IL y a des périodes dans l'histoire du monde où un voile ténébreux semble s'étendre sur toute la terre, et où tous les documents authentiques, tous les témoins impartiaux nous manquent, pour nous faire comprendre la suite des événements. Nous sommes arrivés à une de ces périodes d'obscurité : c'est le VIIe siècle, où les historiens de l'Occident et de l'Orient se taisent en même temps, et où de grandes révolutions se préparent ou s'accomplissent sans que nous puissions en développer les circonstances ou en concevoir l'enchaînement. Ces ténèbres, qui couvrent en même temps l'histoire des Francs ou des Latins et celle des Grecs, durèrent jusqu'au moment où une lumière nouvelle et inattendue sortit de l'Arabie, et où un peuple de pasteurs et de voleurs recueillit tout à coup l'héritage des lettres que les nations dès longtemps civilisées laissaient échapper. Le principal luminaire de l'histoire d'Occident après la chute de l'empire romain, Grégoire, évêque de Tours, qui mourut en 595, n'a conduit son histoire ecclésiastique des Francs que jusqu'à l'année 591 Malgré son ignorance, son intolérance, et le désordre de sa narration, il nous fait seul connaître des mœurs, des opinions, un système de gouvernement qui, sans lui, seraient enveloppés de l'obscurité la plus profonde. Après lui, un autre auteur, bien plus barbare, bien plus concis, qu'on croit s'être nommé Frédégaire, a continué l'histoire des Francs jusqu'à l'année 641, et il a, comme son prédécesseur, répandu une faible lumière, non seulement sur la Gaule, mais sur la Germanie, l'Italie et l'Espagne. Après Frédégaire on ne trouve plus rien qui puisse mériter le nom d'histoire, jusqu'au temps de Charlemagne. Il s'écoula un siècle et demi pour lequel on n'a presque, dans tout l'Occident, que des dates et des conjectures. De même, dans l'Orient, après la grande lumière répandue sur l'histoire par les deux contemporains de Justinien, Procope et Agathias, on se trouve réduit, d'abord au récit toujours incomplet dans sa diffusion, toujours ampoulé, toujours chargé d'ornements superficiels et vide de choses, dé Théophylact Simocatta ; et celui-ci s'arrêtant vers l'année 603, on est obligé de descendre aux chroniques et aux abrégés de Théophanes et de Nicéphore, tous deux morts après Charlemagne, et tous deux occupés uniquement de la chronologie, non des causes ou des effets des événements. Cette longue période, si mal connue, ne fut pas cependant sans importance ou dans l'Occident ou dans l'Orient. L'Italie, sous la domination des Lombards, dont le premier historien, Paul Warnefrid, est aussi contemporain dé Charlemagne, se rétablissait lentement de ses calamités ; les rois lombards, d'abord électifs, et plus tard héréditaires, montrèrent du respect pour la liberté de leurs sujets, aussi bien pour ceux d'origine romaine que' pour ceux de la race teutonique ; leurs lois furent égales et sages, du moins pour des lois de peuples barbares : leurs ducs ou gouverneurs de province acquirent de bonne heure un sentiment de fierté et d'indépendance qui leur fit chercher un appui dans l'affection de leurs sujets. Nous ne donnerons pas la chronologie des vingt-un rois lombards qui se succédèrent dans l'espace de deux cent six ans, depuis la conquête d'Alboin en 568, jusqu'au renversement de leur monarchie par Charlemagne en 774. Ces noms échapperaient bientôt à la mémoire, et leur histoire n'est point assez détaillée pour que nous puissions les graver dans lé souvenir par des pensées qui se rattachent aux faits ; nous savons seulement que pendant cette période la population de l'Italie recommença à faire des progrès ; que la race des vainqueurs y prospéra, mais sans faire disparaître celle des vaincus, puisque ce fut la langue de ceux-ci qui l'emporta ; que les campagnes furent de nouveau cultivées ; que les villes se relevèrent, et surtout Pavie, capitale du royaume, et Bénévent, capitale du plus puissant des duchés lombards, qui s'étendait sur presque tout le royaume de Naples ; que les arts, qui rendent la vie douce, recommencèrent aussi à être pratiqués par les habitans de l'Italie ; et que les Lombards, entrés plus tard que les Francs dans la carrière de la civilisation, les devancèrent cependant, et s'accoutumaient déjà à regarder leurs voisins comme des barbares. Pour l'histoire des Francs, cette période serait plus importante encore si elle était mieux connue. Clothaire II, le fils de Chilpéric et l'arrière-petit-fils de Clovis, avait été proclamé roi en 613 par toute la monarchie. Son pouvoir ne s'étendait pas seulement sur les Gaules jusqu'aux Pyrénées, il était reconnu également dans toute la Germanie, même par ces Saxons que Charlemagne eut plus tard tant de peine à conquérir. Le royaume des Francs était devenu limitrophe de l'empire nouveau que les Avares avaient fondé dans la Transylvanie et la Hongrie, et qui menaçait à Constantinople les Grecs d'une ruine totale. Durant un règne de quinze ans sur ce vaste empire franc (613-628), Clothaire semble à peine avoir été troublé par aucune guerre étrangère : il se reposait dans sa force, ses voisins le craignaient, et les Lombards eux-mêmes avaient consenti à lui payer un tribut. Les arts avaient fait dans les Gaules des progrès considérables, à en juger par la quantité de temples et de couvents dont la piété de Clothaire II et de son fils couvrait la France, et par les draps de soie, par les ornements d'orfèvrerie dont ils les décorèrent. Le commerce avait aussi recouvré une activité nouvelle ; le besoin des épiceries de l'Inde, celui des manufactures de la Grèce, étaient universellement sentis par ces magnats des Francs, qui ne trouvaient point leurs désirs satisfaits par les produits naturels de leurs immenses propriétés. Quelques uns de ces chefs entreprirent d'exercer le commerce à main armée, et d'établir une communication entre la France et la Grèce par la vallée du Danube. Les marchands partaient de la Bavière, où finissait l'empire des Francs, et ils s'avançaient jusqu'au Pont-Euxin. Ils passaient entré les Avares et les Bulgares, sans cesse menacés du pillage, mais sans cesse prêts à défendre avec leur épée les convois qu'ils conduisaient au travers de ces pays sauvages. Un marchand franc, nommé Samo, se distingua, en conduisant ces caravanes, par sa valeur et par les services importants qu'il rendit aux Vénèdes ; et ce peuple slave, qui habitait la Bohême, l'en récompensa en lui déférant la royauté, que Samo conserva trente-cinq ans. Mais malgré la vaste étendue de l'empire franc, l'autorité royale était à peine sentie hors de la présence du roi. Tous les peuples germaniques avaient des ducs héréditaires qui ne rendaient à Clothaire, ou à son successeur Dagobert, qu'une obéissance presque nominale. Les provinces méridionales des Gaules se gouvernaient de leur côté par l'autorité de leurs ducs, que le roi avait bien le droit de changer, mais qu'il se hasardait rarement à destituer. Il ne se sentait complètement roi que dans les deux provinces d'Austrasie et de Neustrie : il résidait dans la seconde, et généralement à Paris, et pour que la première n'échappât point à son autorité, il lui envoya l'aîné de ses fils, Dagobert, qu'il nomma roi en 622, lorsque ce jeune prince n'était encore âgé que de quinze ans. Dagobert fixa sa résidence à Metz, sous la tutelle d'Arnolphe et de Pépin, deux des plus puissants seigneurs de l'Austrasie en-deçà du Rhin, et deux ancêtres de la maison carlovingienne. En 628, Clothaire II mourut, et Dagobert lui succéda. Un
plus jeune frère, nommé Charibert, né d'une autre femme de Clothaire, ne
conserva pas longtemps le royaume d'Aquitaine, que Clothaire lui avait
assigné en partage, et Dagobert régna sur tout l'empire des Francs, de 628 à
638, avec un pouvoir qui égalait presque celui qu'exerça plus tard
Charlemagne. Mais Dagobert nous est peint sous des traits qu'il est presque,
impossible de faire accorder : on nous parle d'abord de son extrême
modération, de sa douceur, de sa déférence à l'autorité de Pépin et de saint
Arnolphe, évêque de Metz ; et puis on nous, le montre à cette époque même
faisant assassiner Chrodoald, un des ducs de Bavière, qui lui était vivement
recommandé par son père. On nous parle du voyage qu'il fit autour de son.
royaume, pour en prendre, possession, comme ayant manifesté combien était
grand son amour pour la justice et son humanité. Mais écoutons Frédégaire
lui-même : De là il prit le chemin de Dijon et de
Saint-Jean de Lône, où il résida quelques jours, avec une forte volonté de juger
le peuple de tout son royaume selon la justice. Plein de ce désir
bienfaisant, il n'admettait point le sommeil dans ses yeux, il ne se
rassasiait point de nourriture, n'ayant d'autre pensée que de faire que tous
pussent se retirer contents de sa présence après avoir obtenu justice. Le
jour même où il comptait se rendre de Saint-Jean de Lône à Châlons, il entra
dans le bain, avant qu'il fît tout-à-fait jour, et en même temps il fit tuer
Brodulphe, oncle de son frère Charibert,
que le même historien dit être l'un des hommes les plus estimables de son
royaume. De même on nous parle de sa sagesse, de la pureté de ses mœurs ; mais on nous dit aussi qu'il s'y fit une grande révolution dès la première année de son règne, lorsqu'il eut atteint vingt ans. C'est alors, dit Frédégaire, que s'abandonnant sans mesure à la luxure, il eut, à l'exemple de Salomon, trois reines et un grand nombre de concubines. Les reines étaient Nantechilde, Wulfégonde et Berchilde ; quant aux noms des maîtresses, comme il y en avait beaucoup, j'ai redouté la fatigue de les insérer dans cette chronique. Deux actions cruelles de Dagobert souillent bien plus sa mémoire que le désordre de ses mœurs ; mais celles-là aussi ne nous sont point expliquées. Au moment de la mort de son frère, il fit massacrer son neveu encore enfant, de peur qu'il ne réclamât un jour son héritage. L'autre action est bien plus atroce encore : en une seule nuit il fit massacrer neuf mille Bulgares auxquels il avait accordé l'hospitalité, et dont il se défit ensuite, de peur de causer quelque mécontentement aux Avares, au fer desquels ces Bulgares s'étaient dérobés par la fuite. Dagobert fut le bienfaiteur de l'abbaye de Saint-Denis et le fondateur d'un grand nombre de riches couvents : aussi sa piété a surtout été célébrée par les moines. Mais c'était la piété telle qu'on l'entendait au VIIe siècle ; elle ne se manifestait par aucun autre symptôme que par les largesses faites aux couvents. Cette piété avait lié Dagobert de la manière la plus intime avec deux saints que la France vénère encore sans les connaître : le premier était saint, Éloi, orfèvre du roi, qui, sous ses yeux et par ses ordres, fît tous les ornements de l'église de Saint-Denis, et qui se croyait permis de voler saintement le trésor royal pour enrichir le couvent de Solignac, qu'il avait fondé de son côté ; le second était saint Ouen, d'abord référendaire de la cour, et plus tard évêque de Rouen. Dagobert vivait tour à tour avec ces deux saints, dont il suivait aveuglément les conseils ; avec les moines de Saint-Denis, au milieu desquels il chantait en chœur, et avec ses nombreuses maîtresses. Sa dévotion pour Saint-Denis était si exclusive qu'à plusieurs reprises il fit piller d'autres églises de ses Etats pour enrichir celle de son saint favori. A la mort de Dagobert commence la succession des rois fainéants, période de cent quatorze ans (638-762), durant laquelle treize rois régnèrent successivement, ou sur la France entière, ou sur une partie de la monarchie, sans qu'il y en ait eu plus de deux qui soient arrivés à l'âge d'homme, sans qu'il y en ait eu un seul qui ait obtenu jamais le plein développement de ses facultés. Le grand-juge, le mord-dom ; qu'on a nommé maire du palais, et qui avait été institué presque dès les commencements dans les trois monarchies, d'Austrasie, Neustrie et Bourgogne, étant, élu par le peuple, ne pouvait être, comme le roi, ou un mineur ou un imbécile. Son pouvoir s'accrut de l'incapacité de celui qui devait être son supérieur : la minorité des deux fils de Dagobert donna au maire d'autant plus d'occasion de se faire connaître de la nation et d'attirer à lui toute l'autorité : L'oisiveté dans laquelle vivait le roi, la corruption qui s'attache au pouvoir, et l'exemple de ses prédécesseurs, l'entraînèrent bientôt dans des dérèglements de tout genre. Il n'y eut pas un roi mérovingien qui ne fût père avant quinze ans, qui ne fût décrépit à trente. Ce grand pensionnaire de la nation, qui n'avait d'autre part au gouvernement que la libre disposition des terres et des domaines royaux, vivait dans une ivresse continuelle ; ses sujets ne connaissaient de lui que ses vices ; et la rapidité avec laquelle un enfant succédait à un autre enfant ne paraît pas même avoir excité de soupçons chez les Francs sur tant de morts prématurées. Un autre intérêt cependant divisait alors la nation des Francs : les petits propriétaires, désignés sous les noms d'arimans ou d'hommes libres, avaient longtemps laissé usurper leurs droits par les grands et les ducs ; longtemps ils s'étaient laissés dépouiller isolément ; ils avaient même prêté les mains à leur propre oppression en se faisant les leudes, les serviteurs des grands seigneurs, moyennant la promesse d'une assistance mutuelle. Quelque vexation plus ouverte des grands, quelque tentative plus audacieuse pour dépouiller les hommes fibres de leur propriété ou de leurs droits, les réunit, au milieu du VIIe siècle, pour leur défense. Ils avaient presque renoncé au combat en Austrasie, où la famille des ancêtres de Charlemagne, que nous nommerons d'avance carlovingienne, puisqu'elle n'avait pas d'autre nom, était à la tête de la haute noblesse. Cette famille avait déjà acquis un pouvoir immense, et avait engagé la plupart des hommes libres à suivre ses étendards, sous le nom de leudes : en Neustrie, au contraire, les hommes libres, ayant conservé plus d'indépendance, se rendirent aux assemblées nationales ; ce furent eux qui élurent le mord-dom ou maire du palais, qui semble avoir été institué pour protéger cet ordre inférieur, et qui peut-être comme le justiza des Aragonais, devait toujours être pris dans ses rangs. Ils réussirent en effet, en 656, à élever à cette première place Ébroïn, homme plein de talents et d'énergie, mais ennemi acharné du pouvoir croissant de l'aristocratie, et qui, comme juge, comme général, comme administrateur du royaume, n'eut jamais d'objet plus constamment en vue que d'abaisser les ducs et de ruiner les grands. Les deux factions sentirent bientôt qu'il leur convenait d'étendre leurs alliances de l'un à l'autre royaume. Les hommes libres, opprimés en Austrasie par le maire Wulfoald, qui était d'une maison ducale, avaient recours à la protection d'Ébroïn, et venaient souvent se ranger sous ses étendards. Les ducs de Neustrie et de Bourgogne, et le chef de leur parti, Léger, évêque d'Autun, intriguaient contre Ébroïn, et correspondaient avec les grands d'Austrasie. Ils tournaient surtout leurs regards vers le jeune Pépin d'Héristal, petit-fils, par les femmes, de Pépin, ministre de Dagobert et grand-père de Pépin-le-Bref, roi de France. De fréquentes guerres civiles, dans l'un et l'autre royaume, signalèrent l'administration d'Ébroïn (656-681). Plusieurs rois furent déposés de part et d'autre, quoique, étant à peine sortis de l'enfance, ils n'eussent guère eu d'autre part aux événements que celle de les sanctionner par leurs noms. Le parti de la noblesse cependant ne se contenta pas d'écarter du trône le souverain qui lui déplaisait. Ses victoires, en Austrasie et en Neustrie, furent signalées par des régicides. Dagobert II, en Austrasie, fut attaqué par les grands, en 678, condamné par un concile, et poignardé. Saint-Wilfrid, qui dans son enfance lui avait donné l'hospitalité, fut arrêté par l'armée des Austrasiens, qui venait d'accomplir cette révolution, et un évêque, l'ayant reconnu, lui adressa ces reproches : Avec quelle téméraire confiance osez-vous traverser la région des Francs, vous qui seriez digne de mort pour avoir contribué à nous renvoyer ce roi de son exil, ce destructeur de nos villes, qui méprisait les conseils des seigneurs, qui humiliait, comme Roboam, fils de Salomon, les peuples par des tributs, qui ne respectait ni les églises de Dieu ni leurs évêques ? Aujourd'hui il a payé la peine de tous ses crimes ; il est tué, et son cadavre gît sur la terre. Le même parti des nobles et des évêques ne traita pas avec moins de rigueur Childéric II, au moment où ce roi de Neustrie, parvenu à l'âge de vingt-un ans, commença à donner l'essor à l'amour effréné du plaisir, amour héréditaire dans sa race. Ébroïn et l'évêque d'Autun, Léger, les chefs des deux partis, étaient alors également arrêtés, et détenus dans un même couvent à Luxeuil, dont le supérieur les avait forcés à se réconcilier. Mais dans les murs du cloître, le saint évêque d'Autun n'abandonnait pas le soin de son parti. Il ourdit une conspiration, dont son frère Gaérin fut le principal chef. Childéric II fut surpris, en 673, comme il chassait dans la forêt de Livry, et massacré avec sa femme et son fils en bas âge, et le pouvoir de l'aristocratie sembla raffermi. Ébroïn cependant avait été relâché au moment de la révolution ; bientôt il trouva moyen de rassembler de nouveau l'armée des hommes libres ; il surprit celle des grands au pont Saint-Maixence ; il les défit à plusieurs reprises ; il fit prisonniers presque tous ceux qui avaient eu part à la mort de Childéric II, et il vengea cette mort par des supplices. Saint Léger, exposé à des tourments cruels, fut cependant réservé en vie ; ses biographes assurent que toutes ses blessures se refermaient miraculeusement aussitôt qu'elles lui avaient été infligées, et qu'après qu'on lui eut coupé les lèvres et la langue, il n'en parlait qu'avec plus d'éloquence. Privé de ses yeux et mutilé de tous ses membres, saint Léger était déjà vénéré par les peuples comme un martyr. Ébroïn sentait sa colère s'accroître, lorsqu'il voyait tout le mal qu'il avait fait à son ennemi tourner à sa gloire. Il voulait faire dégrader saint Léger par les évêques de France, qu'il assembla en concile en 678 ; et il somma le saint de confesser au milieu des prélats qu'il était complice du meurtre de Childéric II. Le bienheureux Léger ne voulut ni souiller la fin de sa vie par un parjure, en niant sa participation au régicide, ni cependant attirer de nouveaux malheurs sur lui-même en l'avouant. Il se contenta donc de répondre à toutes les questions qui lui furent faites que Dieu seul, et non les hommes, pouvait lire dans le secret de son cœur. Les évêques, n'en pouvant tirer d'autre réponse, regardèrent ces paroles comme un aveu ; ils déchirèrent sa tunique du haut jusqu'en bas en signe de dégradation, et le livrèrent au comte du palais, qui lui fit trancher la tête. La commémoration du martyre du saint régicide se célèbre le 2 octobre, et il y a peu de villes de France où quelque église n'ait été élevée en son honneur. Après la mort d'Ébroïn, en 681, les maires, nommés par le parti des hommes libres, qui lui succédèrent, n'eurent plus ou la même énergie ou le même talent. La guerre se ralluma entre l'Austrasie et la Neustrie : la première, depuis le meurtre du le supplice de Dagobert II, n'avait plus de roi ; elle obéissait alors à Pépin d'Héristal, qui prenait le titre de duc, et qui gouvernait avec l'aide du parti des nobles. Une grande bataille entre les deux peuples et les deux partis fut livrée, en 687, à Testry en Vermandois. Les nobles triomphèrent : le maire des hommes libres fut tué, leur roi Thierri III tomba au pouvoir des grands. Pépin, qui croyait avoir encore besoin d'un fantôme de roi, au lieu de le destituer, l'attacha à son parti, et le fit reconnaître, tant en Austrasie qu'en Neustrie ; mais : en même temps il s'empara seul de toute l'administration. Il fit élever son fils à la dignité de maire de Neustrie, et il réduisit le roi à n'être plus que le captif de son sujet. La grande révolution qui transmit la souveraineté des Francs, de la première à la seconde dynastie, date de la bataille de Testry en Vermandois : c'est en 687 que le pouvoir royal fut livré au second des Pépin, quoique la couronne ne fut placée sur la tête du troisième Pépin, son petit-fils, qu'en 762. On se fait une fausse idée de cette révolution quand on la considère comme l'usurpation des maires du palais : c'est au contraire leur défaite par leurs anciens adversaires, qui se décorèrent de leurs titres. Le mord-dom électif, chef des hommes libres, premier magistrat de la Neustrie et représentant d'un pays où les Francs avaient commence à se confondre avec les Romains et à adopter leur langage, fit place au duc héréditaire d'Austrasie, capitaine de ses leudes, ou d'hommes qui s'étaient volontairement dévoués à un service également héréditaire, moyennant quelque concession de terres. Ce duc était secondé par tous les autres ducs, qui combattaient pour l'aristocratie, contre la royauté et contre le peuple ; sa victoire fut signalée par un second triomphe de la langue teutonique sur la latine, et par le rétablissement des diètes ou assemblées de la nation. Elles furent dès lors tenues d'une manière beaucoup plus régulière, et elles s'emparèrent de tous les droits souverains ; mais les seuls grands seigneurs y représentèrent la nation. Bientôt s'ensuivit la dissolution presque absolue du lien social. Tous les ducs qui avaient secondé Pépin se proposaient, non de devenir ses sujets, mais de régner avec lui ; en sorte que toutes les nations d'au-delà du Rhin renoncèrent à l'obéissance des Francs ; que l'Aquitaine, la Provence et la Bourgogne, gouvernées de leur côté par des ducs, devinrent, en quelque sorte, des provinces étrangères, et que Pépin, se contentant de laisser ou son fils ou un de ses lieutenants à Paris, pour surveiller le roi, transporta le siège réel du gouvernement dans son duché d'Austrasie, et fixa sa résidence tour à tour à Cologne ou à Héristal, près de Liège. Ce fut sur la fin de l'administration de Pépin d'Héristal que les musulmans commencèrent à menacer l'Europe occidentale. Ils conquirent l'Espagne de 711 à 714, et Pépin mourut le 16 décembre 714, après avoir gouverné la France vingt-sept ans et demi, depuis la bataille de Testry. Mais avant d'exposer quelle fut la naissance, quels furent les progrès de l'empire musulman, avant de voir comment Charles-Martel, fils de Pépin, sauva l'Occident de leurs conquêtes, nous devons suivre de même les obscures révolutions de l'empire d'Orient jusqu'au moment où il entra en lutte avec eux. L'inconvénient de la période aride que nous parcourons n'est pas seulement de nous forcer à promener nos regards des extrémités de l'Occident à celles de l'Orient, et de passer successivement en revue des personnages qui n'avaient aucun rapport les uns avec les autres. La brièveté et le manque de critique et de jugement des chroniques auxquelles nous sommes réduits entassent devant nos yeux des événements dont nous ne voyons point la connexion ; ils nous semblent s'exclure au lieu de découler les uns des autres, et ils peuvent d'autant moins se graver dans notre mémoire que nous les avons moins compris. L'histoire de l'Orient, pendant les cinq règnes de Justin II, Tibère II, Maurice, Phocas et Héraclius, de 567 à 642, nous présente plutôt les fantômes d'un mauvais rêve que des événements réels ; les trois premiers, il est vrai, nous offrent un contraste auquel nous devrions être accoutumés ; ce sont des souverains très vertueux, ou qui nous sont peints comme tels, et des peuples très misérables : c'est en effet presque toujours ainsi que les historiens des monarchies ont fait l'histoire. Mais la tyrannie de Phocas, les défaites et ensuite les victoires d'Héraclius ne ressemblent point à l'enchaînement naturel des événements, et ne sauraient s'expliquer par elles-mêmes. Dans une guerre dont tous les détails nous sont inconnus, les Persans, sous les ordres de Chosroès II, conquirent toutes les provinces de l'empire d'Orient, en Asie ; Héraclius, à son tour, conquit toute la Perse jusqu'aux frontières de l'Inde, et après des expéditions presque fabuleuses, les deux empires, également épuisés, furent hors d'état de se défendre contre un ennemi nouveau dont ils ne soupçonnaient pas même l'existence. Réduits presque à des conjectures sur l'origine de ces révolutions subites, nous remarquons seulement qu'une grande cause de faiblesse s'était développée dans l'empire d'Orient, avec de nouveaux systèmes religieux et des persécutions acharnées. Les esprits s'étaient aigris, les sujets s'étaient aliénés du gouvernement. Les sectes opprimées non seulement se refusèrent à défendre leur patrie, elles appelèrent au contraire les ennemis, elles leur livrèrent volontairement les plus fortes et les plus riches provinces de l'empire ; et c'est dans l'interprétation des mystères de la foi qu'il faut chercher le secret des conquêtes des Persans, puis des musulmans. Ce ferment de nouvelles révolutions, qui se développait à la fin du VIe siècle, datait du règne de Justinien. Aux, anciennes querelles entre les catholiques et les ariens, sur la divinité de Jésus-Christ, en avaient succédé d'autres bien plus oiseuses, bien plus inintelligibles, bien plus étrangères à toutes les actions humaines et à toute influence de la foi sur la conduite, celles sur l'union des deux natures et des deux volontés dans la personne du Sauveur. On avait pu regarder comme une question fondamentale dans la religion chrétienne, de décider si le Rédempteur était dieu ou s'il était une créature de la Divinité ; car, selon qu'on expliquait ce mystère, l'une des sectes reprochait à l'autre de refuser, si ce n'est à la Divinité, du moins à l'une de ses manifestations, l'adoration qui lui était due, tandis que la secte contraire accusait ses adversaires de violer le premier des commandements, la base même de la religion, en adorant celui qui leur avait enseigné de n'adorer que le roi des cieux. Mais le dogme de la divinité de Jésus-Christ ayant prévalu dans l'Église catholique, l'explication de l'union incompréhensible de la Divinité avec l'homme était absolument indifférente dans ses conséquences. On pouvait la représenter par des mots ; mais il était impossible que la raison humaine la comprît, plus impossible qu'elle dirigeât les actions de l'homme en conséquence. Cependant deux explications de ce mystère avaient été présentées : l'une, qu'on nomma des monophysites, regardait la Divinité comme ayant été l'âme qui animait le corps humain de Jésus-Christ. Dans ce système, il n'y avait qu'une seule nature, mais divine, dans l'âme du Sauveur ; qu'une seule nature aussi, mais humaine, dans la matière dont son corps était formé. Ce système, qui a été déclaré hérétique, avait été embrassé avec chaleur par Justinien et plus encore par sa femme Théodora, en qui la débauché ou la cruauté n'avaient point éteint le zèle théologique. Il donna lieu à de sanglantes persécutions contre les évêques, les moines, les laïques qui ne voulurent pas y souscrire. Le système orthodoxe admit au contraire dans Jésus-Christ l'union des deux natures complètes, c'est-à-dire de l'âme et du corps d'un homme dans Jésus, fils de Marie, avec l'âme divine et le corps divin du Christ, l'une des trois personnes de la Divinité. Les deux êtres complets et distincts étaient cependant si intimement unis qu'on ne pouvait rien attribuer à l'homme qu'on n'attribuât en même temps au dieu. De cette explication même naquit une nouvelle dispute de mots. On demanda si cet être double était animé par une seule volonté, l'âme divine prédominant tellement sur l'âme humaine qu'elle dirigeât seule les actions du Christ : ce fut l'opinion des monothélites. Elle fut déclarée hérétique, et les orthodoxes établirent comme un dogme que l'âme humaine de Jésus avait une volonté pleine et entière, mais qu'elle était toujours conforme à la volonté pleine et entière de l'âme divine du Christ. Toute notre attention suffit à peine à saisir ces distinctions subtiles, qui prétendent mettre en opposition des causes inconnues, dont lés effets sont toujours les mêmes. Leur examen fatigue la raison ; il semble même avoir quelque chose de blasphémateur contre l'être divin qu'on soumet ainsi à une sorte de dissection morale. Avec plus de peine encore suivrions-nous toutes les nuances de ces opinions et toutes les sectes diverses auxquelles elles donnèrent lieu. Mais l'influence de ces questions subtiles fut fatale pour l'empire. Chaque secte persécuta à son tour ; et les orthodoxes, ceux, c'est-à-dire, qui restèrent en possession de la victoire, abusèrent plus cruellement que les autres d'un pouvoir qui leur demeura plus long - temps. Les premiers dignitaires de l'Eglise furent chassés de leurs sièges, plusieurs périrent dans l'exil, plusieurs en prison, plusieurs même furent envoyés au supplice. Tout culte fut interdit aux opinions réprouvées, toutes les propriétés des églises condamnées furent saisies ; des milliers de moines, combattant avec des bâtons et des pierres, dirigèrent des séditions dans lesquelles des flots de sang furent répandus ; de grandes villes furent abandonnées au pillage' et à toutes les vexations de soldats barbares, pour les punir de leur attachement à des mots bien plus qu'à des idées. Et à la fin du VIe siècle, la plus grande partie de l'empire, tout l'Orient surtout, soupirait après un libérateur étranger, après le joug même d'un païen ou d'un mage, pour échapper à l'intolérance des orthodoxes et des empereurs. Les nestoriens, qui poussaient plus loin encore que les orthodoxes la séparation entre les deux natures, qui opposaient plus formellement que les catholiques de Jésus homme au Christ divin ; furent les premiers persécutés ; ils abandonnèrent complètement l'empire ; plusieurs centaines de milliers de sujets de Justinien émigrèrent en Perse ; ils y portèrent les arts, les manufactures et la connaissance de la tactique et des machines de guerre des Romains. Les conquêtes de Chosroès furent secondées par leurs armes et par les trahisons de leurs partisans secrets, qui livrèrent à l'ennemi plusieurs des forteresses de l'Asie. Les eutychéens, les plus zélés parmi les monophysites, qui, pour maintenir l'unité de nature dans le Christ, niaient que son âme divine eût été revêtue d'un corps humain, furent écrasés par les persécutions. Ils ne se maintinrent qu'en Arménie, où leur Église fleurit jusqu'à ce jour. Mais cette hérésie fit succéder chez les Arméniens, les plus anciens alliés de l'empire, à l'ancienne partialité pour lés Grecs, une haine acharnée qui n'est pas éteinte non plus. Une secte mitigée de monophysites, les jacobites, cherchèrent un refuge en Perse, en Arabie et dans la Haute-Egypte ; ils s'unirent également avec les ennemis de leur pays. Dans les montagnes du Liban, les monothélites, ou ceux qui n'admettent dans le Christ qu'une seule volonté, levèrent l'étendard de la révolte ; ils furent, et ils sont encore aujourd'hui, désignés par le nom de maronites. Les monophysites, écrasés dans le reste de l'empire, opposèrent en Egypte une résistance invincible, parce que la masse entière du peuple partageait leurs opinions. Mais cette masse du peuple, persécutée, dépouillée de toutes les dignités de l'Eglise, de toutes ses richesses, de tout droit dans l'Etat, renonça, à son tour, à la langue des Grecs comme à l'union avec l'Église. Alors commença la secte des cophtes, et son Église indépendante, qui s'étendit aussi dans l'Abyssinie et dans la Nubie. Elle seconda de tout son pouvoir les armes de Chosroès, et quand celui-ci fut vaincu à son tour, elle implora l'aide des musulmans. Tel était l'état de l'Orient, telles étaient les seules passions que parut ressentir le peuple pendant les cinq règnes qui remplirent l'espace depuis la mort de Justinien, en 567, jusqu'aux conquêtes des musulmans, en 632. Nous tracerons à présent un précis succinct de ces cinq règnes ; et les matériaux auxquels nous sommes réduit ne nous permettraient guère de nous étendre davantage, lors même que nous le voudrions. Le sceptre de Justinien avait été transmis, en 667, à son neveu Justin II, prince d'un caractère doux et bienveillant, mais faible, qui reconnut les défauts de l'administration de son oncle, qui promit de les corriger, mais qu'un état constant d'infirmité retint prisonnier dans le palais, et entouré de femmes et d'eunuques. De tels conseillers donnèrent à son gouvernement tous les caractères de l'intrigue, de la faiblesse et de la défiance. Nous avons vu comment, pendant son règne, l'Italie fut perdue par la conquête des Lombards. En même temps les Avares, chassés par les anciens Turcs du voisinage du Thibet, étaient devenus conquérants en passant d'Asie en Europe ; ils avaient fondé leur empire dans la vallée du Danube, à peu près aux mêmes lieux qu'Attila regardait comme le siège de sa puissance. De là, ils étendirent leurs dévastations sur toute la presqu'île Illyrique. Les Persans aussi, sur la fin du règne du grand Chosroès Nushirvan, poussèrent leurs ravages jusqu'au faubourg d'Antioche, et réduisirent en cendres la ville d'Apamée. A la fin de son règne, cependant, Justin II réalisa les espérances qu'il avait fait naître à son commencement. Il choisit un successeur, non point dans sa famille, mais dans l'empire. Il démêla dans son capitaine des gardes, Tibère, le plus vertueux, le plus brave, le plus humain de ses sujets. Il l'associa à la couronne, en décembre 574, et lui résigna les rênes du gouvernement, sans essayer, pendant les quatre années qu'il vécut encore, de partager ou de ressaisir un pouvoir qu'il avait abandonné. On suppose que l'impératrice Sophie, femme de Justin II, avait eu quelque influence sur le choix que fit son mari. Tibère n'était pas seulement le plus brave, il était aussi le plus beau de tous les courtisans ; on ignorait qu'il fût marié ; et lorsque Justin, en le plaçant sur le trône, lui avait dit : Révérez toujours l'impératrice Sophie comme votre mère, Sophie avait compté se l'attacher bientôt par un autre titre, et donner sa main avec la couronne au nouvel empereur ; mais Tibère fit alors paraître sa vraie épouse, Anastasie, dont il avait auparavant caché l'existence. Il prodigua sans cesse dès lors, à Sophie, les marques d'un respect et d'une affection toute filiale pour lui faire oublier cette mortification ; il excusa son ressentiment, il pardonna les conspirations dans lesquelles son dépit l'entraîna, et il accorda, ce qui était jusqu'alors sans exemple dans l'histoire impériale, une complète amnistie à ceux qui, les armes à la main, avaient proclamé un autre empereur, tout comme au rival lui-même qu'ils avaient décoré de la pourpre. Le règne de Tibère II fut le premier, depuis la conversion de Constantin, qui donnât l'idée des vertus chrétiennes sur le trône, de la douceur, de la modération, de la patience, de la charité. Malheureusement ce bon prince ne survécut que quatre ans à Justin ; mais se sentant atteint d'une maladie mortelle, il choisit parmi les étrangers à sa famille, comme il avait été choisi, celui qu'il jugea le plus digne de recevoir de lui le pouvoir suprême. Le successeur et le fils adoptif de Tibère II fut Maurice (582-602), général qui avait commandé l'armée dans la guerre contre les Persans ; il était alors âgé de quarante-trois ans, et, avec des vertus moins pures que son prédécesseur, avec quelque mélange de hauteur, de faiblesse, de cruauté et d'avarice, il était cependant digne de la préférence qui lui avait été accordée. Maurice, qui avait dû son élévation à la carrière militaire, qui avait fait de l'art de la guerre une étude assez approfondie pour écrire sur la tactique un traité qui s'est conservé jusqu'à nous, n'essaya point de conduire en personne ses armées, tellement les mœurs efféminées de Constantinople avaient rendu incompatible là puissance souveraine avec le métier de soldat. Il n'opposa qu'une faible résistance aux Lombards, et il se contenta de renouveler en Italie les garnisons dans le petit nombre de villes qui lui étaient demeurées. Son plus redoutable ennemi fut donc Baian, le kanou-chagan des Avares, de 570 à 600, qui semblait avoir pris pour modèle Attila, dont il occupait la contrée et peut-être le palais. Dans les vastes plaines de la Bulgarie, de la Valachie et de la Pannonie, où il ne souffrait point de culture, il était presque impossible à une armée régulière d'atteindre ses troupes errantes et de les punir de leurs ravages ; tandis qu'elles pénétraient impunément dans les plus riches provinces de l'empire, qu'elles menaçaient presque chaque année les faubourgs de Constantinople, qu'elles enlevaient sur leur passage toutes les richesses des Grecs avec des milliers de captifs : aussi, après avoir avec insolence vendu la paix contre un tribut, après avoir insulté les ambassadeurs de l'empereur dans son pays, insulté Constantinople par ses propres ambassadeurs, Baian se faisait un jeu de violer les traités qu'il avait jurés. Les relations de Maurice avec l'empire des Persans furent couronnées de plus de succès. Le grand Chosroès Nushirvan était mort en 579, âgé de plus de quatre-vingts ans. Son fils Hormouz, qui lui succéda (579-590), se rendit odieux par tous les vices qui pouvaient lasser enfin la longue patience des Orientaux. Son avarice aliéna les troupes, ses caprices dégradèrent les satrapes de Perse, et sa prétendue justice avait envoyé au supplice, comme il s'en vantait lui-même, treize mille victimes. Une insurrection éclata contre lui dans les principales provinces de Perse ; Maurice la seconda en faisant pénétrer une armée romaine dans la Mésopotamie et l'Assyrie ; les Turcs du Thibet en même temps s'avancèrent dans le Khorasan et la Bactriane, et la monarchie des Persans semblait déjà sur le penchant de sa ruine. Un général, illustré sous Nushirvan par sa valeur et son habileté, Bahram ou Varanes, la sauva ; mais en rejetant les ordres d'Hormouz, il se chargea seul de la guerre contre les Turcs et contre les Romains. Il vainquit les premiers ; quoiqu'il fût moins heureux contre les seconds, il conserva cependant son crédit sur les Persans. Hormouz ayant voulu le destituer en lui envoyant un message insultant, Bahram leva l'étendard de la révolte, il fit prisonnier son souverain, et il donna à la Perse le spectacle nouveau d'un jugement public, dans lequel le fils captif de Nushirvan plaida lui-même sa cause devant les nobles de Perse, et fut par leurs ordres déposé, aveuglé et jeté dans un cachot où peu de mois après il fut étranglé par un ennemi personnel (590). Un parti parmi les Persans avait désiré transmettre la couronne à Chosroès II, fils d'Hormouz ; mais Bahram ne voulut pas le reconnaître ; et Chosroès, dont la vie était menacée, ne put trouver de salut qu'en se réfugiant chez les Romains. Maurice accueillit le fugitif avec une générosité qui se trouvait d'accord avec la politique. Il lui épargna une visite fatigante et humiliante à Constantinople. Il fit assembler sur les frontières d'Arménie et de Syrie une armée considérable, dont il donna le commandement à un général Narsès, Persan d'origine, et qu'il ne faut pas confondre avec le conquérant de l'Italie. Les passions populaires des Persans étaient déjà prêtes pour une contre-révolution ; les mages s'étaient déclarés contre Bahram, une armée des partisans de Chosroès se joignit à celle des Romains ; celle-ci s'avança jusqu'au Zab, sur les frontières de Médie, et les drapeaux de l'empire sur son déclin pénétrèrent dans des contrées que les aigles romaines n'avaient jamais vues, ni aux temps de la république, ni sous le règne de Trajan. Bahram, vaincu dans deux batailles, périt dans les parties les plus orientales de la Perse. Chosroès s'assit de nouveau sur le trône, et il cimenta sa restauration, suivant l'usage des despotes orientaux, par le sang de nombreuses victimes. Cependant il conserva auprès de lui l'armée auxiliaire que lui avait fournie Maurice. Il se déclara le fils adoptif de l'empereur romain, il lui rendit quelques forteresses longtemps disputées entre les deux Etats, il accorda aux chrétiens de Perse une liberté de conscience que les mages leur avaient toujours refusée, et les Grecs se réjouirent de la part qu'ils avaient eue à cette révolution, comme d'un des événements les plus glorieux de leur histoire. Bientôt, il est vrai, ils éprouvèrent qu'une alliance solide ne repose jamais que sur l'amitié des peuples, et non sur celle des souverains. Maurice voulut, au mois d'octobre 602, faire quelque réduction dans la paye des soldats ; il voulut leur faire prendre leurs quartiers d'hiver dans le pays des Avares ; une sédition éclata dans le camp ; les soldats, furieux, décorèrent de la pourpre un de leurs centurions, nommé Phocas, qui ne s'était distingué entre eux que par la violence de ses imprécations contré l'empereur. Celui-ci espérait encore se défendre à Constantinople ; mais le peuple de cette ville détestait autant que l'armée sa parcimonie, et l'accueillit avec une volée de pierres : un moine, l'épée à la main, parcourut les rues en le dénonçant comme ayant encouru la colère de Dieu. On n'accuse cependant Maurice d'aucune hérésie ; et, dans un siècle où les affaires de l'Eglise se mêlaient sans cesse avec celles de l'Etat, Maurice seul semble être demeuré étranger aux querelles ecclésiastiques. Il s'enfuit à Chalcédoine ; mais les officiers de Phocas, qui venaient d'entrer en triomphe à Constantinople, l'y atteignirent : ses cinq fils furent égorgés sous ses yeux ; il périt le dernier, et les six têtes furent exposées aux insultes du peuple dans l'hippodrome de Constantinople. Peu de mois après, la veuve de Maurice et ses trois filles furent égorgées de la même manière. C'était le prélude de l'effroyable tyrannie que Phocas devait exercer huit ans sur l'empire (602-610). Son règne ne le cède point en atrocité à ceux de Néron ou de Caligula. Chosroès pouvait se croire obligé, même par un sentiment de reconnaissance, à venger celui qui l'avait replacé sur le trône ; mais sa politique saisit avidement ce prétexte pour déclarer la guerre aux Romains, et les plus opulentes cités de l'Asie furent livrées à l'épée des Persans pour les punir d'un crime auquel elles n'avaient participé en aucune manière. Chosroès II consacra plusieurs campagnes à se rendre maître des places des frontières ; et tarit que régna Phocas, il ne dépassa guère les limites de l'Euphrate. Mais Phocas fut renversé ; le crime que Chosroès prétendait venger fut puni ; Héraclius, fils de l'exarque de Carthage, partit avec une flotte africaine, et fut reçu le 5 octobre 610 dans le port de Constantinople, où il fut salué du nom d'auguste. Phocas, après avoir été livré à des tourments cruels, eut la tête tranchée, et le nouvel empereur fit demander vainement au monarque persan de rétablir entre les deux empires une paix que Chosroès n'avait plus de motif pour troubler. Ce fut précisément alors que Chosroès, laissant derrière lui les rives de l'Euphrate, entreprit la conquête de l'empire romain ; tandis qu'Héraclius, dont le long règne (610-642) ne nous est raconté que dans des chroniques incomplètes, en passait le douze, premières années dans une langueur, dans un découragement qui font le plus étrange contraste avec les brillantes expéditions qui le signalèrent plus tard. En 611, Chosroès occupa les villes les plus importantes de Syrie, Hiéropolis, Chalcis, Berrhœe et Alepp. Bientôt il se rendit maître d'Antioche, la capitale de l'Orient, et sa prise fut suivie par celle de Césarée, capitale de la Cappadoce. Chosroès consacra plusieurs campagnes à la conquête de toute l'Asie romaine ; mais on ne nous a conservé la mémoire d'aucune bataille livrée pour lui résister, d'aucun siège soutenu avec obstination, d'aucun général romain illustré même par ses revers. En 614, la Palestine fut envahie par les armes des Persans, Jérusalem ouvrit ses portes, les églises furent pillées, quatre-vingt-dix mille chrétiens furent massacrés, et le feu des mages remplaça dans le temple l'adoration du vrai Dieu. En 616, l'Egypte fut également conquise ; les Persans s'avancèrent jusqu'aux déserts de Lybie, et détruisirent, dans le voisinage de Tripoli, les restes de l'ancienne colonie grecque de Cyrène. La même année, une autre armée s'avança au travers de l'Asie-Mineure jusqu'à Chalcédoine, qui se rendit après un long siège ; et une armée persane se maintint dix ans, en vue de Constantinople, sur le Bosphore de Thrace. L'empire presque entier semblait réduit aux murs de la capitale ; car, dans le même temps, les Avares, recommençant leurs ravages avec plus de férocité que jamais, avaient envahi ou détruit tout le continent européen jusqu'à la longue muraille qui, à trente milles de Constantinople, séparait cette extrémité de la Thrace de la terre ferme. Des villes maritimes, semées à de grandes distances les unes des autres, sur toutes les côtes de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, reconnaissaient encore l'autorité nominale des empereurs ; mais elles étaient elles-mêmes tellement menacées, leur situation était tellement dangereuse, qu'on ne pouvait en tirer ni argent, ni milices pour des expéditions lointaines. Le renversement du trône d'Héraclius ne semblait plus devoir être différé que pour peu d'années. C'est alors aussi que l'homme dont la mollesse efféminée, dont le découragement n'avait inspiré que du mépris, déploya tout à coup la vigueur d'un jeune soldat, l'énergie d'un héros, et les talents d'un conquérant. Les chroniques décharnées qui nous représentent seules le règne d'Héraclius, ne nous expliquent ni ses succès ni ses revers ; elles ne nous disent point pourquoi il dormit douze ans sur un trône qui tombait en poussière ; pourquoi son réveil fut celui d'un grand homme, pendant les six années qui lui suffirent pour dompter la Perse (622-627) ; pourquoi il retomba ensuite dans la même apathie, et reperdit, par les armes des musulmans, dans les quatorze dernières années de son règne (628-642), tout ce qu'il avait gagné. Réduits à de simples conjectures sur ce phénomène historique, nous avons lieu de croire que les revers de l'empire étaient dus au profond mécontentement des sujets, à ces haines religieuses, à ce ressentiment pour des persécutions injustes, qui faisaient désirer aux hérétiques de toutes les provinces un vengeur plutôt qu'un bon roi. Mais après qu'en haine du gouvernement et de l'Eglise, les monophysites, les monothélites, les eutychéens, les nestoriens, les jacobites, les maronites, eurent livré aux mages leurs forteresses et leur patrie, la ruine de leurs ennemis cessa bientôt de les consoler de leur propre oppression : ils regrettèrent l'indépendance nationale et la patrie qu'ils avaient perdue ; alors leurs vœux appelèrent Héraclius, qu'ils avaient trahi. Celui-ci, que la nature avait destiné à être un grand homme, quoique les pompes royales, les courtisans, les eunuques, les femmes l'eussent endormi dans la mollesse, devina la faiblesse réelle d'un empire qui s'était épuisé par ses conquêtes. Il comprit que les armées du roi de Perse, disséminées sur l'immense étendue des provinces romaines, n'arriveraient jamais à temps pour se soutenir les unes les autres ; qu'elles craindraient à toute heure une rébellion, et qu'elles n'oseraient abandonner leurs quartiers éloignés pour se porter au secours du centre. Au lieu d'attaquer l'armée persane qu'il voyait à Chalcédoine, aux portes mêmes de Constantinople, il embarqua sur une flotte tout ce qu'il avait pu rassembler de soldats, et il vint prendre terre dans la Cilicie, à l'angle que forme l'Asie-Mineure avec la Syrie. Dix ans d'oppression sous les mages avaient fait regretter aux Orientaux le gouvernement de la nouvelle Rome. Héraclius renforça son armée de tous ceux qui avaient assez d'énergie pour tenter de secouer le joug. Au lieu de chercher les armées persanes, il s'efforça de se placer derrière elles, et avec un art et une audace qui mériteraient d'être mieux connus, il les évita longtemps en ravageant toujours le pays d'où elles étaient sorties. Pendant que tout l'empire d'Orient était occupé par les Persans, il porta les armes romaines dans le cœur de la Perse, il pénétra dans des régions dont l'existence avait jusqu'alors été presque inconnue aux Grecs, et où jamais conquérant européen n'a voit porté ses pas. Après avoir ravagé les bords de la mer Caspienne, il attaqua successivement, il prit ou il incendia les différentes capitales de Chosroès jusqu'à Casbin ou Ispahan ; il éteignit le feu perpétuel des mages, il chargea ses troupes d'un immense butin, et il fit éprouver à la Perse tous les désastres que depuis dix ans elle faisait éprouver à l'empire. Héraclius ne cessait d'offrir la paix à Chosroès tout en ravageant ses États, et l'orgueilleux monarque la refusait toujours au milieu de ses défaites ; mais les Persans ne voulurent pas se soumettre plus longtemps aux souffrances qu'attirait sur eux tant d'obstination et tant de faiblesse. Une insurrection éclata contre le roi persan le 25 février 628. Chosroès fut égorgé avec dix-huit de ses fils ; un d'entre eux seulement, Siroès, fut réservé en vie et assis sur le trône à sa place. La paix fut rétablie entre Constantinople et la Perse : les anciennes limites des deux empires sur l'Euphrate furent réciproquement reconnues ; mais l'Asie entière était ruinée, elle était épuisée par cette double invasion ; et le conquérant qui, pendant ce temps, grandissait ignoré en Arabie, n'éprouva plus qu'une faible résistance lorsque, dès l'année suivante, 629, il commença à verser sur l'Asie le torrent victorieux des armées musulmanes. FIN DU TOME PREMIER |