HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME SECOND

 

CHAPITRE XVI. — Les Carlovingiens. - Commencements de Charlemagne. - 714-800.

 

 

APRÈS avoir exposé aux regards de nos lecteurs la naissance, les premiers progrès et les rapides conquêtes d'un empire nouveau et d'une religion nouvelle, nés dans les brillantes régions du midi, et qui menaçaient d'envahir le monde, nous sommes ramenés, par leurs victoires mêmes, à nous occuper du peuple et de l'empire d'Europe qui arrêtèrent les progrès des Sarrasins, qui conservèrent et qui nous ont transmis en héritage les lois, l'indépendance, la religion et le langage du monde latin et du monde germanique.

Charles-Martel, le fils naturel de Pépin d'Héristal et son successeur, ne nous apparaît, durant un règne de vingt-sept ans (714-741), qu'au travers d'un nuage épais ; mais c'est un nuage où le tonnerre gronde et qui lance la foudre. Jamais l'Occident n'avait été plus absolument privé d'historiens que pendant la première moitié du VIIIe siècle ; jamais la barbarie n'avait été plus complète ; jamais le monarque, les nobles et le peuple n'avaient plus entièrement abandonné tout soin de leur gloire, tout désir de transmettre quelque souvenir de leurs hauts faits à la postérité. Il ne nous reste, de toute cette période, que des chroniques où l'auteur s'interdit de consacrer plus de trois lignes à chaque année. Le clergé lui-même, à cette époque, fut uniquement militaire ; les nouveaux évêques auxquels Charles-Martel confia les plus riches bénéfices des Gaules, ne déposèrent point l'épée pour prendre là crosse ; la plupart d'entre eux ne savaient pas lire, et n'avaient dans leur chapitre personne qui sût écrire ; de là vient que tous les catalogues des évêques de France présentent, durant le VIIe et le VIIIe siècle, une longue lacune.

Nous avons dit que Charles tua son frère Grimoald ; ce ne fut pas par ambition cependant, mais pour venger sa mère Alpaïde d'une insulte. Le lien entre deux frères, fils de deux mères rivales, n'était jamais bien intime, et la violence coupable de Charles ne le déshonorait pas, du moins aux yeux de ses compatriotes. La vaillance, la rapidité, l'habileté de Charles, le martel qui brisait les ennemis de la France, inspirèrent à ses compagnons d'armes autant de reconnaissance que d'admiration. On voyait en lui le héros qui avait repoussé les Frisons, qui, dans la grande bataille de Vincy, le 21 mars 717, avait forcé les Neustriens à reconnaître de nouveau la supériorité des Austrasiens, qui vainquit successivement les Saxons, les Bavarois, les Allemands, les Aquitains, les Bourguignons et les Provençaux, avant de remporter sur les Sarrasins la grande victoire qui sauva l'Europe de leur joug. Nous n'avons point de détail sur ces campagnes où Charles fut toujours victorieux ; nous voyons seulement que ses ennemis, ou plutôt que les ducs, autrefois soumis à la France, et qui ne voulaient plus lui obéir, ne lui donnèrent pas un moment de relâche. La seule année 740 ne fut marquée par aucune bataille, et les annalistes la signalent avec non moins d'étonnement que les Romains signalaient celles où ils fermaient le temple de Janus.

Avant lui la Gaule avait commencé à reprendre un caractère romain : les Francs, les Visigoths, les Bourguignons établis dans l'Aquitaine, la Septimanie, la Bourgogne, la Provence, oubliaient la langue et les mœurs de leurs pères pour adopter celles des Latins ; les Francs eux-mêmes, dans la Neustrie, avaient cédé à l'empire du temps, à la mollesse et à l'exemple de tout ce qui les entourait. Les victoires de Charles-Martel rendirent à la France un gouvernement purement germanique. L'armée se trouva de nouveau seule souveraine, et cette armée était levée uniquement dans les pays de la langue teutonique ; les assemblées où elle délibérait, aux mois de mars et d'octobre, furent plus fréquentées et plus régulières ; son esprit d'hostilité contrefont ce qui parlait latin fut plus marqué ; de nouveau elle se trouva séparée du peuple : aussi, comme au commencement de la première race, elle demeura réunie dans ses cantonnements, au lieu de se disperser dans les provinces, d'adopter des habitudes casanières, et d'unir l'agriculture à là pratique des armes.

Charles avait laissé, de 715 à 720, le titre de roi à Chilpéric II, souverain nominal des Neustriens ; il lui donna pour successeur Thierri IV, de 720 à 737 ; il laissait sans défiance, à ce roi de théâtre, les pompes et les plaisirs de la royauté, les festins, les maîtresses, les chasses, tout ce qui suffisait aux Mérovingiens pour se croire d'une autre race que le commun des hommes, et pour être persuadés que ceux qui combattaient, que ceux qui prenaient la peine de penser et d'agir, n'étaient que d'humbles serviteurs qui les soulageaient de leurs fatigues. L'on suppose quelquefois, sur l'autorité d'une chronique d'ailleurs exacte, que les rois fainéants étaient prisonniers au palais de Maumaques sur l'Oise ; nous avons cependant des chartes de Thierri IV, datées de Soissons, de Coblentz, de Metz, d'Héristal, de Gondreville, et d'un grand nombre d'autres palais. Il les habitait tour à tour en pleine liberté, et il n'avait jamais soupçonné qu'il ne régnait pas. Cependant, lorsqu'il mourut, Charles crut pouvoir supprimer une pompe inutile ; il ne lui donna point de successeur.

Nous ne connaissons le nom ni des ministres, ni des généraux, ni des compagnons d'armes de Charles ; à moins que nous ne voulions adopter les récits de la chevalerie, et reconnaître comme ses guerriers les preux, ou paladins de Charlemagne, les Roland, les Renaud, les Brandimart, les Ogier le Danois, et tous ceux qui figurent dans les romans. Les guerres des Sarrasins, où ils s'illustrèrent, se prolongèrent en effet pendant toute la durée du gouvernement de Charles-Martel ; elles ne furent point terminées par la bataille de Poitiers : de 733 à 737 les musulmans s'emparèrent d'Avignon ; ils repoussèrent les attaques de Charles-Martel dans la Septimanie, et ils soumirent à peu près toute la Provence. Ils en furent chassés en 739, mais pour y revenir encore ; et leurs guerres civiles en Espagne arrêtèrent seules les progrès qu'ils faisaient dans les Gaules. Ces invasions successives donnent quelque réalité à la longue lutte célébrée par l'Arioste et par ses devanciers, dans laquelle le nom plus illustre du grand Charles a été substitué à celui du premier. L'époque même de la déroute de Roncevaux, où Roland périt après une longue carrière militaire, en 778 — la dixième année du règne de Charlemagne —, s'accorde avec cette supposition.

Charles mourut en 741, le 21 octobre, laissant trois fils de deux mères différentes, savoir, Pépin et Carloman, entre lesquels il divisa les vastes États qu'il avait reconquis dans la Gaule et la Germanie, et Grifon, beaucoup plus jeune qu'eux, auquel il ne laissa qu'un apanage. Lé partage du dernier, tout insuffisant qu'il était, ne fut pas même respecté ; les deux frères dépouillèrent Grifon, qui, tantôt reçu en grâce, et tantôt poussé de nouveau à la rébellion, après avoir cherché un refuge chez tous les ennemis de sa famille, finit par périr assassiné sur les bords de l'Arche en Savoie.

Le héros qui avait sauvé l'Eglise des Gaules du joug des musulmans aurait dû être cher au clergé ; mais il avait cru que, pour cette cause éminemment religieuse, il pouvait demander les secours des religieux : pressé en même temps par les païens de la Germanie et les musulmans de l'Espagne, il avait soumis les biens des couvents et des églises au paiement de redevances et de dîmes par lesquelles il avait assuré la subsistance de son armée. Jamais le clergé ne lui pardonna cet emploi de ses biens. C'est parce que le prince Charles, écrivait le concile de Kiersi à l'un de ses descendants, fut le premier entre tous les rois et les princes des Francs à séparer et diviser les biens des églises, que, pour cette seule cause, il est damné éternellement. Nous savons, en effet, que saint Eucharius, évêque d'Orléans, étant en oraison, fut enlevé au monde des esprits ; et, parmi les choses qu'il vit et que le Seigneur lui montra, il reconnut Charles exposé aux tourments dans le plus profond de l'enfer. L'ange qui le conduisait, interrogé sur ce sujet, lui répondit que, dans le jugement à venir, l'âme et le corps de celui qui a emporté ou divisé les biens de l'église, seront exposés, même avant la fin du monde, à des tourments éternels, par la sentence des saints qui jugeront avec le Seigneur ; le sacrilège cumulera même avec la peine de ses propres péchés, celles des péchés de tous ceux qui croyaient s'être rachetés, en donnant pour l'amour de Dieu leurs biens aux lieux saints, aux lampes du culte divin et aux aumônes des serviteurs du Christ.

Ce qu'un concile infaillible écrivit alors à Louis-le-Germanique, les prêtres et les moines n'avaient cessé, dans tout le siècle précédent, de le répéter dans toutes les chaires. Ils avaient frappé d'effroi l'imagination de tous les Carlovingiens par la certitude de la damnation de l'auteur de leur race ; loin de révolter ses enfants par ce langage, ils avaient exalté leurs terreurs superstitieuses : aussi l'on peut dater de cette époque une révolution dans le gouvernement de la France : la soumission de l'épée à la crosse des évêques et l'établissement de la souveraineté du clergé.

Des deux fils de Charles, Carloman, qui avait eu en partage l'Austrasie et la Germanie, parut le plus avoir l'esprit troublé par ces terreurs religieuses. Après un règne de six ans (741-747), où ses victoires sur les Bavarois et les Allemands méritèrent quelque gloire, quoique les punitions qu'il leur infligea soient entachées de cruauté et peut-être de trahison, Carloman prit tout à coup le parti de renoncer au monde, pour se retirer dans un couvent qu'il avait fait bâtir, près de Rome, sur le mont Soracte ; et, comme il s'y trouvait encore entouré de trop de pompes, et servi avec trop de respect, il s'échappa de ce couvent pour se retirer dans celui des Bénédictins du mont Cassin. Si l'on doit prêter foi à la légende, il s'y soumit aux dernières humiliations, et il y cacha si bien son rang qu'il fut employé tour à tour à garder les moutons des moines ou à servir d'aide dans leur cuisine.

Pépin, le plus jeune des deux frères, n'avait pas un zèle religieux tout-à-fait si détaché des choses de ce monde. Lorsque Carloman abdiqua la souveraineté, en lui recommandant le soin de ses enfants, Pépin s'empressa de les faire ordonner prêtres, pour leur assurer, dit-il, une couronne céleste, bien plus durable que ces biens périssables que leur laissait leur père, et dont il les dépouilla. Mais en même temps il montra au clergé un degré de déférence jusqu'alors sans exemple ; il ne se contenta pas de l'enrichir par des donations immenses, il soumit aux religieux toute sa politique, et parut ne plus se conduire que par leurs conseils. Il introduisit le premier les évêques dans les assemblées de la nation, et par ce fait seul il les obligea à délibérer, non plus comme on avait fait jusqu'alors, dans la langue teutonique, mais en latin, langue que la plupart des Francs n'entendaient point. Les évêques introduisirent aussitôt dans ces assemblées du Champ de Mars des questions théologiques plus inintelligibles encore que la langue dans laquelle elles étaient traitées. Les guerriers, pleins de déférence pour les prélats et de zèle pour la religion, écoutèrent sans se plaindre les longues harangues qui remplissaient seules toutes les séances, et où ils ne comprenaient pas un mot. L'ennui et l'insignifiance de leur rôle les chassèrent enfin de ces assemblées, et c'est ainsi que commença la révolution qui, sous les Carlovingiens, changea les champs de Mars, ou revues de guerriers, en synodes d'évêques. Pépin et son fils Charlemagne savaient pourtant retrouver leurs soldats quand ils en avaient besoin ; ils convoquaient alors les champs de Mars ou de Mai au milieu du pays ennemi ; plus tard les évêques réussirent encore à s'y faire seuls entendre.

L'une des premières opérations du clergé, devenu tout puissant, fut d'introduire dans la législation des Francs, et de sanctionner de nouveau, la plupart des lois mosaïques du Lévitique et du Deutéronome, qui lui parurent propres à affermir son pouvoir. C'est l'objet des principaux capitulaires de Pépin, où l'on reconnaît évidemment l'ouvrage des prêtres seuls. Ils témoignèrent ensuite à leur bienfaiteur leur reconnaissance, en le délivrant d'un rival qui pouvait devenir dangereux. En 742, Pépin s'était cru obligé de donner à la Neustrie un nouveau roi mérovingien, qu'il nomma Childéric III : il l'avait tiré de quelque couvent, et l'avait probablement choisi encore enfant ; par cette marque de respect pour l'ancienne race, il avait cherché à apaiser les ressentiments des Francs du midi, qui se soumettaient à regret à la domination des Austrasiens et d'une armée nouvelle de soldats teutoniques. Lorsque cependant Childéric, arrivé à l'âge de raison, put réclamer quelque partie de ce pouvoir royal dont il n'avait que les ornements, Pépin ressentit plus d'inquiétude encore de ces passions populaires, auxquelles il avait lui-même donné un chef. N'opposant qu'un droit héréditaire à un autre droit héréditaire, il sentait bien qu'il n'était pas l'élu de la nation. Il voulut du moins être l'élu des prêtres : il chargea son chapelain et l'évêque de Wurtzbourg d'une négociation secrète avec Rome, et il obtint aisément du pape Zacharie la réponse qu'il lui avait suggérée. Elle fut proclamée en ces termes : Qu'il valait mieux que celui-là fût roi qui exerçait réellement la puissance royale. Et en effet Pépin, le premier dimanche de mars 762, se fit soulever sur un bouclier à Soissons, proclamer roi des Francs, et oindre par les évêques d'une huile mystérieuse, qui le mettait sous la protection immédiate de la Divinité. Childéric III céda sans résistance, et il fut enfermé dans un couvent à Saint-Omer. Son fils, dont la naissance avait peut-être alarmé Pépin, fut également écarté.

 

La profonde obscurité qui couvre l'histoire pendant les derniers règnes des Mérovingiens ne se dissipe point immédiatement à l'accession de la nouvelle dynastie. Le caractère du roi Pépin ne nous est nullement connu : on ne saurait juger si sa profonde déférence pour les prêtres était en lui le fruit de la politique ou de la superstition ; et c'est cependant le seul trait saillant de son caractère. On n'a aucune idée ni de ses mœurs, ni de ses talents, ni du degré d'instruction qu'il pouvait avoir acquis ; et pendant un règne de seize ans, depuis son couronnement (752-768), on n'apprend pas davantage à le connaître.

Cependant le couronnement de Pépin doit être considéré comme le complément de la révolution qui remettait le midi de l'Europe sous l'influence germanique, et qui renouvelait l'organisation vigoureuse que les conquérants de la France avaient apportée du Nord. L'autre Pépin, son aïeul, qui avait vaincu les Neustriens et les hommes libres, avec l'aide du parti des grands seigneurs, tout en augmentant son propre pouvoir, avait désorganisé l'empire. Tous les ducs, ses alliés, avaient regardé comme le premier fruit de leur victoire de pouvoir secouer le joug : la domination des Francs avait cessé d'être reconnue par l'Allemagne et par la Gaule méridionale, et pendant soixante-dix ans, les Carlovingiens furent obligés de lutter contre leurs anciens alliés, pour leur ravir les prérogatives pour lesquelles ils avaient combattu de concert. Pépin-le-Bref, en prenant le titre de roi, réclama aussitôt cette même supériorité dont la race de Clovis avait été en jouissance ; et la puissance des noms sur les hommes est si grande, qu'on commença dès lors à trouver juste la prétention de dominer sut les princes indépendants qu'il annonçait. Une partie des ducs de la Germanie reconnut sa supériorité ; Odilon, duc de Bavière, demanda sa sœur en mariage, et promit de marcher de nouveau sous les étendards des Francs. Tout le nord de la Gaule obéissait ; la soumission du midi fut le fruit d'une conquête qui occupa presque tout le règne de Pépin.

Un duc indépendant, Guaifer, gouvernait tout le pays qui s'étend de la Loire aux Pyrénées, ou l'ancien royaume d'Aquitaine, qui ne portait plus que le titre de duché. C'était aussi la même contrée que Clovis avait voulu conquérir sur les Visigoths, et Pépin, comme Clovis, chercha un prétexte religieux pour l'ôter à son souverain, et pour déterminer les Francs à seconder ses projets. Il accusa Guaifer d'avoir dépouillé les églises d'une partie de leurs biens ; il le somma de les restituer, et, sur son refus, il entra en Aquitaine. La guerre dura huit ans (760-768) ; elle fut poursuivie avec un extrême acharnement ; mais elle se termina par la mort de Guaifer, la ruine entière de sa famille, et la réunion de l'Aquitaine à la couronne de France.

Pépin avait profité des guerres civiles des Sarrasins d'Espagne pour leur enlever également la Septimanie ; il avait pris Narbonne en 759, et réuni pour la première fois le Languedoc, jusqu'aux Pyrénées orientales, à la monarchie des Francs. La Bourgogne et la Provence, parcourues par ses armées, ne lui opposaient plus de résistance ; les ducs de ces provinces avaient reconnu l'autorité royale sans livrer de combat, et à la fin de son règne, il ne restait plus aucune partie des Gaules qui ne fût pas soumise à la monarchie. L'Italie elle-même avait rappris à connaître et la bravoure des Francs et le pouvoir de leurs rois. Cette contrée, divisée pendant deux siècles entre les exarques de Ravenne et les rois lombards, venait d'éprouver une révolution. Astolphe, roi des Lombards, avait, en 752, conquis Ravenne et les villes soumises aux Grecs le long de l'Adriatique. On désignait dès lors cette province parle nom de Romagne, comme étant seule demeurée à l'empire romain. L'exarchat était aboli, et le roi Astolphe commençait à tourner ses armes contre les autres petites provinces que les Grecs possédaient encore en Italie, et surtout contre le duché de Rome. Le pape était le premier citoyen de ce, duché, et quoiqu'il reconnût toujours la souveraineté de l'empire grec, il exerçait sur son diocèse un pouvoir d'autant plus étendu que la domination des empereurs iconoclastes était devenue plus odieuse aux Italiens, très attachés au culte des images. Etienne II, qui siégeait alors sur le trône pontifical, au lieu d'implorer les secours de Constantin Copronyme, s'adressa au roi des Francs, et lui demanda de protéger l'apôtre saint Pierre et le troupeau qui lui était plus immédiatement confié. Il vint lui-même en France en 753, pour solliciter ces secours : il y excita un degré d'enthousiasme auquel il ne s'était point attendu ; car tandis qu'il s'était présenté d'abord en suppliant, revêtu du sac et de la cendre, il fut considéré comme un messager de la Divinité, ou plutôt lui-même parut une divinité dont on s'empressait de suivre les ordres. Tous les Francs se déclarèrent prêts à sacrifier leurs biens et leurs vies pour son avantage. Pépin lui demanda de le sacrer de nouveau, et de répandre aussi la même huile mystérieuse sur sa femme et sur ses enfants ; et il offrit, en retour, d'abandonner tous les soins de son royaume, pour ne combattre plus que pour la gloire de Dieu et de son vicaire sur la terre.

Le pape profita avec habileté d'une passion populaire qu'il n'avait point prévue. Changeant aussitôt de rôle, il requit pour lui-même, ou pour l'apôtre saint Pierre, dont il produisit une lettre adressée au roi des Francs, les secours qu'il avait d'abord demandés pour la république romaine pu l'empire grec. De sa propre autorité, il accorda à Pépin et à ses deux fils le titre de patrice, nom par lequel on désignait le lieutenant de l'empereur grec, auquel, jusqu'alors, le pontife lui-même avait été soumis. Il entraîna Pépin, avec l'armée des Francs, en Italie ; et après qu'Astolphe eut été vaincu, il obtint de la générosité du roi des Francs la donation faite en faveur de saint Pierre, ou des provinces mêmes qui jusqu'alors avaient appartenu aux Grecs, ou de certains droits sur ces provinces, qui ne furent jamais bien définis et bien reconnus par le donateur et par le donataire, mais qui, d'après cette confusion même, ont donné naissance aux prétentions de la cour de Rome sur la souveraineté d'une partie de l'Italie.

Pépin régna onze ans comme maire du palais et seize ans comme roi. Son père avait été le représentant d'une armée souveraine ; Pépin se fit le représentant d'un clergé souverain ; mais tous deux, par de rares talents, une grande force de volonté, une grande gloire personnelle, avaient réussi à dominer complètement le corps puissant au nom duquel ils agissaient. Tout ce que nous savons des lois, des actions civiles, des actions militaires de Pépin, nous le montre occupé à fonder, à consolider cette souveraineté du clergé. Cependant, tant qu'il vécut, il profita seul du pouvoir qu'il était occupé à lui transmettre ; et lorsqu'il mourut, le 24 septembre 768, il laissa après lui un fils plus grand que lui, qui, pendant près d'un demi-siècle, continua à dominer et à protéger ces prêtres, dont Pépin avait substitué l'autorité à celle de l'armée. Ce ne fut que sous le règne de son petit-fils qu'on put reconnaître toutes les conséquences de la révolution qu'il avait opérée dans la monarchie. Après avoir si longtemps promené nos regards alternativement sur des souverains énervés par la mollesse et tous les vices des cours, ou sur des chefs de barbares dont l'énergie ne se manifestait guère que par la férocité ; après avoir pesé avec une égale répugnance les crimes des empereurs romains et les crimes des rois francs, nous arrivons enfin à un grand et noble caractère ; nous rencontrons un homme qui réunit les talents du guerrier, le génie du législateur et les vertus de l'homme privé ; un homme qui, ne au milieu de la barbarie, couvert des plus épaisses ténèbres par l'ignorance de son âge, rayonne en même temps autour de lui les lumières et la gloire ; un homme qui donne une impulsion nouvelle à la civilisation, et qui fait marcher en avant le genre humain, après qu'il avait si longtemps reculé ; qui crée après qu'on a sans cesse renversé, et qui, bien mieux connu qu'aucun de ceux qui vécurent deux siècles avant lui ou deux siècles après lui, nous laisse encore le regret de n'en pas savoir sur lui davantage. Le règne entier de Charlemagne, depuis l'an 768 jusqu'à l'an 814, est une des plus importantes périodes de l'histoire moderne. Charlemagne, réclamé par l'Eglise comme un saint, par les Français comme leur plus grand roi, par les Allemands : comme leur compatriote, par les Italiens comme leur empereur, se trouve, en quelque sorte, en tête de toutes les histoires modernes ; c'est toujours à lui qu'il faut remonter pour comprendre notre état actuel.

Ce n'est point immédiatement que Charlemagne manifesta tout ce qu'il y avait de grand dans son génie et son caractère : obligé de s'élever lui-même, de refaire pour son propre usage et la morale et la politique, il lui fallut quelque temps avant de sortir de l'ornière battue, de concevoir ce qu'il se devait à lui-même et ce qu'il devait à ses peuples, de consulter autre chose que son intérêt propre, seule règle qu'eussent suivie ses prédécesseurs. Il ne succédait pas seul à son père : au moment de sa mort, Pépin avait divisé sa monarchie entre ses deux fils ; à Charles, qui était l'aîné, et qui était alors âgé de vingt-six ans, il avait laissé les régions de l'occident, de la Frise jusqu'au golfe de Biscaye ; à Carloman, le cadet, il avait laissé l'orient, de la Souabe à la mer de Marseille. Les deux frères ne demeurèrent pas en bonne intelligence : si Carloman avait vécu, la guerre n'aurait probablement pas tardé à éclater entre eux ; il mourut la troisième année, en 771, et Charles, avec autant d'avidité et d'injustice qu'aurait pu le faire aucun de ses prédécesseurs, dépouilla sa femme et ses fils de leur héritage, les força à s'enfuir en Italie, et n'est pas même à l'abri de plus graves soupçons à leur égard. Dans ses mœurs domestiques, Charles commença aussi par mériter des reproches, et sa conduite n'en fut point à l'abri jusqu'à la fin de sa vie. Ce ne sont pas seulement ses nombreuses maîtresses et le scandale qu'il donnait par elles, et à ses peuples, et à ses filles, élevées dans le même palais avec ses concubines, qui méritent la censure ; il n'écoutait que ses caprices dans ses mariages et ses divorces, et il semblait insensible au malheur de celles qu'il répudiait sans raison, et qu'il exposait ainsi aux regrets et au déshonneur.

Mais il faut une grande force d'âme et une grande force d'esprit pour s'élever à la vraie morale, quand tous les intérêts séducteurs vous assiègent, quand tous les exemples vous corrompent, quand les directeurs mêmes que vous donnez à votre conscience vous offrent la ressource perfide des compensations, et vous répondent que tous les péchés peuvent être rachetés par des aumônes faites aux moines ou aux églises. Il faut tenir compte à Charles des progrès qu'il fit contre le torrent, et ne pas s'étonner si quelquefois l'impétuosité de celui-ci le fit dériver.

On ne sait point si Pépin, qui probablement était complètement illettré lui-même, avait cherché à donner à son fils les avantages d'une éducation littéraire, ou si Charlemagne commença tout aussi bien qu'il accomplit, par sa seule volonté, les études qui éclairèrent son âme, et qui contribuèrent sans doute beaucoup à sa grandeur morale. Eginhard, son ami et son secrétaire, nous a laissé des détails précieux sur l'instruction qu'il avait acquise.

L'éloquence de Charles, dit-il, était abondante ; il pouvait exprimer avec facilité tout ce qu'il voulait ; et ne se contentant point de sa langue maternelle, il s'était donné la peine d'en apprendre d'étrangères : il avait appris si bien la latine qu'il pouvait parler en public, dans cette langue, presque aussi facilement que dans la sienne propre. Il comprenait mieux la grecque qu'il ne pouvait l'employer lui-même. Il est digne de remarque qu'Eginhard ne nous dit pas même si Charlemagne pouvait comprendre ou parler ce patois des basses classes du peuple, qu'on nommait roman, patois qui commençait alors à se former dans les Gaules, et qui a donné naissance au français ; car la langue propre de Charles, qu'il parlait comme le latin, était l'allemand. Charles, poursuit Eginhard, avait assez de faconde pour pouvoir être accusé d'en abuser. Il avait étudié avec soin les arts libéraux ; il en respectait fort les docteurs, et les comblait d'honneurs. Il avait appris la grammaire du diacre Pierre Pisan, qui lui donna des leçons dans sa vieillesse. Dans ses autres études, il avait eu pour précepteur Albin, surnommé Alcuin, diacre venu de Bretagne, mais de race saxonne, homme très docte en toute science. Il avait consacré avec lui beaucoup de temps et de peine à apprendre la rhétorique, la dialectique, et surtout l'astronomie. Il apprenait encore l'art du calcul, et il s'appliquait avec beaucoup de soin à fixer le cours des astres. Il s'essayait aussi à écrire, et il gardait communément sous son oreiller des tablettes et de petits livrets, pour accoutumer, lorsqu'il avait du temps de reste, sa main à former les lettres ; mais il réussissait mal dans ce travail tardif et commencé hors de saison.

Il est si loin de tous nos usages qu'on puisse arriver à une grande connaissance, et des langues, et des sciences, sans savoir écrire, qu'on s'est efforcé de chercher quelque autre explication du sens si clair de ce texte, et qu'on s'est figuré qu'il s'agissait de calligraphie, et non d'écriture. C'est qu'on a perdu de vue la direction que prenait l'enseignement dans les siècles barbares. Avec peu de livres, et moins encore de papier, écrire était un grand luxe et une grande dépense : aussi les leçons étaient-elles presque toutes orales, et l'écriture ne servait-elle jamais pour étudier. Charles n'avait pas besoin, il est vrai, d'épargner le parchemin ; mais ses maîtres ne s'étaient jamais accoutumés, avec leurs autres écoliers, à fonder leur enseignement sur l'écriture, en sorte qu'ils n'auraient point su combiner leurs leçons avec des dictées et des extraits. Ils n'exigeaient de leurs élèves ni notes ni compositions, et ils gravaient sur la mémoire, non sur des tablettes ; écrire était un art utile, et non une partie de la science ; et un homme d'un esprit actif trouvait beaucoup mieux son compte à n'employer que des secrétaires : aussi, quoique Charles ne sût point écrire, peut-on le placer sans crainte parmi les souverains les plus instruits qui soient jamais montés sur le trône.

 

Le grand homme qui portait alors la couronne des Francs, pouvait disposer des forces d'une des plus puissantes monarchies de l'univers. La Gaule entière était soumise aux Francs, jusqu'aux Pyrénées, jusqu'à la mer de Marseille, et jusqu'aux Alpes d'Italie. L'Helvétie, la Rhétie et la Souabe lui étaient réunies ; au nord les frontières s'étend aient bien au-delà du Rhin, jusqu'aux plaines de la Basse-Allemagne, où les Francs confinaient avec les Saxons. La population, dans ce vaste empire, était fort inégalement repartie. Dans tout le midi de la Gaule elle était encore : nombreuse, mais désarmée ; les habitans, Aquitains, Provençaux, Bourguignons, étaient souvent désignés par le nom de Romains ; leur langage, qui a donné naissance au français actuel, n'était point entendu, des vainqueurs ; ils excitaient toujours leur défiance, ils n'étaient point appelés aux armées, ou à aucune place qui leur donnât de l'influence. Dans le centre de la Gaule, quoiqu'on trouvât deux nations au lieu, d'une, les Francs et les Romains, et que les premiers eussent en partie appris la langue des seconds, la population était plus clairsemée, la plus grande partie des agriculteurs étaient. réduits en esclavage, des seigneurs occupaient des provinces entières qu'ils administraient comme de grandes fermes, et les hommes libres, disséminés avec leurs petits héritages autour des limites de ces grandes propriétés, se sentaient dans un état d'oppression qui les déterminait souvent à renoncer à leurs aleux, à leur titre de propriété, pour se soumettre volontairement à la seigneurie de quelqu'un de leurs voisins, qui en retour de leurs services s'engageait à les protéger. Mais dans les provinces situées sur les deux bords du Rhin, qui aujourd'hui même ont conservé l'usage de la langue allemande, la race teutonique dominait seule. On y voyait peu d'esclaves, et par conséquent peu de grands seigneurs, mais seulement des hommes libres qui cultivaient leurs propres aleux, et des leudes ou feudataires, qui s'étaient engagés envers leurs seigneurs au service militaire et qui, pour pouvoir l'accomplir, demeuraient armés. C'était dans ces provinces, dont Aix-la-Chapelle était comme la métropole, que résidait tout le nerf de la nation des Francs ; c'était là que Charlemagne levait ses armées, là qu'il assemblait ses Etats-Généraux, et c'était avec ce seul peuple teutonique qu'il dominait sur le reste de la monarchie, et qu'il tentait au dehors des conquêtes.

Les voisins de Charles n'étaient pas assez puissants pour lui inspirer beaucoup d'inquiétude. Au couchant, la mer bornait ses États ; et au-delà des mers, la grande île de Bretagne, divisée entré les petits rois de l'heptarchie saxonne, et absolument barbare, n'exerçait aucune influence et ne pouvait causer aucune crainte. Au midi, l'Espagne s'était détachée, en 755, du grand empire des khalifes ; un descendant des Ommiades, Abdérame, y avait fondé le royaume de Cordoue, que les souverains de Damas regardaient comme un Etat révolté. Les Sarrasins avaient cessé d'être redoutables, et de petits princes des Goths, dans les Asturies, la Navarre et l'Aragon, recommençaient, sous la protection de Charlemagne, à sortir de leurs retraites et à repousser les musulmans. Au levant, les Lombards en Italie, les Bavarois en Germanie, avaient éprouvé déjà la puissance des Francs, et ils dissimulaient leur haine et leur défiance, pour ne pas provoquer un ennemi trop redoutable. Au nord seulement, toute la Basse-Germanie était couverte par les confédérations des Saxons, dont le gouvernement était à peu près tel qu'avait été celui des Francs, trois siècles auparavant, dont la bravoure était également redoutable, mais dont le lien social était trop relâché pour qu'ils pussent aisément tenter des conquêtes lointaines. Tous ces voisins, à leur tour, éprouvèrent la puissance des armes de Charlemagne.

Didier avait succédé à Astolphe, en 756, sur le trône des Lombards ; une tentative de Berthe, mère de Charlemagne, pour unir les deux maisons royales par des mariages, avait eu l'effet contraire, celui qui résulté le plus souvent de cette fausse politique, qui fonde les alliances sur les affections privées des souverains. Charles, qui avait répudié Désirée, fille de Didier, avait ainsi offensé son beau-père et aigri les rivalités nationales par un ressentiment domestique, La donation faite par Pépin en faveur du Saint-Siège, des conquêtes faites sur les Grecs, avait été, par son obscurité et son inexécution, une source d'animosité entre les Lombards et les papes, et Etienne III, qui régnait alors, ne cessa de solliciter Charles de marcher sur les traces de son père, de prendre comme lui la défense de l'apôtre saint Pierre, qu'Etienne supposait toujours être directement intéressé à la prospérité temporelle de l'église de Rome, et d'écraser sans retour la nation des Lombards. Le jeune roi, qui se trouvait à la tête d'une nation belliqueuse, et à qui le chef de la religion offrait le salut éternel, pour l'encourager à satisfaire son ambition, ses ressentiments privés et ses passions les moins nobles, céda bientôt à ces sollicitations. Il convoqua, pour le 1er mai 773, une assemblée des Francs à Genève. Ses guerriers devaient se rendre en armes à cette place étrangère à leur langue et éloignée de leurs foyers. Il leur communiqua les lettres du pape, et les engagea à déclarer la guerre aux Lombards.

Cette guerre, qui devait assurer à Charles une de ses premières et de ses plus brillantes conquêtes, ne fut pas longue : son armée entra en Italie par le mont Saint-Bernard et le mont Cenis. Les Lombards, n'osant point tenir la campagne, rassemblèrent leurs forces dans Pavie, dans l'espérance que des barbares bien plus ignorants qu'eux dans l'art des sièges consumeraient toute leur vigueur devant les murs de cette forte place, ou qu'ils seraient victimes des maladies que causeraient, dans leur armée, un climat étranger et leur intempérance. Mais il paraît que Charles avait réussi à établir dans son camp une meilleure discipline. Il ne se découragea point pendant un siège, ou plutôt un blocus, qui dura près d'une année ; il comptait même assez sur ses lieutenants pour s'éloigner de son armée, et aller célébrer les fêtes de Pâques à Rome, où il fut reçu par le pape avec tous les honneurs que l'église s'empresse d'accorder à un grand souverain. Pavie fut enfin obligée d'ouvrir ses portes au commencement de juin 774. Didier fut livré à Charles, avec sa femme et sa fille, et envoyé en prison à Liège, d'où il paraît qu'il fut ensuite transféré à Corbie. Le reste de sa vie fut consacré aux jeûnes et aux prières, dernière consolation de sa captivité. Son fils Adelgise, qui, dans le même temps, avait été assiégé à Vérone, se déroba par la fuite à un sort semblable. Il alla cherche un refuge à Constantinople ; le reste de la nation se soumit, et Charles joignit la couronne des Lombards à celle des Francs. La guerre contre les Saxons n'avait point pour but, comme celle d'Italie, la conquête d'une contrée enrichie par tous les dons de la nature et tous les travaux de l'homme ; elle semblait bien moins glorieuse dans ses résultats ; elle fut bien plus longue, bien plus acharnée, et demanda de bien plus grands sacrifices et d'hommes et d'argent. Cependant le but que, par elle, se proposait Charlemagne n'était pas moins important, et les conséquences de ses victoires ne furent pas moins durables. Les Saxons, libres et guerriers, avaient déjà sur les Francs l'avantage qu'ont les nations entièrement barbares, sur celles qui commences à se civiliser, et qui ont plutôt acquis les vices que les vertus d'un état plus prospère. La confédération des Saxons n'était pas encore menaçante, mais il suffisait qu'un heureux hasard fît naître parmi eux un chef habile, pour réunir toutes les forces de leurs diverses ligues, les conduire dans le Midi, et conquérir encore une fois la Gaule et l'Italie, comme elles avaient déjà été conquises à plusieurs reprises par les Visigoths, les Bourguignons, les Francs, les ostrogoths et les Lombards, L'expérience de plusieurs siècles avait prouvé que les nations barbares se suivaient les unes les autres dans la même carrière ; que celle qui avait accompli sa conquête ne se trouvait jamais en état de résister à la nouvelle venue ; que, dans cette proportion constante et nécessaire de forces, non seulement d'Europe était exposée au renouvellement des même calamités, mais que tout progrès devenait impossible ; que les ténèbres de la barbarie s'épaississaient chaque jour, et que le moment où quelque ordre, quelques repos, semblait s'établir dans une nouvelle conquête pouvait presque toujours être regardé comme le précurseur de l'approche d'un ennemi plus redoutable encore.

Il nous est permis de juger d'un avenir que Charlemagne ne pouvait voir, puisque nous savons quels furent ses successeurs, quel fut l'état de l'empire pendant leur règne ; et cette connaissance ne laisse aucun doute sur le sort de la guerre entre les Francs et les Saxons, si au lieu d'éclater du temps de Charlemagne, elle avait été différée jusqu'à celui de Louis-le-Débonnaire ou de Charles-le-Chauve. Charles civilisa la Germanie septentrionale ; un siècle plus tard les Saxons auraient replongé la Gaule dans une complète barbarie ; ils auraient recommencé le siècle de Clovis et de ses successeurs, jusqu'à ce qu'affaiblis à leur tour par les délices du Midi et les vices de leurs esclaves, ils eussent fait place à de nouveaux conquérants. On peut reprocher à Charlemagne de s'être laissé emporter, durant cette guerre, par son ressentiment ou son intolérance ; d'avoir donné quelques exemples de cruauté qui ne s'accordent point avec l'ensemble de son caractère ; mais son but général semble avoir été d'accord avec la prudence, et jusqu'à ce jour peut-être nous recueillons les fruits de sa conquête.

Les Saxons, que Pépin et Charles-Martel avaient déjà combattus, que Charlemagne devait combattre longtemps encore, étaient divisés en Ostphaliens à l'orient, en Westphaliens à l'occident, et Angariens au milieu. Leurs frontières septentrionales s'étendaient jusqu'à la mer Baltique, les méridionales jusqu'à la Lippe. Comme les autres peuples germaniques, ils n'étaient pas soumis à un seul maître, mais à autant de chefs ou de rois qu'ils comptaient de Cantons et presque de villages. Ils tenaient chaque année, sur les bords du Weser, une diète générale où ils discutaient leurs affaires publiques. Dans une de ces assemblées, probablement en 772, le prêtre saint Libuin se présenta à eux, et les exhorta à se convertir à la foi chrétienne, leur annonçant en même temps l'attaque prochaine du plus grand roi de l'Occident, qui bientôt ravagerait leur pays par le glaive, le pillage et l'incendie, et qui en exterminerait la population pour venger la Divinité. Il s'en fallut peu que l'assemblée des Saxons ne massacrât le saint qui venait l'aborder avec de telles menacés. Un vieillard cependant le prit sous sa protection ; il représenta a ses compatriotes que le prêtre était l'ambassadeur d'une divinité étrangère et peut-être ennemie ; que de quelque langage offensant qu'il fît usage en délivrant son ambassade, ils devaient respecter en lui les franchises d'un ambassadeur. En effet, les Saxons s'abstinrent de châtier les provocations de saint Libuin ; mais, en haine du dieu dont il leur portait les menaces, ils brûlèrent l'église de Deventer, qu'on venait de construire, et ils massacrèrent les chrétiens qui s'y trouvaient rassemblés.

Pendant le même temps, les comices des Francs, présidés par Charles, étaient assemblés à Worms ; ils considérèrent le massacre des chrétiens de Deventer comme une provocation, et ils déclarèrent la guerre aux Saxons. Cette guerre, la plus acharnée, la plus terrible que les Francs aient soutenue, se continua pendant trente-trois ans. L'un des petits rois des Westphaliens, Wittikind, se distingua au milieu de ses compatriotes par son courage, sa persévérance et sa haine des Francs ; il mérita d'être considéré comme un digne rival de Charlemagne, et sans réunir tous ses compatriotes sous sa domination, il obtint bientôt cependant, le premier rang dans leurs armées et dans ; leurs conseils. Il n'y eut que peu de batailles rangées, livrées entre les deux peuples. Lorsque Charlemagne s'avançait au travers du pays avec des forces infiniment supérieures à celles que les Saxons pouvaient rassembler, Wittikind, avec les plus braves, se retirait derrière l'Elbe, et jusqu'en Danemark, tandis que les autres promettaient de se soumettre, donnaient des otages, et consentaient à recevoir le baptême ; car c'était là, aux yeux de Charlemagne, le signe de l'obéissance et de la civilisation. En effet, sous d'autres rapports, le roi franc changeait à peine l'organisation de la Saxe ; il laissait aux peuples leurs petits rois avec le titre de comtes, leurs lois et leur administration, qui étaient à peu près les mêmes que celles des Francs : seulement, à mesure qu'il s'avançait, il bâtissait des villes, et il fondait des églises et des évêchés, auxquels il attribuait de vastes concessions de terre. Quand la durée du service des hommes libres était terminée, et que Charles se retirait, Wittikind revenait avec ses émigrés ; il soulevait de nouveau tout le pays, il brûlait les églises nouvelles, et souvent il étendait ses courses dans la France, et dévastait par de cruelles représailles tous les bords du Rhin.

L'obstination des Saxons, leur mépris des engagements qu'ils avaient contractés, leur fréquent retour à l'ancienne religion nationale, au culte d'Hermansul, qui, après qu'ils avaient reçu le baptême, était qualifié d'apostasie par Charlemagne, provoquèrent le monarque des Francs, et son histoire est souillée par deux ou trois actes d'odieuse cruauté. La première période de la guerre s'était étendue de 772 à 780 ; elle avait été terminée par une grande victoire remportée par Charles à Buchholz, après laquelle les trois confédérations des Saxons acceptèrent la paix ; l'empire des Francs s'étendit jusqu'à l'Elbe, et plusieurs villes nouvelles, dans la Germanie, surtout Paderborn, indiquèrent les progrès de la civilisation vers le Nord. Mais Wittikind, qui était en Danemark, revint dans la Saxe en 782, la souleva tout entière, et battit les lieutenants de Charles. Celui-ci, vainqueur à son tour, se fit livrer tous les compagnons de Wittikind, accusés par leurs compatriotes d'avoir renouvelé les, hostilités ; ils étaient au nombre de quatre mille cinq cents, et Charles leur fit trancher à tous la tête, en un même jour de l'automne de 782, à Verden, sur les bords de l'Aller.

Ce grand acte de cruauté ne servit qu'à aigrir le ressentiment des Saxons, et à donner à la guerre un degré d'acharnement qu'elle n'avait point eu jusqu'alors. Pendant trois ans, de 783 à 785, des combats plus nombreux, deux grandes batailles générales, et d'effroyables ravages continués même au cœur de l'hiver, désolèrent la Saxe, et épuisèrent en même temps les armées des Francs. Plus de sang fut versé dans ; ces trois ans que dans les neuf années de la première guerre. Cependant Wittikind reconnut enfin qu'une plus longue résistance ne ferait qu'aggraver les souffrances de son malheureux pays. Il demanda la paix, il reçut le baptême, et se confiant à Charles, il vint le trouver, à son palais d'Attigny-sur-Aisne, et s'en retira ensuite comblé de présents.

Wittikind fut fidèle aux engagements qu'il venait de prendre, et la guerre de Saxe fut suspendue pendant huit ans. Elle se renouvela, en 793, par une révolte générale de la jeunesse saxonne qui n'avait point pris part aux précédents combats, et qui se figurait qu'il lui était réservé de recouvrer l'indépendance et de venger l'honneur national. Cette dernière révolte ne fut complètement apaisée qu'en l'an 804. Charles ne' réussit à dompter ces peuples si fiers qu'en demandant à chaque village, presque à chaque famille, des otages pris parmi les jeunes hommes les plus hardis et les plus indépendants. IL les fit conduire dans diverses provinces à moitié désertes des Gaules ou de l'Italie, où les' Saxons, séparés par une immense distance de leur patrie et de tous leurs souvenirs, finirent par adopter les mœurs et les opinions de leurs vainqueurs.

Mais les vides faits par l'épée se referment plus tôt que ceux qui sont faits par de mauvaises lois. La Saxe vaincue, et si longtemps dévastée, se remontrera à nous, dès la génération suivante, beaucoup plus peuplée, plus belliqueuse, et mieux en état de se défendre, que la Gaule, qui avait triomphé d'elle à tant de reprises. C'est au milieu de ces ravages, de ces massacres, et de tous les malheurs attachés à la conquête que le nord de la Germanie passa de la barbarie à la civilisation, que des villes nouvelles furent fondées au milieu des forêts, que des lois furent reconnues par ceux qui s'étaient fait longtemps un honneur de n'en point admettre, qu'une certaine connaissance des lettres fut le résultat de la prédication du christianisme, qu'enfin les arts et les jouissances de la vie domestique furent introduits jusqu'à l'Elbe, par les fréquents voyages et les longs séjours des personnages riches et puissants que Charlemagne entraînait avec lui au fond de la Germanie.

Nous n'avons encore vu que les conquêtes de Charlemagne ; son administration et le renouvellement de l'empire seront l'objet d'un autre chapitre.