HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME SECOND

 

CHAPITRE XVII. — Charlemagne, empereur. - 800-814.

 

 

NOUS avons brièvement exposé l'histoire des deux plus importantes conquêtes de Charlemagne ; celle qui soumit à son empire toute l'Italie jusqu'aux frontières du duché de Bénévent et aux petites provinces occupées parles Grecs, et celle qui dévasta d'abord, qui civilisa ensuite la Saxe. Cette dernière porta au nord-est, jusqu'aux bords de l'Elbe, les frontières de l'empire des Francs. Nous donnerons moins de détails encore sur la suite des guerres de ce grand roi ; elles étaient moins empreintes de son génie, elles appartenaient moins aussi à l'histoire de la civilisation. Une fois arrivé à une aussi haute puissance que celle qu'il exerçait sur la France, l'Allemagne et l'Italie, il n'avait plus besoin de méditer des conquêtes, elles s'accomplissaient en quelque sorte d'elles-mêmes. La puissance des peuples qui l'entouraient était si peu proportionnée avec sa puissance, ils avaient si peu la pensée de lutter avec l'empire des Francs ou de le renverser, que toute leur politique n'avait pour but que de se supplanter dans la faveur du maître, de s'unir plus intimement avec les Francs, afin qu'ils servissent l'animosité qu'ils ressentaient les uns contre les autres, et qu'ils exécutassent leurs vengeances. Charles se serait peut-être renfermé dans ces limites nouvelles, qui donnaient à sa monarchie une forme compacte ; mais les peuples slaves, qui habitaient au-delà de l'Elbe, venaient s'accuser réciproquement à son tribunal ; ce furent eux qui appelèrent ses armées jusqu'à l'Oder et plus loin encore. De même le duc de Bavière lui fut d'abord dénoncé par ses rivaux ; il fut contraint de se soumettre au jugement, de ses pairs à la diète d'Ingelheim, et fut déposé en 788. La Bavière fut réunie au reste de l'Allemagne, et les Francs, devenus limitrophes des Avares et des Huns, pénétrèrent dans la Hongrie actuelle, et s'approchèrent sur le Bas-Danube des frontières de l'empire grec. Les petits princes, maures ou chrétiens, des frontières d'Espagne, n'étaient pas moins assidus à la cour de Charles, pas moins empressés à se dénoncer l'un l'autre, à s'attaquer réciproquement pour le compte de la France, et ils forcèrent en effet Charles à étendre jusqu'à l'Ebre la nouvelle province française qui fut désignée par le nom de Marche d'Espagne,

Ces conquêtes, qui chaque jour de venaient plus faciles, qui se consolidaient l'une l'autre, qui divisaient par une immense distance les ennemis des Francs les uns d'avec les autres, de sorte qu'ils ne pouvaient pas même avoir la pensée de se réunir contre Charles et de lui faire en commun la guerre, fondèrent le nouvel empire d'Occident, dont le pape Léon III renouvela le nom le jour de Noël de l'an 800. Depuis la conquête de l'Italie, en 774, les deux papes, Adrien d'abord, ensuite Léon, avaient agi constamment comme les lieutenants de Charlemagne. Ils entretenaient avec lui une correspondance régulière ; ils surveillaient ses ministres, ils épiaient les intrigues et jusqu'aux sentiments des Grecs et des Lombards, contre lesquels ils s'efforçaient d'aigrir le ressentiment de Charlemagne, afin de partager ensuite leurs dépouilles. Adrien, surtout, dont le règne fut fort long (772-795), manifesta contre les ducs lombards, auxquels Charlemagne avait conservé leurs fonctions, un acharnement dont le héros finit par se défier. Quelque dévoué qu'il fût à l'Église, il savait distinguer les passions des prêtres de l'intérêt de la chrétienté ; il voulut éclaircir une accusation scandaleuse portée contre le pape. Les ducs voisins de Rome prétendaient que le pontife vendait ses vassaux à des marchands sarrasins qui les transportaient en esclavage en Espagne et en Afrique. Le pape convenait bien (780) que cette, traite des chrétiens s'était faite dans son port de Civita-Vecchia ; mais il rétorquait l'accusation contre ses accusateurs, et il prétendait que les Lombards, pressés par la famine, se vendaient les uns les autres. La questionne fut jamais suffisamment éclaircie, et Charles, tout en témoignant beaucoup de respect au pape, s'abstint dès lors de suivre tous ses conseils.

Léon III, successeur d'Adrien, ne manifesta ni moins de dévouement à Charles, ni moins d'ambition personnelle. Il excita contre lui-même cependant un violent ressentiment à Rome. Une conjuration y fut tramée contre lui en 799 par des prêtres. Il fut arrêté et blessé ; on prétendit même que les conjurés lui avaient arraché les yeux et la langue, et qu'il les avait aussitôt recouvrés par un miracle. Il s'échappa, au bout de quelques heures, des mains de ses ennemis, et sur l'invitation de Charles, il vint trouver ce monarque à Paderborn, au milieu de ces nouvelles conquêtes que le roi des Francs avait faites pour le christianisme. C'est là qu'un nouveau voyage de Charles, en Italie, fut résolu pour la punition des conspirateurs ; là aussi fut probablement arrangé le couronnement solennel que Léon préparait à Charlemagne ; mais en même temps ce projet fut enveloppé d'un profond mystère, car on pouvait craindre qu'il ne mécontentât les Francs et les autres peuples barbares, dont Charlemagne avait jusqu'alors été le chef. Le 24 novembre de l'an 800, Charles fit son entrée à Rome ; sept jours après, devant une assemblée des seigneurs francs et romains, ainsi que du clergé, il admit Léon III à se purger par serment des accusations intentées contre lui. Il ne demanda pas d'autre preuve de son innocence, et condamna ses ennemis à mort, comme calomniateurs et conspirateurs. En retour pour tant de bienveillance, Léon III, après avoir chanté la messe dans la basilique du Vatican, le jour de la fête de Noël, en présence de Charles et de tout le peuple, s'avança vers lui, et plaça sur sa tête une couronne d'or. Aussitôt le clergé et le pape s'écrièrent, selon la formule usitée pour les empereurs romains : Vie et victoire à l'auguste Charles, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur des Romains ! Ces acclamations et cette couronne furent considérées comme ayant renouvelé l'empire d'Occident, après une interruption de trois cent vint-quatre ans, depuis la déposition d'Augustule.

En recevant la couronne impériale, Charles adoptait en quelque sorte les souvenirs de Rome et de l'empire. Il se déclarait le représentant de la civilisation antique, de l'ordre social, de l'autorité légitime, au lieu d'être plus longtemps celui des conquérants barbares, qui fondaient tous leurs droits sur leur épée. Les Francs, en consentant qu'une dignité romaine remplaçât dans leur chef le rang qu'il tenait d'eux, se soumirent, sans y avoir, songé, à être traités eux-mêmes comme des Romains. La chancellerie de Charles adopta tous les titres fastueux de la cour de Byzance, et les grands ou les conseillers du nouvel empereur ne s'approchèrent plus de lui qu'en mettant un genou en terre et en lui baisant le pied.

Quelque jugement qu'on puisse porter sur une étiquette que. peut-être Charlemagne méprisait lui-même, il se montra du moins zélé dans la tâche qu'il avait entreprise de régler par les lois son empire, d'y rétablir la culture des lettres, celle des sciences et celle des arts utiles. Il donna une impulsion toute nouvelle à la vaste partie de l'Europe qu'il gouvernait, et quoique son action ait été longtemps suspendue, longtemps paralysée, c'est de lui que peut dater la nouvelle civilisation.

Ce fut surtout en Italie que Charles chercha des instituteurs pour relever les écoles publiques, qui dans toute la France avaient été abandonnées. Il rassembla à Rome, dit le moine d'Angoulême, son historiographe, des maîtres de l'art de la grammaire et de celui du calcul, et il les conduisit en France, en leur ordonnant d'y répandre le goût des lettres ; car, avant le seigneur. Charles, il n'y avait, en France aucune étude des arts libéraux. En même temps Charles écrivit à tous les évêques et à tous les couvents, pour les encourager à reprendre des études qu'on avait trop négligées. Dans les écrits, leur disait-il, qui nous ont fréquemment été adressés par les couvents, durant ces dernières années nous avons pu remarquer que le sens des religieux était droit, mais que leurs discours étaient incultes ; que ce qu'une dévotion pieuse leur dictait fidèlement au dedans, ils ne pouvaient l'exprimer au dehors sans reproche, par leur négligence et leur ignorance de la langue..... Nous souhaitons, ajoute-t-il plus bas, ce que vous soyez tous, comme il convient à des soldats de l'Eglise, dévots au dedans, doctes au dehors, chastes pour bien vivre, érudits pour bien parler. Parmi les révolutions dans l'enseignement qui furent l'ouvrage de Charles, il faut compter celle de la musique ; elle fut surtout la conséquence de l'importance attachée au chant religieux, et de la substitution du chant grégorien au chant ambrosien. Ce ne fut qu'avec peine, cependant, que la puissance de l'empereur, réunie à celle du pape, triompha de l'habitude et de l'obstination des prêtres francs. Les ordres, les menaces, ne suffirent pas, il fallut arracher et brûler de vive force tous les. livres ou antiphonaires du rite ambrosien ; Charlemagne céda même aux sollicitations du pape, et il paraît qu'il fit brûler quelques uns des chantres en même temps que leur musique. Les prêtres francs se soumirent enfin à chanter à la manière de Rome : seulement, dit un chroniqueur de ce temps-là : Les Francs, avec leurs voix naturellement barbares, ne pouvaient rendre les trilles, les cadences, et les sons tour à tour liés et détachés des Romains. Ils les brisaient dans leur gosier plutôt que de les exprimer. Deux écoles normales de musique religieuse furent fondées pour tout l'empire ; l'une à Metz, l'autre dans le palais de l'empereur, qui suivait sa chapelle, et qui fut enfin fixée à Aix-la-Chapelle ; d'où le nom français de cette ville est peut-être venu. D'autres beaux-arts furent aussi favorisés par Charles, et son goût à cet égard est d'autant plus remarquable que tout sentiment de l'art semblait alors anéanti chez ses contemporains ; mais la vue de Rome l'avait frappé d'admiration, et il désira transporter sur les confins de la Germanie ces beautés qui ; signalaient l'antique grandeur romaine. Au commencement de son règne il avait changé chaque hiver de résidence, et aucune préférence n'avait indiqué, quelle était la capitale de la France ; depuis que Paris était abandonné par les rois. Mais, en avançant en âge, il s'attacha toujours plus à Aix-la-Chapelle. Il s'occupa d'orner cette ville d'édifices somptueux, de palais, de basiliques, de ponts, de rues nouvelles. Il y fit même transporter, de Ravenne, des marbres et des statues dont il sa voit admirer la beauté. L'architecture hydraulique réclama à son tour son attention. Il forma le projet de réunir, par un canal de navigation, le Rhin avec le Danube ; il suivit ces travaux avec constance ; mais l'art n'était pas encore assez avancé ou les mesures n'avaient pas été bien prises, et après le sacrifice de sommes considérables, il fut contraint d'abandonner ce dessein.

Les arts utiles eux-mêmes furent l'objet de l'attention de Charlemagne et de sa législation. Les revenus du monarque consistaient principalement en propriétés territoriales d'une immense étendue ; ces propriétés étaient dispersées dans toutes les parties de son empire, et peuplées par une nombreuse classe de sujets qu'on nommait les fiscalins. Les esclaves du fisc étaient d'une condition tant soit peu plus relevée que ceux des seigneurs. Charlemagne publia, pour leur gouvernement, une loi, ou capitulaire, qui contient les renseignements les plus importants sur la civilisation de l'Europe à cette époque. Il donna à chaque ville royale un juge, et celui-ci en était également l'économe et l'administrateur. Le juge recevait tous les produits en nature, il des faisait vendre pour le profit du monarque, et l'on a souvent cité, en preuve de l'attention que Charles apportait à chaque détail, l'ordre qu'il avait donné à ces juges d'élever des poules et des oies, et de faire vendre leurs œufs ; ou celui de faire cultiver toutes les espèces de fruits et de légumes dans les jardins de ses immenses propriétés. Ces juges, au reste, avaient des fonctions plus importantes, puisqu'ils décidaient la vocation de chacun des hommes qui leur étaient soumis. Charles avait voulu que, dans chacune de ses villes royales, il y eût un certain nombre d'hommes de tous les métiers qu'il énumérait, depuis les plus relevés jusqu'aux plus bas : or, c'était la fonction du juge de choisir parmi les esclaves fiscalins ceux qu'il jugeait les plus propres à chacune de ces professions, de leur en faire faire l'apprentissage et de tenir ainsi les métiers toujours fournis. En toute occasion, la règle et l'autorité étaient mises à la place, de l'intérêt personnel, et ce qui se fait chez nous volontairement était fait par ordre dans l'empire de Charlemagne.

 

Dans un règne qui avait déjà duré plus de trente ans ; Charles avait fait faire des pas rapides vers la civilisation. Protégeant également l'éducation publique, les lettres, les arts, les Lois, il aurait rendu grande sa nation s'il lui avait donné une base plus large. Malheureusement, la classe infiniment peu nombreuse des hommes-libres, participait seule à ces progrès ; et celle-ci, perdue au milieu de ses milliers d'esclaves, retomba bientôt dans la barbarie dont elle était entourée de toutes parts. L'esclavage, ce chancre rongeur des grands États, qui avait déjà ruiné l'empire romain, ruina aussi celui de Charlemagne, et attira sur lui les désastres inouïs qui suivirent de si près son règne brillant, sans que nous ayons droit peut-être d'en faire un reproche au législateur : Ni lui-même, ni aucun de ses sujets, ne pouvaient concevoir ce qui ne s'était jamais vu, une société sans esclaves ; pas plus que nous ne concevrions une société sans pauvres. Dans l'organisation sociale, seule connue à cette époque, l'épuisement produit par l'esclavage était la conséquence de la propriété elle-même ; l'accroissement des richesses devait être toujours suivi de la réunion de toutes les petites propriétés avec les grandes, de la multiplication des esclaves, et de la cessation absolue de tout travail qui ne serait pas fait par des mains serviles. Lorsque les hommes libres, qui ne voulaient pas être confondus avec les esclaves, en maniant comme eux la bêche, ne pouvaient se maintenir dans l'oisiveté par le travail d'autrui, ils vendaient leur petit héritage à quelque riche voisin, ils allaient aux armées, et leur famille ne tardait pas à s'éteindre.

Plus l'empereur étendait ses conquêtes, plus il avait de terres disponibles dont il pouvait gratifier ses serviteurs, plus leur ambition s'accroissait aussi, et plus ils demandaient de lui des concessions considérables. Dans les idées de ce siècle, la juridiction, la souveraineté même se confondaient tellement avec la propriété, que chacun des duchés, des comtés, des seigneuries que Charles accordait à quelqu'un de ses capitaines, n'était pas seulement un gouvernement, c'était aussi un patrimoine plus ou moins couvert d'esclaves qui travaillaient pour leur maître. Dans ses concessions aux couvents, nous trouvons toujours qu'il leur donne des terres avec tous leurs habitans, leurs maisons, leurs esclaves, leurs prés, leurs champs, leurs meubles et leurs immeubles. Plusieurs milliers de familles devaient travailler pour nourrir un courtisan, et le savant Alcuin, que Charles avait enrichi par ses libéralités, mais sans l'élever au niveau des ducs et des évêques de sa cour, avait vingt mille esclaves sous ses ordres.

En consultant les lois de Charlemagne, cette collection connue sous le nom de Capitulaires, on comprend mieux encore comment la population libre devait disparaître de son empire pour faire place à une population servile. L'un des objets principaux de ces lois est d'indiquer comment chaque Franc doit contribuer à la défense de son pays, marcher lorsque l'hériban (sommation de l'armée) est publié, et être puni lorsqu'il manque à ce devoir. Tous les propriétaires d'une manse de terre étaient appelés à contribuer à former l'armée. La manse, évaluée à douze arpents, paraît avoir été la mesure de terre qu'on jugeait suffisante pour faire vivre une famille servile. Mais celui-là seul qui possédait trois manses ou davantage, était obligé à marcher en personne ; celui qui n'en possèdent qu'une devait s'arranger, avec trois de ses égaux, pour fournir un soldat : or, ce service militaire gratuit devait entraîner rapidement les hommes libres à leur ruine. Le soldat était en effet obligé de se procurer des armes à ses frais : on demandait de lui qu'il se présentât avec la lancé et l'écu, ou avec l'arc, deux cordes et douze flèches ; qu'il portât une provision de vivres suffisante pour rejoindre l'armée, après quoi le fisc accordait pour trois mois des vivres au soldat. Un tel service n'avait pas paru excessif sous les Mérovingiens, lorsque les guerres étaient rares, et qu'elles n'entraînaient pas le citoyen fort loin de ses foyers ; mais sous Charlemagne, ou chaque année était marquée par une expédition nouvelle, et où les Francs, appelés à combattre tour à tour les Sarrasins, les Danois et les Huns, traversaient toute l'Europe en corps d'armée, et éprouvaient les inconvénients de tous les climats, le service gratuit entraînait avec lui les vexations les plus intolérables. Des familles aisées étaient bientôt plongées dans la misère ; la population disparaissait rapidement ; la liberté, la propriété, devenaient un fardeau et non un avantage. Celui qui, après une sommation, ne se rendait pas à l'armée, était puni par une amende ou hériban de soixante sols d'or. Mais comme cette amende passait le plus souvent l'étendue de ses facultés, il était réduit à un état d'esclavage temporaire, jusqu'à ce qu'il l'eût acquittée. Cette loi même, exécutée à la rigueur, aurait bientôt fait disparaître toute la classe des hommes libres. Comme adoucissement, le législateur voulut que le malheureux qui mourait dans cet état d'esclavage fût considéré comme ayant acquitté son hériban, en sorte que sa propriété n'était point saisie, ni ses enfants réduits en captivité.

La plus importante innovation dans l'ordre politique, apportée par Charlemagne à l'administration de sa monarchie, fut la création des députés impériaux nommés missi dominici. C'étaient deux officiers, l'un ecclésiastique et l'autre laïque, et tous deux d'une haute dignité, que Charles chargeait de l'inspection d'un district, composé d'un certain nombre de comtés. Ils devaient reconnaître quelle avait été la conduite des juges et des comtes, régler les finances, et se faire rendre les comptes des villes royales, dont les revenus formaient presque la seule richesse du souverain. Ils devaient visiter chaque comté tous les trois mois, et y tenir des assises pour l'administration de la justice. Ils devaient de plus se rendre, au milieu de mai, chacun dans sa légation, dit le législateur, avec tous nos évêques, abbés, comtes et vassaux, avoués et vidames des abbayes..... Chaque comte devait être suivi de ses vicaires et centeniers, et de trois ou quatre de ses premiers échevins. Dans cette assemblée provinciale, après avoir examiné l'état de la religion chrétienne et de l'ordre ecclésiastique, les députés s'informeront de la manière dont tous ceux qui sont constitués en pouvoir s'acquittent de leur office ; comment ils administrent le peuple selon la volonté de Dieu et selon nos ordres, et comment ils agissent de concert.

Charles n'avait point essayé de donner à ses peuples une nouvelle législation civile ou criminelle ; il confirma au contraire le droit auquel prétendaient ses sujets d'être jugés chacun selon leurs lois nationales, et d'être convaincus seulement, ou par le témoignage des hommes, ou par le jugement de Dieu ; ce qui excluait la procédure par enquête et par la torture, que l'exemple des cours ecclésiastiques a introduite beaucoup plus tard. Charles publia de nouveau, avec quelques corrections et quelques additions, les anciennes lois des Saliens, des Ripuaires, des Lombards, des Saxons, et d'autres peuples qui lui étaient soumis. Il conserva le principe fondamental de toutes ces lois, la compensation des crimes par des amendes. Il en soumit seulement quelques unes à un tarif plus élevé ; en particulier les offenses envers les ecclésiastiques furent punies avec un redoublement de sévérité. L'examen de toutes ces lois ne laisse aucun doute sur la multiplication des crimes atroces ; et plus on étudie, ou les codes des barbares, ou celui de Charlemagne, plus on demeure convaincu que cette civilisation, qu'on oppose si souvent à la simplicité du bon vieux temps, a seule remédié à la profonde corruption des mœurs qui régnait dans les temps demi sauvages.

L'examen des travaux de Charlemagne, comme législateur, ajoute sans doute à l'idée que nous nous étions formée de son génie ; on le voit établissant partout l'ordre et la régularité ; étendant sur toutes les parties de l'Etat sa protection puissante ; mais déjà, au milieu de sa plus grande gloire, on peut prévoir par où toutes ces institutions devront crouler, si l'on ne perd pas de vue qu'à cette époque la nation des Francs se composait des seuls propriétaires d'hommes et de terres ; eux seuls étaient riches, étaient indépendants, étaient consultés sur les affaires publiques, admis au champ de mai, et appelés dans les armées. A mesure que leur richesse augmentait, cette richesse étant toute territoriale, leur nombre devait diminuer. Les progrès apparents de l'opulence étaient des symptômes d'une diminution de la force réelle, puisque chaque nouveau riche représentait et remplaçait plusieurs anciennes familles libres. Qu'on ne s'étonne donc point si la grande masse du peuple était à peine aperçue, si elle ne prenait aucun intérêt à ses affaires, si elle ne trouvait en elle-même ni force ni pensée, si enfin la nation passa en un instant du faîte de la puissance au dernier abaissement. Quelques milliers de gentilshommes, perdus parmi quelques millions d'esclaves abrutis, et qui n'appartenaient plus ni à la nation, ni à la patrie, ni presque à l'humanité, quelques milliers de gentilshommes ne pouvaient rien faire seuls pour conserver à la France ou ses lois, ou sa puissance, ou sa liberté.

 

Les frontières du nouvel empire d'Occident s'étendaient, et en Italie et en Illyrie, jusqu'à celles de l'empire d'Orient ; la navigation des Latins les forçait aussi à entretenir des relations de commerce avec l'empire des khalifes de Syrie. Malgré les préjugés nationaux et les haines religieuses, les trois empires qui divisaient le monde civilisé se considéraient mutuellement comme égaux, et les relations de Charlemagne avec la cour de Constantinople et avec la cour de Bagdad ne laissèrent pas de doutes sur le rang auquel s'était élevée la monarchie des Francs.

A Constantinople, trois souverains de race isaurienne avaient occupé successivement avec éclat le trône de l'Orient, de 717 à 780. Léon III avait repoussé les Sarrasins avec vaillance ; Constantin V, Copronyme, que les catholiques ont représenté comme un tyran, fut peut-être en effet cruel dans la persécution des adorateurs des images, niais il avait déployé dans un long règne, de 741 à 775, son activité et son courage ; il avait, tour à tour, fait la guerre sur l'Euphrate et sur le Danube, et il avait montré aux Grecs que l'ancien préjugé qui retenait leurs souverains prisonniers dans le palais était également funeste aux princes et aux peuples ; qu'un monarque ne perdait rien de sa dignité en précédant à cheval les légions, et en les guidant lui-même contre l'ennemi. Sa sage administration avait rendu l'abondance aux provinces grecques, et il avait repeuplé, par de nouvelles colonies, les déserts de la Thrace. Léon IV son fils, dans un règne plus court, de 775 à 780, montra plus de faiblesse. Il ne fut point lui-même cependant étranger aux qualités qui avaient distingué la race isaurienne, et qui, après de si longues calamités, avaient relevé, au VIIIe siècle, la gloire et la puissance de l'empire d'Orient.

Mais les trois empereurs isauriens qui avaient vu avec indignation le christianisme dégénérer en idolâtrie, s'étaient trouvés, pendant toute la durée de leur règne, engagés dans une guerre dangereuse contre les adorateurs des images, surtout contre les moines et les prêtres, qui faisaient un scandaleux trafic de la protection de ces divinités domestiques, ou des miracles qu'ils prétendaient obtenir de leur intercession. Les empereurs se figurèrent qu'ils réformeraient l'Église par leurs édits, et ils voulurent arrêter la superstition par des menaces, des rigueurs et des supplices. La passion religieuse qu'ils combattaient n'en acquit que plus de force, et eux-mêmes, égarés par l'animosité d'une longue lutte, ils outrepassèrent toute borne, et ils se rendirent odieux à une grande partie de leurs sujets par leur intolérance. Leur règne fut sans cesse ébranlé par des séditions. Les moines entraînaient presque toujours leurs sujets à la révolter, et lorsque lès séditieux étaient ensuite punis de leur audace, le peuple leur redoit un culte comme à des martyrs. Aigri par leurs prédications, leurs injures et leurs complots, Léon IV poussa la persécution jusqu'à envoyer au supplice plusieurs des adorateurs des images. Au plus fort de son ressentiment, il découvrit dans le lit même de sa femme, au mois de février 780, deux images auxquelles elle avait rendu un culte secret. Léon punit avec cruauté ceux qui avaient introduit dans son propre palais la superstition qu'il avait en horreur. Il repoussa Irène avec indignation ; il se préparait à lui faire son procès, peut-être à la faire périr, lorsque tout à coup, ayant voulu mettre sur sa tête une couronne consacrée par sa femme au crucifix, partout où la couronne toucha sa peau, celle-ci se couvrit de pustules noires ; il fut saisi par une fièvre ardente, et il mourut en peu d'heures. C'est ce que tous les historiens ecclésiastiques ont appelé un miracle, qui vengeait la Divinité offensée.

Irène, après avoir aidé sans doute le crucifix à accomplir ce miracle, qui peut-être pouvait seul la sauver, n'était pas hors de tout danger. Elle se fit couronner avec son fils, Constantin V, qui n'était âgé que de dix à douze ans, et elle se réserva toute l'autorité. Mais elle avait contre elle tous les grands, jaloux du pouvoir d'une femme ; tous les partisans des derniers empereurs, qui ne croyaient pas facilement aux miracles qui font mourir si à propos les rois ; tout le haut clergé iconoclaste, tous les fonctionnaires publics, élevés au pouvoir par ses prédécesseurs, et tous les isauriens. Irène chercha un appui dans la populace, que les moines dirigeaient ; elle rétablit avec pompe le culte des images, elle honora comme des martyrs tous ceux qui avaient souffert sous les iconoclastes ; elle enferma dans des couvents les, frères de son mari ; elle en fit périr quelques uns qu'elle accusa de conspiration, et elle obtint ainsi une haute réputation de piété et de zèle pour l'orthodoxie.

Les papes s'étaient constamment déclarés contre les empereurs iconoclastes, et ils avaient secondé Irène de tout leur pouvoir. Le second concile de Nicée, que cette impératrice avait assemblé en 787, rétablit et confirma le Culte des images ; alors Adrien, dont les légats avaient présidé à ce concile, en transmit les. actes à l'Eglise d'Occident, que Charlemagne assembla en concile, à Francfort, en 794, pour qu'ils fussent reconnus comme procédant : d'un concile œcuménique et faisant loi dans l'Église.

Les Eglises d'Occident ne s'étaient abstenues ni des superstitions ni des subtilités qui défiguraient le christianisme ; cependant elles repoussaient toujours avec horreur le Culte des images comme une idolâtrie. Peut-être l'abandon presque absolu des beaux-arts avait-il contribué à tenir les Francs et les Germains en garde contre l'adoration de ces dieux faits de main d'homme qu'on voyait si rarement dans leurs églises, tandis qu'ils ornaient tous les temples des Grecs. Du moins les chroniques du temps et les vies des saints ne nous parlent- elles jamais dans l'Eglise latine, comme elles font sans cesse dans l'Eglise grecque, de la protection accordée à tel personnage ou à tel pays, par une image miraculeuse. Tous ces miracles locaux étaient attribués dans l'Occident à des reliques, comme ils l'étaient dans l'Orient à des images. Le culte des ossements des saints s'accordait mieux avec la barbarie des Occidentaux, tout comme celui de leur ressemblance, avec la civilisation des Grecs ; L'Église romaine profitait indifféremment des uns ou des autres ; et quoique, en Italie même, les images fussent beaucoup plus rares que dans la Grèce, elles l'étaient beaucoup moins qu'au-delà des Alpes. Les papes avaient dû leur souveraineté en Italie à la querelle des images, comme ils devaient à l'adoration des reliques les trésors qui leur arrivaient chaque année de France et de Germanie, en échange des ossements tirés des catacombes.

Mais le crédit du pape ne suffit point pour faire recevoir à l'Eglise d'Occident la doctrine qu'il avait lui - même trouvée profitable ; Les pères, assemblés à Francfort exprimèrent leur indignation contre l'idolâtrie qu'on voulait introduire dans la chrétienté. L'on a apporté dans l'assemblée, dirent-ils, la question du nouveau synode des Grecs, sur l'adoration des images, dans lequel il est écrit que ceux qui n'offriraient pas aux images des saints le service et l'adoration, comme à la Trinité déifique, seraient jugés anathèmes. Mais nos très saints pères, nommés ci-dessus, rejetant de toute manière l'adoration et la servitude — les cultes de latrie et de dulie —, les méprisent et les condamnent d'un commun consentement.

L'Église entière semblait partagée ; trois cent cinquante évêques avaient souscrit au concile de Nicée ; trois cents évêques souscrivirent à celui de Francfort. De plus, ce dernier était appuyé par l'autorité imposante de Charlemagne, qui dicta lui-même contre le culte des images un traité connu sous le nom de Livres Carolins. Adrien n'avait garde de s'exposer à mécontenter un semblable protecteur ; il s'efforça d'éluder la question, de distinguer ce qui n'était point distinguable, de faire voir que le concile infaillible de Francfort s'était trompé sur les faits, plus encore que sur les principes ; que le concile tenu à Nicée, non à Constantinople, n'avait point dit ce que les Allemands avaient cru entendre, et que, malgré les déclarations contradictoires de ces deux assemblées, l'unité de foi de l'Eglise n'était point ébranlée ; enfin, il fit si bien qu'il assoupit la discussion. Les deux conciles sont admis en même temps comme faisant loi dans l'Eglise ; les deux doctrines s'y maintiennent même en paix l'une à côté de l'autre ; car la France et l'Allemagne, sans avoir repoussé les images de leurs temples, ne leur rendent cependant pas de culte ; tandis que l'Italie et l'Espagne se sont confirmées dans l'adoration des imagés, et célèbrent chaque jour quelque miracle de ces divinités locales.

L'impératrice Irène avait, dès le commencement de son règne, recherché l'amitié du grand monarque des Latins, et elle avait songé à faire épouser à son fils une des filles de Charlemagne : cependant, soit que la querelle sur les images eût causé entre eux quelque refroidissement, soit qu'Irène, commençant à ressentir de là jalousie contre son fils, ne voulût pas lui procurer un si puissant allié, le traité fut rompu d'une manière offensante ; Constantin VI, fils d'Irène, épousa une princesse arménienne, et quelques hostilités, sur les frontières du duché de Bénévent, signalèrent cette brouillerie entre les Grecs et les Francs.

D'autre part, l'ambitieuse Irène, qui avait su, au moment opportun ; se délivrer de son mari, pour régner au nom de son fils, n'avait point pu se résigner à partager l'autorité avec celui-ci, lorsqu'il était parvenu à l'âge d'homme. Il y avait eu entre la mère et le fils une lutte prolongée, durant laquelle Irène avait été envoyée en exil à Athènes, heu de sa naissance ; elle n'avait ensuite été rappelée à la cour que lorsqu'elle avait réussi, par sa dissimulation, à persuader Constantin de sa soumission absolue. Alors elle avait profité de son ascendant sur son fils pour l'engager dans des démarches fausses et dangereuses. L'empereur avait, en 792, puni une conjuration de ses oncles contre lui, en faisant arracher les yeux à l'un d'eux et couper la langue aux quatre autres. Il avait, au mois de janvier 796, répudié l'Arménienne Marie, qu'il avait accusée d'une conspiration, pour épouser à sa place une de ses suivantes nommée Théodora, Irène l'avait elle-même excité à satisfaire ainsi une passion nouvelle, tandis qu'elle l'avait en même temps dénoncé au clergé et surtout, aux moines, sur lesquels elle conservait un crédit illimité, pour avoir violé les lois et la discipline de l'Église. Elle avait réussi, par ces artifices, à, soulever contre lui les prélats ; et les saints, et à organiser des séditions dans la capitale et les provinces. Enfin, les conjurés qu'elle dirigeait se saisirent du malheureux Constantin, le 15 juin 797 ; ils l'entraînèrent dans la chambre même où il était ne, et là ils lui arrachèrent les yeux avec tant de barbarie qu'il en. mourut peu de temps après dans d'horribles tourments.

Irène fut alors placée sur le trône, et pour la première fois le monde romain obéit à une femme qui gouvernait, non plus comme régente ou tutrice, mais comme régnant en son propre droit. L'Eglise ferma les yeux sur le crime d'Irène, parce que celle-ci rétablit le culte des images, que son fils avait interdit de nouveau, et les Grecs lui ont donné place parmi les saints dans leur calendrier. Cependant le règne d'une femme fut probablement ; la circonstance qui enhardit Léon III à disposer de la couronne d'Occident, comme s'il y avait eu quelque droit ; il fit naître dans son esprit un projet plus étrange encore, celui de réunir par un mariage l'empire qu'il venait de rétablir à celui qui s'était conserve. En 801, Charles était veuf depuis une année : tandis qu'il était en Italie pour son couronnement, il fit demander la main d'Irène ; et quoique cette princesse ambitieuse fût très éloignée de vouloir compromettre son pouvoir en le partageant avec un mari, là négociation, qui dura quelque temps, contribua à maintenir la paix entre les deux empires.

 

Les relations de l'empire de Charlemagne avec les Sarrasins forment aussi un trait caractéristique de son histoire. Il confinait avec eux en Espagne ; il les retrouvait en Afrique sur tout le rivage opposé aux côtes de la France et de l'Italie, et ses sujets faisaient avec eux un assez grand commerce dans le Levant. Mais les Sarrasins avaient cessé de former un seul empire, et justement au moment où la maison des Carlovingiens avait succédé en France à la première face, la maison des Abbassides, avait, dans le Levant, succédé à celle des Ommiades ; le colosse qui avait couvert tout le Midi s'était brisé, et les musulmans ne menaçaient plus tous leurs voisins. Cette révolution, plus encore que la bataille de Poitiers, délivra l'Europe de leurs armes, et les romanciers commettent un anachronisme en faisant de Charlemagne le champion de la chrétienté, car durant son règne elle ne courait plus de danger.

Les Ommiades, qui pendant quatre-vingts dix ans avaient gouverné l'empire des croyants avec assez de gloire (661-760), avaient cependant toujours été considérés par un parti nombreux dans l'Orient, comme des usurpateurs. On leur reprochait d'être descendus de l'ennemi le plus acharné du prophète, tandis qu'il restait des descendants légitimes de la branche des Hashémites, et même du sang de Mahomet. Les Ommiades étaient distingués par leurs étendards blancs ; les Fatimites, descendants d'Ali et de la fille de Mahomet, Fatima, avaient adopté la couleur verte. A cette époque, leurs chefs n'avaient point assez d'habileté on assez d'ambition pour faire valoir leurs droits ; mais les descendants d'Abbas, oncle du prophète, distingués par la couleur noire de leurs drapeaux, et connus sous le nom d'Abbassides, soulevèrent enfin l'Orient en leur faveur. Après de longues et cruelles guerres civiles, Mervan II, le dernier des Ommiades, dont on vante cependant les talents et les vertus, succomba, et fut tué en Egypte, le 10 février 750. Aboul Abbas, le premier des Abbassides, lui fut donné pour successeur, par Abu Moslem, le vrai chef du parti, le faiseur de rois, comme il est appelé, ou l'auteur de la vocation des Abbassides. Le trône du nouveau khalife, et celui de son premier successeur, furent affermis par les victoires d'Abu Moslem. Les Ommiades, vaincus, acceptèrent la paix qui leur était offerte ; ils se fièrent aux serments de leur rival. Quatre-vingts membres de cette famille furent invités, à Damas, à un repas de réconciliation, qui devait mettre le sceau à la nouvelle alliance. Ils s'y rendirent sans défiance, ils y furent tous massacrés : la table du festin fut dressée sur leurs corps palpitants, tandis qu'ils respiraient encore, et l'orgie dés Abbassides se prolongea au milieu des gémissements et de l'agonie de leurs rivaux.

Un seul des Ommiades, Abderrahman, s'était dérobé à cette boucherie. Il quitta la Syrie, il parcourut l'Afrique en fugitif ; mais dans les vallées de l'Atlas, il apprit que la faction blanche était encore la plus puissante en Espagne ; il se présenta, vers le milieu d'août 765, à ses partisans, sur les côtes de l'Andalousie ; il fut salué par eux comme le vrai khalife : toute l'Espagne lui fut bientôt soumise ; il établit le siège de sa monarchie à Cordoue. Il y prit le titre d'émiral-moumenym, commandeur des croyants, dont les Occidentaux ont fait le nom barbare de miramolin, et il y régna trente-trois ans avec gloire. Son fils et son petit-fils Hesham (788-796) et al Hacam (796-822) furent les contemporains de Charlemagne, et combattirent plusieurs fois avec succès contre ses lieutenants et contre son fils Louis-le-Débonnaire. Les Ommiades d'Espagne se maintinrent deux cent cinquante ans dans la souveraineté de toute la Péninsule. Leur race ne finit qu'en 1038, et, à cette époque, la division du khalifat d'Occident en un grand nombre de petites principautés facilita les conquêtes des chrétiens.

Vers le milieu du VIIIe siècle, une autre monarchie indépendante s'était formée en Afrique, celle des Edrissites de Fez, qui se disaient issus d'une branché des Fatimites, et qui ne reconnaissaient ni le khalife d'Occident ni celui d'Orient. Charlemagne reçut, en l'année 801, une ambassade de leur émir ou sultan Ibrahim. La guerre qu'il faisait en Espagne aux Ommiades le disposait à s'allier avec leurs rivaux en Afrique et dans l'Orient.

Ces derniers, les khalifes abbassides, malgré la perte de tant de vastes provinces occidentales, conservaient encore une puissance digne de celle des premiers successeurs de Mahomet, et la pompe de leur cour faisait un contraste remarquable avec l'austérité de ces premiers croyants. Le victorieux Almanzor (754-775), son fils et ses deux petits-fils, Mahadi, 776-785, Hadi ; 785-786, et Haroun-al-Raschid, 786-809, furent les contemporains des premiers Carlovingiens ; ce furent eux qui introduisirent les arts et la culture des sciences chez les Arabes, et qui leur firent faire dans la carrière littéraire des progrès aussi rapides que ceux qu'ils avaient faits tout récemment dans les armes. Des traductions en arabe, de tous les livres scientifiques des Grecs, furent entreprises et libéralement récompensées par le khalife. Haroun-al-Raschid était sans cesse entouré de savants, et il en conduisait au moins cent à sa suite dans tous ses voyages. Il s'était fait la loi de ne jamais bâtir une mosquée sans y joindre une école, et ce fut à sa munificence qu'on dut attribuer la formation de ces milliers d'écrivains arabes qui illustrèrent son siècle. La mémoire de deux ambassades d'Haroun-al-Raschid à Charlemagne nous a été conservée par les écrivains occidentaux, l'une en 801, l'autre en 807. Les premiers ambassadeurs d'Haroun-al-Raschid lui apportèrent, avec une galanterie chevaleresque, les clefs du saint-sépulcre, comme au plus grand des monarques qui suivaient la religion du Christ. Les seconds apportèrent en présent, à Charles, de la part du khalife, une horloge ornée de figures automates qui se mouvaient et jouaient de divers instruments de musique, telle à peu près qu'on en fait aujourd'hui à Genève pour les envoyer dans le Levant. C'est ainsi que dans la révolution de dix siècles, les arts, aussi bien que les lettres et les sciences, ont absolument échangé leur siège. Après le règne d'Haroun-al-Raschid, l'empire des khalifes, dont le siège avait été transporté à Bagdad par Almanzor, en 757, conserva plusieurs siècles encore la gloire des lettres et des arts ; mais il renonça presque absolument à celle des armes, et les fondations des dynasties nouvelles des Aglabites d'Afrique, des Fatimites d'Egypte, des Tahérites du Chorazan, des Soffarides de Perse, nous égareraient bientôt si nous tentions de les suivre dans un dédale de noms et de pays presque inconnus.

Charlemagne, redouté de ses ennemis, respecté de tout l'univers, sentait cependant les approches de la vieillesse. Il avait trois fils arrivés à l'âge d'homme, entre lesquels il partagea sa monarchie, en présence de la diète de Thionville, en l'an 806. A Charles, l'aîné, il donna la France et la Germanie ; à Pépin, le second, l'Italie, la Bavière et la Pannonie ; à Louis, le troisième, l'Aquitaine, la Bourgogne, la Provence et la Marche d'Espagne. Il assura en même temps le sort de ses filles. Il en avait sept, peut-être huit, toutes d'une beauté remarquable, et il leur avait toujours montré beaucoup de tendresse. Il avait eu, dit Eginhard, grand soin de l'éducation de ses enfants ; il avait voulu que les filles, aussi bien que les fils, s'appliquassent avant tout aux études libérales qu'il avait suivies lui-même. Dès que leur âge le permit, il accoutuma ses fils, selon les mœurs des Francs, à monter à cheval et à s'exercer aux armes et à la chasse. Il avait aussi voulu que ses filles prissent l'habitude de travailler à la laine et de tenir la quenouille et le fuseau, de s'occuper enfin, et de s'accoutumer à tous les emplois honnêtes de leurs temps, pour que l'oisiveté ne les corrompît pas. Il tenait toujours ses enfants avec lui à souper. Ses fils l'entouraient à cheval quand il voyageait, ses filles suivaient, et le cortège était terminé par des gardes qui les protégeaient. Comme elles étaient fort belles, et qu'il les aimait beaucoup, il est étrange qu'il n'ait jamais voulu en donner aucune en mariage, ou à quelqu'un des siens, ou à quelque prince allié. Il les garda toutes auprès de lui jusqu'à sa mort, déclarant qu'il ne pouvait se passer de leur compagnie : aussi, quoiqu'il eût été heureux en toute autre chose, il éprouva par elles la malignité de la fortune. Il est vrai qu'il dissimula ce chagrin aussi bien que si la médisance n'avait jamais élevé ou répandu sur elles le soupçon d'aucune faute. On prétend que l'historien lui-même, auquel nous empruntons ce récit, n'était point étranger à ces fautes auxquelles il fait allusion, et que la belle Emma, l'une des filles de Charlemagne, pour ne point laisser de traces sur la neige de la visite nocturne d'Eginhard, son amant, le reporta le matin sur ses épaules, hors du pavillon où elle habitait. Le souvenir de cette anecdote s'est conservé dans le couvent qu'Eginhard lui-même avait fondé.

Si Charlemagne supporta avec résignation les faiblesses de ses filles, auxquelles il avait toujours donné un dangereux exemple, il se montra vraiment père, et père sensible, lorsqu'il eut le malheur de perdre successivement sa fille aînée Rotrude, celle qu'il aimait le plus, son second fils Pépin, mort à Milan le 8 juillet 810 ; enfin, son fils aîné Charles, mort à Aix-la-Chapelle le 4 décembre 811. On considérait alors comme une partie de la grandeur d'âme qu'on attendait des héros, la fermeté avec laquelle ils supportaient les chagrins domestiques ; on remarqua donc avec plus de blâme que de compassion la douleur profonde que ressentait Charles pour la perte de ses enfants, et les larmes qu'on lui vit répandre. L'empereur cependant se hâta de pourvoir au gouvernement de ses Etats. Son fils aîné n'avait point laissé d'enfants ; mais le second, Pépin, avait un fils et cinq filles. Charles destina le fils, Bernard, à la royauté d'Italie, et après l'avoir annoncé au champ de mai, assemblé à Aix-la-Chapelle, il le fit partir pour la Lombardie, avec Wala, son cousin, quoique d'une naissance illégitime, qu'il lui donnait pour conseiller. En même temps, il jugea prudent de transmettre de son vivant tous ses titres à son troisième fils Louis, roi d'Aquitaine. Il le rappela donc auprès de lui, et dans dès États assemblés à Aix-la-Chapelle au mois de septembre de l'an 813, il le présenta, dit une antique chronique, aux évêques, abbés, comtes et sénateurs des Francs, et il leur demanda de le constituer roi et empereur. Tous y consentirent également, déclarant que cela serait bien. Le même avis plut à tout le peuple, en sorte que l'empire lui fut décerné par la tradition de la couronne d'or, tandis que le peuple criait vive l'empereur Louis. Comme si Charles avait prévu que le pape, qui lui avait donné à lui-même le titre d'empereur, pourrait prétendre que son autorité était nécessaire pour le confirmer à d'autres, il voulut que son fils, qui appartenait aux peuples de l'Occident, à l'armée et à ses chefs, et qui avait été choisi par eux, ne relevât que de Dieu même. Il fit faire une couronne d'or semblable à la sienne, et il la fit déposer sur l'autel de l'église d'Aix-la-Chapelle ; il ordonna ensuite à Louis de la prendre lui-même et de la placer sur sa tète. Après cette cérémonie, il le renvoya en Aquitaine.

Charles perdit ses forces plus tôt qu'on n'aurait dû l'attendre de la vigueur de son tempérament ou de la vie active qu'il avait menée. On remarquait depuis longtemps son déclin, lorsque après le milieu de janvier de l'an 834, il fut saisi, au sortir du bain, par la fièvre. Pendant les sept jours qu'elle continua, il cessa de manger, et ne prit plus qu'un peu d'eau pour se rafraîchir. Le septième jour, il se fit donner les sacrements par Hildebald, son aumônier ; le matin suivant il fit un dernier effort pour soulever sa faible main droite et faire sur sa tête et sa poitrine le signe de la croix ; puis, rangeant ses membres pour le repos éternel, il ferma les yeux en répétant à voix basse : In manus tuas commendo spiritum meum, et il expira. C'était le 28 janvier de l'année 814 ; et Charles, ne en 742, était entré dans sa soixante-douzième année. Il en avait régné quarante-sept sur les Francs, quarante - trois sur les Lombards, et quatorze sur l'empire d'Occident. Il fut enterré à Aix-la-Chapelle, dans l'église de Sainte-Marie, qu'il avait bâtie.