ORIGINE DE LA FAMILLE — FILIATION AVEC CORNEILLE — LE MESNIL-IMBERT ET M. DE CORDAY DE CAUVIGNY — LA FERME DES BOIS — LE CHATEAU DE GLATIGNY M. DE CORDAY D'ARMONT — NAISSANCE DE MARIE-ANNE-CHARLOTTE — SON ENFANCE — CHARLOTTE ET SA SŒUR A L'ABBAYE-AUX-DAMESCELLE que l'histoire connaît sous le nom de Charlotte Corday appartient, de père et de mère, à la Normandie. Si loin que l'on remonte dans ses origines, ses ancêtres sont de la même race. Elle est normande par son sang ; elle l'est aussi par son âme indomptée et mystique, par son caractère indépendant, par son esprit de sacrifice. Les Chartes de Ion avaient conféré à cette famille ses titres de noblesse. Robert de Corday participa aux campagnes de Robert Guiscard, en Sicile. Elle tire son nom d'une terre, située sur la paroisse de Marçay — ancienne élection de Vire — et elle portait d'azur à trois chevrons, brisés d'or avec couronne de comte, et, pour devise, Corde et Ore. Un autre Robert de Corday, du lieu de Breel, fit reconnaître sa noblesse lors de la recherche de Montfaucon en 1463. Vers 1666, les diverses branches se ramifièrent. L'une d'elles se fixa dans la généralité d'Alençon. Guillaume, seigneur de Launay et de Cauvigny, capitaine des gardes du duc de Bourgogne, eut un fils, Adrien, trésorier de France au bureau d'Alençon, qui épousa, le 7 octobre 1701, Marie Corneille, la propre fille de Pierre Corneille. Charlotte de Corday est donc l'arrière-petite-fille de Corneille et apparentée à Fontenelle. Du mariage d'Adrien naquit, en 1703, Jacques-Adrien de Corday de Cauvigny, dont la femme était une de Bellot de la Motte. Il mourut en 1793. A en croire Mme Jules de Corday, les hommes montraient un caractère faible, cependant que les femmes se distinguaient par leurs natures viriles, d'une fermeté inébranlable et par une foi absolue en elles-mêmes. Elles obéissent, écrit-elle, à des convictions comme à des lois suprêmes, impérieusement et dont elles ne peuvent dévier. Avec tout cela un mélange d'étrangeté, d'excentricité. Telle Mlle Jacqueline de Corday de Glatigny qui vivait seule dans son château et qui avait contracté des habitudes masculines. Elle montait à cheval, tirait des coups de fusil. On la nommait un minotaure, moitié femme, moitié homme. Cette appréciation de Mme Jules de Corday, toutefois, ne laisse pas d'être contredite par certaines exceptions. Ainsi, M. de Corday de Cauvigny manifestait cette originalité d'humeur, qui ressemble par plus d'un trait à de la fermeté. Il refusait de porter son titre. Il déclarait : Nous ne sommes pas des nobles ; nous sommes des gentilshommes ; nous sommes plus nobles que le Roi. Ce n'est pas lui qui nous a anoblis. Nous ne devons notre noblesse qu'à nos services. Un jour, encore, dans une réunion de la noblesse — il en était le président — il s'écria, fort impatienté par l'ostentation de tous ces titres plus ou moins dignement acquis : Je m'aperçois qu'il n'y a que moi de gentilhomme ici. L'un de ses fils, Jean-Baptiste, qui ne voulut pas émigrer, eut au cours d'un dîner une attitude aussi fière qu'irascible. Quelqu'un ayant dit que les aristocrates ou les émigrés étaient des lèche-plats, il renversa tous les plats sur la nappe et, les lançant à la tête de son interlocuteur, il s'écria : Léchez-les donc ! Au XVIIe siècle, les Corday s'étaient établis dans les régions situées aux confins de l'Orne et du Calvados, aux alentours de Vimoutiers. Des collines boisées, hérissées d'arbres tordus par les vents, limitent l'horizon de ce sol fécond et monotone ; elles encadrent les vallées étroites qui s'abritent à l'ombre des feuillages humides. M. de Corday de Cauvigny habitait le domaine du Mesnil-Imbert, qualifié de Manoir seigneurial dans l'acte de mariage du 29 août 1729. Cette gentilhommière s'élève sur les pentes d'un coteau, planté de pommiers, à travers lesquels le regard plonge dans un vallon, encaissé entre des pentes vertes : une quadruple rangée de puissants marronniers descend jusqu'à cette demeure et jusqu'aux communs et au fournil qui la précèdent. Un vieux puits offre dans ses profondeurs une eau fraîche et la maison domine ces lieux champêtres. La charpente en est robuste et savamment agencée. Les poutrelles s'enchâssent dans la terre et dans la chaux. Avec les ans, une patine rosée, que le soleil a roussie et les intempéries ont fanée, s'est répandue sur cette bâtisse, qui sert aujourd'hui de ferme. Des ardoises couvrent le toit en croupe et, la porte franchie, voici le vestibule dallé sur lequel règne une sorte de froid perpétuel. Des fenêtres d'inégale grandeur s'ouvrent sur les champs d'un côté, et de l'autre sur le jardin fleuri. La cuisine large vous reçoit. Des solives à jour ornent le plafond de la salle, avec des moulures à chaque angle. A droite et à gauche, deux cabinets. De gros corbeaux à forme de consoles soutiennent le manteau de la cheminée. La salle à manger est lambrissée. Par le vaste escalier on accède au corridor du premier étage. Trois chambres et trois petites pièces en composent les appartements. On y conservait pieusement une cassette et un secrétaire provenant de Pierre Corneille. Plus tard, le fils aîné de M. de Corday de Cauvigny s'installa au château de Glatigny, dont les douves miroitaient parmi les herbages. Alentour, ce sont des chemins creux, encombrés par les racines, des haies qui bouchent la vue ; c'est une sensation de solitude et de vétusté d'où s'exhalent des senteurs souterraines. M. de Corday de Cauvigny n'était pas riche. Aussi ne put-il pas constituer de dot à son troisième fils, Jacques-François qui prit le nom de Corday d'Armont, d'un fief. En 1764 il épousa Mlle Gauthier des Authieux. Elle lui donna cinq enfants : Jacques-François, Charles-François, Marie-Anne-Charlotte, Jacqueline-Éléonore. Le dernier succomba, peu après être venu au monde et peu après la mort de Mme de Corday, en 1782. Le père, M. de Corday d'Armont, était assez effacé. Physiquement, Charlotte lui ressemblait. Encore qu'il ne fût pas pauvre, il avait une situation de fortune très modeste. Il avait fait ses études au collège de Beaumont-en-Auge, au-dessus de Pont-l'Évêque, et il avait reçu une bonne instruction. Son ménage offrait l'exemple de l'union la plus étroite. On les appelait, lui et Mme de Corday, Philémon et Baucis. Disposant de peu de revenus 1.500 livres, dit-on — il était obligé de mener une existence très réduite pour répondre aux besoins de sa famille. Il prit en fief les terres du Ronceray avec toutes les dépendances, y fit engraisser des bestiaux et défricha les landes. Il ne considérait nullement comme une déchéance d'exercer le métier d'agriculteur : il estimait ainsi travailler au bien général. La ferme des Bois, où il logeait, était construite sur là terre du Mesnil-Imbert. Elle comportait une cour plantée de 5o bons arbres fruitiers et quatre bâtiments isolés. Un jardin mettait de la gaîté autour de la demeure qui elle-même était spacieuse et soignée. Il y avait des papiers aux murs et, au rez-de-chaussée, un salon. A six ou sept cents mètres de là beaucoup plus brillante était la demeure de la branche aînée au château de Glatigny, dont les assises dataient du ve ou du vie siècle. Il est détruit et à peine en devine-t-on les vestiges parmi les herbages. Les deux domaines se touchaient. On voisinait constamment. L'hiver, les domestiques balayaient la neige dans la grande allée, afin de faciliter les communications. Ce manoir appartenait à la famille depuis 1400. Il relevait de l'abbaye de Jumièges. Ses deux ailes, que reliait le corps principal, dominaient les fossés que l'on franchissait sur des ponts de bois. Il était d'une hauteur excessive, sous ses toits de tuiles. Des bardeaux en forme d'ardoises tapissaient les murailles. Pour les soirs d'hiver, pendant les froides veillées, ou lorsque les averses dévalaient du ciel, il y avait un petit banc de pierre, dans l'âtre monumental. Par une nuit d'automne, la foudre avait creusé un trou dans le mur, et, en tombant, elle avait tué un homme sur place. Des boiseries ornaient le salon. Par delà l'allée de peupliers, pointait, dans la campagne, le clocher de Saint-Gervais-les-Sablons. Autour de ce domaine, d'aspect romantique, circulaient des légendes. Certaine Mme de Chazot, qui descendait des Bailleul, eux-mêmes apparentés aux rois d'Écosse, aurait hérité de ces souverains la faculté de guérir les écrouelles et aurait transmis son pouvoir à sa fille, une Corday. Les Corday d'Armont, réputés peu fortunés, étaient aimés. Ils n'étaient pas riches, mais les pauvres ne s'en sont jamais aperçus. Il y a toujours du pain au château. En 1789, à la suite d'un procès relatif à des questions d'intérêts, M. de Corday d'Armont avait publié divers mémoires, en particulier L'idée de procès. Il ne s'y révèle pas comme un révolté, mais on y devine son goût pour les discussions de principes, pour la chicane normande ; il trahit le désir de justice, par lassitude d'être opprimé. Étant cadet de Normandie, il avait souffert par le droit d'aînesse, ce qui l'engagea, en 1790, à publier une brochure qu'il signa de son nom suivi de ses qualités : citoyen de la paroisse du Mesnil-Imbert, département de l'Orne. Il demandait aux assemblées départementales la suppression d'un droit aussi lourd. Il écrivit également une étude sur les principes du gouvernement, dont on retrouve les directives dans un manuscrit intitulé L'Égalité de Partages ou Le Suplément (sic) au Sistème (sic) de l'Égalité. A cette époque il était administrateur de sa paroisse et il réclamait à ce titre la transformation des droits féodaux, ainsi que des lois existantes. Ainsi, il s'était montré, contrairement à sa famille, favorable aux idées nouvelles. Il avait une âme chagrine et prédisposée à se plaindre volontiers ; mais, par son éducation, il restait attaché aux convictions de la noblesse. Il n'a jamais abandonné la cause du Roi. Il était idéaliste. Il ne désirait pas un bouleversement ; il souhaitait des réformes. Aigri et accablé par les charges qui pesaient sur lui, il voulait l'égalité des partages du patrimoine, afin que parmi les héritiers d'un même père, il n'y eût pas des pauvres et des riches. Doux, timide, grave, il demeurait attaché-aux traditions dans lesquelles il avait grandi. Toutefois, il ne cachait pas à ses enfants les griefs qu'il formulait contre un état social qu'il jugeait défectueux. Après avoir habité successivement le Mesnil-Imbert, puis Caen, il se fixa finalement, en mai 1792, à Argentan, rue du Bègle, cour Béguier, section Saint-Martin et il y vécut seul avec sa fille Éléonore. C'est à Argentan qu'il apprit l'acte de Charlotte, son arrestation et son exécution. Il tomba à la renverse, puis, revenant à lui, il répéta : Je ne reconnais pas ma fille... Ce n'est pas dans son caractère. Et aux enquêteurs qui se présentèrent pour l'interroger, il répondit : Que voulez-vous que je vous dise, je ne puis répondre que ce que j'ai répondu ci-devant. Il fut forcé de s'expatrier en vertu de la loi du 18 fructidor et alla mourir en Espagne. Marie-Anne-Charlotte est née le 27 juillet 1768 à Saint-Saturnin des Ligneries, aujourd'hui Ligneries. Elle a été déclarée à la mairie d'Ecorches : Ce 28 juillet 1768 par nous soussigné curé a été baptisée Marie-Anne-Charlotte née du légitime mariage de messire Jacques-François de Corday, écuyer seigneur d'Armont, et de noble dame Marie-Jacqueline de Gautier, son épouse, le parrain messire Jacques-Alexis de Gautier, écuyer seigneur de Mesnival, la marraine noble dame Françoise-Marie-Anne Levaillant de Corday, le père présent. Ont signé Levaillant de Corday, Gautier de Mesnival, Corday d'Armont, J.-L. Pollard, curé de la paroisse. L'église des Ligneries est perdue dans un vallon étroit. En dépit de l'abandon qui l'environne elle conserve un air de beauté et de simple majesté. Le cimetière est encombré par de hautes herbes qui envahissent les tombes. Des arbustes en jaillissent, leurs racines cramponnées à la terre. Du désordre des végétations émerge, de-ci de-là, une sépulture sur la pierre effritée de laquelle on déchiffre une date et un nom. Dans l'intérieur c'est une impression de calme piété, de tranquillité champêtre. La charpente à jour escalade le clocher, au haut duquel à travers l'enchevêtrement des poutres pend la cloche immobile. A gauche, tout près de l'entrée, le brancard des enterrements et les fonts baptismaux ; sous la nef, au milieu, un Christ étend ses bras, avec un geste lassé de martyr qui pardonne. Deux tableaux crevés sont la seule parure de ce sanctuaire. Tout ici respire l'austérité et la foi. Il semble que ces lieux aient conservé l'empreinte du sacrement qui vouait à la chrétienté la faible créature, que l'avenir devait révéler une héroïne et peut-être une victime de sa croyance. Nul bruit ne trouble le recueillement de la campagne proche. On la devine, à demi cachée par les enclos qui la dérobent aux yeux indiscrets. Des taillis épais veillent sur la sécurité du bétail qui broute dans les prairies vertes. Un chêne, parfois, se dresse au-dessus des ronces et dessine sa forme, tordue par les vents, sur un ciel tour à tour bleu pâle, drapé de nuages blancs, ou uniformément gris, quand l'averse ruisselle. A peine si, de loin en loin, une charrette traverse le chemin et le contourne en suivant les murs qui clôturent le château, en face du porche de l'église. Le presbytère au milieu d'un verger est une maison bien tenue. On entend glousser sur le pré les poules et chanter les coqs. Tout est loin du monde moderne et civilisé. Les abords mêmes en sont fréquentés seulement durant la saison d'été, lorsque la curiosité attire les touristes à la maison du Ronceray, dans laquelle Charlotte de Corday vit le jour et qui est aujourd'hui monument historique. Au Sud-Ouest de Vimoutiers, près de la grande route de Lisieux à Mortagne, un large sentier carrossable descend à travers la campagne. Les collines l'encerclent de toutes parts ; elles ont l'air de grandir et prêtes à vous écraser, cependant que l'on s'enfonce dans l'ombre, avant que de s'élever de nouveau sur l'autre versant. Derrière un porche à claire-voie, au milieu d'une clôture qui ferme un champ, il y a une modeste masure. Du verger s'évapore la fraîcheur. Le sol est gonflé d'eau et des cailloux humides sortent sur la pente luisante ; on dirait des crapauds pétrifiés. Là, on médite en songeant à la destinée qui y prit ses origines. Des souffles inspirateurs de grandes pensées y circulent. Le seuil franchi, voici la salle dallée qu'emplit l'odeur de la soupe paysanne, qui bout sur les fagots, à demi étouffés par les cendres. Un escalier à la rampe tremblante s'en élève. Les marches craquent sous les pieds. La chambre n'a guère changé, depuis un siècle et demi. Par la haute cheminée s'infiltre un jour qui argente l'âtre d'une lueur de vitrail. La fenêtre, étroite et basse, laisse pénétrer une clarté terne qui allège l'obscurité avec laquelle elle se confond. Le plancher ouvre des fentes sur le rez-de-chaussée. Cette chambre est la chambre natale de Charlotte de Corday. Jadis, cette demeure n'était pas une chaumière : elle était qualifiée de Logis, ainsi que beaucoup de ses semblables dans la contrée. Elle comportait deux étages, alors qu'il en reste un seul. Elle était pavée de dalles dont on a retrouvé les débris. La source et la pièce d'eau, au bas du pré, en agrémentaient le séjour. Les Ligneries avaient été achetées par M. de Corday d'Armont, le 19 juillet 1765, à Mme Louise Boulley, veuve de François Lemarescot. La tradition locale raconte que les parents de Charlotte habitaient au Mesnil-Imbert et que madame de Corday d'Armont, étant venue rendre visite à la ferme du Ronceray-les-Ligneries, où logeait une de ses parentes, y sentit les douleurs de la maternité. De façon imprévue, elle y accoucha de sa fille. On dit encore que, durant qu'elle la mettait au monde, on força les paysans à faire taire les grenouilles. Dans le Calvados, et probablement dans l'Orne, lorsque les paysans battaient les étangs et les mares, c'était une occasion de réjouissances. Sans doute, la naissance de cette enfant fut-elle considérée comme un événement digne d'être célébré par de joyeuses agapes. Par un bel après-midi, en été, quand les rayons de soleil percent les feuilles et tracent parmi les taches d'ombre des flaques de lumière dorée, on s'imaginerait que dans ce décor dût s'écouler une souriante enfance. Mais il y pleut fréquemment. Alors toutes choses s'obscurcissent et revêtent une teinte uniforme de plomb. Le firmament pèse aux arbres, aux bestiaux, aux hommes. Le ruissellement des ondées entretient leurs rêveries monotones et les incitent à une invincible mélancolie. Par les tombées de soir automnales, quand l'âme elle-même est obsédée par les ténèbres, M. de Corday, insatiablement y tournait et retournait ses idées et se débattait péniblement contre les exigences de son sort. Les deux fils préparaient l'École militaire. Probablement avaient-ils déjà quitté le pays. Dans ses premières années, Charlotte était entièrement livrée à elle-même et elle respirait pour ainsi dire le paysage dont elle subissait inconsciemment l'influence. Ses divers aspects expliquent aussi les traits d'un caractère formé par eux : tour à tour énergique et portée à l'action, dès que le moment la sollicite ; prisonnière d'elle-même et dévorée par le rêve, lorsque les ombres s'épaississent, elle reste toujours saine et encline, en dépit des découragements, à se débattre, à s'évader de son enlisement par l'effort et à s'échapper de la détresse par un rebondissement d'humour qui la rendait au sentiment de la relativité, ou par un geste d'audace qui va jusqu'au sacrifice : la terre nourricière, les brumes du ciel, le renouvellement des choses par les lois de la nature l'éduquaient sans qu'elle s'en rendit compte et la formaient à l'image même du sol qu'elle foulait de ses premiers pas. Le même rythme ramène le renouveau du monde et celui des âmes. A la ferme des Bois, Charlotte de Corday occupait une chambre, tapissée d'un papier bleu très commun, et que trois marches séparaient de la salle avec laquelle elle communiquait. Plus souvent, elle habitait au Mesnil-Imbert. Un lit, trois chaises, une table et une glace composaient son mobilier. Ce lit monté a été donné par Vatel à la bibliothèque de Versailles, où on peut le voir encore, car il y est respectueusement conservé. Le cabinet qui lui servait de dortoir occupait l'extrémité gauche du grand couloir au premier étage. Les murs n'en furent jamais tapissés, ni même blanchis. Le seul ornement en était un coffret en chêne. Les appartements de sa mère donnaient sur le jardin et étaient exposés au levant. Derrière, il y avait un autre cabinet, avec une grande cachette qui servait d'oratoire à Mme de Corday. Par les nuits de tempêtes, le vent s'engouffrait dans le corridor, se faufilait par les fenêtres et faisait claquer les portes en les secouant avec un bruit de mâchoires de squelette. Une large avenue d'ormes conduisait vers les bois, vers toutes les fécondes beautés de la province, jusqu'aux confins du pays d'Auge. Plus tard, Charlotte se rendit aussi fréquemment au château de Glatigny, où, les jours de fête, s'assemblait la famille et où elle dansa toute jeune fille. On se convoquait à sons de trompe, qui retentissaient dans les solitudes. Encore qu'elle n'y logeât qu'en de pareilles occasions, elle y avait sa chambre qui s'orientait sur le midi et était située au premier étage. M. de Corday de Cauvigny gâtait fort sa petite-fille, à en croire Fanchon Marjot, qu'on appelait la Marjotte, et qui dès sa seizième année entra au service de la famille Corday ; elle y resta pendant plus de cinquante ans. Vingt fois elle risqua sa vie pendant la Révolution pour protéger ses maîtres : elle leur était attachée, comme l'était celle que Flaubert a qualifiée Un Cœur Simple. On la menaçait de la tondre, de lui couper les oreilles ; on lui défendait de fermer les volets de la maison : son dévouement a-t-il touché ses tortionnaires ou bien certaines créatures sont-elles vraiment intangibles par la pureté qui se dégage d'elles ? Les maîtres sont demeurés chez eux. M. de Corday de Cauvigny a pu mourir tranquillement dans son fauteuil, auprès de sa fidèle servante. En 1842, Fanchon Marjot vivait encore. C'était une vieille, toute ridée sous son bonnet, toute courbée qui veillait sur la mémoire de sa chère Charlotte et qui pieusement cherchait un refuge près du château du Mesnil-Imbert. On la trouvait dans un fournil, non loin du chemin vicinal qui mène de Trun à Livarot. Ce fournil jadis était utilisé pour la cuisson du pain. Derrière la petite salle basse, qui lui tenait lieu d'entrée, avait été bâti le four. Une maie — sorte de pétrin — et quelques chaises le meublaient. L'étroite fenêtre laissait entrer une clarté vague qui s'étalait sur la terre brune. Fanchon Marjot avait alors quatre-vingt-deux ans. Elle filait, en ressassant de vieux souvenirs. Affaissée sur elle-même, elle s'éveillait de sa torpeur, en entendant prononcer le nom des Corday. Une flamme brillait derrière ses pupilles éteintes. Elle se rappelait Charlotte enfant qui l'associait à ses jeux. Elle la dépeignait avec sa belle chevelure châtain, comme crépue, elle la montrait d'humeur volontiers grave, d'accord avec d'autres témoignages qui la décrivent modeste, timide, concentrée et taciturne. Puis, subitement, prise d'une gaîté folle, Charlotte s'exaltait : Elle mettait alors, disait Fanchon Marjot, une fougue extrême dans ses jeux. Il fallait tout quitter pour jouer avec elle. Petite fille, Charlotte se faisait aimer, encore qu'elle fût peu communicative. Elle marquait un penchant pour les enfants et les réunissait dans le fournil que la vieille servante, plus tard, adopta pour y mieux évoquer l'image de la disparue. Charlotte manifesta ses premières affinités par des signes qui lui resteront définitivement acquis : la réflexion lente avant toute entreprise. Enfant, on la voit pensive dès qu'elle est livrée à ses seules ressources, et sortant brusquement d'elle-même pour s'abandonner aux divertissements qu'elle organise, entraînant tout le monde avec une sorte de furie. C'est le passage de la décision intérieure à l'action qui déjà se révèle à cet âge par les plaisirs qui correspondent à ses goûts. Au séjour chez ses parents Charlotte préférait ses visites chez son grand-père, au Mesnil-Imbert. Elle y passait le meilleur de son temps. On se l'imagine, gracieuse et attentive, regardant au fond de la source dans laquelle elle mirait son image. Elle menait l'existence d'une paysanne, vêtue d'une robe de toile rouge, les bras nus, le teint clair que dorait le soleil et que n'altéraient pas' les intempéries : elle était un beau fruit savoureux de sa terre. Cette heureuse destinée, pourtant, allait être bientôt interrompue et bientôt allaient cesser les charmantes joies de l'enfance, qu'elle goûtait en compagnie de sa sœur Éléonore et, peut-être, de ses frères avant qu'ils fussent éloignés par leurs études. Mme de Corday d'Armont devait avoir beaucoup de mal à surveiller cette bande d'enfants, gais comme des moineaux, mais turbulents et difficiles à tenir. Elle était borgne, ainsi que son frère, M. de Mesnival, et du même œil que lui, ce qui donnait à leurs deux physionomies un aspect assez étrange et bien fait pour frapper de jeunes fantaisies. Sur cette femme dévouée, on n'a que peu de renseignements. Il ne semble pas qu'elle ait exercé, pas plus que sa famille, une grande influence directe sur Charlotte. Celle-ci était forte, robuste, bâtie pour supporter les épreuves de la pauvreté, alors que sa mère était plutôt délicate et semble avoir légué sa fragile santé à Éléonore qui était bossue, avec un joli visage pétillant d'esprit. Il fallut songer à éduquer Charlotte et on en confia le soin à son oncle, le frère de M. de Corday d'Armont, curé à Vicques, entre Jort et Morteaux, dans le Calvados. L'abbé Charles-Amédée de Corday était né au logis de Corday le 5 mai 1745. Il était réputé pour sa charité. Il refusa toujours de prêter serment à la Constitution et mourut en 1825. Il était riche, avait des biens d'Église et de grosses dîmes. Il possédait deux chevaux et une voiture. Souvent, il menait Charlotte chez lui, dans sa maison de la Chapelle-Saint-Roch, auprès de Vicquette, et là lui enseignait les premiers éléments de ce qu'elle devait savoir. A l'ombre de l'église, au pied d'un crucifix, elle apprit à lire, guidée par ce prêtre, dans un vieil exemplaire de Pierre Corneille. Ainsi, pendant que ses yeux s'ouvraient sur les mystérieuses beautés de son pays, alors que très confusément encore elle percevait les plaintes de son père, qui se débattait contre la médiocrité de sa situation, son âme était touchée comme par la grâce, en découvrant les pensées héroïques de son ancêtre. On l'entendra dire, un jour : Je suis de la race des Émilie et des Cinna. Elle en était, il est vrai, mais tels que les avait décrits le tragique normand, en épiloguant leurs passions, en les fouillant dans les replis de leur être, en instruisant le procès de leur conscience ; elle leur ressemblera, à travers ses affinités secrètes, en les rapprochant, serait-ce par leur dialectique et les élans de leur esprit, de la lignée de ceux auxquels la rattache son atavisme. C'est en sentant cette influence, en s'en imprégnant, qu'elle comprendra l'abnégation et acceptera l'idée du sacrifice : elle aura, dès son adolescence, un caractère entier et altier, inébranlable dans sa volonté, indépendant, soutenant ses opinions avec une supériorité de diction qui étonnait, supportant mal la contradiction, car, sa décision une fois prise, elle avait la certitude de ne jamais se tromper ; manifestant une énergie d'homme, alors qu'elle discutait avec elle-même, elle se préparait à l'action avec une sensibilité anxieuse de femme, opposant au malheur l'ironie implacable, à défaut d'autres armes : ainsi elle saura mourir pour la cause qu'elle jugera juste. Pareille à Jeanne d'Arc, sa vocation se forma dans la simplicité de la vie champêtre. Toutes deux furent remuées par les accents de la cloche qui convie à la prière, avant que de lancer l'alarme du tocsin. Elles entendirent les mêmes voix : Jeanne, en paysanne illettrée, dans la piété mystique du moyen âge ; Charlotte, fille cultivée du XVIIIe siècle, dans l'exaltation de la période révolutionnaire. L'une et l'autre voulaient bouter l'ennemi hors du royaume. La sainte fut dévorée par les flammes. La Vierge au couteau monta à l'échafaud, dans la chemise rouge de l'assassin, qui rappelait par sa couleur les robes qu'elle avait portées dans sa sereine enfance. Vers 1781, M. de Corday d'Armont quitta le Mesnil-Imbert et vint s'installer à Caen, afin d'y suivre le procès qu'il intentait à ses deux beaux-frères. Il s'était imposé de très lourdes dépenses pour l'éducation de ses deux fils, l'aîné était placé à l'École militaire et le second allait y entrer, dès qu'il en aurait atteint l'âge. La gêne se faisait péniblement sentir, mais chacun la supportait avec une égale résignation et un même désintéressement. Le père donnait à ses enfants l'exemple de l'abnégation et leur témoignait une entière confiance. Il avait placé son argent dans un tiroir qu'il ouvrait devant eux, en énonçait le chiffre et leur disait l'emploi qu'il se proposait d'en tirer. Ainsi les initiait-il à ses ressources précaires et leur révélait-il les prodiges d'économie auxquels ils étaient, sa femme et lui, condamnés à se livrer pour ne pas succomber sous le poids de trop lourdes charges. Il avait loué, sur la butte Saint-Gilles, non loin de l'Abbaye-aux-Dames, une petite maison d'apparence des plus modestes. C'est là que Mlle de Loyer, plus tard Mme de Maromme, connut Charlotte et sa famille. Les Corday ne fréquentaient pour ainsi dire personne et vivaient loin de toute société. La sœur aînée — Charlotte que l'on appelait couramment Marie — était vraiment un modèle d'obéissance et de désintéressement. Elle avait douze ou treize ans et déjà elle se révélait la plus dévouée à la cause commune. Elle était douce, calme, douée d'une raison au-dessus de son âge, avec cela très laborieuse et prévenante pour chacun : Une jeune personne accomplie, déclarera Mme de M... dans ses souvenirs recueillis par Casimir Perier. Elle assumait, pour ménager les forces de sa mère, tous les travaux de la maison. Mme de M... rendait souvent visite à Mme d'Armont, avec sa mère et sa sœur. Un matin, raconte-t-elle, nous rencontrâmes dans l'allée d'ormes qui longeait un des murs extérieurs de l'abbaye, Mlle d'Armont — Charlotte — qu'on rapportait pâle, la figure couverte de sang et presque évanouie à la suite d'une chute qu'elle venait de faire en sortant de l'église. Elle souriait pour rassurer sa mère alarmée qui ne pouvait obtenir d'elle l'aveu de ses souffrances et qui disait à la mienne : Ah ! madame, cette pauvre petite est dure à elle-même. Elle ne se plaint jamais et je suis obligée de deviner quand elle est malade, car elle ne le dirait pas. Voilà encore un trait à noter, cette énergie pour supporter les souffrances physiques et cette force pour les dissimuler par son silence. Elle devait montrer un jour qu'elle savait aussi ne pas se plaindre de ses tortures morales. Mme de Corday d'Armont mourut en 1782, en donnant naissance à un cinquième enfant, une fille. La pauvre demeure s'obscurcit encore après la douleur qui l'envahit. On se représente M. de Corday d'Armont, aigri par les privations, mi-gentilhomme, mi-paysan, comme en exil à Caen où il se livre désespérément à la procédure pour obtenir gain de cause. Éléonore et Charlotte, ses filles, l'entourent, niais quelle que soit leur bonne volonté et quel que soit leur désir ardent d'atténuer ses épreuves, elles n'y réussissent qu'à moitié et sont rejetées sur leurs propres détresses. Mille questions se posent devant elles, devant la conscience du père aussi, disputé par la révolte et les découragements. On le voit, la nuit tombée, en hiver, assis à sa table dans cette maison éternellement triste, entre ses deux demi-orphelines de noir vêtues, si jeunes encore et déjà accoutumées au chagrin. Le deuil descendait par leurs prunelles dans leur cœur, et, sans doute, eût-il accablé une âme moins bien trempée que celle de Charlotte. Elle avait hérité de ses aînés la volonté obstinée et les facultés audacieuses qui la poussaient à chercher dans la vie un dérivatif. Cependant, les années d'apprentissage allaient être longues encore. M. de Corday se proposait de retourner au Mesnil-Imbert et d'y emmener ses filles, quand une circonstance enfin heureuse lui permit de les faire entrer à l'Abbaye-aux-Dames. Le drame qui mit fin à la destinée de Charlotte de Corday commence avec cette période religieuse. |