HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME SECOND

 

CHAPITRE XX. — Dissolution de l'empire, d'Occident. - Fin du IXe siècle. - 869-900.

 

 

NOUS avons vu l'établissement de la monarchie universelle, et nous avons vu aussi quelles en furent les funestes conséquences pour l'esprit national, la population et le courage, autant qu'il est possible de les faire apercevoir dans un tableau aussi resserré. Nous avons vu que, simultanément avec l'oubli des intérêts nationaux, de honteuses disputes de partages entre les princes allumèrent des guerres auxquelles le patriotisme ne pouvait plus s'associer. Nous avons vu la déplorable faiblesse de cet immense empire, exposé sans défense à tous les brigandages. Dans les trente-deux années qui terminent le IXe siècle, nous verrons cet empire se briser, se détruire, et un nombre infini de monarchies nouvelles ou de petites principautés naître de ses ruines. Nous verrons en même temps l'extinction rapide de la dynastie carlovingienne, dont tous les princes disparaissent, à la réserve d'un seul rejeton, longtemps méconnu et repoussé du trône. Cet héritier unique de tant de gloire, puis de tant de honte, Charles-le-Simple replaça, il est vrai, sur son front la couronne de France, après une interruption de quelques années, et la dynastie carlovingienne est supposée avoir régné un siècle encore sur les Français, depuis qu'elle avait perdu les trônes d'Allemagne et d'Italie. Ce siècle d'agonie cependant fut bien plutôt un long interrègne, pendant lequel le seul titre royal était conservé à de petits seigneurs, tandis que la nation, laissée à elle-même, commençait à recouvrer de la vie, et que de nouveaux corps sociaux naissaient des débris du grand empire. Si la France employa un siècle de plus, que les Etats voisins à se reconstituer, c'est qu'entre les pays soumis au sceptre de Charlemagne, c'était celui où la puissance nationale était le plus complètement anéantie, et où il restait le moins d'éléments pour un nouvel ordre social, après que l'ancien avait été renversé.

Dans la période que nous avons parcourue, les diverses parties de l'empire semblaient n'avoir aucun sentiment de leurs intérêts séparés, de leurs souvenirs, de leurs droits. Aucune famille, aucun grand nom n'attirait nos regards, rien ne fixait jamais notre attention sur les provinces, sur les sentiments individuels, sur les intérêts locaux. Si cette apathie universelle rendait l'histoire moins dramatique, d'autre part notre œil moins distrait pouvait mieux suivre les désastres communs et les convulsions générales de l'empire. Cette apathie va bientôt cesser ; nous sommes arrivés au terme d'où l'on voit commencer toutes les grandeurs nouvelles, toutes les familles puissantes, toutes les souverainetés provinciales, tous les droits, tous les titres qu'on a opposés pendant huit siècles aux prétentions de la couronne, tout comme aux droits de la nation. Le nom de noblesse a pu se présenter déjà dans l'histoire ; mais la vraie noblesse, telle qu'elle a existé dans la nouvelle monarchie, telle qu'elle s'est maintenue comme un ordre dans l'État, ne peut faire remonter aucun de ses titres plus haut que cette époque d'anéantissement du pouvoir social. De même, nous avons déjà vu le nom de fief et de bénéfice, et l'indication de quelques devoirs féodaux : mais le système féodal ne commença qu'après cette période d'anarchie ; c'était le principe d'un ordre nouveau qu'on substituait à une confusion et à une souffrance cent fois pires que celles que ce système laissa subsister.

Des trente-deux années qui s'écoulèrent depuis la mort de Lothaire le jeune, jusqu'à la fin du siècle, neuf ans furent remplis (869-877) par les désastres qui élevèrent avec honte Charles-le-Chauve sur le trône impérial ; onze ans (877-888) par la rapide mortalité de tous les chefs de la maison carlovingienne, et l'extinction de toutes ses branches légitimes ; douze ans (889-900) par les guerres civiles qui donnèrent naissance aux monarchies indépendantes d'Italie, d'Allemagne, de France, de Bourgogne et de Provence. Nous désespérons de pouvoir répandre aucune clarté ou aucun intérêt sur toute cette période où les noms se multiplient et où les caractères s'effacent toujours plus ; cependant il faut bien la parcourir sommairement, car cette révolution, pour être entourée d'une épaisse obscurité, n'en fut pas moins importante.

La fortune sembla se complaire à élever Charles-le-Chauve pour rendre plus accablantes les humiliations auxquelles elle l'exposait, et à entasser les couronnes sur sa fête pour en arracher tous les lauriers. Incapable d'administrer son royaume ou de le défendre, se laissant enlever ses provinces par ses vassaux et ravager toute l'étendue de ses possessions par une poignée de pirates, il ne pouvait espérer de satisfaire son ambition que par les calamités de ses proches, et ce genre de bonheur fut le seul qui ne lui fut pas refusé. Son frère Pépin avait laissé deux fils, Pépin II, roi d'Aquitaine, et Charles ; tout le règne de Charles-le-Chauve fut consacré à leur faire la guerre. A deux reprises il réussit à les faire prisonniers ; la première fois il se contenta de les enfermer dans des couvents, mais la seconde, Pépin II lui ayant été livré en trahison par Rainulfe, comte de Poitiers, l'assemblée des États de la France, tenue à Pistes, au mois de juin 864, condamna à mort le roi d'Aquitaine, comme apostat et traître à la patrie ; la sentence ne fut cependant pas exécutée, et Pépin II mourut dans le cachot d'un couvent de Senlis.

Le frère aîné de Charles, l'empereur Lothaire, avait laissé trois fils ; le plus jeune, Charles, roi de Provence, mourut le premier en 863. Lothaire, le second, roi de Lorraine, mourut en 869. L'empereur Louis II, l'aîné, souverain de l'Italie, mourut le dernier à Brescia, le 12 août 875. Charles-le-Chauve prétendit à l'héritage de tous trois ; il n'en demeura cependant en paisible possession qu'après la mort, non seulement du dernier, mais aussi de son troisième frère à lui-même, Louis-le-Germanique, qui mourut à Francfort, le 28 août 876. Tant que celui-ci avait vécu, il avait prétendu avoir autant de droits que Charles à l'héritage de ses neveux ; de fréquentes guerres entre eux avaient livré l'Occident aux attaques des barbares, tandis que ses défenseurs versaient réciproquement le sang les uns des autres. Louis-le-Germanique laissa trois fils, entre lesquels il partagea ses royaumes ; il donna à Carloman la Bavière, à Louis, la Saxe et la Thuringe, et à Charles-le-Gros la Souabe. Charles-le-Chauve se flatta d'abord qu'il dépouillerait ses neveux allemands de leur héritage, comme il avait dépouillé ses neveux italiens et aquitains ; mais il fut battu le 7 octobre 876, par Louis de Saxe, à Andernach, et mis en fuite l'année suivante, en Italie, par Carloman ; en sorte que ses injustes tentatives ne lui procurèrent que des revers.

Les fils mêmes de Charles-le-Chauve donnèrent matière aux honteux exploits d'un prince qui attaqua sans cesse tous ses parents, et qui ne sut jamais combattre les Normands et les Sarrasins, ses vrais ennemis. Il avait quatre fils : aux deux aînés, Louis et Charles, il donna les deux couronnes de Neustrie et d'Aquitaine : tous deux se révoltèrent et furent vaincus ; Charles, le cadet, mourut ensuite d'une blessure qu'il avait reçue dans un combat simulé ; Louis-le-Bègue survécut à son père, mais avec une tête affaiblie et une santé délabrée. Charles-le-Chauve avait enfermé dans des couvents ses deux plus jeunes fils, pour y faire pénitence, selon les opinions du siècle, de ses propres péchés. Lothaire ne tarda pas à y mourir ; mais Carloman, qui n'aimait pas la vie religieuse, s'échappa du couvent, commit divers désordres dans la Lorraine, et fut enfin repris par son père, qui en 874 lui fit arracher les yeux, pour qu'il supportât la captivité avec plus de patience.

Ce fut par ces degrés que Charles-le Chauve s'éleva à la couronne impériale. Elle lui fut déférée par le pape Jean VIII, à la fin de l'année 876. Nous l'avons élu, écrivait ce pape à un synode assemblé à Pavie ; nous l'avons approuvé avec le consentement de nos frères les évêques, des autres ministres de la sainte Église romaine, du sénat et du peuple romain. C'est ainsi que le pape s'attribuait le droit de disposer de la couronne impériale, car il prétendait être substitué à toute cette nation décorée de la toge, dont il se disait le représentant, et au nom de laquelle il invoquait les anciennes coutumes pour donner un nouveau maître à la terre. Jamais le plus grand des princes francs n'avait été loué, n'avait été présenté pour modèle à tous les hommes, comme le fut par le pape le faible Charles-le-Chauve. En effet, celui qui toute sa vie avait tremblé dans l'obéissance devant les prélats de son propre royaume, devait paraître à Jean VIII le meilleur des souverains, dès qu'il était le plus soumis a l'Église romaine.

Bientôt cependant le pape lui-même, qui l'avait couronné, commença à s'apercevoir que, dans un temps de danger, ce n'était point assez de donner à la monarchie un chef pieux, timide et obéissant, un chef qui ne chicanerait sur aucune usurpation, qui ne réprimerait aucun abus, mais qu'elle avait besoin d'un homme énergique. Chacun aurait voulu se soustraire au pouvoir national dirigé par le monarque, mais chacun aurait voulu cependant que ce pouvoir national existât pour le défendre. Bientôt on dut éprouver que toute force dont Charles-le-Chauve devenait dépositaire se trou voit anéantie. Les Sarrasins, que Louis II avait combattus avec une honorable persévérance dans le duché de Bénévent, menaçaient la capitale même de la chrétienté, depuis que le roi des Français était devenu empereur. Les païens, écrivait Jean VIII à Charles-le-Chauve, et des chrétiens iniques, sans crainte de la Divinité, nous accablent de tant de maux, que la mémoire des hommes n'y trouve rien de comparable. C'est dans les murailles de la ville sainte que se sont retirés les restes du peuple. Ils y luttent contre une pauvreté inexprimable, tandis que tout ce qui est en dehors des murailles de Rome est de vaste et réduit en solitude. Il ne nous reste plus qu'un seul malheur à craindre, et que Dieu veuille le détourner ! c'est la prise et la ruine de Rome elle-même.

Ce fut moins pour porter au pape le secours qu'il lui demandait que pour se dérober au spectacle des ravages des Normands dans toute la France occidentale, que Charles-le-Chauve prit le parti de passer pour la seconde fois en Italie. Les Normands avaient établi sur la Seine, au lieu nommé le Bec d'Oisel, ainsi que sur la Somme, sur l'Escaut, sur la Loire, sur la Garonne, et enfin sur le Rhône, dans l'île de la Camargue, autant de colonies militaires où ils se retiraient avec leurs vaisseaux, où ils déposaient leur butin, et d'où ils ressortaient pour porter leurs ravages jusqu'au cœur du royaume. Il ne restait, dit l'auteur contemporain du récit des miracles de saint Benoît, pas une ville, pas un village ou un hameau qui n'eût éprouvé à son tour l'effroyable barbarie des païens. Ils parcouraient ces provinces d'abord à pied, car alors ils ignoraient encore l'usage de la cavalerie, mais plus tard à cheval, comme les nôtres. Les stations de leurs vaisseaux étaient comme autant d'asiles pour tous leurs brigandages ; ils bâtissaient, auprès de ces vaisseaux amarrés au rivage, des cabanes qui semblaient former de grands villages, et c'est là qu'ils gardaient, attachés à des chaînes, leurs troupeaux de captifs. Au lieu de songer à expulser les Normands, Charles, ayant assemblé une armée assez formidable pour l'accompagner en Italie, se contenta de fixer les tributs que quelques provinces paieraient aux Normands de la Seine, d'autres aux Normands de la Loire, pour arrêter leurs déprédations. Quant aux Normands de la Garonne, ils avaient réduit l'Aquitaine dans un état si affreux, que le pape transféra l'archevêque Frothaire de l'église de Bordeaux à celle de Bourges, parce que, dit-il, la province de Bordeaux était rendue entièrement déserte par les païens.

Mais à peine Charles avait-il rencontré le pape à Pavie, lorsque la nouvelle de l'approche de son neveu Carloman, avec une armée levée dans les provinces qui forment aujourd'hui l'Autriche, répandit la terreur dans l'âme de l'empereur. Les historiens allemands l'accusent, en effet, d'une constante lâcheté. Charles-le-Chauve prit la fuite au travers du Mont-Cenis, et dans cette montagne il fut atteint d'une fièvre violente, en un lieu nommé Brios, où il mourut le 6 octobre 877.

Carloman, dont l'approche seule avait suffi pour mettre en fuite l'empereur, n'eut cependant pas lieu de s'applaudir de son expédition d'Italie. Il fut couronné à Pavie, avec l'assentiment des seigneurs lombards, et il porta dès lors le titre de roi d'Italie ; mais d'autre part la peste se mit dans son armée, et lui-même fut atteint d'une maladie de langueur qui se changea ensuite en paralysie ; elle le mit enfin au tombeau le 22 mars 880. Il ne laissait qu'un bâtard, Arnolphe, qu'il avait fait duc de Carinthie, et il n'avait point d'enfants légitimes. Deux frères avaient partagé avec lui l'héritage de leur père Louis-le-Germanique ; ils veillaient sa longue maladie, et ils attendaient sa mort pour se partager aussi les royaumes de Bavière et d'Italie, où Carloman avait régné. Cet intérêt détourna leur attention de la France, sur laquelle ils firent cependant aussi quelques tentatives. Après la mort de Carloman, Charles-le-Gros entra en Italie, à la tête d'une armée ; il reçut à Pavie la couronne de Lombardie, et à Rome, des mains du pape Jean VIII, la couronne impériale, vers la fin de l'année 880. Il réunit l'une et l'autre à la Souabe, son premier héritage. L'autre frère, Louis de Saxe, réunit à la Saxe la Bavière, pour sa part de l'hérédité de Carloman. Louis de Saxe n'avait qu'un fils légitime qui, encore en bas âge, tomba d'une fenêtre du palais de Ratisbonne et se tua. Il avait eu aussi d'une maîtresse un fils naturel, nommé Hugues, qui fut tué vers le même temps dans un combat contre les Normands, près la forêt Carbonaria. Ayant survécu à ses deux fils, Louis de Saxe, qui n'était probablement pas arrivé à sa cinquantième année, tomba malade et mourut à Francfort, le 20 janvier 882.

Par la mort de tous ses cousins, dont il recueillait successivement l'héritage, Charles-le-Gros, dont le surnom latin Crassus aurait mieux été rendu encore par celui d'Épais, grandissait sans mérite. Son énorme corpulence était en effet l'enveloppe d'un esprit lent et imbécile. Il paraissait à peine susceptible d'un autre désir ou d'une autre pensée que son goût immodéré pour la table ; et plus il s'éleva en dignité, mieux il fit apprécier par tous les Francs sa lâcheté et son incapacité. Il se trouvait cependant décoré de la couronne impériale, souverain de l'Italie, de toute l'Allemagne, avant lui divisée en trois puissants royaumes, et d'une grande partie de la France, sous le nom de Lorraine ; le resté ne devait pas tarder à lui échoir aussi, par la fatalité qui semblait s'attacher à toute la race carlovingienne.

 

Un seul fils avait survécu à Charles-le-Chauve ; il était connu sous le nom de Louis II ou le Bègue ; il avait trente-un. ans à la mort de son père : mais sa santé fut toujours chancelante ; on croit aussi que sa tête était faible, et son caractère plus faible encore. Aucune force peut-être, aucune habileté, n'auraient pu rétablir le royaume, d'après l'état de langueur et de faiblesse où Charles-le-Chauve l'avait laissé. Les Normands étaient cantonnés dans toutes les provinces, et en même temps les prélats en étaient les vrais souverains. La plus grande partie du territoire appartenait à l'Église, et les conciles où s'assemblaient les évêques et les grands abbés conservaient seuls quelque autorité. L'année même où Charles-le-Chauve mourut, il avait renoncé, par l'édit de Kiersi, du 14 juin 877, à la dernière parcelle de son autorité sur les provinces. Selon les Capitulaires de Charlemagne, le souverain devait y être représenté par dès comtes qu'il nommait ou destituait, suivant son bon plaisir ; ces comtes exécutaient les ordres royaux, ils commandaient aux milices des hommes libres, et ils présidaient aux plaids particuliers. Mais pendant la faible administration du fils et des petits-fils de Charlemagne, le souverain n'avait presque jamais osé destituer les comtes ; il leur avait permis de confondre cette lieutenance royale avec le gouvernement patrimonial de leurs seigneuries et de leurs paysans. Par l'édit de Kiersi, Charles poussa plus loin la faiblesse ; il s'engagea à donner toujours au fils d'un comté, et comme un héritage légal, l'honneur du comté qui avait appartenu à son père. Par cet édit, le sort des hommes libres fut rendu plus fâcheux encore qu'auparavant, puisqu'il ne leur resta plus de protecteur contre les grands propriétaires ; car ces derniers usurpant presque tous les comtés, la France se trouva divisée en autant de souverainetés indépendantes qu'elle avait auparavant reconnu de lieutenances du roi. Cependant aucun des comtes, non plus qu'aucun des seigneurs, n'avait encore prétendu au droit de guerre privée. Il y avait eu une désobéissance habituelle dans les provinces ; il y avait eu quelquefois des désordres commis à main armée, comme il devait y en avoir dans un état anarchique ; mais aucun comte ni seigneur ne s'était encore figuré que sa dignité l'autorisât à se faire justice avec son épée. Bien plus, quelques uns d'entre eux ayant tenté, pour se mettre à l'abri des brigandages des Normands, de fortifier leurs maisons, de les entourer d'une enceinte, et de leur donner l'apparence d'un château, l'édit de Pistes, du mois de juin 864, ordonna que tout château construit sans la permission expresse du roi serait rasé avant le 1er août suivant.

Mais à peine l'édit de Kiersi eut-il rendu les comtés héréditaires dans les familles des nobles que la couronne cessa de l'être dans la maison royale. Une partie des comtes et des abbés de la France se refusa à reconnaître Louis-le-Bègue pour successeur de son père. Ils se rassemblèrent en armes à Avenay en Champagne, et ce ne fut qu'à la suite d'une négociation qu'ils consentirent enfin à venir le joindre à Compiègne. Ils l'obligèrent à confirmer toutes les anciennes lois, tous les anciens privilèges de l'Église et des grands ; ils exigèrent de lui une amnistie pour tous ceux qui s'étaient armés contre lui ; ils lui firent promettre de maintenir la discipline de l'Église, de s'intituler roi par la miséricorde de Dieu et l'élection du peuple, et ils consentirent enfin à ce qu'il fût couronné, le 8 décembre 877, au nom des évêques, abbés, grands, et autres assistants. Louis-le-Bègue ne régna pas deux ans sous la protection de cette aristocratie, ou la tutelle du pape Jean VIII, qui était venu en France, et qui s'y conduisait bien plus en souverain que le roi. Par déférence pour son père, Louis avait répudié une première femme de qui il avait eu deux fils, nommés Louis et Carloman, et il en avait épousé une autre, de qui il eut plus tard un troisième fils ; ce fut Charles, depuis surnommé le Simple. Le roi désirait que le pape voulût bien sanctionner un divorce auquel il avait été forcé, et régler ainsi quels étaient ses enfants légitimes ; mais Jean VIII se prononça pour la première femme contre la seconde, et jeta ainsi une nouvelle confusion dans la maison royale. Sur ces entrefaites, et après le départ du pape, Louis-le-Bègue mourut à Compiègne, le 10 avril 879. Ses deux fils, dont l'aîné avait tout au plus dix-sept ans, furent de nouveau ballottés par cette, aristocratie ecclésiastique qui prétendait avoir droit à disposer de la couronne ; et après s'être dépouillés toujours plus de leurs prérogatives, ils furent enfin couronnés à l'abbaye de Ferrières, près de Paris, par Ansigise, archevêque de Sens.

Mais en même temps un comte de Bourgogne, nommé Boson, frère de la seconde femme de Charles-le-Chauve, auquel ce monarque avait accordé plusieurs gouvernements en Lombardie et en Provence, intriguait auprès du pape Jean VIII pour se faire élever lui-même à la royauté. Malgré tout le crédit de ce pontife, qui déclara qu'il l'adoptait pour fils, Boson ne put point réussir en Lombardie. Il fut plus heureux en Provence, où il distribua aux archevêques et évêques un grand nombre d'abbayes et de bénéfices, qu'il s'engagea à leur garantir, de telle sorte qu'ils pussent les réunir à leur siège pastoral. Lorsqu'il se fut ainsi assuré de leurs suffrages, il les convoqua pour le mois d'octobre 879, à une diète qu'il assembla au bourg de Mantaille, entre Vienne et Valence. Les six archevêques de Vienne, de Lyon, de Tarentaise, d'Aix, d'Arles et de Besançon, s'y trouvèrent réunis avec dix-sept évêques des mêmes provinces. Des comtes et des seigneurs laïques paraissent aussi avoir assisté à cette assemblée ; toutefois ils étaient dans une telle dépendance des prélats qu'on ne les appela pas même à signer les actes de la diète, et qu'on n'y fit aucune mention de leur nom.

Les prélats de la diète ou concile de Mantaille décernèrent la couronne au comte Boson, pour qu'il les défendît, disent-ils, contre les attaques de Satan, et contre celles de leurs ennemis visibles et corporels. Mais ce qu'il y a de bizarre, c'est qu'ils n'indiquèrent point quelles étaient les limites du royaume qu'ils fondaient, et qu'ils ne lui donnèrent aucun nom, ni celui d'une nation, ni celui d'une province. On chercherait en vain dans les actes du concile le nom de royaume d'Arles et de Provence, que ce nouvel État à porté depuis ; mais l'on y trouve le discours de Boson à l'assemblée : il peut servir à faire connaître la nouvelle théocratie à laquelle la France était soumise.

C'est la ferveur de votre charité, leur dit-il, qui, inspirée par la Divinité, vous engage à m'élever à cet office, pour que, dans ma faiblesse, je puisse combattre au service de ma sainte mère, qui est l'Église du Dieu vivant. Mais je connais ma condition ; je ne suis qu'un vase fragile de terre, bien inférieur à une si haute charge : aussi n'aurais-je pas hésité à la refuser, si je n'étais convaincu que c'est la volonté de Dieu qui vous a donné, pour cette résolution, un seul cœur et une seule âme. Reconnaissant donc avec certitude qu'il faut obéir, tant à des prêtres inspirés par la Divinité qu'à nos amis et nos fidèles, je ne lutte point pour me soustraire à vos ordres, je n'oserais le faire. Et comme vous m'avez donné vous-mêmes les règles de la conduite que je dois suivre dans mon gouvernement futur, et que vous m'avez instruit par les dogmes sacrés, j'entreprends ce grand œuvre avec confiance.

Louis III et Carloman, les jeunes fils de Louis-le-Bègue, essayèrent en vain de défendre la Provence, qui formait une partie considérable de leur héritage contre les invasions de Boson, ou de repousser les Normands, qui, avec un redoublement de fureur, se jetaient sur les rivages de la Neustrie et de l'Aquitaine. Une vie assez longue ne leur fut pas accordée pour qu'ils pussent mener à son terme aucune de leurs entreprises, ou même pour que la France pût juger de leur caractère ou de leurs talents. Louis III, un jour qu'il était à cheval, rencontra la fille d'un seigneur franc, nommé Germond, dont la beauté était remarquable. Il l'appela, et la jeune fille, effrayée de ses propos et des familiarités royales, au lieu de lui répondre, s'enfuit dans la maison de son père. Louis III voulut la suivre, et piquant son cheval, il s'élança vers la porte, qui était demeurée ouverte ; mais il n'avait pas bien mesuré la hauteur du seuil : il le frappa de la tête, tandis que l'arçon de la selle, contre lequel il était repoussé, lui brisait les reins. Il se fit transporter ainsi blessé au couvent de Saint-Denis, espérant y recouvrer la santé par l'intercession des saints ; il y mourut le 5 août 882.

Carloman, qui réunit l'héritage de son frère à la portion de la France qu'il possédait déjà, ne lui survécut que deux ans. Comme il chassait un jour au sanglier dans la forêt de Baisieu, il fut blessé involontairement à la jambe par l'épée d'un de ses compagnons de chasse. La gangrène se déclara dans la plaie, et au bout de sept jours, le 6 décembre 884, il mourut, âgé seulement de dix-huit ans.

Les deux jeunes princes étaient morts sans enfants ; leur frère consanguin Charles-le-Simple, encore dans la première enfance, était de plus considéré comme bâtard, le mariage de sa mère ayant été déclaré nul par le pape. De toute la race de Charlemagne, il ne restait plus que Charles-le-Gros ; et ce monarque, abruti par l'intempérance, à qui personne n'aurait voulu confier le soin de ses propres affaires, se trouva réunir les couronnes de Bavière, de Souabe, de Saxe, de France orientale et occidentale, d'Aquitaine et d'Italie. Toute l'étendue de l'empire qui avait été soumise à Charlemagne lui était soumise également, et la partie germanique de ses vastes États était bien plus peuplée, bien plus civilisée, peut-être bien plus puissante sous lui qu'elle ne l'était sous le conquérant ; on eût dit que l'Occident entier était confié à ses faibles mains, pour bien faire connaître aux hommes les funestes effets de la monarchie universelle et d'un gouvernement corrupteur. L'Occident réuni, qui n'avait pour ennemis que quelques corsaires, ne pouvait se défendre nulle part. Paris fut assiégé une année par les Normands, en 885 et 886, sans que toute la noblesse des Gaules fit marcher un soldat pour sa défense, sans que le monarque livrât un combat pour délivrer la capitale d'un de ses plus grands royaumes. Les bourgeois cependant, ne voyant de ressource que dans leur désespoir, résistèrent avec leurs seules forces, et ils repoussèrent les Normands. En même temps Rome était menacée par les Sarrasins, et les soldats de Charles-le-Gros, au lieu de défendre cette capitale de la chrétienté, pillèrent Pavie, où ils se trouvaient cantonnés. Tout semblait concourir pour rendre ridicule et méprisable le dernier des empereurs carlovingiens, jusqu'aux accusations qu'il intenta contre sa femme dans la diète de Kirkheim, et jusqu'aux révélations que celle-ci fut obligée de faire pour sa défense. La santé toujours plus chancelante de Charles-le-Gros aurait pu déterminer les peuples à attendre le terme prochain de sa vie ; mais l'affaiblissement de sa raison imposait aux grands le devoir de régler le gouvernement futur de l'empire. Une diète des peuples germaniques était convoquée au palais de Tribur sur le Rhin ; elle résolut de déférer la couronne à Arnolphe, duc de Carinthie, fils naturel de Carloman et neveu de l'empereur. En trois jours, Charles-le-Gros fut tellement délaissé qu'à peine lui resta-t-il quelques serviteurs pour lui rendre les plus communs offices de l'humanité, et que l'évêque Liutbert de Mayence vint supplier Arnolphe de pourvoir à la subsistance de son oncle. Quelques revenus ecclésiastiques lui furent en effet assurés ; mais Charles n'en jouit que peu de semaines ; il mourut, le 12 janvier 888, à un château nommé Indinga, en Souabe.

Si les sujets de Charles, ceux que l'imbécillité de l'arrière-petit-fils de Charlemagne avait réduits à la condition la plus déplorable, s'en vengèrent en l'accablant de leurs mépris, le clergé jugeait d'après une autre règle des vertus d'un roi, et il honora Charles-le-Gros presque comme un saint. Ce fut, dit Rhégino, abbé ce contemporain de Pruim, un prince très chrétien, craignant Dieu, et obéissant de tout son cœur à ses ordres ; il obéissait aussi avec la plus profonde dévotion aux ordres des ecclésiastiques. Il abondait en aumônes ; il était constamment occupé d'oraisons et du chant des psaumes ; il était infatigable à répéter les louanges de Dieu, et il plaçait dans les faveurs divines toutes ses espérances et tout son conseil.... Aussi regarda-t-il ses dernières tribulations comme une épreuve purifiante qui lui assurait la couronne de vie. Les Annales de Fulde racontent même qu'on vit le ciel s'ouvrir pour le recevoir, afin de montrer que celui que les hommes avaient méprisé était le souverain le plus acceptable à la Divinité.

Les peuples avaient été si longtemps accoutumés à l'hérédité du pouvoir monarchique, qu'à l'extinction de la famille de Charlemagne ils hésitèrent quelque temps encore avant de se choisir des chefs qui ne fussent pas alliés de quelque manière à cette famille. Cependant Arnolphe, bâtard de Carloman, auquel la couronne de Germanie avait été déférée, ne fut point reconnu par le reste de l'Occident. Les plus puissants parmi les ducs et les comtes, surtout lorsqu'ils pouvaient faire valoir quelque parenté par des bâtards ou des femmes avec la famille de Charlemagne, assemblèrent partout des diètes, achetèrent par d'amples concessions le suffrage de leurs partisans, et se firent couronner avec le titre de rois. Dans la même année 888, Eudes, comte de Paris, qui deux ans auparavant avait montré quelque bravoure dans la défense de cette ville contre les Normands, fut couronné à Compiègne, et reconnu par la Neustrie ; Rainulfe II, comte de Poitiers, avec l'approbation d'une autre diète, prit le titre de roi d'Aquitaine. Guido, duc de Spolète, qui avait des fiefs et des partisans en France, fut proclamé par une diète du royaume de Lorraine assemblée à Langres, et sacré par l'évêque de cette ville : mais bientôt, s'apercevant que ses partisans mettaient peu de chaleur à le soutenir, il retourna en Italie, et s'y fit décerner, en 890, la couronne de Lombardie et celle de l'empire, qu'il partagea avec son fils Lambert. Une autre diète avait, en 888, accordé la couronne de Lombardie à Bérenger, duc de Friuli. Entre le Jura et les Alpes, un comte Rodolphe, qui gouvernait l'Helvétie, assembla une diète à Saint-Maurice en Valais, s'y fit couronner, et fonda le nouveau royaume de Bourgogne Transjurane. A Valence, Louis, fils de Boson, fut couronné, en 890, comme roi de Provence. A Vannes, Alain, surnommé le Grand, fut couronné comme roi de Bretagne. En Gascogne, Sanche, surnommé Mitarra, se contenta du titre de duc ; mais il renonça à toute dépendance envers la France.

Au moment de la formation de tous ces royaumes nouveaux, le flambeau de l'histoire d'Occident s'éteint en quelque sorte, et toutes les chroniques demeurent muettes pendant près d'un demi-siècle. Des guerres civiles entre tous ces souverains, auxquels on peut ajouter encore Charles-le-Simple, couronné à Reims le 28 janvier 893, et Zwentibold, fils naturel d'Arnolphe, couronné à Worms, en 895, comme roi de Lorraine, remplirent les douze années qui s'écoulèrent encore jusqu'à la fin du siècle ; mais elles ne furent soutenues qu'avec mollesse par des souverains sans soldats, qui dépendaient de leurs vassaux, qui transigeaient sans cesse avec eux, et qui n'osaient leur donner des ordres. Une confusion universelle régnait dans tout l'Occident ; mais aucun caractère ne brille assez pour exciter notre curiosité, et peut-être devons-nous remercier le silence des chroniqueurs, qui nous empêche de nous engager dans ce labyrinthe.

 

La déposition de Charles-le-Gros, sa mort, et l'extinction de la race carlovingienne, renversèrent le colosse que Charlemagne avait élevé sous le nom d'empire d'Occident, et donnèrent lieu, pour le partage de ses provinces, à des guerres presque universelles, à une anarchie, à une confusion de droits et de prétentions qui, au premier aspect, semblent avoir dû aggraver encore la condition déjà si misérable des peuples. Aussi presque tous les modernes s'accordent-ils à représenter la déposition de Charles-le-Gros, et le premier interrègne qui la suivit dans l'empire d'Occident, comme une grande calamité qui replongea l'Europe dans la barbarie d'où Charlemagne avait commencé à la tirer ; de plus, les monuments historiques nous abandonnent de nouveau à cette époque, et nous avons à parcourir un siècle dans une obscurité presque aussi grande que celle qui précéda le règne de Charlemagne.

Cependant c'est au milieu de cette obscurité que des États nouveaux et nombreux se formèrent, qu'une population presque détruite recommença à multiplier, que quelques vertus, les vertus féodales tout au moins, redevinrent en honneur ; que le courage national, qui semblait éteint, recouvra au contraire tout son éclat parmi la noblesse. Le premier siècle du gouvernement des Carlovingiens détruisit l'ancienne France ; le second siècle, qui porte également leur nom, quoique le pouvoir de Charles-le-Simple et de ses enfants ne fût plus qu'une ombre, recréa la France nouvelle.

La période que nous venons de parcourir ne pourrait peut-être se comparer à aucune autre, pour les calamités, la faiblesse et la honte. Quoique la valeur guerrière soit bien loin d'être la première des vertus sociales, son anéantissement complet est peut-être le signe le plus certain de la destruction de toutes les autres ; il jette en même temps la nation dans un tel état de dépendance de toutes les chances et de tous les ennemis, que s'il était possible de réunir, avec la lâcheté du peuple, tous les avantages du meilleur gouvernement, tous ces avantages seraient inutiles, car ils n'auraient aucune garantie.

Mais l'histoire de l'univers ne présente aucun exemple de pusillanimité qu'on puisse comparer à celle des sujets de l'empire d'Occident. Lorsqu'ils se laissaient piller, réduire en captivité, égorger par les Normands, ce n'était point un grand peuple qui se jetait sur eux ; ce n'étaient point ces flots de barbares septentrionaux qui se versèrent sur l'empire romain ; mais, au contraire, des poignées de brigands, dés aventuriers qui arrivaient sur les rivages de France dans des barques découvertes, armés à la légère, et presque toujours sans chevaux. Dans des temps moins éloignés de nous, ou a vu les florissants empires du Mexique et du Pérou ravagés, puis conquis par des bandes d'aventuriers qui n'étaient pas plus nombreux. Mais les Espagnols portaient des armes à feu, des cuirasses et des casques impénétrables aux flèches des Indiens, des sabres de l'acier le plus fin, qui tranchaient toutes les armures des Américains ; ils avaient des chevaux belliqueux, qui s'animaient durant le combat, qui transportaient leurs cavaliers avec une rapidité effrayante, pour atteindre des ennemis toujours à pied ; ils avaient enfin des vaisseaux, que les Américains prenaient pour des monstres ailés, vomissant des feux et des flammes. Ce n'est point ainsi que les Normands débarquaient de leurs bateaux d'osier sur les rives de la Seine et de la Loire. Leurs corps étaient à moitié nus, la trempe de leurs armes était inférieure à celle qu'employaient les peuples, du Midi, toujours en possession des arts utiles. Ces Normands, toutefois, étaient supérieurs en vertu militaire aux deux autres peuples vagabonds qui ravageaient aussi l'empire. Les Sarrasins avaient perdu leur fanatisme conquérant et leur amour de la gloire pendant la décadence de l'empire des khalifes, et leurs expéditions en Italie et en Provence n'avaient plus d'autre stimulant que l'amour du butin. Les Hongrois, qui répandaient tant de terreur en Allemagne, montaient de petits chevaux qu'un soldat franc aurait dédaignés ; ils portaient une pelisse, au lieu d'une cuirasse, et une lance légère remplaçait pour eux le sabre ou l'épée. Mais les Sarrasins, les Hongrois, les Normands, attaquaient des paysans désarmés et avilis par la servitude, ou une noblesse dégénérée ; ils trouvaient des victimes dans l'empire d'Occident, ils n'y trouvaient pas d'ennemis.

C'est moins dans les institutions publiques que dans l'intérêt personnel des grands propriétaires qu'il faut chercher l'explication de cette double révolution morale qui, au IXe siècle, anéantit le courage national et détruisit la population, et qui, au Xe, multiplia les hommes et rendit de la dignité à leur caractère. La réunion de l'empire de Charlemagne en un seul corps avait éloigné de l'esprit des grands propriétaires l'attente d'une guerre prochaine : ils n'avaient nullement songé aux moyens de se défendre ou de multiplier les guerriers qui vivaient sur leurs terres ; toute leur attention, au contraire, s'était portée sur les moyens d'en tirer les plus gros revenus ; or en tout temps, en tout pays, les maîtres ont toujours été disposés à croire qu'ils s'enrichissaient en faisant avec leurs paysans de meilleures conditions, en chargeant ceux-ci de plus gros droits, de plus rudes redevances. C'est ainsi que la grande masse de la population fut asservie. Bientôt l'esclavage et les extorsions produisirent leur effet accoutumé : les familles s'éteignirent ou s'enfuirent, la population disparut, et la plus grande partie de la France fut changée en désert. Les grands propriétaires virent sans regret abandonner, les manses ou habitations, pour chacune desquelles ils étaient obligés de fournir un soldat au roi ; ils crurent trouver plus de profit en substituant les pâturages aux champs, et en multipliant les troupeaux comme les hommes diminuaient. Ils ne surent pas comprendre qu'un pays ne peut être riche quand il n'a plus de consommateurs, quand il ne nourrit plus une nation. C'est la même erreur où nous voyons tomber de nos jours les lairds du nord de l'Ecosse. L'extinction rapide de la population rurale fut la grande cause qui, sous le règne des Carlovingiens, ouvrit l'empire aux brigands qui le dévastèrent. Les monuments nous manquent complètement, il est vrai, pour connaître cette fluctuation de la population ; les historiens du temps n'ont jamais songé à en rendre compte ; mais en lisant leur récit des évènements, il est impossible de n'être pas frappé de la solitude au milieu de laquelle ils vous introduisent ; on dirait qu'il n'existe plus en France que des couvents disséminés au milieu des forêts. Les villes, au IXe siècle, ont perdu l'importance qu'elles avaient encore sous la première race des rois. Il n'est plus question pour elles ni de factions intestines, ni d'émeutes, ni de gouvernement municipal, ni de la résistance qu'elles peuvent opposer à un ennemi ; leurs portes sont toujours ouvertes à quiconque veut y entrer. Souvent, il est vrai, les chroniques nous apprennent qu'elles sont brûlées par les Normands ; mais leurs auteurs, dans ce cas, représentent toujours le dommage qu'elles éprouvent comme moins grand, ou le butin enlevé comme moins considérable, que lorsque les mêmes Normands brûlent un couvent. L'existence des paysans est aussi complètement oubliée que celle des troupeaux avec lesquels ; ils restent confondus : on voit seulement que la défiance de leurs maîtres ne leur avait laissé aucun moyen de résistance. Aussi les Normands, après avoir enlevé les filles et les femmes des villageois, après avoir massacré leurs vieillards ou leurs prêtres, s'égaraient-ils sans crainte, seuls ou par petites bandes, dans les forêts, pour s'y donner le plaisir de la chasse. Même dans la haute noblesse et le haut clergé, on est confondu du petit nombre de personnages qui paraissent en même temps sur la scène. Un seul comte réunit les titres d'un grand nombre de comtés, un seul prélat les revenus d'un grand nombre d'abbayes ; et lorsque Hugues, abbé de Saint-Germain-l'Auxerrois et de Saint-Martin de Tours, est appelé par les historiens du temps l'espérance des Gaules, on sent la nation française dégradée au rang des hommes de mainmorte d'un couvent.

Tant que la nation était réduite à un tel état de faiblesse, d'ignorance de la politique, d'opposition entre les intérêts des grands et ceux de la population, un gouvernement central ne pouvait être d'aucun avantage à la France ou à l'Europe ; il ne servait qu'à maintenir cette dégradation universelle. Ce fut donc un événement heureux pour l'humanité que la rupture du lien social, lors de la déposition de Charles-le-Gros, et que le partage de l'Occident en plusieurs monarchies, qui bientôt se partagèrent de nouveau en un nombre infini d'Etats plus petits. Lorsque la civilisation a fait déjà de grands progrès, la formation de vastes Etats présente de très grands avantages : les lumières s'y accroissent et s'y répandent plus rapidement, le commerce y est plus actif, plus régulier, et plus indépendant des erreurs de la politique ; la puissance, la richesse, les talents qui sont à la disposition du gouvernement, sont beaucoup plus considérables ; et s'il sait en faire un bon usage, l'avancement de l'espèce humaine en devient beaucoup plus rapide. Mais, d'autre part, c'est un problème beaucoup plus difficile à résoudre d'établir une constitution sage, tutélaire et libre, dans un grand que dans un petit Etat ; tandis qu'il est beaucoup plus facile à un grand qu'à un petit de se passer de tous ces avantages. Un grand empire se maintient longtemps par sa masse, en dépit d'abus presque intolérables, tandis qu'un petit ne peut espérer aucune durée, s'il n'est garanti par un peu de patriotisme, par un peu de prospérité. Le gouvernement des Carlovingiens avait survécu à plus de calamités qu'il n'en aurait fallu pour renverser dix fois les gouvernements qui lui succédèrent. S'il succomba enfin, c'est qu'il était arrivé au dernier degré de honte et d'imbécillité. Ceux qui en recueillirent les débris n'étaient peut-être supérieurs ni en talents, ni en vertus, ni en énergie, aux misérables empereurs qui l'avaient laissé périr. Mais plus leurs intérêts propres étaient rapprochés d'eux, et plus tôt ils arrivèrent à les comprendre. Lorsque, pour se défendre, ils eurent besoin de force plus encore que de richesses, il ne leur fallut pas un haut degré de perspicacité pour apercevoir qu'ils se donneraient de la force en soignant la prospérité de leurs sujets.

Il n'y avait guère plus de vingt ans que l'édit de Pistes avait fait raser les fortifications que quelques seigneurs avaient élevées autour de leurs châteaux, pour se défendre contre les Normands. A cette époque, la propriété, qui donnait le droit de justice sur les vassaux, le droit de vie et de mort sur les esclaves, ne se réalisait point encore en force politique, n'assurait point encore les moyens de se défendre ou de se faire respecter. Mais après la déposition de Charles-le-Gros, aucune autorité sociale n'apporta plus d'obstacle à ce que chacun se mît en défense avec ses propres moyens, à ce que chacun cherchât dans ses propriétés sa sûreté d'abord, et bientôt des moyens de se faire craindre. Alors on vit les ducs, les comtes, les marquis et les abbés, qui s'étaient partagé toute l'étendue du territoire, changer de but et de politique, substituer l'ambition à da cupidité, et demander à la terre des hommes pour maintenir leurs droits et leur existence, plutôt que de la richesse. Celle ci ne se présentait déjà plus comme un avantage qu'autant qu'elle pouvait se changer en population ; la valeur d'une étendue de pays fut estimée, non d'après le nombre de livres d'argent contre lesquelles ses produits pourraient se vendre, mais d'après le nombre de soldats qui pourraient en sortir pour suivre la bannière du seigneur, et défendre son château dès qu'il serait menacé.

Aussi cette époque de troubles et de désordre, qui semblait menacer de sa destruction les misérables restes de la population dans l'Occident, fut en même temps l'époque d'une grande et bienfaisante révolution économique qui releva cette population de son abaissement. Partout le seigneur offrit la terre au vassal qui se montrait, prêt à là cultiver, partout il : se contenta en retour d'une légère prestation en argent ou en denrée ; mais il lui demanda au. lieu de rentes des services personnels. Ces concessions si multipliées furent faites à des conditions différentes, et à des hommes d'ordre différent. Les cadets des familles nobles, les hommes libres, les bourgeois, les colons, les affranchis, les serfs eux-mêmes, furent admis, dans une subordination qu'ils ne méconnaissaient jamais ; à se partager la terre, et à la remettre en valeur. Tous ces hommes, dont la plupart, si l'ordre précédent avait duré, auraient été destinés à vieillir dans le célibat, furent appelés au mariage, et purent voir avec satisfaction leur famille se multiplier autour d'eux. Les plus élevés en rang formèrent de nouveau ces ordres intermédiaires de gentilshommes, de leudes d'hommes libres, qui avaient presque disparu. Les derniers eux-mêmes se relevèrent au lieu de s'abaisser dans l'échelle sociale. Le paysan était, il est vrai, dans une dépendance absolue de son seigneur. Il n'avait contre lui aucune protection de ses droits, de sa liberté, de son honneur, de sa vie même ; et toutefois il était rarement exposé à les voir compromis par les violences de ses chefs. Il regardait ceux-ci comme ses juges et ses protecteurs. Il avait pour eux ce respect, et même cet amour que les faibles accordent si aisément à ceux qu'ils croient d'une race supérieure ; l'usage des armes, qui lui avait été rendu, avait relevé ; à ses yeux sa propre dignité, et lui avait, fait recouvrer quelques unes des vertus que l'esclavage anéantit. Il ne combattait pas à cheval, comme les nobles et les hommes libres, mais enfin il combattait ; la résistance lui était permise et le sentiment de la force lui donnait la mesure des égards qu'il pouvait exiger. La rapidité avec laquelle la population s'accrut, par les diverses causes, du Xe au XIIe siècle, est prodigieuse. Chacun des grands comtés se morcela dans le cours de deux ou trois générations, en un nombre infini de comtés ruraux, de vicomtes et de seigneuries chacune de celles-ci se divisa de même ; chaque district : vit naître un village avec son seigneur, chaque communauté eut son fort, et ses moyens de défense, et, en moins de deux ans, un comte de Toulouse, un courte de Vermandois, un comte de Flandre, devinrent plus puissants ; ils commandèrent à des armées plus vaillantes, plus disciplinées, plus nombreuses même, que n'avaient fait Charles-le-Gros, ou Louis-le-Débonnaire, monarques de tout l'Occident.

Mais cet état prospère de la population agricole ne dura qu'aussi longtemps que les seigneurs sentirent le besoin qu'ils avaient d'elle. Le joug de fer de l'oligarchie avait été allégé, quand les. grands propriétaires s'étaient arrogé le droit des guerres privées ; il retomba plus rudement sur les épaules du peuple, dès que l'ordre général fut assez rétabli pour qu'on n'osât plus recourir à la force. Dès que les seigneurs n'eurent plus besoin de soldats, ils crurent avoir d'autant plus besoin d'argent, et ils recommencèrent, à opprimer les campagnes. Ce fut alors que les vilains furent réduits à une dégradation honteuse, ce fut alors que le système féodal pesa, sur les peuples comme la plus intolérable des oppressions. Il avait apporté quelque ordre, quelque vertu et quelque bonheur dans une turbulente anarchie ; mais dès que le gouvernement fut rétabli, il ne fit plus qu'ajouter son joug au joug des lois, et les deux ensemble se trouvèrent, trop pesants pour la race humaine. Ainsi le système féodal, qui peut-être, plus qu'aucune autre institution humaine, a contribué pendant un temps à la multiplication et à la prospérité de la classe pauvre, est demeuré chargé aux yeux de la postérité, de la responsabilité de toute l'oppression, de toute la souffrance, qui signalèrent sa décadence, et son nom cause encore de l'effroi, tandis qu'on a oublié l'infamie qui devrait demeurer attachée au nom des Carlovingiens.