CHARLOTTE DE CORDAY

UNE ARRIÈRE PETITE-FILLE DE CORNEILLE

 

CHAPITRE VII. — LE DOUZE JUILLET.

 

 

DÉPART DE CAEN — SON VOYAGE — L'HUMOUR NORMAND — ARRIVÉE A PARIS — L'HOTEL DE LA PROVIDENCE — IL FAUT FRAPPER MARAT CHEZ LUI — VISITE À DEPERRET — ADRESSE AUX FRANÇAIS

 

A EN croire les déclarations de Charlotte de Corday, elle partit de Caen le mardi 9 juillet à deux heures de l'après-midi, et elle arriva à Paris le jeudi ii, vers midi. Elle emportait la lettre de Barbaroux pour Lauze Deperret et quelques brochures, entre autres l'Examen critique de la Constitution par Salles, et certaines correspondances de Girondins. L'assassinat de Marat est l'ouvrage de cinq des ci-dessus nommés, écrit Wimpfen, sans les signaler autrement, mais ce n'était pas Marat qui était désigné. C'était Danton que la nouvelle Judith devait immoler... Mais Mlle de Corday ayant ouvert une de ces lettres, vit qu'on y accusait Danton de vouloir porter le petit dauphin sur le trône, et, comme Mlle de Corday était fanatique royaliste, elle se garda bien de porter la main sur celui dans lequel elle plaçait son espoir. Avant de partir pour Paris, elle écrivit une lettre à Bougon-Langrais... pour lui dire qu'elle ne le reverrait plus... Bougon-Langrais me communiqua cette lettre.

Ce récit ne résiste pas à la critique, et Vaultier pourtant prend la peine de le réfuter : Wimpfen, dit-il en substance, ne nomme pas les cinq députés qui devaient être Petion, Guadet, Louvet, Buzot et Barbaroux. Elle n'a pas ouvert — il n'en est trace nulle part — le courrier en route, et il n'a jamais été question pour elle de substituer à Danton, Marat. Quant à la correspondance avec Bougon-Langrais, Mesnil a répondu qu'à Lisieux, au retour de la campagne de Brécourt, Bougon lui avait communiqué une vingtaine de lettres par lui reçues de Charlotte, et toutes relatives à des sujets de littérature et de politique ; mais que de la lettre d'adieux ci-dessus spécifiée, il n'en avait jamais entendu parler. Enfin, il n'est pas vrai que Charlotte ait été royaliste, tout le prouve, ses amitiés, son attitude, ses paroles. N'a-t-elle pas choisi Barbaroux pour lui faire ses adieux à la vie ?

Il est à remarquer en outre qu'elle eût été fort embarrassée — à supposer qu'elle en eût été tentée — d'ouvrir ces lettres devant ses compagnons de diligence, et il ne parait nullement probable qu'elle ait attendu d'être à Paris pour le faire et pour choisir au dernier moment une autre victime ; elle était résolue à immoler Marat.

Le voyage s'accomplissait lentement, Mme de Maromme parle de deux nuits pour rentrer de Paris à Caen. Il y avait de longs relais. On signala la présence de Mlle de Corday à Lisieux. Aujourd'hui encore, on vous montre dans cette ville une vieille cour qui porte son nom. Aucun document officiel, il est vrai, ne donne une authenticité à cette tradition. Vatel avait recueilli des témoignages qui valent d'être cités, entre autres celui d'un membre de la Société des Antiquaires de Normandie qui tenait le propos de certaine dame Lemaitre : En 1793, elle habitait Lisieux et c'est au passage de Charlotte se rendant à Paris qu'elle l'a vue. Elle demeurait chez ses parents, en face d'une auberge tenue par un sieur Delafosse, située près de l'Abbaye royale où descendait la voiture. A son passage on ignorait complètement ce qu'était Charlotte qui parlait peu, mais dès sa descente de la voiture on fut frappé de sa beauté. Elle dîna, passa la nuit à Lisieux dans cette auberge et partit le lendemain matin vers six heures par la voiture d'Évreux, pour aller de là à Paris. Après l'assassinat on sut à Lisieux que c'était elle qui était passée quelques jours auparavant, et alors les commentaires coururent. La dame Lemaître précisa même que Charlotte était arrivée vers quatre ou cinq heures et que l'on apprit son nom par le livre des voyageurs et des bagages. Lorsque s'arrêta la diligence, Mme Lemaître était assise devant la porte de l'auberge, située au numéro 85 ou 87 faubourg Saint-Désir et ayant pour enseigne Le Dauphin qui avait remplacé celle des Trois-Rois. La mise modeste et le charme de la jeune fille frappèrent Mme Lemaître. Elle se sentit attirée vers elle par une sympathie spontanée. Une conversation s'engagea entre elles et se prolongea tard dans la nuit. L'hôtel — à en juger sur ses vestiges n'était guère luxueux. La chambre au premier étage qu'y aurait habitée Charlotte donnait sur une cour étroite, baignée d'une ombre humide. Une galerie y conduisait et sur cette galerie ouvrait une fenêtre qui laissait filtrer un jour rare et douteux. Une lettre signée Alfred Baudy souligne, toujours d'après la dame Lemaître, certains traits : Elle arriva faubourg Saint-Désir à Lisieux et s'arrêta dans l'auberge du sieur Delafosse. Elle s'assit sur un banc devant la porte et causa tranquillement avec lui et avec ses deux filles ; c'est de là que Mme Lemaître, qui est morte centenaire, l'a aperçue. La voiture de Caen à Lisieux avait un service quotidien régulier. Deux relais : 1° à Vimont, à trois lieues de Caen ; 2° à Saint-Aubin. De Lisieux à Évreux, il y a vingt-cinq lieues. En partant le matin à six heures on arrivait le soir. D'Évreux à Paris, même distance. Charlotte étant arrivée le jeudi à midi et ayant passé la nuit en voiture ne se sera pas arrêtée à Évreux et aura pris une diligence partant le soir.

Si l'on adopte ce texte, le récit de son voyage qu'elle fait à Barbaroux se rapporterait à des événements qui se seraient passés au cours du trajet entre Évreux et Paris. La lettre est trop célèbre pour être citée textuellement. Ce récit dénote une singulière bonne humeur, quand on songe qu'au moment où elle l'écrit, elle était, son geste accompli, prisonnière à l'Abbaye et sur le point de subir son jugement. Le sentiment d'avoir rempli son devoir l'avait soulagée de l'oppression. La veille, elle avait quasi miraculeusement échappé à la fureur de la foule. Enfin, en toutes circonstances, elle avait fait preuve d'un courage, qui s'explique encore par cet humour particulier au Normand : il le sauve de la détresse aux heures les plus tragiques, en le délivrant de l'angoisse d'une entreprise. Charlotte s'amuse en route ; et, l'acte fait, elle s'amuse à le conter. Dans la diligence, elle rencontre de bons montagnards qu'elle laisse débiter leurs sottises sans plus se soucier d'eux. Les bavardages finissent par l'endormir et son sommeil dut être calme, puisqu'elle ne se réveilla qu'aux portes de Paris. L'un des voyageurs pourtant, qui aime sans doute les femmes dormantes, s'entête à reconnaître en elle la fille de l'un de ses amis et l'estime riche. Il se nomme... son nom ne dit rien à Charlotte. Il l'agace par ses propos et elle se moque de lui, l'engageant à cesser cette comédie. Il en manifeste de l'irritation et essaye de se consoler en chantant des chansons plaintives. Au terme du voyage, le galant ne se considère pas pour battu et il insiste pour obtenir de Charlotte son adresse, afin de demander sa main à son père. Enfin, il la quitte. C'est par les autres compagnons de route — elle n'a voulu divulguer la personnalité d'aucun — que ses juges apprirent ses relations avec Barbaroux et avec Deperret. Elle se trahit par quelques mots qu'elle regretta dans la suite d'avoir prononcés.

Que l'on se représente le pathétique contraste qu'offrait cette diligence, cahotant des voyageurs entassés et Charlotte dormant paisiblement ; que l'on s'imagine ces montagnards égayés par leurs propos, grossiers sans doute et remarquant cette belle fille, tapie dans son coin, volontiers taciturne, protégée par son idée fixe. Enfin, l'un deux, plus entreprenant que les autres, séduit par ses charmes, se flattant peut-être de rencontrer une bonne fortune, et, vulgaire, improvisant cette comédie pour entrer en relations avec elle, et Charlotte feignant de l'écouter. Elle est loin. Elle le repousse par son attitude, et, lassée, elle ferme les paupières. Lui, la regarde avec arrogance, la convoitant ; il divertit ses comparses. A la lueur des lanternes, qui pénètre par les vitres sonores et tremblantes, le visage de Charlotte apparaît par intermittence, plus noble, plus attrayant aussi. Le bonhomme en sent croître son audace. Il redouble de galanteries. Il se prend au jeu : il ira jusqu'à demander la main de cette fille avenante. Avec cela elle a l'air de ne pas manquer de fortune. Elle ne bouge pas. Elle s'abandonne au bercement de la voiture et à la monotonie de cette voix et, cependant qu'il plaisante et qu'il chante, elle s'assoupit, en rêvant qu'elle frappe Marat, qu'elle ne connaît pas, le 14 juillet, à la fête de la liberté...

Elle-même répond officiellement au président Montané qui l'interroge sur son voyage et lui demande à quelle époque elle a quitté Caen : Mardi dernier. — Où elle est allée en sortant de Caen ? — A Paris. — De quelle manière est-elle arrivée à Paris ? — Dans une voiture qui part trois fois la semaine pour Paris. — Si elle y était seule ? — Qu'elle était seule de sa connaissance, mais qu'il y avait sept à huit personnes dans la voiture. — Si elle connaissait quelques-unes de ces personnes ? — Que non. — Quel jour elle est arrivée à Paris ? — Jeudi dernier vers midi. — Où elle est descendue en arrivant à Paris ? — Qu'elle est descendue où la voiture s'est arrêtée et que de là elle a logé rue des Vieux-Augustins, hôtel de La Providence. — Qui lui avait indiqué l'hôtel où elle a logé ? — Par un des hommes qui sont au bureau qu'elle ne connaît pas.

C'est la vérité. Elle ne dissimule rien, mais elle se montre circonspecte et ne veut compromettre personne. Pour elle, elle n'a aucune peur. Elle sait le sort qui l'attend. Elle déclare franchement et noblement le but de son voyage à Paris : Je n'y suis venue que pour tuer Marat. Plus tard, elle redoublera de prudence, lorsque Montané la pressera de questions et cherchera même à l'embarrasser : il n'est pas naturel, insinuera-t-il, qu'une citoyenne de sa naissance et de sa caste, soumise à certaine étiquette, voyage seule et que sa parente l'ait laissée partir, sans un motif plausible. Charlotte biaise ; elle s'en tient aux explications évasives : elle a fait croire qu'elle se rendait chez son père, à Argentan, en compagnie d'une amie, et puis elle est partie de Caen, à deux heures de l'après-midi... Le président ne se considère pas comme satisfait : cette amie, elle en a fourni le nom à sa parente : Elle ne lui a pas donné le temps de la réflexion. Mais alors, quelqu'un l'a conduite à la voiture, sinon les personnes chargées de ces diligences, le directeur en particulier, auraient été en droit de s'étonner de la voir seule. Elle discute pied à pied : personne ne l'a conduite, elle ne s'est pas occupée de ce qu'on penserait d'elle. Elle avait retenu sa place la veille, dès le lundi, sous son vrai nom, et comme Montané exige qu'elle lui explique d'où elle tient l'argent qu'on a trouvé sur elle, Charlotte riposte : Que son père lui fournissait de l'argent quand elle en voulait, qu'elle avait cent écus en espèces, sur lesquels elle avait pris les cinquante écus dont on l'a trouvée nantie. Elle ne dissimule même pas le nom de Mlle de Beaumont, avec laquelle elle a pris, en avril, son passeport pour Paris, et ne cache pas ses relations avec les Girondins. Mais dans toute cette partie de son interrogatoire, menée avec subtilité, on sent qu'elle joue serré et qu'elle a retrouvé sa logique normande.

Si l'on oppose à cette interprétation la réalité des faits, voici quels ils furent depuis son arrivée à Paris jusqu'à la date du 13 juillet. Après l'aventure qu'elle a relatée et à laquelle elle attache l'importance qu'elle mérite, elle a continué à rouler dans cette diligence, tranquille comme une nihiliste qui se rendrait sur le lieu où elle veut accomplir son attentat. Vers onze heures, le jeudi 11 juillet, la diligence s'est arrêtée rue Notre-Dame-des-Victoires, dans la cour des Messageries. Charlotte est isolée dans ce grand Paris, où elle n'aperçoit pas un visage ami, personne pour la guider et la soutenir. Elle connaît bien le sieur Allain, avec lequel elle avait correspondu, au temps où elle était au couvent. Est-elle allée le voir ? Son domicile était situé rue Dauphine, sur le chemin de la maison de Marat ; elle franchira cet espace trente-six heures plus tard : actuellement, elle ignore dans quel quartier habite le Conventionnel. Il y a là quelque chose de tragique, la hantise d'un homme qu'elle hait, qui demeure quelque part dans la grande ville, où ? elle ne le sait pas. De Paris, elle ne connaît rien, ni un hôtel, ni le siège de l'Assemblée. Si elle a rendu visite au sieur Allain — et ce n'est pas impossible — elle l'a tu, afin de ne pas le compromettre. Imaginez-la, fatiguée par la route, au sortir de cette longue nuit, forcément heurtée, courbaturée, couverte de poussière, ayant congédié l'importun qui la poursuivait. Serait-elle venue seulement pour son agrément, qu'elle aurait souffert par sa solitude et par son abandon. C'est l'obligation d'agir vite qui la sauve. Elle a deux missions à remplir d'abord, seconder Mlle de Forbin et remettre les brochures des Girondins à Deperret ; ensuite, l'autre devoir auquel elle songe constamment. Peut-être, en regardant la diligence de laquelle on déchargeait sa malle, a-t-elle pensé au chemin parcouru et a-t-elle songé avec sa mélancolie native qu'elle ne reverrait sans doute plus ce paysage... Ce n'était pas, c'était moins que jamais l'instant de s'attendrir. L'esprit pratique, doublé de cet instinct de conservation qui nous fait découvrir la conduite à tenir aux heures les plus pathétiques, la guide et elle se laisse guider par lui. Il y a au bureau des diligences un sieur Noël, qui y remplit les fonctions de directeur. Elle s'adresse à lui et lui demande où elle doit habiter. Il lui indique l'hôtel de La Providence qui est tout proche. Gilles Vivien, facteur de colis, met le paquet sur l'épaule et ils longent les rues qui la mènent, elle suivant l'homme, jusqu'au seuil de son domicile provisoire, le dernier où elle ait goûté la liberté. Il est à signaler qu'elle donne le nom de Lebrun comme celui du garçon qui a porté sa malle à l'hôtel. Gilles Vivien, désigné par une note de Vatel, aurait-il simplement aidé à la décharger de la diligence ? Ce dernier n'a pas été inquiété au cours du procès. Il ne participe au drame qu'à titre de figurant.

L'hôtel de La Providence s'élevait au numéro 19 de la rue des Vieux-Augustins. L'immeuble, en pierres de taille, avait été construit en 1777. Il avait été meublé pour être exploité en hôtel, à l'enseigne de La Providence. Après avoir été vendu et revendu, il était devenu en 1793 la propriété de la dame Grollier. M. G. Lenotre a prouvé que le 19 de la rue des Vieux-Augustins avait été transporté au 14 de la rue Herold, primitivement dénommée rue d'Argout et rue Herold. L'hôtel de La Providence s'élevait à côté de certain hôtel de Francfort et il a été démoli pour permettre la construction de l'hôtel des Postes. En 1800, Charles Nodier s'imagina de bonne foi avoir logé dans la chambre même qui aurait été celle occupée par Mlle de Corday. Il la situe au quatrième étage, alors qu'elle avait été officiellement reconnue comme placée au premier. Charlotte fut reçue à l'hôtel par le portier Bruneau qui, comme la propriétaire, était originaire de Châtellerault. Celle-ci passait pour avoir des mœurs assez libres. Elle avait vingt-six ans, et l'on peut se demander si cette accueillante femme, qui portait les prénoms de Marie-Louise, n'accordait pas quelque bienveillance particulière à son employé. Celui-ci, à l'entrée de la nouvelle cliente, appela le garçon François Feuillard et lui enjoignit de la conduire au numéro 7. Feuillard chargea la malle sur son épaule et elle gravit les marches de l'escalier derrière lui. Cependant Charlotte avait conservé la carte qu'on lui avait remise au bureau des diligences et sur laquelle était imprimée l'adresse de la demeure :

Madame Grollier

tient l'hôtel de la Providence

Rue des Vieux-Augustins 19

près de la place de la Victoire

Nationale

On y trouve des appartements meublés

A tous prix

Paris.

Au moment de son arrivée, à en croire Chéron de Villiers, Mlle de Corday eut à subir un assaut de questions que lui posa Mme Grollier. Minutieusement, elle l'interrogea sur ses nom et prénoms, sur ses origines, sur la ville d'où elle venait, afin de donner à la police tous les renseignements nécessaires, et c'est seulement après avoir contenté la curiosité de sa logeuse que Charlotte fut autorisée à prendre possession de son appartement, dont la fenêtre aurait été la dernière, du côté de la rue Montmartre. Le décor ne l'effraya pas : elle avait accoutumé à vivre parmi les meubles modestes. Ici, elle voyait au mur des tentures en tapisserie, une glace au-dessus de la cheminée, surmontée d'un trumeau ; les rideaux des croisées étaient de la même étoffe que le couvre-pied du lit, en damas cramoisi. Il y avait une bergère recouverte de satin, un fauteuil et deux chaises ; une table, des flambeaux dorés, des chenets ; une pelle, une paire de pincettes, un soufflet, une paire de mouchettes, un éteignoir. Elle trouva également une commode à dessus de marbre, un bois de lit sanglé, avec sommier de crin, deux matelas, l'un en toile à carreaux et l'autre de futaine, un lit de plume, un traversin, deux couvertures de laine, un oreiller, sous un ciel de lit. Enfin, avaient été disposés un pot à eau, une lavette et une table de nuit.

Charlotte est fatiguée par ce long voyage. Elle demande qu'on lui prépare son lit, afin de s'y reposer. Puis, elle se ravise et déclare au garçon Feuillard que, décidément, elle ne se couchera pas, qu'elle préfère sortir, se rendre au Palais-Royal. Négligemment, elle se renseigne sur l'itinéraire à suivre pour se rendre rue Saint-Thomas-du-Louvre, où habite Lauze Deperret. Trois quarts d'heure après avoir débarqué, elle se décide à quitter l'hôtel, non sans avoir commandé au garçon de lui acheter du papier, de l'encre et des plumes.

C'est l'heure la plus chaude du Paris d'été. Elle marche, peut-être grisée par la fatigue, mais poussée par son devoir. Il était environ une heure. Elle fut reçue par les filles de Deperret, qui siégeait en ce moment à la Convention. Elle laissa entre les mains des jeunes filles le paquet que Barbaroux lui avait remis et annonça qu'elle reviendrait quelques heures plus tard. On ignore où et quand elle prit ses repas. Elle rentra à l'hôtel et se reposa. Vers le soir, raconte M. G. Lenotre, — était-ce pour retourner chez Deperret ? — elle descendit au bureau, et, affectant un air de véritable provinciale, sous couleur de bavarder, s'enquit auprès de Mme Grollier — d'autres historiens ont dit de Feuillard — de ce qui se passait à Paris. On lui demanda des détails sur ce qu'il advenait à Caen. Elle en donna sur l'insurrection : à dessein elle exagéra. Sans y appuyer, elle s'informa de ce que l'on pensait de Marat dans la capitale. Le garçon Feuillard lui dit : Les patriotes l'estiment beaucoup ; les aristocrates le détestent. Il ajouta qu'au surplus il était malade et qu'il n'assistait plus aux séances de la Convention.

Il y a divergence d'opinions entre les historiens sur l'heure à laquelle se place cet entretien. Les uns affirment qu'il se situa aussitôt après l'arrivée de Charlotte de Corday et semblent insinuer que la nouvelle de la maladie de Marat modifia ses projets de la journée ; les autres, que la conversation aurait eu lieu à la fin de l'après-midi. Dans le premier cas, Charlotte serait sortie immédiatement après pour voir Deperret ; dans le second, elle aurait commencé par dormir et c'est l'esprit clair qu'elle aurait appris ces détails. De toutes manières elle dut être profondément troublée. Elle avait toujours rêvé de frapper Marat au Champ-de-Mars pendant la fête de la Liberté. Elle se voyait encore lui portant le coup fatal, à la Convention sur les marches de la tribune. Le décor s'effaça de devant sa mémoire. La voilà forcée d'accomplir son geste sans témoin, de chercher chez lui cet homme détesté. Aussitôt probablement elle conçut son plan et le mûrit sur le chemin de la maison de Deperret, à moins que ce ne fût en s'assoupissant chez elle, sur son lit.

Un fait reste certain : sa décision de le tuer n'est pas modifiée lorsqu'elle apprend l'état de santé de Marat. Il souffrait, en effet, de la lèpre qui le rongeait. Le matin même de sa mort, une délégation de Jacobins s'était rendue chez lui, et Maure qui en faisait partie avait écrit dans son rapport : Nous venons de trouver notre frère Marat dans son bain. Une table, un encrier, des journaux, des livres auprès de lui l'occupaient sans relâche de la chose publique. Ce n'est point une maladie, mais une indisposition qui ne prendra jamais les membres du côté droit, c'est beaucoup de patriotisme pressé, resserré dans un petit corps et dont les efforts le tuent. Tels journaux prétendaient qu'il était à toute extrémité et qu'il avait demandé un prêtre insermenté ; ignoraient-ils donc qu'il était calviniste ? D'autres déclaraient qu'il était affligé d'une maladie politique, survenue fort à propos pour faire oublier la mauvaise impression produite par sa proposition aux Jacobins de donner un chef à la République. Sanson, enfin, dans ses Mémoires, va jusqu'à dire que le malaise de Marat fut inventé de toutes pièces après coup pour aggraver les charges contre Charlotte de Corday : Il sortait et n'avait pas cessé un seul jour de voir ses amis. Je puis attester que Léonard Bourdon et lui furent témoins de la mort des neuf Orléanais et que pendant l'exécution ils étaient à table chez le restaurateur, dans un cabinet où ils avaient l'échafaud en perspective ; je les aperçus à la fenêtre et je les reconnus parfaitement. Ainsi se dessinait une impopularité encore à ses débuts, par horreur de sa férocité. Cette férocité échappait à ses proches. Sa sœur Albertine ne comprenait pas qu'on lui eût fait cette réputation. D'après elle, il avait un caractère vif, mais pas méchant et il avait été entraîné probablement par les événements. Il semble établi qu'à la suite du 2 juin Marat s'était volontairement démis de ses fonctions de député et qu'il attendait le jugement de ses pairs pour les reprendre. Cette attitude avait fini par le lasser, il était retourné à la Convention, puis de nouveau en avait disparu. Ses tourments auraient déterminé sa maladie.

En tout cas, Charlotte ne se laissait pas apitoyer par ces sortes de considérations et elle poursuivait hardiment son but. Le n au soir, elle se présenta de nouveau, ainsi qu'elle l'avait annoncé, chez Lauze Deperret. Elle s'arrêta devant l'immeuble qui portait le numéro 41 et qui déjà lui était familier. Le député des Bouches-du-Rhône était un parfait honnête homme. Avant de se lancer dans la politique, il s'était consacré à l'agriculture et y avait acquis une fortune considérable. Courageux et doué de talent, il avait dénoncé Robespierre comme un futur Cromwell et il devait oser, le Io août, en pleine Assemblée, tirer l'épée contre un jacobin qui le menaçait de son pistolet, devant cette Convention, prête à l'envoyer à l'Abbaye. Ce ne fut que partie remise. Il était de ces rares Girondins qui aux discours préféraient une action directe et raisonnée. Grâce à la fermeté de son caractère, il avait échappé aux premières proscriptions, mais il vivait avec sa famille dans un état d'insécurité perpétuelle. En franchissant le seuil de cette maison, Charlotte en condamnait le maître.

Cependant, entre la première et la seconde visite de Mlle de Corday, Lauze Deperret était rentré. Il avait trouvé le paquet envoyé par Barbaroux, l'avait décacheté, placé sur la cheminée et négligé de l'examiner. Il avait des amis à dîner chez lui ; ils le réclamaient et il les rejoignit. Tandis que l'on servait le dessert, Charlotte se présenta. Surmontant sa timidité naturelle, qui s'atténuait à mesure qu'approchait le dénouement du drame, elle sollicita de Deperret un entretien particulier ; il la conduisit dans un cabinet voisin. Elle lui donna de ses amis politiques réfugiés à Caen les nouvelles qu'il désirait recevoir d'eux, et brièvement lui parla de Mlle de Forbin. Leur conversation eut lieu debout et dura deux ou trois minutes. Elle pria le député de la conduire chez Garat, ministre de l'Intérieur, afin de lui exposer elle-même le cas de son amie. Ils prirent rendez-vous pour le lendemain, 12 juillet, à l'hôtel de La Providence et afin qu'il n'oubliât pas sa promesse, elle lui remit le papier qui portait l'adresse de l'hôtel et sur le verso duquel elle inscrivit au crayon son nom : Corday. Cette visite singulière avait excité la curiosité du député. Ne fut-il pas touché par le charme de la jeune fille ? Il ne la prit peut-être pas tout à fait au sérieux ; peut-être craignit-il d'être dupe de sa démarche. La plaisante aventure ! s'écria-t-il gaiement en rejoignant ses convives. Cette femme m'a paru une intrigante. J'ai vu dans son attitude, dans sa contenance quelque chose qui m'a paru singulier. Demain je saurai ce qui en est. Il est à remarquer que tout en restant méfiant, il est pourtant décidé à pousser la plaisante aventure. Se figurait-il par hasard qu'elle tournerait au romanesque ?

Mlle de Corday rentra à l'hôtel. Le président Montané s'ingéniera à établir qu'elle s'était rendue à la Convention. La femme Lebourgeois affirmera même l'y avoir vue au cours de ce même jeudi et la reconnaîtra. En dépit du démenti que lui opposera Fauchet et que corroborera Deperret, cette femme persistera dans son affirmation. Charlotte arguera de la maladresse qu'elle aurait montrée en agissant de la sorte. Tout son passé protestait contre l'accusation de s'être affichée en compagnie de Fauchet : Je ne le connais que de vue, s'écriera-t-elle. Je le regarde comme un homme sans mœurs et sans principes et le méprise. Je trépignais de dépit en l'apercevant parce que la manière de penser dont je le savais animé ne convenait pas à une femme de mon caractère. Une fois de retour, elle se coucha et dormit paisiblement jusqu'au lendemain.

Ainsi tombe de lui-même le chef d'accusation contre Deperret d'avoir excité la rancœur de l'assassin. Ce n'est pas Deperret qui apprit à Charlotte que Marat n'allait plus à la Convention : elle le sut par les gens de l'hôtel. Le nom de Marat ne fut même pas prononcé entre eux. Elle ne lui parla point non plus d'elle-même, qui n'était chanoinesse d'aucun couvent, ainsi que se le figurait Montané. Enfin, les seules relations qu'elle eut avec Deperret — de même qu'avec Barbaroux — se nouèrent furtivement au sujet de Mlle de Forbin. Pour convaincre ses juges, elle poussera ce cri : C'est bien mal connaître le cœur humain : il est plus facile d'exécuter un tel projet d'après sa propre haine que d'après celle des autres.

Le jour qui succède à son voyage la laissait épuisée. Elle a besoin de recueillement. Le travail de son esprit est interrompu par la fatigue qui l'accable. Elle n'a même plus la force de rêver. Sa conscience est tranquille. Elle dort tout d'une traite jusqu'au lendemain matin. Si elle avait éprouvé quelque scrupule ou quelque hésitation, ses idées religieuses seraient remontées à son âme. Elles l'auraient tracassée. Il était temps encore de se rétracter, de résister à la hantise, de se jeter aux pieds d'un prêtre et de lui confesser le projet de son crime. Mais non : seule dans ce grand Paris, elle n'a point l'idée de visiter une église. Un unique souci l'occupe : tenir jusqu'au bout sa promesse, remplir pour Mlle de Forbin la mission qu'elle s'est assignée, en un mot, servir encore avant de rendre le dernier soupir.

Le vendredi 12 au matin, Deperret vint chercher sa protégée à l'hôtel de La Providence. L'hôtel du ministre, raconte M. Georges Lenotre, était situé rue Neuve-des-Petits-Champs à l'endroit précis où a été percée depuis la rue Méhul. Deperret, dans sa déposition, dit qu'ils y allèrent ensemble, ce qui porte à croire qu'ils firent à pied le trajet. Au ministère on leur répondit que Garat était absent. Deperret se nomma et insista : sa qualité de député entr'ouvrit la porte pour lui et on le pria de revenir à huit heures du soir. Charlotte de Corday déclara qu'elle était libre. Mais dans l'intervalle les scellés furent apposés sur les papiers de Deperret, conformément au décret rendu le 12 juillet ; il retourna donc à l'hôtel de La Providence et dissuada Charlotte d'user de son appui ; sa présence auprès d'elle gênerait le succès de sa cause, et, au surplus, elle n'avait aucune procuration de Mlle de Forbin, de sorte que sa démarche serait en pure perte.

Cette seconde visite de Lauze Deperret devait se multiplier dans l'imagination des témoins qui déposèrent qu'ils avaient vu à quatre et même à cinq reprises différentes des hommes se présenter chez Mlle de Corday, dont l'un vêtu d'un pantalon et d'un habit rayé. Le portier Louis Bruneau donna de sa taille les dimensions d'une impressionnante précision.

Dans son désir d'obliger ses collègues de Caen — qui sait ? de revoir cette belle Normande -- Lauze Deperret lui propose de revenir le samedi matin, afin de lui remettre des messages pour les réfugiés du Calvados. Il lui demande quand elle repart : elle lui annonce qu'il aura bientôt de ses nouvelles. Elle ajoute : Et puis, j'ai un conseil à vous donner. Quittez la Convention. Allez à Caen rejoindre vos collègues, vos frères. — Mon poste est à Paris, riposte-t-il, je ne dois pas l'abandonner. Alors elle : Vous faites une sottise. Encore une fois, partez ; croyez-moi, fuyez avant demain soir. A-t-elle compris qu'elle l'avait irrémédiablement compromis et voulait-elle — sachant que le lendemain elle aurait abattu Marat — éviter le désastre de cet honnête homme et ne pas semer des ruines sur son passage ? Seul auteur de son acte, elle en voulait être seule responsable.

Dans son interrogatoire, elle a déclaré qu'elle désirait n'être pas cause de la perte de Deperret et l'envoyer à Caen où il trouverait plus de sécurité qu'à Paris. Quant à Lauze Deperret, probablement il avait changé d'avis sur elle et ne la croyait plus une intrigante : elle se manifestera bientôt à lui, au tribunal, sous son jour apostolique de martyre. Il dira au président Montané : Je n'ai aperçu dans ses discours que les propos d'une bonne citoyenne. Elle m'a rendu compte du bien que les députés font à Caen et m'a conseillé de les rejoindre. Et après une nouvelle interpellation : Je regarde cela comme une affaire d'opinion.

Au terme de cette journée du 12 juillet, Mlle de Corday, en maintenant sa résolution, avait signé son arrêt de mort et celui de Lauze Deperret.

Puisqu'elle ne peut pas frapper Marat en public et être célébrée par un glorieux anonymat, elle prend ses dispositions et elle se fera connaître pour ce qu'elle est. Elle écrit l'Adresse aux Français, son testament politique et philosophique, la pièce justificative de son action. Ce testament est tracé d'une main ferme, d'une écriture à grands traits, mâles et il doit étonner ceux qui le liront. Elle épingle sa déclaration à l'intérieur de son corsage ; c'est à cette place qu'on la retrouvera, criblée de huit piqûres d'épingles, étant elle-même pliée en huit. Charlotte y joindra son acte de baptême pour montrer ce que peut la plus faible main conduite par un entier dévouement. Ce qu'elle veut, c'est servir et servir jusque par le châtiment qui lui sera infligé. Sa tête, portée à travers la capitale, doit devenir un signe de ralliement pour tous les amis des lois. Elle ne songe pas, affirme-t-elle avec quelque superbe, imiter Paris en se suicidant, ce Paris qui fut garde du corps, la veille de la mort de Louis XVI, et qui assassina Le Pelletier de Saint-Fargeau dans un restaurant de nuit du Palais-Royal, puis se tua. Mais il semble plutôt, dit M. Defrance, que ce ne fût là qu'un bruit faussement répandu par les Jacobins qui ne voulurent pas avouer que l'assassin de Le Pelletier avait échappé à leurs recherches, car le suicide de Paris n'a jamais été nettement prouvé. Elle, Charlotte, assumant avec une magnifique crânerie la pleine responsabilité de son entreprise, prévoit son arrestation et son supplice : elle ne se laissera pas arrêter par ces sortes de considérations. Elle entend être la dernière victime et que l'univers vengé déclare qu'elle a bien mérité de l'humanité. Peu lui importe qu'on juge d'un autre œil sa conduite : elle aura frappé la bête sauvage engraissée du sang des Français. En composant cette adresse à la manière d'un plaidoyer, elle a commencé par expliquer ses mobiles qui la dépassent et c'est ensuite seulement qu'elle touche à la question qui lui est personnelle. Déjà le plus vil des scélérats, s'écrie-t-elle, Marat, dont le nom seul présente l'image de tous les crimes, en tombant sous le glaive vengeur ébranle la Montagne et fait pâlir Danton et Robespierre, les autres brigands assis sur ce trône sanglant, environnés de la foudre que les Dieux vengeurs de l'humanité ne suspendent sans doute que pour rendre leur chute plus éclatante. En traçant ces lignes s'est-elle souvenue de Polyeucte :

Et les glaives qu'il tient pendus

Sur les plus fortunés coupables

Sont d'autant moins inévitables

Que leurs coups sont moins attendus...

Elle ne signa pas l'Adresse aux Français. Peut-être a-t-elle oublié de mettre son nom au bas de cette page cornélienne, peut-être rêvait-elle encore de l'anonymat. Ce Testament la lave de l'accusation d'avoir été une vulgaire criminelle. Il prouve qu'elle voulait établir la paix et qu'elle est 'morte, bercée par la suprême illusion d'y avoir réussi.