HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXIV. — L'an 1000.

 

 

LA faiblesse de notre esprit ne saurait concevoir ou se représenter avec clarté des faits qui ne se lient point entre eux, des récits qui ne s'enchaînent point, des résultats qui ne s'attachent point à une cause commune. Le travail constant de notre entendement lorsqu'on lui présente une variété d'objets, tend à les classer, à les réduire en système pour pouvoir les admettre. C'est le principe de ce besoin d'unité fondamental dans tous les ouvrages de l'esprit, de ce besoin de symétrie qui se retrouve dans tous les beaux-arts, de ce besoin de système pour coordonner toutes les sciences. Cette unité à laquelle toutes les parties doivent se rattacher est en général moins dans les choses que dans nos propres facultés. Ce n'est qu'au moment que nous l'avons trouvée que notre intelligence s'ouvre à une nouvelle connaissance. Le mot même de concevoir, accueillir ensemble, indique cette opération de l'esprit.

Mais, de toutes les connaissances humaines, celle qui semble se refuser le plus à cette unité de dessin, c'est l'histoire. Des évènements indépendants les uns des autres s'y compliquent sans cesse, les causes se confondent avec les effets, et les effets deviennent causes à leur tour, des milliers d'intérêts étrangers l'un à l'autre s'entremêlent sans se réunir ou se neutraliser réciproquement. L'histoire d'un homme ou l'histoire d'un peuple présenterait du moins un soutien à l'esprit, un point de vue central vers lequel on pourrait réunir tous les objets. Mais quand on veut connaître la vérité dans l'enchaînement des faits, il faut renoncer même à ce point central ; il faut convenir qu'un peuple n'ayant presque jamais une existence isolée, l'histoire d'aucun ne peut se détacher de celle de tous les autres. Tous les temps s'enchaînent, toutes les causes se lient, tous les peuples agissent et réagissent les uns sur les autres. Le peuple, l'individu, ou l'époque que l'on détache de tous ses entours, pour l'enfermer seul dans un cadre, et concentrer tous les regards sur lui, en paraîtra avec plus d'avantage sous les rapports de l'art, mais il sera traité d'une manière moins consciencieuse sous ceux de la vérité. Quand on veut connaître celle-ci tout entière, quand on veut tirer de l'histoire toutes les leçons qu'elle peut offrir, il faut la prendre telle qu'elle se présente, comme un tissu varié dont les fils qui arrivent de toutes les extrémités sont indépendants les uns des autres, et dont on ne voit ni le commencement ni la fin.

Si tel est le défaut générai de l'histoire, c'est plus particulièrement celui de l'époque sur laquelle nous avons cherché dans cet ouvrage à fixer l'attention du public. Nous avons parcouru les mille premières années du christianisme, et nous avons surtout donné notre attention aux huit siècles qui se sont écoulés depuis que les Antonins eurent réuni tout l'univers connu sous un gouvernement qui semblait lui assurer l'ordre et la paix, jusqu'à l'époque où tous les efforts des hommes, pour reconstituer une grande monarchie, eurent échoué les uns après les autres, et où le lien social parut se dissoudre partout, à la fin du Xe siècle. Nous avons cru cette période digne d'une grande attention, parce que son influence a été durable, parce qu'elle renferme les causes des opinions, des sentiments, des institutions, des actions, dont nous voyons le jeu sous nos yeux ; parce qu'elle a été riche en expériences sur les effets qu'on doit attendre et des formes diverses des gouvernements et des enseignements divers qu'on peut présenter aux hommes. Mais cette période que nous venons de parcourir manque tellement d'unité, qu'il est presque impossible de la désigner par un nom commun.

En appelant mes lecteurs à s'associer avec moi pour traverser ces landes désolées, je n'osai point leur indiquer avec précision le but vers lequel nous devions tendre, ou les limites du pays dans lequel nous allions nous engager ; je n'osai point leur dire que l'horizon n'était de toutes parts borné que par des ténèbres épaisses, et que notre route ne serait presque marquée que par les fleuves de sang et de boue que nous devrions rencontrer. Je n'osai point leur dire qu'ils ne devaient espérer, en récompense de leur travail, de voir développer ni de grands et nobles caractères, ni de sublimes : efforts de vertus populaires, ni de ces peintures vivantes des mœurs que les historiens des grands siècles de la littérature ont pu seuls tracer, lorsqu'ils étaient secondés en même temps par l'imagination animée des poètes pour voir les objets, par la raison des grands philosophes pour les bien observer. Loin de là ; je n'avais à leur offrir que des peuples dégradés et des peuples barbares, et le tableau devait aussi être emprunté à des historiens ou dégradés ou barbares. Leur annoncer ainsi le plan que nous allions suivre, ç'aurait été peut-être les décourager trop complètement. S'ils ont eu cependant la patience de me suivre, j'ose les féliciter d'avoir traversé ce terrain fangeux. C'était un chemin nécessaire qu'il fallait faire ; c'était le passage inévitable des sociétés antiques aux sociétés modernes, de l'héroïsme des Romains et des Grecs à la chevalerie dés Croisés. On ne saurait comprendre ni nos pères ni nous-mêmes, si l'on retranche toute cette période de l'histoire qu'on étudie. Héritiers d'une civilisation autre que la nôtre, héritiers d'éléments sociaux et de souvenirs opposés, nous ne pouvons nous dispenser de remonter à l'origine des choses, et de regarder d'où nous sommes venus pour nous connaître nous-mêmes.

Ce plan d'un récit si compliqué et si peu attrayant que je n'osai point tracer d'avance, je pourrai, avec moins d'inconvénient, le rappeler brièvement après l'avoir terminé. La décadence de Rome, après la perte de sa liberté, a été la première soumise à nos regards. Nous avons vu quel avait été l'effet d'un despotisme de trois siècles sur la population, sur la richesse, sur l'esprit public, sur les mœurs, et sur la force réelle de l'empire ; par quelles convulsions il avait passé avant d'être réduit si bas, et quels étaient les ennemis qui menaçaient de toutes parts ce colosse si effrayant encore et cependant si faible. Nous l'avons montré recevant, au commencement du IVe siècle, une organisation nouvelle, avant de s'engager dans une nouvelle lutte ; et bientôt en effet les Goths envahissent l'Orient, les peuples germaniques envahissent l'Occident, les Tartares, conduits par Attila, achèvent de briser les forces de l'Europe, et après des convulsions douloureuses, l'empire de Rome succombe en 476 tandis qu'une Rome nouvelle sur le Bosphore conserve languissamment, près de mille ans encore, le nom romain pour des peuples étrangers à Rome, de langage, de mœurs et de sentiments.

Après la chute de l'empire d'Occident, nous n'avons point entièrement abandonné celui de Byzance, mais notre attention sur ses révolutions a été en décroissant avec leur importance. Nous avons cherché à bien comprendre la seule époque brillante de Constantinople, celle de la législation et des conquêtes de Justinien, mais ses successeurs immédiats, non plus que les trois dynasties d'Héraclius, de Léon l'Isaurien, et de Basile-le-Macédonien, ne nous ont point paru mériter autant d'études ; à mesure qu'ils s'avançaient dans la nuit du moyen âge, ils devenaient aussi plus étrangers pour nous.

Les Etats qui s'élevaient sur les débris de l'empire d'Occident nous ont au contraire semblé acquérir d'autant plus d'importance, qu'ils se rapprochaient davantage de nous. Les Goths et les Francs parurent d'abord se balancer en puissance : nous avons suivi plus de deux siècles le déclin des premiers, la grandeur croissante des seconds ; cette grandeur souillée par tant de crimes semblait pencher vers une prochaine destruction, justement au moment où l'on vit sortir des sables de l'Arabie un peuple nouveau qui menaça le monde chrétien d'une conquête universelle. Nous avons cherché à faire connaître ce peuple, à expliquer le ressort si puissant qui pendant un siècle lui donna l'avantage sur tous les autres, et à montrer aussi comment ce ressort se détendit, et comment le musulman cessa si vite d'être redoutable. La lutte des Arabes avec les Européens nous a ramené vers les Francs. Nous avons vu leur monarchie recevoir une vigueur nouvelle par la victoire des Austrasiens et l'accession des Carlovingiens au trône. Nous avons vu Charlemagne soumettre et commencer à civiliser l'Europe septentrionale, mais bientôt aussi, nous avons vu une langueur mortelle succéder à ces brillants efforts, et nous avons cherché à expliquer pourquoi le nouvel empire d'Occident était tombé plus vite encore et plus honteusement que celui de Rome. C'est au milieu de ces deux siècles de décadence que nous avons tâché de faire remarquer comment la dissolution du lien social avait préparé la naissance d'Etats nouveaux, comment l'obligation imposée à chaque individu de se défendre avait remis en honneur d'abord le courage, puis d'autres vertus qui lui sont alliées, comment enfin du sein du désordre et de la dégradation on voyait surgir les principes d'un patriotisme nouveau et d'une nouvelle noblesse de caractère. Après l'an 1000 la table est rase ; elle n'attend plus qu'un nouvel édifice, mais c'est avant qu'on en pose les fondements que nous avons résolu de nous arrêter. Il y a sans doute toujours quelque chose d'arbitraire dans ces points d'arrêt fixés au milieu de la longue chaîne des temps : ces points destinés à séparer, et qui souvent lient au contraire des époques dissemblables. Plus le plan général qu'on avait suivi est vaste, plus les intérêts qu'on se proposait de faire connaître sont compliqués, et plus il est impossible qu'une même catastrophe soit commune à tous, qu'une même clôture tranche tous les fils à la fois. Il existe cependant une cause qui force à s'arrêter à la fin du Xe siècle, même celui qui voudrait poursuivre au-delà son récit : c'est l'attente presque universelle de la fin du monde à cette époque, car elle a contribué à faire poser la plume à la plupart des écrivains contemporains ; le monde se tut pour un temps ; les historiens jugeaient inutile de s'adresser à une postérité qui ne devait jamais exister.

Les chrétiens, en cherchant à comprendre l'Apocalypse, et à fixer l'époque où devaient s'accomplir ses prophéties, avaient surtout été frappés du chapitre XX, où il est annoncé qu'après mille ans Satan serait délié pour séduire les nations de la terre, mais qu'un peu plus tard Dieu ferait descendre du ciel un feu qui les dévorerait. L'accomplissement de toutes les redoutables prophéties contenues dans ce livre paraissait donc ajourné à cette époque, et la fin du monde semblait indiquée par ce feu dévorant et par la première résurrection des morts. Plus la millième année depuis la naissance de Jésus-Christ approchait, et plus l'effroi se répandoit dans tous les esprits. On trouve dans toutes les archives un grand nombre de chartes du Xe siècle qui commencent par ces mots : Appropinquante fine mundi — comme la fin du monde s'approche —, et cette croyance presque universelle redoubla la ferveur de la religion, ouvrit les mains les moins libérales, et suggéra des actes variés de charité ; les plus nombreux de beaucoup furent des donations faites au clergé, de biens que le testateur ôtait sans regret à une famille qui désormais n'en pourrait plus faire usage : d'autres cependant furent d'une nature plus méritoire ; plusieurs ennemis se réconcilièrent, plusieurs hommes puissants accordèrent une grâce plénière aux malheureux qui les avaient offensés ; plusieurs même rendirent la liberté à leurs esclaves, ou améliorèrent la condition des pauvres et des petits qui dépendaient d'eux.

On se sent effrayé de l'état de désorganisation où la croyance de l'approche imminente de la fin du. monde dut jeter la société. Tous les motifs ordinaires d'action étaient suspendus ou remplacés par des motifs contraires, toutes les passions se taisaient, et le présent disparaissait devant l'avenir. La masse entière des nations chrétiennes se trouvait dans la situation d'âme d'un condamné qui a déjà reçu sa sentence, et qui compte désormais les heures qui le séparent de l'éternité. Tout travail ou du corps ou de l'esprit devenait sans but, sauf le travail du fidèle pour faire son salut ; toute provision pour un avenir terrestre aurait paru absurde ; tout monument pour un âge qui ne devait jamais arriver aurait été contradictoire ; toute histoire écrite pour une génération qui ne devait jamais naître aurait montré un manque de foi. On est presque étonné qu'une croyance aussi générale qu'elle paraît l'avoir été alors, n'ait pas produit l'événement qu'elle faisait craindre ; qu'elle n'ait pas transformé l'Occident en un vaste couvent, et qu'en faisant abandonner tout travail, elle n'ait pas livré le genre humain à une effroyable famine. Mais sans doute la puissance de l'habitude l'emportait encore chez plusieurs, sur la maladie de l'imagination. D'ailleurs, quelque incertitude sur la chronologie avait laissé hésiter entre deux ou trois époques rapprochées, et quoique plusieurs chartes attestent, les signes certains et évidents qui ne laissaient plus de doutes sur la rapide approche de la fin du monde, l'ordre constant des saisons, la régularité des lois de la nature, la bienfaisance de la Providence qui continuait à couvrir la terre de ses fruits, entretenaient encore des doutes, même dans les esprits les plus soumis. Enfin, le dernier terme fixé par les prophéties fut franchi, la fin du monde n'était point arrivée, la terreur se dissipa, et il fut universellement convenu qu'on avait sous ce rapport mal interprété le langage des Écritures.

 

C'est aussi sur ce seuil si longtemps redouté de la millième année que nous nous placerons, pour prendre un dernier congé des dix premiers siècles du christianisme, et pour juger l'esprit général des nations qui, à la chute de l'ancien monde, allaient commencer un monde nouveau. Dans les huit siècles que nous avons surtout étudiés, nous avons pu être frappés de la monotonie du crime, de l'égoïsme et de la bassesse ; mais les nations dont nous allons prendre congé étaient devenues désormais plus dissemblables dans leur caractère, elles étaient marquées tout au moins de trois empreintes différentes : l'esprit d'érudition des Grecs, l'esprit de liberté des Italiens, l'esprit de chevalerie des Francs. Nous essayerons de donner une légère idée de ce qu'on devait en attendre, et nous terminerons par quelques mots sur la moralité des siècles que nous avons parcourus.

Les Grecs, au Xe siècle, étaient seuls en possession de tout l'héritage du savoir accumulé des siècles passés. Quelques uns de leurs ouvrages, à cette époque même, annoncent l'étendue de leur érudition. Celui du patriarche Photius, qui paroît avoir été composé à Bagdad, loin de sa bibliothèque et par un prodigieux effort de mémoire, contient l'analyse et la critique de deux cent quatre-vingts ouvrages ; ceux de Léon-le-Philosophe et de son fils Constantin Porphyrogénète, passent en revue presque toutes les sciences humaines, depuis l'administration de l'empire, la tactique, l'art nautique et les cérémonies du palais, formant ensemble la science des rois, jusqu'aux professions les plus humbles dans les arts et l'agriculture. Peu de livres semblent faits pour mettre mieux en évidence la vanité de l'érudition, pour faire mieux contraster la vaste étendue du savoir avec l'incapacité d'en tirer aucun parti.

Ce n'est pas une des moins tristes expériences qui aient été faites sur l'espèce humaine, que cette, constante dégénération des Grecs, que cet anéantissement du génie et de toutes les facultés les plus nobles de l'esprit, tandis qu'ils demeuraient en possession de tout l'héritage des lumières dix monde. Nous croyons souvent, nous nous plaisons du moins à redire, que la civilisation, ne peut rétrograder, que les progrès faits, par l'esprit ne peuvent se perdre, et que les conquêtes de l'intelligence sont, désormais dérobées au pouvoir du temps par l'invention de l'imprimerie. Mais ce ne sont pas les livres qui ont manqué aux hommes quand l'espèce humaine a rétrogradé ; quelquefois c'est la volonté de lire, et les livres seuls ne la donnent pas ; quelquefois c'est la faculté de penser, quelquefois l'énergie de faire usage de la pensée.

De nos jours même nous avons vu des pays où le pouvoir fait un tel abus de la presse que tout lecteur se détourne avec dégoût d'une nourriture qu'il doit croire empoisonnée ; nous en avons vu d'autres où un faux système religieux inspire une telle défiance de tout exercice de la raison humaine, que le fidèle, entouré dés écrits qui pourraient exciter ses doutes, tremble devant son confesseur au milieu de ces fruits défendus ; il s'abstient d'y toucher comme d'un péché honteux et d'un péché vers lequel peu de séductions l'attirent. En vain l'imprimerie a multiplié les livres qui dévoilent les horreurs de l'inquisition ou l'absurde cruauté de la torture ; nous pourrions signaler de grands peuples, nous pourrions en signaler de petits, qui sont ou qui ont été entourés de ces livres, sans s'être pendant longtemps aperçus de leur existence. Les livres des anciens, demeurés en manuscrit, échappaient bien mieux que les nôtres à la main du pouvoir ; excitant moins de défiance, ils n'avaient point été l'objet d'une censure toujours vigilante ;  le talent de l'écrivain n'avait point non plus été mis à profit par le gouvernement comme une armé qu'il pouvait retourner contre la société. Le clergé n'avait encore prohibé aucune lecture ; ces livres n'en demeurèrent pas moins sans effet sur les mœurs et les actions des hommes.

La plus riche abondance de livres existait à Constantinople, et elle était accessible à tous, dans de nombreuses bibliothèques et publiques et privées. L'art du copiste est, il est vrai, infiniment plus lent que celui de l'imprimeur ; mais l'art du copiste avait été exercé sans interruption, par une classe d'hommes très nombreuse, sur des matériaux plus durables que les nôtres, depuis les temps brillants de la littérature grecque, c'est-à-dire, en l'an 1000, depuis environ quatorze siècles. Constantinople n'avait jamais été prise ; en sorte que tous les dépôts de l'antiquité s'y étaient conservés, que la ville s'était enrichie encore de tous ceux que d'opulents propriétaire, que les directeurs des couvents, des cathédrales, des écoles, avaient rapportés des provinces envahies par les ennemis, et le prix supérieur des livres ; avait fait veiller plus soigneusement à leur conservation. D'ailleurs la science était toujours honorée, et cette science était toute d'érudition. Les commentateurs, les scoliastes, continuaient à fleurir dans une succession régulière ; leurs écrits nous font voir l'étendue prodigieuse de leurs lectures. Tout ce que la philosophie avait suggéré de plus sublime, tout ce que la liberté avait inspiré de plus noble aux fondateurs de la gloire de la Grèce, toutes les leçons de l'histoire d'Athènes et de Rome étaient à leur portée. Les bourgeois de Constantinople pouvaient lire dans leur propre langue l'effusion des sentiments républicains telle qu'elle avait été dictée par là jouissance de tous les droits d'une patrie libre. Leurs propres mœurs, leurs propres habitudes, leurs souvenirs nationaux, leur servaient encore à expliquer ce qui quelquefois demeure obscur pour nous ; mais le cœur leur manquait pour entendre. Les érudits exposaient avec une minutieuse exactitude tous les détails de mythologie, de géographie, de mœurs, d'habitudes des anciens ; ils connaissaient à fond, avec leur langage, toutes les figures de leur rhétorique, tout le mécanisme de leurs vers, tous les ornements de leur poésie : l'âme seule leur échappait, et elle leur échappait toujours. Ils savaient combien de milliers de citoyens avaient vécu heureux et glorieux dans chaque canton de cette Grèce où ils ne voyaient plus que quelques centaines d'esclaves. Ils savaient et ils pouvaient montrer au doigt le lieu où les braves de Miltiade et de Thémistocle avaient arrêté les armées innombrables du grand roi ; ils connaissaient chacune des lois sur lesquelles se fondait la balance des pouvoirs, ou par lesquelles se maintenait la dignité de l'homme dans ces admirables constitutions de l'antiquité ; et ni la misère de leur pays, ni les désolantes invasions de leurs voisins, ni l'infâme gouvernement des eunuques du palais, ne leur avaient fait songer à chercher quelque leçon dans cette antiquité qu'ils savaient par cœur. L'étude n'avait jamais pour eux d'autre but que d'enrichir la mémoire ; la pensée dormait, ou si quelquefois elle était éveillée, c'était pour se plonger dans les interminables disputes de la théologie : l'utilité leur semblait presque une profanation de la science. Mémorable exemple, et qui n'a point été unique au monde, de l'inutilité de l'héritage intellectuel des siècles passés, si la génération présente manque de vigueur pour en faire usage. Ce ne sont pas les livres qu'il s'agit de conserver, c'est l'âme des hommes ; ce n'est pas le dépôt des pensées, c'est la faculté de penser. S'il fallait choisir entre toute l'expérience qui a été acquise depuis le commencement des âges, entre ce précieux dépôt de la sagesse humaine et la seule activité de l'esprit, n'hésitons pas à préférer cette dernière, n'hésitons pas à la soigner dans l'homme, à la développer, à la préserver de toute atteinte. Elle seule, si elle demeure entière, réparera toutes nos pertes ; la richesse littéraire seule, au contraire, ne sauvera pas une faculté ou pas une vertu.

Les Grecs de Byzance possédaient des modèles dans tous les genres : durant plus de dix siècles, ils ne leur fournirent aucune idée originale ; ils ne firent pas même naître une copie digne d'être placée derrière ces chefs-d'œuvre. Trente millions au moins de Grecs demeurés dépositaires de tout le savoir des siècles passés ne firent, pendant douze siècles, pas faire un seul pas à une seule des sciences sociales. Il n'y avait pas dans Athènes libre un seul citoyen qui n'en sût plus sur là politique que le premier des savants byzantins : leur morale resta au-dessous de celle de Socrate ; leur philosophie, au-dessous de celles de Platon et d'Aristote, qu'ils commentaient sans cesse. Ils ne firent pas une découverte dans une seule des sciences naturelles, si l'on en excepte l'heureux hasard qui leur présenta le feu grégeois. Ils chargèrent les anciens poètes de scolies ; mais ils furent incapables de marcher sur leurs traces. Pas une comédie ou une tragédie ne fut écrite au pied des ruines des théâtres de la Grèce, pas un poème épique ne fut produit par les adorateurs d'Homère, ou une ode par ceux de Pindare. Leurs plus nobles travaux littéraires ne dépassent pas quelques épigrammes recueillies dans l'anthologie grecque, et quelques romans. Tel est l'indigne usage que les dépositaires de tous les trésors de l'esprit humain firent de leurs richesses pendant plus de mille ans de transmission non interrompue.

Les Italiens auraient pu avoir, comme les Grecs, un trésor de richesses littéraires, reçu en héritage de leurs ancêtres ; mais ils l'avaient négligé, et n'en connaissaient plus la valeur. En revanche, ils avaient en partage toute cette vie, toute cette activité qui manquaient à leurs voisins. Au milieu du chaos du moyen âge, leurs âmes s'échauffèrent ; c'est la juste devise incaluere animi, du savant Muratori, qui lui-même a tant contribué par ses travaux à débrouiller ce chaos. En effet, une fermentation puissante et universelle entraînait vers une nouvelle existence une matière morte et inerte. Les expéditions des trois Othon en Italie ne sont que de courts épisodes dans l'histoire de cette contrée. Ils y séjournèrent peu de temps ; ils y parurent en étrangers et en conquérants : les plus grandes vues, les plus hautes Vertus, ne suffisent point pour empêcher que l'étranger, par sa domination, ne dégrade et n'abrutisse. Mais, en dépit de leurs armées allemandes, presque sous le fer de leurs soldats, l'esprit républicain naissait de toutes parts. Les Italiens, convaincus qu'ils n'avaient rien à espérer de l'empire, cherchaient leur appui en eux-mêmes ; ils s'associaient, ils se promettaient une aide mutuelle, et ils ne s'étaient pas plus tôt réunis pour leur défense, ils ne s'étaient pas plus tôt engagés dans cette noble ligue qu'ils apprenaient à connaître le dévouement, le patriotisme, l'amour de la liberté, et qu'avec ces généreux sentiments ils recevaient les germes de toutes les vertus.

Venise, qui peut-être alors s'était trop rapprochée du gouvernement monarchique, en accordant à son doge des prérogatives que, pendant les siècles suivants, elle ne cessa de limiter, conservait toutefois les germes d'un pouvoir démocratique dans la fière indépendance de ses marins ; et en effet ce furent eux qui soumirent, en 997, la mer Adriatique à sa domination, en engageant toutes les villes de l'Istrie et de la Dalmatie à reconnaître sa souveraineté. Dans le même temps, Naples, Gaëte et Amalfi, repoussant les attaques des princes lombards et des Sarrasins, comme bientôt après elles repoussèrent celles des Normands, affermissaient leur autorité souveraine, couvraient la mer de leurs vaisseaux, rassemblaient dans leur étroit territoire une population immense et des richesses auxquelles le reste de l'Europe portait envie, enseignaient enfin à l'Occident quelle est la vraie dignité du commerce, quelle est, dans une ville bien réglée, la sage alliance de l'ordre avec la liberté. Plus au nord, deux autres républiques maritimes, Pise et Gênes, qui avaient probablement dû aussi aux Grecs leurs institutions municipales, leur protection contre les barbares, et leurs premières richesses, se montraient animées de ce même esprit d'entreprise, de cette même hardiesse, sans laquelle le commerce ne pouvait être exercé avec succès dans un siècle de désordres et de violences. Les marchands, armés sur leurs vaisseaux, savaient défendre valeureusement les richesses qu'ils transportaient d'un rivage à l'autre ; leur association faisait leur force ; le sentiment de la patrie les suivait jusque dans leurs plus lointains voyages. Ils s'accoutumaient à faire respecter, par les princes et les nobles, le nom de bourgeois, objet du mépris des cours ; ils comprenaient, et ils annonçaient au monde une grandeur nouvelle, différente de celle qui jusqu'alors avait seule obtenu de la considération. Ils se préparaient aux conquêtes sur les Sarrasins, qu'ils effectuèrent peu d'années après dans la Sardaigne et les îles Baléares, ou aux puissants secours qu'en moins d'un siècle ils donnèrent aux croisés de la Terre-Sainte. Au moment en effet de la première croisade, ces deux villes seules firent plus pour ce qu'on regardait comme la cause de la chrétienté que les puissants empires qui ensevelirent une moitié de leur population dans les sables de la Syrie et de l'Egypte.

Les villes mêmes de l'intérieur des terres, dans la Lombardie et la Toscane, n'étaient point étrangères à cet esprit de vie. Elles aussi, à l'occasion des ravages des Hongrois, avaient relevé leurs murailles ; elles avaient armé leurs milices, et déjà elles commandaient le respect de ces mêmes voisins qui s'étaient dits leurs maîtres. Milan, Pavie, Florence, Lucques,. Bologne, font remonter à cette époque l'origine de leur indépendance et la mémoire de leurs premières guerres : plusieurs de leurs antiques édifices attestent aussi que les arts s'y renouvelèrent presque en même temps que la liberté. A peine leurs bourgeois eurent-ils fait un premier essai de leurs armes qu'ils s'efforcèrent de reproduire dans leurs murs une image de cette république romaine dont le souvenir était toujours cher et glorieux pour les Italiens. Des consuls annuels, nommés par le peuple, furent chargés du commandement de l'armée et de l'administration de la justice ; les citoyens se partagèrent entre des tribus qui, le plus souvent, recevaient leur nom des différentes portes de chaque ville, soit pour combattre, soit pour donner leur suffrage : le peuple entier fut assemblé sur la place publique, pour être consulté dans toutes les occasions importantes ; mais un sénat, un conseil de credenza, dut veiller constamment, par sa prudence, au salut des citoyens.

Les heureux résultats de cette nouvelle liberté italique furent longtemps contrariés, longtemps retardés par les guerres acharnées du sacerdoce et de l'empire, et par les croisades. Cependant le principe de vie qu'elle rendait à l'espèce humaine était si puissant que chacune des nouvelles républiques développa dès lors plus de grands et illustres citoyens, plus de caractères vertueux, plus de patriotisme et de talent qu'on n'en peut réunir dans les longues et monotones annales des grands empires. Un siècle et demi après l'époque où nous nous arrêtons, la ligue lombarde osa poser des limites au pouvoir arbitraire, élever les lois au-dessus des armes, et opposer de simples bourgeois aux chevaliers de l'Allemagne, conduits par le valeureux Frédéric Barberousse. Dans le même temps, ces républiques confirmaient l'alliance éternelle de la beauté du caractère avec la beauté du génie ; une langue nouvelle commençait à se former, et avant même qu'elle suffît à exprimer les nobles sentiments qui fermentaient dans l'âme, la sculpture et l'architecture, qui sont aussi des langages, manifestaient aux yeux étonnés du spectateur barbare les hautes conceptions que recélait une âme italienne. Trois siècles s'étaient écoulés depuis l'an 1000 ; mais à peine l'un de ces trois avait été pour Florence un siècle de liberté, lorsque le Dante parut, et fit briller le génie dans les lettres, comme il brillait dans les arts, dans les armes et dans les conseils des républiques.

 

A la réserve de quelques cités du midi de la Gaule et de l'Espagne, il ne faut point chercher en l'an 1000, dans le reste de l'Occident, ce noble esprit de liberté qui annonçait de si beaux jours à l'Italie. Mais un autre principe, un autre sentiment qui n'était pas sans grandeur, donne dans tous les pays qui avaient appartenu à l'empire d'Occident une physionomie nouvelle aux siècles qui s'avancent : c'est l'esprit de chevalerie des Francs, non celui des romans, mais celui de l'histoire, c'est l'exaltation du sentiment de la force et de l'indépendance individuelle.

L'esprit de chevalerie appartient à la seule noblesse ; ce ne fut que pour elle que, vers l'an 1000, le sentiment de la dignité humaine commença à renaître parmi les Occidentaux. On connaîtrait mal cependant cet âge barbare si l'on attachait au mot de noblesse les idées de pureté de race et de longue généalogie qu'a développées la vanité à l'aide des progrès de la civilisation. Il était peu question de généalogie quand les noms de famille n'existaient pas, d'exploits de ses aïeux dont on pût se glorifier, quand il n'y avait point d'histoire, de preuves de noblesse quand tous les écrits, tous les parchemins, excitaient la défiance de chevaliers, qui ne savaient pas lire, et qui n'en voulaient croire que leur épée. La noblesse n'était que la possession de la richesse territoriale, et à la richesse était toujours uni le pouvoir. Lorsque l'usurpation ou la bâtardise s'étaient emparées de l'un ou de l'autre, l'usurpateur ou le bâtard étaient admis dans les rangs de la noblesse.

Sous les premiers Carlovingiens, cette noblesse avait été profondément avilie lorsqu'elle avait abandonné les armes, et que, renonçant au soin de défendre le royaume, elle s'était bientôt trouvée hors d'état de se défendre elle-même. Au moment cependant où le gouvernement cessa d'accorder aucune protection à aucun des ordres de la société, elle retrouva dans sa richesse un moyen de garantie qui n'était à la portée d'aucune autre classe de citoyens. C'est un fait assez remarquable que la proportion entre les moyens d'attaque et ceux de défense change toujours en raison inverse des progrès de la civilisation. Plus les temps sont barbares, et plus l'art réussit à mettre l'homme à l'abri des coups de son semblable ; plus la société fait au contraire de progrès, et plus les moyens de détruire l'emportent sur ceux de conserver. La richesse qui appartenait au noble, et qui lui donnait la disposition de toute l'industrie de ses vassaux, lui permit d'abord de mettre sa demeure à l'abri de toute attaque. Mais il ne se contenta pas de se faire une retraite inaccessible de son château-fort, bientôt il entoura son corps de fortifications mouvantes, et, enfermé dans sa cuirasse, il acquit une immense supériorité de forces physiques sur tous les hommes plus pauvres que lui, et il put braver le ressentiment de ceux qui avaient cessé d'être ses égaux lors même qu'il demeurait au milieu d'eux.

A peine restait-il une chance entre mille pour que le chevalier couvert d'une cotte de mailles, d'une cuirasse qui s'emboîtait de manière à suivre tous les mouvements de son corps, d'un bouclier qu'il présentait aux coups, d'un casque qui, avec la visière abaissée, enfermait toute la tête, pût être atteint par le fer d'un vilain. Dans les combats avec des hommes d'un ordre inférieur, le chevalier donnait la mort sans courir de chances de la recevoir, et cette disproportion même établissait le prix respectif de la vie du noble et de celle du roturier : un seul chevalier valait plus que des centaines de plébéiens, qui ne pouvaient lui offrir aucune résistance. Mais pour jouir pleinement de cet avantage, de même qu'il lui fallait une dépense prodigieuse, une dépense égale à celle de l'armement de quatre ou cinq cents paysans, il lui fallait aussi un exercice constant de sa force et de sa dextérité : il fallait que ses membres s'accoutumassent au poids et à la gêne de cette armure, qu'il ne devait presque pas quitter. Le noble dut renoncer à tout exercice de l'esprit, à toute culture de son intelligence, pour vivre à cheval, sous le harnais, et uniquement occupé d'exercices militaires : mais en même temps le noble, devenu un soldat agile, vigoureux, invulnérable, l'emporta en force corporelle, en force physique, sur les centaines de vilains dont il était entouré. Il put même leur accorder des armes, les faire combattre sous ses ordres, et rester leur maître, parce qu'il était plus fort qu'eux tous.

L'avantage immense que les châteaux-forts et l'armure chevaleresque assurèrent au noble sur le roturier causa un très grand mal moral, en détruisant tout sentiment de fraternité et d' égalité entre les hommes : mais la fierté que cette même armure inspira au chevalier vis-à-vis de ses égaux, le sentiment d'indépendance qu'elle contribua à nourrir, la confiance dont il se pénétra dans sa propre importance et dans ses propres droits, ennoblirent le caractère national, et rendirent aux Francs ce qui leur avait manqué dans le siècle précédent, la conscience de la dignité humaine. Des droits égaux, indépendants, conservés dans leur plénitude, font bientôt rechercher des lois qui les garantissent, un ordre social qui les protège ; et cet ordre nouveau, qui assurait en effet, et la liberté des nobles, et leur subordination, et la garantie réciproque entre le seigneur et le vassal, s'organisa, vers la fin du Xe siècle, sous le nom de système féodal. Cet ordre se maintint trois siècles environ, ou jusqu'à la fin du XIIIe ; et tant qu'il dura, il exerça sur ceux qui faisaient partie de la société, sur les gentilshommes, plusieurs des effets qu'on croirait ne devoir attendre que d'une organisation républicaine. Il remit en honneur des vertus absolument exilées de la terre pendant les siècles précédents ; le respect pour la vérité surtout, et la loyauté dans l'observation de tous les engagements. Il réforma les mœurs, il confia à l'honneur du sexe le plus fort la protection et la défense du sexe le plus faible ; il ennoblit enfin l'obéissance, en la faisant reposer sur la seule base honorable qu'elle puisse avouer, la liberté et l'intérêt de tous. De grandes choses furent accomplies et de nobles caractères furent développés par cette république des gentilshommes qu'avait constituée la féodalité. Mais c'est l'imagination seule des romanciers qui peut faire chercher l'amabilité et l'élégance sociales sous ces formes rudes et austères : l'orgueil du chevalier l'attachait à la vie solitaire ; hors de son donjon, partout où il cessait d'être le premier, où il recevait la loi, au lieu de la donner, sa fierté était en souffrance. La vie chevaleresque était une vie de repoussement réciproque, et sauf les occasions rares où le chevalier était appelé aux cours de justice, aux armées de son seigneur pendant quarante jours, ou aux tournois, les égaux s'évitaient ; l'amitié ni la sociabilité n'étaient pas faites pour ces temps-là.

Ainsi la période nouvelle de l'histoire qui s'ouvre après l'an 1000 promet une récolte plus abondante et de vertus et de grandes actions ; elle fait attendre de plus nobles caractères, et parmi les républicains d'Italie, et parmi les chevaliers francs, et parmi les croisés. Sans doute on demandera d'où vient que cet avantage est presque absolument refusé aux huit siècles que nous avons parcourus ; d'où vient qu'entre tant de nations si différentes de mœurs, d'opinions et de condition sociale, si fréquemment bouleversées par des révolutions, les caractères élevés sont si rares, les vertus si clairsemées, les crimes si révoltants. On demandera ce qu'il y avait donc de commun entre les empereurs païens, chrétiens et musulmans, des Grecs, des Latins, des Arabes, des Francs ; pourquoi la perfidie était également fréquenté chez les chefs des démocraties armées qui conquirent les Gaules, ou chez les lieutenants du prophète d'Arabie, que chez les monarques absolus.

Nous répondrons qu'une grande différence, qu'une différence fondamentale sépare les gouvernera eus qui ont pour mobile la vertu de ceux qui ont pour mobile l'égoïsme. Les premiers, qui élèvent l'homme, qui se proposent pour but son éducation morale autant que ses succès, sont des exceptions rares dans la suite des siècles ; les seconds, qui le dégradent, forment de beaucoup le plus grand nombre, et, parmi eux, on peut ranger tous ceux de la première moitié du moyen âgé, malgré leur variété presque infinie. Dans les républiques de l'antiquité, dans toutes les, Constitutions dignes de notre respect, les législateurs ont cherché, avant tout, à développer les sentiments nobles dans l'âme des citoyens, à relever leur dignité morale, à leur assurer la vertu, qui dépend des institutions civiles, plutôt que le bonheur, qui demeure toujours soumis au hasard. Pour atteindre ce but, ils ont offert à chaque individu une grande pensée, un objet de son dévouement plus élevé que le citoyen lui-même, auquel ils lui ont enseigné à se sacrifier. Cet objet du culte des anciens était la patrie, l'association de tous les citoyens ; chacun apprenait combien cet intérêt de tous était plus grand que son intérêt propre, chacun sentait qu'il se devait tout entier à ce corps dont il avait l'honneur de faire partie ; et le seul sacrifice de soi à ce qui vaut mieux que soi est le principe de toute vertu.

Dans tous les gouvernements, au contraire, dont la lutte nous a occupés pendant le cours des siècles que nous venons de parcourir, aucun principe, aucun sentiment politique n'était élevé au-dessus de l'intérêt personnel ; ceux qui exerçaient le pouvoir n'avaient pour but que leur propre avantage ; ceux qui avaient donné à la société ses institutions n'avaient eu pour mobile que l'égoïsme. On a répété le mot d'un despote moderne : L'Etat, c'est moi ; mais Louis XIV ne faisait qu'exprimer ainsi le principe de tous les gouvernements dont le mobile est l'égoïsme. Malheur cependant aux peuples et aux princes lorsque le despote, à Rome ou à Constantinople, dit : L'Etat, c'est moi ; lorsque la démocratie armée des Francs, au VIe siècle, dit : L'Etat, c'est nous ; lorsque les prélats, au IXe siècle, dirent : L'Etat, c'est nous ; lorsque les comtes et les seigneurs de châteaux, au Xe dirent : L'Etat, c'est nous ! Honneur, au contraire, aux dépositaires du pouvoir, qu'ils soient rois constitutionnels, sénateurs, ou citoyens votants sur la place publique, lorsqu'ils disent. : Nous sommes à l'Etat, et qu'ils se conduisent en conséquence. Si nous cherchons de l'héroïsme dans les huit siècles dont nous avons parcouru l'histoire, nous en trouverons peut-être dans les martyrs des diverses sectes persécutées, qui se sacrifiaient pour ce qu'ils croyaient la vérité ; nous en trouverons dans Bélisaire, qui, longtemps après que Rome avait été asservie, croyait encore à la vertu romaine, et sentait encore qu'il se devait tout entier à la patrie ; nous en trouverons dans les premiers sectateurs de Mahomet, qui bravaient tous les dangers pour répandre le dogme de l'unité de Dieu. Mais tout le reste des capitaines et des soldats, et vainqueurs et vaincus, ne combattirent que pour eux-mêmes, pour leur profit, pour leur avancement. Ils pouvaient être braves, ils pouvaient être habiles, mais ils ne devaient élever aucune prétention à l'héroïsme. De même les rois, les ministres, les législateurs, ceux qui fond aient des empires et ceux qui les renversaient, pouvaient développer des vues vastes, une politique profonde, une grande connaissance des hommes ou des temps ; ils pouvaient même faire occasionnellement du bien, et montrer, en le faisant, ou leur génie ou leur modération : mais ils ne montraient point encore de la vertu, car le mot de vertu implique dévouement ou sacrifice ; et ils ne voyaient qu'eux, ils ne cherchaient que leur propre gloire, leur propre grandeur, leur propre durée, la satisfaction de leurs propres passions. S'ils faisaient jamais des sacrifices, c'étaient les autres qu'ils sacrifiaient à eux-mêmes ; c'étaient l'humanité, la loyauté, toutes les vertus, toutes les affections nobles, qu'ils estimaient avoir moins de poids que leur propre avantage.

Cette opposition fondamentale entre la vertu et l'égoïsme, opposition qui seule suffit à classer les gouvernements divers, comme elle classe les actions des hommes, ne détruit point l'application philosophique du principe de l'utilité. Comme il est vrai que la morale est le principe de toute sagesse, il est nécessairement vrai que le plus grand bien de tous est le but vers lequel tendent également et les vertus de tous, et les calculs égoïstes de tous ; que lorsqu'on fait abstraction de tous les intérêts individuels, de toutes les aberrations des passions, de toute l'influence des circonstances, les deux voies que suivent la, vertu et l'égoïsme se réunissent au même point. C'est ainsi que là vertu elle-même peut, en quelque sorte, être jugée par des calculs personnels ; c'est ainsi que l'on peut, que l'on doit démontrer que les sacrifices qu'elle commande sont d'accord avec l'intérêt général. Une vertu qui se dévoue à ce qui causera le mal, et non le bien de l'humanité, est une vertu qui s'égare ; un héroïsme qui se sacrifie pour un but qu'on doit éviter, est un héroïsme dangereux. Le philosophe moraliste pourra s'élever assez haut pour apprécier et cette vertu et cet héroïsme, d'après le principe de l'utilité, pour rectifier leur direction d'après le plus grand bien des hommes. Mais ce principe, qui, pris d'une manière abstraite, détermine ce qui est bien en soi, n'est pas propre à devenir le mobile immédiat de nos actions, de crainte que l'utilité de tous ne cédât bientôt le pas à l'utilité privée. Les gouvernements qui ont donné une forte éducation morale à l'espèce humaine ont commencé par montrer comment le bien de tous était leur but, comment il était le devoir de tous les associés ; et en les remplissant de cette grande idée, ils ont appelé le bien de tous patrie, et ils ont appris aux citoyens à se dévouer pour elle. Les gouvernements, tels que ceux que nous avons vu agir, qui n'ont voulu que se maintenir pour leur propre avantage, qui ont cherché la puissance, la richesse, les plaisirs, pour les partager, n'avaient point un but qu'ils pussent proposer aux hommes ; ils ne reconnaissaient point d'utilité générale qui servît de base à la vertu. Ils n'ont pu alors parler de devoirs à leurs sujets, mais seulement d'avantages personnels, de punitions ou de récompenses ; et si quelquefois ils ont emprunté ces mots de patrie, d'honneur, de vertu, qui n'avaient point de sens chez eux, mais qu'ils voyaient chez leurs voisins opérer de si grandes choses, ces mots, en perdant leur signification, n'ont pu produire chez leurs sujets qu'une illusion fugitive.

Nous avons terminé la revue de ces longues et terribles convulsions, de cette révolution désolante ; nous avons vu descendre le genre humain de la période la plus brillante de gloire à celle du plus profond abaissement, de celle qui a produit la législation modèle de toutes les autres à l'absence complète de lois, du règne de la justice à celui de la force brutale. Tout ce qui fait l'ornement et le bonheur des sociétés civiles, la poésie, la philosophie, les études morales, les études religieuses des pères de l'Eglise, les beaux-arts, les arts domestiques, après avoir brillé du plus vif éclat, avait tout été détruit. L'homme, par ses efforts combinés, ne savait plus rien produire, ne savait plus rien conserver. C'est à ce point de dissolution complète que d'autres histoires doivent reprendre la société humaine, pour montrer les hommes se groupant autour de nouvelles patries, et se donnant en entier à leurs concitoyens, pour gagner, par ce sacrifice même, de nouvelles vertus. La connaissance de ce qui avait été détruit avant eux aidera peut-être à comprendre le chemin qu'ils durent faire. Mais il est difficile que le spectacle d'une si grande ruine ne nous fasse pas faire aussi un retour sur nous-mêmes. Tout ce que nous possédons aujourd'hui fut possédé aussi par ce monde romain que nous avons vu tomber en poussière : tout peut être détruit encore ; car nous venons de voir comment tout l'a été. La violence n'était qu'une cause secondaire de tant de ruines ; les vices de la prospérité eu furent la cause première : ces vices minèrent les digues du torrent, que rien ne put ensuite arrêter. Quand le moment fut venu où la patrie ne fut plus préférée au moi, où la vertu, l'honneur et la liberté, furent des prérogatives rares, sans lesquelles on apprit à vivre, un monde aussi beau que le nôtre dut crouler : un autre monde pourrait tomber de même.

 

FIN DU TOME SECOND ET DERNIER