LA grande presqu'île de l'Arabie, qui s'étend du golfe Persique à la mer Rouge, et des frontières de Syrie aux rivages de l'Océan méridional, forme un monde séparé de tous les autres, où l'homme et les animaux, et le ciel et la terre, présentent une autre apparence et sont régis par d'autres lois. Tout y rappelle l'éternelle indépendance d'un peuple autochtone ; les traditions antiques y sont purement nationales, et une civilisation d'une nature toute particulière s'y est accomplie sans l'assistance des étrangers. L'étendue de l'Arabie égale à peu près quatre fois celle de la France. Mais ce vaste continent, qui n'est coupé par aucune rivière, qui n'est dominé par aucune montagne assez élevée pour arrêter et dissoudre en pluie les nuages, ou pour se charger de neiges dans ces brûlantes latitudes, est, sans cesse tourmenté de la soif. C'est la terre elle-même qui est altérée ; elle ne se couvre qu'avec effort d'une végétation rare dans la saison des pluies ; et dès que le soleil a dissipé les nuages, elle est réduite en poussière par ses brûlants rayons ; elle est balayée par les vents, et transportée en montagnes de sables qui menacent sans cesse d'engloutir les travaux de l'homme, et qui ensevelissent souvent le voyageur dans un horrible tombeau. Quelques sources vives que l'industrie de l'homme ou l'instinct des animaux ont découvertes, et qui ont été soigneusement recueillies dans des citernes, dans des puits profonds, par une charité antique, par une bienfaisance désintéressée qu'un inconnu a adressée aux inconnus des âges à venir, marquent de loin en loin les lieux où la vie de l'homme peut se conserver ; elles sont distantes, comme les grandes villes le sont dans notre Europe, et dans l'itinéraire des diverses caravanes, plus de la moitié des stations journalières sont dépourvues d'eau. Outre ces citernes, cependant, d'autres sources, qui ont échappé aux recherches de l'homme ou qui n'ont pas été garanties par ses travaux, conservent leurs eaux pour les monstres du désert, pour les lions et les tigres, qui plus souvent se désaltèrent de sang, ou pour les antilopes qui fuient devant eux. Les montagnes, dépouillées de terre par les ardeurs du soleil et la violence des vents, élèvent d'espace en espace leurs pics décharnés ; niais si quelqu'une est assez haute pour se couvrir de nuages et attirer des pluies bienfaisantes, si elle verse de ses flancs quelque petit ruisseau, celui-ci, avant de se perdre dans les sables, répand une admirable fertilité surtout le. terrain que ses eaux peuvent rafraîchir. La puissance d'un soleil brûlant vivifie alors ce qu'ailleurs elle détruit ; une île de verdure s'élève au milieu des sables ; des forêts de palmiers couvrent la source sacrée ; tous les animaux s'y rassemblent autour de l'homme ; son empire leur paraît moins redoutable que celui du désert auquel ils échappent, et ils s'y soumettent aux lois de la domesticité, avec une souplesse inconnue dans les autres climats. Ces montagnes, ces sources fraîches, ces oasis, ne sont semés que de loin en loin dans la vaste étendue de l'Arabie : mais le long des côtes de la mer Rouge, quelques lieux sont marqués par des eaux plus abondantes : aussi des villes florissantes y ont été élevées de toute antiquité ; tandis qu'à l'extrémité de la presqu'île, sur les bords de l'Océan, le royaume de Yémen, et ce que nous avons nommé l'Arabie-Heureuse, sont arrosés par des eaux abondantes, cultivés avec soin, couverts de cafiers et d'encens, et l'on assure qu'à plusieurs lieues de distance, le voyageur peut souvent reconnaître l'approche du rivage aux parfums qui s'en exhalent. L'homme, habitant de cette région si différente de toutes les autres, a été doué par la nature de la vigueur nécessaire pour triompher des maux avec lesquels il est appelé à lutter. Musculeux, agile, sobre, patient, il sait comme le chameau, son compagnon fidèle, supporter la soif et la faim : quelques dattes, ou un peu de farine d'orge qu'il détrempe dans sa main, suffisent à sa nourriture ; l'eau fraîche, l'eau pure, est pour lui si rare, elle lui semble un si grand bienfait du ciel, qu'il songe peu à demander à l'industrie des liqueurs spiritueuses. Il a exercé son intelligence pour connaître bien son empire, et la scène mouvante des déserts, où les vents transportent des montagnes de sables, où un souffle brûlant et empoisonné, le shamsynn, porte souvent la mort avec lui, ne lui cause ni étonnement ni effroi. Il demande hardiment à ce désert le peu de richesses qu'il recèle ; il le traverse sans crainte dans tous les sens ; il a asservi tous les animaux qui l'habitent, ou plutôt il se les est associé en ami ; il a partagé avec eux tous les biens qu'il peut arracher à une nature avare ; il a dirigé leur intelligence pour recueillir et conserver la chétive nourriture que produit pour eux l'Arabie, et en profitant de leurs travaux, il a conservé la noblesse de leur caractère. Le cheval vit au milieu de ses enfants ; son intelligence est constamment développée par la société humaine, et il lui obéit plus par affection que par crainte. Le chameau lui a soumis sa force et sa patience, et il lui a rendu possible d'animer, par un commerce actif, un pays qui semblait devoir rester fermé à toute communication. C'est par le triomphe de l'industrie et du courage que l'homme peut vivre en Arabie, en luttant contre la nature ; il n'y vivrait pas s'il de voit lutter encore contre le despotisme. L'Arabe a toujours été libre ; il le sera toujours, car la perte de sa liberté entraînerait presque immédiatement la perte de son existence. Comment le travail qui suffit à peine pour le maintenir lui-même paierait-il encore des rois ou des soldats ? L'habitant seul de l'Arabie-Heureuse n'a ; point reçu du sort cette sévère garantie. Il y a des rois absolus dans l'Yémen, le pays a même plus d'une fois été exposé aux conquêtes des étrangers ; mais les villes des bords de la mer Rouge sont des républiques, et l'Arabe du désert ne connaît que le gouvernement paternel. Le cheik, l'ancien de la tribu, en est regardé comme le père : tous les membres de cette tribu se disent ses enfants, figure de rhétorique souvent adoptée par d'autres gouvernements, mais qui seulement en Arabie s'éloigne peu de la réalité. Le cheik conseille ses enfants pour leur bien ; il ne leur commande pas : les résolutions de la tribu sont prises dans l'assemblée des vieillards, et celui à qui elles ne conviennent pas détourne son cheval dans le désert, et continue sans ses frères sa route solitaire. A peine quelques districts de l'Arabie sont-ils de loin en loin susceptibles d'être améliorés par le travail de l'homme : là seulement il existé une propriété territoriale ; partout ailleurs la terré, comme l'air, comme l'eau, appartient à tous les Hommes, et les produits qu'elle donne sans culture sont communs à tous ses habitants. La lutte fréquente du Bédouin, qui ne reconnaît point de propriété territoriale, avec ceux qui, s'étant partagé des champs qu'ils avaient enclos, ont prétendu qu'ils étaient à eux, a accoutumé le premier à respecter peu toutes les lois qui règlent la propriété entré les hommes. Il n'en reconnaît d'autres que celles de sa tribu ; le bien de son frère seul est sacré pour lui, ou encore celui que son frère a garanti : sur tout autre il croit pouvoir exercer le droit de bonne guerre : aussi le Bédouin qui se respecte, qui croit se conformer aux lois de la morale et à celles de son pays exerce-t-il sans scrupule le métier de voleur. Il attaque à main armée, il partage la propriété étrangère qu'il peut atteindre. Les mots d'étranger et ennemi sont pour lui synonymes ; à moins que l'étranger n'ait acquis les droits d'un hôte, qu'il n'ait goûté du sel a sa table, ou même que, par une noble confiance, sans aucun rapport antérieur, il soit venu s'asseoir sur son foyer : alors l'étranger devient pour lui une personne sacrée ; il partagera avec lui son dernier morceau de pain, son dernier verre d'eau, et tant qu'il lui restera quelque, vigueur, il l'emploiera à le défendre. Chez les autres nations, la noblesse n'est guère autre chose que la transmission d'une ancienne richesse et d'un ancien pouvoir ; mais le Bédouin qui n'a jamais qu'une richesse mobilière ; et qui. ne la conserve pas longtemps ; qui n'obéit à aucun pouvoir et qui se soucie peu de commander ; s'il a du. respect pour l'antiquité des races y s'il garde avec un soin religieux et sa propre généalogie, et celle aussi de ses chevaux favoris, honore ainsi seulement les temps passés, la puissance de la mémoire, et cette vigueur de l'imagination qu'il cultive sans cesse dans ses longues solitudes et ses longs loisirs. L'Arabe est de tous les peuples celui dont l'esprit s'exerce le plus constamment. L'histoire de sa tribu doit servir de règle à sa conduite. Appelé dans sa vie errante à rencontrer des hommes de toutes les races, il ne veut jamais oublier le bien ou le mal que ses pères ont reçu des pères de ceux qu'il trouve sur son chemin. Dans l'absence de tout pouvoir social, de toute garantie donnée par les magistrats ou les lois à la sûreté privée, la reconnaissance et la vengeance sont devenues les lois fondamentales de sa conduite ; elles ont été placées par toutes ses habitudes, par tous les enseignements qu'il a reçus, par-delà les bornes du raisonnement, sous la garantie de l'honneur et d'une sorte de religion. Sa reconnaissance est sans bornes dans sa générosité, sa vengeance est sans pitié ; elle est de plus patiente et artificieuse autant que cruelle, parce qu'elle est entretenue par un sentiment de devoir et non par la haine. L'étude des temps passés, celle même des généalogies, sert de flambeau à ces deux passions. La mémoire de l'Arabe est enrichie cependant par d'autres souvenirs encore. Le plus vif des plaisirs nationaux est celui de la poésie, d'une poésie bien différente de la nôtre ; elle exprime des désirs plus impétueux, des passions plus brûlantes, et elle le fait dans un langage bien plus figuré et avec une imagination bien plus désordonnée. Nous sommes de mauvais juges et de ses beautés et de ses défauts ; nous devons reconnaître cependant qu'elle n'appartient point à une nation barbare, mais au contraire à une nation qui, suivant vers la civilisation une autre route que la nôtre, s'est avancée aussi loin que pouvait le permettre le climat qu'elle habitait et des obstacles insurmontables. En effet, la langue de l'Arabe, instrument de sa littérature, a été façonnée avec soin, et l'homme du désert est sensible au plus léger manque de délicatesse et de pureté dans l'expression. L'éloquence a été cultivée comme la poésie, et avant que celle de la chaire eût acquis sous le règne des khalifes ses plus grands développements, l'éloquence politique avait brillé d'un grand éclat, et dans les conseils des républiques de la mer Rouge, et sous les tentes du désert, où les chefs de la nation avaient besoin de persuader à ceux qui ne savent ce que c'est qu'obéir. La religion tenait plus de place encore que la poésie dans l'imagination des Arabes. Ce peuple grave et sérieux, luttant sans cesse avec les difficultés, toujours en présence de la mort, souvent exposé à ces longues privations qui exaltent l'âme des cénobites, avait dans tous les temps tourné ses méditations vers la partie mystérieuse de la destinée humaine, et vers ses relations avec le monde invisible. La plus ancienne religion de la terre, le judaïsme, était ne presque dans l'enceinte de l'Arabie. La Palestine est sur ses frontières ; les Hébreux avaient longtemps habité le désert. L'un des livres sacrés, celui de Job, fut écrit par un Arabe en Arabie ; dans un autre, l'origine de la nation arabe, la descendance d'Ismaël, fils d'Abraham, flattait l'orgueil national. De nombreuses et puissantes colonies de juifs étaient disséminées dans l'Arabie, et y professaient librement leur religion. Des colonies plus nombreuses de chrétiens y avaient été successivement introduites par les furieuses persécutions exercées dans l'empire contre toutes les sectes qui s'étaient successivement éloignées de l'orthodoxie, dans les longues querellés de l'arianisme et dans celles des deux natures. L'Arabie était trop complètement libre pour que la tolérance n'y fût pas entière, et pour que toutes ces sectes réfugiées, tous les prosélytes qu'elles pourraient faire parmi les Arabes, ne fussent pas sur un pied de parfaite égalité. L'impossibilité où elles se trouvaient de se nuire les avait forcées à s'entendre, et ceux qui, de l'autre côté des frontières, étaient sans cesse occupés à se dénoncer aux tribunaux, à se dépouiller réciproquement de tous les privilèges de citoyens ou d'hommes, avaient retrouvé dans leur cœur, en Arabie, quelques sentiments de charité. Mais, quoique l'Arabie eût admis dans son sein des juifs, des chrétiens de toutes les sectes, des mages, des sabéens, elle avait aussi une religion nationale, un polythéisme qui lui était propre ; son principal temple était la Caaba à la Mecque, Elle y présentait, à la vénération des fidèles, un bolide, une pierre noire tombée du ciel, et le même temple était orné de trois cent soixante idoles. La garde de la Caaba était confiée à la famille des Koreishites, la plus ancienne et la plus illustre de la république de la Mecque, et cette fonction sacerdotale donnait au chef des, Koreishites la présidence dans les conseils de la république. Des pèlerins de toutes les parties de l'Arabie se rendaient avec une grande dévotion à la Mecque, pour adorer la pierre noire et déposer leurs offrandes dans la Caaba : aussi les citoyens de là Mecque, dont la ville privée d'eau et entourée d'un terroir stérile avait dû sa prospérité plus à la superstition qu'au commerce, étaient-ils attachés à la religion nationale avec un zèle que redoublait l'intérêt personnel. Dans une des familles les plus distinguées de l'Arabie naquit, en 569, un homme qui réunissait toutes les qualités qui caractérisent sa nation. Ce fut Mahomet, fils d'Abdallah, de la race des Koreishites, et de la branche particulière d'Ashem, à laquelle la garde de la Caaba et la présidence de la république de la Mecque étaient confiées. Le grand-père de Mahomet, Abdal Motalleb, avait lui-même exercé cette haute dignité ; mais il mourut, ainsi qu'Abdallah, avant que Mahomet fût parvenu à l'âge d'homme. La présidence de la Mecque passa à Abu Taleb, l'aîné de ses fils, et la part de Mahomet dans l'héritage paternel fut réduite à cinq chameaux et un seul esclave. A l'âge de vingt cinq ans, il s'engagea au service d'une riche et noble veuve nommée Cadijah, pour les intérêts commerciaux de laquelle il fit deux voyages en Syrie. Son zèle et son intelligence furent bientôt récompensés par la main de Cadijah. Son épouse n'était plus jeune, et Mahomet, qui passait pour le plus beau de la race des Koreishites, et qui avait pour les femmes une passion que les mœurs arabes ne condamnent point, et que la polygamie, établie par les lois, a sanctionnée, fut fidèle à Cadijah, avec une tendre reconnaissance, pendant une union de vingt-quatre ans ; tant qu'elle vécut, il ne lui donna point de rivale. Rendu, par son mariage, à l'opulence et au repos, Mahomet, dont le caractère était austère, l'imagination ardente, et que son extrême sobriété, supérieure à celle de la plupart des anachorètes, disposait peut-être encore aux méditations religieuses et aux rêveries exaltées, n'eut plus d'autre pensée, d'autre occupation que de fixer sa propre croyance, de la dégager des superstitions grossières qui régnaient sur son pays, et de s'élever à la connaissance de Dieu. Petit-fils et neveu du grand-prêtre d'une idole, puissant et considéré dans le monde par ses rapports avec le temple de la pierre noire, il ne reconnut la Divinité ni dans ce grossier emblème ni dans les idoles faites de main d'homme qui l'entouraient. Il la chercha dans son âme ; il la conçut comme un esprit éternel, présent partout, bienfaisant, et qu'aucune image corporelle ne pouvait représenter. Après s'être pénétré pendant quinze ans de cette idée sublime, après l'avoir mûrie par ses méditations, et avoir peut-être exalté son esprit par ses rêveries, il résolut, à l'âge de quarante ans, de se faire le réformateur de sa nation ; il se crut, il le dit du moins, appelé à cette œuvre par une mission spéciale de la Divinité. Il serait bien injuste de ne vouloir chercher qu'un imposteur, et non un réformateur, dans l'homme qui fit faire à une grande nation le pas le plus important de tous dans la connaissance de la vérité ; qui la fît passer d'une idolâtrie absurde et dégradante, d'un esclavage dés prêtres qui compromettait la morale, et qui ouvrait, par des expiations, un marché pour le rachat du vice, à la connaissance du Dieu tout puissant, tout bon, présent partout, du vrai Dieu ; car dès que ses attributs sont les mêmes, et qu'on n'en admet qu'un seul, le Dieu des musulmans est le même que le Dieu des chrétiens. Mais la profession de foi que Mahomet enseigna à ses disciples, et qui, jusqu'à ce jour, s'est conservée sans altération, sans addition, parmi eux, c'est qu'il n'y a qu'un seul Dieu, et que Mahomet est le prophète de Dieu. Fut-il un imposteur pour s'être, dit prophète ? Même à cet égard, une triste expérience, de la faiblesse humaine, de ce mélange d'enthousiasme et d'artifice qui, dans tous les temps, s'est laissé découvrir chez tous les chefs de secte, que nous retrouverions peut-être aujourd'hui même, et non loin de nous, chez des hommes dont la persuasion est sincère, dont le zèle est ardent, et dont les paroles annoncent ou laissent supposer des dons surnaturels que cependant ils ne possèdent point, doit nous enseigner l'indulgence. La persuasion profonde se confond aisément avec une révélation intérieure ; les rêves d'une imagination exaltée deviennent des apparitions ; la foi dans un événement futur nous apparaît comme une prophétie-, ou hésite à dissiper une erreur qu'on a vue naître d'elle-même dans l'âme d'un fidèle, lorsqu'on la croit avantageuse à son salut ; après avoir respecté ses illusions, on se permet de les aider, et l'on arrive aux fraudes pieuses, que l'on croit justifiées par leur but et par leur effet ; on se persuade bientôt ce qu'on a persuadé aux autres, et l'on croit en soi-même lorsque ceux qui vous aiment croient en vous. Mahomet ne prétendit jamais au don des miracles : nous n'aurions pas à aller bien loin pour trouver aujourd'hui des prédicateurs qui n'ont point fondé d'empire, et qui ne sont pas si modestes. Mais la bonne foi elle-même ne donne aucune garantie contre les dangers du fanatisme, contre l'intolérance qu'il développe, contre la cruauté qui en est la suite. Mahomet fut le réformateur des Arabes ; il leur enseigna et il voulut leur enseigner la connaissance du vrai Dieu ; cependant, dès qu'il eut adopté le caractère nouveau de prophète, sa vie perdit de sa pureté, son caractère de sa douceur : la politique entra dans sa religion, la fraude se mêle toujours plus à sa conduite, et sur la fin de sa carrière, on est embarrassé de s'expliquer comment il pouvait encore être de bonne foi avec lui-même. Mahomet ne savait pas lire ; la connaissance des lettres n'était pas nécessaire, en Arabie, à une bonne éducation : mais sa mémoire était ornée de toutes les plus brillantes poésies de sa langue ; son style était pur et élégant, et son éloquence était persuasive et entraînante. Le Koran, qu'il dicta, passe pour le chef-d'œuvre de la littérature arabe, et les musulmans n'hésitent point à dire qu'il doit être inspiré, puisqu'aucun homme n'aurait pu écrire d'une manière si sublime. Il est vrai que, pour d'autres que des musulmans, cette inspiration divine ne se fait point reconnaître. Une admiration professée dès l'enfance pour un ouvrage sans cesse présent à la mémoire, sans cesse rappelé par toutes les allusions de la littérature nationale, crée bientôt cette beauté même qu'elle croit trouver dans le livre. Au reste, la rareté de l'éducation littéraire paraît avoir communiqué à Mahomet une sorte de respect religieux pour tout livre qu'on donnait pour inspiré. L'autorité DU LIVRE, l'autorité de ce qui est écrit est toujours grande chez tous les peuples demi-barbares ; elle l'est surtout chez les musulmans. Les livres des juifs, les livres des chrétiens, les livres mêmes des mages, relèvent aux yeux des disciples de Mahomet ceux qui en font la règle de leur foi au-dessus de la classe des infidèles ; et Mahomet, en se donnant pour le dernier et le plus grand des prophètes de Dieu, pour le paraclet promis dans l'Ecriture, admettait six révélations successives, d'Adam, de Noé, d'Abraham, de Moïse, du Christ et de lui-même, toutes procédant de la Divinité, et dont la sienne ne faisait qu'accomplir toutes les autres. La religion de Mahomet ne se composa pas seulement de la croyance dans le dogme, mais aussi de la pratique de la morale, de la justice et de la charité. Il lui est arrivé, il est vrai, ce qui arrive souvent aux législateurs qui veulent soumettre les vertus du cœur à des règles positives ; c'est que la forme a pris la place du fond. Le Koran est, de toutes les législations religieuses, celle qui a fait de l'aumône le' devoir le plus étroit, et qui lui a donné les bornes les plus précises : il exige pour la bienfaisance entré un dixième et un cinquième du revenu de chaque fidèle. Mais la règle a été mise à la place du sentiment : la charité du musulman est un calcul personnel qui ne se rapporte qu'à sou propre salut, et le même homme qui à scrupuleusement accompli les devoirs de cette charité ne s'en montre pas moins cruel et impitoyable envers ses semblables. Des pratiques extérieures étaient surtout nécessaires dans une religion qui, n'admettant aucune image, aucune cérémonie, et même aucun ordre de prêtres chargés de la défendre, autre que les gardiens des lois, semblait exposée à l'indifférence et à la froideur. La prédication fut la pratique sociale ; les prières, les ablutions, les jeûnes, furent les pratiques individuelles auxquelles les musulmans furent appelés. Jusqu'à la fin de sa vie, Mahomet prêcha constamment à son peuple, soit le vendredi, qu'il avait plus particulièrement destiné au culte, soit dans toutes les occasions solennelles, dans tous les moments de danger, dans tous ceux d'inspiration. Son éloquence-entraînante contribua à multiplier le nombre de ses sectateurs et à entretenir leur zèle. Après lui, les premiers khalifes, et tous ceux qui avaient parmi les croyants quelque autorité continuèrent leurs prédications, souvent à la tété des armées, et en animant l'enthousiasme militaire par l'enthousiasme religieux. Cinq fois par jour le musulman est appelé à une prière fervente, courte, et qu'il exprime dans des mots de son choix, sans s'asservir à aucune liturgie. Comme pour fixer son attention, il doit, durant cette prière, diriger ses regards vers la Mecque, vers ce temple même de la Caaba, qui était consacré à l'idolâtrie, mais que Mahomet, en le purifiant et en le vouant au vrai Dieu, regardait toujours avec le respect que ce monument avait si longtemps inspiré à sa nation et à sa famille. Pour se préparer à la prière, la propreté fut prescrite comme un devoir au fidèle qui allait se présenter devant Dieu ; et cinq ablutions des mains et du visage durent précéder les cinq prières. L'islamisme était cependant annoncé d'abord à une nation qui passait une grande partie de son existence dans dès déserts sans eau ; le Koran permit au fidèle de substituer, dans ce pressant besoin, aux ablutions d'eau les ablutions de sable. Les jeûnes furent sévères, et n'admirent aucune exception : ils portaient le caractère de l'homme sobre et austère qui les avait imposés à ses disciples. Dans tous les temps, dans tous les lieux, il leur interdit l'usage du vin et de toute liqueur fermentée ; et pendant un mois de l'année, le ramadan, qui, d'après l'usage du. calendrier lunaire, se trouve successivement tomber dans chaque saison, le musulman, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, ne peut rien boire, rien manger ; il ne peut faire usage ni des bains ni des parfums, ni accorder aux sens aucune gratification. Cependant Mahomet, qui imposait à tous ses disciples une pénitence, également rigoureuse, n'approuvait point la vie ascétique ; il ne permit point à ses compagnons de se lier par des vœux, et il déclara qu'il ne souffrirait point de moines dans sa religion. Ce ne fut que trois cents ans après sa mort que les fakirs et les derviches y furent introduits, et c'est un des plus grands changements qu'ait subis l'islamisme. Mais l'espèce d'abstinence sur laquelle les docteurs chrétiens ont le plus insisté, fut celte que Mahomet négligea le plus ou qu'il traita avec le plus d'indulgence. Avant lui, les Arabes avaient joui d'une licence sans bornes dans les plaisirs de l'amour ou du mariage. Mahomet condamna les unions incestueuses, il punit l'adultère et les mauvaises mœurs, il diminua la facilité du divorce, mais il permit à chaque musulman d'avoir quatre femmes ou concubines ; il régla tous leurs droits, leurs privilèges et leur douaire ; puis, s'élevant seul lui-même au-dessus des lois qu'il avait données aux autres, après la mort de Cadijah, sa première femme, il épousa successivement quinze, ou, selon d'autres, dix-sept femmes, qui toutes, à la réserve d'Ayesha, fille d'Abubeker, étaient veuves : un chapitre nouveau du Koran lui fut apporté par un ange, pour le dispenser de la soumission à une loi qui nous semble si peu sévère. L'indulgence pour cette passion brûlante des Arabes, passion qu'il partageait lui-même, se manifeste de nouveau dans l'annonce des récompenses d'une vie future, par laquelle Mahomet donna une sanction à sa religion. Il décrivit les formes du jugement à venir, dans lequel le corps s'unissant de nouveau à l'âme, les péchés et les bonnes œuvres de quiconque croit en Dieu seraient pesés, et récompensés ou punis. Avec une tolérance rare pour un sectaire, il annonça, ou du moins il n'empêcha pas de croire, qu'on pouvait être sauvé dans toute religion, pourvu qu'on eût pratiqué les bonnes œuvres. Mais il promit au musulman, quelle qu'eût été sa conduite, qu'il parviendrait toujours finalement en paradis, après avoir expié ses péchés ou ses crimes, dans un purgatoire qui ne pouvait durer plus de sept mille années. La peinture qu'il faisait de ce purgatoire ou de l'enfer, ne différait point de celle qui, dans d'autres religions, a été présentée à la terreur des hommes. Mais le paradis fut peint par une imagination arabe ; des bosquets, des ruisseaux, des fleurs, des parfums sous un ombrage frais, et soixante-douze houris, ou jeunes vierges, aux yeux noirs et resplendissantes de beauté, qui s'attachent à faire pour jamais la félicité de chaque vrai croyant, furent les récompenses promises aux fidèles. Quoique Mahomet eût trouvé plusieurs de ses disciples les plus zélés parmi les femmes, il s'abstint de donner à connaître quelle sorte de paradis leur serait réservé. Parmi les croyances que Mahomet prit à tâche d'inculquer dans l'esprit de tous les musulmans, il en est une qui acquit plus d'importance lorsqu'il joignit le caractère de conquérant à celui de prophète. Pour expliquer l'union inconcevable de la prescience divine avec la liberté humaine, il avait penché vers le fatalisme ; mais il ne nia jamais l'influence de notre volonté sur tout le reste de nos actions ; il enseigna seulement à ses soldats que l'heure de la mort était écrite d'avance dans le livre de la vie ; que celui qui l'évitait à la bataille la rencontrerait dans son lit ; et en isolant cette idée de toutes les autres, en l'inculquant d'autant plus fortement qu'il insistait moins sur toute autre contrainte apportée par la prescience divine au libre arbitre, encore que le fatalisme, pour être rationnel, dût s'étendre à toutes nos actions, à tous nos mouvements, il inspira aux musulmans une indifférence dans le danger, il donna à leur bravoure une sécurité qu'on chercherait en vain dans les soldats qu'animent seulement les sentiments plus nobles de l'honneur et du patriotisme. Mahomet commença en l'année 609, lorsqu'il était déjà âgé de quarante ans, la prédication de sa nouvelle doctrine à la Mecque. Il chercha d'abord dans sa famille ses premiers prosélytes, et l'influence qu'il obtint sur leur esprit fait l'éloge de son caractère domestique. Cadijah fut convertie la première, ensuite Séide, l'esclave de Mahomet ; puis Ali, fils d'Abu Taleb, son cousin, et Abubeker, un des citoyens les plus estimés de la Mecque. Dix ans furent employés par Mahomet à répandre lentement la nouvelle doctrine parmi ses compatriotes ; tous ceux qui l'adoptaient s'animaient en même temps de la foi ardente des nouveaux convertis. Le prophète — c'était le seul nom sous lequel Mahomet était connu entre les disciples — leur paraissait toujours parler au nom de la Divinité : il ne laissait pas un doute dans leur esprit ou sur les vérités qu'il révélait, ou sur l'accomplissement de ses promesses, et dès la quatrième année, il avait choisi pour son vizir, Ali son cousin, âgé à peine de quatorze ans, lorsque l'empire qu'il avait à gouverner ne s'étendait encore que sur une vingtaine de croyants. Mahomet ne s'adressait pas seulement aux citoyens de la Mecque ; il attendait à la Caaba les pèlerins qui arrivaient de toutes les parties de l'Arabie, il leur représentait l'incohérence et la grossièreté de la religion qu'ils venaient y pratiquer, il leur demandait de faire usage de leur raison, et de reconnaître ce Dieu in visible, tout bon, tout puissant, le maître de l'univers, si supérieur à la pierre noire ou au idoles devant lesquelles ils venaient se prosterner. L'éloquence de Mahomet lui gagnait en effet des prosélytes ; mais les citoyens de la Mecque s'indignaient de voir leur culte attaqué dans leur propre temple, et la prospérité de leur ville sainte compromise en même temps que leur religion, par le petit-fils de leur grand-prêtre, le neveu de leur président actuel. Ils sommèrent Abu Taleb de faire cesser ce scandale. L'oncle de Mahomet, tout en résistant de toute sa force aux prédications de son neveu, ne permit point qu'on attentât à sa vie pu à sa liberté. Mahomet, soutenu par la famille de Hashem contre le reste des Koreishites, ne se soumit point à un décret d'excommunication prononcé contre lui et affiché dans le temple. Avec ses disciples, il soutint un siège dans sa maison, il repoussa les assaillants, et conserva sa place à la Mecque, jusqu'à la mort d'Abu Taleb et de Cadijah. Mais lorsqu'un nouveau chef fut donné à la république et à la religion, en la personne d'Abu Sophian, de la branche des Ommiades, Mahomet reconnut que la fuite était sa seule ressource ; car déjà ses ennemis étaient convenus qu'il serait frappé en même temps par. le glaive d'un membre de chaque tribu, pour qu'aucune ne fût en particulier désignée à la vengeance des hashemites. Un refuge cependant était déjà préparé à Mahomet ; sa religion avait fait des progrès dans le reste de l'Arabie, et la ville de Médine, à soixante milles de distance, vers le nord de la Mecque, sur le même golfe Arabique, s'était déclarée prête à le recevoir, et à, le reconnaître comme prophète et comme souverain. Mais la fuite était difficile ; c'est cette fuite fameuse, qu'on a nommée l'hégire, et qui est la grande ère des musulmans. Les Koreishites gardaient à vue Mahomet. Ils furent trompés par le courageux Ali, qui prit sa place dans son lit, croyant ainsi se dévouer à leurs poignards. Mahomet et Abubeker s'enfuirent seuls. Dans les déserts de l'Arabie, où peu d'objets interrompent l'uniformité de l'horizon, il n'est point facile d'échapper à la vue d'ennemis bien montés et qui vous poursuivent. Les deux fugitifs, prêts d'être atteints par les Koreishites, trouvèrent un refuge dans la caverne de Thor, où ils passèrent trois jours ; et cette caverne ne fut point explorée, parce qu'une araignée, ayant fait sa toile à l'entrée, donna lieu de conclure qu'aucun homme n'y avait mis le pied. Ce ne fut qu'après que l'ardeur de la poursuite fut suspendue que Mahomet et Abubeker, montés sur des dromadaires que leurs partisans leur avaient procurés, et accompagnés d'une troupe choisie de fugitifs de la Mecque, firent leur entrée dans Médine, seize jours après leur sortie de la première ville, le 10 octobre 622. A dater de ce jour, Mahomet, déjà âgé de cinquante-trois ans, ne fut plus considéré seulement comme un prophète, mais aussi comme un souverain militaire. Sa religion prit alors un autre esprit : il ne se contenta plus de la persuasion, il commanda l'obéissance. Il déclara que la saison du support et de la patience était terminée, et que sa mission, celle de tout vrai croyant, était d'étendre sa religion par l'épée, de détruire les temples des infidèles, et tous les monuments de l'idolâtrie, et de poursuivre les incrédules jusqu'aux extrémités de la terre, sans suspendre cette œuvre sainte, même dans les jours consacrés plus spécialement à la religion. L'épée, dit-il, est la clef du ciel et de l'enfer. Une goutte de sang versé dans la cause de Dieu, une nuit passée pour lui sous les armes, seront plus comptés au fidèle que deux mois de jeûnes et de prières ; à quiconque tombe dans la bataille, tous ses péchés sont pardonnés. Au jour du jugement, ses blessures brilleront des couleurs du vermillon, elles répandront les parfums du musc et de l'ambre, et les membres qu'il aura perdus seront remplacés par les ailes des anges et des chérubins. Les gloires du ciel n'étaient pas les seules récompenses offertes à la valeur des musulmans ; les richesses de la terre devaient aussi être partagées entre eux, et Mahomet commença dès lors à les conduire à l'attaque des riches caravanes qui traversaient le désert. Alors sa religion se recommanda au Bédouin errant, moins par les dogmes sublimes de l'unité et de la spiritualité de Dieu que par l'abondance du pillage et par l'abandon au vainqueur des femmes et des captives, aussi bien que des richesses des infidèles. Au temps même toutefois où Mahomet partageait les trésors conquis entre les croyants, il ne s'éloignait point lui-même de sa simplicité antique : sa maison et sa mosquée, à Médine, étaient dépourvues de tout ornement ; son habillement était grossier, sa nourriture se bornait à quelques dattes ou du pain d'orge, et en prêchant chaque vendredi au peuple, il s'appuyait sur le tronc d'un palmier. Ce ne fut qu'après plusieurs années qu'il s'accorda le luxe d'une chaise de bois pour s'asseoir. La première bataille de Mahomet fut livrée en 623, contre les Koreishites, dans la vallée de Beder. Mahomet voulait s'emparer d'une riche caravane conduite par Abu Sophian ; les habitants de la Mecque étaient accourus en nombre infiniment supérieur pour la délivrer : trois cent treize musulmans s'y trouvaient opposés à huit cent cinquante fantassins koreishites, secondés par cent chevaux. C'était avec ces faibles moyens que se soutenait alors une guerre qui devait décider bientôt du sort d'une grande partie de l'univers. Le fanatisme des musulmans triompha du nombre de leurs adversaires : ils crurent que l'assistance invisible de trois mille anges, conduits par l'archange Gabriel, avait décidé du combat. Mais Mahomet n'avait pas fait dépendre du succès la croyance de son peuple : la même année, il fut battu à Ohud, à six milles de Médine ; il y fut blessé lui-même, et, de la chaire, il annonça aux croyants sa défaite et la mort de soixante-dix martyrs qui, dit-il, étaient déjà entrés dans la gloire du paradis. Mahomet devait aux juifs une partie de ses connaissances et de sa religion ; mais il éprouvait contre eux cette haine qui semble s'animer dans les sectes religieuses, lorsqu'il n'y a entre elles qu'une seule différence au milieu de nombreux rapports. De puissantes colonies de cette nation, riches, commerçantes et dépourvues de toutes vertus guerrières, étaient établies en Arabie, à peu de distance de Médine. Mahomet les attaqua successivement, de l'an 623 à l'an 627 ; il ne se contenta pas de partager leurs richesses, il abandonna presque tous les vaincus à des supplices qui, dans d'autres guerres, souillaient rarement ses armes. Mais l'objet des désirs les plus ardents de Mahomet était la conquête de la Mecque. C'était à ses yeux et le siège futur de sa religion et sa vraie patrie ; c'était là qu'il voulait recouvrer la grandeur de ses ancêtres, et la surpasser par la sienne. Ses premières tentatives eurent peu de succès. Mais chaque année il gagnait quelque nouveau prosélyte : Omar, Caled, Amrou, qui s'étaient distingués dans les rangs de ses ennemis, passèrent successivement sous ses étendards. Dix mille Arabes du désert étaient venus grossir son armée, et en 629, Abu Sophyan fut forcé de lui remettre les clefs de la ville. Onze hommes et six femmes, parmi ses anciens ennemis, furent proscrits par la sentence de Mahomet. C'était peu de chose pour la vengeance d'un Arabe. Les Koreishites s'étant prosternés à ses pieds : Quelle merci, leur dit-il, pouvez-vous attendre d'un homme que vous avez autant offensé ? — Nous nous confions, répondirent-ils, dans la générosité de notre parent. — Et vous ne vous serez pas confiés en vain, reprit-il, car vous êtes libres. La Caaba fut purifiée par ses ordres. Tous les habitants de la Mecque embrassèrent la religion du Koran, et une loi perpétuelle prononça qu'aucun infidèle ne pourrait mettre le pied sur le territoire de la cité sainte. Chaque progrès que faisait le prophète conquérant rendait le suivant plus facile, et après la conquête de la Mecque, celle du reste de l'Arabie ne lui coûta guère que quatre ans ; de 629 à 632. Elle fut signalée par la grande victoire d'Hunain, et par le siège et la réduction de Tayef. Ses lieutenants s'avancèrent des rivages de la mer Rouge à ceux de l'Océan et à ceux du golfe Persique, et au dernier pèlerinage de Mahomet, autour de la Caaba, en 632, cent quatorze mille musulmans marchaient déjà sous ses étendards. Pendant les dix années de son règne, Mahomet combattit en personne à neuf sièges ou batailles, et ses lieutenants conduisirent les musulmans à cinquante expéditions militaires ; presque toutes furent confinées dans les bornes de l'Arabie : cependant, en 629 ou 630, Séide conduisit une troupe de musulmans en Palestine, et Héraclius, à peine de retour de ses brillantes campagnes contre les Persans, fut attaqué par un ennemi inconnu. L'année suivante, Mahomet lui-même s'avança à la tête d'une armée de vingt mille fantassins et dix mille chevaux sur la route de Damas, et il déclara formellement la guerre à l'empire romain. Toutefois il ne paraît point qu'il y ait eu alors de combat, et peut-être sa santé affaiblie le détermina-t-elle à licencier son armée. Mahomet, en 632, était parvenu à sa soixante-troisième année : depuis quatre ans la vigueur de corps qu'il avait auparavant déployée semblait l'abandonner ; cependant il remplissait toujours toutes ses fonctions de roi, de général et de prophète. Une fièvre de quatorze jours, accompagnée quelquefois de délire, fut la maladie qui le mit au tombeau. Comme il se sentit en danger, il se recommanda dans la chaire aux prières des fidèles et au pardon de ceux qu'il pourrait avoir offensés, S'il y a quelqu'un ici, dit-il, que j'aie frappé injustement, je me soumets à ce qu'il me frappe à son tour ; si j'ai porté atteinte à la réputation de quelque musulman, qu'il révèle à son tour mes péchés. Si j'ai dépouillé quelqu'un de son bien, me voici prêt à acquitter ma dette. — Oui, s'écria une voix de la foule, tu me dois trois drachmes d'argent qui ne m'ont point été payées. Mahomet examina la dette, l'acquitta, et remercia son créancier de l'avoir demandée dans ce inonde plutôt qu'au pied du tribunal de Dieu. Il affranchit ensuite ses esclaves, il donna des ordres détaillés pour ses funérailles, il calma les lamentations de ses amis, et il prononça sur eux sa bénédiction. Jusqu'à trois jours avant sa mort, il continua à faire la prière dans la mosquée. Lorsqu'enfin il se sentit trop faible, il chargea Abubeker de cette fonction, et l'on crut qu'il désignait ainsi son vieil ami pour être son successeur. Cependant il n'exprima à cet égard aucune opinion, aucune volonté, et parut s'en remettre à la décision de l'assemblée des croyants. Il vit avec calme les approches de la mort ; mais mêlant jusqu'au bout les prétentions suspectes d'un prophète à la foi vive d'un enthousiaste, il répéta les paroles qu'il disait entendre de l'ange Gabriel, qui pour la dernière fois visitait la terre à son occasion. Il confirma ce qu'il avait annoncé précédemment, que l'ange de la mort n'emmènerait point son âme avant de lui en avoir demandé formellement la permission, et il accorda cette permission à haute voix. Étendu sur un tapis qui couvrait le plancher, il reposait pendant sa dernière agonie, la tête sur le sein d'Ayesha, la plus chérie de ses femmes. La douleur le fit évanouir ; mais en revenant a lui, il fixa ses jeux sur le plafond, et prononça distinctement ces dernières paroles : Ô Dieu ! pardonne mes péchés..... oui..... je viens rejoindre mes concitoyens dans le ciel. Et il expira, le 25 mai, ou, selon un autre calcul, le 7 juin 632. Le désespoir éclatait cependant parmi ses disciples dans la ville de Médine, où il se trouvait alors, et surtout dans sa maison. Le fougueux Omar, tirant son sabre, déclara qu'il abattrait là tête de l'infidèle qui oserait dire que le prophète n'était plus. Mais Abubeker, l'ami et le plus ancien des disciples de Mahomet, s'adressant à Omar et à la multitude, leur dit : Est-ce Mahomet ou le dieu de Mahomet que nous adorons ? Le dieu de Mahomet vit éternellement, mais l'apôtre n'était qu'un mortel comme nous-mêmes, et comme il nous l'avait annoncé, il a éprouvé le sort commun de l'humanité. Le tumulte fut apaisé par ces paroles, et Mahomet fut enterré par ses parents et par les soins d'Ali, son cousin et son gendre, dans le lieu même où il avait expiré. |