AUTANT que nous avons pu percer l'obscurité des temps, nous avons vu, dans les siècles que nous venons de parcourir, toutes les nations de l'Occident soumises à des révolutions communes, et entraînées dans une même carrière ; nous les avons vues réunies, d'abord sous les Romains, puis sous les Francs, en une monarchie universelle. Il nous suffisait, pour faire comprendre la marche générale des peuples européens, de fixer nos regards sur un seul empire, et de suivre les rapports, soit de ses parties avec le tout, soit de cet Etat dominant avec ses ennemis. La scène change au milieu du IXe siècle : le partage de l'Occident entre les fils de Louis-le-Débonnaire donna naissance alors aux Etats indépendants, aux nations étrangères de langages, de lois, de mœurs, d'opinions, que nous voyons se maintenir aujourd'hui en Europe. L'époque où nous entrons, calamiteuse sous plus d'un rapport, honteuse et dégradante pour les citoyens et les rois, a cependant produit, après une longue anarchie, un des résultats les plus désirables ; c'est la naissance des peuples. Nous allons y assister, et c'est le dernier acte du grand drame que nous nous sommes proposé d'exposer aux regards de nos lecteurs. Mais cet acte ne s'est pas accompli dans un petit nombre d'années ; il a fallu de longs efforts, de longs combats, pour changer toutes les opinions des hommes, pour détourner leurs affections, pour les détacher du corps dont ils avaient toujours fait partie, et leur persuader qu'ils étaient un tout par eux-mêmes. Longtemps après que le pouvoir de Charlemagne et de ses descendants eut cessé, les Occidentaux rêvaient encore l'empire ; longtemps après que des souverains indépendants, une différence de langue, une opposition d'intérêts, eurent détaché les Français, les Allemands, les Italiens, les uns des autres, et brisé de nouveau en un grand nombre de parties leurs nouvelles monarchies, les trois nations continuèrent à se considérer comme compatriotes, et tous leurs souverains continuèrent à prendre le titres de princes francs, à se croire des candidats pour toutes les couronnes de l'Occident indifféremment. La révolution qui séparait les membres de l'empire commença en 840, à la mort de Louis-le-Débonnaire ; elle était à peine accomplie en 987, lorsque Charles de Lorraine, frère de Louis V, le dernier des descendants des Carlovingiens, fut écarté du trône, dans le dernier des royaumes demeurés à sa famille. Parmi les causes qui précipitèrent la chute de ce grand corps, il faut sans doute mettre au premier rang la profonde incapacité de ses chefs. La dégénération de la race carlovingienne est un des plus grands exemples de ce rapide abâtardissement qui menace les races royales, et qui semble une conséquence presque inévitable des séductions dont le pouvoir absolu les entoure. Lorsque ces races sont parvenues au pouvoir dans un siècle demi-barbare ; lorsque les pères ne cherchent pas à corriger dans leurs enfants, par tous les soins de l'éducation, les inconvénients de leur situation ; lorsque la culture de l'esprit, les lettres, la morale, ne donnent pas une direction nouvelle à l'activité de ceux qui semblent n'avoir plus rien à désirer, ces rois ne peuvent avoir d'autre pensée que de jouir des voluptés mises à leur portée par les succès des fondateurs de leur dynastie ; ils sont corrompus par tous les vices que la puissance et la richesse peuvent satisfaire, corrompus par l'absence de toute barrière qui seule suffirait souvent pour faire tourner les plus fortes têtes, corrompus même quelquefois par la fausse direction que prennent leurs études superficielles, ou par le faux jour sous lequel la religion leur est présentée, comme moyen de racheter les fautes qu'elle n'empêche pas. La famille carlovingienne, qui se divisa en tant de branches, qui occupa pendant un siècle presque tous les trônes de l'Europe, et qui eut une influence si décisive sur les calamités de cette contrée, avait commencé par produire une suite de grands hommes : savoir, Pépin d'Héristal, Charles-Martel, Pépin-le-Bref, Charlemagne. On n'avait vu nulle part encore des chefs, aussi distingués se succéder ainsi en ligne directe. On doit remarquer cependant que les premiers n'étaient encore que des chefs de parti ou des chefs d'armée, et que le dernier lui-même n'était pas ne dans la condition royale. Au contraire, à dater de la révolution qui leur donna un trône, tous les fils et les petits-fils des héros, tous les princes nés dans la pourpre de l'empire d'Occident, furent, sans aucune exception, méprisés et méprisables ; à la seconde génération, on n'en distingue même pas un qui mérite de l'intérêt ou qui puisse exciter de l'amour ; et l'anéantissement des forces de. leur immense empire, sa chute rapide, inouïe, à laquelle rien ne ressemble dans le monde, fut l'ouvrage de leurs vices et de leur faiblesse. Louis-le-Débonnaire avait bien préludé à cet avilissement de la race carlovingienne. Avec des connaissances étendues, de la bonté et des qualités aimables, qu'on prenait pour des vertus, il avait en peu d'années ruiné le superbe héritage qu'il avait reçu d'un héros. Séduit par les intrigues de sa seconde femme et par sa folle tendresse pour son plus jeune fils, il avait bouleversé les lois de la monarchie et les siennes propres, confondu les droits de chacun et les devoirs des peuples, par des engagements contradictoires ; enseigné à ses fils et à ses sujets à violer les traités et les serments qu'il leur imposait, et qu'il violait ensuite lui-même ; rendu nécessaire enfin une guerre civile après sa mort, pour régler par la force des armes ce qu'il avait confondu par son inconstance. Au moment où il mourut, Louis-le-Débonnaire n'avait aucun de ses enfants auprès de lui. L'aîné de ses fils, Lothaire, gouvernait l'Italie avec le titre d'empereur ; le second, Pépin, était mort, et son fils, Pépin II, était reconnu comme roi par une partie de l'Aquitaine ; Louis, le troisième, qu'on appela dès lors le Germanique, régnait en Bavière ; Le quatrième, Charles, était à Bourges, s'efforçant de s'y faire reconnaître par les Aquitains. Les prétentions contradictoires de ces quatre princes, dont l'aîné voulait demeurer chef de la monarchie comme l'avaient été son père et son aïeul, dont aucun n'était content de la part qui lui avait été assignée, ne pouvaient être réglées que par un tribunal supérieur, ou celui de la nation, ou celui de l'épée, qu'on regardait, dans les querelles publiques aussi bien que privées, comme prononçant le jugement de Dieu. Les quatre princes se préparèrent à l'un et à l'autre ; mais leurs droits respectifs étaient encore si confus, mais leurs intérêts leur étaient si mal connus à eux-mêmes ; mais les alliances qu'ils pouvaient former entre eux étaient si peu avancées, qu'ils ne se trouvaient prêts ni pour plaider ni pour combattre. Une diète nationale avait été convoquée à Worms dès avant la mort de leur père ; ils ne s'y rendirent point. Ils assemblèrent leurs armées, quoique ces armées n'eussent encore aucune inclination à faire la guerre. Le plus jeune des fils de Louis, Charles-le-Chauve, n'avait que dix-sept ans ; il n'avait encore rien fait, et sans doute il ne fit rien depuis qui dût le rendre cher au peuple. Le droit qu'il prétendait avoir de dépouiller Pépin II, d'envahir la part de ses frères aînés, ou de se rendre indépendant du chef de sa famille, ne pouvait être fondé que sur les intrigues de la mère qui l'avait élevé, et sur la tendresse d'un père déjà retombé dans l'enfance. Ces mêmes intrigues avaient déjà, pendant dix ans, engagé la nation dans de honteuses guerres civiles, et leur souvenir seul devait aliéner les peuples du jeune homme qui avait causé tant de malheurs. Malgré ces désavantages, la cause de Charles fut soutenue avec constance, avec obstination, et il triompha, Les conséquences de son succès doivent peut-être nous en révéler les causes. Avec le règne de Charles-le-Chauve commence la vraie monarchie française, ou l'indépendance de la nation qui créait la langue que parle encore aujourd'hui la France : cette nation, à cette époque, se sépara des Allemands et des Italiens. La guerre de Charles contre ses deux frères fut soutenue par les. peuples, ou plutôt encore par les seigneurs romans des Gaules, qui rejetaient le joug germanique. La querelle insignifiante des rois fut embrassée par eux avec ardeur, parce qu'elle s'unissait à la querelle des races ; et tous ces préjugés hostiles qui s'attachent toujours aux différences de langues et de mœurs donnèrent de la constance et de l'acharnement aux combattants. La première conquête des Francs avait mêlé les deux langues tudesque et latine dans toute l'étendue des Gaules : le barbare et le Romain avaient eu chacun leur dialecte ; l'un avait été conservé pour l'armée, l'autre pour l'Eglise et le gouvernement. Tous les seigneurs, tous les hommes puissants, parlaient également les deux langues ; mais dans le Midi, le latin, qui se corrompait chaque jour davantage, et qui commençait à être désigné par le nom de roman, était la langue maternelle, l'allemand la langue enseignée. C'était tout le contraire dans le Nord. La révolution qui avait transféré tout le pouvoir aux ducs d'Austrasie, ancêtres de Charlemagne, et à leur armée, avait répandu de nouveau dans le Midi le langage tudesque, et augmenté la nécessité de l'apprendre pour quiconque appartenait au gouvernement ; mais en même temps la résidence de la cour avait été transportée dans les provinces germaniques, à Aix-la-Chapelle, à Worms, à Cologne ; et Paris, autrefois capitale du royaume, s'était d'autant plus attaché au langage roman qu'il était plus abandonné par les Francs. A l'époque de la mort de Louis-le-Débonnaire, la frontière entre les deux langues était à peu près la même qu'elle est aujourd'hui : c'était celle que, dans son dernier traité de partage, cet empereur avait voulu établir entre le gouvernement de Lothaire et celui de Charles. Pour la première fois depuis la chute de l'empire romain, tous ceux qui parlaient le roman de France se trouvaient réunis en un seul corps ; pour la première fois, ils purent exprimer leurs sentiments d'inimitié pour ces peuples barbares qui prétendaient être leurs maîtres, et que leur langage seul signalait comme appartenant à une autre race. Le jeune homme qui leur était donné pour chef ne devait pas tarder à se montrer fort peu digne de leur attachement et de leurs sacrifices ; mais s'ils pouvaient songer à l'abandonner, du moins ils ne s'abandonnèrent pas eux-mêmes. Un an entier fut employé par les quatre princes à rassembler leurs armées, à raffermir l'attachement de leurs partisans, à s'engager réciproquement par des alliances, de telle sorte que Lothaire promit son appui au jeune Pépin, et Louis-le-Germanique au jeune Charles. Après plusieurs escarmouches entre les divers partis, les quatre princes se dirigèrent enfin avec leurs années, à la fin du printemps de 841, vers le cœur de la France ; ils firent leur jonction dans la Bourgogne, puis Louis et Charles firent dire à Lothaire et à Pépin qu'ils choisissent, ou d'accepter leur dernière proposition, ou de les attendre ; car le lendemain, 25 juin, à la deuxième heure du jour, ils viendraient demander entre eux le jugement de ce Dieu tout puissant, auquel ils les avaient forcés de recourir contre leur volonté. C'est ainsi que fut engagée la bataille de Fontenai, la plus sanglante et la plus acharnée que les Français, pendant plusieurs siècles, aient livrée dans leurs guerres civiles. Un auteur italien, contemporain, a prétendu que la perte de Lothaire et de Pépin s'éleva à quarante mille hommes. Ce calcul est probablement exagéré : nous supposons plutôt que ce fut entré les deux armées que quarante mille hommes restèrent sur le champ de bataille ; car les vainqueurs, Louis et Charles, ne souffrirent guère moins que les vaincus. Ce nombre est grand sans doute ; mais c'est connaître bien peu, ou les ressources des grands Etats, ou l'effet habituel des guerres sur la population, que d'attribuer, comme on l'a fait souvent, à ce carnage seul la ruine de l'empire des Francs. La terrible bataille de Fontenai ne donna point un avantage assez décidé à l'un des partis sur l'autre pour qu'il en résultât immédiatement, ou l'occupation de nouvelles provinces, ou un grand changement dans les forces respectives des deux ligues ; mais chaque peuple et chaque prince, en pleurant les pertes qu'il avait faites, commença à songer sérieusement aux moyens d'éviter le retour d'une semblable calamité ; d'autant plus que, dans le même temps, l'empire était effroyablement dévasté par d'autres ennemis. Les peuples, les ducs, les prélats, demandaient la paix à grands cris ; les princes sentirent la nécessité de la rechercher de bonne foi. Lothaire, le premier, envoya proposer à ses frères un traité de paix, dans lequel il consentait à admettre pour base l'indépendance de leurs royaumes à l'égard de la couronne impériale. L'Italie, la Bavière et l'Aquitaine, devaient être considérées comme l'apanage de Lothaire, de Louis et de Charles ; car Pépin II fut abandonné sans conditions par son oncle, qui avait promis de le protéger. Après avoir retranché ces trois royaumes de la masse, le reste devait être partagé en trois parts égales, et Lothaire, en sa qualité d'aîné, devait avoir le choix entre elles. Quoique ces premières bases fussent agréées, et que les trois frères eussent eu, au milieu de juin 842, une conférence amicale dans une petite île de la Saône, au-dessus de Mâcon, il fallut longtemps encore avant que leurs commissaires pussent réussir à s'entendre. Ceux-ci s'aperçurent bientôt qu'ils n'avaient point des notions assez exactes sur l'étendue ou la richesse comparative des diverses provinces de l'empire pour en faire un partage égal : aucune carte géographique, aucun rapport statistique, ne pouvaient leur donner de lumières ; il fallait tout voir par leurs yeux. Ils demandèrent alors des adjoints, et le nombre total des commissaires fut porté à trois cents. Ils se distribuèrent toute la surface de l'empire, et ils s'engagèrent à le parcourir et à en faire leur rapport avant le mois d'août de l'année suivante. Sur ce rapport, la division finale de l'empire de Charlemagne fut arrêtée à Verdun, au mois d'août 843. Toute la partie de la Gaule située au couchant de la Meuse, de la Saône et du Rhône, avec la partie de l'Espagne située entre les Pyrénées et l'Ebre, furent abandonnées à Charles-le-Chauve : ce fut là le nouveau royaume de France. La Germanie tout entière, jusqu'au Rhin, fut donnée en partage à Louis-le-Germanique. Lothaire joignit à l'Italie toute la partie orientale de la France, depuis la mer de Provence jusqu'aux bouches du Rhin et de l'Escaut. Cette lisière de pays longue et étroite, qui coupait toute communication entre Louis et Charles, et qui comprenait tous les pays parlant allemand dans l'intérieur des Gaules, fut nommée la part de Lothaire, Lotharingia, d'où l'on a fait depuis le nom de Lorraine. Le motif qui avait surtout déterminé les princes carlovingiens à mettre fin à la guerre et à prêter l'oreille aux plaintes et aux remontrances de leurs sujets, c'était l'invasion universelle des côtes de France et de Germanie, par les aventuriers du Nord, qu'on nommait Normands ou Danois, et qui chaque année arrivaient en plus grand nombre dans des pays sans défense, pour y renouveler leurs ravages. Ce n'était pas seulement du petit royaume de Danemark qu'on voyait sortir ces essaims redoutables. Toute la Scandinavie, toutes les côtes de la mer Baltique, tous les pays situés le long des rivières qui se jettent dans cette mer, fournissaient leurs recrues aux bandes des pirates. C'était une direction nouvelle qu'avait prise l'émigration des peuples du Nord ; au lieu de s'avancer au travers du continent, ils se portaient tous sur les côtes. Ils croyaient trouver une double gloire comme ils trouvaient un double danger à braver les tempêtes du Nord sur leurs faibles barques, avant d'affronter les ennemis qu'ils allaient chercher. Sans autre prétexte pour la guerre que le désir du pillage, sans avoir reçu d'autre offense de ceux qu'ils attaquaient que leur richesse, ils s'imaginaient être aussi bien à la poursuite de l'honneur que du butin, et s'ils perdaient chaque année plusieurs milliers d'hommes ou par les naufrages ou par les combats, les naissances se multipliaient d'autant plus, qu'il y avait dans la population plus de vides à combler ; aussi le nombre des pirates du Nord semblait s'accroître par leur destruction même. Dès l'année 841, Oschar, duc des Normands ou Danois, avait remonté la Seine jusqu'à Rouen, pris et pillé cette grande ville, à laquelle il avait ensuite mis le feu le 14 mai ; puis il avait, pendant quinze jours, continué à saccager les bords de la Seine. Personne ne se présentait pour lui résister. Les habitans des campagnes étaient asservis et confondus avec le bétail, qui comme eux faisait valoir les champs. Ceux des villes étaient vexés, opprimés, et dénués de toute protection : tous étaient désarmés ; tous avaient perdu la résolution aussi-bien que la force nécessaire pour défendre leur vie ainsi que le faible reste de leurs propriétés que la noblesse leur laissait encore. Les moines, auxquels la plus grande partie du pays appartenait déjà, et qui avaient contribué à lui faire perdre tout esprit militaire, songeaient seulement à empêcher que les reliques des saints, qu'ils regardaient comme les trésors de leurs couvents, tombassent aux mains des infidèles. Or comme dans les plus belles provinces de France il n'y avait pas, à trente lieues des côtes, un seul lieu où ils pussent se croire en sûreté, ils les emportaient en procession plus avant dans les terres. Chacune des années suivantes fut marquée par quelque expédition également désastreuse, et par le pillage de quelque grande ville. Nantes, Bordeaux, Saintes, tombèrent successivement aux mains des Normands ; les anciennes murailles des villes paraissent avoir été absolument abandonnées ; d'ailleurs, fussent-elles demeurées debout, elles n'auraient pu protéger des bourgeois avilis et découragés qui, au lieu de se défendre, se réfugiaient tous avec leurs prêtres dans la grande église, où ils se laissaient ensuite égorger sans résistance. En 845, Ragner, duc des Normands, entra dans la Seine avec une centaine de barques, et la remonta avec une audace inouïe, en ravageant ses deux bords, quoi-' que Charles fût alors lui-même sur la rive droite avec une armée. Paris, qui avait été la capitale des rois mérovingiens, avait sous les Carlovingiens perdu cette prérogative. Cependant cette grande ville était toujours la plus importante de celles qui étaient tombées en partage à Charles-le-Chauve : elle était décorée par plus de basiliques, plus de couvents célèbres qu'aucune autre ; et au milieu de la misère universelle, elle se glorifiait encore des immenses trésors rassemblés dans ses églises. Charles, en apprenant l'approche des Normands, qui ne trouvaient nulle part de résistance, laissa les bourgeois exposés aux calamités qui les menaçaient ; mais avec sa noblesse, il vint s'établir au couvent de Saint-Denis pour défendre ce sanctuaire, tandis que les desservants de l'église de Sainte-Geneviève se hâtaient d'emporter, dans une métairie éloignée qui leur appartenait, les reliques et les trésors de cette sainte. Ragner, continuant à remonter la Seine, arriva devant Paris le samedi saint, 28 mars 845. La ville était vide, tous les habitans s'étaient enfuis. Les Normands n'éprouvèrent aucune résistance ; ils massacrèrent cependant, ou ils pendirent en face de l'armée du roi, et pour lui faire affront, les malheureux fugitifs qu'ils purent atteindre. En même temps, sans se presser, sans croire que leur retard les exposât à aucun danger, ils chargeaient sur leurs bateaux toutes les richesses qu'ils trouvaient encore dans Paris, et jusqu'aux bois des maisons et des temples qu'ils jugeaient propres à la Construction de leurs barques ; tandis que le petit-fils de Charlemagne, manquant de courage pour combattre, et n'en trouvant point dans la noblesse dont il était entouré, marchandait avec les Normands sur le prix qu'il leur donnerait pour les engager à se retirer, et finit par leur promettre sept mille livres pesant d'argent. Un nouveau chef des Normands, Hastings, qui pendant trente ans les conduisit à la victoire, et qui contribua plus qu'aucun autre à dévaster et à réduire en solitude les côtes de France et d'Angleterre, commença vers la même époque à se faire connaître. On assure qu'il était ne parmi la plus basse classe des paysans du diocèse de Troyes, mais que ne pouvant supporter l'oppression à laquelle il se voyait condamné, il s'enfuit chez les païens du Nord, embrassa leur religion, adopta leurs mœurs et leur langage, et se distingua par tant d'habileté et d'audace qu'il s'éleva rapidement parmi eux, et parvint enfin à être leur chef. Sa soif de vengeance secondait leur cupidité ; il l'exerçait surtout sur les seigneurs et sur les prêtres. C'est ainsi que l'exécrable administration économique de l'empire avait détruit presque partout dans le peuple la résolution et l'énergie ; mais si quelqu'un avait échappé au poison de l'esclavage, il tournait contre la société les qualités qu'il avait conservées. Les Carlovingiens, loin de songer à défendre leurs sujets, retiraient de l'embouchure des rivières les gardes-côtes qui y avaient été placés par Charlemagne, afin de les employer les uns contre les autres. Car, au milieu de la dévastation générale, leurs guerres civiles continu aient, et Charles, le plus exposé de tous aux attaques des Normands, ne se proposait d'autre but dans toutes ses actions que de dépouiller son neveu Pépin II d'Aquitaine. Cependant tous les barbares semblaient avoir appris qu'on pouvait impunément attaquer les Francs sur tous les points. Les Sarrasins d'Afrique commençaient à ravager le Midi comme les Normands ravageaient l'Occident. Au mois d'avril 846, un mélange d'Arabes et de Maures remonta le Tibre, s'empara de l'église de Saint-Pierre du Vatican, qui se trouvait alors en dehors des murs de Rome, enleva l'autel placé sur le tombeau de l'apôtre avec tous ses ornements et toutes les richesses de l'église, puis se dirigea vers Naples. Dans le même temps, Louis-le-Germanique, qui avait voulu repousser une invasion des Slaves, avait été mis en déroute, moins encore par la bravoure de ses ennemis que par les divisions de sa propre armée. Le progrès de la lâcheté chez les fils des soldats de Charlemagne, chez les Français en qui le courage semble nourri par l'air même qu'ils respirent, est un des phénomènes les plus remarquables, mais aussi les mieux attestés de ce siècle ; il démontre à quel point l'esclavage peut anéantir toutes les vertus, et ce que devient une nation chez laquelle une seule caste s'est attribué le privilège exclusif de porter les armes. De toutes les villes françaises bâties, sur la Méditerranée, Marseille était la plus opulente, celle dont la population était la plus nombreuse, dont le commerce était le plus important. Marseille fut prise en 848, par le rebut de l'Europe, par quelques pirates grecs qui y entrèrent sans éprouver de résistance, et qui après l'avoir saccagée se retirèrent impunément. Dans le même temps, les Normands s'emparaient de Bordeaux et livraient cette ville aux flammes. Les villes du royaume de Lothaire, dans la Frise et la Flandre, n'étaient pas mieux défendues. Les murailles seules de Saint-Omer inspiraient quelque confiance : aussi, de toute cette province, y apporta-t-on toutes les reliques et tous les trésors des couvents. L'expérience avait déjà appris qu'elles ne se défendaient point par elles-mêmes contre les insultes des païens, et cependant la superstition populaire n'en était point ébranlée. Les princes et les gouverneurs de provinces ne se contentaient pas de n'opposer aucune résistance à l'ennemi, souvent ils l'appelaient eux-mêmes, et ils employaient ses armes à se faire craindre ou à se venger de prétendues offenses. Noménoé, duc des Bretons, fut accusé d'avoir plusieurs fois introduit les Normands entre la Loire et la Seine. Pépin II d'Aquitaine, et Guillaume, fils de Bernard, duc de Septimanie, ne se firent pas plus de scrupule de recourir aux Sarrasins ; ils les introduisirent, non seulement dans toute la marche d'Espagne et dans la Septimanie ou Languedoc, mais jusqu'en Provence. Dans un siècle qu'on nommait religieux, le crime de livrer la patrie aux païens ou aux musulmans semblait plus grave encore que celui de la livrer a des ennemis ordinaires. Jamais cependant les princes et les grands n'hésitèrent à le commettre, dès qu'ils y virent un moyen de satisfaire ou leur ambition ou leur vengeance. A peine y eut-il un seul parmi les personnages distingués de ce siècle qui n'entrât pas d'ans quelque honteux traité avec les ennemis de sa foi. Vers le commencement de l'automne de 851, une flotte de deux cent cinquante grands bateaux danois se présenta sur les côtes de France, et se partageant entre l'embouchure des divers fleuves, elle remonta en même temps le Rhin, la Meuse et la Seine. Une de leurs divisions arriva ainsi à Aix-la-Chapelle, et l'antique capitale de Charlemagne, la capitale de Lothaire, ne fut point défendue ; le palais de l'empereur fut brûlé par les pirates du Nord, et les plus riches couvents furent livrés au pillage. Ce n'est pas tout : cette bande d'aventuriers affrontant, en même temps la France et la Germanie, poursuivit sa route jusqu'à Trêves et à Cologne, massacra presque tous les habitans de ces deux villes célèbres, et livra leurs édifices à l'incendie. Une autre division, après avoir laissé ses bateaux à Rouen, s'était avancée par terre jusqu'à Beauvais, et avait porté le ravage dans tous les lieux environnants. Les Danois passèrent deux cent quatre-vingt-sept jours dans les régions adjacentes à la Seine, et quand ils repartirent avec leurs vaisseaux chargés des dépouilles de la France, ce ne fut point pour retourner dans leur patrie, mais pour transporter à Bordeaux la scène de leurs déprédations. Cependant nous n'apprenons point ce que faisaient alors ni Lothaire, ni Charles-le-Chauve, ni cette noblesse qui s'était réservé à elle seule le droit de porter les armes ; ces chefs ambitieux qui avaient anéanti en même temps l'autorité royale et nationale, ne semblaient plus vouloir l'emporter les uns sur les autres que par leur lâcheté. L'Europe comptait encore un grand nombre de vieux guerriers qui avaient vu Charlemagne maître d'un empire qui s'étendait des bords de la Méditerranée à ceux de la mer Baltique, et des monts Crapacks à l'Océan. Aucune calamité imprévue n'avait frappé ce vaste empire, aucune nation puissante, aucune confédération de peuples divers n'avait pris les armes contre lui ; mais il succombait sous les vices seuls de son gouvernement. Jamais l'autorité publique n'appelait plus les Français à prendre les armes que pour s'égorger les uns les autres au nom de la royauté. Les nations, réunies sous le sceptre de Charlemagne, étaient considérées par ses descendants comme un nombreux troupeau qu'ils divisaient entre eux de la manière la plus bizarre, sans jamais songer à l'intérêt des peuples ou aux moyens de défense des Etats. La race des hommes libres, déjà épuisée par les guerres de Charlemagne, s'était éteinte sous les règnes languissants de Louis-le-Débonnaire et de ses fils ; les habitans des villes, méprisés, ruinés, désarmés, n'avaient plus de moyens de se défendre. Vivant de quelques professions mécaniques ou des charités des moines, ils ne pouvaient inspirer aucune jalousie à la noblesse. Cependant elle s'indignait que des hommes d'aussi bas étage ne fussent pas esclaves, et loin de les protéger, elle se réjouissait de leurs calamités : aussi les murs des cités étaient-ils éboulés ; leurs milices avaient cessé de s'assembler, le trésor de leur curie était vide, leurs magistrats n'inspiraient plus de respect. Les plus grandes villes n'étaient plus considérées que comme des villages, que comme la dépendance du château voisin, et lorsqu'une poignée de pirates se présentait à leurs portes, les menaçant du pillage, de l'esclavage et de la mort, les citadins ne connaissaient d'autre refuge que le pied des autels et l'enceinte de l'église, où ils subissaient bientôt toute la brutalité du vainqueur. Les habitans des campagnes, réduits à l'état le plus oppressif d'esclavage, et devenus presque indifférents à leur existence, étaient pourchassés comme des bêtes fauves par les Normands et les Sarrasins, et périssaient par milliers dans les bois. Ils n'avaient plus le courage d'ensemencer leurs champs, et chaque année était marquée par une nouvelle peste ou une nouvelle famine. Les villes de Beauvais et de
Meaux sont prises, écrivait Ermentarius, historien contemporain ; le château de Melun est dévasté, Chartres est pris, Evreux
ravagé, Baveux et toutes les villes de cette contrée envahies ; aucun hameau,
aucun village, aucun court vent ne reste intact ; chacun prend la fuite ; car
bien rarement trouve-t-on quelqu'un qui ose dire : Arrêtez, résistez,
combattez pour la patrie, pour vos enfants et pour le nom de votre race.
Les Normands profitèrent de cette lâcheté universelle, et le 28 décembre 856,
leurs vaisseaux remontant la Seine, ils entrèrent à Paris, et commencèrent a
piller cette grande ville. Ils mirent d'abord le feu à l'église de Saint-Pierre
et à celle de Sainte-Geneviève, puis ils pillèrent et brûlèrent
successivement toutes les autres, à la réserve de trois qu'on racheta par une
grosse somme d'argent. Qui ne s'affligerait,
s'écrie Aimoin, moine contemporain de Saint-Germain-des-Prés, de voir l'armée mise en fuite avant que la bataille soit
commencée, de la voir abattue avant le premier trait de flèche, renversée
avant le choc des boucliers !.... Mais les
Normands se sont aperçus, pendant leur séjour à Rouen, que les seigneurs du
pays — nous ne saurions le dire sans une
profonde douleur de cœur — sont lâches et
timides dans les combats. Le même auteur introduit ailleurs le duc
Ragner Lodbrog, rendant compte au roi des Danois, Horic, de la prise de
Paris. Il rapporta, dit-il, combien il avait trouvé le pays bon, fertile, et rempli de
biens de tout genre ; combien le peuple qui l'habitait était lâche et
tremblant au moment des combats. Il ajouta que dans ce pays les morts avaient
plus de courage que les vivants, et qu'il n'avait trouvé d'autre résistance
que celle que lui avait opposée un vieillard nommé Germain, mort depuis
longtemps, dans la maison duquel il était entré. C'est par cette antithèse
qu'Aimoin introduit le récit d'un miracle de saint Germain, qui avait
repoussé Ragner, lorsque le pirate danois entrait dans son temple. Le grand développement qu'avait acquis le pouvoir sacerdotal, durant le règne des Carlovingiens, n'était pas une des moindres causes de l'affaiblissement universel de l'empire d'Occident et de la perte de son esprit militaire. L'importance des prêtres s'était accrue, non pas seulement par l'augmentation de. leurs richesses et de leur nombre, mais par l'affaiblissement des autres ordres de l'État, Depuis quatre siècles, on avait vu les familles distinguées parmi les Francs, celles que l'on commençait à considérer comme supérieures aux autres par leur sang aussi-bien que par leur richesse, et qu'on nommait la noblesse, s'éteindre rapidement. Tantôt elles périssaient dans les guerres civiles et étrangères, tantôt elles succombaient à leurs débauches forcenées, seules jouissances des riches dans un état barbare de la société, ou elles s'éteignaient par la dévotion elle-même, qui, remplaçant tout à coup un libertinage effréné, enfermait dans les couvents ceux qui auraient dû songer à perpétuer leur race. L'extinction des familles nobles ne faisait point place à des familles nouvelles qui s'élevassent d'un rang inférieur ; il existait à peine une communication entre les différents ordres de la société, et aucun avancement graduel n'était possible. Lorsqu'une famille opulente s'éteignait, une partie de ses biens passait en héritage à une autre famille déjà riche en terres ; de sorte que les héritages devenaient. tous les jours plus étendus. Le reste, et souvent la plus considérable partie, suivant la piété du testateur, passait à l'Eglise ; et cette Eglise, qui acquérait sans cesse, et qui ne pouvait aliéner, voyait à chaque génération, à chaque année, augmenter l'étendue des terres sur lesquelles elle avait des droits. On ne peut lire les chroniques des Francs sans être frappé de la diminution progressive du nombre des personnages qu'elles introduisent sur la scène. Plus on avance, et plus on est surpris de voir tous les seigneurs, on pourrait presque dire tous les citoyens qui nous sont connus dans un grand royaume, se réduire à quatre ou cinq comtes et à quatre ou cinq abbés. Comme on continue ces recherches, on remarque bientôt que les abbés tiennent plus de place dans l'histoire que les comtes. Les bénéfices ecclésiastiques étaient devenus trop riches pour n'exciter pas l'ambition des plus puissants seigneurs. Comme les mêmes familles fournissaient des sujets à l'armée et à l'église, il en résultait quelquefois que les abbés rivalisaient avec les comtes en férocité, en brutalité et en goût pour la débauche. Cependant il était plus commun de voir le plus réfléchi, le plus rusé, et le plus rangé de la famille destiné à l'état ecclésiastique : aussi, avec une ambition égale à celle des soldats, les prêtres avaient une plus grande chance de succès. Réunis avec les laïques dans les conseils, ils devaient l'emporter sur eux en politique. Ils avaient presque réussi à les exclure des assemblées du Champ de Mai, dont ils avaient fait des conciles ; ils partageaient avec eux le commandement des armées, car les abbés et les prélats, sans respect pour les sacrés canons, s'étaient autorisés eux-mêmes à manier l'épée. Cependant ils se sentaient moins propres que leurs rivaux à ces fonctions, et cette défiance d'eux-mêmes les amenait naturellement à donner toujours la préférence aux négociations sur les armes, à négliger tout ce qui aurait, contribué à entretenir l'esprit militaire chez leurs vassaux, et à énerver la population dans tout district qui passait en leur pouvoir. Dans les domaines de l'Eglise, et ces domaines formaient peut-être alors plus de la moitié du territoire de l'empire d'Occident, toutes les influences de l'habitude, de l'exemple, de l'enseignement, étaient mises en œuvre pour éteindre le courage national. C'était à. la protection des reliques et des sanctuaires, jamais à celle de leurs bras, que les fidèles étaient invités à recourir dans tous les dangers. Les combats judiciaires faisaient place à des épreuves tout aussi absurdes, tout aussi dangereuses, celles du feu, par exemple, ou de l'eau bouillante, épreuves qui seulement ne contribuaient point à aguerrir les vassaux de l'Eglise. Les exercices militaires mêmes étaient interrompus, comme des pompés profanes, et peu convenantes à des chrétiens. Parmi les laïques, les talents ne trouvaient aucune récompense, l'ambition n'avait aucun objet, tous les caractères s'effaçaient, et une langueur mortelle semblait s'être emparée de la noblesse, diminuée en nombre et en crédit. Mais le clergé avait recueilli l'héritage de toutes les passions mondaines, comme tous les moyens de les satisfaire. Il unissait les études sacrées à la politique, et il assurait aux membres de son corps qui se distinguaient par leur esprit, leur savoir ou leur caractère, un crédit, un pouvoir, une gloire, fort supérieurs à ceux que les mêmes hommes auraient pu obtenir par leurs talents dans le siècle le plus favorable aux lettres. Il faut remarquer cependant que les trois divisions de l'empire de Charlemagne n'avaient pas éprouvé un sort en tout semblable. La France, sous Charles-le-Chauve, était tombée au pouvoir des évêques ; la noblesse y était languissante, l'armée sans vigueur, et la population rurale presque anéantie. L'Italie, sous Lothaire et Louis II son fils, n'avait point accordé autant de crédit, ou des domaines aussi étendus aux prélats. Mais de puissants ducs. s'y étaient établis dans de vastes et riches gouvernements, qu'ils avaient rendus presque héréditaires dans leurs familles ; et quoique le pays ne prospérât pas sous leur administration, ils avaient maintenu au-dessous d'eux une population libre et militaire dans les châteaux, et quelque opulence dans les villes. L'Allemagne enfin, sous Louis-le-Germanique, avait conservé plus d'esprit militaire que les deux autres divisions, une population proportionnellement plus nombreuse, et plus d'hommes libres, en comparaison avec les esclaves ; en sorte que la France était devenue une théocratie, l'Italie une confédération de princes, et l'Allemagne une démocratie armée. Nous croyons qu'il n'y aurait aucun intérêt à donner le précis des guerres de famille qui troublèrent toute celte période. Charles-le-Chauve, qui ne défendait jamais ses Etats, ne cessa de combattre en Aquitaine, contre Pépin II, son neveu. Il ne sut pas mieux conserver la paix avec ses frères, Louis-le-Germanique et Lothaire, ou avec leurs fils. Mais ces misérables combats, qui contribuaient à ruiner les provinces, ne doivent point être considérés comme des guerres nationales ; ils n'eurent d'autre résultat politique que l'accroissement de la misère, et ils ne changèrent pas la distribution des Etats. Au commencement de l'année 855, l'empereur Lothaire, alors âgé d'environ soixante ans, fut atteint d'une fièvre lente à laquelle il sentit qu'il devait enfin succomber. Il distribua ses Etats entre ses trois fils, alors arrivés à l'âge d'homme. A Louis II il donna l'Italie, avec le titre d'empereur ; à Lothaire, le second, il donna les provinces situées entre la Meuse et le Rhin, qui longtemps avaient été connues sous le nom d'Austrasie, mais qu'on désignait alors sous celui de Lorraine, d'après le nom de l'un ou de l'autre Lothaire, leurs souverains. Le plus jeune fils, nommé Charles, eut en partagé les provinces situées entre le Rhône et les Alpes, qu'on désigna dès lors par le nom de royaume de Provence. Après avoir fait ces partages, l'empereur Lothaire revêtit l'habit de moine dans l'abbaye de Prom, aux Ardennes, et il y mourut, le 28 septembre 855. Il paraît que de son côté Charles-le-Chauve avait donné à deux de ses fils les titres de rois de Neustrie et d'Aquitaine, et Louis-le-Germanique ceux de rois de Bavière, de Saxe et de Souabe, à ses trois fils ; en sorte que la famille carlovingienne comptait, en même temps, un très grand nombre de têtes couronnées. Le râle que joua le clergé dans les guerres entre ces différents monarques, l'arrogance de ses réprimandes, l'humilité et la soumission des rois, seraient dignes d'une plus longue attention ; et des détails nombreux pourraient justifier nos remarques sur l'état général de l'Europe ; mais resserré par le temps, et par la proportion à conserver entre les parties, nous nous bornerons à présenter, comme exemple de cette domination sacerdotale, et d'une manière aussi abrégée que nous le pourrons, l'histoire des démêlés du jeune Lothaire, roi de Lorraine, avec la cour de Rome, pour son mariage. Ce fut une conquête des papes que d'avoir établi leur juridiction sur les rois, à l'occasion du désordre des mœurs des monarques. Lothaire, en 856, avait épousé Theutberge, fille d'un comte Boson, de Bourgogne ; mais il l'avait chassée dès l'année suivante, en l'accusant d'inceste avec son frère, abbé des couvents de Saint-Maurice et de Lux en. Comme la reine s'était purgée de cette accusation par l'épreuve de l'eau bouillante, d'où son champion était sorti sans ressentir aucun dommage, Lothaire avait été forcé de la reprendre, en 858. Cependant, non seulement il avait un autre attachement, mais il prétendait s'être solennellement engagé ailleurs. Il affirmait qu'avant son mariage avec Theutberge, il avait été fiancé à Valdrade, sœur de l'archevêque de Cologne et nièce de celui de Trèves ; qu'il ne l'avait ensuite abandonnée que par contrainte (durant une guerre civile), et qu'il la regardait toujours comme son épouse légitime. Theutberge avait été reprise par son époux ; mais peut-être pour échapper aux humiliations qu'elle éprouvait dans un palais où elle était entrée par force, peut-être pour rendre hommage à la vérité, elle confessa elle-même volontairement, au mois de janvier 860, l'inceste dont elle avait été accusée. Les évêques assemblés en concile, à Aix-la-Chapelle, devant lesquels elle fit cet aveu, prononcèrent le divorce, et condamnèrent la reine à être enfermée dans un couvent. Peu après elle trouva moyen de s'en échapper, et le clergé de toute la chrétienté prit connaissance de cette querelle. On ne nous dit point si le zèle avec lequel il s'opposa au divorce de Theutberge provenait de son esprit de corps, pour sauver la réputation de l'abbé de Saint-Maurice, ou seulement du désir du clergé de conserver entièrement sa juridiction sur les mariages, et de tenir à leur occasion tous les rois dans sa dépendance. Les rois mérovingiens avaient eu à la fois plusieurs femmes et plusieurs maîtresses, et les avaient répudiées suivant leurs caprices : Charlemagne avait suivi leur exemple. Louis, le premier, avait conformé ses mœurs aux lois de la religion et aux ordres des prêtres. Aux yeux de ces derniers, Lothaire, qui songeait déjà à secouer le joug, devait être puni d'une manière exemplaire, et qui inspirât de la terreur à tous les autres. Hincmar, l'archevêque de Reims, se chargea de prouver que lors même que Theutberge se serait rendue coupable d'inceste avant son mariage, ce n'était point une raison suffisante pour prononcer son divorce. Nous ne suivrons pas l'histoire des différents conciles, qui tantôt cassèrent le mariage de Theutberge, tantôt forcèrent Lothaire à la reprendre. Nous laisserons de côté tous les tristes détails de cette scandaleuse histoire, qui, pendant quinze ans, occupa la chrétienté. Nous dirons cependant que la réunion forcée de Lothaire avec Theutberge augmentait, dans le cœur de l'un et de l'autre, le ressentiment et la haine. Lothaire ne cessait de solliciter la permission de se rendre à Rome, pour expliquer sa conduite et se justifier, tandis que Nicolas Ier, qui siégeait alors, la lui refusait avec hauteur. Theutberge, de son côté, demandait elle-même à se séparer d'un époux qu'elle rendait malheureux, et avec qui elle ne pouvait être heureuse. Voici quelle fut la réponse du pape Nicolas : Nous sommes également étonné des expressions de tes lettres, et du langage de tes députés ; en remarquant un changement si complet et dans ton style et dans tes demandes, nous n'oublions point que dans les temps précédents, tu ne nous avais rien annoncé de semblable. Chacun nous atteste que tu succombes sous une affliction sans relâche, une oppression intolérable, une violence odieuse ; et toi, au contraire, tu affirmes que personne ne te contraint, lorsque tu demandes à être dépouillée de la dignité royale..... Quant au témoignage que tu offres en faveur de Valdrade, en déclarant qu'elle a été la femme légitime de Lothaire, c'est en vain que tu t'efforces de l'établir, personne n'a besoin ici de ton témoignage. C'est à nous de savoir ce qui est juste, à nous à distinguer ce qui est équitable ; et toi-même, tu serais réprouvée, tu serais morte, que nous ne permettrions jamais à Lothaire de prendre sa maîtresse Valdrade pour femme. Après la mort de Nicolas Ier, le moment vint cependant où le saint siège permit à Lothaire de se rendre à Rome, pour chercher à se justifier. Il croyait avoir mérité une faveur spéciale, en conduisant une armée contre les Sarrasins qui dévastaient le midi de l'Italie, et qui avaient menacé le saint siège lui-même, alors occupé par Adrien II. Cependant les chefs de l'Église jugeaient plus important encore de prouver que, même dans ce monde, les plus hautes dignités ne dérobaient pas les pécheurs à ses jugements. Vers la fin de juillet de l'année 869, Lothaire fit son entrée à Rome ; déjà il aurait pu s'apercevoir que la vengeance de l'Eglise pesait sur sa tête. Mais nous nous bornerons à rapporter les paroles de l'archevêque Hincmar, auteur des Annales de Saint-Bertin, et nous laisserons le lecteur eu tirer la conclusion qu'il croira raisonnable. Tandis que le pape Adrien rentrait à Rome, Lothaire, qui le suivait, arriva à l'église de Saint-Pierre ; mais aucun clerc ne se présenta pour le recevoir, et ce fut seul, avec les siens, qu'il s'avança jusqu'au tombeau de l'apôtre. Il entra ensuite dans un appartement attenant à cette église, pour y habiter. On n'avait pas même eu soin de le balayer pour lui. Il se figurait que le lendemain, qui était un dimanche, on chanterait la messe devant lui, mais il ne put jamais l'obtenir du pape. Il entra cependant à Rome le jour suivant, et dîna avec le pape lui-même dans le palais de Latran, et ils se firent mutuellement des présents. Adrien invita ensuite Lothaire et toute sa cour à une communion solennelle ; mais ce fut avec des clauses qui devaient le frapper de terreur. Après la messe finie, dit l'auteur contemporain des Annales de Metz, le souverain pontife, prenant en ses mains le corps et le sang du Seigneur, appela le roi à la table du Christ, et lui parla ainsi : Si tu te reconnais pour innocent du crime d'adultère, pour lequel tu fus interdit par le seigneur Nicolas, et si tu as bien arrêté dans ton cœur de ne jamais plus, dans tous les jours de ta vie, avoir un commerce coupable avec Valdrade, ta maîtresse, approche-toi avec confiance, et reçois ce sacrement de salut, qui sera pour toi le gage de la rémission de tes péchés et de ton salut éternel. Mais si dans ton âme tu t'es proposé de céder de nouveau aux séductions de ta maîtresse, garde-toi de prendre ce sacrement, de peur que ce que le Seigneur a préparé pour remède à ses fidèles ne se change pour toi en châtiment. Lothaire, avec l'esprit égaré, reçut, sans se rétracter, la communion des mains du pontife. Après quoi, Adrien se tournant vers les compagnons du roi, leur offrit à chacun la communion en ces termes : Si tu n'as point prêté ton consentement aux fautes de ton roi Lothaire, et si tu n'as point communié avec Valdrade, ou avec les autres que le saint siège a excommuniés, puisse le corps et le sang de notre Seigneur Jésus-Christ te servir pour vie éternelle. Chacun d'eux, se sentant compromis, prit la communion avec une audace téméraire. Ce fut le dimanche 31 juillet de l'an 869 ; et chacun d'eux mourut par un jugement divin, avant le premier jour de l'année suivante. Il y en eut un très petit nombre qui évitèrent de prendre la communion, et qui réussirent ainsi à se soustraire à la mort. Lothaire lui-même, en sortant de Rome, fut atteint de la maladie que le pontife lui avait dénoncée comme devant être son châtiment ; il se traîna cependant jusqu'à Plaisance, où il expira le 8 août. Dès les portes de Rome toute sa suite, tous ceux qui avaient avec lui reçu la communion des mains du pontife, tombaient à ses côtés ; il n'y en eut qu'un très petit nombre qui put arriver avec Lothaire jusqu'à Plaisance, tout le reste avait déjà péri. Adrien reconnut le jugement de Dieu dans cette calamité, et l'annonça aux rois de la terre, pour leur enseigner la soumission à l'Eglise. Ce jugement de Dieu était alors universellement pratiqué pour la découverte de tous les crimes. En l'invoquant, il était indifférent d'offrir au prévenu un poison ou un aliment salubre. Pour l'innocent, le poison devait se changer en aliment, après l'invocation qu'avait faite le pape ; pour le coupable, l'aliment devait se changer en poison. |