CHARLOTTE DE CORDAY

UNE ARRIÈRE PETITE-FILLE DE CORNEILLE

 

CHAPITRE IV. — MARAT VU PAR CHARLOTTE DE CORDAY.

 

 

LES GIRONDINS A L'OEUVRE — L'ACQUITTEMENT DE MARAT — COURSE À L'ABYME — LE 31 MAI ET LE 2 JUIN — LE FÉDÉRALISME — LE SOULÈVEMENT DU CALVADOS — L'ANGOISSE DE CHARLOTTE — MARAT ET CHARLOTTE DE CORDAY

 

À LA question que lui posa, au cours de son interrogatoire, le président Montané : Y avait-il longtemps que vous aviez formé ce projet ? — de tuer Marat — Charlotte de Corday répondit : Depuis le 31 mai, jour de l'arrestation des Députés. C'est le seul renseignement précis qu'elle ait donné sur ses intentions. De ses lectures et de son attitude il est permis de conclure qu'elle est girondine, du moins par ses aspirations politiques, car cette nature farouchement indépendante ne fut jamais affiliée à aucun parti. Ne pouvant faire aboutir son idéal, elle s'était probablement résignée à ce moyen terme, à cette conception généreuse d'une république construite sur le sable mouvant et qui se rapprochait, par certains traits, de celle dont elle rêvait. Surtout les Girondins ont exercé une influence sur son esprit par leur amour de l'éloquence, à laquelle est sensible plus qu'à tout le Normand, et par leur culture. Par contre, elle était certainement séparée d'eux, quand ils se montraient antireligieux et elle  n'acceptait selon toute vraisemblance que difficilement le vote qui condamnait à mort le Roi et qui les divisa en les affaiblissant irrémédiablement.

Avec quelle avidité elle suivit — on se l'imagine — travers les journaux l'évolution politique des Girondins, puis cette course à l'abîme qui précipita leur perte. Fanatiques de Rousseau, ils pratiquaient en paroles le culte de l'antiquité ; ils étaient partisans des deux Brutus, de Gracchus, de Caton. Républicains nourris de Plutarque, philosophes de Marc-Aurèle, ils refusent de s'incliner devant l'Être suprême. Pour la plupart avocats et hommes de lettres, ils se laissent griser par les mots qu'ils déclament. Ils démolissent le Roi et soulèvent le peuple. Contre Paris, ils en appellent à la province. Aucun ne veut verser une goutte de sang et chacune de leurs phrases semble faite pour qu'il soit répandu à flots. Ils aiment le beau geste, l'allure théâtrale. Ils sont en dévotion devant Condorcet, encore qu'il siège à l'extrême-gauche, où il voisine avec les Cordeliers, les Chabot et autres, et où l'abbé Fauchet représente quelque chose comme le socialisme sentimental. La plupart sont athées. Le ménage Roland a pour mission spéciale de lutter contre le papisme.

A ces idéologues utopistes s'oppose le réaliste Danton. Pour lui résister, ils se réunissent chez Mme Roland, étrange groupe que seules des mains de femme tiennent réuni. La Montagne dresse en face d'eux l'empirisme de sa politique ; elle veuf la dictature collective, l'état de siège et l'obéissance à la loi du Salut public. Marat répugnait aux Girondins ; Danton les faisait trembler et la tartuferie de Robespierre les exaspérait.

Le ministère Brissot marque leur apogée. Sa chute donne le signal de leur déchéance. Le 14 juillet 1792 — un an avant la mort de Marat — la patrie est déclarée en danger et le Roi monte à l'autel de la patrie, comme la victime expiatoire. Le 10 août, c'est le commencement des poursuites sanglantes, le Roi suspendu et livré à la Commune. Le 2 septembre, ce sont les massacres. Au printemps de cette année-là, ils avaient voulu la guerre ; bientôt la conséquence de leur décision les effraye ; ils voient dans les hostilités un prétexte à établir la loi du Salut public. Le 15 janvier 1793, alors que les élections ont renforcé le parti de la Montagne, il s'agit de savoir si le Roi sera décrété coupable ou non ; à l'unanimité, la Convention répond par oui. Les Girondins estiment avoir remporté un succès en créant un précédent avec l'appel au peuple, ce qui revient à dire en dressant l'opinion de la province contre la Commune et les Clubs de Paris. La trahison de Dumouriez leur porte un coup fatal : le soulèvement de l'Ouest les achèvera. Ils désavouent ce Dumouriez qu'ils avaient soutenu jusque-là et deviennent suspects d'incivisme. Le Club les déclare d'accord avec Pitt et Cobourg ; leur perte est dès lors résolue par Robespierre et par Marat. Déjà, ils sont désignés à la vindicte publique. Le 12 avril, Robespierre les accuse ; Guadet réplique par la lecture d'une Adresse des amis de la liberté à leurs frères des départements, signée de Marat et qui invite la province à se révolter contre l'Assemblée ; ainsi, il croit retourner le grief contre la Montagne. Mais Marat- de sa place se défend et s'écrie : Oui, c'est vrai ; c'est bien vrai ! La Gironde et la Plaine, qui a l'air de sortir de son irrésolution, réclament contre lui un décret d'accusation qu'elles enlèvent : ce sera leur dernière victoire. En dépit du plaidoyer de Danton, Marat est enfermé à l'Abbaye, le 13 avril. Le Tribunal révolutionnaire se juge compétent pour son cas. Il instruit hâtivement l'affaire ; il l'écoute d'une oreille distraite. Les jurés, le 24 avril, prononcent un acquittement et proclament l'innocence du prévenu.

Le voici, qui rentre triomphalement à l'Assemblée. Des porteurs de piques précèdent le cortège et le sapeur Rocher, qui brandit une hache, ornée de feuilles de chêne, et qui demande au président l'autorisation de défiler devant la Convention. Le Girondin Lasouche qui occupe le fauteuil croit faire acte de magnanimité en déclarant que tout citoyen doit se réjouir qu'on n'ait pas trouvé de chef d'accusation à relever contre un membre de l'Assemblée. Et le défilé commence : aussitôt qu'il parait, l'innocenté est acclamé. La haine qui l'anime lui inspire le désir impatient d'exercer des représailles et il les prépare. Il parle : Je vous présente en ce moment un citoyen qui avait été inculpé et qui vient d'être complètement justifié. Je vous offre un cœur pur ; il continuera de défendre avec toute l'énergie dont il est capable les droits de l'homme, la liberté, les droits du peuple. Le cortège, auquel se mêlent des députés, exécute la carmagnole : c'est une danse macabre sur la tombe des Girondins. Les bravos et les cris que soulève Marat accompagnent cette cérémonie burlesque et qui bientôt va tourner au funèbre.

La débâcle se produira avec une foudroyante rapidité : après le triomphe de Marat devant l'Assemblée, c'est l'apothéose des Jacobins. La Gironde essaye bien de lutter : elle le fait sans méthode par un appel à la province. La Commune, elle, ne perd pas son temps en vains discours : elle prépare un coup de main et nomme un général à la Garde nationale, encore que ce commandement ait été supprimé. C'est un délit évident. La Gironde demande ou que la Commune soit brisée, ou que se réunissent à Bourges les députés suppléants. Barrère alors propose de nommer une Commission d'enquête de douze membres, chargée d'étudier la question. Elle fut élue le 24 mai et composée en majorité d'éléments de droite. Elle décida de renforcer la Garde nationale et d'arrêter Hébert, mais dès le 27, après une séance tumultueuse, sur laquelle la Gironde versa des torrents d'éloquence, le Comité de Salut public décida la Convention — elle ne comptait que cent membres présents — à supprimer la Commission des douze et à relâcher Hébert, âme damnée de la Commune. Les Girondins n'assistaient pas à la séance : cette nouvelle leur fut apportée plus tard, trop tard pour se ressaisir. En vain, le 28 mai, ils font revenir l'Assemblée sur son vote et rétablir la Commission : leurs adversaires maintenant usent d'autres armes que les mots et exercent leurs représailles à coups de violence. Le 3o mai, la nuit tombée, les barrières de Paris sont fermées et le tocsin retentit. Les sections de Paris, réunies à l'Archevêché, non loin de l'Hôtel de Ville, se décrètent les maîtres, cependant que le Conseil général et la Commune laissent se constituer le comité insurrectionnel. En récompense de quoi, le 31 mai, à l'aube, les commissaires viennent réinvestir le Conseil de la confiance du peuple, à condition qu'il accepte le mandat de maintenir la sainte liberté et la sainte égalité.

De nouveau le tocsin se fait entendre. La générale bat ; les soldats de l'émeute sont enrôlés à quarante sous par tête et Hanriot est nommé général en chef de cette armée. Les Girondins se sentent perdus, certainement à la veille d'être massacrés. Dès le matin du 31 mai ils se réfugient à l'Assemblée, qui siégeait alors aux Tuileries. Au milieu de trois Montagnards, Danton les reçoit avec un ce ne sera rien à la bouche, qui ne leur laisse aucune illusion, car son visage trahit d'autres sentiments. Les députés arrivent ; la séance est ouverte. Garat, ministre de l'Intérieur, déclare que ce mouvement était simplement moral ; Pache est rassurant : personne, à l'en croire, n'oserait faire parler le canon. Au même instant, il retentit sur l'ordre de Hanriot. Des pétitionnaires armés jusqu'aux dents viennent exiger la cassation de la Commission des Douze. Bravement, Guadet, qui siège au bureau en qualité de secrétaire, trace un tableau de Paris livré à l'insurrection et demande que l'on découvre l'audacieux qui a provoqué les coups de canon. Couthon intervient pour défendre la capitale. La foule hurle et se rue dans la salle, en conspuant les Douze et en exigeant la mise en accusation de vingt-deux députés. Le président Grégoire, au milieu du tumulte, admet aux honneurs de la séance les pétitionnaires. En fin de journée, Robespierre demande l'arrestation des vingt-deux députés. Sur une protestation de Vergniaud, il va jusqu'à réclamer leurs têtes. L'Assemblée se contenta d'abolir la Commission des Douze.

Le 1er juin, une proclamation invitant à la cohésion devant la patrie en danger ayant été affichée, semblait devoir s'écouler sans incidents. Alors, le soir venu, Marat que le 31 mai avait déçu, monta dans le beffroi de l'Hôtel de Ville et sonna le tocsin. C'était l'appel à la révolution pour le lendemain. Grégoire, ce même soir, à neuf heures, lisait une nouvelle pétition adressée à la Convention et signée de quarante-huit sections. Elle dénonçait les trahisons des Douze, leur appel aux départements contre Paris, leur entente avec Dumouriez. A minuit, Hanriot encerclait l'Assemblée. Soixante canons menaçaient le château ; le Carrousel était occupé par les Volontaires de l'Ouest ; quatre-vingt mille sectionnaires et plus bouchaient toutes les portes. Les députés furent autorisés à pénétrer dans la salle : c'était un piège dans lequel ils devaient tomber lourdement. Barbaroux et Lanjuinais, qui au cours de cette journée eut une attitude admirable, s'exposèrent courageusement au péril. D'autres les rejoignirent. Les pétitionnaires essayèrent d'intimidation : l'Assemblée pourtant ne se laissa pas manœuvrer et passa à l'ordre du jour. Soudain, monta un appel qui rendit désertes les tribunes et la salle : Allons sauver la patrie ! Aux armes ! et les députés, accablés, ne sachant quelles résolutions prendre, siégèrent dans le désordre. Conciliant, Barère proposa aux vingt-deux Girondins de démissionner sans plus. Lanjuinais se contenta de hausser les épaules. La séance se poursuivait dans la stupeur quand plusieurs députés y rentrèrent, racontant qu'on les empêchait de sortir et qu'on les avait repoussés à coups de crosse. Hérault de Séchelles présidait cette assemblée ; il prit la tête du mouvement pour démontrer que ses collègues étaient bien libres. Hanriot apparut sous son chapeau empanaché, à la tête de ses troupes, à cheval, la face grimaçante et l'injure grossière aux lèvres. Hérault de Séchelles s'approcha de lui et demanda quelle était la volonté du peuple. Hanriot répondit : Hérault, le peuple ne s'est pas levé pour entendre des phrases ; il veut qu'on lui livre vingt-quatre coupables, et comme les députés les plus voisins le soutenaient en réclamant qu'on leur livrât tous les coupables, cet étrange général, qui avait exercé tour à tour les professions de bedeau, de valet et de marchand d'eau-de-vie, commanda : Canonniers, à vos pièces !

Les députés se mirent à tourner dans la prison où on les enfermait ; ils parcoururent les cours, les jardins, cherchant une issue sous l'œil railleur des soldats de Hanriot qui criaient : Vive la Montagne ! A la guillotine, les Girondins ! Au pont tournant les malheureux se heurtèrent à Marat. Il se jeta sur eux, hurlant : Je vous somme de retourner à vos postes que vous avez lâchement abandonnés ! Ils y retournèrent, l'aboyeur Marat à leurs trousses. Les troupes ricanaient. Cette Assemblée géante était en butte aux risées, comme ces Césars de la décadence que bafouaient les prétoriens avant de les égorger.

De retour à leurs bancs, Couthon prit la parole. Il se montrait plein de mansuétude : il concédait que les vingt-deux membres suspects pouvaient être simplement emprisonnés chez eux. Marat alors les énumère. Il y prend un visible plaisir. Parmi eux, il y a Lanjuinais, fondateur en 1789 du premier club révolutionnaire, Rabaut, l'un de ceux qui s'étaient signalés au Jeu de Paume, Isnard, le préparateur du ro août, Barbaroux qui était monté à l'assaut des Tuileries, Petion qui en avait secondé les menées, Brissot, le chef du grand ministère de 1791, et Gorsas et Louvet, les polémistes jacobins de 1792... Le décret fut voté par la Montagne. La foule accueillit la nouvelle au milieu de clameurs de joie. Hanriot replia ses troupes. Les députés étaient libres. La Gironde était morte.

Cependant que ces événements se déroulaient à Paris, se dessinait en province un mouvement qui créait un violent antagonisme avec la capitale. Il fut englobé sous le nom de fédéralisme. En fait, le fédéralisme était né de l'état d'esprit des anciennes provinces. Alors indépendantes, elles opposaient une résistance au pouvoir absolu du roi. Cet esprit remontait dans le temps à une époque de beaucoup antérieure à la Révolution et n'avait pas cessé d'exister. Il allait se manifester particulièrement en Bretagne et en Normandie. Dès juin 179o, on espérait que la fédération nationale absorberait les fédérations qui comptaient à leur nombre les bourgs, les corps, les cités, les provinces. Jusqu'alors, le pays avait été tenu par l'unique autorité du Roi ; celle-ci tendant à. se disloquer, les citoyens déroutés essayaient, pour se défendre, de s'unir. C'était la province contre Paris. En 1792, Paris rêvait la chute des Girondins, Brissot en tête, et les élections se firent dans ce sens. Mme Roland attendait le salut de la province. Il n'y eut même pas bataille, car il n'y avait pas de programme. Paris seul pose la question de la république. La province était restée monarchique. Elle éludait la question. Rabaut, le 21 septembre, remarque que la plupart des départements ont affecté d'envoyer des députés propriétaires à cause de la terreur qu'inspire la doctrine de les dépouiller. Ils étaient en majorité conservateurs et animés de deux frayeurs : celle d'une contre-révolution avec représailles, celle d'une révolution sociale avec dépression. En plus, les idées aussi les épouvantaient. Ils étaient le contraire des conventionnels opportunistes et réalistes. Les élus de la province sont anticatholiques et ne soupçonnent pas la politique extérieure. Ils n'ont de cohésion que par leur hostilité contre la Commune et contre la dictature de Paris. Dès lors, ils arrivent avec l'intention de combattre Paris et on leur répond que Paris ayant fait la révolution, quiconque est contre Paris est mauvais patriote et fédéraliste.

Durant les quatre premières années de la Révolution, la ville de Caen s'était montrée modérée. Le mode de gouvernement y était considéré comme une organisation de défense territoriale, imposée par les exigences du pays. Le patriotisme de la bourgeoisie y déclinait de jour en jour. Certaines industries périclitaient. Il se forma un parti, le parti de l'ordre et de la paix, qui rassemblait les gens ayant horreur des factions, ceux qui n'admettaient pas que des atteintes fussent portées à leurs croyances et à leurs habitudes, enfin le peuple et les mécontents, irrités par le procès de Louis XVI. Ils ne participaient à aucun mouvement. Ils considéraient pour peu l'ancienne aristocratie, pour moins encore le clergé. Les prêtres réfractaires, les non-assermentés avaient été déportés ; les constitutionnels abandonnés par ceux qui les avaient institués. La bourgeoisie, d'opinion girondine, était maîtresse du terrain. Cette modération se manifestait même dans les sociétés populaires, Jacobins et Carabots.

Ces derniers ont été confondus avec les Jacobins ou traités d'association essentiellement fédéraliste. Ils n'étaient ni l'un ni l'autre. En 1789, la milice bourgeoise, qui devint bientôt la Garde nationale de Caen, avait été formée dans une période d'émeute. La foule s'était lancée sur le château et avait revêtu les uniformes des gardes-côtes, trouvés dans les magasins de l'État. Le gros de la troupe était composé de gens modestes, pour la plupart anciens soldats, porteurs de chaise et brocanteurs des petites Murailles — rue de Caen. Ils se distribuaient à eux-mêmes des grades. Plus tard, ils formèrent le petit club militaire. Ils avaient pour insigne une tête de mort imprimée sur taffetas blanc, avec cette inscription : Liberté ou mort. Carabot se disait par dérision des caporaux.

Les Jacobins de Caen avaient rompu avec ceux de Paris. Trois membres seulement hasardèrent timidement que peut-être on n'avait pas bien exactement compris le véritable objet des écrits de Marat.

En 1793 la population de Caen, d'accord avec les autorités locales, était indignée par les scènes de violence qu'exerçait la Montagne contre ses adversaires politiques. Dans la nuit du 30 au 31 mai, le conseil du département tenait séance. Il avait voté, sur l'initiative de la commune de Caen et avec l'assentiment des autres corps administratifs du Calvados, le principe d'une force armée départementale pour assurer à la Convention la liberté de ses délibérations. L'arrêt serait transmis à l'Assemblée par dix commissaires, fournis par cinq sections de la ville et les deux sociétés populaires. Ils concluaient par ces mots : Nous déclarons une guerre à mort aux anarchistes, aux proscripteurs et aux factieux et nous ne mettrons bas les armes qu'après les avoir fait rentrer dans leur néant.

Que l'on se représente maintenant l'effet produit par les nouvelles arrivant dans cette cité qui, par cette nuit du 31 mai, vote des mesures pour assurer la liberté des délibérations de cette Convention tumultueuse et qui sera humiliée le 2 juin. En ce temps-là, les journaux de Paris, non plus que les nouvelles n'arrivaient le soir, ni le lendemain à Caen. Il fallait compter un jour et demi, quelquefois deux jours avant de les recevoir. La province normande était littéralement sous pression. Elle aimait avant tout la légalité, la procédure, l'éloquence qui jusqu'alors avaient été l'apanage des Girondins. Brusquement, elle est mise en face d'un fait brutal qui doit déterminer son action. Les coutumes invétérées ne se modifient pas immédiatement. Plus que probablement, parmi les relations de Mme de Bretteville cet événement dut soulever des soupirs et des craintes. On s'en tenait là. Puis chacun essayait, pour apaiser ses alarmes, de rassurer son voisin. On reprenait une sorte de confiance, en se disant que dans le Calvados on n'était pas révolutionnaire, que l'on serait prévenu à temps s'il fallait fuir, on se communiquait des impressions troublantes assis dans un salon, sur des fauteuils confortables, et on invoquait son bon droit pour se protéger contre les turbulents.

Sans doute, ce soir-là, Mme de Bretteville demanda-t-elle à Leclère — car elle osait moins que jamais donner un ordre à un domestique — de fermer soigneusement la porte, plus soigneusement qu'à l'ordinaire. Il dut répondre à peu près : Madame peut être tranquille, et la vue de ce serviteur qui savait bien des choses et qui possédait un jugement éclairé, dut rassurer la vieille dame, encore que de temps en temps elle dût regarder derrière elle la pièce dans les angles de laquelle s'amoncelait l'ombre humide. Gageons qu'elle ne trouva de repos qu'une fois dans son lit, sa chambre solidement verrouillée, sa domestique reposant non loin d'elle et ayant, pour appeler le sommeil, à ressasser ses griefs contre sa parente suspecte d'opinions mal pensantes, mais précieuses dans l'occurrence.

Aucun détail ne nous est parvenu sur cette veillée. Nous ignorons quelle fut la réaction de Charlotte de Corday en apprenant le décret d'arrestation contre les Girondins. Seules nous instruisent de ses sentiments ces paroles laconiques de son procès, sur sa décision : Depuis le 31 mai. Déjà pourtant son attitude nous fournit un renseignement sur l'état de son esprit. Le 8 avril, elle avait demandé un passeport pour se rendre à Argentan, où elle avait l'intention d'aller voir son père et ce passeport est libellé dans les termes suivants :

Laissez-passer la citoyenne Marie Cordey (sic), natif (sic) du Mesnil-Imbert domicilié (sic) à Caen, municipalité de Caen, district de Caen, département du Calvados, âgé (sic) de vingt-quatre ans, taille cinq pieds un pouce, cheveux et sourcils châtains, yeux gris, front élevé, nez large, bouche moyenne, menton rond, fourchu, visage ovale.

Prêtez-lui aide et assistance en cas de besoin dans la route qu'il (sic) va faire pour aller à Argentan.

Délivré en la Maison Commune de Caen, le 8 avril 1793, l'an II de la République française, par nous Fossey l'aîné, officier municipal.

Expédié par nous, greffier soussigné et à le (sic) dit citoyenne Cordey (sic). Signé :

MARIE CORDAY.

HENRI, greffier.

 

La faute d'orthographe dans le mot Cordey, d'après Vatel, indique que les renseignements ont été donnés de vive voix.

Il est donc établi que, dès le 8 avril, Charlotte désirait avoir un passeport pour Argentan, afin de choisir la date de son voyage. Or, le 23 avril, elle accompagne à la municipalité de Caen, installée dans l'ancien séminaire des Eudistes, Mlle de Beaumont qui souhaite se rendre à Paris. Ayant constaté que celle-ci avait obtenu son passeport pour la capitale sans aucune difficulté, Charlotte demande également sur le sien le visa pour Paris. La mention vu en la Maison de Caen, pour aller à Paris, le 23 avril 1793, l'an II de la RépubliqueEuguellard, officier municipal, y est en effet inscrite. Charlotte a déclaré qu'elle voulait en tout état de cause conserver par devant elle un passeport lui permettant de partir en cas de troubles. Il n'en est pas moins vrai que la date du 23 avril se trouve être la veille de l'acquittement de Marat par le Tribunal révolutionnaire. Les feuilles que lisait Charlotte lui avaient annoncé son arrestation. Elle était instruite de son procès. En prévoyait-elle le dénouement ? Eut-elle l'intention de constater par elle-même ce qui se passait à Paris ? Assurément, elle était agitée. L'idée de tuer Marat n'était pas encore ancrée dans son âme : c'était une préparation, un premier avertissement, c'était comme l'annonce du coup de foudre qui allait la frapper et déterminer par une soudaineté imprévue sa résolution. Entre ces deux dates, le 23 avril et le 31 mai, il y eut le 24 avril, il y eut le retour triomphal de Marat à la Convention. Mlle de Corday a trouvé certainement L'Ami du Peuple entre les mains de curieux, à la piste des nouvelles. Elle apprend que la Convention est asservie à ce tyran, que les Girondins sont hors la loi, que Marat a envoyé des circulaires factieuses dans tous les départements, que Buzot l'a flétri : Les départements béniront, s'est-il écrié, le jour où vous aurez délivré l'espèce humaine d'un homme qui la déshonore, qui a dégradé la morale publique, dont l'âme est toute calomnie et la vie entière un tissu de crimes. Et Charlotte est à Caen, dans sa chambre obscure ; personne pour l'entendre, personne à qui se confier, personne pour l'apaiser. Devant elle, sa Bible, Corneille, Plutarque, et elle médite, en s'irritant contre son inaction. En face de cet homme, qui devient un monstre aussitôt, elle perd sa sérénité ; elle descend de son ciel sur la terre.

Une fois encore, durant cette nuit d'angoisse et peut-être d'horreur, elle se retourne sur son passé. Elle se dit qu'elle est une femme sans intérêt, qui n'est bonne qu'à peu de chose, et elle rêve d'accomplir une action, une grande action anonyme, car elle ne songe pas à porter à la gloire son nom inconnu. D'autres qu'elle ont été poussées au couvent, à s'engager dans les missions, à soigner des contagieux. Elle, elle a la vocation — sans vanité — par besoin de se dévouer, elle a la vocation de trouver la paix, la paix en elle-même et la paix pour autrui : elle ne songe à l'acquérir que pour la donner. C'est une conception toute cornélienne et qui lui vient spontanément. Elle vit dans l'ignorance des choses. Pour elle, ce 31 mai est la révélation de son devoir : elle entend des voix. Elle ne raisonne, elle ne discute pas. Jusqu'alors, sa haine était abstraite contre le Tyran ; elle ne lui donnait pas de nom. Elle le détestait comme d'autres ont détesté Saint-Just, Danton, Hébert, Robespierre... La figure de Marat s'associe à ce 31 mai, elle se profile sur la fresque de la Convention ; il est l'auteur responsable des représailles contre les Girondins, l'homme aux cent mille têtes : une bête féroce qui va l'obséder désormais. Il s'impose à sa pensée : elle le voit dans une illumination. Le vieil adage des anciens juristes normands se dessine devant elle en traits de flammes : Qu'il soit loup et que, partout où il sera saisi, on le tue ! Elle entrevoit sa mission qu'elle formulera plus tard, quand, au Tribunal révolutionnaire, Montané lui demandera : Comment saviez-vous que Marat était anarchiste ? et quand elle lui répondra : Je savais qu'il persécutait la France. J'ai tué un homme pour en sauver cent mille.

Ainsi, à en juger sur ses propres affirmations, elle connaissait Marat seulement par sa réputation, c'est-à-dire par celle que lui faisaient les journaux qu'elle lisait. Ses accusations qui l'amènent à le condamner sans appel, elle les a elle-même exprimées : il a créé la désolation du pays, fomenté la guerre civile ; provoqué les massacres de septembre ; voulu attenter à la souveraineté du peuple ; fait arrêter les députés de la Convention. Mais à ces griefs, qu'elle avance sans preuve, s'en ajoutent d'autres qui sont moraux.

Il s'agit dans une œuvre qui est consacrée à Charlotte de Corday non pas d'opposer la personnalité de Marat à la sienne. Il s'agit de voir par ses yeux, à elle, de retenir les arguments qui l'ont convaincue, le dégoût que lui a inspiré la déformation de l'idéal qu'elle s'était formé de la République.

Devant la tombe de Marat et devant celle de Charlotte Corday, M. Édouard Herriot a écrit : Si l'on veut pousser jusqu'à la synthèse, on doit dire : ainsi finirent deux victimes de Rousseau.

Au cours de son procès, Charlotte de Corday s'est écriée : Grâce au ciel, il n'est pas Français. En effet, Marat n'était pas Français. Il était né le 24 mai 1743 à Boudry, près de Neuchâtel. Il n'était pas Suisse non plus. Ce territoire, après la paix d'Utrecht, avait échu au roi de Prusse. La famille de Marat y fut reçue au nombre des bourgeois en 1765. Marat vit le jour dans une maison modeste qui depuis est devenue un garage d'automobiles. Son acte de baptême nous dit qu'il était fils de Jean-Paul Mara — sans tprosélyte de Cagliari en Sardaigne et de Mme Louise Cabrol, de Genève et qu'il fut baptizé (sic) le 8 juin, n'ayant point de parrain et ayant pour marraine Mme Cabrol, grand'mère de l'enfant. Il avait six frères et sœurs, au nombre desquels cette Albertine qui veilla jalousement sur sa mémoire. Il représentait par son atavisme ce que l'on a appelé depuis du nom de métèque. Son père, Sarde catholique, s'était converti au calvinisme. D'aucuns prétendaient qu'il avait été moine et qu'il s'était évadé de son couvent, préférant la vie nomade à la claustration. Il aurait exercé les professions de médecin, de professeur de langues et de dessinateur sur étoffes. — Ces deux dernières situations seules figurent dans les documents. — Encore qu'il eût affirmé ses prédilections pour l'indépendance, en jetant son froc aux orties, il s'enchaîna par les liens du mariage : ayant trouvé un asile en Suisse, il y épousa Louise Cabrol, qui était d'origine française, établie aux environs de Genève, fille d'un perruquier de Castres, habitant cette ville depuis 1732. Elle était de la même religion calviniste que son mari. Le ménage se fixa à Boudry. Bientôt, il en fut éloigné et s'installa à Neuchâtel, où il demeura quinze ans. Faute de ressources, en 1768, il retourne à Genève. Des troubles survenus le font rentrer à Boudry. Une lettre anonyme contre Mme Mara et ses filles les fait implorer le secours du secrétaire d'État. Ainsi, Jean-Paul Marat connut tout jeune l'existence errante et fut initié à l'esprit de persécution qui le tracassa toute sa vie durant.

Il désira que son nom ne trahît pas ses origines et en changea l'orthographe de Mara pour celle de Marat, afin qu'il eût l'air d'être plus français. Dès son enfance, il témoigna d'un caractère orgueilleux, qui alla s'accusant au cours de sa vie : à cinq ans, il voulait être maître d'école ; à quinze, professeur de l'Université ; à dix-huit, il se croyait un génie créateur. On raconte qu'étant écolier et son professeur l'ayant humilié par une réprimande, il refusa de retourner à l'école. On l'enferma dans sa chambre : il sauta par la fenêtre et se fit en tombant une blessure dont son front conservait la cicatrice. A seize ans, il quitte ses parents. Il devient précepteur de l'enfant de Paul Neirac, riche raffineur de sucre de Bordeaux, plus tard député de l'Assemblée nationale. Il abandonne sa place pour faire sa médecine à Bordeaux, puis à Paris. Dès lors commencent pour lui ces nombreux voyages qui le mènent en Angleterre, en Écosse, en Hollande. Il reparaît en France vers 1777. A Londres, il avait publié en 1773 son ouvrage De l'Homme, ou des principes et des lois de l'influence de l'âme sur le corps et du corps sur l'âme. Mais déjà, il avait connu ses premiers échecs : en 1760, sa demande de partir pour Tobolsk avec la mission Chiappe d'Antioche qui allait étudier le passage de Vénus avait été refusée. Il allait apprendre à ses dépens comment ses travaux seraient ravalés à leur niveau par l'accueil que leur réservèrent les philosophes, les encyclopédistes et l'Académie des Sciences. Il ne le leur pardonna jamais et voua en particulier une haine mortelle à Voltaire, qui l'avait durement cinglé de son ironie. Toutefois, bien qu'il fût l'auteur d'un violent pamphlet contre la royauté, intitulé Les Chaînes de l'Esclavage, il devint médecin des écuries du comte d'Artois, dont il avait gagné la confiance. Il eut des prétentions à la noblesse : on a retrouvé de lui une lettre adressée sur papier cacheté et blasonné à Camille Desmoulins. Il en existe deux autres : ses armoiries étaient fabriquées avec celles de Genève. A cette époque, il vivait loin des luttes politiques. La science seule et la philosophie semblaient le captiver. Il avait invité l'Académie des Sciences à venir voir ses expériences, après ses découvertes sur la lumière, réalisées avec la collaboration de son préparateur et ami l'abbé Fillassier. Devant un public aristocratique, il avait fait ses démonstrations qui, dans la suite, lui valurent un hommage de Franklin. Il demanda à Brissot de devenir son préparateur. Celui-ci songeait à le présenter à Fourcroy. En 1788 Barbaroux suivît son cours d'optique. En 1774, il avait obtenu le diplôme de membre de la Grande Loge maçonnique de Londres. Mais il était attiré par la France, comme vers le pays que dans sa pensée intransigeante il avait accoutumé de juger, plutôt que de comprendre, et qu'il estimait le mieux fait pour lui assurer, avec la liberté, une situation brillante. Il y exigeait des honoraires exorbitants pour les soins qu'il donnait à ses malades.

A en croire le portrait qu'il a tracé de lui-même en 1793, il avait une âme sensible, une imagination de feu, une nature bouillante, un esprit droit, un cœur prêt à embrasser toutes les passions et exalté par l'amour de la gloire, enfin il était franc et tenace. Un tel éloge ne va pas sans amendement. Il était dominé par l'orgueil. Les critiques le grisaient, les éloges s'entend. Excessivement vaniteux conscient de sa renommée, il était plus vulgarisateur que savant et sa mobilité d'esprit faisait de lui une manière de dilettante. Il exagère les hostilités dont il est l'objet de la part de l'Académie des Sciences et se croit sans cesse persécuté. S'il travaille vingt et une heures par jour, c'est à coups de tasses de café, et pour glisser ensuite dans une sorte d'anéantissement. Il sort de cette torpeur sous l'influence du repos et de la musique, mais pour retomber plus péniblement dans son cauchemar. Lorsqu'en 1774 il eut fait imprimer Les Chaînes de l'Esclavage, que son éditeur refusa de publier en France, il contracta l'habitude de coucher avec deux pistolets sous son oreiller, afin de recevoir dignement les émissaires de l'État. Il était naturellement obstiné et fougueux, impatienté par toute contradiction, dogmatique, entier, animé par le désir de dominer. Pareil à Jean-Jacques Rousseau, il se révélait hypocondriaque, tributaire de son milieu et de son temps, grossissant les tracasseries avec moins de logique que d'éloquence.

C'est Jean-Jacques qui l'emporte sur sa pensée. Le Contrat Social et l'Émile paraissent alors qu'il a vingt ans. Le Contrat Social prétend ramener l'individu à sa liberté primitive, mais dans les limites de l'autorité nationale. C'est un nouveau principe de droit. Or, Marat avait longuement étudié Montesquieu à qui il avait consacré un éloge. Il se réclamait de sa méthode établie sur les faits. Entre Montesquieu et Rousseau le choc devait se produire dans la pensée de Marat, le premier se retrouvant dans la Constituante et la Déclaration des Droits de l'homme, le second dans la Convention, à laquelle il insuffle son esprit.

L'Émile le touchait dans sa sensibilité. Marat écrit en parlant de son éducation qu'elle fut très soignée dans la maison paternelle et il ajoute qu'il eut l'avantage d'échapper à toutes les habitudes vicieuses de l'enfance qui émeuvent et dégradent l'homme, d'éviter tous les écarts de la jeunesse et d'arriver à la virilité sans s'être jamais abandonné à la fougue des passions ; j'étais vierge à vingt et un ans, et, déjà, j'étais depuis longtemps livré à la méditation du cabinet. Ces puretés-là font les âmes impitoyables. Elles s'accompagnent de ce sentiment de justice intégrale dépouillée de toute, indulgence humaine, d'une justice froide dont sa mère s'ingéniait à enraciner la conception dans la conscience de son fils. La pitié, avait-il déclaré, est un sentiment artificiel, mais il invoquait sa sensibilité lorsque, le 23 avril 1781, il refusait par une lettre d'assister à l'autopsie d'un ami. Il était féroce avec une certaine lâcheté.

Sa pureté enfin ne résista pas longtemps aux séductions de la chair. Certains mémoires du temps racontent que Marat guérit la marquise de Laubespine d'une maladie incurable, et que, femme d'un libertin, elle se rendit aux charmes de son médecin. Mme Roland affirmait que, dans son logis d'apparence pauvre, il avait aménagé un boudoir luxueusement meublé qui rappelait les salons de la Régence. Il y recevait des femmes. Il vivait entouré par elles, par Simonne et Catherine Evrard, par Jeannette Maréchal, par la femme Pain, sa concierge qui en réalité s'appelait Barbe Aubain ; une vieille extravagante, Catherine Théo, venait le voir, et Théroigne de Méricourt était au nombre de ses habituées. Il composait des madrigaux et des quatrains :

Les Grâces ont moins de fraîcheur,

Vénus a moins de charmes,

L'Amour même, toujours vainqueur,

Doit vous rendre les armes.

Il avait enfin épousé Simonne Evrard, en posant sa main sur la sienne, à la croisée de sa chambre, et se prosternant devant l'Être Suprême, il lui avait dit : C'est dans ce vaste temple de la Nature que je prends pour témoin de ma fidélité, que je te jure, le Créateur qui nous entend. Il connaissait la famille de Simonne qui l'avait protégé dans des circonstances périlleuses. Dès 1791, il s'était officiellement fiancé avec elle, puis il était parti pour l'Angleterre, en lui promettant par écrit le mariage, qui eut lieu selon le rite de sa philosophie, au début de 1792. Ils furent heureux — du moins ils eurent l'air de l'être. C'est grâce à son aide qu'il réussit à faire reparaître L'Ami du Peuple le 12 avril 1792. Après la mort de Marat, Simonne Evrard fut admise par la famille Marat.

Encore que ses travaux — entre autres Les Découvertes sur le Feu ou les Recherches physiques sur l'Électricité — n'aient pas été sans lui valoir l'approbation de certains savants, alors que d'autres les traitaient d'élucubrations, il reste un essayiste, ce qui est le contraire de la science, mais ce qui ne l'empêchait pas de se croire du génie. Il s'en octroie même en littérature. A côté de nombreux pamphlets, il a produit et publié un roman de cœur : Aventures amoureuses du jeune comte Gustave Poteski et de la belle Sobieska. On ne saurait reprocher au disciple de l'auteur de La Nouvelle Héloïse certaines erreurs sur la géographie de la Pologne ; mais on peut regretter pour la qualité d'un caractère que cette œuvre d'imagination ait été la cause d'une haine, provoquée par la jalousie contre Louvet, l'écrivain de Faublas. A en croire Voltaire, la portée de ses publications philosophiques est celle d'une longue déclamation. Il essayait — et en cela il fut une manière de précurseur — de montrer l'influence de la matière sur la substance pensante et il concluait qu'il était impossible d'exprimer par notre état corporel notre essence spirituelle. Polémiste jusque dans les débats métaphysiques, il condamne l'impassibilité des philosophes. Il y a chez lui une hypertrophie cérébrale qui crée de la confusion dans ses idées : elles tournent devant lui comme dans un kaléidoscope.

Il y a contradiction entre le fondement de la doctrine et son attitude politique. En effet, il estime que la monarchie est le meilleur gouvernement, mais il entend réduire à celui de simple figurant le rôle du roi, faire du souverain le chef du pouvoir exécutif, un magistrat au pouvoir limité ; d'autre part, il désire que ce gouvernement soit dirigé par les riches. Au lieu de s'appuyer sur les traditions et les classiques, il revient à Rousseau qui est pour lui le grand homme entre tous, et cette conception le ramène à l'état de Nature. Ainsi dans Les Chaînes de l'Esclavage il examine comment les rois deviennent de plus en plus despotes et il dénonce leur complicité avec le clergé. Aussitôt, il se livre à une attaque contre toute religion et spécialement contre le christianisme, ce qui ne le gêne nullement pour préconiser une seule religion — il ne mentionne pas laquelle — dépendante de l'état politique, d'afficher une tournure d'esprit déiste et de témoigner de la déférence pour la Sainte Religion. Tout en lui est non pas nuance, mais opposition violente.

Après avoir démantelé la souveraineté royale, il établit celle du peuple, c'est-à-dire de la masse. Sa volonté — c'est aux yeux de Marat le procédé le plus commode s'exprime par l'intermédiaire de représentants. La conséquence de cette souveraineté le conduit à l'amour des pauvres et des malheureux. Sa déduction est systématique, nullement provoquée par le sentiment : tandis qu'il plaint les infortunes et même les soulage dans une large mesure, il demande trente-six livres par consultation médicale, évidemment pour lui permettre de se montrer plus charitable... Dans son impatience de justifier sa théorie, il conclut qu'en vertu de la souveraineté du peuple le meurtre d'un roi est un vulgaire assassinat, nullement un crime de lèse-majesté. Cyniquement il écrira : Tout ce qui est indispensable à notre existence est à nous. Au seuil de 1789, à l'instant de fonder L'Ami du Peuple, il s'indigne contre les privilèges du roi, qui ne doit régner que par la justice ; il plaide la cause des déshérités, en se prononçant pour l'action directe, pour le refus de payer l'impôt. Le logicien prétendra diriger les événements, et, s'appuyant sur les pauvres, il rétablira les privilèges à son profit. Il invoquera la loi : il exigera la suppression de la mendicité, la création d'ateliers publics, et, pour les fonder, la restriction des biens de l'Église et des bénéfices sans fonctions. Il établira de la sorte l'équité, dégagée de l'opinion et placée sous le contrôle des lois éducatrices. Mais dans les écoles gratuites qu'il réclame, sans doute sera enseigné le principe qui lui est cher : Qui vole pour vivre, tant qu'il ne peut pas faire autrement, ne fait qu'user de ses droits, axiome défendable en morale abstraite, qui aboutit à l'anarchie de fait. Ainsi se révèle le doctrinaire, d'autant plus redoutable que logique dans le domaine idéal.

Patriote en métèque qui goûte les avantages de sa terre d'adoption, il est impitoyable pour la désertion qu'il qualifie de défection. Sa maladie, dira de lui le républicain Robert, consiste à croire qu'il est le seul patriote de France et c'est un délire. C'est que Marat ne trouve pas en France, pour le fondement de ses thèses, un terme de comparaison et qu'il va le chercher à l'étranger. Ce sont surtout ses voyages qui l'ont éduqué, et, pour le comprendre, il faut en revenir au souci que lui inspirait l'Angleterre.

Sa carrière, depuis la fondation de L'Ami du Peuple, est constamment heurtée. La situation politique de Marat est devenue prépondérante. Il avait dirigé ses attaques contre Necker, La Fayette, Bailly et autres réactionnaires : il détruisait par ses invectives. Son idéologie le servait. Le peuple le soutenait à cause de ses violences. Les prophéties qu'il prononça — telle la fuite du roi à Varennes — augmentaient sa popularité. Sept fois, des tentatives pour l'arrêter échouèrent et accrurent son prestige. De prime abord, il avait rompu avec la bourgeoisie, pour se rapprocher des classes inférieures qu'il flattait encore par le désordre et la mauvaise tenue de ses vêtements. De lui-même, il a dit avec outrecuidance : Je suis la juste colère du peuple. Contrairement à ce qu'il avait préconisé pour le gouvernement, il désire que la réforme sociale s'opère par le bas, non par les hautes classes. Il est convaincu qu'il est l'instrument désigné pour porter à son achèvement la Révolution. Mais il n'a aucune idée claire de ce que peut être la République française : il la voit divisée en petits États fédérés, alors qu'elle revendiquera le titre d'une et indivisible. Il fonde des clubs patriotiques, chargés de supprimer les ennemis publics, qui sont les siens, et il songe à créer le tribunal qui deviendra le Tribunal révolutionnaire.

Cependant, il constate que la masse est incapable de s'organiser toute seule et de fomenter un soulèvement populaire : il lui faut un chef. Alors, il propose d'élire un dictateur. Le 8 juillet 1792, il expose son programme. Là encore reparaît le disciple de Jean-Jacques. Il ne prononce pas le mot république. Le dictateur a pour mission de mener à bonne fin la révolution, puis, sa tâche terminée, de s'en aller. Il se défendait de toute ambition personnelle en soutenant sa thèse : il désignait, en sous-main assurait-on, Danton ou le duc d'Orléans. Le 10 août, il participe à l'écrasement des royalistes par la révolution. Burot affirme qu'il est le chef des Jacobins, alors que Danton et Robespierre n'y sont qu'en sous-ordres. En septembre 1792 il découvre à ses lecteurs que la situation s'aggrave et demande, leur nombre variant selon les circonstances, des têtes, à cor et à cri. Il a une large part aux massacres de septembre. Nommé secrétaire à l'assemblée électorale de Paris, il ouvre une campagne aux Jacobins et, soutenu par eux contre les Brissotins et les Girondins, est élu député de la Convention le 9 septembre 1792, par 420 voix. Le 25, son journal qui avait cessé de paraître est publié de nouveau sous le titre de Journal républicain français, mais pour Marat la République est faible et n'existera que le jour où le Roi sera guillotiné. La dictature est au rebut : il y substituera le Comité de Sûreté générale et de Salut public.

Pourtant, il avait rencontré de l'opposition parmi ses partisans. Lors des massacres de septembre, Danton s'était querellé avec lui, Robespierre le renia après l'assaut des Girondins. Un mouvement se dessine pour le faire sortir des Jacobins ; sa campagne en faveur de la dictature l'accentue... Mais les Montagnards sont obligés de former un bloc contre la Gironde. Marat renforçait leur puissance en les soutenant par son journal. Le 24 avril 1793, il rentre en triomphateur dans l'Assemblée ; le lendemain du 31 mai, il atteint l'apogée de sa carrière. Depuis cette date, sa popularité a l'air de décroître. Ses articles sont moins passionnés. Il se déclare malade et ne sort plus guère de chez lui.

Le rapport du comité devant le Tribunal révolutionnaire l'innocente d'avoir voulu pour lui la dictature : c'est par anticipation un démenti aux chefs d'accusation qu'invoquera contre lui Charlotte de Corday.

Ce n'était pas un démocrate, écrit M. Gottschalk qui pourtant ne se montre pas sévère pour Marat. Il aimait les gens comme on aime un enfant égaré, mais ne les respectait pas.

Les journaux que lisait Charlotte de Corday le désignaient comme étant l'auteur responsable de tous les maux qui désolaient la France. Ils le qualifiaient de sanguinaire ; ils disaient que la paix reviendrait seulement lorsque le pays serait débarrassé de sa monstrueuse présence. Ces griefs quotidiennement répétés par la presse et les brochures auraient suffi pour armer le bras d'un criminel politique vulgaire. Il y a autre chose encore dans le cas de Charlotte : il y a l'irréductible opposition entre leur race et leur formation morale.

Par sa naissance, Marat appartient à la classe moyenne. Ainsi que ses frères et sœurs, il aurait pu vivre honnêtement chez lui. Il a une ambition démesurée et parcourt le monde à la recherche d'un Temple pour sa gloire. Ses insuccès scientifiques, philosophiques et littéraires le rejettent sur la politique. Il y est traqué par la folie de la persécution. Pour détruire ses ennemis — à commencer par le Roi qu'il entend ravaler au rôle de figurant pour établir sa théorie de la souveraineté — il tombe dans l'hérésie et la cruauté.

Charlotte de Corday est née aristocrate. Elle grandit dans les traditions de sa famille. Elle quitte le foyer paternel dans un mouvement d'humeur, mais elle reste profondément attachée à sa race et respectueuse envers le chef de sa maison. Elle ne fait et ne fera jamais de politique : de son pays elle a une idée très haute et elle désire qu'il s'épanouisse sous un gouvernement d'ordre. Elle souhaite que le Roi se montre puissant et qu'il règne sur son peuple. Devant l'incapacité qu'elle découvre en lui, elle songe à une République française, comparable à celles de Sparte ou de Rome.

Elle se place en dehors des événements et elle ignore l'amertume.

De même Marat prend sa revanche des années de jeunesse sévères et proteste orgueilleusement par sa conduite contre l'abstinence qu'il s'est infligée.

La chaste Charlotte refuse de se marier, parce qu'aucun amour ne lui paraît digne du don complet qui pourrait la décider à. s'y soumettre. Au bonheur médiocre elle préfère l'indépendance.

Marat se rapproche des infortunés au nom de sa doctrine sociale et aussitôt il échafaude un système qu'il entend imposer. Il connaît les rancœurs qu'éveillent les privations. Il entreprend, en les exploitant, de combattre les riches, pour lesquels il demandait le pouvoir, cependant qu'il les attaquait dans leurs racines, par la base. Sa réforme sociale est négative. Elle doit s'accomplir contre un adversaire écrasé.

Les jeunes années de Charlotte se sont écoulées dans la pauvreté. Elle a éprouvé les effets des sympathies mutuelles entre gens de sa condition matérielle, mais sans jamais déchoir elle-même de son rang. Spontanément charitable, elle va au-devant des miséreux qu'elle soulage, en partageant avec eux le peu qu'elle possède. Elle ne tente aucune œuvre de prosélytisme. Elle ne travaille contre personne. Elle considère à son niveau les autres créatures.

Marat appelle Corneille le sublime Corneille ; il professe le culte de Rousseau et de Raynal, mais il les commente à travers Beccaria, Diderot et d'Alembert. Il demeure dans l'abstrait et il interprète leurs livres, comme certains prédicateurs isolent les textes de l'Évangile. Ainsi son esprit entier ne peut concevoir qu'un côté de la question. Tout humanitaire qu'il se déclare être, il n'a pas de pitié au cœur.

Charlotte subit et conserve l'empreinte des écrivains qu'elle aime. Le sang de Corneille coule dans ses veines. Elle croit aveuglément à la tendresse de Rousseau pour les hommes et elle en est émue. Elle écoute la voix de Raynal qui a l'air de lui arriver d'un autre monde. Elle obéit à leurs suggestions qu'elle prend au pied de la lettre et qu'elle applique intégralement. Elle non plus n'a pas de pitié — il n'y en a pas dans le théâtre de Corneille — elle n'a pas de pitié pour Marat qui n'en a pour personne. Dans la prison de l'Abbaye, ayant marché sur la patte d'un chat, elle s'écriera : Pauvre bête, j'ai plus de regret de t'avoir fait du mal que d'avoir tué Marat. Elle est tranquille : elle a rempli son devoir.

Marat avait les mêmes admirations que Charlotte, mais, en les adaptant aux besoins de sa politique, il a en quelque sorte gâché l'idéal qu'elle avait disputé à sa pénible expérience.

Chez Marat tout est principe. Chez Charlotte, tout sentiment. Il est un étranger, un cérébral cosmopolite qui exploite la France ; elle est une normande qui a respiré l'encens de sa terre natale. Marat à l'apogée de sa carrière est triste, Charlotte aura de l'humour jusqu'au pied de l'échafaud. Marat invoque sans cesse pour se justifier sa conscience rigide ; celle de Charlotte reste tributaire de son éducation et ne soulève pas de scrupules à éclaircir. Marat est en rupture de banc des dogmes qui ont dirigé son adolescence ; c'est un calviniste affranchi et sectaire. Charlotte est imprégnée du mysticisme qui s'évapore de sa province et qui inspire les classiques. C'est une catholique qui a cessé de pratiquer par respect de sa religion et qui est illuminée par la tâche à accomplir. Marat juge les autres et au nom de la liberté telle qu'il la définit, et, par fanatisme, massacre quiconque ne partage pas ses convictions. Charlotte entre au service de son prochain et se livre au supplice qui l'attend, comme une martyre. Marat a l'esprit de sa chapelle. Charlotte a l'âme de son Église.

La destinée va mettre face à face ces deux personnages de tragédie.