A L'ABBAYE-AUX-DAMES — LA VIE SÉVÈRE — LECTURES DE ROUSSEAU ET DE RAYNAL — HENRY DE BELZUNCE — AUCUNE COQUETTERIE CHEZ CHARLOTTE — ELLE SONGE À ENTRER AU COUVENT — FERMETURE DE L'ABBAYE — RETOUR AU MESNIL — CHEZ MADAME DE BRETTEVILLECE ne fut pas de gaîté de cœur qu'après la mort de sa femme M. de Corday d'Armont envisagea l'idée de se séparer de sa fille aînée. A treize ans, en effet, précocement, elle remplit l'office de maîtresse de maison. Sa dure enfance, qui s'écoule parmi les difficultés, ne l'a point privée de certain contrôle d'elle-même : elle n'a pas l'air de connaître l'amertume qui l'aurait fatalement déclassée ; quelles que soient les charges qui pèsent sur elle et si peu dignes d'une fille de sa naissance, elle conserve l'allure qui la maintient au niveau de son rang. Son humeur est volontiers sérieuse et réfléchie ; sous le voile de la pudeur se cache l'exaltation qui couve. Secrètement, et encore d'une manière imprécise, elle se sent prédestinée à une tâche qu'elle ne définit pas et que — elle en a le pressentiment — l'avenir lui découvrira. Pour son père, elle montre une tendresse ingénue et eh' lui adresse des vers qui ne sont pas bien bons, mais qui témoignent de la pureté de son amour : Mon cher papa, Quand chacun animé par la reconnaissance S'empresse tour à tour à fêter votre nom ; Souffrez, tendre papa, que mon zèle devance L'âge où l'on ne connaît ni rime, ni raison. J'ai pour bouquet mon cœur, que peut de plus l'enfance ? Le présent quand on s'aime est toujours de saison. Je suis avec tout le respectueux et sincère attachement, etc. Ce texte ne porte pas de date. Il se situe entre sa treizième et sa quatorzième année. Elle devait cet embryon de culture à son oncle, M. l'abbé de Corday, qui jusqu'alors avait été son unique maître et qui, en même temps que les premiers éléments de son instruction, lui avait inspiré par son exemple le désir d'acquérir la fermeté du caractère et de pratiquer la charité. Il fallait maintenant songer à pousser cette éducation jusqu'à son achèvement. M. de Corday d'Armont jouissait d'un revenu trop modeste pour prétendre élever ses filles chez lui ou pour les placer dans une institution payante. Il sollicita pour elles une place à l'abbaye de Saint-Cyr : Charlotte faillit y entrer, mais les démarches n'aboutirent pas. C'est alors que, par l'entremise de Mme de Pontécoulant, il réussit à faire accepter Charlotte et Éléonore par le couvent de la Trinité de Caen, nommé l'Abbaye-aux-Dames. Cet établissement était une fondation de la reine Mathilde, femme de Guillaume le Conquérant. La règle de saint Benoît y était celle des religieuses qui portaient un vêtement noir. Seuls le bandeau et la guimpe étaient de couleur blanche. Elles vivaient en communauté, mais non cloîtrées, et elles étaient autorisées à s'entourer de quelques pensionnaires. Adossé à une colline, Je monument se prolonge par ses jardins et ses oratoires. L'église est de style anglo-saxon, rigide et rythmique. Avec ses portes et ses fenêtres rares, il y règne un froid qui pénètre d'une sensation austère la pensée. Ce n'était pas un pensionnat ouvert à tout le monde : seul le roi y pouvait placer cinq jeunes filles appartenant à la noblesse pauvre et ce fût par une faveur toute spéciale que l'on y admit Charlotte et sa sœur. Leur tante, Mme de Louvagny, y était religieuse. Elle intercéda auprès de Mme de Belzunce, abbesse du couvent, et elle fut écoutée, grâce à l'intervention de Mme de Pontécoulant, sa coadjutrice. Cécile-Geneviève-Émilie de Belzunce de Castelmoran était née le 17 février 1754. De grande allure, un portrait la représente, tenant dans ses mains délicates le plan de l'abbaye et un compas, derrière un bureau et debout devant une bibliothèque. Encore jeune, son visage est souriant ; ses yeux bleus sont transparents. L'expression qui domine est celle de la finesse et de l'enjouement. C'est sous sa direction que désormais allaient travailler les deux filles de M. de Corday. Elles se trouvaient dans leur véritable milieu : la noblesse des Corday n'avait rien à envier à personne, et, par leur mère, elles étaient les nièces de M. de Mesnival, chevalier de Saint-Louis. Enfin, elles étaient arrière-petites-filles de Pierre Corneille et la gloire de l'aïeul jetait un lustre toujours rayonnant sur leurs jeunes destinées. Toutefois, succédant à la libre enfance, cet internat, si hospitalier qu'il fût, devait paraître insupportable à Charlotte. Même sa mère morte, elle n'avait pas vécu solitaire : il lui restait son père, son grand-père, sa sœur, son oncle l'abbé de Corday et toute la famille enfin avec laquelle on voisinait. Le véritable isolement allait commencer avec la séparation, et cette séparation permettrait à Charlotte de prendre du recul et de concentrer ses pensées : elle se sentira souvent incomprise et parfois encline à la révolte. Il fallut d'abord quitter ses robes, comme elle avait quitté pour ceux qu'elle portait à la butte Saint-Gilles, les vêtements de paysanne qui l'habillaient à la campagne. Déjà, ce fut une manière de soumission aux conventions. Maintenant, elle avait un uniforme de semi-religieuse, bleu foncé, qui, à toute heure, lui rappelait qu'elle avait ici à obéir sans discuter les ordres. Elle ne mettait d'ailleurs aucun raffinement à sa toilette, aucun goût. Mais la nature l'avait dotée de tant de charme qu'elle paraissait toujours belle. Et puis, elle conservait intactes ses hautes qualités morales qui se reflétaient sur son visage, sa douceur, son extrême bonté : on la grondait pour avoir donné à des pauvres ses effets. Aucun orgueil, aucune morgue ne troublait sa sérénité : elle observait une dignité parfaite avec ses camarades plus riches qu'elle. Elle était gaie aussi : nul trait ne trahissait à cette époque le caractère qu'elle devait montrer plus tard. Elle aimait faire la charité, sans doute parce qu'elle avait souffert par certaines privations : à la butte Saint-Gilles, elle donnait son pain blanc et se nourrissait de pain bis. A la Trinité, elles étaient quatre pensionnaires. Un petit tableau, que Charlotte peignit plus tard et qui représente en allégorie Le Triomphe de la Sagesse dont l'accès est difficile, nous en montre trois : elle-même, Mlle Alexandrine de Forbin et probablement Mlle de Précorbin. Tous les dimanches, au Mesnil-Imbert, pendant les vacances, elle allait à la messe. L'été, on l'y vit aux Renouard. La destinée a voulu que le nom de Mlle de Forbin soit lié à celui de Charlotte de Corday et qu'elle soit, par une surprise du sort, la cause avouée qui amena à Paris son ancienne compagne. Elle était fille du comte Jean-Baptiste-Ignace-Isidore de Forbin, né en Avignon l'an 1730, et de noble dame Magdeleine-Léontine d'Accassia. Cette branche de la famille s'était établie dans la capitale du Comtat Venaissin. La mère de Mlle Alexandrine de Forbin était la nièce de Mgr de Belzunce, évêque de Marseille, et, dès sa troisième année, Alexandrine avait été promise à l'abbaye. M. de Forbin, pour cause de fortune, dut abandonner sa maison de la ville. Ses deux plus jeunes filles furent placées dans une pension, et ses deux fils servirent, l'un dans les dragons, l'autre dans l'infanterie. Durant la Révolution, il émigra à Nice, puis à Mendresino. Sa femme mourut la première ; le comte succomba le 3 septembre 1814 en Avignon où il était revenu. Sa fille Alexandrine n'avait jamais voulu l'abandonner lorsqu'il fut seul. Toute la famille témoignait d'une piété exemplaire. On nommait le comte Saint-Monsieur. Julienne, l'une de ses filles, était entrée chez les Ursulines d'Avignon. Mais, de tous ses enfants, la plus dévote fut Alexandrine. Entièrement absorbée par les œuvres pieuses, elle passait son existence entre les hospices, les prisons et les établissements de charité. Elle fonda des œuvres en Avignon. Avec enthousiasme, elle évoquait ses souvenirs d'Italie, où elle avait émigré. Par contre, lorsque la conversation tombait sur la Révolution, elle évitait de s'y mêler et le nom de Charlotte Corday ne franchit jamais ses lèvres. Mlle Alexandrine de Forbin devint chanoinesse du chapitre de Troyes, sous le nom de comtesse Alexandrine. C'est à cause de ce titre que Charlotte, dans son interrogatoire, l'appellera Madame. Après la fermeture des couvents, Mlle de Forbin se retira en Suisse. Sa pension fut suspendue. Sans doute, pour la récupérer, s'adressa-t-elle en 1793 à Caen, parce qu'entre temps elle y était revenue et qu'elle devait figurer, pensait-elle, sur la liste des émigrés de cette ville. Mais on ne l'y trouva point. Charlotte découvrit là un excellent prétexte pour son voyage à Paris, en prétendant qu'elle avait à faire régler le sort de Mlle de Forbin. A l'Abbaye-aux-Dames, si douce que l'on ait dépeinte la personne de Charlotte, elle se révéla dès l'abord d'une surprenante indépendance pour une jeune fille de quatorze ans. Dans l'ordre des idées, elle ne reconnaissait d'autre autorité que la sienne propre. Elle était toujours en bataille ou prête à y entrer. Sa tante, Mme de Louvagny, à qui était confiée l'éducation des deux filles de M. de Corday, eut beaucoup de mal à obtenir de l'aînée la docilité. Passivement, plutôt que par sa violence, l'élève lui résistait. Souvent, Mme de Louvagny fut obligée de sévir. Toutefois, il paraissait difficile de mater une nature aussi riche en contrastes que celle de Charlotte. Tous ceux qui l'ont approchée à cette époque tombent d'accord pour rendre hommage à sa piété. Elle apportait même à ses pratiques une manière d'exaltation. Ce qui ne l'empêchait pas, dans les leçons de catéchisme, de tenir tête au prêtre. On ne lui imposait pas les dogmes ; elle les discutait et ne les admettait qu'après les avoir dûment pesés. La foi seule la persuadait et cette foi, elle la voulait solidement assise sur des preuves morales inébranlables. Elle résistait, raconte l'un des témoins de sa jeunesse. Elle avait ses convictions et elle les défendait, même contre un curé, un confesseur, et elle les aurait soutenues aussi bien contre un évêque. Cela n'empêchait pas qu'elle n'allât à confesse et qu'elle ne fît ses Pâques régulièrement, comme tout le monde. Seulement, elle avait plus d'indépendance et de force que les autres jeunes filles de son âge. L'Abbesse elle-même en était effrayée. D'autre part, M. l'abbé Boulay, qui avait confessé Charlotte à l'Abbaye-aux-Dames, a déclaré qu'elle était une sainte personne. Cette indépendance d'esprit, portée jusque sur le domaine de la religion, n'implique nullement chez ceux de la race de Charlotte de Corday une prédisposition à ne pas se soumettre, non plus que des tendances à l'hérésie. Elle dénote un besoin instinctif de discuter avec soi-même, de plaider devant sa propre conscience le procès que tout Normand instruit et dispute durant toute sa vie et que Corneille a analysé dans ses tragédies, à travers ses héros. C'est l'un des signes particuliers au génie de cette terre : une longue et savante incubation, avant d'entreprendre quoi que ce soit. Le Normand ne se décide qu'à bon escient. Évidemment, Charlotte croyait en Dieu et obéissait aux dogmes de l'Église. Si elle ne s'y soumet pas aveuglément, c'est qu'elle entend se donner entièrement à sa foi, et ce don absolu d'elle-même comporte la connaissance approfondie de ce qu'elle est et de ce qu'elle désire être. Une fois sa raison d'accord avec ses aspirations, elle n'hésite plus ; elle sait qu'elle ne peut pas avoir tort et que le démon du doute se brisera impitoyablement contre la certitude de sa foi. Tels les personnages encore de Corneille se battent avec eux-mêmes, alors qu'ils sont déjà sûrs de leur amour et qu'ils sont dès l'abord résolus à lui obéir. Écoutez Chimène : elle sait parfaitement qu'elle adore Rodrigue ; pourtant elle le poursuit et c'est en invoquant les meilleurs arguments pour justifier cette poursuite qu'elle établit son amour par des preuves irrécusables à ses propres yeux. Un hérétique n'en agit pas de la sorte. Il oppose de prime abord un sentiment hostile à, tout ce qu'il ne croit pas et qu'il nomme erreur. Il commence par contester la valeur des fondements religieux auquel il refuse d'adhérer ; il en critique les formes extérieures, avant d'en attaquer les assises. S'il descend au fond de sa conscience c'est pour y trouver les motifs personnels qui lui font adopter une vérité contre celle à laquelle il n'admet que l'on puisse croire. Il envisage toute idée dans l'absolu et dans l'abstrait et la fait sienne. Charlotte de Corday n'a jamais prétendu au libre examen ; lorsque, dans un moment entre tous critiques, elle prendra une décision, elle la prendra dans l'ordre temporel, c'est-à-dire elle en assumera toute la responsabilité devant les hommes. Mais nous ignorons ce qui se passe entre elle et Dieu. Elle se sentira d'accord avec Lui, avec Celui qu'on lui a appris à prier. Son indépendance restera mystique, elle sera établie sur la foi qu'elle a pratiquée, et par cette foi dans laquelle elle trouvera les origines et les fins de son acte. Cette évolution, qui suivra les fluctuations mêmes de sa vie, commence avec sa jeunesse et à l'Abbaye-aux-Dames. Dans une brochure, consacrée au relevé des fêtes de toutes les églises de Caen, on trouve diverses oraisons et litanies copiées de la main de Charlotte de Corday. La partie intitulée Saluts de chaque mois est annotée par elle et on y lit : Tous les seconds dimanches, la prière pour les morts aux Capucins, indulgence plénière, Vêpres à trois heures, Sermon et Bénédiction. Parmi les prières qu'elle a retenues, il y a telles citations qui semblent prouver qu'elle n'opposait ni résistance ni orgueil aux enseignements reçus. Elle s'arrêtait à certains textes qui prennent une signification pathétique, lorsqu'on songe à ce que fut sa destinée : Délivrez-nous, Seigneur, pour toujours de nos ennemis, nous vous en conjurons par ce signe de croix... Ô Jésus, je me présente devant vous avec mon cœur contrit et humilié pour vous recommander ma dernière heure et ce qui doit la suivre... Quand mes joues pâles et livides inspireront aux assistants la compassion et la terreur... ... Quand mes oreilles, prêtes à se fermer pour toujours aux discours des hommes, seront dans l'attente effrayante d'entendre prononcer l'arrêt de son sort — Miserere mei. Une vieille religieuse de l'Abbaye rapporte qu'elle se jeta d'abord avec ferveur dans la dévotion, mais que déjà elle se faisait remarquer par un fonds d'orgueil et d'obstination qui lui attirèrent des réprimandes. Le même reproche fut adressé, un siècle plus tard, à certaine Carmélite normande qui fut canonisée, à la petite sœur sainte Thérèse de Lisieux. En principe, il n'y a pas d'incompatibilité entre les contradictions de son caractère. Elles s'harmonisent ainsi que la lumière et les ombres de son pays. Si Charlotte témoigne d'une indépendance. qui n'accepte d'autre autorité morale que la sienne, c'est que son âme est en lutte contre elle-même. Si elle veut discuter sa foi, c'est qu'elle connaît le doute et qu'elle est résolue à en triompher ; si l'on constate chez elle une exaltation religieuse, c'est qu'elle y trouve un refuge. Ainsi que les personnages de Corneille, ainsi que Corneille lui-même, elle pousse tout à l'excessif ; elle traverse un état de crise permanent : elle n'en pourra sortir que par la contemplation mystique, par le renoncement total, ou bien par le sacrifice allant jusqu'au martyre pour une cause qu'elle en juge digne. On ne saurait prétendre sans légèreté qu'à l'âge de quatorze ou de quinze ans, lorsque à peine s'éveillaient ses idées personnelles, elle se sentit déjà comme oppressée par sa vocation et que cette vocation la vouât à délivrer la France de l'un de ses tyrans. Par contre, on aperçoit déjà les traits de sa physionomie spirituelle qui ne varieront guère. On serait tenté de procéder par induction, de partir de la mort de Marat et de remonter jusqu'au berceau de Charlotte de Corday pour établir une filiation déterministe de ses pensées et de ses actes. Une telle induction serait arbitraire et faussement systématique. Les documents que nous possédons sur le séjour de Charlotte à l'Abbaye-aux-Dames sont peu nombreux. Ce sont surtout des racontars recueillis de droite et de gauche, et pour la plupart postérieurs et de beaucoup à son exécution. Comment les prendre pour irréfutables et les considérer à l'égal de preuves indiscutablement établies ? Tout au plus est-on autorisé, jusqu'à un certain point, à en tenir compte pour interpréter la nature de cette femme étrange, lorsqu'ils ne se trouvent pas en opposition avec les faits dûment contrôlés. Ainsi pour ses débuts heurtés à l'Abbaye-aux-Dames. Ils s'expliquent si on les rapproche des événements qui ont entouré sa première jeunesse. Elle avait grandi sans subir de discipline sévère, sous le contrôle de ses seules responsabilités. Sans doute, l'abbé de Corday lui avait beaucoup appris, mais ce qu'elle a retenu c'est l'histoire de personnages antiques allant aux extrêmes de leurs affinités, de leurs conceptions, et toujours guidés par l'instinct en quelque sorte par delà le devoir ; ces personnages, elle les a vus sublimes, parce qu'ils le sont et parce que commentés par son grand aïeul. Elle ignore les correctifs infligés par le monde extérieur ; elle ignore toute critique ; spontanément, tout ce qu'elle sait, tout ce qu'elle croit l'élève au-dessus de l'humanité. Elle n'a pas reçu la leçon qui réduit à la relativité les rêves et ce que l'on nomme l'idéal. Alors, elle a subi la première épreuve de son existence : la mort de sa mère. Elle avait treize ans. Elle était à l'âge où cette affection vigilante lui manquera le plus. Mme de Corday était réputée — par le très peu que nous connaissons d'elle — pour une sainte femme incarnant le dévouement à son mari et à son foyer. Elle veillait certainement, en dépit de sa santé délicate, sur les moindres détails de sa maison. La voici qui attend un cinquième enfant. Sa grossesse pénible l'épuise. Charlotte, la fille aînée, s'en rend compte. Elle ne comprend pas exactement l'événement qui se prépare : elle le devine ; elle vit dans une atmosphère de drame, que trouble, en l'accroissant, l'amertume de son père. Les inquiétudes pour Mme de Corday s'augmentent par les tourments que causent les soucis matériels. Charlotte se décide, par tendresse et par un mouvement naturel de son être serviable, à secourir ses parents, à leur adoucir les tracas et les angoisses. La déchéance physique de sa mère s'accroit ; Charlotte assiste à son dépérissement ; était-elle présente, dans la maison, à l'heure de l'accouchement, en a-t-elle perçu les cris de douleur et ont-ils déchiré ses oreilles, a-t-elle vu la même pâleur se répandre sur le visage de sa mère et sur celui de la nouvelle née ? C'est fort probable. La demeure de la butte Saint-Gilles était exiguë et l'on aurait difficilement caché ce qui se passait d'une chambre à l'autre. Enfin, le silence de la mort la glace et, devant le lit de cette mère qu'elle a chérie, toute petite, elle prend de graves résolutions qu'elle ne trahira pas. Le foyer est vide maintenant ; la tombe comblée au cimetière. M. de Corday aura-t-il à engager quelqu'un pour tenir son ménage ? Charlotte s'offre pour remplir cette charge. Toujours, elle dépasse son devoir : elle assume des besognes réservées à des servantes et à des filles de ferme. Voilà qui ne l'offusque aucunement. Elle est l'esclave d'un sentiment qui s'impose à elle et qui la domine. Toute cette éducation initiale a été exclusivement sentimentale. Fanchon Marjot, qui la surveillait, la consultait en quelque sorte, et Charlotte lui répondait : Comme vous voudrez. Charlotte était libre dans les limites où elle sentait qu'elle pouvait l'être et ces limites lui étaient assignées par les devoirs qu'elle désirait rendre à son père et aux siens. Son cœur est plus développé que son intelligence ; il y a disproportion, non déséquilibre entre ses facultés affectives et rationnelles : elle ne refusait jamais d'aider les pauvres, en faveur desquels Fanchon intervenait auprès d'elle, et habituée à ne jamais réprimer ses élans, mais à refouler tous ses caprices, elle atteint le moment d'entrer au couvent. A l'Abbaye-aux-Dames un changement de méthode va, du tout au tout, bouleverser sa vie. Entre ces murs, elle cesse, ou du moins elle est censée cesser d'être l'enfant impondérée qu'elle était. Ici, elle doit constamment se rappeler qu'elle se nomme Mlle de Corday d'Armont, qu'elle est une jeune fille destinée à devenir une personne accomplie. Il faut commencer par acquérir certaine souplesse d'esprit contre laquelle résiste son caractère. Jusqu'alors, elle avait la sensation de sa valeur, sans éprouver la vanité de la naissance : instinctivement, elle était à sa place en toute circonstance. Ses professeurs vont lui assigner le rang qu'elle est invitée à tenir et, le faisant, ils l'initieront à ce qu'il y a de conventionnel et de factice dans la société à laquelle elle appartient. Tout nous incite à croire que ces procédés lui déplaisent : qu'il s'agisse de ses manières à styler, de son intelligence à guider, de sa religion à éduquer, elle se cabre devant les obligations auxquelles elle est contrainte de souscrire en vertu d'une autorité qu'elle n'a pas choisie et reconnue elle-même. Elle accepte les ordres de la nature et ceux de la conscience, elle ne demande qu'à les mettre d'accord avec les dogmes de l'Église et ses études, mais elle a besoin de découvrir par ses propres ressources le secret qui établit l'harmonie. Elle apprend à écrire — elle n'apprit jamais à écrire correctement, toutes ses lettres sont criblées de fautes d'orthographe, — à faire de la tapisserie et à dessiner. Même, elle se révéla des plus habiles dans cet art. N'est-il pas assez singulier, de prime abord, et assez surprenant de la voir appliquée à des travaux de femme, elle qui semblait devoir être tout occupée par des lectures qui excitaient son imagination ? La femme Bertaut, qui fut condamnée à mort en 1812 et graciée, a raconté à Georges Mancel, bibliothécaire à Caen, qui a relaté ses paroles : Charlotte, ou Mlle de Corday, novice à l'Abbaye-aux-Dames, m'a appris pour la première fois à manier le bloquet à dentelles, lorsque j'avais six ans. Et elle ajouta : C'était un ange du Bon Dieu. Mais surtout, à mesure qu'elle progresse, Charlotte se passionne de plus en plus pour les héros de l'antiquité. Il n'y a là rien de surprenant : pour elle, ce sont des parents, des membres de sa famille, auxquels elle est alliée par la parenté commune avec Pierre Corneille. Ce sont Mucius Scævola, Decius, Manlius, et son admiration va à l'un et l'autre Brutus, au vieux qui sacrifie son fils, au jeune qui sacrifie César, son bienfaiteur, pour être libre. Ce culte de la liberté prend possession de son être ; ne croyez pas, pourtant, qu'elle songe à une liberté qui ressemble à l'anarchie ; son individu disparaîtra devant sa patrie qu'elle entend servir. Être libre, pour elle, signifie avoir une patrie délivrée de ses tyrans. Bientôt elle montrera une si belle intégrité de caractère qu'elle sera autorisée, par une tolérance exceptionnelle, à lire des ouvrages profanes ; ainsi au nom de Pierre Corneille s'ajouteront ceux de Jean-Jacques Rousseau, dont elle négligera pourtant toujours les romans, et surtout de l'abbé Raynal, auteur de l'Histoire philosophique des deux Indes. Rien de romanesque ne se manifeste par le choix de ses préférences : elle est douée d'une imagination ardente, mais cette imagination est canalisée par ses recherches et dirigée par ses aspirations. Elle tire des écrivains les grands enseignements qui poussent les citoyens à remplir leurs devoirs. Le reste lui paraît inutile. Elle se renferme en elle-même, tout enthousiasme étant considéré à l'Abbaye-aux-Dames comme hors de mise. Elle se concentre et, gardée silencieuse, son exaltation grandit. Le musée Carnavalet conserve un Typus Mundi de 1627, petit in-12, orné de gravures, sur lequel on peut lire Acheté 4 livres. C. d. A. Sainte-Trinité à Caen, 20 décembre 1790, qui aidait à son recueillement. Bien que beaucoup, que la plupart des lettres de Charlotte de Corday aient été détruites, quelques-unes pourtant ont été sauvées du désastre. L'une d'elles est adressée à Mme Duhauvelle, en sa terre des Authieux, par Lisieux, proche de Livarot, et datée de 1788. Elle y raconte l'histoire d'Aglaé, à Rome, vers l'an 300, et comment elle éleva un monument à saint Boniface. Voilà, madame, conclut Charlotte, quelle fut la patronne de ma petite cousine, à qui je désire une fin pareille. Mais plus significative de son sens pratique que des qualités de style manifestées par celle-ci, voilà une lettre d'affaires adressée à M. Alain (ou Allain), négociant à Paris, rue du Dauphin, qui date de 1789 : Voici une lettre de change que l'on m'a envoyée payable à vos ordres. Je vous prie de la renvoyer avec les formalités nécessaires pour en recevoir l'argent à Caen. Mme l'Abbesse m'a chargée de vous remercier des offres que vous lui avez faites relativement aux glaces. Elle ne veut point emprunter cette année ; ainsi ne les ayez pas ; de plus, on ne fera pas faire le lit de M. le marquis. Par conséquent, elle vous prie de ne pas faire le bois comme cela était convenu. Je vous prie de ne pas faire payer ma lettre de change par l'Abbaye ; j'ai des raisons pour cela. J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très humble et très obéissante C. D'ARMONT. A l'Abbaye de la Sainte-Trinité à Caen ce 30 septembre 1789. On ignore quelles pouvaient être ses raisons pour que restât ignorée par l'Abbaye la lettre de change à laquelle elle fait allusion. Ce billet, dont l'orthographe est rectifiée, est caractéristique de cet esprit des affaires qui est bien normand. Il est la seule pièce avec le Typus Mundi de Carnavalet qui soit signé Corday d'Armont. En général, elle signait Marie, ou Corday, ou Armont. Donc, très jeune, entre sa quatorzième et sa vingtième année, elle fait preuve des qualités précoces qui se dessinent le plus souvent à un âge plus tardif. Sa piété, ses lectures, ses méditations, ses replis sur elle-même n'empêchaient pas toutefois qu'elle ne conservât un enjouement du meilleur aloi. Elle avait l'esprit moqueur. Ses camarades la redoutaient, et, en particulier, sa sœur Éléonore, qu'elle taquinait volontiers. Mais nulle d'entre ses compagnes n'osait la braver : elle les étonnait par les mouvements nobles de son âme et aussi par son énergie qui était particulière aux femmes de sa famille. Par ailleurs, elle montrait certain goût bien normand pour les mystifications. On raconte qu'au Couvent elle avait attaché une sonnette à sa jarretière et qu'il fallut, pour la retrouver, déshabiller les élèves. Encore que ce soit là une plaisanterie, presque une gaminerie, et des plus innocentes, elle vaut d'être signalée : dans les heures les plus tragiques de sa destinée, on retrouvera chez l'héroïne cette même disposition à l'ironie qui, au cours de son adolescence, se manifestait dans cet austère pensionnat par une farce d'élève, et qui sera, plus tard, le signe de l'humour du cru, sauveur de la détresse et de la désespérance. Prédisposée ainsi qu'elle l'était à écouter plus volontiers ses sentiments que sa raison, lectrice d'œuvres qui parlaient à son imagination — sans oublier la Bible, qui était l'un de ses livres de chevet, — il eût semblé normal que Charlotte de Corday, avant d'entendre et de subir sa vocation, eût été touchée par un amour qui aurait pu remplir sa vie. On a cherché trace de cette aventure, mais en vain. Il est vrai qu'après son exécution les pamphlétaires l'accusèrent d'en avoir eu beaucoup : la première aurait présenté une importance capitale et aurait eu sur sa destinée une influence définitive. On l'attribua, par erreur, au vicomte Henry de Belzunce. D'aucuns même prétendirent qu'en tuant Marat, elle vengeait son amant. Or, Belzunce a été massacré le 12 août 1789, c'est-à-dire à une époque où Marat n'est pas encore entré en scène. Cette aventure supposée n'a aucun fondement. Elle a été catégoriquement démentie, comme les autres d'ailleurs, par le plus grand nombre des historiens qui se sont occupés de la question. Charlotte de Corday, de l'aveu unanime, n'aurait jamais aimé, le vicomte de Belzunce moins que personne. Elle l'aurait approché chez l'Abbesse qui était la tante de ce jeune et trop brillant officier. C'est possible. Elle avait alors à peine dix-huit ou vingt ans. Chéron de Villiers déclare que Mme de Belzunce est morte peu après son neveu ; par ailleurs, le Dr Cabanès soutient qu'elle succomba dès 1787. Henry de Belzunce était en garnison à Caen en 1789 : voilà le fait précis. Que Charlotte l'ait connu ou non, elle ne l'a pas choisi pour fiancé et l'on peut affirmer que le sanglant événement, qui mit fin aux jours du vicomte, n'eut aucune action sur la destinée de Charlotte. Peut-être si, comme on l'a prétendu, elle a vu promener au bout d'une pique la tête d'Henry de Belzunce — et aucun document ne l'établit, — en garda-t-elle une impression d'horreur et de dégoût invincible pour les massacres. Quant au lamentable épisode, il peut se résumer par les données suivantes : le vicomte de Belzunce était en garnison à Caen, avec le grade de major en second du régiment de Bourbon infanterie. Encore que sa fonction ne comportât aucun commandement, il en avait usurpé un, d'accord avec le duc de Beauvron — qui n'était guère plus pondéré que lui — et il remplissait l'office du lieutenant-colonel chevalier de Grandval, qui manquait de fermeté. Belzunce avait de la distinction, une distinction arrogante. Avec cela, violent, audacieux, il traitait avec une morgue dédaigneuse tout gouvernement populaire et affichait des opinions favorables au despotisme. Il raillait sans cesse la milice bourgeoise, en particulier, et il entretenait chez ses hommes, par ses flatteries, un esprit de corps agressif. On le rencontrait le plus souvent à cheval, escorté par son domestique. Dumouriez lui avait adressé des observations sur sa tenue, sur sa fâcheuse manie de troubler les réunions, en les interrompant et en y pénétrant armé, mais Belzunce avait ri de ses conseils et continué son existence légère. On lui attribua la paternité d'un Hommage d'un vrai citoyen à la fidélité du soldat français, libelle qui excitait les troupes à ne pas ménager le peuple. Le Comité national de Caen intervint auprès du gouverneur général de Normandie, pour demander l'éloignement de cet impudent officier. Belzunce demeura. Quelque temps après, au cours d'une parade, il provoqua ses soldats : il promit de les récompenser s'ils parvenaient à arracher à ceux du régiment d'Artois les médailles de Necker et de l'Union bretonne, que leur avait offertes la ville de Rennes. Cette bravade eut pour résultat d'amener des mutineries : le vicomte lui-même frappa un homme. Ceux du régiment d'Artois se retirèrent, gémissant et parcourant la cité. La foule s'exaspéra. Le 11 août, le régiment de Bourbon, consigné dans ses quartiers, fut accusé de fabriquer des cartouches, alors qu'il était immobilisé pour rétablir l'ordre. Le lieutenant La Saussaye, accompagné de quelques hommes — quatre ou cinq — opère une sortie sur le pont de Vaucelles. A bout portant presque, il lâche un coup de pistolet sur une sentinelle de la milice bourgeoise qui l'arrête et qu'il manque d'ailleurs. Elle riposte et tue son agresseur. L'escouade du régiment de Bourbon ouvre le feu : des bourgeois lui répondent, et, parait-il, touchent un homme. Le tapage éveille la ville ; les fenêtres s'éclairent ; des cris s'élèvent de toutes parts ; le tocsin sonne. C'est une manière de révolution que la nuit apaise. Le matin du 12 août elle reprend : les casernes sont envahies par les citoyens de Caen ; la rumeur se répand que le régiment de Bourbon se dispose à incendier le faubourg de Vaucelles. Appelés par les cloches d'alarme, vingt mille bourgeois armés sont maintenant prêts à entrer dans le combat. Un canon est amené. Les officiers des deux camps, toutefois, qui ne se soucient pas de répandre un sang inutile, essayent de s'entendre. Belzunce intervient et offre de se rendre à l'Hôtel de Ville. Le régiment reçoit des otages et Belzunce part au milieu de la garde nationale, qui, pour le sauver, le conduit à la citadelle. Cependant, l'ordre arrive aux soldats de quitter Caen : aussitôt, les fureurs redoublent. La foule se saisit de Belzunce. Près de la place Saint-Pierre, il tente de lui échapper. Un garde national lui brûle la cervelle. Son corps aussitôt est déchiré par la masse qui se rue sur lui. On en traîne les débris par la ville. Une mégère, nommée Sosson, lui arrache, dit-on le cœur, le fait griller sur des brasiers et le mange. Mme de M... raconte dans ses souvenirs : La veille encore il s'était attelé à un chariot pour nous promener dans les allées du château de Faudoas, ma pauvre Éléonore et moi. Huit jours avant sa fin, on le rencontrait sur le cours avec Mlle de Mortemart, sa fiancée. Cette circonstance suffirait pour couper court à toute idée sentimentale dans la pensée de Charlotte. Elle demeura à l'abbaye, après la mort de Mme de Belzunce à laquelle avait succédé Mme de Pontécoulant, dont le nom aussi devait rester tragiquement associé à son destin. Charlotte continua à lire, à méditer jusqu'à la fermeture des couvents par le décret de 1791. Qu'allait-elle faire ? Elle décida de retourner près de son père au Mesnil-Imbert, mais elle n'y resta pas longtemps : des raisons graves devaient l'en éloigner. Elle avait des convictions politiques arrêtées : Elle avait vu de près, écrit Armand Ducos, et plaint de bonne heure l'effroyable misère et l'asservissement du peuple des champs, qui, alors courbé, foulé, bâtonné, plutôt au rang des bêtes que des hommes, toucha sa pitié ; son cœur se serra devant un pareil spectacle. Contrairement aux doctrines de sa famille, de son père même — en dépit de la sympathie qu'il avait montrée pour les tendances nouvelles — elle était républicaine, mais comme on l'était aux temps de Sparte et de Rome. Ô grande République ! s'écriera-t-elle, vertus austères ! sublimes dévouements ! Actions héroïques ! Vous n'êtes plus de notre époque ! Les Français ne sont pas assez purs, assez généreux pour te comprendre et te réaliser, République de géants de l'antiquité... Ô nation trop frivole ! Tu as besoin d'être régénérée et de puiser dans ton passé national les traditions du beau, du grand, du vrai, du noble... Tu as besoin de te régénérer dans la puissance et les beautés du Christianisme ! Donc, elle est croyante, par sa foi chrétienne et sa foi sociale. Elle a vingt ans, elle est nourrie de la Bible, de Plutarque, de Pierre Corneille, de Jean-Jacques, de l'abbé Raynal, son oracle : elle admire le 4 août comme un acte inspiré par un rêve fraternel et d'amour évangélique. Une fois encore, la dernière peut-être, son idéal mystique va l'entraîner du côté de la religion et elle va, dans la simplicité de son âme, demander la paix à la retraite : la vocation religieuse la sollicite. Elle est prête à la suivre, mais elle sera contrariée. Alors qu'elle était encore à l'Abbaye-aux-Dames, elle
avait décidé d'entrer dans les ordres. L'Assemblée Constituante défendit les
vœux religieux, comme venait de finir son noviciat. Elle aurait échangé sur
ce sujet une correspondance avec Alexis de Corday. D'autre part, un témoin de
cette époque de sa vie affirme : La réflexion ne fit
que fortifier les sentiments religieux qu'une éducation sérieuse avait gravés
dans son âme. C'est ce qui explique le projet qu'elle forma d'entrer dans un
cloître. Malgré son extrême jeunesse, elle se sentait déjà assez forte pour
embrasser cette vie d'abnégation. La famille de Corday a longtemps possédé
une correspondance qu'elle entretenait avec la plus jeune de ses sœurs et
dans laquelle elle l'engageait fortement à suivre son exemple. Il ne suffit pas à Charlotte d'avoir une conviction : elle est animée d'un zèle de néophyte et elle fait du prosélytisme ; tel Polyeucte, après avoir reçu le baptême, est impatient de pratiquer sa foi et jusqu'aux excès. Cette disposition spirituelle semble prouver qu'en quittant l'Abbaye-aux-Dames Charlotte de Corday n'était nullement gênée dans sa religion par l'influence des philosophes. Les uns prétendirent qu'elle dut renoncer à son projet devant les événements qui se préparaient et que la fermeture du couvent de Sainte-Claire à Argentan lui défendit d'y entrer. Les autres, qu'elle mena la vie profane pour ne pas déplaire à sa famille, et en particulier à son père qui lui refusa son consentement pour devenir carmélite. Dès lors, pour se dédommager de la privation que ce refus lui infligeait, elle mena dans la maison paternelle une existence de religieuse, porta l'habit et s'astreignit à suivre les exercices de piété de la communauté. Elle avait adressé à ses frères une lettre en vers dans laquelle elle célébrait les charmes de la vie religieuse et ses communications avec Dieu. Elle s'occupait de bonnes œuvres, visitait les malades. S'il avait fallu donner sa vie, elle n'eût pas hésité à le faire, disait-on. Quand elle était à l'Église, elle avait toujours la tête baissée ou dans ses mains. C'était bien une vraie religieuse par sa piété. Je ne l'ai jamais vu communier, mais j'ai entendu dire qu'elle communiait souvent, d'autres disaient même tous les matins. Le fait de ne pas communier, qui est confirmé par plusieurs déclarations, n'implique nullement l'absence d'un sentiment dévot. Il peut signifier certaine austérité, certain caractère janséniste et une sorte d'effroi devant l'acte à accomplir. Il prouve parfois, également, un encombrement de scrupules qui empêchent une conscience de se libérer et de trouver la paix parfaite en approchant de l'autel. Mlle de Corday était religieuse ; pour être religieuse, elle l'était bien ; elle venait à l'église du Mesnil-Imbert tous les dimanches, quelquefois avec son oncle. Elle ne manquait jamais une cérémonie, parlait fréquemment de questions religieuses et assistait régulièrement aux offices. Parallèlement avec cette exaltation, elle continuait dans la retraite où elle se plaisait, à cultiver son esprit et à l'enrichir de lectures relatives à l'antiquité. Elle se passionnait pour la liberté et comparait son temps aux temps anciens. Mais surtout, elle pratiquait ses convictions par la charité qu'elle répandait autour d'elle et sans compter, avec cet art de la bonté que sa propre expérience lui avait enseigné. A force de donner, il lui arrivait de ne plus rien posséder en propre. Elle n'osait pas s'adresser à quelqu'un de sa famille qui, de son côté, prodiguait ses bienfaits. Alors elle venait demander aux personnes qu'elle connaissait les dix ou vingt francs dont elle avait besoin. Eh bien, lui répondait-on, vous êtes donc ruinée, mademoiselle Charlotte ? Et on lui remettait ce qu'elle demandait pour ses pauvres. Elle marquait toujours une prédilection pour les enfants. Elle s'amusait à les faire courir le long de la pente descendante dans la vallée et, pour récompenser le gagnant de sa course, elle lui donnait une image. Volontiers, elle s'arrêtait à la ferme de Garnetot ; elle y venait avec sa tante que l'on appelait Mlle de Cauvigny, et elle prenait dans ses bras le petit Hardy, l'embrassait et le faisait courir. Parfois, elle se retirait dans le vieux fournil où, plus tard, Fanchon Marjot évoqua son image, et elle y rassemblait trois ou quatre petites filles qu'elle instruisait. Après le déjeuner, les jeux l'emportaient. C'étaient des danses, des rondes, c'était colin-maillard qu'elle préférait à tous autres divertissements. Alors, elle devenait de nouveau légère et gaie. D'autres fois, elle rassemblait de jeunes auditeurs dans l'intérieur d'un colombier et elle les haranguait. Elle apprenait aussi aux jeunes paysannes à faire de la dentelle ; elle leur distribuait du pain et des friandises. Sa servante, racontait Rose Lenormant, n'était pas si bonne. Elle nous donnait des coups de houssine. Aussi, quand Mlle d'Armant s'en allait, nous étions bien fâchées. Et voici un portrait d'elle que nous devons à Louise François Pesnel, veuve Gauchois, qui la vit en ce temps-là : Elle ne portait pas habituellement le bonnet blanc dont elle se para pour marcher au supplice. Elle était souvent coiffée avec une coiffe ronde et un ruban autour de la tête. Ses cheveux plats ou tressés tombaient en aval de son dos. Elle était poudrée, mais peu, parce qu'elle était bien blonde. Ses jupes étaient en indienne, garnies au bas et ordinairement couleur grisarde ; elle en avait aussi avec de grandes rayures. Je lui ai connu une amazone en drap blanchâtre, garnie autour... Elle n'attendait pas qu'on lui demandât, elle allait trouver les gens qui étaient dans le besoin, et elle leur disait : Mes bonnes gens, si vous avez besoin qu'on vous aide, dites-le, nous viendrons à votre secours. Elle était habile à coudre, à broder, adroite à faire toutes sortes de choses que l'on apprenait dans les couvents. Je ne l'ai jamais vue dessiner. Elle devait faire ce qu'on appelait le Point de France. On dit que c'étaient des reines de France qui avaient introduit ce point-là pour faire vivre les pauvres femmes, et il y en avait qui gagnaient avec ce métier-là jusqu'à trois francs par jour. Mlle Charlotte a montré bien des fois à faire ce point-là. Ainsi, elle savait se faire pardonner ses bienfaits. Il est curieux de noter — nous aurons à revenir sur ce détail — l'impossibilité de s'entendre sur la nuance de sa chevelure. Les uns ont affirmé qu'elle était blonde, les autres, avec non moins d'assurance, qu'elle était brune et même noire. Tous sont d'accord sur son absence de coquetterie. Elle était peu curieuse de les soigner (ses cheveux), car je crois qu'elle ne les peignait pas quatre fois l'an. Après sa sortie de l'Abbaye, l'Abbesse l'employa à faire des achats pour sa maison. Les lettres qu'elles ont échangées à ce propos ont été vendues aux enchères et sont perdues pour son histoire. Cependant, elle commençait à se dégager de la culture théorique. Elle se passionnait pour les nouvelles qui lui parvenaient, elle lisait avidement les journaux de Perlet et de Gorsas, et toutes les brochures, sans contrôle ni critique. Comment, remarque l'un de ceux qui la voyaient alors, eût-elle pu concevoir que le grand acteur du moment c'était le peuple ? Elle se sentait déjà une horreur instinctive pour les médiocrités, et, en admirant les Vergniaud, les Brissot, les Louvet, les Barbaroux, elle était persuadée qu'elle accordait son culte aux plus grands hommes et qui allaient sauver le pays. Ainsi vécut-elle à la sortie de l'Abbaye-aux-Dames le temps indéterminé qu'elle passa au Mesnil-Imbert. Toutes ses idées, jusque-là, étaient restées comme imprécises, ainsi celles qu'avait manifestées son père au début de la Révolution. D'abord, elle n'avait pas réussi à accorder ses principes avec les faits et, de là, probablement, son désir d'une existence contemplative au couvent. Au lieu d'agir, elle aurait prié. En reprenant sa liberté, loin du mouvement, loin des événements qui bouleversaient la France, les choses ne lui apparaissent pas dans leur relativité : elle manque de point de comparaison, si ce n'est avec l'antiquité. Ses dispositions l'entraînent toujours vers des conceptions philosophiques. Elle n'a pas d'idée d'ensemble. Elle adopte le point de vue qui était le plus fréquemment — faute de nouvelles — celui de la province d'alors, où toute politique se réduisait à la politique intérieure et celle-ci à des querelles de partis, puis de personnes. Aussi ses passions se concentreront sur un seul individu, qu'elle choisira comme le plus odieux de tous. Agitée par ses lectures, dont elle ne peut parler qu'avec peu de personnes, elle rêve d'entrer dans l'action ainsi qu'elle avait rêvé d'entrer au couvent, en se donnant tout entière, en se sacrifiant, s'il le fallait, à la cause qu'elle souhaitera servir. Elle va tout de suite au sublime, à la grande tragédie dont elle sera l'héroïne. Elle échangera par écrit ses sentiments avec Mlle de Hainaud, qu'elle avait connue au couvent. Ses lettres, détruites ou perdues, auraient révélé son évolution vers ce qui était alors la Gauche, c'est-à-dire la Gironde. Alors. M. de Corday, de plus en plus à court d'argent, l'émigration de son fils aîné ayant nécessité de lourdes dépenses, quitta le Mesnil et s'établit rue de Bègle à Argentan. Bien qu'il eût embrassé les idées rénovatrices, il était resté fidèle à la royauté constitutionnelle. Un dissentiment éclata entre Charlotte et lui. Elle était jeune, ardente : elle avait vingt-deux ans. Elle se sépara de son père et le quitta. Elle se rendit à Caen, chez Mme de Bretteville, une parente éloignée, qu'elle ne connaissait -pas personnellement. Elle était venue faire une visite. Elle y resta. Elle passa de l'absolu, dans lequel elle s'était enfermée, à la réalité contingente qui allait la prendre et la dépasser. |