DURANT la première moitié du Xe siècle, l'ensemble des États chrétiens de l'Europe n'était point dirigé par une volonté supérieure comme au commencement du IXe ; il ne formait point une société, une république de princes, dont les membres divers, sans reconnaître de subordination les uns envers les autres, savent cependant qu'ils ont des rapports, des devoirs et des droits, telle que la société que ces mêmes États formaient au XVIIIe siècle. Au contraire, leur assemblage semblait un arrangement fortuit de corps indépendants qui se trouvaient voisins sans se connaître ; qui ne comprenaient point les intérêts et les sentiments les uns des autres, et qui ne faisaient aucun effort pour les comprendre. Toutefois la victoire de Henri-l'Oiseleur, sur les Hongrois, à Merseburg, fut en quelque sorte un événement européen, parce qu'elle mit un terme à un danger, à une calamité éprouvée par toute l'Europe. On avait vu les armées des Hongrois ravager toute l'Allemagne, l'Italie, l'Aquitaine, la Lorraine et la Neustrie : aussi ces pays, qui avaient cessé de se connaître, se réjouirent en commun de leur défaite. Dès lors la maison de Saxe grandit aux yeux de toute l'Europe, et Henri-l'Oiseleur, ayant eu pour successeur un fils plus illustre que lui, Othon Ier, et un petit-fils et un arrière-petit-fils, Othon II et Othon III, qu'on jugea dignes de marcher sur ses traces, tous les yeux de leurs contemporains se fixèrent sur ces monarques de la Germanie. Othon Ier, après un interrègne de trente-neuf ans, fut décoré de la couronne impériale, et il se mit dès lors à la tête de la chrétienté. Henri-l'Oiseleur mourut en 936, après avoir engagé les princes de la Germanie à reconnaître pour son successeur Othon Ier, l'aîné des fils qu'il avait eus de sa seconde femme, au préjudice de Thancmar, son fils aîné, dont la mère avait été répudiée par lui, sous prétexte d'un vœu qu'elle avait fait. Il n'y avait plus de doute que la couronne de Germanie ne fût élective, et quel que fût le motif qui déterminait Henri à choisir entre ses enfants, son choix, une fois confirmé par les princes de l'Allemagne, devenait légitime. Cependant la jalousie et le ressentiment de Thancmar, qui se voyait écarter du trône de son père, étaient naturels, ses révoltes contre son frère étaient excusables, et le commencement du règne d'Othon-le-Grand est entaché par sa cruauté envers son frère, qui après la première guerre civile, fut tué, en 937, au pied des autels, à Ehresburg. La conduite d'Othon, à l'égard de ses enfants, ne fut pas non plus sans reproche ; il préféra, comme son père, ceux de la seconde femme à ceux de la première, et il poussa ainsi à la révolte son fils aîné Ludolfe, qui mourut ensuite en Italie, en 957. Ainsi Othon-le-Grand, tout aussi bien que Charlemagne, commença sa carrière par des fautes domestiques ; il fut, comme tous ses contemporains, sous l'influence de son siècle ; il ressentit la même ambition, les mêmes passions que les rois moins illustres auxquels il succédait ; il sacrifia comme eux ses devoirs à ses intérêts, avant de savoir s'élever au-dessus d'eux tous. Apprenons à l'excuser, car c'est le sort nécessaire des grands hommes qui ont vu le jour dans un siècle barbare. Il faut une grande force de réflexion, une grande étude du monde, avant de refaire la morale à son usage, avant de s'élever aux notions du droit et du juste, dans un temps où elles sont inconnues, avant de renverser surtout un échafaudage dangereux de vertus monacales et de compensations pour les crimes, qui a été inculqué dans l'âme sous les noms les plus sacrés, et qui n'a servi qu'à mettre la conscience en repos, tout en laissant aux passions leur ancien empire. La moralité d'Othon, tout comme la sagesse de ses conseils, s'accrut à mesure qu'il avançait dans la vie, parce qu'il soumit toujours plus ses actions aux principes que son propre cœur lui suggérait, de préférence à l'exemple pu aux enseignements des docteurs qui avaient formé sa jeunesse. Malheureusement le règne glorieux d'Othon, de 936 à 973, règne qui contribua plus qu'aucun autre à la civilisation de la Germanie, n'est qu'imparfaitement connu. L'on sait que c'est à partir de cette époque que la Saxe, encore presque sauvage, vit multiplier ses villes, que les arts industriels y firent des progrès, que des mines d'argent et de cuivre furent ouvertes et travaillées près de Gotslar, par l'industrie de ses habitans. Mais les historiens nous donnent peu ; de détails sur la manière dont Othon gouvernait son vaste empire, et peut-être y en avait-il eu à donner. Il semble en effet que pendant qu'il voyageait sans cesse, ou pour faire la guerre, ou pour présider aux comices de ses divers royaumes, il laissait les comtes dans les Etats du Nord, les villes dans ceux du Midi, régler à leur guise leur administration provinciale, et que c'est durant son règne que s'établirent la ; plupart des usages municipaux. Othon était d'une grande taille, sa figure était majestueuse, une abondance de cheveux blonds couvrait sa tête, ses yeux étaient animés et pleins de feu, son teint était vermeil ; il portait une longue barbe, contre l'usage de son temps. Il parlait presque uniquement l'allemand, quoiqu'il entendît le roman de France et le slave ; ce ne fut que tard dans la vie qu'il apprit à lire et qu'il acquit quelque connaissance du latin. Son principal plaisir était la chasse et les exercices chevaleresques ; jusqu'à sa mort, à l'âge de soixante et un ans, il conserva toute la vigueur de la jeunesse. Othon ne fut point, comme Charlemagne, le souverain d'une grande monarchie qui s'étendait sur toute l'Europe, mais plutôt le chef d'une confédération de princes qui se partageaient les mêmes contrées ; son rang fut reconnu, comme celui de Charles, dans la Germanie, la Gaule et l'Italie, tandis que son pouvoir n'y fut point le même : l'union des États indépendants qui le reconnaissaient pour chef semblait tenir seulement à la supériorité de ses talents et de son caractère : aussi, après sa mort, ces États se trouvèrent-ils assez bien constitués pour se maintenir par eux-mêmes. Charlemagne, au contraire, qui avait beaucoup plus concentré le pouvoir, ne put en abandonner les rênes sans entraîner vers sa ruine tout l'Occident. Les victoires d'Othon, dans les guerres civiles de la Germanie, lui servirent de degrés pour s'élever à l'empire. Chacun des ducs qui gouvernaient les grandes provinces s'était cru l'égal du monarque. Par une suite de combats, Othon leur enseigna l'obéissance ; il transmit alors la Bavière à son plus jeune frère Henri, la Lorraine à saint Bruno, son autre frère ; les évêchés nouveaux d'Havelberg et de Brandeburg, à des prélats qui entreprirent de civiliser les Slaves ; le marquisat de Lusace, à une nouvelle famille de feudataires chargée de garder la frontière orientale ; et s'il laissa le reste des duchés de Germanie à leurs anciens chefs héréditaires, ce ne fut qu'après s'être assuré que ces chefs seraient disposés désormais à concourir à la défense de la patrie. Othon avait déjà recueilli quelque renommée dans ses combats contre les ducs de la Germanie ; mais l'enthousiasme des peuples n'est éveillé par la guerre qu'en faveur des vainqueurs de nations étrangères, et ce genre de gloire fut de bonne heure acquis par le monarque saxon ; il obtint de constants avantages sur les peuples slaves, qui, occupant toute la frontière orientale de la Germanie, étaient sans cesse en lutte avec leurs voisins ; il réduisit Harald, roi de Danemark, à lui demander la paix ; il remporta enfin sur les Hongrois, aux bords du Leck ; le 10 août 955, une grande victoire qui mit finaux ravages de cette nation farouche. Othon ne fut pas reconnu par la France comme souverain ; mais la faiblesse des princes qui gouvernaient cette contrée était cause que tous les regards se dirigeaient vers lui. L'année même où il était parvenu à la couronne de Germanie, Rodolphe, roi de France, mourut, en 936. Louis IV, fils de Charles-le-Simple, âgé seulement de seize ans, fut alors rappelé d'Angleterre, où il avait passé treize années dans l'exil, pour recevoir une couronne presque réduite à la souveraineté de la ville de Laon, tandis que son puissant vassal Hugues, comte de Paris, en lui mettant cette couronne sur la tête, réserva pour lui-même tous les profits de la royauté. Othon Ier, comme souverain de la Lorraine, comme tuteur de Conrad-le-Pacifique, roi, de Bourgogne et de Provence, se trouva dès le commencement de son règne appelé à exercer une grande influence sur les destinées de Louis IV, qu'on surnomma d'Outremer, et sur celles du comte Hugues, qui tous deux avaient épousé deux de ses sœurs ; il le fit toujours d'une manière honorable pour son propre caractère, avantageuse pour cet État voisin. Louis-d'Outremer, pendant tout son règne (936-954), humilié du contraste entre les titres pompeux dont il était décoré et la faiblesse de ses ressources, saisit toutes les occasions de s'agrandir, même aux dépens de ses beaux-frères, et ne se conduisit pas toujours loyalement envers Othon-le-Grand. Il prit part aux guerres civiles de la Germanie, et il accepta avec empressement toutes les offres que lui firent les ennemis de son puissant voisin. Pendant le commencement des deux règnes, Louis se trouva le chef nominal des factieux de Germanie, et Othon dès factieux de France. Mais le dernier, loin d'abuser de la supériorité de ses forces, sembla prendre à tâche de rétablir la paix et l'ordre dans tout l'Occident. Il s'entremit lui-même pour réconcilier Louis-d'Outremer avec ses sujets, tout en faisant respecter les intérêts des seigneurs de Neustrie qui s'étaient confiés à lui, et en 942 il engagea le roi et le comté de Paris à signer une paix dont il se fit le garant. Toutefois, ce qu'il faut considérer comme le plus grand événement du règne d'Othon Ier, c'est là réunion de la couronne d'Italie à celle de Germanie ; réunion qui, pour avoir été le fruit de ses vertus et la conséquence de sa gloire, n'en fut pas moins fatale à la postérité de l'un et l'autre peuple ; réunion contre nature, et qui pendant neuf siècles a été une source abondante de guerres et de calamités ; réunion qui soumettait les peuples plus civilisés aux plus barbares, les maîtres de tous les arts et de toutes les sciences à leurs disciples les moins avancés ; réunion qui devenait d'autant plus offensante que les mœurs, les opinions, les langages, contrastaient davantage ; que la lenteur germanique, l'avarice, la dureté, l'impassibilité de ces étrangers, révoltaient plus un peuple si vif, si intelligent, si passionné ; que les sons mêmes d'une langue si rauque, si barbare, réservée au commandement, semblaient faits pour offenser l'oreille musicale du peuple condamné à obéir. L'on a remarqué que la guerre laisse des ressentiments bien moins profonds dans le cœur des peuples vaincus que les offenses faites à l'ombre de la paix. La nécessité est la première des lois auxquelles nous avons appris à nous soumettre, et la victoire, la conquête, ces grands développements de la force humaine, nous font reconnaître l'empire de la nécessité. Dans leur soumission aux Allemands, les Italiens n'eurent pas même cette consolation. Ils reconnurent Othon-le-Grand pour leur souverain, entraînés par l'imprudence de leurs chefs et par la reconnaissance des populations. Ils ne combattirent point, ils ne furent point vaincus, et tout à coup ils s'aperçurent que leur patrie était devenue une dépendance de la couronne germanique, sans que ceux qui se disaient leurs maîtres eussent à faire valoir aucun titre pour justifier leur usurpation, pas même celui de la conquête. La nation italienne commençait à se réveiller au Xe siècle ; les villes commençaient à devenir riches et industrieuses ; les vertus, les talents, commençaient à se développer dans ces gouvernements nombreux qui jouissaient d'une indépendance presque absolue, et qui répandaient dans toutes les provinces un esprit de vie. Mais ces gouvernements, ceux du moins des puissants ducs et marquis qui se partageaient presque toute la contrée, n'étaient point l'ouvrage de la nation, et la nation ne pouvait être responsable de leurs fautes. On accusa ces grands seigneurs d'avoir constamment voulu, dans le IX et le Xe siècle, opposer deux monarques l'un à l'autre pour les affaiblir et les contenir mutuellement. Les marquis et les ducs d'Italie s'étaient accoutumés à recourir à des souverains étrangers, non pour asservir leur patrie, mais pour affaiblir le pouvoir royal. Ce furent eux qui à deux reprises appelèrent Othon-le-Grand, ce furent eux qui crurent leur liberté mieux garantie par un monarque plus éloigné, et qui donnèrent volontairement à un grand homme une couronne qu'il ne dut point à son épée, et qu'il transmit à des successeurs indignes de lui. La tyrannie de Hugues, comte de Provence, que ces mêmes seigneurs avaient fait roi d'Italie, de 926 à 947, les força à chercher des secours au dehors. Les artifices d'un politique habile avaient changé en pouvoir absolu une autorité d'abord très limitée, et le pouvoir de Hugues une fois établi, aucune partie de l'Italie ne pouvait commencer une résistance que la force aurait bientôt supprimée. Ce fut donc en Germanie que Bérenger II, marquis d'Ivrée, se retira pour rassembler tous les ennemis de Hugues, et pour former l'armée avec laquelle il comptait délivrer son pays. C'est ainsi qu'Othon-le-Grand prit pour la première fois une part indirecte aux révolutions de l'Italie, en protégeant des malheureux et des proscrits qui lui demandaient un refuge. Cependant la révolution commencée par Bérenger II réussit ; il rentra en Italie à la tête des émigrés ; il força Hugues à la retraite, et bientôt après il fut reconnu pour roi. Mais l'exemple qu'il avait donné fut suivi ; d'autres mécontents recoururent à leur tour à Othon-le-Grand, et malheureusement ils pouvaient aussi faire valoir de justes sujets de plaintes. Othon Ier apparut en Italie comme le vengeur des torts,, comme le protecteur de la justice. En 951, il rétablit la paix entre Bérenger II et ses sujets, mais en même temps il força le premier à lui faire hommage de sa couronne. En 960, appelé de nouveau par les vœux de presque tout le pays, il déposa Bérenger, il s'attribua la couronne de Lombardie à lui-même, et le 9 février 962 il y joignit encore la couronne impériale. L'une et l'autre était élective ; il dut sa nomination à ceux qui avaient droit de la faire ; il fit de son pouvoir un noble usage ; mais l'exemple fatal était donné d'unir la Germanie à l'Italie, et ses successeurs allemands regardèrent comme un droit ce qui n'a voit été qu'une concession des peuples. La force de caractère et les talents distingués d'Othon-le-Grand étaient une exception rare aux règles de la nature. Ces qualités lui donnèrent le moyen de faire du pouvoir royal un usage beaucoup plus étendu, et aussi beaucoup plus bienfaisant qu'aucun des autres souverains de cette époque ; mais en général l'accroissement démesuré des privilèges de tous les grands seigneurs, la réunion entre leurs mains de toutes les prérogatives qui semblent constituer la royauté, avaient rendu celle-ci comme inutile : ce n'était plus qu'un rouage surnuméraire qui compliquait sans avantagé là machiné de l'État, Un grand luxe dont il semble que les nations auraient pu se dispenser. Dans la famille même d'Othon-le-Grand, le frère de sa femme, Conrad-le-Pacifique, dont il avait d'abord été le tuteur, eut si peu de part aux évènements, durant un règne très long (937-993) sur la Bourgogne transjurane et la Provence, que l'histoire n'a presque conservé aucune mémoire de lui. Un autre beau-frère d'Othon, époux de sa sœur, Louis d'Outremer, mourut longtemps avant lui (954), et il laissa un fils en bas âge, nommé Lothaire, qui grandit sous la protection d'Othon et de son frère saint Bruno, archevêque de Cologne. Le comte Hugues n'avait survécu que deux ans à Lothaire, et ses trois fils, dont le plus célèbre fut Hugues Capet, étaient également en bas âge. Les deux veuves de Louis et de Hugues, sœurs d'Othon et de saint Bruno, oublièrent la rivalité de leurs maris, pour se mettre avec leurs enfants sous la puissante sauvegarde de leur frère. Le pouvoir royal se trouvait ainsi suspendu dans la France et la Bourgogne transjurane ; il le fut après la mort de l'empereur Othon, et surtout pendant la longue minorité de son petit-fils Othon III, soit en Italie, soit en Allemagne, et l'on ne saurait dire que la société en éprouvât aucun grave inconvénient. En effet, les rois n'étaient point assez puissants pour demeurer régulateurs ou arbitres au milieu des querelles des grands vassaux. Ils n'osaient point s'ériger en défenseurs des lois et de l'ordre public ; au contraire, ils se voyaient réduits à s'attacher presque toujours au plus puissant entre deux rivaux ; à sanctionner par leur autorité les usurpations du plus fort après la victoire, à aliéner ce qui était inaliénable, à dépouiller légalement les héritiers légitimes en faveur de leur oppresseur, à fouler aux pieds les Capitulaires qui réglaient l'hérédité des fiefs, à donner en commanderie aux séculiers les évêchés et les abbayes, qui d'après les canons ne pouvaient jamais être donnés qu'aux ecclésiastiques, à faire enfin par faiblesse et par peur, en faveur de leurs plus redoutables vassaux, des actes d'autorité qui semblaient devoir être réservés au despotisme. Les rois n'étaient donc point les protecteurs de la noblesse, car ils ne prêtaient leur ministère qu'à ceux parmi la noblesse qui étaient déjà plus forts qu'eux ; ils le refusaient au contraire à ceux qui auraient eu réellement besoin d'appui. Les rois n'étaient point les protecteurs du clergé ; ce n'était pas que cet ordre si puissant, et qui dans le siècle précédent s'était montré le vrai souverain de la France, n'eût quelquefois besoin d'un défenseur ; car la piété aveugle des monarques et des grands ne l' avait pas plus tôt comblé de richesses et de fiefs que ses trésors et ses États tentaient l'avidité des soldats, et que quelque chevalier, joignant la crosse à l'épée, recueillait comme prélat séculier tous les biens qu'un autre guerrier avait voulu donner à l'Église ; mais le roi laissait faire ou faisait lui-même, et toutes les sécularisations qui causaient tant de scandale obtenaient presque toujours sa sanction. Les rois enfin n'étaient point les protecteurs d'un tiers état qu'ils avaient laissé anéantir, d'une nation qui n'existait plus. Tous leurs rapports avec le peuple avaient été rompus, et parmi les serfs de leurs vassaux ils ne pouvaient plus reconnaître de sujets. Cet état de la société était moins fâcheux que celui qui l'avait précédé, sans doute ; mais il était plus défavorable à l'histoire. En passant en revue tous les objets dont elle peut s'occuper, on demeure convaincu qu'il n'y en avait aucun à cette époque qui pût fournir à l'observation, surtout dans un temps où toutes les communications étaient difficiles, où la poste aux lettres n'existait pas, ou aucun journal, aucune publication périodique ne rendait compte des évènements, et où l'on n'apprenait ce qui s'était fait, dans un État, même voisin, que par les voyages des marchands ou la marche des soldats. Les rois n'ayant presque plus aucune part à l'administration, n'ayant point, de ministère, point d'armée sur pied, ne disposant que des grands-officiers attachés à leur personne, par lesquels ils exécutaient le peu d'affaires publiques qui leur étaient dévolues, voyageaient de château en château, et plus souvent encore de couvent en couvent ; aussi il ne faut point s'étonner si les chroniques des Xe et XIe siècles oublient quelquefois leur existence pendant plusieurs années de suite. Il y a plus d'un roi, à cette époque, pour lequel les érudits sont embarrassés à découvrir s'il vivait toujours, et en quel lieu il vivait. Aucune nation n'avait plus les moyens de soutenir des guerres nationales, et depuis la Cessation des invasions des Normands et des Hongrois, toute l'histoire militaire du siècle se borne presque à des attaques de châteaux dans un rayon de quelques lieues autour de chaque petit prince. La législation était aussi complètement suspendue que la guerre. Dans l'histoire de France, il y a au moins quatre siècles pendant lesquels le pouvoir législatif ne se retrouve nulle part ; depuis le dernier capitulaire de l'an 882, jusque assez longtemps après les Établissements de Saint-Louis, en 1269. Ceux-ci, par lesquels la législation française recommence, ne sont eux-mêmes destinés qu'aux seuls fiefs royaux. Dans l'empire, soit en Allemagne, soit en Italie, la suspension fut moins longue ou moins complète, mais les lois promulguées dans l'assemblée de Roncaglia par les Othons et leurs successeurs, étaient à peine reçues par les Etats auxquels ils les adressaient. L'histoire ecclésiastique elle-même se trouvait comme suspendue, parce que presque tous les meilleurs bénéfices de l'Église étaient devenus la propriété de quelque baron qui ne savait pas lire, et qui ne croyait plus être coupable d'usurpation, dès qu'il joignait la tonsure ecclésiastique à toutes les passions et à tous les vices du siècle. Le siège de Rome lui-même n'avait point échappé à cette usurpation des grands feudataires. Le pape avait eu en partage trop de grandeur et trop de richesses, pour que les puissants seigneurs du voisinage de Rome n'ambitionnassent pas la tiare, et en effet elle devint quelque temps comme héréditaire dans la famille des marquis de Tusculum ; elle fut aussi accordée ; à plusieurs reprises, par deux dames romaines, que leurs galanteries ont rendues célèbres : Théodora et Marozia, élevèrent successivement au Saint-Siège ou leurs amans ou leurs fils. Pendant la plus grande partie du Xe siècle, l'église de Rome n'eut pour chef que de jeunes barons, à peine sortis de l'enfance, auxquels on ne songea pas même à demander aucune décision en matière de foi, et sur les désordres desquels les annalistes de l'Eglise ont passé rapidement, comme sur un objet de scandale. La partie active de la nation, composée des ducs, des comtes, des seigneurs châtelains, échappait presque complètement à l'histoire par sa profonde ignorance, et sa complète indifférence sur l'opinion des autres et le jugement de la postérité. Le travail historique, que cette même noblesse encouragea plus tard, pour la recherche de ses généalogies, ou le blason de ses armoiries, n'avait point encore commencé. La vanité de naissance est elle-même un progrès social ; car elle indique l'estime qu'on fait, au moins sous un rapport, de l'opinion des autres. Il s'agissait encore fort peu pour la noblesse de savoir d'où elle venait ; il lui suffisait seulement de savoir qu'elle était forte ; en effet aucune des chroniques de ces nouvelles dynasties ne fut commencée au Xe siècle ; aucune des races de princes, à cette époque, ou ne songea à la postérité, ou ne crut que la postérité songerait à elle. Plus tard l'histoire recommença pour les villes, soit en Italie, soit en Espagne ; ces grands rassemblements d'hommes avaient non seulement des intérêts communs, mais aussi une publicité nécessaire, qui permettait aux écrivains de saisir l'ensemble, tout au moins, de l'histoire municipale ; elle faisait concevoir l'avantage que des hommes nouveaux trouveraient dans la connaissance des anciens faits ; mais dans le reste de l'Occident, dans la France et la Germanie, les villes ne pouvaient pas songer seulement à conserver la mémoire de ce qu'elles souffraient. Les villes, victimes de toutes les invasions, pillées ou incendiées dans toutes les guerres, soit civiles, soit étrangères, étaient réduites à la condition la plus déplorable. Leur population ne se composait plus d'hommes indépendants, de propriétaires, de marchands, de chefs de manufactures, mais seulement d'une populace tremblante et asservie qui vivait au jour le jour, et qui, si elle réussissait à faire quelque économie, avait encore soin de la cacher sous les haillons de la misère. Ces villes avaient cessé d'être le siège du gouvernement et de toutes les administrations subordonnées. Les royaumes de France, de Germanie, de Lorraine, de Bourgogne transjurane et d'Italie, n'avaient plus de capitale, et chaque province n'a voit plus de métropole ; les rois, les prélats, les ducs, les comtes, les vicomtes, habitaient des châteaux ; c'est là que s'assemblaient les plaids, c'est là que se rendait la justice, c'est là que se réunissaient tous ceux qui jouissaient de quelque indépendance de fortune, qui affectaient dans leur logement ou leurs habits quelque élégance ou quelque luxe. Certains métiers étaient bien encore exercés obscurément dans les villes, pour l'usage presque domestique du voisinage ; celles surtout du midi des Gaules avaient un peu mieux échappé aux ravages qui avaient ruiné toutes celles du nord ; mais en général le commerce, comme il doit toujours faire, avait suivi les consommateurs. Ce n'était point dans les anciennes capitales des Gaules qu'on trouvait les riches magasins, les assortiments de ces étoffes, de ces armures, dont les seigneurs ou les nobles dames faisaient usage dans leurs châteaux. Le commerçant ne pouvait être que voyageur, comme il l'est encore dans le Levant, comme il l'est dans tous les pays où le peuple est opprimé. Il cheminait avec ses voitures ; il portait sa balle du manoir d'un comte ou d'un seigneur à celui d'un autre. Il n'avait point de demeure fixe, point de dépôt connu, point de fortune qu'on pût apprécier, excepté la petite pacotille qu'il portait avec lui. C'est ainsi qu'il évitait l'avidité ou les extorsions d'un prince devant lequel il se présentait sans défense, et il n'obtenait la protection de ceux auprès desquels il faisait régulièrement sa tournée, qu'en leur faisant sentir le besoin qu'eux-mêmes avaient de lui. Quant aux professions mécaniques qui demandaient moins
d'intelligence, moins de capitaux, et qui pouvaient s'exercer en tout lieu
également, les hommes puissants avaient soin de leur destiner quelques uns de
leurs serfs. Chaque prélat, chaque comte ou vicomte, s'était appliqué à
avoir, pour son propre usage, les mêmes bons
artisans que Charlemagne, cent cinquante ans auparavant, avait
ordonné à ses juges de pourvoir, pour chacun de ses châteaux ou maisons royales,
savoir : Des ouvriers en fer, des orfèvres ou des argentiers,
des tailleurs, des tourneurs, des charpentiers, des armuriers, des ciseleurs,
des savonniers, des brasseurs qui sachent faire la cervoise, le cidre et le
poiré, et toute autre liqueur bonne à boire ; des boulangers qui sachent
aussi faire la semoule pour notre usage ; des faiseurs de filets qui sachent faire
tout ce qui appartient à la chasse ; et le reste,
des hommes de métier, qu'il serait trop long d'énumérer. Tous ces
artisans, dès le temps de Charlemagne, n'étaient que de misérables serfs qui
travaillaient, pour le compte du roi, sur les matériaux que les juges du roi
leur fournissaient. Plus tard, ils furent également serfs ; mais ils
appartinrent aux seigneurs ou aux prélats qui avaient besoin de leur
ministère ; alors leur nombre fut réduit dans la proportion de la puissance
ou de la richesse d'un comte à celle d'un empereur d'Occident. C'est pour
cette raison que la fondation d'un couvent ou celle d'un château avait
toujours pour conséquence la construction d'un misérable village où se
rassemblaient, à l'ombre de la grande maison, les hommes dont le travail
était nécessaire au maître. Dans le cours du Xe siècle, ces villages, devenus plus tard de petites villes, se multiplièrent, parce que dans le même temps les familles feudataires se multipliaient aussi ; on voyait en effet chaque maison se diviser en un grand nombre de branches, et de nouveaux comtes et vicomtes habiter des lieux auparavant abandonnés. Mais le progrès de ces villages contribuait à hâter la ruine des grandes villes, tout comme l'esclavage des artisans avait causé la décadence de tous les arts mécaniques. Les bourgeois de Paris, de Rouen, d'Amiens, de Tours, qui, sous la première race, avaient trouvé dans leurs métiers ou leur commerce un gagne-pain assuré, et qui, par leur travail ou leur économie, pouvaient alors réparer les pertes de la guerre et les vexations des rois francs, ne purent plus, sous la seconde ; se procurer ni ouvrage ni consommateurs. Après ;que les Normands, les Sarrasins : ou les Hongrois avaient brûlé une grande ville, quelques malheureux se rassemblaient de nouveau parmi ses ruines ; mais ils n'y rapportaient aucun moyen de recouvrer leur ancienne opulence et de relever leur famille, ou de réparer les pertes que la population avait éprouvées. L'appauvrissement des villes et la diminution du nombre de leurs habitans leur avaient fait perdre à cette : époque tous leurs privilèges. On ne vit plus dans le Xe siècle, ni les curies, ni les sénats des villes et les assemblées des bourgeois que les premiers Francs avaient respectés ; ni aucune prétention de leurs habitans à des privilèges des libertés où des franchises ; ni aucun soulèvement, aucun tumulte qui indiquât le mécontentement des citadins de ce qu'on les avait dépouillés de leurs droits. ; Ceux-ci avaient été abandonnés en silence à l'époque où il n'était plus resté dans l'enceinte : des villes d'hommes indépendants, d'hommes jouissant d'aucune aisance ou d'aucune éducation, qui eussent le courage ou le talent de les maintenir. L'état des différents ordres de la population au Xe siècle doit expliquer le silence et la confusion des historiens a la même époque ; mais la lecture ; seule de ces anciens monuments peut faire comprendre à combien peu de lignes se réduit tout ce qui nous a été conservé de cet âge, et combien même ce petit nombre de lignes est suspect. On se figurerait difficilement toutes les erreurs, tous les anachronismes dans lesquels tombent Ademar de Chabannes, ou le moine Odorannus ; qui sont au nombre ; des meilleurs chroniqueurs de la France à cette époque ; ou la profonde ignorance que manifeste sur les affaires de France Witickind, d'ailleurs historien sensé, et bien informé lorsqu'il parle d'Othon Ier. Au milieu de cette obscurité profonde, nous tâcherons d'indiquer sommairement les deux évènements importants de la seconde moitié du Xe siècle : en France, l'extinction, de la seconde branche : de la dynastie Carlovingienne ; en Allemagne et en Italie, celle de la maison de Saxe. Louis IV d'Outremer était mort : le 10 septembre 954, à la suite d'une, chute de son cheval : qui voit été effrayé par l'apparition d'un loup, sur les bords de l'Aisne. Il laissait deux fils : Lothaire, âgé de treize à quatorze ans, et Charles, alors en bas-âge, qui, longtemps plus tard, fut duc de Basse-Lorraine. Hugues, comte de Paris, rival et beau-frère de Louis IV, mourut deux ans après lui, le 16 juin 966, et laissa trois fils, dont l'aîné, Othon, mourut en 963 ; le second, Hugues Capet, était de six ans plus jeune que le roi Lothaire ; le troisième fut destiné aux ordres sacrés. Lothaire et Hugues Capet, fils de deux sœurs, et protégés également par Othon-le-Grand et par son frère, furent élevés par leurs deux mères dans une grande harmonie. Il ne paraît pas que cet accord ait été troublé lorsque l'un et l'autre furent arrivés à l'âge d'homme, ou que la rivalité de leurs pères se soit renouvelée entre eux. Mais il est remarquable que Hugues Capet, destiné à jouer plus tard le rôle d'usurpateur, n'ait, pendant le long règne de son cousin (954 à 986), donné aucune occasion d'observer ou son ambition ou ses talents. Il traversa paisiblement la vie, jouissant des richesses et des vastes fiefs qui le rend aient fort supérieur en puissance à son cousin, dont il n'était que le premier vassal ; et lorsqu'il fut plus tard porté sur le trône, il ne le dut ni à son mérite ou à sa réputation, ni à son activité, mais à l'extrême disproportion entre l'étendue de ses possessions et la faiblesse de la famille royale. La vie de Lothaire paraît avoir été plus active ; il était humilié du contraste entre sa ; faiblesse ou sa pauvreté et les titres dont il était décoré ; il s'agitait pour recouvrer ou du pouvoir ou du crédit : mais au manque de loyauté de son père il joignait un manque de jugement qui le faisait échouer dans toutes ses entreprises. A la mort de son oncle Othon-le-Grand, le 7 mai 973, oubliant tout ce qu'il lui devait de reconnaissance, il crut pouvoir profiter de la jeunesse de son cousin Othon II, âgé seulement de dix-huit ans, et de ses embarras de famille, pour le dépouiller. Il l'attaqua sans déclaration de guerre, et il n'en recueillit que dommage et que honte ; il provoqua ainsi les Allemands à entrer en France, et à s'avancer jusque sous les murs de Paris ; alors, dans son armée même, il put recueillir des preuves du mépris que les Français ressentaient pour son manque de courage et d'habileté. Il fit la paix avec Othon II ; mais à la mort de celui-ci, en 983, il voulut de nouveau profiter de l'enfance d'Othon III pour lui enlever quelque province ; et : il n'eut pas plus de succès. En 985, Lothaire se rendit à Limoges, et passa quelques mois en Aquitaine. Depuis six ans, il avait associé à la couronne son fils Louis V, alors âgé de dix - huit ans ; il le maria à la fille d'un comte aquitain dont le nom ne nous est point connu. Mais la race des Carlovingiens était frappée de cette imbécillité héréditaire qui, pendant si longtemps, s'était attachée aux Mérovingiens. Lothaire, que nous connaissons si peu, semble avoir été accablé par le mépris universel ; sa femme, Emma, le ressentait comme les autres, et elle est accusée d'y avoir ajouté encore par ses galanteries. Blanche, femme de son fils, dit Rodulphus Glaber, auteur contemporain, voyant que le fils aurait moins de talents encore que le père, et ayant elle-même un esprit distingué, résolut de rechercher son divorce. Elle lui proposa artificieusement de retourner avec elle dans sa province, afin d'y faire reconnaître son droit héréditaire : Louis, qui ne soupçonnait point la ruse de sa femme, fit ses dispositions pour ce voyage ; mais, lorsqu'ils furent arrivés en Aquitaine, Blanche l'abandonna, et alla rejoindre les siens. Lorsque Lothaire en fut averti, il partit à la suite de son fils, et, l'ayant rejoint, il le ramena avec lui. Ce récit, tout incomplet qu'il est, est presque ce que nous savons de plus précis sur le règne de Lothaire et de son fils. Le premier mourut le 2 mars 986, et fut enterré à Reims ; un, bruit vague courut qu'il avait été empoisonné par, sa femme. L'année suivante, son fils Louis V, qu'on a surnommé le Fainéant, étant mort le 21 mai 987, on prétendit que sa femme, qui l'avait rejoint, l'avait aussi empoisonné. L'une et l'autre, au lieu de devoir recueillir quelque avantage d'un pareil crime, ne pouvait en attendre que ce qui s'ensuivit en effet, la ruine entière des Carlovingiens. Leur maison n'était cependant pas éteinte : Lothaire avait un frère, Charles, duc de Lorraine, qui lui-même avait des enfants. Ce Charles, il est vrai, avait montré une pétulance sans capacité, une activité sans suite, qui l'avait rendu non moins méprisable que ses plus indolents prédécesseurs. Toutefois, il fut reçu à Laon, seule ville qui fût demeurée au domaine direct des rois, et il entra en négociation avec les évêques pour se faire couronner. Mais Hugues Capet, alors âgé de quarante-deux ans, et qui ne s'était encore fait remarquer par aucune grande qualité ou aucune action éclatante, rassembla ses arrière-vassaux, les comtes et les seigneurs qui relevaient du comté de Paris, du duché de Neustrie et du duché de France : leur petite armée le salua à Noyon du nom de roi, et l'archevêque de Reims, Adalbéron, le sacra, le 3 juillet 987, dans la cathédrale de Reims. Après cette élection prétendue, à laquelle tout le reste de la France demeura étranger',' et que plusieurs provinces refusèrent de reconnaître pendant trois ou quatre générations, Hugues Capet assiégea Laon, et fut repoussé par Charles. La corruption lui réussit mieux que les armes : le dernier des Carlovingiens fût surpris dans son lit par des traîtres, et enfermé dans les prisons d'Orléans, où il mourut après une longue captivité. La dégradation d'une antique famille, la perfidie de la nouvelle, la déloyauté de ceux qui accomplirent la révolution, ont rendu cette période peu agréable à traiter pour les historiens français ; ils passent au travers avec une extrême rapidité, et aucune partie de l'histoire de la monarchie n'est peut-être enveloppée de plus d'obscurité. Les derniers évènements de la maison de Saxe, vers la même époque, sont mieux connus, et rapportés avec plus de détail. Othon Ier, qui mourut le 7 mai 973, avait, durant les dernières années de sa vie, réformé l'administration de l'Italie ; il avait rendu au siège pontifical sa dignité, en faisant déposer solennellement par un concile le pape Jean XII, qui déshonorait la tiare par sa jeunesse et par ses vices, et il avait mis fin aux usurpations par lesquelles les comtes de Tusculum et leurs maîtresses avaient disposé du pontificat. Othon, qui avait éprouvé l'inconstance et l'infidélité des grands feudataires, avait pris à tâche de relever l'importance des villes ; celles-ci, déjà plus riches et plus nombreuses en Italie que dans tout le reste de l'Occident, obtinrent de lui la permission de s'entourer de fortes murailles, de se donner des magistrats de leur choix, pour remplir en même temps les fonctions de juges, de capitaines des milices et d'administrateurs ; de limiter enfin le pouvoir des comtes, de manière à se soustraire à toute autorité arbitraire. La nation italienne conserva pour Othon et sa famille une reconnaissance proportionnée à de si grands bienfaits. Aussi Othon-le-Grand ayant, dès l'an 967, associé son fils à la couronne impériale, ce jeune homme, qui n'avait que dix-huit ans à la mort de son père, fut reconnu sans difficulté comme souverain par les Italiens. Othon II, qu'on nomma le Roux d'après la couleur de ses cheveux, n'avait pas les talents, et moins encore les vertus de son père ; les vices de sa jeunesse décidèrent sa mère, Adélaïde, qu'on honora comme une sainte, à s'éloigner de la cour. Son ambition lui fit entreprendre plusieurs guerres injustes, et son imprudence lui attira quelques défaites. Cependant il avait cette activité d'esprit, cette promptitude de détermination, cette énergie que les sujets prennent si volontiers dans un roi pour un grand caractère, et son règne de dix ans (973-983) ne fut pas sans gloire. Attaqué injustement et en trahison par son cousin Lothaire, roi de France, il entra pour s'en venger en France, à la tête d'une nombreuse armée, et, comme il le lui avait annoncé, il arriva jusqu'aux hauteurs de Montmartre, pour y faire chanter alléluia à ses soldats, d'une voix si bruyante, qu'on put l'entendre dans l'église de Sainte-Geneviève. En Allemagne, il remporta plusieurs avantages sur son cousin Henri, duc de Bavière, qui dut à ses agressions injustes le surnom peu honorable de Querelleur. En Italie, Othon II eut surtout des démêlés avec les Grecs, auxquels il voulait enlever la possession des provinces de Pouille et de Calabre. Il avait épousé une princesse grecque, Théophanie, sœur, des deux empereurs Constantin et Basile, dont le règne est en même temps le plus long (963-1028) et le plus obscur de toute l'histoire byzantine. Ceux-ci étaient engagés dans une guerre contre les Bulgares, qui se termina par la conquête de toute la Bulgarie. Othon II jugea le moment favorable pour entrer en Italie avec une nombreuse armée allemande, en 980 ; il se fortifia par l'alliance du duc de Bénévent, et s'avança dans les provinces, qui forment aujourd'hui le royaume de Naples ; il y éprouva d'autant moins de résistance que le duc de Bénévent lui avait livré tous les passages des montagnes. La Capitanate, sur la mer Adriatique, et la Calabre, avec une partie de la Basilicate, tinrent seules tête à toute sa puissance. Il est vrai que les empereurs grecs, ne pouvant envoyer des soldats en Italie, y avaient appelé des Sarrasins, et ceux-ci joignirent leurs armes aux Grecs pour la défense de l'Italie méridionale. Après deux ans de combats le sort de la guerre fut décidé dans une grande bataille, auprès du rivage de la mer, devant la bourgade de Basentello, dans la Calabre ultérieure. Othon II y rencontra l'armée combinée des Sarrasins et des Grecs qui l'attendait. La première attaque des Allemands mit les Orientaux en déroute ; mais au moment où les vainqueurs, dans l'ardeur de la poursuite, avaient déjà rompu leurs rangs, le corps de réserve des Sarrasins fondit sur eux, et en fit un massacre effroyable. Dans la déroute de son armée, Othon II fuyait le long du rivage sur lequel est bâtie la bourgade de Basentello. Il était pressé par les Sarrasins qui le poursuivaient. Une galère grecque, qu'il vit à l'ancre à quelque distance, lui parut dans sa détresse un refuge contre des ennemis plus redoutables encore. Il se fit connaître au commandant de la galère et se rendit son prisonnier. Bientôt il s'aperçut que le Grec, ébloui par une capture si inattendue, sacrifierait l'avantage de son pays à sa propre fortune. Othon lui promit des monceaux d'or, s'il voulait le conduire à Rossano, où se trouvait alors sa mère l'impératrice Adélaïde. La galère fit voile vers cette ville ; une négociation secrète s'établit entre le capitaine, Othon et l'impératrice. Des mulets pesamment chargés s'acheminèrent vers le rivage ; des gardes de l'empereur s'approchèrent en bataille pour s'assurer si c'était bien lui qu'on leur montrait sur le tillac, revêtu de la pourpre. Tandis que les Grecs étaient distraits par leur négociation, et qu'accoutumés à ce que leurs : empereurs ne pussent faire un pas sans l'appui, des, eunuques, ils gardaient leur prisonnier moins soigneusement, Othon s'élança dans la mer, gagna à la nage le bateau de ses gardes, fit virer de bord, mit lui-même la main à la rame, et parvint au port sans que la galère pût l'atteindre, ou pût toucher la rançon qu'il avait promise. Après avoir ainsi échappé, à ses ennemis, il se retira immédiatement dans la Haute-Italie. Toutes les couronnes, que, portait Othon II étaient électives, mais l'impératrice Théophanie, ne lui eut pas plus tôt donné un fils, qu'il s'occupa de lui assurer, sa succession, en le faisant élire comme roi de Germanie par une diète de ses royaumes qu'il assembla à Vérone. Cette précaution fut justifiée par l'événement, puisqu'il mourut lui-même peu de mois après à Rome, au mois de décembre 983. L'enfant, Othon III, qu'il laissait sous la tutelle de sa mère et de sa grand-mère, fut ballotté longtemps par les factions de la Germanie, que dirigeaient son cousin, Henri-le-Querelleur et Lothaire, roi de France. Cependant l'affection des Allemands pour la mémoire de son père et de son aïeul le maintint en possession de la couronne. Mais lorsqu'en 995, le jeune Othon III, parvenu à l'âge de quinze ans, entra en Italie avec une armée allemande, pour se faire donner également les couronnes de l'empire et de Lombardie ; lorsque, avec l'aide de ces mêmes armées, il eut fait élever au siège pontifical son parent Bruno de Saxe, qui prit le nom de Grégoire V, les Italiens s'aperçurent avec étonnement que les Allemands, sans les avoir vaincus, les traitement peuples conquis ; qu' ils ne tenaient plus aucun compte de leurs droite et de leurs privilèges ; qu'ils s'attribuaient de vive force cette tiare de Rome, ainsi que cette couronne impériale, cette royauté de Lombardie, auxquelles l'élection seule pouvait donner des droits. Un homme dont le cœur s'échauffait au souvenir de la vieille gloire de Rome, Crescentius, qui prit le titre de consul, se mit à là tête du parti de la liberté romaine et de l'indépendance italienne. Son grand caractère ne nous apparaît que confusément au travers des ténèbres épaisses du Xe siècle. Les historiens de l'empire et de l'Eglise ont cherché à le noircir ; tandis que le peuple reconnaissant attacha le nom de tour de Cresdentius, de palais de Crescentius, au môle d'Adrien, à un palais sur le Tibre, à tout ce qui lui rappelait une lutte glorieuse et une résistance obstinée. Crescentius fut enfin obligé d'ouvrir par capitulation le môle d'Adrien au jeune Othon III, et celui-ci, avec une perfidie dont les oppresseurs des Italiens ont souvent donné l'exemple, tout en les accusant de manquer de foi, fit mourir le champion de l'Italie, contre la capitulation qu'il avait jurée. Mais Crescentius laissait une veuve chérie, la belle Stéphanie, qui, pour venger son époux, mit en oubli tout autre sentiment propre à son sexe. Elle apprit qu'Othon III était tombé malade au retour d'un pèlerinage au mont Gargano ; elle lui fit parler de ses profondes connaissances en médecine. Sur son appel, elle se rendit auprès de lui, en longs habits de deuil, mais ravissante encore de beauté ; elle obtint sa confiance, peut-être au prix le plus élevé, et elle en profita pour lui administrer un poison qui le conduisit bientôt à une mort douloureuse. Le dernier des Othons de Saxe vint mourir, le 19 janvier de l'an 1002, à Paternô, sur l'extrême frontière de l'Abruzze. Ainsi s'éteignit la maison de Saxe, qui cinquante ans auparavant avait brillé par l'éclat d'un grand homme ; la maison des Carlovingiens venait de s'éteindre dans l'impuissance, la faiblesse et la honte. La famille de Basile-le-Macédonien, qui occupait encore le trône de Constantinople, était sur le point de s'éteindre, avec le prince qui régnait alors ; et auparavant le grand royaume des Bulgares devait cesser d'exister. Kader, le quarante-quatrième des khalifes, successeur de Mahomet, n'était plus obéi que dans la seule enceinte de Bagdad. L'Espagne était partagée entre les rois maures de Cordoue et les petits princes chrétiens, de Léon, de Navarre, de Castille, de Soprarbia et d'Aragon ; l'Angleterre était envahie et plus qu'à moitié conquise par les Danois. Partout enfin les grandes monarchies étaient brisées, les grandes nations ne reconnaissaient plus ni chef ni lien commun ; la société, dissoute par une suite de révolutions, ne prétendait plus à se reconstituer en un seul tout. De ce grand empire romain, de ce colosse qui avait ombragé la terre, après des convulsions répétées, après des souffrances et des calamités sans exemple, qui s'étaient prolongées pendant huit siècles, il ne restait plus que de la poudre. Mais l'œuvre de destruction était accomplie, et c'était de cette poudre que devaient : désormais se former les nouveaux êtres sociaux qui se partagent aujourd'hui l'Europe. |