleures gens
possible, et ce dernier trait à Chabot qui refuse d'enlever les
gendarmes durant la nuit, ainsi qu'elle le souhaitait : Il ny a qu'un capucin qui puisse avoir ces idées.
Elle passe son temps à écrire des chansons. Est-ce
pour occuper ses facultés ? pour se défendre contre l'analyse, pour s'interdire
d'épiloguer ses passions ? Est-ce pour se rendre encore utile ? Je donne le dernier couplet de Valady à tous ceux qui le
veulent, je promets à tous les parisiens que nous ne prenons les armes que
contre l'anarchie, ce qui est exactement vrai. La chanson qu'elle attribue à Valady est La Marseillaise des Normands par Girey-Dupré. Sur ces mots se termine la première partie de sa lettre. Le 16, elle fut transférée à la Conciergerie. Une ligne de barreaux coupaient en deux le greffe : d'un côté les employés, de l'autre les condamnés qui attendaient leur exécution. Ni table ni chaises : des bancs épais et solidement scellés au mur. En face des cachots, un guichet conduisant à la cour des femmes. L'hostilité l'encercle. La famille Marat exciterait contre elle la colère publique, si besoin en était. Jean-Pierre, le frère de l'ami du peuple, est membre du club révolutionnaire de Genève, où il habite auprès de sa sœur Albertine qui accourt à Paris, aussitôt après le 13 juillet. Il a une autre sœur, Marie Brousson, et tous trois vont adresser, d'accord avec Hébert, une requête au président de la Convention nationale. Ainsi la haine s'exhalera encore par la voix de la famille du mort. Ils dénoncent, avec Charlotte de Corday, un complot qui menace deux membres de l'Assemblée. Ils demandent une punition exemplaire du traître qui est arrêté et une poursuite rigoureuse contre ses complices, afin d'effrayer les scélérats qui auraient des intentions aussi criminelles. Et ils ajoutent : Nous prions l'Être Suprême de veiller sur la France et ses représentants, heureux dans notre malheur si le sang de notre frère pouvait nous ramener le bonheur. Leur demande était inutile pour exciter les rigueurs de la justice. Depuis le 14 juillet, Fouquier-Tinville, après sa conférence avec Gohier, ministre de la Justice, avait réclamé à Chabot les pièces qu'il avait emportées pour la rédaction de son rapport. Chabot lui écrit : Citoyen, Je n'ai pas l'adresse que la citoyenne Corday avait écrite dans la vue de pervertir l'esprit public ; je n'ai qu'une de ses lettres qu'elle avait écrite à Marat, mais j'ai son extrait baptistaire, le couteau et la guène (sic), ainsi que l'extrait du procès-verbal ; mais le tout est dans le bureau de la Convention et je vous l'enverrai par un huissier, sitôt qu'on ouvrira. Je suis tout à vous. CHABOT. Cette formule Je suis tout à vous indique bien l'accord intime entre la pensée cruelle de Fouquier-Tinville et celle de Chabot. Il est probable que Chabot conserva ces pièces, car elles ne figurent pas dans le dossier officiel, où l'on n'en trouve que des copies. De plus, la première lettre de Charlotte à Marat a disparu. A la date du i6, cependant que l'accusée est au secret et qu'elle ignore les événements, le citoyen Barutat, garçon de bureau à la mairie, apporte, enveloppé dans une serviette scellée de deux sceaux, tout ce qu'on a découvert à l'hôtel de La Providence. Ce même jour, à neuf heures du matin, le tribunal est composé : Président, Montané, ex-lieutenant particulier de la maréchaussée de Toulon, ancien juge de paix ; juges, Foucault, qui mourra sur l'échafaud le 17 floréal an III, et Roussillon, qui aura une fin obscure ; accusateur public, Fouquier-Tinville, né à Héroul, dans l'Aisne, de bonne famille riche et ruiné par la débauche, ex-procureur au Châtelet, suppôt de Hérault de Séchelles, que d'ailleurs il condamnera à mort. L'instruction commence immédiatement. Les premiers témoins sont convoqués : François Feuillard, garçon d'hôtel, Catherine Evrard, Laurent Bas, qui comparaissent devant Montané ; tandis que Roussillon entend Michon Delafondée, la femme Grollier, Louis Brunot — ou Bruneau —, Martin Cuisinier et que Foucault reçoit les dépositions de Simonne Evrard, Jeannette Maréchal et de la femme Pain. De leurs témoignages il résulte nettement que Mlle de Corday a assassiné Marat et elle ne le niera pas. Le crime et sa préméditation sont établis. Elle-même confirmera les faits, le 16 juillet, à onze heures, lorsque Montané, assisté de Fouquier-Tinville, la fera comparaître au Palais de Justice, selon toute probabilité. Dans ce premier interrogatoire, encore qu'elle se montre crâne et d'une extrême franchise, elle manifeste l'instinct juridique de la Normandie. Elle se trouvait d'accord, et sans le savoir, avec les casuistes du droit criminel, les lois de 1793 et les publicistes plus modernes. Tout de suite, le duel s'engage : elle déclare qu'elle a voulu débarrasser la France d'un dictateur menaçant et, comme on lui demande sur quels faits elle base son accusation, elle répond qu'elle ne peut pas en faire la preuve, mais que c'est l'opinion de la France, que l'avenir l'apprendra et que Marat avait un masque sur la figure. Ainsi, dès l'abord, la question est posée : ces juges envisagent le cas d'un assassin politique vulgaire ; cet assassin est le justicier de son pays. C'est le pays qui accuse Marat et c'est elle qui a exécuté sa sentence. Elle n'hésite pas à nommer les députés réfugiés à Caen, mais elle nie énergiquement avoir subi leur influence. Nul n'a reçu la confidence de son projet. Seule, elle l'a conçu ; seule, elle l'a exécuté. Elle est venue à Paris pour tuer non un homme, mais une bête féroce qui dévorait les Français.... Afin de dégager ses prétendus complices, elle invoque la lettre que lui avait donnée Barbaroux, mais elle l'a brûlée et cette lettre eût été pourtant la preuve que son voyage était ignoré de tout le monde. Personne, non plus, ne l'a persuadée qu'aussitôt après son action elle serait massacrée, mais elle le croyait elle-même, et c'est pour ce motif qu'elle avait rédigé l'Adresse aux Français qu'on a retrouvée sur elle et qu'elle voulait qu'on connût après sa mort. Montané lui enjoignit de désigner un défenseur ; elle choisit Doulcet de Pontécoulant, et, en attendant qu'il ait rejoint l'accusée, on désigne d'office le citoyen Guyot, homme de loy. Le jour même, Fouquier-Tinville informera Doulcet, mais la lettre lui parviendra trop tard pour lui permettre d'assumer cette tâche. La lettre qu'elle destinait à Barbaroux avait été saisie. Charlotte demanda qu'elle lui fût envoyée. Montané le promit, avec l'intention de n'en rien faire et d'obtenir de Charlotte de nouveaux renseignements. L'huissier Auvray avait notifié à Charlotte, entre les guichets de la Conciergerie comme en un lieu de liberté et parlant à sa personne sous la surveillance de gendarmes, la liste des témoins, convoqués pour le lendemain matin à huit heures. Elle parcourut cette liste et ne fit aucune observation. Maintenant, elle n'a plus d'illusions sur le sort tout prochain qui lui est réservé : c'est pour demain. Les dernières formalités ont été accomplies. Puisqu'on lui a promis d'expédier sa lettre, elle n'hésite pas à l'achever. A huit heures du soir, elle est enfin seule, avec les gendarmes. Ce long interrogatoire l'a fatiguée. Le couple Richard, concierges de la prison, lui a donné du papier, de l'encre et une plume. Elle écrit. Ce n'est plus un récit : les faits perdent leur relief. L'âme prend le dessus. La vie intérieure se découvre, assez pour nous permettre d'en admirer la pureté. Elle dit adieu à la terre, et, peut-être, ce détachement de la vie, alors qu'elle est toujours prisonnière de sa mélancolie native, va-t-il lui faciliter la réalisation de son effort. De tous ses écrits, elle regrette seulement l'Adresse aux Français. Elle eût souhaité qu'elle parût. Son portrait qu'elle désirait offrir au département du Calvados, elle ne s'en soucie plus : il est trop tard. Elle s'occupe peu de sa défense et elle s'imagine que Doulcet de Pontécoulant ne refusera pas l'honneur de l'assister. Elle avait aussi songé à Robespierre et à Chabot. Cette idée se passe de commentaire.... Elle lègue ce qu'elle possède aux femmes et aux enfants des braves habitants du Calvados partis pour délivrer Paris et elle s'étonne de la modération dont a témoigné le peuple qui a permis qu'on la transporte sans encombre de l'Abbaye à la Conciergerie. Elle prie Barbaroux de ne pas oublier son amie Mlle Alexandrine de Forbin. Tout son message est d'un style clair, du style particulier aux testaments. Mais voici qu'apparaît devant elle l'approche du supplice : elle ne fléchira pas : C'est demain à huit heures que lon me juge. Probablement à midy vécu, pour parler le langage romain. L'orgueil atavique la reprend : On doit croire à la valeur des habitants du Calvados, puisque les femmes mêmes de ce pays sont capables de fermeté et une ombre de méfiance d'elle-même voile sa résolution ; elle prévoit une défaillance possible : Au reste on ignore comment se passeront les derniers moments et cest la fin qui couronne lœuvre. Je nai point besoin daffecter dinsensibilité sur mon sort car jusqua cet instant — remarquez ce jusqua cet instant — je nai pas la moindre crainte de la mort. Mais demain ? Doute-t-elle de sa vertu ? En avouant son scrupule, elle l'étouffe et reprend confiance en elle-même. La voici au clair avec sa conscience. Un dernier trait d'humour la fait sortir de sa mélancolie, à propos de l'arrestation de Fauchet : On prétend que ce dernier (Fauchet) ma conduite à la Convention dans une tribune. De quoi se mêle-t-il dy conduire des femmes ? Comme député il ne devait pas être aux tribunes et comme évêque il ne devait pas être avec des femmes ! Quant à Deperret, il na aucun reproche à se faire. Elle le met hors de cause. Elle pousse un soupir de soulagement, en espérant, en affirmant que Marat nira pas au Panthéon et, après avoir rappelé qu'elle a aidé Wimpfen à gagner plus d'une bataille, elle conclut : Adieu Citoyen je me recommande au souvenir des vrays amis de la paix. Les prisonniers de la Conciergerie loin de minjurier comme ceux des rues, avaient lair de me plaindre ; le malheur rend toujours compatissant ; c'est ma dernière réflexion. — Corday. — Mardy 16 à 8 heures du soir. Ce ne fut pas sa dernière réflexion. A la veille de mourir, elle entre en retraite et, dans le silence qui sera troublé par les formalités de la procédure et par le bruit de la prison, elle fera acte d'humilité : elle doit une soumission déférente à son père et elle, qui a été élevée selon les principes de l'ancienne famille, qui n'a pas craint pourtant le dissentiment sur les idées politiques entre le chef de sa maison et elle, la fière Charlotte revient à son obéissance première : Vos seuls commandements produiront mon amour.... Comme elle, songeait aussi Pauline, à l'instant de briser les idoles que Polyeucte n'avait pas anéanties : Et saintement rebelle aux lois de la naissance, Une fois envers vous manquer d'obéissance. Ce n'est point ma douleur que par là je fais voir ; C'est la grâce qui parle et non le désespoir.... Charlotte est en état de grâce et, cet état, elle le perpétue, non en le subissant, mais en voulant qu'il se prolonge : Le coup à l'un et l'autre en sera précieux, Puisqu'il t'assure en terre en m'élevant aux cieux.... Son suprême message, en demandant qu'on l'oublie et même qu'on se réjouisse de son trépas, ressemble à certaines lettres de soldats qui montaient à l'assaut avec la certitude de n'en pas revenir. Elle adresse à son père, rue du Bègle, à Argentan, un court billet. Elle retient ses larmes. Pour adoucir sa peine elle ne cite pas l'Évangile ; elle cite le texte qui doit enorgueillir le petit-fils de Corneille, et un vers de Thomas Corneille, tiré du Comte d'Essex, qui hante sa mémoire, se glisse naturellement sous sa plume. M. de Corday reçut de sa fille cet adieu : Pardonnés-moi, mon cher papa, davoir disposé de mon existence sans votre permission. Jai vengé bien d'innocentes victimes, jai prévenu bien dautres désastres. Le peuple un jour désabusé se réjouira dêtre libéré dun tyran. Si jai cherché à vous persuadez que je passais en Angleterre cest que jespérai garder l'incognito mais jen ai reconnu limpossibilité. Jespère que vous ne serés point tourmenté. En tous cas je crois que vous aurés des défenseurs à Caen. Jai pris pour défenseur Gustave Doulcet. Un tel attentat ne permet nulle défense ; cest pour la forme. Adieu, mon cher papa, je vous prie de moublier ou plutôt de vous réjouir de mon sort. La cause en est belle. Jembrasse ma sœur que jaime de tout mon cœur ainsi que tous mes parents. Noubliés pas le vers de Corneille : Le crime fait la honte et non pas l'échafaud. Cest demain à huit heures qu'on me juge, ce 16 juillet. CORDAY. Il ne lui restait plus qu'à entendre et à subir sa condamnation. |