HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXII. — L'Europe et l'Asie pendant les règnes de Charles-le-Simple, de Bérenger et de Henri-l'Oiseleur. - 900-936.

 

 

L'HISTOIRE du Xe siècle, dont nous allons tenter de tracer le précis, est bien plus difficile à ramener à un point de vue général que celle d'aucun des siècles qui le précédèrent. Sur toute la scène du monde, on ne voit plus à cette époque ni un grand empire qui influé sur ses voisins, et qui puisse donner en quelque sorte de l'Unité à notre récit, ni une grande passion qui anime eh même temps les hommes. Partout à la fois les Etats semblent tomber eh dissolution ; partout à la fois les parties se détachent du tout ; tous les subordonnés refusent en même temps l'obéissance à leurs supérieurs. Les rois ne reconnaissent plus l'empereur, ni les émirs le khalife. Les ducs et les comtes proclament leur indépendance des rois ; les villes et les seigneurs châtelains ferment leurs portes aux ducs et aux comtes. Là où l'on n'avait longtemps vu que les membres d'un grand corps, on remarque des mouvements convulsifs qui ne dépendent plus de sa volonté. On peut à peine distinguer si les nations n'opposent à leurs gouvernements qu'une force apathique de résistance, ou s'il faut voir en elles le développement d'une volonté nouvelle. En même temps les histoires contemporaines se refusent à nous éclairer ; presque toutes les annales finissent, presque toutes les chroniques nous abandonnent ; aucun siècle n'est plus pauvre en monuments historiques. On se tromperait toutefois si l'on croyait que l'Europe rétrogradât vers la barbarie ; il y avait, au contraire, un progrès réel, dans les mœurs, dans les institutions, dans les lumières et dans la population. Mais la même difficulté de saisir l'histoire générale, que nous éprouvons aujourd'hui, frappait plus encore les contemporains. Ceux qui auraient eu le talent d'écrire, et il y en avait plusieurs, ne pouvaient réussir à s'instruire de ce qui se passait chez leurs voisins, tellement les communications entre les peuples divers étaient interrompues ; et, d'autre part, la naissance des dynasties provinciales, ou des communautés libres, était encore trop récente, pour qu'ils les considérassent comme un digne sujet offert à l'histoire. Ils regardaient toujours l'empire qui n'existait plus, et ils ne savaient point voir les États naissants, qui existaient à peine. Nous porterons tour à tour nos regards sur toutes les parties de ce système du monde, dont nous avons jusqu'ici suivi les développements.

Nous n'essaierons point toutefois de raconter la décadence de l'empire des khalifes. Les fréquentes révolutions du trône de Bagdad cessaient d'avoir de l'influence sur le reste de l'univers. A chaque règne, quelque province se détachait de l'ancienne monarchie, quelque nouvelle dynastie était formée, et quelque nouveau sujet était offert à ce que les Orientaux prennent pour de l'histoire, savoir, la chronologie des princes ; elle n'est, après tout, pour eux, que l'indication des parricides, des fratricides de chaque règne, et celle de quelque bataille, suivie de la désolation de quelque province ; sans que jamais l'espèce humaine fasse un pas vers un gouvernement meilleur, vers une plus grande garantie de ses droits, vers un plus grand développement de ses facultés. Ce n'est qu'une fausse instruction que celle qui consiste à charger sa mémoire des noms de tous ces princes, quand aucune idée ne peut s'y attacher. Un seul changement remarquable mérite cependant d'être indiqué par quelques mots dans la décadence de ces souverains de Bagdad, qui voyaient chaque jour de nouvelles provinces échapper à leur sceptre. Ils avaient remarqué le déclin de l'enthousiasme, l'affaiblissement du courage, et même de la force du corps de leurs propres sujets, depuis que tout noble but avait été ôté à leur activité. Motassem, vingt-septième khalife, qui régna jusqu'en 842, pour remplacer les soldats syriens, fit acheter dans le Turkestan de jeunes esclaves, choisis parmi les montagnards du Caucase, qu'il éleva dans la profession des armes, et dont il forma une milice à laquelle il confia la garde de son palais, Cette milice devint bientôt nombreuse et redoutable ; sa rivalité dégoûta entièrement les Syriens du métier des armes ; bientôt les Turks furent les seuls soldats, du khalife ; l'esclavage dans lequel ils avaient été élevés ne les rendit ni plus fidèles ni plus souples ou plus obéissants ; la plupart des révolutions de la Syrie furent dès lors leur ouvrage ; ils précipitèrent du trône pu égorgèrent les khalifes qui ne se prêtaient pas à leur insolence, ou qui ne satisfaisaient pas leur rapacité ; enfin, en 936, sous le règne de Rhadi, trente-neuvième khalife, ils se donnèrent un chef, qu'ils nommèrent Émir ol Omara. Ce chef devint dès lors le vrai souverain de l'État ; il disposa seul du trésor, des milices, des emplois ; il retint, le khalife prisonnier dans son palais, et le réduisit à la pauvreté, à la pénitence et aux prières, que les premiers successeurs de Mahomet s'étaient imposées par choix ; il ne respecta pas même sa vie, toutes les fois qu'un caprice du chef ou des soldats ne pouvait être satisfait par le commandeur des croyons. On a quelquefois comparé l'Emir ol Omara de Bagdad aux maires du palais de la première race ; l'origine du pouvoir dans les deux officiers était fort différente. L'abus, de la force était plus violent et plus cruel de la part du Turc que de celle de l'Austrasien, mais la servitude du souverain légitime, sous les ordres de son ministre, présente en effet quelques rapports.

Nous ne donnerons non plus qu'un regard à l'empire d'Orient, qui tous les jours se séparait davantage de notre Europe, qui oubliait davantage le monde latin, et qui en était plus oublié. Ce peuple, qui unissait les deux noms illustres des Grecs et des Romains, n'avait conservé aucun des sentiments ou de la Grèce ou de Rome ; Il semblait reconnaître lui-même que la génération vivante n'était point digne d'occuper la postérité, et tout en continuant à étudier les ouvrages des siècles illustres il négligeait de laisser aucun monument de son propre temps. L'Empire avait cependant reçu-quelque peu de vigueur nouvelle lorsque la dynastie macédonienne était montée sur le trône. Basile, chef de cette dynastie, avait été revêtu de la pourpre le 24 septembre 867. Il avait régné jusqu'en 886, et il avait eu pour successeurs son fils Léon VI le Philosophe, 886-911, et son petit-fils Constantin VII Porphyrogénète, 911-959. Le premier mérita quelque réputation comme législateur ; le second et le troisième se sont fait connaître comme écrivains.

Basile prétendait être issu du sang des Arsacides d'Arménie, et être allié par les femmes à la maison des antiques rois de Macédoine. Cependant sa famille avait été réduite, par les ravages des Bulgares, à une grande pauvreté ; et lui-même ne s'était élevé entre les domestiques du palais impérial que par son adresse à dompter les chevaux, sa hardiesse et sa force de corps. Mais dans un gouvernement despotique, où les regards du maître doivent seuls distinguer le mérite, et où l'opinion publique est muette, les valets approchent de plus près le souverain que les gouverneurs de province, et les services domestiques sont souvent la carrière des plus hautes dignités. Basile fit son chemin de l'écurie aux conseils d'État, et ce qui doit bien plus surprendre, c'est qu'il en fut digne. Michel III, fils de Théophile, lui accorda enfin le titre d'Auguste. La faveur d'un prince adonné à tous les vices ne pouvait être une recommandation ; l'assassinat de ce même prince par Basile, qui lui devait sa grandeur, entacha le nouveau souverain d'une noire ingratitude ; cependant Basile ne fut pas plus tôt sur le trône qu'il mérita la reconnaissance des Grecs, par son application aux affaires, par la vigueur de son jugement, par l'ordre qu'il rétablit dans les finances et dans l'administration de l'État. Il sut même réorganiser l'armée, quoiqu'il n'eût point reçu une éducation militaire. Les musulmans ne menaçaient plus les provinces du Levant ; les Bulgares, à la même époque, s'étaient convertis au christianisme ; en même temps ils avaient abandonné leurs habitudes belliqueuses, et dès lors leur monarchie ne fit plus que décliner ; en sorte que les provinces septentrionales de l'Empire jouirent d'un repos inaccoutumé ; elles réparèrent leurs pertes, et Basile y fit fleurir de nouveau l'agriculture et le commerce. Il profita des guerres civiles de l'empire d'Occident, et de celles des Lombards de Bénévent, pour faire de nouvelles conquêtes dans l'Italie méridionale. Les Calabres et la Pouille reconnurent son autorité, et la ville de Bari, résidence d'un gouverneur, nommé le Catapan, fut la capitale de la province que les Grecs nommèrent le Thème de Lombardie. La langue latine, complètement oubliée dans l'Orient, était cependant encore celle des lois. Déjà, il est vrai, les novelles des empereurs, ou leurs édits postérieurs au code de Justinien, se publiaient en grec comme en latin. Basile crut qu'il était temps d'abandonner cette langue du gouvernement, qui n'était plus entendue par ses sujets. Il fit faire en grec une nouvelle compilation des lois, divisée en quarante Livres, qu'on nomma les Basiliques ; il la substitua au droit de Justinien, et c'est elle qui a régi l'empire d'Orient jusqu'à sa chute ; c'est elle encore que les Grecs ont continué à prendre pour règle, même sous le joug des Turks.

Le règne de Léon, fils de Basile, et élève du patriarche Photius, n'est presque marqué par d'autres événements que par ses disputes avec son clergé, à l'occasion de son dernier mariage. C'était le quatrième, et l'Église grecque réprouvoit les quatrièmes noces. Il dut le titre de philosophe à plusieurs écrits composés, ou par lui ou en son nom, sur la plupart des anciennes sciences des Grecs. Son fils Constantin Porphyrogénète, à peine âgé de six ans quand il lui succéda, fut toujours gouverné par des tuteurs, puis par des collègues qui s'emparèrent violemment de la pourpre. Étranger à l'administration, et presque prisonnier dans son palais, autant par la faiblesse de sa santé que par la défiance de Romanus Lécapenus, que l'armée lui avait associé, il consacra tout son temps aux arts et à l'étude, et il a laissé dans de Volumineuses compilations le dépôt de presque toute la science des Grecs à cette époque. On peut juger par ses livres que, s'ils étaient toujours en possession de toutes les découvertes de leurs ancêtres, ils étaient eux-mêmes devenus incapables de tout génie, de toute invention, de toute observation.

Pendant que le nouvel empire d'Occident était au faîte de sa puissance sous Charlemagne et Louis-le-Débonnaire, les empereurs d'Orient n'avaient pas dédaigné de reconnaître en eux des collègues. Mais la grandeur de la maison Carlovingienne avait été de courte durée, et Basile-le-Macédonien disputa à Louis II, fils de Lothaire et souverain de la seule Italie, le titre d'empereur, que sa puissance ne justifiait plus. Les successeurs de Louis parurent aux Grecs moins dignes encore d'être comparés à leurs monarques, et cette question d'indignité est difficile à décider lorsqu'on ne saurait indiquer quelles sont les bases de la prééminence. L'empereur des Latins ne différait point des rois de sa race ; il n'avait point d'autorité sur eux, quoiqu'il s'attribuât un rang supérieur, et dans ce siècle on ne saurait dire ce qui constituait un empereur, si ce n'est le fait d'avoir placé sur sa tête la couronne d'or que le pape gardait à Rome. Cette couronne fut presque simultanément accordée, en 891, à Guido, duc de Spolète, et à son fils Lambert ; en 895, à Arnolphe, roi de Germanie ; en 900, à Louis, fils de Boson, roi de Provence ; et, en 915, à Bérenger, duc de Friuli et roi d'Italie. Chacun de ces couronnements avait été la conséquence de l'arrivée d'un nouveau concurrent à Rome, à la tête d'une armée ; et les papes avaient montré peu de répugnance à légitimer ce que la force avait obtenu. Des révolutions rapides avaient, à plusieurs reprises, changé la souveraineté de l'Italie ; elles étaient universellement attribuées à la défiance que la haute aristocratie ressentait du pouvoir royal. Des trois grandes divisions de l'empire des Carlovingiens, l'Italie, la Gaule et la Germanie, la première était celle où les ducs, les gouverneurs d'armées et de provinces étaient le plus puissants. Dès le temps des Lombards, ils avaient perpétué leurs dignités dans leurs familles : ils étaient devenus dès lors de petits souverains ; ils avaient des revenus considérables, des soldats dévoués ; leurs fiefs avaient une grande étendue, et la population s'y était de nouveau augmentée ; ils savaient que les empereurs et les rois les regardaient avec jalousie, et pour limiter les prérogatives du trône ils avaient eu la politique constante de partager leurs suffrages entre deux concurrents ; ils voulaient que celui qui occupait le trône, et qui s'y voyait menacé par un rival, sentît toujours le besoin d'acheter leur bienveillance par la concession de nouveaux privilèges.

Bérenger, duc de Friuli, proclamé roi d'Italie en 888, et empereur en 915, porta cependant seize ans sans rivaux la couronne d'Italie depuis l'an 905. A cette époque, il avait fait prisonnier l'empereur Louis de Provence, et, en punition de ce que ce prince avait violé un précédent traité, il lui avait fait arracher les yeux ; après quoi il le renvoya dans son royaume de Provence, que Louis, surnommé l'Aveuglé, gouverna encore dix-huit ans. Bérenger, malgré cet acte d'une justice trop rigoureuse, se distingua bien plus souvent par sa magnanimité et son pardon dés injures que par sa sévérité. De tous les princes élevés sur les débris, du trône des Carlovingiens, c'était celui qui avait le plus mérité le respect et l'amour de ses sujets. Il avait relevé l'esprit militaire dans son royaume ; il avait montré des talents pour le gouvernement autant que pour la guerre ; il avait enfin manifesté ces vertus personnelles, cette générosité, cette franchise, cette confiance dans la loyauté d'autrui, qui gagnent les cœurs et qui élèvent les âmes. Mais les seigneurs turbulents de l'Italie, toujours jaloux de l'autorité royale, craignirent de perdre tous leurs privilèges s'ils devaient les défendre contre un roi que le peuple commençait à chérir. Ils lui cherchèrent des rivaux parmi les princes francs, ils offrirent leur couronne à Rodolphe II, roi de la Bourgogne transjurane, qui, pendant deux ans environ, 923-925, réunit le gouvernement de l'Italie à celui de la Suisse. Les guerres civiles qu'ils excitèrent ouvrirent leur pays aux ravages des Hongrois. Bérenger cependant vainquit tour à tour et ce peuple barbare, et ses compétiteurs ; il périt enfin sous les coups d'un assassin armé par la même faction. Bientôt après, Rodolphe II fut abandonné par ceux qui l'avaient appelé. Hugues, comté de Provence, fut élevé, à sa place, sur le trône, en 926. L'Italie fut en proie, pendant un demi-siècle, à des factions que n'animait point un vrai esprit de liberté ; elle souffrit de l'ambition des grands seigneurs, qui ne pouvaient se soumettre à aucun ordre régulier, et qui préféraient un monarque étranger, uniquement parce qu'il était plus loin d'eux. Fatiguée enfin par leurs combats, elle finit, sans être vaincue, par consentir à devenir une dépendance de la couronne de Germanie. La soumission du royaume de Lombardie au grand Othon ne fut point la conséquence de sa faiblesse ou du manque de courage de ses soldats, et moins encore le résultat d'aucun droit que put faire valoir le monarque saxon à cette couronne ; elle fut l'effet fatal de l'indépendance à laquelle la haute aristocratie était parvenue dans cette contrée plutôt que dans toutes les autres, l'effet de la grandeur de la puissance et de l'ambition des marquis de Toscane, des ducs de Spolète et de Friuli, des marquis d'Ivrée, et des autres grands seigneurs ; car tour à tour ces ducs sacrifièrent l'indépendance de leur patrie à leur jalousie,' et tous leurs compatriotes, à leur désir de dérober leurs usurpations aux yeux d'un monarque rapproché d'eux.

La seconde des contrées détachées de l'empire d'Occident, la Gaule ou la France, était celle dont, au Xe siècle, la force était le plus complètement anéantie, l'importance européenne le plus détruite. Après la mort du roi Eudes, comte de Paris, la couronne avait été rendue à Charles, fils posthume de Louis-le-Bègue ; il fut sacré à Reims, avec le consentement des grands de Neustrie, au commencement de l'année 898. Mais si, d'une part, les peuples voyaient en lui avec plaisir l'unique rejeton de la maison de Charlemagne, de l'autre leur affection était bientôt repoussée par la profonde ineptie de ce jeune homme, auquel on donna le surnom de Simple ou d'Idiot. Incapable de se conduire, de distinguer ses amis d'avec ses ennemis, il tombait successivement entre les mains des favoris que le hasard approchait de sa personne, et qui se servaient de son nom pour justifier leurs usurpations. Un homme de basse naissance, homme Haganon, qui s'était emparé de sa confiance, excita surtout le ressentiment des Francs par son avidité impudente, et il finit par occasionner ainsi la ruine de son maître.

Au reste, l'autorité de Charles était déjà bien limitée. Non seulement quatre autres princes dans les Gaules portaient, comme lui, le nom de rais, en Lorraine, en Bourgogne transjurane, en Provence et en Bretagne, mais dans ses royaumes mêmes d'Aquitaine et de Neustrie, des ducs et des comtes puissants, de Bourgogne, de Toulouse, de Vermandois, de Poitiers, d'Aquitaine, gouvernaient leurs États avec une absolue indépendance, et ne donnaient presque d'autre marque de déférence à la couronne que d'inscrire dans leurs actes l'année du règne de Charles-le-Simple. Les feudataires, au midi de la Loire, étaient en quelque sorte oubliés par le roi, et il avait à peine lieu de s'apercevoir qu'ils avaient cessé de lui obéir ; mais l'insubordination du comte de Paris, qui prit aussi sous son règne le titre de duc de France, lui causa souvent plus d'inquiétude. La maison des comtes de Paris devait sa grandeur à Charles-le-Chauve, qui, pour récompenser Robert-le-Fort de l'assistance qu'il en avait reçue, lui avait donné le gouvernement de Paris, et du pays situé entre la Seine et la Loire. Un capitulaire, publié sur la fin du règne de Charles-le-Chauve, avait rendu ce gouvernement héréditaire, comme tous les autres. Pendant les désordres de la fin du IXe siècle, l'autorité provinciale de. ces comtes s'était affermie, tandis que celle des rois avait diminué. Le fils du comte Robert, Eudes, avait pris le titre de roi à la déposition de Charles-le-Gros : pendant son règne, il avait confirmé et agrandi le domaine propre de sa famille ; et lorsque, après la mort d'Eudes, la couronne de France fut rendue à Charles-le-Simple, la vraie souveraineté, la vraie puissance, demeurèrent au frère d'Eudes, Robert, duc de France, et à son fils, Hugues-le-Grand, comte de Paris. Charles, qui les voyait seuls maîtres dans son royaume, avait abandonné le séjour de leurs fiefs, où il se sentait dans la dépendance. La ville de Laon était presque la seule dont le gouvernement n'eût été soumis à aucun comte ; il y transporta sa résidence, et dès lors sa souveraineté et celle de son fils et son petit-fils, qui régnèrent après lui, dépassèrent à peine les limites du Laonnois. Quelle que fût l'incapacité de Charles-le-Simple, quels que fussent les torts qu'on pût lui reprocher dans l'administration de ses vassaux immédiats, il avait si peu de part au gouvernement du royaume, son autorité était si peu sentie par les grands seigneurs, qu'ils auraient pu lui laisser conserver jusqu'à la fin de sa vie un titre dont il ne pouvait abuser. Mais en même temps qu'on avait ôté à Charles toute puissance, toute force réelle, on s'étonnait qu'il ne protégeât pas le royaume avec la même vigueur qu'auraient pu le faire les plus glorieux de ses prédécesseurs ; on l'accusait d'abus auxquels il était étranger, des invasions d'ennemis contre lesquels on ne lui fournissait point de soldats. Une assemblée de la noblesse, à Soissons, en 920, résolut de le déposer, et les seigneurs, selon une coutume symbolique qui tenait au nouveau système féodal, rompirent et jetèrent en l'air, en sa présence, des brins de paillé, témoignant ainsi qu'ils renonçaient à son allégeance. L'expression de rompre la paille, venue de cette cérémonie, et qui signifie renoncer ouvertement à l'amitié de quelqu'un, est demeurée en usage jusqu'à nos jours. Malgré cet éclat, Charles-le-Simple régna prés de trois ans encore : les nobles, qui s'apercevaient à peine de son existence, se donnèrent peu de soin pour achever de le renverser. Ce fut seulement lorsqu'il eut offensé le duc Robert, par une injustice privée, par l'usurpation d'un bénéfice ecclésiastique dont il voulait disposer à son préjudice, que ce puissant vassal prit les armes contre lui, et se fit couronner à Reims à la fin de juin 922. Moins d'une année après le, 15 juin 923, Robert fut tué dans une bataille contre Charles-le-Simple, entre Soissons et Saint-Médard. Mais le parti mécontent ne se laissa pas décourager ; il offrit la couronne au duc Rodolphe de Bourgogne, qui la porta en effet, de 923 à 936, sans quitter presque son fief héréditaire, et sans prendre de. part au gouvernement de la France. Il abandonnait tout ce qui restait alors du pouvoir royal à Hugues-le-Blanc, comte de Paris, et fils de Robert. Tandis que Charles-le-Simple, trahi par Héribert, comte de Vermandois, auquel il s'était confié, fut arrêté à Péronne, et retenu prisonnier à Château-Thierry plus de cinq ans, et presque jusqu'au 7 octobre 959, qu'il mourut.

Durant cette période, qu'on est accoutumé à désigner comme le règne de Charles-le-Simple, encore qu'il eût si peu de part aux événements ; tandis que l'autorité souveraine était suspendue, que l'on ne la retrouvait ni dans le roi, ni dans les assemblées nationales qu'on avait cessé de convoquer ; tandis que la France n'était plus qu'un assemblage informe de souverainetés indépendantes, à peine liées par un faible système fédératif, et qui n'avaient ni des lois auxquelles elles fussent également soumises, ni un trésor commun, ni une armée commune, ni une manière uniforme de rendre la justice, ni une monnaie qui eût cours également dans les divers États ; un seul événement vraiment important signala, le règne de Charles-le-Simple : ce fut l'établissement des Normands dans cette partie de la Neustrie qui reçut d'eux le nom de Normandie, établissement qui changea les plus formidables ennemis de la France en soldats français.

Parmi les chefs des Normands, l'un des plus redoutés était Rollon, qu'on avait vu dès l'an 876 faire ses premières armes en France avec ses farouches compatriotes, et qui dès lors attaquant alternativement la Neustrie, l'Aquitaine, la Lorraine et l'Angleterre, était devenu la terreur de l'Occident, l'idole des guerriers septentrionaux et enfin le commandant suprême de leurs armées. En 911, il ramena d'Angleterre une flotte redoutable, avec laquelle il remonta la Seine et vint mettre le siège devant Paris. Cette agression fut suspendue par une trêve de trois mois que Charles-le-Simple obtint de lui à prix d'argent. Mais à peine ce terme était-il écoulé, que Rollon recommença à traiter les provinces qu'il parcourait avec une cruauté inouïe, brûlant les églises, massacrant les prêtres, et n'épargnant de toute la population que les femmes, qu'il emmenait captives. Le roi, qui n'avait aucune force à lui opposer, lui envoya l'archevêque de Rouen, nommé Francon, pour lui offrir de lui abandonner une vaste province de France, où il pourrait s'établir avec ses guerriers, s'il voulait à ce prix renoncer à dévaster le reste du royaume et reconnaître la souveraineté de la couronne de France.

Rollon parut séduit par ces offres, et un armistice de trois mois fut conclu en 911, entre les Français et les Normands, pour donner le temps d'arrêter les conditions du prochain traité. La première qu'exigèrent les évêques chargés de le négocier, fut que Rollon et ses soldats feraient profession du christianisme. Cette conversion d'une armée et d'un peuple qui s'étaient si longtemps signalés par leur acharnement contre les églises et les prêtres, ne présenta point les difficultés qu'on aurait pu en attendre. Il y avait près d'un siècle que les Normands vivaient au milieu des chrétiens ou de France ou d'Angleterre, et qu'ils avaient perdu de vue et leurs propres prêtres et les temples de leurs dieux. Ils regardaient le christianisme comme la religion de la civilisation. Plusieurs de leurs chefs l'avaient successivement embrassé, lorsque Louis-le-Débonnaire et ses successeurs leur avaient offert, aux mêmes conditions, des terres en Frise et sur le Rhin. Alfred-le-Grand avait trouvé la même complaisance dans les Danois, auxquels il avait accordé des établissements dans l'Estanglie et le Northumberland. Cette première condition étant admise, Charles se montra facile sur toutes les autres. Il donna à Rollon sa propre fille Gisèle en mariage. Il abandonna à ses soldats toute la province qu'on a nommée d'après eux Normandie, depuis la rivière Epte, qui se jette dans la Seine au-dessous de la Roche-Guyon, jusqu'à la mer. Et comme ce pays avait été rendu complètement désert par les ravages des Normands, qu'on n'y voyait plus de traces de culture, et que de hautes forêts remplaçaient partout les champs abandonnés, Charles obligea Bérenger, comte de Rennes, et Alain, comte de Dol, à s'engager à fournir des vivres aux Normands. Il paraît qu'il céda en même temps à ces derniers toutes les prétentions de là couronne sur toute la partie de la Bretagne qui ne reconnaissait plus l'autorité des rois français.

Après que les conditions de l'établissement des Normands dans la Neustrie maritime furent arrêtées, le roi Charles se rendit avec Robert, comte de Paris et duc de France, à un lieu nommé Saint-Clair, sur la rive gauche de l'Epte, tandis que Rollon, entouré de ses soldats, se présenta sur la rive droite. La paix fut alors confirmée par des serments mutuels. Rollon jura fidélité au roi Charles, et celui-ci, en retour, lui remit sa fille, et l'investit du duché de Normandie. Les évêques dirent alors à Rollon qu'il ne pouvait recevoir un don d'un si grand prix, sans baiser en retour les pieds du roi. C'étaient toujours eux qui introduisaient dans la féodalité ces formes serviles si éloignées des mœurs barbares. Ils les avaient empruntées aux monarques d'Orient, pour les faire passer dans leur Église, et ils les rendaient ensuite aux rois de l'Occident ; soit qu'ils y tinssent par habitude, soit qu'ils se plussent à humilier les grands, qui leur disputaient le premier rang dans l'État. Jamais, répondit Rollon, je ne courberai mes genoux devant les genoux de personne, ou je ne baiserai le pied d'un mortel. Cependant, comme les évêques français continuaient à le presser, il ordonna à un de ses soldats de rendre pour lui l'hommage demandé. Celui-ci, sans se baisser, saisit à l'instant le pied de Charles, et le porta si rudement à sa bouche, qu'il jeta le roi à la renverse. Les Normands accueillirent par des éclats de rire cette offense faite à la royauté. Le peuple assemblé s'agitait et se troublait, comme si c'était le prélude d'une attaque nouvelle ; les seigneurs de Charles crurent plus prudent de ne point manifester leur mécontentement, et la cérémonie continua. Les seigneurs furent appelés à leur tour, après le roi et le duc Robert, à prêter serment de garantir au duc Rollon et à ses héritiers, de génération en génération, la possession de la terre qui lui était concédée. Les comtes, les courtisans, les évêques et les abbés, prêtèrent tous serment : après quoi le roi retourna en France, et Rollon, avec le duc Robert, partit pour Rouen.

Robert, duc de France, avait été le médiateur de la pacification des Normands ; il devait aussi être le parrain du nouveau converti. En effet, Rollon fut présenté au baptême par le duc Robert, qui lui donna son nom, et il fut baptisé, en 912, par l'archevêque Francon, dans la cathédrale de Rouen. Pendant les sept jours que Rollon porta la robe blanche des catéchumènes, les évêques qui l'instruisaient l'engagèrent à. donner chaque jour une portion de terre à quelque église de Normandie. Ce furent là ses premières inféodations. Lorsqu'une fois il eut reçu le baptême, il partagea le reste de son duché entre les officiers de ses troupes. Chacun de ces districts reçut le nom de comté, et le Normand qui en était investi le partagea ensuite entre ses soldats. Le système féodal s'était lentement affermi dans le reste de l'Europe ; les droits et les devoirs réciproques des seigneurs et de leurs vassaux avaient commencé à se régulariser par l'usage : l'autorité des comtes qui représentaient le roi avait cessé d'être en opposition avec celle des seigneurs ; la fonction des missi-dominici était tombée en désuétude ; les différentes tenures des terres, les propres, les alleux, les bénéfices, après avoir causé une extrême confusion, commençaient aussi à se classer. Rollon, en introduisant en Normandie le système féodal tout à la fois, en profitant de toutes les lumières que l'expérience avait fournies jusqu'alors, en donnant une même origine à toutes les propriétés, put assurer à la législation une régularité qu'on ne lui avait encore vue nulle part ; et cette province, la plus récemment constituée, put bientôt servir de modèle aux autres.

Ce peuple de guerriers se mit alors à défricher la terre avec autant d'ardeur qu'il l'avait auparavant ravagée. Les étrangers de tous les pays furent invités à venir s'établir en Normandie ; des lois rigoureuses furent promulguées et sévèrement maintenues pour la protection de la propriété ; tous les voleurs furent punis de mort, et par une sorte de bravade, Rollon suspendit à un chêne, dans une forêt près de la Seine, des bracelets d'or qui y demeurèrent trois ans, sans que personne osât les toucher. En même temps le nouveau duc releva les églises que ses compagnons avaient détruites ; il entoura les villes de murs, il ferma l'embouchure des fleuves par des barricades, et il se mit en état de défense contre de nouveaux pirates qui suivraient la route que lui-même avait si longtemps parcourue. Reconnaissant aussi que les fortifications ne sauraient protéger un peuple sans la bravoure des soldats, il continua la guerre sur ses frontières, pour maintenir parmi ses sujets les habitudes militaires. D'après son traité, il ne pouvait tourner ses armes contre les Français, mais il attaqua Gurmhaillon, comte de Cornouailles, qui en 907 avait succédé à Alain-le-Grand dans la souveraineté de la Bretagne ; il le battit à plusieurs reprises, et il força enfin les Bretons à se soumettre à une autorité étrangère.

 

La conversion du duc Rollon, et son établissement avec les Normands dans cette partie de la Neustrie maritime qui reçut d'eux son nom, est sans doute l'événement le plus important de l'histoire de France au Xe siècle, celui qui eut les conséquences les plus graves et les plus durables. Il mit fin à cette guerre de dévastation et de brigandage qui, pendant un siècle, avait dépeuplé l'Allemagne occidentale, la Belgique, la Gaule et l'Angleterre ; il permit à ces provinces de rendre à la culture leurs campagnes abandonnées, de se vouer de nouveau aux arts de la paix, de relever leurs temples détruits et les murailles abattues de leurs villes. Surtout il retrempa en quelque sorte le caractère national ; le mélange d'un peuple nouveau, fier, entreprenant, intrépide, parmi les Français, leur communiqua cet esprit aventureux qui distingua toujours les Normands, des bords de la Baltique d'où ils étaient partis, jusqu'à leurs dernières conquêtes dans les deux Siciles, ou jusqu'à celle de la principauté d'Edesse, qui fut pour eux le fruit des croisades.

La langue maternelle des Normands, le danois, n'était qu'un dialecte de cette grande langue teutonique répandue dans toute la Germanie, dont les Francs parlaient un autre dialecte, et qui, quoique abandonnée par ces derniers pour le roman, ou le français naissant, dans les Etats de Charles-le-Simple, était encore entendue par les princes, et conservée avec une sorte de respect, comme la langue des vainqueurs. Aussi est-il assez extraordinaire que les Normands, au lieu de confondre leur dialecte avec celui des Francs tudesques, aient adopté le français roman. Il faut sans doute attribuer ce phénomène aux enseignements du clergé, que les conquérants trouvèrent établi en Normandie, et auquel ils confièrent leur éducation nouvelle ; Les Normands adoptèrent de bonne foi le christianisme ; et s'y portant avec cette ardeur qu'ils mettaient à toute chose, ils fréquentèrent les écoles, les catéchismes, les sermons ; ils voulurent entendre leurs prêtres, et, dès la seconde génération, le français-roman se trouva être devenu pour eux une langue maternelle : mais ils transportèrent dans cette langue cet esprit de vie qui les accompagnait partout, et qu'ils avaient aussi donné à la discipline militaire des Français. Le roman-rustique, le patois que l'ignorance avait créé de la corruption du latin, devint pour les Normands une langue régulière, une langue écrite, et propre à la législation comme à la poésie. Un siècle après leur établissement en France, les Normands l'employèrent pour un code de lois et pour des romans de chevalerie ; ils furent les premiers, entre les Français, à en faire cet usage, et la poésie romane reçut d'eux son caractère et son aptitude aux récits d'imagination.

D'autres princes avaient déjà tenté à plusieurs reprises, en Allemagne, en France et en Angleterre, de rappeler les Normands du brigandage à l'agriculture, en leur abandonnant une province, et leur permettant d'y vivre sous leurs propres chefs et leurs propres lois : mais le moment n'était pas encore venu ; aussi les Normands avaient chaque fois abandonné leurs nouvelles demeures au bout de peu d'années, et ils étaient retournés à cette vie aventureuse qu'ils regardaient comme plus glorieuse et plus douce en même temps. Le changement de deux circonstances essentielles, détermina les Normands de Rollon à entrer franchement dans la carrière de la civilisation : ce fut, d'une part, la désolation de tous les pays situés sur la mer de Bretagne ; de l'autre, l'indépendance des seigneurs, et la résistance qu'ils commençaient à opposer dans chaque province. Lorsque les Normands débarquaient sur une côte, loin d'être sûrs de. trouver du butin de quoi charger leurs bateaux, ils avaient souvent beaucoup de peine à rassembler assez de vivres pour se nourrir. Il leur fallait s'engager dans les épaisses forêts que l'abandon de l'homme avait laissé croître, dans les marais qu'avaient formés les rivières abandonnées à elles-mêmes ; il fallait se rapprocher des montagnes, dont chaque défilé pouvait cacher une embuscade ; et comme les pouvoirs locaux avaient partout pris la place d'une administration centrale, il n'y avait aucune province où ils ne trouvassent un chef intéressé à les réprimer ou à les surprendre, et des paysans que le désespoir avait contraints à s'armer et à se ranger autour de lui. Le butin était donc en même temps trop pauvre et trop chèrement acheté, et les Normands commencèrent à s'apercevoir qu'il leur faudrait moins de travail pour obtenir les richesses que recélait le sol de la Normandie, que pour aller disputer celles que possédaient encore les paysans de la Bourgogne.

Les mêmes causes opérèrent plus lentement, peut-être, sur les deux autres peuples adonnés au brigandage, qui dévastaient en même temps l'empire d'Occident ; mais elles opérèrent aussi, et vers le milieu du Xe siècle, leurs invasions cessèrent partout également. Les Sarrasins ne se contentaient pas de débarquer occasionnellement sur les côtes, ils avaient fait sur le continent des établissements d'où ils étendaient au loin leurs ravages ; ils en avaient dans la Campanie, dans la Pouille, dans la Calabre ; ils en avaient aussi en Provence. Celui qui, dans cette dernière contrée, fut le plus longtemps le centre de leurs déprédations, fut leur colonie de Fresnet ou Frassineto, près de Fréjus. Une barque, poussée par la tempête, y débarqua vingt Sarrasins d'Espagne, qui, trouvant au pied de Monte-Morvo un bon abordage, et tout autour des forêts épineuses presque impénétrables, s'y établirent, y appelèrent leurs compatriotes, louèrent d'abord leurs services à quelques seigneurs provençaux qui se haïssaient et voulaient se nuire, sans avoir le courage ou les moyens de se faire la guerre ; et devenus ensuite plus puissants, ou plus assurés de la lâcheté de leurs voisins, ils étendirent leurs dévastations également dans la Provence et l'Italie, sur les confins desquelles ils se trouvaient situés.

Ce fut sans doute en profitant de l'inimitié entre les rois ou les seigneurs voisins que les Sarrasins osèrent s'aventurer entre les frontières des uns et des autres, suivre les Alpes jusqu'à une grande distance de la mer, et se fixer enfin dans le pays le moins propre, par son climat, par la force des lieux et l'âpreté de ses montagnes, aux vagabonds de l'Afrique. Pendant la première moitié du Xe siècle, il est souvent question des Sarrasins maîtres du passage de Saint-Maurice en Valais ; ensuite ils disparaissent, sans qu'il soit facile de dire comment ils y arrivèrent, comment ils en furent chassés.

Les Normands étaient arrivés du Nord et du Couchant, les Sarrasins du Midi, les Hongrois du Levant, pour dévaster l'Europe. Ceux-ci, qui se nommaient eux-mêmes les Madschars, avaient été chassés, vers l'an 868, des montagnes de l'Asie septentrionale, d'où coule le Jaïc ; ils avaient fait le tour de la mer Noire, et traversant le Don, forçant les passages des monts Crapaks, ils s'étaient établis dans la Pannonie et dans les pays que les Huns avaient habités avant eux. N'ayant d'autre domicile que les chariots où ils laissaient reposer leurs femmes et leurs enfants, combattant sur de petits chevaux, armés à la légère, avec des arcs et des flèches seulement, ils n'étaient pas moins redoutables dans leur fuite que dans leur attaque, et ils passaient encore les Normands en cruauté. On accusait l'empereur Arnolphe de leur avoir, en 894, ouvert les portes de l'Occident, lorsqu'il les avait déchaînés contre les Moraves, auxquels il faisait la guerre. Arnolphe, qui avait montré de la vigueur, et qui avait fait respecter le royaume de Germanie dans un temps où tous les autres royaumes de l'Occident penchaient vers leur ruine, mourut de paralysie le 8 décembre 899 ; et à sa mort commença pour l'Allemagne une époque de calamités qui peut se comparer à celles qu'éprouvaient dès longtemps la France et l'Italie. Son fils Louis IV, qui lui succéda, était âgé seulement de sept ans, il n'en avait pas vingt lorsqu'il mourut, le 21 novembre 911. Pendant cette longue minorité, les révoltes des Slaves et les invasions des Hongrois désolèrent la Germanie. Ceux-ci, sans regarder derrière eux, sans se soucier d'assurer leur retraite, poussaient en avant au travers d'un pays où ils répandaient la terreur, marquaient leur passage par le massacre des paysans sans défense et l'incendie des propriétés, échappaient, par leur rapidité, à la cavalerie pesante des Germains, et évitaient toujours le combat, en semant la mort autour d'eux. La Bavière, la Souabe, la Thuringe et la Franconie, furent ravagées par les Hongrois aussi longtemps que vécut Louis IV.

Le règne d'Arnolphe avait relevé le pouvoir royal chez les Francs orientaux ; celui. de Louis IV, au contraire, anéantit l'unité de leur monarchie. Pendant sa longue minorité, les seigneurs de l'Allemagne s'arrogèrent en une seule fois cette indépendance que les seigneurs de France avaient lentement usurpée sous Charles-le-Chauve et ses successeurs ; et justement parce que l'Allemagne était plus peuplée, parce qu'elle était plus belliqueuse, parce que les armées royales étaient mieux exercées, les ducs qui, sous Arnolphe, n'étaient que des lieutenants du roi, se rendirent plus puissants que ceux de France sous Louis, lorsqu'ils devinrent propriétaires des armées et des provinces. Les Francs orientaux, ou Franconiens, les Saxons, les Souabes, les Bavarois et les Lorrains, se partageant entre autant de ducs indépendants, parurent comme autant de nations prêtes à se faire la guerre.

Avec Louis IV s'éteignit, le 21 novembre 911, la branche bâtarde des descendants de Charlemagne, qui avaient conservé la couronne d'Allemagne après l'extinction de la branche légitime. De tous les Carlovingiens, Charles-le-Simple avait seul survécu à tant de rois ; et Charles était d'un esprit si obtus que sa stupidité était passée en proverbe. Si les longues hostilités des peuples germaniques contre les Slaves, qu'ils avaient réduits au désespoir par une : excessive oppression ; si les attaques des Hongrois, qui avaient déjà conquis toute la marche de l'est, ou l'Autriche actuelle, ne leur avaient fait sentir le besoin de s'unir pour leur défense, ils auraient probablement hésité à donner un nouveau chef à la monarchie. Ils ne songèrent pas du moins à lui donner un chef imbécile ; et écartant toute pensée de se soumettre à Charles-le-Simple, les ducs, qui prétendaient représenter la nation, offrirent d'abord la couronne à Othon, duc de Saxe ; ce dernier s'en étant excusé sur son grand âge, et ayant désigné à leurs suffrages Conrad, duc de Franconie, Conrad fut élu unanimement.

Conrad, dont on vante la bravoure et la politique, fut, pendant un règne de sept ans, constamment à la tête des armées (912-918), tantôt pour repousser les invasions des Hongrois, tantôt pour réprimer les soulèvements de la Souabe et de la Bavière, tantôt pour faire la guerre à Henri, duc de Saxe, qui, le 30 novembre 912, avait succédé à son père Othon ; tantôt pour retenir dans l'obéissance les Lorrains, qui avaient appelé Charles-le-Simple, et qui voulaient se réunir à la monarchie française. Conrad Ier, roi de Germanie, mourut le 23 décembre 918 ; et comme il n'avait point d'enfant, il imita la générosité dont le duc Othon avait usé à son égard : il recommanda aux suffrages des Allemands son rival Henri, duc de Saxe, auquel il chargea son frère Eberhard, duc de Franconie, de remettre les ornements royaux. Henri Ier, qu'on a surnommé l'Oiseleur, fut en effet élu peu après par la diète de Fritzlar ; et l'Allemagne, de 918 à 936, fût gouvernée par un grand prince, qui la délivra, par ses victoires, des ravages des Hongrois, qui rétablit au-dedans l'ordre et la sécurité, et qui la fit respecter au-dehors.

La répression des Hongrois était devenue l'intérêt le plus pressant, non pas de la Germanie seulement, mais de l'Europe : toutefois on ne pouvait espérer de réunir pour un but commun les efforts d'Etats qui n'étaient pas même assez bien organisés pour veiller à leur propre intérêt, pour accomplir leur propre défense. L'empereur Bérenger, après avoir tantôt repoussé d'Italie les Hongrois par ses armes, tantôt acheté leur retraite, avait, dans les dernières années de sa vie, contracté alliance avec eux. Il paraît qu'au moment où il se sentait le plus pressé par Rodolphe de Bourgogne ; il leur avait livré les passages du Friuli. Les Hongrois en profitèrent peu de mois après sa mort : une de leurs plus redoutables armées se présenta devant Pavie le 12 mars 924, Cette ville, qu'on pouvait regarder comme la seconde de l'empire d'Occident en population et en richesses, fut réduite en cendres ; quarante-trois églises y. furent détruites, tous les habitans furent passés au fil de l'épée, et de l'immense population qu'elle contenait, on assure qu'il n'échappa que deux cents personnes. Après cette effroyable boucherie, les Hongrois, au lieu de regagner la Pannonie avec leur butin, poussèrent en ayant ; et ayant traversé les Alpes, ils se répandirent comme un torrent dans les plaines de Provence. Après avoir passé le Rhône au-dessus d'Arles, ils se jetèrent sur. Nîmes, qu'ils pillèrent, et ils arrivèrent enfin dans le voisinage, de Toulouse, qu'ils mirent à feu et à sang. Cependant leur armée, attaquée par une cruelle épidémie, y fut enfin détruite par Raymond Pons, comte de Toulouse.

A peu près dans le même temps, d'autres armées hongroises, traversant toute l'Allemagne, étaient arrivées jusqu'aux bords du Rhin, avaient passé ce fleuve à la nagé, puis avaient ravagé la Lorraine et la Neustrie, comme elles avaient ravagé auparavant l'Allemagne. Charles-le-Simple, n'ayant sous ses ordres que quinze cents soldats que lui avait amenés l'archevêque de Reims, s'était enfermé dans les murailles de Laon, sans oser affronter un ennemi si redoutable. Il attendit que, rassasié de pillage et de sang, il se retirât de lui-même. Les Hongrois, en effet, après quelques semaines, évacuèrent la Champagne, mais pour y revenir encore à plusieurs reprises.

Henri-l'Oiseleur, qui, pendant les guerres civiles du commencement de son règne, avait consenti à payer aux Hongrois un tribut annuel, refusa, en 933, de se soumettre plus longtemps à cette ignominie. Les Hongrois, irrités, pénétrèrent en Allemagne avec deux redoutables armées, dont l'une s'établit sur la Sala, à Merseburg, tandis que l'autre ravageait la Thuringe. Henri, ayant rassemblé sous ses étendards les Saxons et les Bavarois, s'approcha de la première pour lui présenter le combat. Les Hongrois hésitèrent ; ils essayèrent, par de grands feux, de rappeler à eux leurs compagnons, dont ils sentaient le besoin au moment du danger. Mais leurs signaux ne pouvaient plus être entendus : l'armée de Thuringe, attaquée par les comtes de la Thuringe et de la Saxe, avait été mise en pièces. Les fuyards, errants dans les campagnes, poursuivis, massacrés par vies paysans, ne pouvaient se réunir ? Lorsque ce grand désastre fut connu des Hongrois à Merseburg, ils essayèrent de se dérober par la fuite à Henri-l'Oiseleur. Bientôt leur terreur les livra presque sans défense au fer des Allemands : ce fut moins une bataille qu'une effroyable boucherie ; on assure que trente-six mille guerriers de leur nation y périrent, et cette terrible défaite mit presque fin aux invasions qui avaient si longtemps dévasté la France, l'Italie et l'Allemagne.