CHARLOTTE DE CORDAY

UNE ARRIÈRE PETITE-FILLE DE CORNEILLE

 

CHAPITRE III. — L'ÉPANOUISSEMENT.

 

 

LA MAISON DE MADAME DE BRETTEVILLE À CAEN — SES RELATIONS — LECLÈRE — L'ÉPANOUISSEMENT DE CHARLOTTE — ELLE EST COURTISÉE — EXALTATION DANS LA SOLITUDE — SES OPINIONS CONFIRMÉES PAR SES LECTURES — L'ATAVISME CORNÉLIEN FERMENTE DANS SON ÂME

 

ENTRE l'élévation de sentiments que l'on trouve chez Charlotte de Corday et son rêve utopiste de république, de vertus civiques et la médiocrité de sa condition — la médiocrité aussi de son entourage qui ne la connaissait pas et devant lequel elle ne se découvrait point — même contraste qu'entre Corneille, sa famille et sa profession, son théâtre. Elle semble presque condamnée à frayer avec des personnages falots, des gens qui auraient passé inaperçus et dont les noms jamais n'auraient survécu à leur destinée, si le hasard ne les avait mêlés à cette tragédie. Telle cette Mme de Bretteville qui, par un singulier paradoxe, elle aussi descendait de l'auteur de Cinna. Elle était à proprement parler la tante de Charlotte à la mode de Bretagne, cousine de son père au septième degré.

Elle habitait Caen, une vieille et triste maison, au 148 de la rue Saint-Jean. A cette époque — entre 1791 et 1793 — cette ville présentait un aspect assez curieux, dont une note de Vatel nous donne une pittoresque description : Caen sous l'ancien régime passait pour une ville délicieuse, et pourquoi ? C'est qu'elle avait tous les travers de Paris, c'est que les façades des hôtels étaient surchargées de marbres noirs qui annonçaient au peuple que c'était là que demeuraient la comtesse une telle, le marquis un tel, et que par conséquent il devait un profond respect à la cage auguste qui renfermait souvent le léopard dont la langue sanguinaire dévorait, dans un souper, le produit du travail de vingt pères de familles, sans lui en payer le salaire, c'est que les femmes, dites alors de qualité, y joignaient toute l'insolence des femmes de leur espèce à toute la lubricité des courtisanes du premier rang ; c'est que la finance y tenait l'intermédiaire entre la haute noblesse et la bourgeoisie, et que méprisée de celle-ci, et méprisant celle-là, elle cherchait à les éclipser toutes deux, en semant autour d'elle l'or que lui valaient les misères publiques ; c'est que la bourgeoisie bien basse, bien rampante, bien servile, encensait à genoux les vices des grands et des riches parvenus, leur masquait, sous l'ombre du dévouement, l'usure dont insensiblement elle minait leur fortune et les écrasait à son tour avec orgueil, lorsque la rapacité, la chicane, un procureur fripon et des juges achetés la mettaient en possession de la fortune de ceux qui, la veille, la voyaient prosternée à ses pieds.

La demeure de Mme de Bretteville n'était pas faite pour attirer l'attention sur elle. Cette demeure n'avait rien de commun avec le Grand Manoir. La confusion a été établie par Lamartine et à tort. C'était une maison à deux étages, éclairés l'un et l'autre par trois fenêtres sur la rue. Jadis, une allée étroite y conduisait ; elle a été élargie aux dépens d'une boutique. Mme de Bretteville occupait spécialement le premier. Tous les jours, sa cousine, une fois installée chez elle, lui rendait visite. De la fenêtre la plus rapprochée de Vaucelles, écrit Demiau de Crouzilhac, et qui... éclairait un petit cabinet pratiqué au bout d'une alcôve... la vue plonge directement dans la rue des Carmes. Plus d'une fois, après les événements du 31 mai (1793) si retentissants dans le Calvados, les yeux de Charlotte durent se fixer sur les mouvements qui s'opéraient, presque chaque jour, à la porte de l'hôtel de l'ancienne Intendance, situé à droite et vers le milieu de cette rue. Pour gagner sa chambre, Charlotte avait à traverser dans toute sa longueur une cour étroite et sombre. Pas de trace du puits, qui a existé seulement dans l'imagination de Lamartine : une modeste pompe en était le seul ornement. Pas de jardin, non plus. La maison de Mme de Bretteville était séparée de l'hôtel de Faudoas par plusieurs maisons et par le Grand Manoir, dont l'allée mesurait quarante-trois pas, la cour soixante sur trente environ, la fontaine au fond huit pieds de large sur dix de profondeur. C'était un immeuble à pignon, au toit très élevé, avec balcon au premier et une ornementation qui datait de 1657. Tandis que la maison de Mme de Bretteville s'élevait dans une cour, large de dix-neuf semelles et longue de vingt-quatre. Au rez-de-chaussée habitait un tourneur de bois, nommé Lunel. Par une porte étroite on accédait, après avoir longé un corridor, à l'escalier menant aux appartements de Mme de Bretteville. Il y avait bien un balcon qui longeait la façade et faisait communiquer les deux bâtiments, l'un invisible du dehors, l'autre sur rue. Les deux chambres, l'une large de huit semelles et longue de quinze, l'autre de dix sur neuf, donnaient sur le même palier et elles étaient réunies directement par une porte. L'aspect n'en était pas beau et il s'en dégageait une impression d'exiguïté, mais la rue Saint-Jean était habitée par la haute société de Caen. Grâce à cette apparence modeste, Mme de Bretteville trouva chez elle un refuge après l'exécution de Charlotte de Corday : elle fut dissimulée derrière des rideaux dans la pièce qui était louée à Lunel. Elle avait confié son argenterie à son locataire et les objets précieux lui appartenant, et il les avait cachés à la foule qui se pressait devant la façade : ce lieu était devenu un rendez-vous pour de nombreux cortèges.

La demeure est toujours au même numéro de la rue. Le nombre des étages et celui des fenêtres est resté le même. Seulement, la boutique de Lunel a disparu. Une porte moderne ferme l'entrée du corridor. Une chocolatière, portant l'enseigne Maison de Charlotte Corday, vend des pralines Corday. Ce commerce s'est trompé de dix numéros : en effet, il est sis au 138 de la rue Saint-Jean, sur l'emplacement de l'hôtel de Faudoas qui a été englobé dans le percement de la rue Saint-Romain.

Mme de Bretteville était une petite femme au visage maigre qui portait des bonnets montés à rabats blancs. Elle était voûtée, presque bossue. D'aucuns, contrairement à leurs dires, ont déclaré qu'elle n'était ni contrefaite, ni pauvre, ni infirme, ni sotte. On l'a également dépeinte comme étant peureuse — ce qualificatif semble justifié par certaines aventures, — mais Charlotte elle-même a l'air de donner un démenti à cette opinion, lorsqu'elle écrit à Rose Fougeron du Fayot, le 28 janvier 1793 : Tous nos amis sont persécutés. Ma tante est l'objet de toutes sortes de tracasseries depuis qu'on a su qu'elle avait donné asile à Delphin quand il a passé en Angleterre. Une note de Vatel souligne le fait : Mme de Bretteville, ayant donné asile à un fugitif obligé de quitter la France, faisait preuve d'un caractère généreux et bienveillant. Néanmoins, l'opinion de Mme de Maromme paraît être justifiée, lorsqu'elle la nomma peureuse. Mme Tugard de Maromme était née de Loyer. Élevée à Caen, elle était devenue l'amie intime de Charlotte de Corday. Imbue des traditions du XVIIIe siècle, elle laissa des mémoires qu'elle intitula Radotages. Légitimiste ardente, elle en était restée à 1788. Pour elle la monarchie de Juillet n'exista point. Femme de haute culture, très érudite, esprit original et charmant, il n'y eut jamais de dissentiment entre elle et ceux qui ne partageaient pas ses opinions. Elle mourut à quatre-vingt-huit ans. Il est à remarquer que dans les pages sur Charlotte de Corday il n'est pas question de Corneille.

Son quartier considérait Mme de Bretteville comme une personne dévote et très respectable. Elle passait sa vie chez elle ; elle était très affaiblie et apathique. Elle ne se permettait que deux excentricités, c'est M. Blanchard qui les signale par une lettre du 2 mai 1862 : Elle aimait beaucoup sa chatte et son chien. Lorsqu'elle dînait, Minette était sur son épaule et lui disputait les morceaux qu'elle portait à sa bouche, ce qui amusait sa maîtresse. Pendant le carême, on mettait (le couvert) pour le chien et le chat... Et l'indulgent commentateur d'ajouter : Je connais plusieurs personnes qui ont de pareilles faiblesses et pourtant ces personnes ne sont pas stupides. Il réfute les critiques, formulées par ses adversaires : Elle avait beaucoup de bon sens et une conversation ordinairece qui signifie, je suppose, comme tout le mondequoiqu'elle n'eût pas une haute portée d'esprit. La table était bien servie et je n'ai jamais entendu d'elle aucun propos inconvenant. D'autre part, il est à remarquer qu'elle ne quitta point Caen après l'acte de Charlotte et qu'il fallut insister auprès d'elle pour qu'elle consentît à changer de quartier. D'après Chéron de Villiers, elle mourut aux approches de quatre-vingts ans.

Lorsqu'elle fut arrivée à ce grand âge, sa maison ne s'ouvrit plus qu'aux malheureux, aux religieuses pauvres. En secret, elle faisait dire la messe chez elle. En dépit de ses traits de bonté, la personne de Mme de Bretteville apparaît plus vraie sous l'aspect d'une vieille dame, transie de froid et de peur dans sa demeure trop grande et remuant avec celles du foyer les cendres du passé.

Car, elle avait un passé, que l'on n'oserait qualifier de romanesque : l'amour en était exclu, du moins en ce qui la concernait. Il y avait eu des histoires dans sa famille, l'une de celles qu'en province on se racontait sous le manteau, et dont les épisodes expliquent sa nature courbée sous le destin.

Elle était née pour devenir une riche héritière. Fille de M. Lecoutelier de Bonnebos, elle était prédestinée à posséder un jour la plus belle fortune. Mais M. Lecoutelier de Bonnebos ne songeait point à faire éduquer son unique enfant selon les principes dignes de son rang. Il la négligeait : elle ne recevait aucune instruction et vivait dans là maison de son père où se succédaient les maîtresses. Sans autorité pour conduire le ménage de cet homme de plaisir, elle menait une existence oisive et triste. Elle aurait bien pu se marier. En effet, alléchés par l'espoir de sa dot — c'était le principal attrait au nom duquel elle pouvait être recherchée — plusieurs partis s'offrirent à elle. Au moment de signer le contrat, M. Lecoutelier de Bonnebos serrait les cordons de la bourse et les prétendants s'enfuyaient. Enfin, quand elle eut quarante ans, se présenta un grand bel homme, M. de Bretteville, gentilhomme décavé qui, préconisant une prochaine succession, accepta de l'épouser, sans exiger la forte somme. Le beau-père était déjà très âgé ; il ne durerait plus longtemps. Les conditions parurent à M. de Bretteville favorables, en attendant l'événement escompté. Le mariage fut couronné par la naissance d'une fille. Mais M. Lecoutelier de Bonnebos ne se décidait toujours pas à quitter ce monde. Le ménage des Bretteville se débattait contre la gêne. M. de Bretteville, les membres tordus par la goutte, vieillissait dans l'amertume : Épousez donc des héritières ! s'écriait-il. Souffrez pendant des siècles tous les tourments de l'indigence, afin qu'il vous arrive de quoi manger quand vous n'aurez plus de dents ! A quoi, pitoyablement, Mme de Bretteville répondait : Je ne puis pourtant pas tuer mon père !

La destinée de certains êtres comporte on ne sait quoi de burlesque dans le déroulement de sa tragédie secrète. M. et Mme de Bretteville perdirent leur fille, comme elle atteignait ses dix-sept ans. C'était le mardi gras de 1789, et, ce même jour, M. Lecoutelier de Bonnebos, qui avait alors quatre-vingt-neuf ans, épousait, à Paris, une maîtresse qui en comptait soixante-seize et qui vivait maritalement avec lui depuis plus d'un demi-siècle. En 1791, Mme de Maromme traversa Paris. Mme de Bretteville l'avait engagée à rendre visite à la veuve de son père : c'était une très bonne personne de soixante-dix-huit à soixante-dix-neuf ans qui nous reçut à merveille. Jadis, elle avait été coiffeuse de la première Mme Lecoutelier de Bonnebos, qui, édifiée sur la conduite de son mari trop galant, s'était ingéniée à choisir la plus laide que l'on pourrait trouver. Elle était laide, en effet, mais elle avait de l'agrément et de l'esprit. Devenu veuf, son amant lui resta fidèle et, l'ayant épousée, lui légua un domaine, dont les revenus lui assuraient une heureuse vieillesse. Elle retint à dîner Mme de Maromme. A table, celle-ci rencontra la comtesse de Forceville, qui portait de beaux diamants et de riches dentelles. Mme veuve Lecoutelier de Bonnebos la présenta en la nommant une ancienne amie. Un oncle de Mme de Maromme, également convive à ce souper, réussit à se renseigner et fournit deux versions sur ses origines : naguère, Mme de Forceville aurait été célèbre sous le nom de Fanchon la vielleuse et serait venue des montagnes de la Savoie, selon le texte de la chanson. Un jeune comte de Forceville se serait épris d'elle, une fois qu'elle se fut enrichie, et lui aurait donné son titre. Encore qu'il eût dévoré une partie de sa fortune, la comtesse conservait un bien appréciable. D'autre part, on prétendait qu'elle avait été longtemps la maîtresse de Sanson, bourreau de Paris, et qu'après plusieurs liaisons fructueuses, elle s'était rangée pour vivre dans la richesse. Elle fut guillotinée en 1793 ou 1794. On ne dit pas si ce fut par son ancien amant.

On conçoit aisément que pour Mme de Bretteville il ne fût pas agréable de voir entrer dans sa famille une belle-mère qui fréquentait d'aussi brillantes relations. A Caen, cette régularisation fit grand bruit ; Mme de Bretteville opposait aux rumeurs un stoïcisme de femme accablée. Elle répétait : Hélas ! j'aurais dû perdre mon père et marier ma fille, et le contraire est arrivé. On se représente l'existence de ce foyer, elle, courbée par le sort qui s'acharnait contre elle, résignée, écrasée par la fatalité et réduite au silence, lui, perclus de douleurs, gémissant contre l'infortune, amer et violent. Enfin, M. Lecoutelier de Bonnebos rendit le dernier soupir. Sa fille recueillit quarante mille livres de rentes, un mobilier de grande valeur et des diamants qu'elle portait à tous les doigts. Il semblait qu'un-peu de détente allait se produire dans le ménage : M. de Bretteville succomba trois mois après son beau-père. Mme de Bretteville, enfoncée dans son genre d'existence, ne songea point à la modifier ; aucun changement dans son intérieur et à sa table, aucun dans son habillement. Elle prit une nouvelle femme de chambre qui s'ingéniait à lui faire porter des bonnets et du linge propres. Timide, crédule, matée par les épreuves, elle recevait des gens de bas aloi et se laissait prendre à leurs flatteries qui l'étonnaient par la nouveauté. Une partie de la société de Caen fréquentait également chez elle, les familles Hérier, de Loyer, de Tournélis, de Faudoas, Mme et Mlle Levaillant — plus tard Mme de Mauron —, Bougon-Langrais, Doulcet de Pontécoulant, président de l'administration du Calvados, qui avait hanté, lorsque sa tante était abbesse, le parloir de l'Abbaye-aux-Dames. Peut-être ses opinions n'avaient-elles pas été sans exercer sur l'esprit de Charlotte une certaine influence. Il lui montrait les côtés généreux de la Révolution. L'un des premiers, après avoir collaboré à la rédaction des Cahiers de revendications soumis aux États généraux, il abandonna ses titres et vint siéger aux assemblées de bailliage, parmi les délégués du Tiers état. Exalté par la Déclaration des Droits de l'Homme, par la prise de la Bastille, il s'enthousiasma en apprenant les faits de la nuit du 4 août. On s'embrassait à Caen, lorsque y arriva, le 7, la nouvelle par une lettre de Cussy. Charlotte ne pouvait qu'admirer Doulcet de Pontécoulant et se sentir pour lui la plus vive sympathie. Bientôt, il allait présider l'administration départementale. Un jour pourtant, Charlotte allait être injuste pour lui, sans le savoir. Mme de Bretteville voyait encore M. Delarue, officier municipal, Mme Achard, le président Lévêque et l'administrateur Mesnil, Boisjugan de Maingré, Duvivier de Jumilly, curé constitutionnel de Saint-Jean, etc.

Jeune femme, elle n'avait rien su faire, même pas la couture. En dépit de ce manque d'éducation, elle avait du moins un certain art pour entendre l'esprit, sans avoir l'air de s'en apercevoir et gardait de la simplicité dans son maintien. Elle avait recueilli un jeune homme, d'excellent caractère et de physique présentable, qui se faisait appeler Lecoutelier : cet aimable dissipé était un fils naturel de M. de Bretteville. Elle s'en était séparée civilement le 9 juin 1784, puis réconciliée avec lui. Comme il ne manifestait aucune aptitude particulière, Mme de Bretteville lui fit apprendre l'état d'horloger.

Elle avait à son service les époux Leclère et Anne Bosquaire. La femme de Leclère était cuisinière. Lui, domestique. Ils eurent deux filles. Augustin Leclère était l'homme de confiance de Mme de Bretteville. Né à Verson, le 17 avril 1767, il était fils d'un arpenteur de la région. Il jouissait d'une modeste aisance. De petite taille, il avait le front haut et le nez retroussé, le teint pâle. C'était un caractère ferme, épris de travail et aussi de lectures. On venait le consulter. — avait reçu une éducation première assez complète, ayant suivi à Caen des cours à l'École de Médecine, des cours de droit et d'astronomie. Il était une manière de dilettante, curieux de tout, qui se mêlait de philosophie et se piquait d'être un esprit fort. On prétend qu'il procura les œuvres de Raynal à Charlotte. Mais tout porte à croire qu'elle lut cet écrivain à l'Abbaye-aux-Dames et qu'elle l'avait découvert chez son père, parmi les auteurs qui composaient sa bibliothèque. Quoi en soit, ce domestique se mêlait de tout et Mme de Bretteville le laissait faire. Elle le gâtait ut même elle tolérait qu'il lui parlât sans convenances.

Telle était la maison et tel le milieu dans lequel Charlotte de Corday était appelée à vivre et à méditer sur son acte. Plusieurs témoins ont affirmé que Leclère alla chercher Charlotte à l'Abbaye pour la conduire chez sa parente. L'un d'eux — la fille d'une femme qui resta sept ans au service de Mme de Bretteville — donne des détails : Lorsque Mlle de Corday quitta le couvent, ce fut Leclère qui alla un soir la chercher dans une voiture avec ses effets. Il la ramena chez Mme de Bretteville. Ma mère m'a vingt fois raconté le fait en me disant : J'étais là, lorsque Mlle de Corday est arrivée chez sa tante, je la vois encore entrer. Le récit de Mme de Maromme, retour de son voyage à Paris en 1791, semble donner des événements une relation plus exacte. Elle écrit : Mme de Bretteville, enchantée de nous revoir, se présenta à la porte presque en même temps que nous : Quel bonheur que vous soyez revenue ! dit-elle à sa mère, je ne savais plus à quel saint me vouer. Vous voilà, je me regarde comme sauvée, mais je suis bien tourmentée !Et de quoi ? lui demanda sa mère. — Vraiment, pendant votre absence, il m'est tombée des nues une parente que je ne connais point du tout et dont j'ai perdu la famille de vue depuis bien des années. Elle est venue il y a un mois descendre chez moi accompagnée d'un porteur chargé d'une malle. Elle m'a dit qu'elle avait des affaires à Caen et qu'elle espérait que je voudrais bien la recevoir. Elle s'est nommée. C'est en effet ma parente ; mais je ne l'ai jamais vue, et cela me gêne beaucoup. — Pourquoi ? Vous êtes seule, vous n'avez point de société intime, cela mettra de la gaîté chez vous et vous fera compagnie. — Pas trop, car elle ne parle guère. Elle paraît taciturne, concentrée. Elle est toujours plongée dans je ne sais quelles réflexions. Enfin, je ne sais pourquoi, mais elle me fait peur ; elle a l'air de méditer un mauvais coup. Et Mme de Bretteville pria la mère de Mme de Maromme de s'enquérir sur les raisons qu'avait eues pour s'installer chez elle sans cérémonie cette parente qu'elle ne connaissait ni d'Ève, ni d'Adam. Il y avait assurément chez cette dame une crainte inavouée : Elle me fait peur, a-t-elle déclaré. A-t-elle ajouté elle a l'air de méditer un mauvais coup, ou bien l'expression s'est-elle glissée sous la plume de la narratrice, le récit étant apocryphe ? Il y a autre chose : la Normande est hospitalière, mais elle n'aime pas recevoir quelqu'un sans être avertie de sa venue. Elle a une prédilection pour les cérémonies, pour les attentions, et elle souhaite offrir un accueil digne de son hôte. On conçoit la surprise de cette veuve, seule dans sa maison obscure, qui voit un beau jour s'arrêter devant sa porte, avec bagages, une belle fille qui pourtant n'avait pas l'air sournois au premier abord. Elle était devenue très grande et très belle. Sa taille parfaitement prise, quoiqu'un peu forte, ne manquait pas de noblesse... Elle était d'une blancheur éblouissante et de la plus éclatante fraîcheur. Son teint avait la transparence du lait, l'incarnat de la rose et le velouté de la pêche ; le tissu de la peau était d'une rare finesse. On croyait voir circuler le sang sous le pétale d'un lys. Elle rougissait avec une grande facilité et devenait alors vraiment ravissante. Ses yeux étaient bien fendus et très beaux, quoiqu'un peu voilés. Son menton avait quelque chose de ce qu'on appelle un menton de galoche, mais l'ensemble était charmant et plein de distinction. L'expression de ce beau visage était d'une douceur ineffable, ainsi que le son de sa voix. Jamais on ne vit un regard plus angélique, plus pur, plus candide, ni un sourire plus attrayant. Ses cheveux châtain clair s'accordaient parfaitement avec le ton de sa carnation... Elle se tenait mal, sa tête se penchait légèrement en avant... Cet aspect était des plus rassurants et Mme de Bretteville aurait dû être calmée aussitôt, même en apercevant ce front incliné, qui est un signe de la race normande chez les femmes.

Charlotte de Corday avait été poussée par un sentiment tout spontané : elle s'était sentie rapprochée de sa parente par leur commun atavisme de Corneille. Que l'on se représente cet accueil qui a dû être glacial : Mme. de Bretteville l'interrogeant d'une façon hautaine qui cachait sa timidité ; Charlotte timide, elle aussi, lui opposant la dignité de son maintien. Enfin, on la conduisit à sa chambre : Charlotte était habituée à la vie du cloître ; ce réduit ne l'effraya point : c'était une manière de cabinet de travail pour elle. Sans doute fut-elle introduite dans ce chez elle par la femme de Leclère, qui était une belle Cauchoise et qui, accoutumée à servir une maîtresse difficile et craintive, devait affecter certaine hauteur de manières, particulière aux domestiques qui se sentent les maîtres de la maison. Néanmoins, pour Charlotte, qui était de nature réservée, cette entrée en matière ne devait l'impressionner que superficiellement. Elle était sensible à l'excès, plus qu'on ne le supposait dans son entourage, mais elle ne laissait paraître son émotion qu'à bon escient. Sa vie d'adolescente, tant chez son père qu'au couvent, l'avait habituée à exercer sur elle-même un constant contrôle et à refouler ses pensées intimes. Elle longea donc le balcon de la maison, plongea ses regards dans la cour et regarda le petit escalier de pierre qui conduisait à cette pièce, située au premier étage, encerclée par des bâtiments, les uns servant de logement, les autres de magasins à grains, la lumière rare s'infiltrant par des carreaux en forme de losange, garnis de plomb. On a beaucoup raconté qu'elle s'amusait à coller des dessins et des décalques sur ces vitres : elles étaient trop exiguës pour servir à cet innocent divertissement. Elle foula de ses pieds un carrelage en briques ; levait-elle le front, elle apercevait un plafond aux poutres noircies. Par la vaste cheminée, ornée d'un manteau en saillie, elle dut entendre ruisseler les averses. Deux antiques fauteuils, deux tables à tiroirs, une autre table à jeu garnie d'un tapis vert, un coffre en chêne, un lit d'une autre époque, un lit à quenouille avec pentes et rideaux, constituaient l'ameublement de ce logis, sur les murs duquel s'étalait une tapisserie défraîchie.

Dans ce décor, où elle passa près de deux ans, on se la représente, s'irritant contre son inaction, en proie au spleen, puis de nouveau maîtresse d'elle-même et reprenant le rôle que lui imposait sa naissance. Elle n'allait pas, ainsi qu'on l'a décrite, s'asseoir dans la cour du Grand Manoir. Du fond de sa chambre, elle écoutait monter jusqu'à elle les sons d'un clavecin et d'un violon, évitant de se montrer à sa croisée, car toute impression était chez elle refoulée et devait rester dans l'ombre. Elle disait dans ses moments d'expansion : Voilà des jeunes gens qui jouent bien. J'ai plaisir à les entendre. Et lorsqu'elle reparaissait devant les autres, nul ne soupçonnait son émoi.

Cette possession de ses sentiments était d'autant plus remarquable, que Charlotte ne manquait ni de spontanéité, ni d'enjouement. Lorsque la mère de Mme de Maromme, quelques jours après avoir reçu les doléances de Mme de Bretteville sur l'arrivée intempestive de sa jeune parente, revint rue Saint-Jean, Mlle de Corday courut à elle, les bras ouverts et l'embrassa avec effusion. Comme cette dame manifestait quelque étonnement devant le geste de cette inconnue, celle-ci lui demanda : Eh quoi ! m'avez-vous donc tout à fait oubliée ? Ne vous rappelez-vous plus la petite d'Armont ? A ces mots, elle se souvint de l'enfant de la butte Saint-Gilles, qu'elle avait perdue de vue depuis son entrée au couvent. Cette scène rassura la pusillanime Mme de Bretteville : désormais, Charlotte fut admise chez elle.

Elle se révéla fort peu coquette. Elle se souciait moins encore d'attirer sur elle l'attention et de plaire. Mme de Bretteville lui fit présent de plusieurs robes. Mme de Maromme et sa mère disposèrent elles-mêmes un ruban dans ses cheveux : elle apparut transformée. Il est probable qu'elle prit des leçons de maintien : elle eut — assure-t-on — le même maître à danser que M. de Choisy. Cette éducation nouvelle, non plus que ses toilettes ne modifièrent le cours de ses idées ; elles ne transformèrent pas non plus les dispositions de son cœur. Elle se dévoua aux malheureux, à ses amis, aux victimes des événements. Augustin Leclère l'accompagna chez les administrateurs du département et elle intervenait auprès d'eux en faveur des prêtres emprisonnés, des religieuses sans pension et sans abri. On la voyait à l'église, seule ou avec sa tante. Elle s'asseyait tantôt à côté d'elle, dans le haut, tantôt dans le bas, près de la porte. On se demanda si elle serait l'héritière de Mme de Bretteville. Après son exécution, Mme de Bretteville aliéna tous ses biens, ce qui laisse supposer qu'elle les destinait à sa jeune cousine. Les Maratistes ne l'en calomnièrent pas moins et la nommèrent vieille fille, en se moquant d'elle, parce qu'elle avait été incapable de trouver un mari.

Cette appréciation est d'autant plus calomnieuse, que Mlle de Corday remporta dans le milieu avec lequel elle frayait les plus grands et les plus légitimes succès. Louis Dubois la montre en relations avec le président Lévêque, à table chez lui, seule femme, dans un déjeuner de quinze personnes et sachant y briller de tout son esprit. Chez Mme de Bretteville, elle étouffait et sortait de sa réserve, seulement sous l'influence d'une idée qui la forçait à parler. Elle devinait, elle connaissait l'hostilité qui l'entourait, l'hostilité pour les tendances qui lui étaient chères. Alors, elle se taisait. Quand on lui posait une question, elle avait l'air de sortir, comme en sursaut, de sa rêverie. Puis, brusquement frappée par un mot qui l'éveillait, elle s'exprimait avec une éloquence, une manière d'emportement qui la rendait indifférente aux conventions et aux exigences mondaines. Ainsi qu'au couvent où elle taisait son exaltation religieuse qui brusquement éclatait, ses passions se faisaient jour par un mouvement impulsif et irrésistible ; ainsi que jadis ses petites camarades, elle surprenait ses auditeurs par l'élévation de son esprit. Volontiers, elle faisait des citations, au point d'en abuser. Elle invoquait, en les ressuscitant, la mère des Gracques, celle de Coriolan, Pauline, Porcie, Cornélie. Elle était susceptible de paraître pédante. Alors, Mme de Maromme, qui était devenue son amie, l'avertissait du ridicule qu'elle encourait. Aussi, écrit-elle, quand Véturie se présentait à sa mémoire, ou la fille de Brutus, elle me regardait tout de suite, rougissait et la citation expirait sur ses lèvres. En se taisant, Charlotte redoublait de ferveur pour ses héros — on devrait dire ses divinités antiques.

Ses relations privées avec Mme de Bretteville restaient froides. Leurs caractères ne pouvaient pas s'accorder. La vieille dame prenait ombrage de Charlotte qui, malgré elle, s'imposait par la supériorité de son intelligence. Quoiqu'elle fût douce, attentive, prévenante, elle se refusait à s'abaisser par flatterie ; elle l'avait en dégoût. Avec cela Mme de Bretteville avait éternellement peur d'être compromise ou dénoncée. Elle recevait chez elle des gens qui n'étaient pas de son monde, les accueillait avec force démonstrations, se démenait, faisait des révérences à des personnages douteux qui en profitaient pour l'exploiter. A ces sortes d'hôtes, Mlle de Corday d'Armont inspirait une antipathie égale à celle qu'elle éprouvait pour eux. Ils se méfiaient d'elle, la calomniaient et l'éloignaient de sa parente.

La réserve dans laquelle elle se tenait correspondait aussi à son austérité religieuse qui se perpétuait. Elle la poussait jusqu'au scrupule. Jamais, elle n'ouvrit ni ne lut un seul roman : tout romanesque était odieux à son âme qui s'enfermait dans la méditation philosophique ce qui n'altérait pas ses croyances — et elle trouvait un refuge dans l'histoire de l'antiquité. Elle n'avait jamais voulu lire les œuvres de Voltaire et de Rousseau, raconte Mme de Maromme, dans la crainte, disait-elle, d'altérer la pureté de sa foi. Lorsque l'abbé Fauchet vint à Caen et que, curieux de l'apprécier tout en le désapprouvant, plusieurs aristocrates se rendirent à l'église pour l'entendre, elle déclara que sa conscience lui défendait de se joindre à eux. Elle appelait les curés assermentés des intrus et elle se révoltait contre les impiétés dont les campagnes étaient le décor. Alors, elle invoquait les temps anciens et méprisait, en les comparant entre eux, ces essais vulgaires, faits pour dégoûter à jamais de ce genre de gouvernement le plus noble, le plus rationnel de tous. C'est à la République qu'elle songeait. Elle déclarait qu'elle serait républicaine si les Français étaient dignes de l'être. Lorsque Mme de Bretteville, qui avait l'oreille dure, surprenait de tels propos, elle ne pouvait s'empêcher de protester.

Toutefois, Charlotte s'exprimait ici théoriquement encore : ses véritables idées se formaient dans la retraite où elle se plaisait. Devant témoins, elle s'expliquait en enveloppant d'une auréole idéale ses conceptions, qu'elle établissait solidement sur des données précises. Cependant, sous l'influence des milieux qu'elle fréquentait, son attitude même se métamorphosait. Elle s'habillait mieux, avec plus de recherche, elle apprenait l'anglais et l'italien, et encore qu'elle accomplît de lents progrès, elle s'y intéressait et semblait prendre quelque goût à des divertissements profanes. Vers 1791, elle reçut une pièce de vers anonyme — elle était d'un monsieur Lecavelier — intitulée A Bien-Aimée ; elle y répondit par ce billet :

Je ne puis, monsieur, vous marquer ma reconnaissance du petit ouvrage que vous avez bien voulu faire en faveur de Bien-Aimée, qu'en vous faisant part des applaudissements et des hommages qu'il a attirés à son auteur quoique inconnu, car ce n'est pas sans peine que je suis parvenue moi-même à savoir à qui j'avais cette obligation. Rien ne peint mieux vos sentiments que ces vers si touchants. Je vous prie, monsieur, d'être persuadé de la reconnaissance et des sentiments respectueux avec lesquels je suis de l'auteur de Bien-Aimée la très humble et obéissante servante.

CORDAY.

10 Septembre.

 

Elle est aussi sage que belle, déclarait-on. Elle dessinait, faisait des esquisses bien réussies. Elle jouait également du clavecin, brillait par la netteté de ses vues. On se communiquait ses lettres qu'elle écrivait sur la politique et la littérature. On lui a également attribué des chansons, mais aucune pièce, aucun témoignage n'en peut attester irrévocablement l'authenticité. Elle était très gaie, du moins elle l'était de façon intermittente, comme on l'est en Normandie quand le caractère longtemps contenu éclate par le rire. Elle avait, prétendit-on, composé des vers, certain refrain entre autres, en vers de huit pieds, divisés par quatrains ou cinq à six couplets, qui étaient destinés à être chantés à la .Saint-Julien, sur l'air Le petit mot pour rire. Elle eut été capable d'écrire d'autres poèmes et d'une autre qualité.

On est bien fondé de s'étonner qu'une personne de cette haute culture n'ait jamais su correctement l'orthographe. Elle ne se corrigea point, employant par exemple la forme de és pour ez au second temps du pluriel des verbes en oir. Elle écrivait chés, assés. Par ailleurs, certaines tournures lui étaient familières et se glissaient volontiers sous sa plume : Le ciel nous refuse le bonheur de vivre ensemble. — J'ignore si le ciel nous réserve un gouvernement républicain, et Vatel cite encore ce mot à propos de Marat : Grâce au ciel, il n'était pas Français. Il y a également un abus, bien dans le goût de l'époque, du nom de Brutus, qui paraît être l'auteur par excellence du tyrannicide.

Encore qu'elle sortît fort peu, d'après les uns, alors que les autres affirment le contraire, elle ne passait inaperçue ni par l'éclat de sa personne, ni par celui de son esprit. Elle a inspiré des passions profondes qui ont laissé d'ineffaçables empreintes. Elle possédait le don de séduire, le don naturel, sans coquetterie, sans effort, par un mélange de gravité et d'enjouement, passant de l'un à l'autre, de l'inflexibilité au sourire, du bavardage à la maxime. Il y a en elle de l'imprévu, quelque chose qui surprend sans cesse ; il y a aussi sur le ciel normand, pur et doucement voilé le matin, de ces brusques incursions de nuages qui répandent l'obscurité, puis crèvent pour que le soleil fasse luire les feuilles encore humides. On devine chez elle un constant souci pour les grands problèmes de la pensée et de la vie, une lutte sourde entre le bon sens rassis et l'imagination qui s'en évade, une bataille parfois sanglante pour retrouver le sourire qui cache les larmes. Et telle — sa lettre à Barbaroux en sera la preuve — elle restera en montant à l'échafaud. Ces revirements de son âme prouvent bien, par leur soudaineté môme, combien ils sont spontanés ; elle n'est jamais en scène. A propos de lettres à son père, dans lesquelles elle faisait le portrait de quelques amis, elle mandera à Barbaroux : S'il s'y trouvait quelques plaisanteries sur votre compte, je vous prie de me les passer, je suivais la légèreté de mon caractère. C'est cette légèreté qui fait son charme original. Ainsi la sévère, la vertueuse et grave Pauline elle-même :

Voilà notre pouvoir sur les esprits des hommes.

Avec cela, elle est jolie une jolie Normande, infiniment réservée, raisonneuse, discrète. Rien de romain, rien de convenu en elle. Un peu forte de buste, un peu prononcée de traits, elle pourrait vite dégénérer en Normande commune, avec son grand nez, son profil de cavale, son menton fourchu, dit son passeport, ses pommettes rouges. Mais elle a des yeux bleus qui se voilent, du bleu glauque et changeant de la mer, des mains et des bras admirables ; tout en elle respire la grâce et la décence. Cette décence même est une cause de plus pour qu'elle plaise, et elle plaît infiniment. Pourtant dans son existence aucun roman, pas la moindre trace d'une aventure. Comment une nature aussi imaginative a-t-elle pu être aussi dénuée de sentiments amoureux ? C'est qu'elle n'a besoin de personne ; elle s'entretient avec elle seule, elle épilogue son idée à mesure qu'elle naît et grandit. Elle sait ce qu'elle veut et, une fois sa décision prise, elle n'en démord point.

Plusieurs partis fort convenables se présentèrent : elle les évinça. De sa voix au timbre argentin et sonore, elle arrêtait les aveux. Un homme qui l'adora — si c'est une légende, elle vaut d'être citée — consigna son aveu dans certaine boîte en fer qui fut enterrée avec lui et ouverte lors d'une exhumation. Les lettres ont été restituées à la famille de l'auteur. On a également raconté qu'un certain Francquelin portait sur lui des lettres et un portrait de Charlotte et qu'il voulut être enseveli avec ces reliques. Après sa mort, une vieille gouvernante aperçut un jour le portrait de Mlle de Corday par Ary Sheffer et, la reconnaissant, divulgua le secret de son maître. Mais on ne retrouve aucune trace sérieuse de cette histoire. Plus tard, il y aura Adam Lux. A l'époque de son séjour chez Mme de Bretteville on prêtait à Charlotte des amants, les uns appartenant au parti girondin, les autres royalistes. Y eut-il projet de mariage entre elle et Boisjugan de Maingré ? Ce n'est pas impossible. Plus probables, semble-t-il, auraient été les projets avec Bougon-Langrais et M. de Tournélis.

Bougon-Langrais était né à Caen en 1765. Secrétaire général du Directoire, il remplissait en 1792 la charge de procureur général syndic de l'administration départementale. Distingué, cultivé, il fit preuve de tolérance en prenant un arrêté d'apaisement qui assurait la liberté des cultes, après les incidents de Verson. Il périt sur l'échafaud en 1794. Il avait entretenu avec Charlotte une importante correspondance qui fut détruite. Fut-elle sensible à ses qualités ? Il y avait entre eux une haute estime, quelque chose de plus même, mais de moins que l'amour. Dans sa lettre à Barbaroux, Charlotte lui demande d'annoncer doucement à Bougon-Langrais la nouvelle de sa condamnation. Elle le savait émotif et elle était bonne. De là il serait téméraire de conclure à un sentiment plus poussé de la part de Mlle de Corday. Par contre, elle a pu lui inspirer une profonde passion et M. Herriot n'hésite pas à écrire que si elle fut aimée, ce fut par lui. Pour preuve, il cite la lettre que Bougon-Langrais, la veille de son exécution, adressait à sa mère le 3 janvier 1794 :

Encore si, dans mes derniers instants, j'avais pu, comme ma chère Charlotte, m'endormir au sein d'une illusion douce et trompeuse, et croire au retour prochain de l'ordre et de la paix dans ma patrie... Mais non, j'emporte avec moi l'idée déchirante que le sang va couler à plus grands flots. Oh ! Charlotte Corday, oh ! ma noble et généreuse amie ! Toi, dont le souvenir occupe sans cesse ma mémoire et mon cœur, attends-moi ; je vais te rejoindre. Le désir de te venger m'avait fait jusqu'à ce jour supporter l'existence ; je crois avoir satisfait à ce devoir sacré. Je meurs content et digne de toi !

M. Defrance incline à croire que la liaison entre Bougon-Langrais et Charlotte fut purement intellectuelle et morale. Il pouvait plaire par ses dons et sa culture à la Normande réfléchie. Par ailleurs, il était arriviste et ambitieux et n'avait pas de grandeur d'âme. Cette dernière lettre pourtant ne manque pas d'élévation.

Les Tournélis, parents de Mme de Bretteville, étaient reçus chez elle et il semble tout simple que l'idée d'un mariage soit venu à la vieille dame. Il y eut une entrevue sensationnelle, à certain dîner de la Saint-Michel 1791. La famille de Tournélis émigra et les pourparlers cessèrent.

Lorsque M. de Tournélis, plus tard, revint à Caen, il portait la robe de prêtre. Comme on lui demandait pour quels motifs il était entré dans les ordres, il répondit : Charlotte de Corday a fait un assez grand sacrifice pour moi, je devais en faire un pour elle. A ce sujet, le bruit courut que Charlotte aurait lu dans les journaux l'exécution de l'un des Tournélis et qu'elle aurait tué Marat pour le venger.

Quant aux calomnies répandues sur la mémoire de cette héroïne après sa mort, elles sont simplement méprisables, depuis les insinuations de Fouquier-Tinville jusqu'au pauvre article de Rétif de la Bretonne et son élucubration à propos du dévergondage de Charlotte de Corday. Ce sont là des fantaisies qui ne reposent sur aucun fondement.

La vérité, c'est qu'elle a été aimée, mais qu'elle n'a jamais aimé elle-même. La tragédie de sa vie est une tragédie sans amour. Faut-il adopter l'explication de Mme de Maromme ? Soit que cet esprit si fier se révoltât à la pensée de soumettre son jugement élevé à celui d'un être inférieur qui, grâce à nos lois, serait devenu son maître, soit que cette âme virginale répugnât aux conditions d'une union matérielle, je ne l'ai jamais su. Assurément, elle ne marqua de penchant pour aucun homme et elle disait : Jamais je ne renoncerai à ma liberté, à ma précieuse indépendance ; et je vous donne ma parole que jamais vous ne me donnerez le titre de madame sur l'adresse de vos lettres ! Rien de la vierge forte, chez elle pourtant, rien d'une annonciatrice du féminisme. Elle se faisait du mariage une trop haute idée. Si elle en rêva ce fut comme Pauline rêva de Sévère... Or quel exemple avait-elle eu sous les yeux ? Le ménage de son père dont — tout en le respectant — elle avait constaté la gêne. Elle en retirait un sentiment inavoué d'aversion non pour ses parents, certes, mais pour le mariage. Dans sa lettre d'adieu à M. de Corday, elle s'accusera d'insubordination, ce qui prouve qu'elle savait obéir et qu'elle aurait accepté comme Pauline son choix d'un mari.

J'attendais un époux de la main de mon père...

Mais cet époux elle eût désiré le connaître dans l'âme et ce n'était pas possible. Elle désirait trop. Tout ou rien, le rang, la fortune — et en même temps elle se rendait compte de son état et elle tombait dans un profond découragement sur elle-même. Alors, ne se sentant pas capable d'une grande passion qui remplirait sa vie, ayant dû renoncer à la vocation du couvent, un seul amour submergeant l'amour divin et humain emplira son âme : l'amour de la patrie.

Comment l'entretient-elle avant de le porter à l'action et comment se manifestèrent ses premières velléités de ne pas demeurer dans un état contemplatif ? Deux incidents jettent un peu de clarté sur ses intentions secrètes.

Lorsque la famille de Loyer se décida à quitter Caen pour Rouen, l'insécurité commençait à régner dans le Calvados. A Rouen il semblait — et les faits justifièrent ce sentiment — que l'on dût trouver la tranquillité. Ce départ détermina une sorte de panique instinctive chez Mme de Bretteville. Elle se sentit perdue. Quoi de plus simple que de suivre ses amis ? Alors s'empara d'elle une phobie insurmontable. Elle tremblait dans sa maison, elle tremblait devant les gens qu'elle ne connaissait pas et qu'elle sentait rôder dans l'ombre ; elle n'avait qu'une idée : fuir. Oui, mais pour se rendre à Rouen il fallait passer le fleuve et franchir un pont de bateau. Cette équipée était au-dessus des forces de Mme de Bretteville. Contre tout raisonnement elle était convaincue qu'à l'instant où elle le traverserait, le pont serait emporté à la dérive par le courant. En vain la famille de Loyer tenta-t-elle de l'arracher à cette crainte : rien n'y fit. On lui proposa de faire le détour par Paris. Ce fut pire. Mme de Bretteville, entre deux dangers inévitables qui la menaçaient, se résigna à ne pas bouger. A quelque temps de là Charlotte écrivait à Mme de Maromme en faisant allusion à cet épisode et à sa tante : Que n'avait-elle la baguette d'une fée pour bâtir un pont plus solide que celui qui inspirait tant de répugnance à la vieille dame. Et l'on devine dans les quelques lignes qui suivent, sa nostalgie de s'éloigner, de respirer plus librement le grand air et d'ouvrir son intelligence loin de ces lieux où elle étouffait : Si j'étais près de vous je redeviendrais votre écolière et je vous promettrais plus d'attention à vos leçons ; peut-être alors trouverais-je dans votre amitié, celle de votre bonne mère, la littérature et l'étude des langues, le dédommagement de tous les ennuis auxquels on est en proie depuis si longtemps. Quand on ne peut vivre dans le présent et qu'on n'a pas d'avenir, il faut se réfugier dans le passé et chercher dans l'idéal de la vie tout ce qui manque à sa réalité.

L'autre incident, plus grave, révèle déjà plus de précision dans ses idées. Mme de Bretteville avait offert un dîner d'adieu à la famille de Mme de Maromme, peu de jours avant son départ. Elle y avait convié M. de Corday, qui maintenant se montrait plein d'indulgence pour la brusque séparation d'avec sa fille et pour les dissentiments qui les avaient divisés. Il se rendit donc, le jour de la Saint-Michel, à l'appel de sa parente, accompagné de sa fille Éléonore et de son fils cadet qui devait rejoindre son frère à Coblentz et prendre le chemin de l'émigration. Une entrevue était ménagée, ce jour-là, entre M. de Tournélis et Charlotte. Il se joignit à eux, étant lui aussi sur le point d'émigrer. Charlotte parla : il l'écoutait avec un aimable scepticisme discourir de Sparte et de Rome et s'efforçait de ramener à leurs proportions exactes ses digressions enthousiastes. Elle était, raconte Mme de Maromme, ravissante de beauté... Je la vois encore devant mes yeux, vêtue d'une robe de taffetas rose rayé de blanc, ouverte sur un jupon de soie blanche. Sa riche taille se dessinait parfaitement sous ce costume qui lui seyait à merveille. Un ruban rose traversait ses cheveux et s'harmonisait avec les roses de son teint, plus animé qu'à l'ordinaire par l'incertitude de l'accueil qu'elle recevrait de son père et par l'émotion de se retrouver au milieu de sa famille. C'était ce jour-là une créature tout à fait idéale. M. de Corday oublia, en l'apercevant, ses dernières rancunes et lui ouvrit les bras. Il alla même jusqu'à lui permettre de demeurer chez Mme de Bretteville, ce qui fut loin de paraître une récompense à sa parente : elle acceptait par faiblesse de garder la jeune fille auprès d'elle.

A la clarté des bougies, le dîner commença gaiement. Chacun espérait que les événements allaient tourner et que s'ouvrirait une ère nouvelle de paix. Le jeune Corday et M. de Tournélis parlaient de leur émigration comme d'un court voyage d'agrément sur les bords du Rhin. Charlotte les plaisanta sur la rapidité de leur marche et sur leur retour si prochain. Elle les comparait à Don Quichotte partant pour combattre les moulins à vent. Ils espéraient rencontrer des Dulcinées, ils ne trouveraient que des Maritornes. Vers la fin du repas, on proposa de boire à la santé du Roi. Toutes les coupes se levèrent d'un même mouvement, excepté celle de Charlotte, dont le verre demeura immobile sur la nappe. M. de Corday considéra sa fille avec sévérité ; les autres convives interloqués se regardèrent entre eux. Elle, elle souriait. Comment, mon enfant, lui dit Mme de Loyer, à voix basse, vous refusez de boire à la santé de Louis XVI, un roi si bon, si vertueux ?Je le crois vertueux, répondit-elle avec un accent si doux qu'il était à lui seul toute une harmonie ; mais un roi faible ne peut pas être bon ; il ne peut empêcher le malheur de son peuple. Elle s'obstina, au milieu du silence, dans son attitude.

C'était le signe de sa conscience raide, inflexible, intransigeante sur le chapitre de la franchise. C'était le signe aussi de ses opinions qui commençaient à. sortir des principes pour entrer dans la réalité concrète.

La contre-partie de cette scène devait se produire un peu plus tard. Le même soir, l'évêque Fauchet faisait une manière d'entrée épiscopale à Caen, au milieu d'une foule qui l'acclamait. Ce prêtre avait été prédicateur du Roi, abbé de Montfort, grand vicaire à Bourges. Il était l'auteur d'un Éloge de saint Louis, prononcé à l'Académie française et publié en 1774. En 1789, il avait adopté les principes de la Révolution et figuré parmi ceux qui prirent la Bastille. Il avait exercé son influence sur les électeurs de Paris et été chargé de la police de la capitale. Il s'en était tiré avec succès. Il avait fondé un journal : La Bouche de Feu et un club, Le Cercle Social. Cet étrange ecclésiastique préconisait un système qui consistait à organiser l'avenir sur les principes de fraternité universelle, en faisant un amalgame de la philosophie maçonnique et de la charité chrétienne, fortifiant la première par la seconde. Le 17 avril 1791, il fut élu évêque de Bayeux, c'est-à-dire du Calvados. Le 11 mai, il prit possession de son diocèse, irrégulièrement et par intrusion, à la place de Mgr Cheylus, qui avait été nommé avant lui et expulsé. Il vint prêcher à Saint-Pierre de Caen sur la charité chrétienne : Frères, tous les Français sont libres ! Ils le seront éternellement ! Son talent oratoire produisit une grande impression. On disait de lui qu'il portait à la chaire l'éloquence révolutionnaire. Lors de la cérémonie de la Fédération dans les plaines de Cormeilles, le 14 juillet 1791, il répondit aux attaques par un texte tiré de saint Luc : Ignem veni mittere in terram, et quid volo nisi ascendatur, et s'il s'écria : Il est incendiaire aussi, l'Évangile ! Vers la même époque, il affectionnait cette autre formule : Les tyrans sont morts ! C'était alors le déclin de l'ancien régime et l'aube de la République. Dans le Calvados deux partis se partageaient l'opinion : les fervents et les adversaires du nouveau clergé constitutionnel. Les animosités étaient violentes contre le futur député du Calvados, autant qu'étaient passionnées les opinions de ceux qui le soutenaient.

Le jeune de Corday et M. de Tournélis, exaspérés par les clameurs de ses partisans, coururent à la fenêtre pour protester contre les acclamations. Les hôtes de Mme de Bretteville, comprenant le danger qui les menaçait — la foule les aurait écharpés — se précipitèrent sur eux pour les empêcher de commettre cette folie. M. de Corday ordonna à son fils de se taire ; Charlotte saisit la main de M. de Tournélis et l'entraîna vers le fond de la pièce, en lui disant : Comment ne craignez-vous pas que la manifestation de vos sentiments ne devienne fatale à ceux qui vous entourent ? A quoi sert une pareille bravade ? Si c'est ainsi que vous croyez servir votre cause, vous ferez aussi bien de ne pas partir. — Et comment, mademoiselle, répliqua-t-il, n'avez-vous pas tout à l'heure craint d'offenser les sentiments de votre père, de votre frère et de tous vos amis, en refusant de joindre votre voix à un cri tout français, à ce cri si cher à nos aïeux ?Mon refus, riposta-t-elle avec un sourire, ne pouvait compromettre que moi, et vous, sans but utile, vous alliez risquer la vie de tous ceux qui sont avec vous ! De quel côté, dites-moi, est le sentiment le plus généreux ? Ainsi se dessinait déjà cette résolution à assumer seule ses responsabilités. Les circonstances feraient qu'elle allait rencontrer encore ce même Fauchet dans les heures les plus pathétiques de sa destinée.

On a également raconté certains épisodes qui auraient été pour Charlotte de Corday l'occasion de faire une profession de foi républicaine et qui se seraient déroulés à l'hôtel de Faudoas, entre elle et Mlle Éléonore de Faudoas. Or, celle-ci n'a jamais vu son illustre voisine. Mme de Maromme l'affirme catégoriquement. Tout ce qui a pu être dit à ce sujet est probablement de pure imagination.

Lorsque Mme de Maromme eut quitté Caen, elle échangea avec son amie une correspondance importante. Elle reçut d'elle dix à douze lettres, dont deux seulement ont été sauvées et publiées par Casimir Perier dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1862. Mme de Loyer découvrit les autres dans la cachette où sa fille les avait dissimulées. Après l'exécution de Charlotte, elles lui parurent être compromettantes, dangereuses pour leur sécurité et elle les détruisit.

Ces lettres dénotaient le mépris de la vie, la tristesse d'une existence sans but et sans utilité, enfin le désenchantement complet d'un esprit trompé dans son attente, après s'être longtemps nourri de séduisantes illusions. Elle s'interdisait de traiter les sujets politiques ou les abordait avec ironie. Elle raillait les émigrés, elle se moquait de leurs chimères. Parfois l'humour reprenait le dessus. Ainsi elle fait un récit de l'incident de Verson, village près de Caen, dans les premiers jours d'août 1792. Souvent elle y rendait visite à Mme Gautier de Villiers. Le desservant de la paroisse avait refusé de prêter le serment civique. La majorité des habitants prend fait et cause pour le curé. Les autres appellent la Garde nationale. Elle accourt avec deux pièces et rétablit le calme, non sans peine. Des femmes fidèles à leur foi ayant été outragées, elles se vengèrent en déchirant l'écharpe de l'officier municipal. Charlotte écrivait : C'était insulter un âne jusqu'à la bride, aussi les pauvres femmes en ont-elles reçu le coup de pied... Et à côté de ce trait le détail dramatique : Enfin le curé eut le temps de se sauver, en laissant dans le chemin une personne morte dont il faisait l'enterrement... Elle ajoute : La paroisse a changé dans l'instant et a joué au club, on a fêté de nouveaux convertis...

Vous connaissez le peuple, on le change en un jour.

Il prodigue aisément sa haine et son amour.

Ne parlons plus d'eux... (mai 1792). Dans ces lignes Charlotte apparaît tout entière, avec ses rebondissements de courage, ses bourrasques d'humour, ses dons d'écrivain. qui éprouve le besoin de tirer de tout ce qu'elle observe une sanction morale. Pourtant quelle impression de lassitude se dégage de ces mots extraits d'un billet daté de mars 1792 : S'il n'y a pas encore d'herbes dans les rues, c'est que la saison n'est pas venue... Avec cette désertion générale nous sommes fort tranquilles et moins il y aura de monde, moins il y aura de danger d'insurrection... Et songeant à l'émigration de son frère, qu'elle raille, elle pousse ce soupir : Je veux bien que les gens qui sont pour eux (les émigrés) ne soient pas disciplinés mais cette idée de liberté donne quelque chose qui ressemble au courage et d'ailleurs le désespoir peut encore servir. C'est en effet l'idée d'être utile qui la travaille constamment, mais elle arrive au point où elle n'a plus confiance dans son pays : ... Quel est le sort qui nous attend ? Un despotisme épouvantable ; si l'on ne parvient à renchaîner le peuple, c'est tomber de Charybde en Scylla. Il nous faudra toujours souffrir... Mais elle ne restera pas accablée longtemps : Toutes ces lamentations ne nous guériront pas, conclut-elle.

La voici privée de toute compagnie dans la triste et trop vaste maison de Mme de Bretteville, livrée à l'inaction, passant des journées dans sa chambre à ressasser ses griefs, à discuter avec elle-même ce qu'elle retient de ses lectures ; elle les reprend insatiablement, souffrant de sa vie oisive, cherchant entre ces murs qui l'emprisonnent une issue par laquelle pourrait s'échapper sa pensée pour alléger son âme. Elle mande à sa correspondante, en mai 1792 : Nous restons presque seules. Que voulez-vous, à l'impossible nul n'est tenu. J'aurais été charmée, à tous égards, que nous eussions pris domicile dans votre pays, d'autant qu'on nous menace d'une très prochaine insurrection. On ne meurt qu'une fois et ce qui me rassure contre les horreurs de la situation, c'est que personne ne perdra en me perdant... Une âme désespérée qui songerait au suicide ne s'exprimerait pas autrement : elle, elle songe au sacrifice absolu, confusément encore, à travers les livres ; elle y songera jusqu'à ce que la frappe, comme une idée à laquelle elle obéira irrésistiblement, le sentiment du devoir à remplir, par amour de son pays.

Certainement Charlotte de Corday s'ennuie. L'ennui est un art qui s'acquiert avec les résignations de l'âge. Elle a vingt-trois ans. Son sang fermente dans ses veines comme la sève dans les branches des pommiers ; son âme entre en ébullition : la soupape de sûreté qu'est l'humour chez les Normands ne suffit pas pour dégager le trop-plein des sentiments qui l'étouffent. Les lectures elles-mêmes, l'empoisonnent : c'est le suprême assaut de la philosophie et de la littérature avant d'envisager les événements dans leur réalité crue, avant de formuler la décision encore confuse dont le projet s'esquisse vaguement derrière les buées de son imagination. Dans cette demeure, qui la livre à l'isolement, surtout à l'isolement moral, elle éprouve une sourde humiliation d'en être l'hôte, d'y être, en quelque sorte, reçue et gardée par charité. C'est moins l'inaction que cette impression qui devait lui peser. Regrette-t-elle encore le cloître, où elle avait désiré entrer, où la prière eût été une action théorique et qui aurait servi de dérivatif à son tourment ? On n'en trouve nulle trace dans les correspondances qui restent d'elle, mais il n'est pas défendu de conjecturer qu'au cours des années qui vont déterminer sa conduite elle ait une fois encore regardé en arrière et qu'elle ait comparé son sort présent à ce qu'il aurait pu être si son désir n'avait été entravé. Elle, avait voulu se donner à une cause pour le bien de l'humanité : le sentiment de sa patrie le réduira aux limites de ses facultés et circonscrira son effort.

Elle lit pour se créer une occupation, pour s'édifier, pour avoir l'illusion d'être comprise. Mais, avec ses croyances religieuses, elle refuse de connaître aucun roman, ni Voltaire ni Rousseau. Elle tenait en bride son imagination profane, prompte à s'emporter. Rien d'artificiel, rien de tendu non plus dans cette discipline qu'elle s'impose, ou plutôt qui s'impose spontanément à elle. Son caractère continue à être un mélange de sérieux et d'enjouement ; elle a des mots spirituels, des reparties vives, elle est gaie, puis, sous l'influence du reflux de ses idées, elle devient de nouveau taciturne. Au fond, elle a besoin de prendre du recul devant sa propre conscience et de la juger, mais en invoquant des arguments de poids, en se justifiant par son culte de l'antiquité. Elle obéit à l'élan qu'impriment à sa pensée les œuvres et les doctrines des Grecs et des Romains. Elle trouve auprès d'eux l'amour de la liberté qui les inspire, l'amour de la patrie qui les domine et ces exemples qui défendent de rester spectatrice contemplative de la Révolution française. Chez Mme Gautier de Villiers, on lui disait, pour assagir sa passion politique : Vous êtes folle. Et elle répondait : Vous avez beau dire ; j'aurais voulu vivre dans ce temps-là. A Sparte et à Athènes, c'est là qu'il y avait des femmes courageuses. Ce dernier trait n'éclaire-t-il pas aussi son aversion pour le mariage ? Le rôle qu'elle attribuait à celles de son sexe exigeait qu'elles fussent indépendantes. Elle ne pouvait exercer son courage qu'en étant entièrement délivrée de toutes les entraves matérielles et morales du foyer. Charlotte jugeait la vie à l'utilité qu'elle avait et elle estimait pouvoir servir seulement, si elle était maîtresse de ses gestes et si elle avait la faculté de se donner tout entière, corps et âme. Ainsi tombent d'elles-mêmes ces accusations portées contre certaines lectures qui l'auraient compromise. Tel auteur prétend qu'elle avait lu Faublas. L'origine de cette légende remonte à un épisode sans importance. Un jour, en 1793, Mme de Banville de Condé rendait visite à Mme de Bretteville. Sur la cheminée, elle aperçut un volume : C'était Gil Blas, raconta-t-elle, et, se reprenant, elle dit : Non, Faublas. Elle n'ajouta point si Charlotte était présente, ni si elle lui adressa des remontrances. Du reproche qu'on lui fit de se complaire à la lecture de cette œuvre, ainsi qu'à celle des Liaisons dangereuses, il ne reste rien, après l'étude du dossier Vatel.

Ses goûts étaient infiniment plus sérieux et la portaient vers des méditations graves ; elle avait une Bible, des ouvrages sur l'immortalité de l'âme, tel que celui qu'elle avait emprunté à M. Coursanne et qu'elle lui restitua peu de jours avant de quitter Caen. Elle se passionnait pour la philosophie et, comme -Mme de Bretteville constatait certains changements dans les convictions de sa nièce et déplorait qu'elle eût abandonné ses livres de piété, Charlotte répliqua : Je reprendrai mes livres de religion quand j'aurai fini celui que je tiens. Ainsi s'affirmait son énergie. Quant aux œuvres qui l'absorbaient, c'était d'abord Jean-Jacques Rousseau. Elle parlait de Jean-Jacques avec admiration, mais pour adapter à sa pensée les théories sociales de cet homme si bon et perverti par la société, pour satisfaire au désir insatiable de justice, pour trouver un aliment à son besoin d'idéal et pour y découvrir une manière de contrôle de ses aspirations. Tous les hommes naissent égaux, avait-il écrit. Louis Dubois a reçu d'elle une lettre lui demandant le Supplément au Contrat Social et il dit par ailleurs : Je me rappelle toujours qu'assis auprès de Mlle de Corday à un déjeuner de quinze personnes, nous parlâmes de littérature et de politique. Elle me cita, comme étant ses lectures favorites, Jean-Jacques Rousseau et l'abbé Raynal, ces deux éloquents et fiers amis de la liberté, ces adversaires incorruptibles de toutes les tyrannies et de toutes les inhumanités.

De Raynal, elle devint vraiment le disciple : elle allait le prouver. L'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes était son œuvre de chevet. Raynal se montra plein de dignité et de courage devant les événements. Le 31 mars 1791 il avait adressé à l'Assemblée nationale, présidée par Bureau de Puisay, une lettre par laquelle il critiquait les actes de l'Assemblée et qui fut violemment discutée en séance. J'ose depuis longtemps parler aux rois de leurs devoirs, écrivait-il, non sans solennité, souffrez qu'aujourd'hui je parle au peuple de ses erreurs, et à ses représentants des dangers qui nous menacent. Il dénonçait la Tyrannie populaire et il montrait des soldats sans discipline, des chefs sans autorité, des ministres sans moyen, un roi, le premier ami du peuple, plongé dans l'amertume, dépouillé de toute autorité. Il avait, à cette époque, quatre-vingts ans. Son âge commandait le respect. Néanmoins, on murmura en l'écoutant se plaindre de l'état précaire de l'Église en France et préconiser comme seul moyen de salut le retour à l'autorité légitime. Dois-je m'arrêter ici, poursuivait la lettre, ou continuer à vous parler comme la postérité ? Il accusa l'Assemblée d'avoir vicié sa propre œuvre et il en fit le procès : Le pouvoir des rois décline... Les droits du peuple s'accroissent, on arrivera bientôt à un roi sans autorité et à un peuple sans frein. Avec cela une licence de la presse qui tolère les écrivains dont les ouvrages font détester le gouvernement monarchique. Vous voulez la liberté du peuple, ils (ces auteurs) veulent faire du peuple le tyran le plus féroce. Il constata la destruction des corporations et les déclarations métaphysiques qui ne tendent qu'à répandre dans l'esprit français les germes de désorganisation et de désordre. Et il avertit sévèrement ceux à qui il s'adressait : L'Europe étonnée vous regarde. Il conclut en demandant que soit rendu au Roi sa force et donna ce grave conseil : Il est temps de nous rendre la paix et la confiance... Vous avez posé les bases de cette constitution raisonnable, en assurant au peuple le droit de faire des lois et de statuer sur l'impôt. L'effet produit sur l'Assemblée par cette harangue fut considérable. La droite se leva et applaudit ; le centre hésita ; vingt députés de gauche assiégèrent la tribune. Rœderer en Vain essaya d'élever la voix ; Robespierre réussit à parler ; il accusa Raynal de s'attaquer à la République, à l'instant où elle était menacée. Il demanda qu'on passât à l'ordre du jour pour affirmer que les représentants du peuple ne cédaient pas aux alarmes. Le président, rappelé à l'ordre, fut remplacé au fauteuil par Rabaud, la droite se dressa et l'Assemblée décida que Bureau de Puisay devait reprendre sa place. Celui-ci s'expliqua : Raynal lui avait envoyé la lettre afin qu'ayant été lue à l'Assemblée elle fût imprimée ; il a cru devoir céder au désir du vieillard et, sur cette déclaration, l'incident fut clos.

Ce texte frappa Charlotte. Elle allait être impressionnée davantage par certaines doctrines de cet écrivain. Il avait dit : On ne doit pas la vérité à ses tyrans. Cette phrase deviendra pour son élève un oracle. A noter encore ce détail qui prend ici son importance : la lettre de Raynal fut attaquée par Camille Desmoulins, Anacharsis Clootz et Marat tandis que Brissot en fit l'éloge.

Mais indépendamment de cette page, qui marque une sorte d'intrusion dans la vie publique, Raynal est un philosophe de la Révolution et c'est par sa conception de ce grand mouvement qu'il touche surtout Charlotte, plus encore peut-être que le fit son maître J.-J. Rousseau. La gloire appartient à Dieu dans le ciel, déclare Raynal ; sur la terre c'est le lot de la vertu et non du génie ; de la vertu utile et grande, bienfaisante, éclatante, héroïque. C'est le lot d'un monarque qui s'est occupé pendant un règne orageux du bonheur de ses sujets et qui s'en est occupé avec succès. C'est le lot d'un sujet qui avait sacrifié sa vie à ses concitoyens. C'est le lot d'un peuple qui aura mieux aimé mourir libre que de vivre esclave. C'est le lot, non d'un César et d'un Pompée, mais d'un Regulus et d'un Caton. C'est le lot d'un Henri IV. Rapprochez ces déclarations de celles que fit sur la royauté Charlotte de Corday au dîner de la Saint-Michel : c'est le même esprit qui les dicte. Guillaume-Thomas Raynal est fanatique par humanité, sanguinaire par horreur du sang. Sous ce rapport il a peut-être fait plus de mal que Marat. Et l'on peut se demander si, l'ayant précédé, il ne l'a pas produit... Ne lui attribue-t-on pas aussi cette phrase : Une nation ne peut se régénérer que dans un bain de sang ? Charlotte n'eût pas été illogique avec elle-même en devenant, sous l'influence de J.-J.- Rousseau et de Raynal, une maratiste — mais il y avait Corneille auquel il faut toujours revenir pour essayer d'expliquer l'âme de son arrière-petite-fille.

Elle trouvait dans Corneille cet héroïsme antique, cet amour de la patrie, cette magnanimité, cette république idéale, ce devoir qu'elle aimait et qu'elle conciliait sans aucun effort avec son christianisme. C'était pour elle la langue de la politique, comme pour Corneille la langue du théâtre. Elle dira : J'étais républicaine bien avant la Révolution. Il faut y voir beaucoup de littérature, tout au plus, remarque Vaultier, un instinct du sang du vieux Corneille auquel, à bon droit, elle se montrait fière d'appartenir. Quand elle serait devenue avec Corneille républicaine, avec ou sans Tite-Live, Salluste, Lucain... quoi d'étonnant ? Alors que ses idées sont encore flottantes et ne sont fixées sur aucun objet déterminé, elle se meuble l'esprit avec Raynal et ses maximes. Raynal confirmait et rajeunissait Corneille. Il était le trait d'union entre la tragédie, l'antiquité et la politique imbue d'utopies dans laquelle elle s'égarait encore. Elle émaille ses conversations de citations empruntées aux héroïnes grecques et romaines ; son idéal tend à l'éloigner d'autant plus de la réalité que la réalité prétendait s'en rapprocher davantage. C'est aussi vers ce temps-là, vraisemblablement, que Corneille s'enfonce, s'ancre dans son esprit, qu'elle se l'identifie au point que dans ses rares lettres — dans sa fameuse lettre à Barbaroux en particulier — les vers de Corneille se plaquent pour ainsi dire sur sa prose, la renforcent, l'illustrent. Il y a un échange incessant, un retentissement continu de l'un à l'autre.

Sa nouvelle religion patriotique se substitue à sa religion chrétienne, l'achève en quelque sorte. Voilà la différence entre Charlotte de Corday et Mme Roland. Mme Roland cite trois fois l'héroïne qui tua Marat. Elle la nomme une femme étonnante. Elle écrivait, ne pouvant plus parler, jusqu'au pied de l'échafaud... Louise Colet a dit d'elles deux : L'une fut le bras, et l'autre l'âme de la Gironde. Peut-être serait-il plus juste de dire : L'une fut la victime et l'autre l'illusion de la Gironde... La suite de l'histoire de Charlotte de Corday nous édifiera sur ce point. Elles partent du même fait ; elles procèdent toutes deux du 31 mai 1793. Elles ne se sont pas connues, étant d'éducation et de naissance différentes et les circonstances ne les ayant pas rapprochées. Manon est républicaine à la Plutarque, dira M. Louis Madelin qui, par ailleurs, nous la montre, se croyant une héroïne de la Grèce ou de Rome, se tenant pour fort mâle, mais ne parvenant pas à travers sa phraséologie à juger sainement des hommes, les voyant toujours sous l'angle du sentiment ou du ressentiment. Elle veut désaristocratiser la France et, avec ses hautes prétentions à la vertu civique, elle a de l'amour pour Buzot, cependant que la courtisent Barbaroux et Petion. Même mariée, Charlotte de Corday n'aurait point ressemblé à cette femme de ministre intrigante, perpétuellement en scène et qui ne s'élève vraiment qu'à l'heure héroïque de sa mort. Elles avaient même culture, celle de Mme Roland étant plus romanesque. Elles se l'assimilaient différemment. Mme Roland savourait les odes de Jean-Baptiste Rousseau, elle se délectait avec Voltaire, Diderot, Jean-Jacques et dissertait avec d'Alembert. Les romans de Rousseau la troublaient. Je l'ai lu tard et bien m'en a pris ; il m'eût rendue folle, je n'aurais plus voulu lire que lui. Charlotte refusa toujours de les ouvrir — Mme de Maromme est formelle sur ce point — et elle échappa par sa pureté à la menace même de la folie. Louise Colet les célèbre toutes deux : La Gironde eut pour poésie Charlotte Corday et Mme Roland, mais elle confond la nature avec l'attitude, Charlotte obéissant à l'appel désintéressé de son âme ; Mme Roland jouant constamment un rôle. Enfin, Proudhon, s'estimant sans doute autorisé, pour le besoin de la cause, à ne pas tenir compte du temps ni de l'espace, formule de fort belles pensées sur elles et n'hésite pas à commettre un anachronisme : Mme Roland eut son continuateur, son vengeur en Charlotte Corday. L'une de ces femmes complète l'autre : c'est la même raideur de caractère, la même soif de renommée et de pouvoir, le même mépris du parti opposé ; seulement, tandis que l'émancipation de la première n'avait pas dépassé le for intérieur, la seconde se donne liberté complète. Il faut malheureusement en histoire tenir compte de la chronologie : Charlotte ayant été exécutée le 17 juillet 1793 n'a pas pu continuer l'œuvre de Mme Roland qui est montée sur l'échafaud le 8 novembre de la même année. Quant à leurs ambitions, elles n'ont rien de commun : Charlotte allait à une mort certaine et immédiate ; Mme Roland était l'âme d'un parti politique longtemps au pouvoir et dont elle incarnait l'esprit dans son salon. Charlotte n'appartenait à ce parti que par ses aspirations. Elle ne prononça jamais le mot Girondins ; elle ne parla jamais que des Députés. La sincérité de l'une ne peut s'accommoder de l'artificiel de l'autre. C'est toute l'hérédité de Corneille qui se dresse entre elles.

Peut-être, en lisant les journaux, qui la jetaient en pleine polémique, Charlotte subissait-elle encore l'empreinte de son ancêtre, et les événements mêmes étaient-ils éclairés par la lumière de son génie. En dehors des livres que lui communiquait Bougon-Langrais, elle dévorait plus de cinq cents brochures de tous les genres. Elle était abonnée à. La Gazette quotidienne, rédigée par Perlet ; souvent lui tombaient sous les yeux Le Courrier français de l'abbé Porcelin, Le Courrier universel, publié par Husson, Le Courrier des Départements de Gorsas, Le Patriote français de Brissot, auquel avait succédé Giry du Pré.

Par sa naissance et sa première éducation elle était royaliste. Des circonstances encore obscures lui permirent-elles d'entrer en relations avec les monarchistes constitutionnels ? Doit-on attribuer à ses seules lectures l'origine de son évolution ? Son père l'avait élevée dans une certaine indépendance qui l'avait préparée à n'écouter que la voix de la raison. Dans son interrogatoire du 20 juillet 1793, M.de Corday déclare que ses tilles et lui-même ont toujours été soumis aux lois, mais il ajoute : Avant qu'elles soient faites, chacun peut en dire et écrire son opinion, pour s'éclairer mutuellement... une fois faites et acceptées, tout citoyen est coupable de les enfreindre... Il ne pensait pas que ses filles se soient jamais menées (sic) de discussions politiques, que quant à lui les bonnes lois doivent être adoptées de quelques mains qu'elles nous viennent ; il n'a jamais reconnu d'autre parti que celui de la raison. Un tel enseignement comportait certaine hérésie politique. Le parti de la Raison est une locution métaphysique qui peut aussi bien porter le citoyen à la soumission, qu'exalter l'individu et le pousser à la révolte. De plus, l'appréciation de M. de Corday pouvait-elle être sincère ? Pouvait-il dévoiler les portraits esquissés par sa fille dans sa correspondance, qui devait être cachée, probablement détruite, devant l'éventualité d'une perquisition ? Son jugement est suspect d'opportunisme. M. de Corday ne fut jamais un homme audacieux. Il tremblait pour sa sécurité et ne demandait qu'à pleurer ses malheurs. Imaginez, en 1793, dans la révolution régicide, un Fouché, par exemple, exerçant de grands pouvoirs dans son département et ayant une fille qui aurait commis l'acte de Charlotte, vous aurez la situation de Félix dans Polyeucte. Ainsi, pour expliquer l'état moral de ce père et de cette fille, nous en sommes encore amenés à invoquer Corneille.

Les lettres que Charlotte échangea avec Mlle Hainaut de Condé, qui par son mariage devint Mme de Lestrade et qui avait été l'amie de pension de Mlle de Corday, hélas ! détruites, auraient révélé les progrès des idées révolutionnaires dans son âme. Elle serait devenue philosophe et aux principes royalistes elle aurait opposé les arguments du Contrat Social. Elle aurait apprécié les décrets nouveaux d'après les vues qu'elle prêtait à Jean-Jacques Rousseau et elle aurait été touchée par l'esprit humanitaire de 1789. Lorsqu'elle prononça la fameuse phrase : J'étais républicaine bien avant la Révolution, elle avait tout juste vingt ou vingt et un ans et ses sentiments étaient dominés par ses croyances religieuses. Cette disposition ne lui était point particulière. Danton a remarqué que la République était dans les esprits vingt ans au moins avant sa proclamation. — Lorsqu'elle pense à Sparte et à Rome, elle est républicaine sans restriction. Lorsqu'elle revient à son époque, elle ne peut se défendre d'introduire la critique dans son jugement. Vaultier estimera que son républicanisme anticipé ne semble pas beaucoup plus sérieux que celui dont s'amusaient, dans ce temps-là, la plupart des élèves des anciens collèges. Elle était une républicaine mystique, comme le furent les monarchistes constitutionnels.

C'est au moment où la Gironde prend le pouvoir, qu'elle-même prend conscience de ce qu'elle pense. Elle entretient la grande illusion d'alors, l'illusion girondine et robespierriste : l'illusion de l'abstrait et de la paix. La paix est possible ; elle est là : Charlotte rêve de l'établir. Il s'agit de fonder la paix. Plus tard, on verra comment. Il est surprenant que dans cette grande âme ne se révèle aucun souci de ce qui se passait aux frontières. La politique intérieure absorbe toute son attention : la discussion des idées, le triomphe de la cause de la liberté seul l'intéresse. Il semble que l'écho du canon de Valmy ait expiré avant d'avoir frappé son oreille.

La grande raison, peut-être, de son évolution provient de la déception que lui causa Louis XVI. Gouverneur Morris disait de lui : Que peut-on attendre d'un homme qui, dans sa situation, mange, boit et dort bien, qui rit, qui est le gaillard le plus gai du monde (1790). La reine elle-même soupirait : Le pauvre homme ! Tout le monde, en 1789, était de cet avis et répétait : Il est bon. Mais Charlotte, qui avait la notion de l'État, partagera avant la lettre le jugement de Napoléon : Quand on dit d'un roi qu'il est un bon homme, le règne est manqué. Enfin, voici le témoignage de Mlle de Corday, développé dans une lettre, sans adresse et sans date, publiée par La Gazette des Abonnés et imprimée avec l'orthographe corrigée :

Les reproches que me fait sans cesse M. d'Armont et ceux que vous m'adressez, ma belle amie, me causent la plus vive peine ; mes sentiments ne sont pas ce que vous croyez. Vous êtes royaliste comme ceux qui vous entourent, je ne déteste pas notre roi, au contraire, parce qu'il est plein de bonnes intentions ; mais comme vous me l'avez dit vous-même, l'enfer aussi est plein de bonnes intentions et ce n'en est pas moins l'enfer. Le mal que m'a causé Louis XVI est trop grand pour ne pas frapper tous les yeux. Nous le voyons partout. Sa faiblesse fait son malheur et cause aussi le nôtre. Il me semble que, s'il avait voulu, il pouvait être le roi le plus heureux, régnant sur un peuple qu'il aime, qui l'aurait adoré et qui aurait été heureux de le voir résister aux mauvaises inspirations de la noblesse. Car enfin il est bien vrai que la noblesse ne veut pas de la liberté qui, seule, peut rendre le peuple heureux et tranquille. Au contraire de cela nous voyons notre roi résister à tous les avis que lui donnent les bons patriotes, et quels malheurs n'en est-il pas résulté ? De plus grands sont à craindre, car après ce que nous avons vu, nous ne pouvons pas nous faire d'illusions. Souvenez-vous, ma belle, de ce qui s'est passé à Rome au temps de Tarquin. Ce n'est pas le roi qui fut cause de la révolution qui le renversa, ce fut son neveu. Il en est de même en France ; les amis du roi le perdront, je vous le dis, parce que le roi n'a pas le courage de renvoyer ses mauvais conseillers. Tout ce qui se passe nous le prouve bien, et nous démontre que tout marche à une terrible catastrophe. C'est à ne pas oser envisager la fin. Et comment voulez-vous qu'on aime Louis XVI, ce qui s'appelle aimer ? On le plaint, et je le plains de tout mon cœur ; mais je ne crois pas qu'un tel roi soit capable de faire le bonheur de son peuple. Voilà ce que je pense. Cessez donc, ma belle amie, de m'adresser de ces reproches qui ne sont pas justes, comme vous le voyez, puisque mes opinions sont appuyées sur de bonnes raisons. Quant aux paroles dures que m'a dites M. d'Armont, je ne les mérite pas davantage : ce n'est pas par esprit de contradiction que je ne partage pas la manière de voir de mes amis et parents ; c'est parce que ma conscience me dicte le contraire de ce qu'ils pensent. Dites-le-lui bien pour moi qu'il ne me croie pas une fille qui dédaigne ses avis, et l'assurez que je l'aime et le respecte autant que je le dois. Je ne vous en écris pas davantage aujourd'hui ; je souffre d'ennui et de souvenir et de crainte, et ne puis que vous embrasser encore une fois. Marie.

 

De ces pages, il ressort qu'elle voulait un roi qui sût gouverner, un roi qui gouvernât pour son peuple, qui vît clair pour lui, en lui accordant la liberté qu'il désirait. Tout porte à croire qu'elles font allusion à la brouille qui détermina Charlotte à quitter son père et à se réfugier auprès de Mme de Bretteville. Elles précédèrent selon toute probabilité le dîner de la Saint-Michel. Charlotte est individualiste, elle place au premier plan sa conscience, sans hésitation, mais cette conscience est tributaire de ses traditions, d'où elle s'arrache sans peut-être parvenir à en extirper les racines. jusqu'au bout elle restera de sa caste, elle restera aristocrate. Enfin, il est à remarquer qu'elle parle de ses souffrances : l'ennui, le souvenir, la crainte, qui l'invitent à chercher une solution pour améliorer l'état de son pays. Elle a dit que la République est le genre de gouvernement le plus noble de tous. C'est la transition entre la république romaine, son idéal, et la république ordonnée et modérée, telle qu'elle la souhaite. Peu à peu, la réalité va lui apparaître : ce sera la chute de l'abstrait dans le concret.

Elle verra les prêtres détestés, chassés de leurs presbytères, de leurs églises et haïssant leurs nouveaux maîtres. Dans le Calvados, où l'on entend que l'autorité ecclésiastique soit respectée mais qu'elle ne domine pas, on se montre spécialement hostile à ce régime. C'est Louis XVI qui l'inaugure en signant le décret du 20 décembre 1790 sur la constitution civile du clergé. Et ce grief contre son incapacité à régner selon sa foi pèsera sur le jugement qu'elle porte sur lui. Après Varennes, qu'il eût été enlevé ou qu'il fût en fuite, le discrédit, même la haine du public écrase Louis XVI. On concluait : Il peut y avoir une nation sans roi, mais pas un roi sans nation. Ce sentiment n'a pas dû la laisser indifférente. Mais, quand elle apprend sa mort, elle ne cache pas son émotion, plus par pitié pour la victime que par regret devant la fin du régime et l'angoisse de l'inconnu. La marquise de Saint-Léonard rapporte à ce sujet certain témoignage : Lorsque Louis XVI fut immolé, nous étions tous dans une douleur profonde, nous pleurions comme des enfants. Charlotte de Corday pleurait avec nous. S'il en avait été autrement, mon père ne l'aurait certainement pas revue. Et, sous le coup de cette émotion qui la bouleverse, elle écrit, le 28 janvier, à Mlle Rose Fougeron du Fayot cette lettre qui trahit sa lassitude :

Vous savez l'affreuse nouvelle, ma bonne Rose, votre cœur comme mon cœur a tressailli d'indignation ; voilà donc notre pauvre France livrée aux misérables qui nous ont déjà fait tant de mal. Dieu sait où cela s'arrêtera. Moi qui connais vos bons sentiments, je puis vous en dire ce que je pense.

Je frémis d'horreur et d'indignation. Tout ce qu'on peut rêver d'affreux se trouve dans l'avenir que nous préparent de tels événements. Il est bien manifeste que rien de plus malheureux ne pouvait nous arriver. J'en suis presque réduite à envier le sort de ceux de nos parents qui ont quitté le sol de la patrie, tant -je désespère pour nous de voir revenir cette tranquillité que j'avais espérée il n'y a pas encore longtemps. Tous ces hommes qui devaient nous donner la liberté l'ont assassinée : ce ne sont que des bourreaux ! Pleurons sur le sort de notre pauvre France.

Je vous sais bien malheureuse et je ne voudrais pas faire couler encore vos larmes par le récit de nos douleurs. Tous mes amis sont persécutés, ma tante est l'objet de toutes sortes de tracasseries depuis qu'on a su qu'elle avait donné asile à Delphin quand il a passé en Angleterre. J'en ferais autant que lui si je le pouvais. Mais Dieu nous retient ici pour d'autres destinées.

Le capitaine a passé par ici en rentrant d'Évreux, c'est un homme aimable et qui vous est fort attaché ; je l'estime beaucoup pour l'affection qu'il vous porte. Je ne sais où il est à présent. Si vous le revoyez bientôt, rappelez-lui qu'il m'a promis une lettre de M. Vaygoux, votre parent, en faveur de mon frère. Je voudrais quelque jour lui revaloir ce bon office. Nous sommes ici en proie aux brigands, nous en voyons de toutes les couleurs ; ils ne laissent personne tranquille, ça en serait à prendre cette République en horreur si on ne savait que les forfaits des humains n'atteignent pas les cieux.

Bref, après ce coup horrible qui vient d'épouvanter l'univers, plaignez-moi, ma bonne Rose, comme je vous plains moi-même, parce qu'il n'y a pas un cœur généreux et sensible qui ne doive répandre des larmes de sang.

Je vous dis bien des choses de la part de tout le monde, on vous aime toujours bien.

MARIE DE CORDAY.

 

Ainsi, en 1793, elle en est presque réduite à envier le sort de celui qu'elle désigne sous le nom de Delphin, et qui était son oncle Delphin Boussaton de Bellisle. Elle aurait presque eu l'idée d'émigrer... Mais non, elle se ressaisit. Religieusement elle reconnaît que Dieu la retient pour d'autres destinées. Il y a dans cette nature, qui descend au fond du découragement, de magnifiques rebondissements : pour peu qu'elle ait l'impression de servir, toutes ses angoisses sont apaisées. Je n'ai compté la vie que pour l'utilité dont elle pouvait être, dira-t-elle, et ce sera le mot le plus juste sur son caractère. Elle méprise pourtant les hommes qui ont conduit la France à l'état où elle est, et, pour les condamner, un vers cornélien sort de sa plume :

Les forfaits des humains n'atteignent pas les cieux.

Par besoin de réaliser son idéal antique elle s'est rejetée sur la République. Telle qu'elle est constituée, elle la déçoit encore et, enfin, elle sera peut-être déçue par ces Girondins qu'elle a tant admirés...

Comment les a-t-elle jugés ? Comment et pourquoi sa vengeance s'est-elle exercée contre Marat ?