HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXI. — L'Angleterre jusqu'à la fin du règne d'Alfred-le-Grand. - 449-900.

 

 

NOUS n'avons presque plus eu occasion de faire mention de l'île de Bretagne depuis la mort d'Honorius, et le rappel de la dernière légion romaine préposée à sa défense. Nous avons cherché à lier ensemble l'histoire de tous les pays qui avaient des influences réciproques, qui agissaient et réagissaient les uns sur les autres ; mais la grande île de Bretagne, après être entrée pour un peu de temps dans le tourbillon du monde romain, en était complètement rassortie ; elle avait fait dès-lors un monde à part, étranger au reste de l'univers, à ses craintes et à ses espérances ; elle avait été oubliée des autres provinces ci-devant romaines auxquelles elle avait été auparavant associée, et dans les dix livres de l'Histoire des Francs, de Grégoire de Tours, il ne se trouve qu'une seule fois le nom d'un personnage breton. L'oubli des Grecs est plus étrange encore ; deux siècles et demi après que les légions de Bretagne avaient donné l'empire aux fondateurs de Constantinople, et un siècle seulement après la retraite des Romains, le premier des historiens de Constantinople, Procope, relègue la Bretagne dans la région des fables et des prodiges. Il raconte que les âmes de ceux qui meurent dans les Gaules sont transportées chaque nuit sur les rivages de cette île, et consignées aux puissances infernales par les bateliers de la Frise et de la Batavie. Ces bateliers, dit-il, ne voient personne, mais, au milieu de la nuit, une voix horrible les, appelle à leur mystérieux office ; ils trouvent au rivage des bateaux inconnus prêts à partir ; ils sentent le poids des âmes qui y entrent l'une après l'autre, et qui font descendre à, fleur d'eau le bord, du bateau Cependant ils ne voient rien encore. Arrivés la même nuit aux rivages de Bretagne, une ; autre voix appelle l'une après l'autre toutes les âmes, et elles descendent en silence, Voilà ce ; qu'après une courte, cessation de toute correspondance était devenue l'Angleterre pour, le reste de l'univers. La Bretagne Cependant avait éprouvé, dans son isolement, le même sort que les autres contrées démembrées de l'empire ; de même la lutte s'y était établie entre les barbares et les sujets des Romains ; mais ce n'étaient point les mêmes peuples, ou les conséquences des mêmes révolutions qui l'avaient bouleversée. Si dans sa carrière, pour procéder de la civilisation antique à la civilisation nouvelle au travers de la barbarie, elle avait éprouvé à peu près les mêmes alternatives, il faut y voir une preuve que le sort de l'Europe était la conséquence de son organisation interne, car celle-ci agissait partout de même, tandis que les événements variaient avec chaque lieu.

Cette séparation si complète de la Bretagne d'avec le reste du monde commence à l'année 426 ou 427, époque présumée du départ de la dernière légion romaine ; elle finit, ou plutôt elle est moins sensible, dès le couronnement d'Alfred-le-Grand, en 872. Pendant ces quatre siècles et demi, les Annales de Bretagne renferment un nombre prodigieux de faits, de noms de rois, de dates de combats ; aussi peut-être un écrivain, animé d'un vif sentiment national, pourrait-il réussir à répandre sur elles quelque intérêt. Mais un étranger se laisse rebuter par la fréquence des révolutions, et le peu d'importance des résultats ; il s'effraie d'une fatigue qui ne lui promet point une récompense proportionnelle. Partout où l'histoire conduit à l'étude morale et sociale de l'homme, où elle fait voir le développement de son esprit et de son caractère, le noble jeu de ses sentiments et de ses passions, la petitesse des États n'ôte rien à l'importance des résultats. Les républiques de la Grèce, les villes libres de l'Italie, les cantons de la Suisse, dans les beaux temps de la liberté, nous en apprendront plus sans doute sur ce qui fait le bonheur et la dignité de l'homme, que ces puissantes monarchies de l'Asie, où chaque erreur du gouvernement décide du sort de plusieurs millions de sujets. Mais les petits royaumes bretons et saxons, qui, pendant quatre ou cinq siècles, existèrent simultanément ou successivement en Bretagne, ne développèrent point de si grandes qualités ou de si grandes vertus ; d'ailleurs, leurs monuments ne sont point assez détaillés pour nous faire connaître les individus et le jeu des passions humaines ; leur histoire est presque conjecturale, et dussions-nous reproduire, dans ce chapitre, tout ce qui s'en est conservé, nous ne ferions que réunir un plus grand nombre de crimes royaux, et de plus dégradantes images des souffrances de l'humanité. Aussi nous contenterons-nous de jeter un coup d'œil rapide sur ces cinq siècles, de manière à en saisir les seuls traits généraux.

Lorsque les Romains quittèrent la Bretagne, en 427, ils laissèrent cette île énervée, comme toutes les provinces de l'empire, sans fortifications, sans armes, et sans courage pour se servir d'armes si les Bretons les avaient eues. Au lieu d'entourer les villes ouvertes de bonnes fortifications, et d'organiser des milices pour leur défense, les Bretons s'étaient contentés de relever la muraille de Sévérus, rempart qui, coupant l'île dans sa partie la plus étroite, était destiné à arrêter les incursions des Pictes et des Ecossais. Mais cette muraille, qui aurait pu profiter à des troupes de ligne, était sans utilité pour des bourgeois. Ces derniers, sans quitter leurs occupations journalières et leurs familles, auraient peut - être défendu les remparts de leurs cités, tandis qu'on ne pouvait s'attendre à ce qu'ils quittassent leurs foyers pour aller s'établir auprès de fortifications lointaines, où ils se sentiraient encore exposés à être tournés ; Aussi les Romains eurent à peine quitté l'île que le mur de Sévérus fut franchi par les Pictes et les Écossais. Ces peuples septentrionaux, voués à la vie pastorale, et entièrement sauvages, mettaient toute leur gloire à braver les dangers, tout leur bonheur à enlever à des voisins plus industrieux et plus timides, les fruits de leurs longs travaux. Ils parcoururent à plusieurs reprises toute la Bretagne ; ils dévastèrent les campagnes, ils mirent les villes à contribution, et ne trouvant aucun avantage à emmener des esclaves dans leur pays, déjà trop chargé de population, ils massacrèrent leurs captifs.

La terreur et la désolation des Bretons étaient extrêmes. Les villes qui conservaient l'apparence de la civilisation, quoique liguées entre elles, n'avaient point de moyens de défense ; elles demandèrent des secours aux Romains, déjà accablés sous le poids des dernières calamités de l'empire, et elles n'en purent obtenir aucun. Les campagnes, partagées entre un petit nombre de riches propriétaires, étaient devenues des espèces de principautés ; mais un homme, pour être maître de plusieurs milliers d'esclaves, ne s'en trouvait pas plus en état de se défendre. On assure qu'un de ces grands propriétaires, nommé Vortigern, fut, en 445, reconnu pour chef, ou pour roi par tous les autres ; et on accuse ce roi nouveau d'avoir appelé dans l'île les pirates saxons, pour les opposer aux brigands écossais. Les Saxons maritimes des bouches de l'Elbe, les Jutes, les Angles, les Frisons, et d'autres petits peuples de ce même rivage, exerçaient depuis longtemps la piraterie sur les côtes des Gaules et de Bretagne. Deux de leurs chefs, Hengist et Horsa, furent reçus, en 449, par Vortigern, dans l'île de Thanet, sur les côtes de Kent. Ils combattirent comme ils l'avaient promis avec vaillance contre les Ecossais, ils contribuèrent à les repousser ; mais, d'autre part, ils appelèrent leurs compatriotes dans l'île ; ils commencèrent à en partager les dépouilles, et bientôt ils songèrent à en faire la conquête.

C'est alors que s'engagea, entre les Saxons et les Bretons, une, lutte qui dura un siècle et demi, et qui ne se termina que par la destruction de toute la population bretonne, ou par son expulsion de toute la partie orientale de l'île. Cette lutte a été célébrée par les romanciers de la Table Ronde, et par des historiens à peine supérieurs aux romanciers en véracité. Le roi Arthur, qu'on suppose être mort en 542, à l'âge de quatre-vingt-dix ans, fut le principal héros breton de ces combats, où se signalèrent encore les rois Vortimer, Modred, Uther Pendragon, et plusieurs autres. On ne peut élever de doutes sur la durée et l'acharnement de ces combats dont le résultat fut l'entière expulsion d'une nation hors de son ancienne demeure. Mais on doit se défier beaucoup plus de ce que d'anciens écrivains racontent du nombre des armées et de l'importance des batailles. Les Saxons, nous l'avons vu, étaient soumis, dans leur pays même, à autant de chefs ou de rois qu'ils Occupaient de villages. Ils donnèrent aussi le nom de rois, ou de rois de la mer, à tous ces capitaines de vaisseaux armés pour la piraterie qui vinrent débarquer sur les côtes de Bretagne ; et ce fut probablement avec quelques centaines d'hommes seulement qu'Hengist, par trente-cinq ans de combats, se rendit maître du comté de Kent. D'autres chefs saxons, angles et jutes, s'établirent en même temps dans d'autres parties de l'Angleterre. De leur côté, les petits seigneurs bretons, les anciens sénateurs du pays, s'attribuaient eux-mêmes ou recevaient des Saxons le nom de rois. Les uns et les autres régnaient sur une tour où vivait le seigneur, et sur quelques villages habités par ses paysans. La mémoire de, leurs guerres se conserva, et la vanité des deux partis s'accorda pour en exagérer l'importance. Ces guerres, loin de détruire la population, enseignèrent au seigneur tout l'avantage qu'il trouverait à la multiplication de ses vassaux ; il avait trop besoin de soldats pour ne pas travailler à en augmenter le nombre : les Saxons se multiplièrent à l'est de l'île, les Bretons à l'ouest ; ceux des derniers qui avaient habité les contrées de l'est et qui ne purent pas se réfugier dans le pays de Galles, pour éviter la fureur des Saxons, vinrent chercher un asile sur les côtes de France, dans la petite Bretagne. Enfin, après que trois ou quatre générations se furent successivement baignées dans le sang, après que toute civilisation fut détruite, que la langue latine, et presque tous les arts des Romains furent oubliés, la grande île de Bretagne, qu'on commença dès-lors à nommer Angleterre, se trouva, vers la fin du VIe siècle, partagée en trois divisions.

A l'orient, sept royaumes indépendants avaient été formés par les peuples pirates qu'on comprit sous le nom commun d'Anglo-Saxons ; les trois plus vastes en étendue étaient au nord, ils étaient habités par des Angles ; les quatre plus riches et plus peuplés étaient au midi, et habités par des Saxons. Les trois premiers étaient les royaumes de Northumberland, fondé en 547, par Ida ; d'Estanglie, en 671, par Uffa ; et de Mercie, en 585, par Crida. Les quatre royaumes saxons étaient ceux de Kent, fondé en 460, par Hengist ; de Sussex, fondé en 491, par Ella ; d'Essex, en 527, par Ercenwin ; et de Wessex, le plus puissant des royaumes méridionaux, fondé en 519, par Cerdick. Le cours opposé de la Tamise et de la Saverne séparait les royaumes des Saxons de ceux des Angles ; cependant les deux peuples se regardaient à peu près comme compatriotes ; les sept royaumes, ou l'heptarchie saxonne, sous de certains rapports, ne formaient qu'un seul corps politique. Les rois que les Saxons reconnaissaient pour leurs capitaines à la guerre, n'avaient, durant la paix, qu'une autorité très limitée, et l'assemblée des hommes sages de chaque royaume, wittena gemote, devait être consultée sur toutes les mesures importantes d'administration comme de législation. Dans quelques occasions, l'un des sept rois fut reconnu comme chef de toute l'heptarchie, et alors il y eut en même temps un wittena gemote, des sept royaumes, pour décider des intérêts de toute la nation.

A l'occident, les anciens Bretons, qui appartenaient aux Cimri ou aux Cimbres, l'une des deux, grandes divisions de la race celtique n'occupaient plus que le pays de Galles, divisé en trois petits royaumes, et la pointé de Cornouailles, qui en formait un quatrième. Ils avaient gardé leur ancien langage ; ils étaient attachés avec ardeur à la religion chrétienne, et pour l'usage de celle-ci ils conservaient la connaissance de la langue latine et l'usage de l'écriture, du moins parmi les moines et les prêtres. Mais ils n'avaient pu maintenir presque aucune communication avec Rome, et lorsque, après deux siècles, ils renouvelèrent leurs rapports avec le reste de l'Église, ils parurent fort surpris des changements qui s'étaient opérés dans celle-ci, en déviation du christianisme primitif, et ils eurent quelque peine à s'y soumettre.

Des missionnaires gallois, et surtout saint Patrice, et son neveu de même nom que lui, avaient converti l'Irlande à la fin du Ve siècle. Comme c'est justement l'époque des plus grands ravages des Saxons, il est assez probable qu'un grand nombre de Bretons, les plus amis de la paix et les moins propres aux combats, allèrent chercher le repos dans cette île moins exposée aux orages, et qu'ils y portèrent une civilisation que le fer extirpait alors en Bretagne. Les Irlandais, séparés du monde entier, jouissant de l'aisance mais privés de presque tous les plaisirs du luxe, cherchèrent un aliment à leur activité dans les études sacrées. C'est l'époque la plus brillante de leur littérature ; c'est celle où se formèrent plusieurs, pieux personnages, plusieurs moines qui entreprirent d'abord la conversion de l'Écosse, et qui, dans le siècle suivant, vinrent prêcher dans la Germanie et dans les Ardennes, Ils fondèrent alors plusieurs couvents à Saint-Gall, à Luxeuil, à Anegrai, enfin à Bobbio, en Italie, où l'on est surpris de voir arriver saint Colomban, missionnaire irlandais.

Le nord de la grande île de Bretagne était toujours occupé par les Pictes au levant, et les Scots ou Ecossais au couchant. Ces deux peuples appartenaient à la race des Gaëls, l'autre grande division de la race celtique. Ils n'avaient jamais été soumis par les Romains ; ils connaissaient à peine l'agriculture, et ils se maintenaient seulement par la vie pastorale ; toutefois ils rétrogradèrent encore, s'il est possible, dans la carrière de la civilisation, lorsque tous les arts qui rendent la vie douce eurent cessé d'être cultivés chez leurs voisins. Longtemps leurs incursions avaient désolé la Bretagne ; mais, soit que leurs armes se trouvassent inférieures à celles des Saxons, qui envahirent en effet une partie considérable de l'Ecosse méridionale, soit qu'aucun butin ne les attirât plus dans ces champs ravagés, ils cessèrent leurs incursions après le milieu du Ve siècle. Ce fut aussi à peu près vers ce temps-là qu'ils commencèrent à se convertir au christianisme, surtout par les travaux des missionnaires gallois et irlandais. Les Pictes et les Ecossais continuèrent à se partager la possession de la Calédonie jusqu'à l'année 839 ou 840, que les Pictes, vaincus dans deux batailles par les Ecossais, sous la conduite de leur roi Kennet II, furent exterminés. Leur nation fut anéantie, et tout le pays reçut dès lors le nom d'Ecosse.

Ce fut seulement en 597 que le christianisme fut de nouveau introduit parmi les Anglo-Saxons. L'Angleterre était alors un des grands marchés aux esclaves : dans tous les moments où les Saxons sentaient le poids de la misère, ils ne se faisaient aucun scrupule de vendre leurs enfants ; la France en était remplie, et la reine Bathilde, femme de Clovis II, au milieu du VIIe siècle, avait été d'abord elle-même une esclave saxonne, achetée par un Franc. Des esclaves anglo-saxons furent exposés en vente sur le marché de Rome ; Grégoire-le-Grand, qui dépuis fut pape, frappé de la blancheur de leur peau, de la beauté de leurs cheveux, demanda de quelle nation ils étaient. Ce sont des Angles, dit le marchand d'esclaves. — Des anges plutôt, reprit Grégoire. Quel est leur lieu de naissance ?Deiri, dans le Northumberland. — De ira ; ils sortiront de la colère de Dieu. Ces jeux de mots lui parurent une révélation, et il ne fut pas plus tôt parvenu au Saint-Siège qu'il s'occupa de la conversion de la Bretagne. Il en chargea le moine Augustin, qui depuis fut premier archevêque, de Cantorbéry, et ce prêtre romain conduisit avec lui quarante missionnaires, auxquels l'Angleterre doit la connaissance de ce qu'on nommait christianisme au VIe siècle, ou de la religion qui convenait à l'Eglise.

La conversion de l'Angleterre commença par celle des rois, la religion descendit d'eux à leurs sujets ; elle s'établit sans éprouver de persécution, sans être ensanglantée par aucun martyre. La foi, pour être peu éclairée, n'en fut pas moins vive, elle n'en porta pas moins ceux qui l'embrassaient à de grands sacrifices. La réputation de sainteté s'obtenait facilement, et surtout par de riches donations faites aux églises ; il est cependant remarquable que, pendant la durée de l'heptarchie, sept rois anglo-saxons, sept reines, huit princes, et seize princesses de leur sang soient honorés du nom de saint ; il ne l'est guère moins que, durant le même espace de temps, dix rois et onze reines aient quitté leur couronne pour faire profession de la vie monastique.

 

Le gouvernement de l'heptarchie saxonne, et l'indépendance des sept petits royaumes, entre lesquels se partagea l'Angleterre, durèrent 378 ans, si l'on compte depuis la fondation du plus ancien des royaumes, et 243 ans, si l'on compte depuis la fondation du plus récent, jusqu'à l'année 827, où tous les Anglo-Saxons reconnurent l'autorité souveraine d'Egbert. Celui-ci avait été exilé du royaume de Wessex, sa patrie ; il s'était retiré auprès de Charlemagne, qui l'avait accueilli à sa cour, et qui contribua probablement à former son esprit et à élever ses espérances. Egbert avait vécu, douze ans auprès du grand, monarque de l'Occident, lorsqu'il fut rappelé de sa cour, l'année même du renouvellement de l'empire d'Occident, pour être placé, en l'an 800, sur le trône de Wessex, ou du plus grand des quatre royaumes méridionaux. Egbert, par une suite de guerres heureuses, soumit les trois autres royaumes des Saxons, et les réunit sous le nom commun de Wessex. Il força en même temps les trois, royaumes des Angles à lui promettre obéissance, mais en conservant cependant leurs rois feudataires. Enfin, il contraignit aussi les trois royaumes bretons, dans le pays de Galles, et le quatrième, dans le Cornouailles, à reconnaître également sa suzeraineté. Il y avait à peine cinq ans qu'il jouissait de la paix et d'une souveraineté non partagée, lorsque les Danois parurent au midi de l'île avec trente - cinq vaisseaux, débarquèrent à Charmouth, en 833, rencontrèrent Egbert, le battirent, et ne remontèrent sur leurs vaisseaux qu'après les avoir chargés de toutes les richesses de ce canton.

Charlemagne, au faîte de sa puissance, avait vu les vaisseaux normands insulter les provinces de Frise ; il ne put les punir, et l'on dit qu'il pleura des calamités qui menaçaient ses successeurs. Egbert, imitateur de Charlemagne sur un plus petit théâtre, vit commencer aussi, d'une manière plus humiliante encore, les malheurs qui devaient affliger le royaume qu'il avait fondé. Le monde britannique, absolument séparé du continent, éprouvait d'une même manière les effets d'une même cause. La réunion de plusieurs petits États en une seule monarchie, qui semblait devoir faire sa force, ne fit que sa faiblesse, et de honteuses calamités commencèrent au moment où le monarque crut avoir fondé la gloire et la puissance nationales. Chacun des royaumes qu'avait conquis Charlemagne était, par lui-même, en état de repousser ses ennemis, tous ensemble ne furent plus en état de le faire après qu'il les eut réunis. Chacun des petits royaumes de l'heptarchie n'avait pas redouté les attaques étrangères ; ils y succombèrent, lorsqu'ils ne formèrent plus qu'un seul Etat. Ces Normands ou Danois qui attaquèrent en même temps, au IXe siècle, les côtes de France et d'Angleterre, étaient depuis longtemps familiarisés avec les rivages de Bretagne, car c'était presque le même peuple qui en avait fait la conquête trois siècles auparavant. Il semble, il est vrai, que les Anglo-Saxons du Ve siècle occupaient les côtes de la Frise au Jutland, et que les Normands du IXe s'étendaient du Jutland à la Norvège. Les habitans du Jutland, les Jutes, sont nommés a l'une comme à l'autre époque ; d'ailleurs les conquêtes de Charlemagne avaient refoulé les Saxons méridionaux sur les septentrionaux, en sorte que les mêmes peuples ne partaient plus des mêmes rivages. Dès la décadence de l'empire romain, tous ces peuples s'étaient adonnés à la piraterie, et ils mettaient leur gloire à ces expéditions périlleuses dans lesquelles ils bravaient en même temps les tempêtes et les ennemis. Toutefois tant que, dans les pays qu'ils attaquaient, chaque petite province eut son chef, ses conseils, ses guerriers ; tant que chaque district eut son association de citoyens libres et belliqueux, la résistance y fut toujours préparée ; elle était si prompte, elle était si efficace, que les Normands durent renoncer à la piraterie, comme les Ecossais au brigandage. Aussitôt, au contraire, que dans chaque district on dut songer au roi, qui siégeait à une grande distance, implorer ses secours ou attendre ses ordres ; aussitôt que toute carrière d'ambition écarta du sol natal celui qu'elle appelait à la cour, que ce qui était un centre devint une province, et qu'on put faire sa fortune indépendamment des calamités locales, tous ces petits royaumes qu'on avait vus hérissés de soldats, qui avaient résisté des siècles, dans des luttes acharnées, à des voisins toujours empressés à les envahir, furent hors d'état de se défendre contre quelques poignées de pirates ; alors des bateaux découverts, montés par un petit nombre d'aventuriers, osèrent entreprendre des conquêtes où des milliers de braves avaient échoué.

Deux ans après sa défaite à Charmouth, Egbert prit sa revanche, en 835, sur une nouvelle troupe de Danois qui s'était fait débarquer à Hengston, sur les confins du Cornouailles. Il mourut, en 838, ne laissant qu'un seul fils, Ethelwolff, qui lui succéda.

Si Egbert avait pu être comparé à Charlemagne, la ressemblance d'Ethelwolff à Louis-le-Débonnaire fut bien plus frappante encore. De même sa bonté dégénérait en faiblesse, et sa religion en un lâche asservissement aux prêtres et aux moines. De même, il s'empressa de partager l'autorité avec son fils Athelstan, qu'il nomma roi de Kent ; de même ensuite, dans un âge avancé, à son retour d'un pèlerinage à Rome, en 855, il épousa une autre Judith, petite-fille de celle de Louis-le-Débonnaire ; et cette jeune femme le brouilla avec ses fils, en inspirant à ceux-ci la crainte d'un partage nouveau. Ethelbald, fils d'Ethelwolff, prit les armes contre son père ; et le débonnaire monarque de l'Angleterre ne possédait plus à sa mort, en 857, qu'un trône partagé et ébranlé. Plusieurs de ces rapports sont accidentels sans doute, mais quelques uns aussi tiennent à la nature même des choses. Un grand homme, s'élevant au milieu d'un peuple barbare, doit reconnaître les avantages d'une éducation libérale, et il s'efforce de la donner à ses enfants ; mais, dans son siècle, il ne peut trouver que des pédants pour enseigner la science, et c'est en effet à des pédants monastiques qu'Etherwolff et Louis-le-Débonnaire furent confiés. Tous deux étaient princes, nés dans la mollesse, et entourés de courtisans ; tous deux dégénérèrent comme dégénèrent les fils des grands hommes, et le suc nourricier de la science qui avait profité à leurs pères se changea pour eux en poison. Ils apprirent à croire sur parole, à trembler devant un homme, à racheter leurs péchés par des pénitences, et même à contracter, dans un âge avancé, des mariages disproportionnés pour se dérober aux tentations.

Ethelwolff, comme Louis-le-Débonnaire, laissa quatre fils après lui, mais, l'usage ne s'était point établi chez les Saxons de partager la monarchie entre les princes. Ethelbald, à qui il avait, de son vivant, accordé le royaume de Kent, et Ethelbert, auquel il laissa le reste de la monarchie, lui succédèrent seuls ; toutefois, les quatre frères durent hériter l'un de l'autre, au préjudice de leurs enfants en bas âge ; et en effet ils régnèrent successivement, Ethelbald, de 857 à 860 ; Ethelbert, de 857 à 866 ; Ethelred, de 866 à 871, et Alfred-le-Grand, de 871 à 900. Toute cette période, comme celle des quatre fils de Louis-le-Débonnaire, est remplie par les désastreuses invasions dés Danois.

Les aventuriers qui partaient de toutes les côtes de la Scandinavie, de tous les ports de la mer Baltique, et qui, différents de langue et d'origine, étaient tous compris indistinctement sous le nom de Danois en Angleterre, et de Normands en France, semblent avoir formé sur les deux pays des projets différents. Les côtes et les rivières de France, accessibles à leurs bateaux, étaient encore enrichies par une ancienne industrie ; une opulence accumulée dans les siècles précédents y était toujours déposée, elle s'était même accrue sous le règne de Charlemagne ; d'autre part, toute la population rapprochée des côtes était étrangère à la race germanique, et presque désarmée ; ses habitudes n'étaient nullement belliqueuses, elle pouvait difficilement opposer quelque résistance, et les Normands ne se proposaient que de la piller. L'Angleterre était plus pauvre et plus belliqueuse ; elle n'offrait guère au ravisseur que des richesses agricoles, et sa population, accoutumée aux armes, était prête à les défendre. Aussi les Danois, lorsqu'ils attaquèrent l'Angleterre, se proposèrent-ils de la conquérir. Pendant les règnes d'Ethelvvolff et d'Ethelbald, ils firent quelques descentes sur ces côtes ; toutefois, comme ils y furent reçus vigoureusement, ils trouvèrent que les profits de cette guerre n'étaient pas proportionnés au danger, et de 840 à 860, années si désastreuses pour la France, les côtes d'Angleterre ne furent visitées par eux que de loin en loin.

Mais les profits du métier de corsaire, la gloire et les hasards de ces expéditions attirèrent bientôt dans les ports des Danois les aventuriers de tout le Nord. C'était une direction nouvelle qu'avait prise le torrent de l'émigration, et les peuples qui autrefois envoyaient chaque année de nouveaux essaims pour envahir l'empire par terre, les envoyaient désormais par mer. Les bandes des Normands ravageaient la France dans toute son étendue ; elles visitaient les côtés d'Espagne et de Portugal, qu'elles disputaient aux Sarrasins ; elles pénétraient dans la Méditerranée, et les Bouches-du-Rhône recevaient des barques parties de Drontheim. Les Danois paraissent alors avoir formé le projet de conquérir la grande île de Bretagne, si rapprochée du continent qu'ils ravageaient, pour qu'elle reçût dans ses ports leurs flottes chargées de butin, qu'elle réparât leurs forces et leur fournît des vaisseaux et des soldats. Vers l'an 860, ils recommencèrent leurs attaques contre l'Angleterre avec la cruauté qu'ils mettaient dans toutes leurs guerres, mais aussi avec une persistance, avec des projets d'établissement, qu'on ne remarque point dans leurs invasions de France.

Ce fut dans le royaume feudataire de Northumberland, qu'Iwar, l'un des fils du héros danois Ragner Lodbrog, descendit avec une armée redoutable. On assure qu'il avait été appelé et introduit dans le pays par un comte Bruen, dont l'un des rois de Northumberland avait déshonoré la femme, tandis que l'autre roi de ce petit pays avait provoqué bien plus directement la vengeance des Danois ; il avait fait prisonnier Ragner Lodbrog, et l'avait laissé mourir au fond d'une fosse où il avait fait jeter sur lui une quantité de serpents ; le chant de mort que Ragner avait composé dans cette situation désespérée, était devenu le chant de guerre des Danois ; il s'est conservé jusqu'à nous. Les deux rois du Northumberland, jusqu'alors divisés, s'étaient en vain réunis pour faire tête à leur terrible ennemi ; ils furent défaits et tués l'un et l'autre, l'un devant York, l'autre à Ellescross. Le pays fut ravagé avec une extrême barbarie ; ceux qui portaient les armes ne trouvèrent point de grâce devant les Danois ; les prêtres et les moines, qui se vantaient d'opérer des miracles, et que les Danois regardaient comme de redoutables sorciers, ne furent pas traités avec moins de cruauté. Les religieuses avaient à craindre d'autres dangers encore : l'abbesse de Coldingham, en annonçant à ses sœurs que les Danois arrivaient, et qu'elles n'avaient plus de défense, leur donna l'exemple de se mettre à l'abri de leurs outrages ; elle se coupa le nez et la lèvre supérieure pour devenir aux yeux des vainqueurs un objet d'horreur, et non plus de désirs. Lès Danois, en se précipitant dans le couvent, n'y rencontrèrent en effet que des visages défigurés et ensanglantés ; ils en rassortirent avec effroi, mais sans être touchés du courage admirable de ces malheureuses ; ils refermèrent sur elles les portes de leur demeure, et les consumèrent dans les flammes qu'ils allumèrent tout autour.

Les Danois ravagèrent encore le royaume de Mercie ; ils conquirent celui d'Estanglie, dont le roi feudataire Edmond, qu'on regardait comme un saint, fut massacré par eux en un lieu qui porte son nom, Saint-Edmondsbury. Ces trois royaumes feudataires d'Ethelred couvraient un espace de pays beaucoup plus étendu que le royaume de Wessex au midi de la Tamise et de la Saverne, souveraineté propre d'Ethelred ; mais ce dernier pays, dont la capitale était Winchester, était infiniment plus peuplé, plus riche, et par conséquent plus important que tous les autres. Les Danois ne s'étaient pas contentés de piller le Northumberland, ils y avaient établi des colonies, ils s'en étaient partagé les terres ; une partie de leurs familles s'y étaient vouées aux occupations pacifiques de l'agriculture, ou plus probablement de la vie pastorale, et ils avaient ainsi montré, dès la première campagne, que leur intention n'était point comme en France, d'enlever du butin, mais de conquérir. Cependant leur chef Iwar, pour s'affermir mieux encore dans cette conquête, vint attaquer Ethelred dans le royaume de Wessex. Neuf batailles acharnées furent livrées entre les deux peuples dans l'espace d'une seule année ; les Anglais se défendirent en gens de cœur, et leur roi se montra digne de les conduire. Le nombre l'emporta, cependant enfin, sur l'obstination, et dans la dernière de ces batailles, Ethelrad fut tué en 872. A la mort d'Ethelred, le quatrième frère, Alfred, monta sur le trône de Wessex, au préjudice des fils de son prédécesseur ; soit que leur père commun, Ethelwolff, l'eût, comme on l'assure, réglé ainsi d'avance par son testament, soit plutôt que la nation, dans un si grand danger, reconnût qu'elle avait besoin d'être gouvernée par un homme et non par un enfant. En effet, les Danois étaient maîtres de trois des sept anciens royaumes ; ils y avaient, il est vrai, établi des rois anglais qu'ils tenaient sous leur dépendance. Mais c'était seulement pour ne pas avertir tout à la fois l'ancienne population de la servitude où elle était tombée, et conserver encore quelque temps les formes d'un gouvernement national, après que le fond était détruit. Ces rois servaient aux Danois à sanctionner leurs usurpations, à légaliser leurs levées d'argent, et plus encore peut-être à rendre odieux un gouvernement que les Danois voulaient détruire. Les provinciaux, en effet, ne tardèrent pas à sentir que ces fantômes de rois, esclaves de leurs conquérants, étaient pour eux une charge nouvelle et non une protection. Accablés par le joug des Danois, ils demandèrent du moins à n'être sujets que des Danois seuls. Leur vœu fut exaucé volontiers par Iwar et Ubba, fils de Ragner Lodbrog. Les rois feudataires, au nord de la Tamise, furent supprimés ; les Danois se mêlèrent aux Saxons comme cultivateurs et comme compatriotes. Toutes les villes leur furent ouvertes. Londres même, qui appartenait alors au royaume de Mercie, tomba en leur pouvoir ; tandis que leurs armées pénétraient de toutes parts dans le Wessex, qui s'étendait alors des rives de Kent jusqu'à celles de Cornouailles ; Alfred, après avoir perdu contre les Danois une bataille, avait signé un traité par lequel il s'engageait à ne donner aucun secours aux provinces situées au nord de la Tamise et de la Saverne, sous condition qu'il ne serait point troublé dans la possession des comtés au midi de ces mêmes rivières ; Mais aucun traité ne pouvait lier ces aventuriers indépendants qui partaient chaque printemps de tous les rivages du Nord, et qui s'honoraient de tous les ravagés, de toutes les cruautés qu'ils exerçaient sur les habitans du Midi. De nouveaux chefs, qui n'avaient aucune relation avec les fils de Ragner Lodbrog, surprirent et pillèrent Warham i assiégèrent Exeter, livrèrent dans la seule année 876, sept combats différents au roi Alfred, et inspirèrent ainsi aux Danois., déjà colonisés dans le nord de l'Angleterre, l'espérance de conquérir tout le reste de l'île. Ces derniers rompirent la paix qu'ils avaient jurée : la possession de Londres leur assurait un libre passage sur la Tamise ; ils entrèrent en 877 dans le Wessex, se rendirent maîtres de Cheapenham, une de ses plus grandes villes, et inspirèrent ainsi une telle terreur aux Anglais, qu'Alfred, qui s'efforçait de rassembler son armée, se vit tout à coup abandonné par ses guerriers, et que, pour échapper à la mort ou à la captivité, il fut obligé de revêtir les habits d'un pauvre laboureur, et de se cacher dans la cabane d'un berger qu'il connaissait, au milieu des marais du Sommersetshire. Elle était bâtie sur un petit espace de terre ferme qui avait à peine deux acres d'étendue, et auquel on n'arrivait que par un sentier difficile au travers des fondrières et dés eaux croupissantes. Cette prairie fut connue ensuite, à cause de l'asile qu'elle avait donné à ce noble guerrier, sous le nom d'Ethelingay (Adel-Gau), l'île des nobles.

 

L'homme qui se cachait à tous les yeux dans l'île d'Ethelingay, qui, connu seulement de son hôte, n'était regardé par son hôtesse que comme un égal, qu'elle gourmandait sans scrupule, lorsqu'il laissait brûler ses gâteaux, était digne de sauver l'Angleterre et de rétablir la monarchie. Il approchait alors de trente ans ; sa figure était noble et fière, son adresse dans tous les exercices du corps, sa dextérité à tirer de l'arc, auraient suffi aussi bien que sa bravoure, pour lui assurer un rang distingué parmi les simples soldats ; sa douceur et la bienveillance qui animait tous ses rapports avec les hommes, le rendaient cher à tous ceux qui l'approchaient ; il avait cultivé avec goût la poésie et la musique, et son esprit était orné par l'étude plus que celui d'aucun de ses contemporains. Toutes ces qualités ne suffisent point cependant encore pour former un héros, elles élèvent tout art plus un individu à un degré supérieur dans l'échelle que tous les hommes sont admis à monter ; mais la force d'âme, la force de volonté, le génie qui conçoit et qui crée, qui juge ce qu'il faut à un peuple et qui sait le lui donner, sont les qualités qui font le grand roi, et Alfred les réunissait au suprême degré. Il passa six mois dans sa profonde retraite, ignoré du monde entier, privé de toutes les commodités de la vie, polissant son arc, fourbissant ses armes, et attendant avec patience et confiance le moment convenable pour se montrer de nouveau. Les Saxons, qui par tant de combats avaient fait voir qu'ils étaient dignes de conserver une patrie, avaient pu être frappés d'une terreur panique, ils étaient dispersés, mais non détruits. Ils s'étaient refusés à livrer encore des batailles désastreuses, mais la plupart s'étaient retirés dans les tours qu'ils avaient bâties pour leur défense, dans les retraites qu'ils s'étaient ménagées au milieu des bois ou des marais ; et si quelques uns avaient plié la tête sous le joug, s'ils s'étaient rendus aux Danois, Alfred était sûr qu'ils ne supporteraient pas longtemps leurs vexations ; il attendait le premier éclat de leur impatience, et il jugeait qu'il convient quelquefois de laisser éprouver au peuple, pendant quelques mois, le poids affreux de la tyrannie, afin qu'il ne marchande plus ensuite sur ce prix élevé, sur ces sacrifices cruels, par lesquels seuls on peut acheter la liberté.

Alfred ne fut pas trompé dans son attente : les Danois s'étaient dispersés dans le royaume de Wessex, pour en soumettre toutes les parties ; cependant Ubba, le second des fils de Ragner Lodbrog, apprenant qu'un parti d'Anglais s'était enfermé dans le fort de Kenwith, au comté de Devon, s'en approcha avec une division de ses troupes pour l'assiéger. Les assaillants avaient tellement l'avantage du nombre, leurs ennemis paraissaient si abattus par une suite de désastres, qu'Ubba crut à peine devoir se tenir sur ses gardes contre eux. Les assiégés ne pouvaient espérer d'être secourus ; ils n'attendaient plus que la mort ou la servitude. Le comte de Devon, qui les commandait, leur proposa de surprendre les ennemis par une sortie, et de chercher à s'ouvrir, l'épée à la main, un chemin pour gagner quelque autre asile. Cette sortie réussit beaucoup mieux qu'il n'avait lui-même osé l'espérer. Les Danois étaient si peu sur leurs gardes, qu'Ubba, leur général, fut tué ; que le grand étendard national, le corbeau des Danois, à la conservation duquel ils croyaient le sort de la monarchie attaché, fut pris, et que l'armée entière s'abandonna à une fuite honteuse. Alfred, averti de leur déroute, jugea que le moment de se montrer était venu ; il appela ses principaux amis auprès de lui, et après avoir concerté avec eux ses mesures, il les renvoya aux lieux divers où il savait que des Saxons étaient sous les armes ; il fixa le jour de leur réunion dans la forêt de Selwood, au comté de Sommerset, et en attendant, tandis que personne chez les Danois ne soupçonnait son existence, il entra seul, avec une harpe sur ses épaules ; dans le camp que Guthrum, général des Danois, avait assemblé, Tous les peuples du Nord honoraient la musique et admettaient des bardes ou chanteurs dans leurs banquets ; les ancien ? Bretons prétendaient cependant avoir l'avantage sur tous les autres comme poètes et comme musiciens, et les bardes du pays de Galles ou du Cornouailles traversaient les armées, et au milieu des horreurs de la guerre, recueillaient les contributions des soldats. Alfred ne le cédait à aucun d'eux en habileté ou en talent pour l'improvisation ; sa harpe lui ouvrit les portes du camp de ses ennemis ; il y fut reçu sans défiance, il y fut fêté et récompensé, et après avoir tout observé, il alla rejoindre ses compatriotes dans la forêt de Selwood.

Les Anglo-Saxons, remplis de courage à l'aspect d'Alfred, qui semblait renaître pour eux du milieu des morts, surprirent le camp de Guthrum, qui ne soupçonnait pas même l'existence d'une armée ennemie. Presque tous les Danois furent mis en pièces, ceux qui réussirent à s'échapper avec Guthrum furent bientôt assiégés dans une forteresse où ils avaient peu d'espérance de tenir longtemps ; ils acceptèrent les conditions de paix qui leur furent offertes. Alfred accorda, à tous ceux qui se faisaient chrétiens, le droit de résider dans l'Estanglie ; les autres promettaient d'aller chercher fortune ailleurs. Ceux des Danois qui avaient avec eux leurs femmes et leurs enfants, qui avaient fait un établissement en Angleterre, se mêlant avec les Saxons, dont la langue était presque la même, et qu'ils pouvaient regarder comme des compatriotes, avaient déjà commencé à prêter l'oreille à quelques missionnaires chrétiens, et leur conversion, ou vraie ou simulée, ne parut pas éprouver de grandes difficultés. Tous les jeunes gens, tous les esprits les plus ardents, ne songeaient point, à l'occasion d'un seul échec, à renoncer à une vie de brigandage qui avait pour eux tant de charmes, et qui faisait une partie si essentielle de leur caractère national ; mais justement à cette époque, le continent, abandonnés une affreuse anarchie, semblait inviter leurs armes. Charles-le-Chauve était mort le 6 octobre 877 ; les princes carlovingiens, qui se partageaient ses États, ennemis les uns des autres, méprisés de leurs sujets, étaient frappés coup sur coup par des maladies qui les rendaient incapables de songer à leur défense. Hastings, après s'être mesuré à Alfred avec désavantage, conduisit sur les côtes de France la plupart de ces Danois qui avaient si longtemps ; désolé l'Angleterre. Toutes les embouchures des rivières, depuis la Garonne jusqu'à l'Escaut, virent débarquer ces redoutables aventuriers ; ceux qui partaient du Nord prirent la même route, et pendant douze ans les rivages de l'Angleterre furent presque abandonnés par leurs cruels ennemis.

Alfred mit à profit ce temps de repos pour organiser sa défense future. Le royaume de Wessex lui était demeuré en toute souveraineté ; mais Guthrum, avec son consentement, s'était retiré dans l'Estanglie, et les comtés de Suffolk et de Norfolk étaient habités presque uniquement par des Danois ; d'autres Danois occupaient la Mercie, d'autres le Northumberland, sur lequel Alfred ne songeait pas même alors à former quelque prétention. Le terme de ses conquêtes au nord fut la ville de Londres, dont il parait qu'il se rendit maître vers l'an 880, et dont il confia le gouvernement au comte Ethelred, son gendre. Cependant il s'était hâté d'organiser les milices du Wessex, de leur donner d'habiles officiers, de bâtir des forts dans tous les lieux propres à la défense du pays, et surtout de faire construire des vaisseaux de guerre. Jusqu'alors ses prédécesseurs n'avaient compté que sur les milices pour la défense des côtes, et l'ennemi en menaçant successivement des points éloignés, harassait les Saxons de fatigue, gagnait sur eux de vitesse, et finissait toujours par effectuer son débarquement dans un point où il n'était pas attendu, et où aucune résistance n'était préparée. Les vaisseaux des Danois n'étaient destinés qu'à les transporter ; comme il n'y avait en mer d'autre marine que la leur, ils n'étaient point armés pour le combat ; ils portaient la guerre par mer, mais ils n'avaient jamais fait la guerre sur mer. Alfred imita probablement la construction des galères de l'empire grec, qu'il avait eu occasion de voir en Italie. Ses vaisseaux dès lors eurent un avantage incontestable sur les Danois ; dès qu'ils les rencontraient, ils étaient sûrs de les couler à fond. C'est à l'aide de cette marine armée qu'Alfred assura la tranquillité du Wessex, et que ce royaume ayant été de nouveau envahi, en 893, par Hastings, qui débarqua sur les côtes de Kent avec une puissante armée, Alfred la mit en déroute et lui fit passer l'envie de venir troubler davantage son royaume. Après cette campagne, et la retraite de Hastings, qui non seulement reconduisit sur le continent les guerriers qui l'avaient accompagné, mais encore tous ceux qu'il put rassembler dans l'Estanglie, la Mercie et le Northumberland, ces trois vastes pays, épuisés par le départ de toute leur jeunesse, n'hésitèrent plus à reconnaître l'autorité d'Alfred, et pendant les sept dernières années de sa vie, il régna réellement sur toute l'Angleterre.

Les Anglais se plaisent à rapporter à ce grand monarque ou l'institution ou raffermissement des lois, des droits, des usages, qui ont le plus contribué à leur prospérité. Nous avons vu qu'il fut le fondateur de leur marine, et que pour la première fois il leur fit comprendre que c'était dans ces murailles de bois qu'ils devaient mettre leur confiance. Avec lui commença aussi la grandeur et la prospérité de la ville de Londres, qu'il choisit le plus habituellement comme heu d'assemblée du parlement annuel, du wittenagemote, de concert avec lequel il traitait toujours toutes les affaires de la nation. On a disputé, et on ne cessera de disputer, sur la composition de cette assemblée, où assistaient les prélats, les comtes ou aldennen, les thanes ou barons, et peut-être des députés des différents burghs, ou associations d'hommes libres. D'après les coutumes des peuples du Nord, quiconque avait part à la liberté, avait part aussi à la souveraineté ; mais de beaucoup la plus grande partie de la population était étrangère à la liberté comme au pouvoir. Les céorles, kerles, ou vilains, étaient retenus par leurs seigneurs dans un état de bas vasselage ou de dépendance presque absolue ; plus bas qu'eux encore les esclaves n'étaient pas même maîtres de leur propre personne. Ni les uns ni les autres n'étaient supposés avoir des droits ou une volonté sur les affaires publiques, ni les uns ni les autres ne pouvaient être représentés dans le parlement.

Alfred fit publier de nouveau les lois des Saxons ; dans ce recueil se trouvaient celles d'Ina, roi de Wessex, d'Offa, roi de Mercie, d'Ethelbert, roi de Kent, et il en ajouta environ quarante autres qu'il sanctionna lui-même. Ainsi que les rois carlovingiens, il inséra dans ses statuts plusieurs des lois de l'Ancien Testament, comme s'il donnait ainsi aux préceptes de morale une nouvelle vigueur. Du reste, ces lois, comme celles de tous les peuples septentrionaux, établissaient la compensation des crimes ou des offenses par des amendes, et elles en fixaient seulement la proportion. Les Anglais se plaisent à y trouver les premières indications du jugement par jury, qui depuis a fait la gloire de leur île. Les juges en même temps éprouvèrent une sévère réforme. On ne sait point comment pouvait se concilier avec la liberté l'espèce de dépendance où Alfred paraît avoir mis leur ordre ; on nous dit seulement qu'en une seule année Alfred fit pendre quarante-quatre juges pour crime de malversation.

La division de l'Angleterre en comtés paraît avoir été une des premières opérations des Saxons, après leur conquête ; ils ne faisaient ainsi que transporter dans leur nouvelle patrie les institutions germaniques ; en effet les comtes, officiers civils et militaires, relevant du roi, et présidant les assemblées provinciales, sont mentionnés dès les commencements de l'heptarchie ; mais Alfred rectifia la division des comtés, il la rendit plus égale et plus régulière dans tout le royaume. Il joignit au comte, pour le gouvernement, un autre officier, le shériff, souvent désigné par le nom de vicomte, et il confirma et resserra en même temps le système de corporation, qui mettait tous les citoyens, vis-à-vis de la société, sous la garantie les uns des autres ; il forma un burgh, ou association, de dix chefs de famille libre, sous la présidence d'un tithingman ; il réunit dix de ces associations dans un hundred, sous un autre chef, et autant de hundred qu'en contenait le comté sous le comte. Chaque corporation était garante des crimes commis par ses associés, et, en raison de cette garantie, elle exerçait sur eux un droit d'inspection et de police. Mais si le coupable n'était pas découvert, l'association du degré supérieur se chargeait de la garantie, et le roi demandait compte de tout désordre au tithing, et à son défaut au hundred, puis au comté. La désorganisation universelle, le nombre infini des bandits mis hors la loi, qui infestaient toutes les provinces, avaient forcé de recourir à cette police sévère ; mais, dans sa vigilance même, on reconnaissait le respect pour les droits des hommes libres ; ce n'étaient point des magistrats, des créatures du pouvoir qui dominaient des inférieurs, les égaux inspectaient leurs égaux, et l'ordre n'était maintenu que par des citoyens.

La culture des lettres, absolument détruite par la première invasion des Saxons, et qui n'avait fait depuis leur conversion que des progrès languissants, fut l'objet particulier des soins d'Alfred. Il se plaignait que depuis l'Humber jusqu'à la Tamise, il n'y avait pas un seul prêtre qui entendît l'office divin qu'il était obligé de réciter ; et que de la Tamise à la mer, où les lettres étaient un peu plus cultivées, il n'y en avait pas un qui fût en état de traduire en saxon le livre latin le plus facile. Alfred leur était bien supérieur en érudition, il connaissait bien la langue antique de l'Église, il eut toutefois le bon esprit de vouloir cultiver la langue nationale ; aussi s'attacha-t-il à traduire en saxon plusieurs livres parmi lesquels on cite les Consolations de Boèce, et l'Histoire Ecclésiastique du vénérable Béda, auteur saxon du commencement du VIIIe siècle, Alfred fonda en même temps des écoles à Oxford, qu'on a regardées comme la première origine de cette université fameuse. Il appela de toutes les parties de l'Europe les savants qu'il crut les plus propres à former la jeunesse, et il destina une partie considérable des revenus de ses domaines à payer leur traitement, ou à entretenir de pauvres écoliers qui suivaient leurs leçons.

C'est après avoir aussi glorieusement consacré sa vie à la défense, et à la prospérité de ses concitoyens, qu'Alfred mourut en l'an 900, âgé de cinquante-deux ans, après en avoir régné vingt-huit et demi ; sans que les écrivains qui nous ont transmis assez de détails sur sa vie, nous laissent entrevoir dans son caractère, ou dans sa conduite, un vice ou une faute qui puissent entacher une si belle réputation.