HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME PREMIER

 

CHAPITRE X. — Justinien. - 527-565.

 

 

AU milieu de cette période d'obscurité que nous avons entrepris de parcourir ; après avoir vu les lumières historiques s'éteindre également dans le Levant et le Couchant ; après avoir été abandonnés par tous les historiens de Rome, par toute cette école de rhéteurs et de philosophes qui s'était formée pendant les règnes de Constantin et de Julien, nous nous retrouvons tout à coup entourés d'une vive clarté historique qui, du Levant, se répand sur le Couchant, et qui nous montre le monde déjà changé de face ; à l'époque où le prince des législateurs a donné à l'empire ces recueils de lois qu'on invoque encore dans nos tribunaux. Le règne de Justinien, de 527 à 565, est une des plus brillantes périodes de l'histoire du Bas-Empire ; elle a été illustrée par deux écrivains grecs, Procope et Agathias, dont le premier surtout est digne de marcher sur les traces de ces anciens pères de l'histoire grecque, qu'il avait pris pour modèle. Un des plus grands hommes que présentent les annales du monde, Bélisaire, dont les vertus et les talents semblent également étrangers à la cour de Byzance, également inexplicables au milieu de tant de bassesse et de vices, reconquit sur les barbares l'Afrique, la Sicile, l'Italie ; ces provinces où des monarchies puissantes avaient été fondées, et qu'on aurait dû croire bien à l'abri des armes méprisées des Grecs. Une législation reconnue par tout l'Occident, par des pays qui n'avaient jamais appartenu à l'empire, ou qui depuis longtemps avaient secoué son joug, mais rejetée depuis des siècles par les peuples auxquels elle était destinée, a survécu à cet empire, et a mérité de nos jours encore le nom de raison écrite. Des monuments des arts dignes d'admiration s'élevèrent à Constantinople et dans toutes les provinces deux cents ans après qu'on avait cessé de construire, et lorsque tous les peuples ne semblaient plus occupés que de renverser.

Le règne de Justinien, par sa longueur, sa gloire et ses désastres, peut, sous plus d'un rapport, être comparé au règne plus long encore, non moins glorieux ou non moins désastreux, de Louis XIV. Le grand empereur, comme le grand roi, était doué d'une belle figure ; il avait de la grâce et de la dignité dans les manières, et il donnait à ceux qui l'approchaient l'idée de cette majesté que tous deux ambitionnaient avec une passion égale ; Justinien, comme Louis, savait choisir les hommes, et les employer dans la carrière qui leur était ; propre. Bélisaire, Narsès, et plusieurs autres moins célèbres, et cependant dignes d'estime, remportèrent pour lui des victoires qui donnèrent au monarque toute la gloire d'un conquérant ; Jean de Cappadoce, qu'il chargea de ses finances, y introduisit l'ordre, mais en même temps il porta à sa dernière perfection l'art de dépouiller le contribuable ; Tribonien, auquel il confia la législation (527-546), mit à son service son immense érudition, sa justesse d'esprit et la profonde science d'un jurisconsulte, mais aussi toute la servilité du courtisan qui voulait cimenter le despotisme par des lois. La pompe des édifices de Justinien, où l'on remarquait plus de faste que de pureté de goût, épuisa son trésor ; ses monuments illustrent encore sa mémoire, mais leur construction fut plus funeste à ses peuplés que la guerre elle-même ; les places fortes dont il couvrit ses frontières, et qu'il fit construire de tous les côtés avec des frais énormes, n'arrêtèrent point, dans sa vieillesse, les invasions de ses ennemis. Justinien protégea le commerce ; pour la première fois, dans l'histoire de l'antiquité, on voit le gouvernement s'occuper de la science économique ; on lui doit l'introduction du ver à soie, de la culture du mûrier, et des fabriques d'étoffes de soie, importées de la Chine ; par ses négociations soit dans l'Abyssinie, soit dans la Sogdiane, il chercha à ouvrir à ses sujets une route nouvelle pour le commerce de l'Inde, qui les rendît indépendants de la Perse ; les progrès qu'il fit faire aux manufactures ne paraissent cependant avoir augmenté ni la richesse réelle ni le bonheur de ses sujets. Justinien, se figurant que les rois ont plus de lumières que le commun des hommes pour juger des matières de. foi, voulut que tout l'empire adoptât sa croyance ; il persécuta tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, et il se priva ainsi des secours de plusieurs millions de bons citoyens qui se réfugièrent chez ses ennemis et leur portèrent les arts de la Grèce. Son règne peut être signalé comme l'époque fatale de l'abolition de plusieurs des plus nobles institutions de l'antiquité. Il fit fermer l'école d'Athènes (529), où une succession non interrompue de philosophes, entretenus par un salaire public, avaient enseigné dès le temps des Antonins les : doctrines platonique, péripatétique, stoïque et épicurienne. Il est vrai qu'ils les rattachaient toujours à la religion païenne, et même à la magie. Il abolit en 541 le consulat de Rome, dépouillé depuis longtemps de tout pouvoir, et réduit à n'être plus qu'une occasion ruineuse de dépenses, parce que ceux qui en étaient revêtus se croyaient obligés de donner des jeux magnifiques au public. Les fêtes coûtaient fréquemment à chaque candidat au moins deux millions de francs ; enfin quelques années plus tard on vit finir aussi, vers 552, le sénat lui-même de Rome. L'ancienne capitale du monde, prise et reprise cinq fois pendant le règne de Justinien, et traitée chaque fois avec un redoublement de barbarie, se trouva tellement ruinée, les familles sénatoriales furent tellement moissonnées par le glaive, par la misère et par les supplices, qu'elles n'essayèrent plus de soutenir la dignité de ce nom antique.

Le règne brillant de Justinien semble bien plus encore que celui de Louis XIV devoir nous convaincre que les périodes de gloire ne sont point celles de bonheur. Jamais homme n'apprêta de plus brillants tableaux aux panégyristes qui, ne considérant qu'une seule face dans les événements, pouvaient louer l'étendue de ses conquêtes, la sagesse de ses lois, la splendeur de sa cour, la magnificence de ses bâtiments, les progrès même des arts utiles ; jamais homme ne laissa de plus tristes contrastes aux historiens, et le souvenir de souffrances plus générales, plus destructives de la racé-humaine. Justinien conquit les royaumes des Vandales et des Ostrogoths ; mais l'une et l'autre nation furent en quelque sorte anéanties par la conquête, et avant qu'il recouvrât une province elle était déjà changée en désert par ses armes. Il étendit les limites de son empire, mais il ne put défendre celles qu'il avait reçues de ses prédécesseurs. Chacune des trente-huit années de son règne fut marquée par quelque invasion des barbares, et l'on a prétendu qu'entre ceux qui tombaient sous le glaive, ceux qui périssaient de misère et ceux qui étaient emmenés en captivité, chaque invasion coûtait deux cent mille sujets à l'empire. Des fléaux contre lesquels la prudence de l'homme est sans force semblèrent dans le même temps s'acharner contre les Romains, comme pour leur faire expier leur gloire ; des tremblements de terre plus fréquents qu'ils ne l'avaient été dans aucune autre période renversèrent leurs cités. Antioche, la métropole de l'Asie, fut entièrement bouleversée le 20 mai 526, pendant que tous les habitans des campagnes voisines s'y trouvaient réunis pour les processions de l'Ascension, et l'on a affirmé que deux cent cinquante mille personnes avaient été écrasées sous les ruines de ces somptueux édifices ; ce fut le commencement d'un fléau qui se renouvela à de courts intervalles jusqu'à la fin du siècle. La peste, d'autre part, apportée en 542 du voisinage de Péluse en Egypte, s'attacha au monde romain avec un tel acharnement que jusqu'à l'an 594 on ne fut pas quitte de ses retours ; en sorte que cette même période, illustrée par tant de monuments, peut être considérée avec effroi comme celle des funérailles de l'espèce humaine.

Justinien était né en 482 ou 483, près de Sophia, dans la Bulgarie actuelle ou l'ancienne Dardanie ; il était issu d'une famille de laboureurs. Son oncle, Justin l'ancien, s'était engagé comme simple soldat dans les gardes de l'empereur Léon ; la bravoure seule de Justin l'avait fait avancer de grade en grade dans la carrière militaire jusqu'au plus élevé. Il réussit enfin, le 10 juillet 518, à se faire décorer de la pourpre ; mais déjà il était âgé de soixante-huit ans : depuis longtemps il avait appelé auprès de lui son neveu, auquel il destinait son héritage, et dont les talents et la vigueur pouvaient appuyer sa vieillesse. Il l'associa enfin à l'empire, le 1er avril 527, quatre mois avant sa mort. Justinien était alors âgé de quarante-cinq ans ; il avait eu le temps d'apprendre auprès de son oncle à connaître les cours et la politique ; mais il ne. s'était point montré aux armées, et, neveu d'un soldat qui devait à sa bravoure toute sa fortune, il n'avait jamais fait la guerre en personne. Une fois monté sur le trône, son âge plus avancé, l'étiquette de la Cour de Bysance, et les craintes pour sa sûreté, qu'exprimaient les courtisans, le tinrent toujours éloigné des armées. Il fit la guerre pendant trente-huit ans, et ne parut jamais à la tête de ses soldats.

Justinien ambitionna cependant dès le commencement de son règne la gloire militaire ; la situation de son empire, les dangers dont il était entouré, les menaces des peuples barbares sur presque toutes ses frontières, lui faisaient en effet un devoir de songer de bonne heure à se mettre en état de défense, à rétablir là discipline de ses troupes, la valeur et l'esprit guerrier de ses sujets, à les accoutumer aux armes, et surtout à trouver dans les milices, dans la population même de ses vastes Etats, ses moyens de défense. L'amour d'une semblable gloire militaire aurait été aussi honorable au chef de l'empire qu'avantageuse à ses sujets ; mais ce ne fut point celle qu'ambitionna Justinien : sous son règne comme sous celui de ses prédécesseurs, il fut interdit au citoyen de posséder des armes ; et si une inquisition domestique ne suffisait pas pour enlever toutes celles qui pouvaient être conservées au sein des familles, tout exercice militaire du moins fut sévèrement défendu aux bourgeois par un maître craintif et jaloux : aussi, malgré l'immense étendue de l'empire et la nombreuse population des provinces orientales, les levées d'hommes furent presque impossibles ; les grands généraux de Justinien n'entreprirent jamais leurs plus éclatantes conquêtes avec des armées qui passassent vingt mille hommes ; ces armées mêmes furent formées presque uniquement d'ennemis de l'empire, engagés sous ses étendards : la cavalerie et les archers de Bélisaire se composaient de Scythes ou Massagètes, et de Persans ; l'infanterie, d'Hérules, de Vandales, de Goths, avec un petit nombre de Thraces, les seuls entre les sujets de l'empire qui conservassent quelquefois un reste d'ardeur militaire. Les bourgeois et les paysans ne se montraient pas seulement incapables de combattre pour leurs propriétés et leur vie en rase campagne, ils n'osaient pas même défendre les remparts des villes, les retraites fortifiées que l'empereur leur avait ménagées sur toutes les frontières ; non plus que les longues, murailles qui couvraient la Chersonèse de Thrace, les Thermopyles ou l'isthme de Corinthe. Les Bulgares, qui paraissent être d'origine slave, avec un mélange de sang tartare, et qui s'étaient établis dans la vallée du Danube, s'unissant avec d'autres esclavons toujours restés à la même place, mais qui, comme le roseau, s'étaient courbés sous les vagues de l'inondation et relevaient leur tête dans les champs déserts qu'elle avait parcourus, étaient devenus assez redoutables pour dévaster l'empire. Ils n'étaient renommés ni pour leur armure, ni pour leur ordonnance, ni pour leur vertu militaire ; cependant ils ne craignaient pas de passer toutes les années le Danube pour enlever des captifs et du butin, et de s'avancer jusqu'à trois cents milles de ses rives ; et Justinien regardait comme un jour de victoire celui où il les décidait à se retirer avec leur proie.

Une autre partie de l'empire était menacée par un ennemi plus formidable, puisqu'il disposait d'armées bien plus nombreuses, d'immenses richesses, et de presque tous les arts de la civilisation ; tandis qu'il faisait toujours la guerre en barbare exterminateur. Le grand Chosroès Nushirvan, roi de Perse, fut contemporain de Justinien, et son règne se prolongea davantage encore (531-579). Quand il parvint au trône ; il trouva les hostilités commencées entre les deux nations ; cependant sa monarchie, épuisée par des guerres civiles et les invasions : des Huns blancs, avait autant que l'empiré besoin de repos et d'une administration plus sage. Chosroès signa avec Justinien, en 531, une paix que lés deux monarques nommèrent perpétuelle, et l'empereur grec, au lieu d'en profiter pour mettre ses frontières à l'abri des attaques journalières de ses anciens ennemis, songea immédiatement à la conquête de possessions lointaines qu'il ne pouvait espérer de défendre ensuite.

 

L'Afrique la première tenta l'ambition de Justinien. Genséric était mort le 24 janvier 477 ; après trente-sept ans de règne sur Carthage. La couronne des Vandales avait passé successivement à Hunnéric, mort en 484, à Gunthamond jusqu'en 496, à Trasamond jusqu'en 523 ; qui, tous trois, paraissent avoir été fils de Genséric, et qui, tous trois, sont représentés comme ayant été des ennemis furieux de la foi catholique. Ils exercèrent, dit-on, au nom des ariens, les persécutions les plus cruelles : on les accuse d'avoir fait arracher dès la racine la langue d'un grand nombre d'évêques ; il est vrai que des témoins oculaires, non du supplice, mais du miracle, assurent qu'ils n'en souffrirent aucune incommodité, et qu'ils n'en prêchèrent dès lors qu'avec plus d'éloquence. En 523, Hildéric, petit-fils de Genséric, succéda à son oncle Trasamond, il rappela les évêques exilés, et il fit jouir sept ans les sujets romains d'Afrique d'une administration plus paternelle ; mais les Vandales regrettèrent bientôt la tyrannie qu'ils étaient accoutumés à exercer sur le peuple conquis. Ils accusèrent leur monarque de succomber à une mollesse efféminée, tandis qu'on leur aurait pu reprocher à eux-mêmes de s'être trop tôt accoutumés à toutes, les jouissances des pays chauds, à une opulence : acquise par le sabre, et dissipée sans retenue et sans pudeur ; on ne les voyait se mouvoir qu'entourés d'esclaves, comme les mamelucks de nos jours ; leurs fêtes étaient encore des exercices militaires, mais ils en aimaient la pompe seule, et non les fatigues. Gélimer, du sang royal des Vandales, aigrit leurs ressentiments ; il dirigea une insurrection contre Hildéric : ce roi fut arrêté et jeté dans un donjon, et Gélimer s'assit sur le trône à sa place.

La guerre d'Afrique fut entreprise par Justinien sous le prétexte de faire respecter la succession légitime du trône, et de retirer Hildéric de prison. L'empereur était encouragé dans ses projets par l'état d'anarchie où semblait être l'Afrique. Un lieutenant de Gélimer s'était révolté en Sardaigne, et s'y était fait couronner comme roi. D'autre part, un Romain africain avait soulevé ses compatriotes à Tripoli, au nom du symbole de saint Athanase, et il y avait planté l'étendard de l'empire. Justinien était, de plus, encouragé par les prophéties des évêques orthodoxes, qui lui promettaient la victoire ; et en mettant Bélisaire à la tête de cette expédition, il fit le choix le plus propre à l'assurer en effet.

Bélisaire, né parmi les paysans de la Thrace, avait fait ses premières armes dans les gardes de l'empereur Justin. Il avait déjà acquis de la réputation dans la guerre de Perse, pu il avait commandé en chef dans un moment difficile. Après une défaite qu'on n'attribuait point à sa faute, il avait déployé une habileté supérieure à celle qui se manifeste dans la victoire, pour sauver l'armée qui lui était confiée. A peu près égal en âge à l'empereur, il était comme lui dominé par sa femme, et comme lui il était fidèle à une personne qui n'avait de son sexe ni la modestie ni la douceur. Justinien, en montant sur le trône, s'était empressé d'en partager tous les honneurs avec Théodora, fille d'un des cochers qui conduisaient les chars dans les courses du cirque ; et à cette profession, honteuse chez les Romains, elle avait joint une conduite plus honteuse encore, jusqu'au temps où Justinien la retira du vice et l'éleva à lui. Dès lors ses mœurs ne donnèrent plus de prise aux reproches, ses conseils furent souvent ceux du courage et de l'énergie ; mais sa cruauté et son avarice contribuèrent à rendre l'empereur odieux. Antonina, femme de Bélisaire, était également fille d'un cocher du cirque ; sa jeunesse avait également été débordée ; son caractère était également ferme et audacieux : elle ne renonça point, comme Théodora, à ses anciens penchants ; mais elle fut pour son mari, sinon une épouse, du moins une amie fidèle. Admise dans la confidence de l'impératrice, ce fut elle qui ouvrit à Bélisaire la route des grandeurs ; ce fut elle encore qui le défendit par son crédit, et qui le maintint dans le commandement malgré les intrigues de ses rivaux.

Dix mille fantassins et cinq mille chevaux seulement furent embarqués à Constantinople, et donnés à Bélisaire pour entreprendre la conquête de l'Afrique (au mois de juin 533). La flotte qui transportait cette armée ne pouvait faire toute la traversée sans relâcher en route pour prendre des rafraîchissements ; mais elle fut reçue dans un port de Sicile, qui dépendait des Ostrogoths, avec une imprudente hospitalité. Les rois barbares, qui s'étaient partagé les provinces de l'empire romain, auraient dû comprendre que leur cause était commune, et leurs moyens de résistance auraient paru alors bien supérieurs aux moyens d'attaque des Grecs. Mais des offenses privées, des haines de famille, les avaient aigris les uns contre les autres ; les mariages des rois et des filles de rois commençaient à exercer leur fatale influence sur la politique, et à troubler ceux qui avaient cru s'unir ; et les Ostrogoths, les Visigoths, les Francs et les Vandales, loin de se secourir, se réjouirent des désastres les uns des autres.

Bélisaire débarqua (septembre 533) à Caput Vada, à cinq journées de Carthage. Les Vandales s'attendaient si peu à son attaque, que le frère de Gélimer était alors même en Sardaigne avec leurs meilleures troupes, occupé à comprimer la révolte de cette île. Ce fut pour Gélimer un motif d'éviter quelques jours le combat ; mais en temporisant ainsi, il donna à Bélisaire l'occasion de faire juger aux provinciaux, aux Africains, qu'on nommait toujours Romains, de la discipline de son armée, de la protection libérale qu'il était décidé à leur accorder, de la douceur de son propre caractère. Bélisaire fonda l'espoir de ses conquêtes sur l'amour des peuples ; il montrait une bienveillance si paternelle à ces provinciaux qu'il venait protéger et non conquérir, tant de respect pour tous leurs droits, tant de scrupule pour ménager leurs propriétés, que les Africains longtemps opprimés, humiliés, dépouillés par des maîtres barbares, n'avaient pas plutôt salué les aigles romaines qu'ils se croyaient retournés aux plus beaux jours de leur prospérité sous le règne des Antonins. Gélimer, avant le débarquement de Bélisaire, régnait tout au moins sur sept à huit millions de sujets, dans une contrée qui, auparavant, en avait compté peut-être quatre-vingts millions : tout à coup il se trouva seul avec ses Vandales au milieu des provinciaux romains. L'historien Procope, qui, pour relever la gloire de son héros, cherche plutôt à multiplier le nombre des vaincus, assure que la nation pouvait compter cent soixante mille hommes en âge de porter les armes ; nombre considérable sans doute, et qui indique une bien grande multiplication depuis la première conquête, mais nombre bien faible quand, au lieu d'une armée, on doit y voir une nation. Gélimer, avec toutes les forces qu'il put rassembler, attaqua Bélisaire, le 14 septembre, à dix milles de Carthage : son armée fut mise en déroute, son frère et son neveu furent tués, et lui-même fut obligé de s'enfuir vers les déserts de Numidie, après avoir fait massacrer dans sa prison son prédécesseur Hildéric, que, jusque là, il avait retenu prisonnier. Le lendemain, Bélisaire fit son entrée dans Carthage, et cette grande capitale, où le nombre des Romains l'emportait encore infiniment sur celui des Vandales, l'accueillit comme un libérateur.

Jamais conquête ne fut plus rapide que celle du vaste royaume des Vandales ; jamais la disproportion entre le nombre des conquérants et celui du peuple conquis ne montra mieux combien là tyrannie est une mauvaise politique, combien l'abus de la victoire de ceux qui gouvernent par l'épée creuse rapidement leur tombeau. C'était au commencement de septembre que Bélisaire avait débarqué en Afrique ; ayant la fin de novembre, Gélimer avait rappelé son second frère de Sardaigne, rassemblé une nouvelle armée, livré et perdu une nouvelle bataille ; l'Afrique était conquise, et le royaume des Vandales était détruit. Il aurait fallu bien plus de temps à l'armée de Bélisaire pour parcourir seulement la longue étendue des côtes ; mais la flotte romaine transporta jusqu'à Ceuta les tribuns des soldats qui allaient prendre le commandement des villes : partout ils étaient reçus avec joie ; partout les Vandales tremblaient, se soumettaient sans combat, et disparaissaient. Gélimer, qui s'était retiré avec une suite peu nombreuse en Numidie, dans une forteresse éloignée, se soumit au printemps suivant, moyennant une capitulation honorable, qui fut plus honorablement encore respectée par Justinien. Gélimer reçut d'amples possessions en Galatie, où il lui fut permis de vieillir en paix, entouré de sa famille et de ses amis. Le respect pour la foi donnée à un rival jadis puissant était alors un acte de vertu trop rare pour que nous ne devions pas le célébrer. Les plus braves des Vandales s'engagèrent dans les troupes de l'empire, et servirent sous les ordres immédiats de Bélisaire ; le reste de la nation, enveloppé dans les convulsions de l'Afrique, dont nous aurons de nouveau occasion de dire quelques mots, disparut bientôt entièrement.

Justinien, qui demandait des trophées à ses généraux, avait peine cependant à leur pardonner leur gloire. Il ressentit une extrême jalousie des victoires rapides de Bélisaire. Avant la fin de ce même automne de 534, qui avait suffi à la conquête d'un royaume, il lui donna l'ordre de revenir à Constantinople, trop tôt pour le bonheur de l'Afrique. Dans le caractère sans égal de Bélisaire, les vertus elles-mêmes s'étaient proportionnées au gouvernement despotique ; la volonté de son maître, non la prospérité de l'Etat, était le but unique de ses actions, l'unique mesure de ce qu'il jugeait bien ou mal. Il comprit que son rappel causerait la ruine de l'Afrique, mais il n'hésita pas. Comme il montait, à Carthage, sur ses vaisseaux, il vit les flammes allumées par les Maures révoltés dans les provinces qu'il avait reconquises ; il prédit que son ouvrage serait détruit aussi rapidement qu'il avait été accompli ; mais la volonté de l'empereur lui parut une loi de la destinée ; il partit, il arriva ; sa prompte obéissance désarma la jalousie excitée par de tels succès, et Justinien lui accorda le consulat pour l'année suivante et les honneurs du triomphe : c'était le premier que Constantinople eût vu déférer à un sujet.

 

A peine la conquête de l'Afrique était-elle terminée que Justinien projeta celle de l'Italie, et il destina à soumettre les Ostrogoths le même général qui s'était acquis tant de gloire en soumettant les Vandales. Un empereur romain pouvait croire son honneur intéressé à recouvrer la possession de Rome et de l'Italie ; mais l'Occident n'avait aucun motif de lui désirer des succès. Les Vandales s'étaient rendus odieux par leur cruauté, leurs persécutions religieuses et leurs pirateries : les Goths avaient de meilleurs titres à l'estime générale. Les plus sages, les plus modérés et les plus vertueux de la race germanique, ils laissaient concevoir de grandes espérances aux pays qu'ils avaient régénérés ; leur gloire ne finit pas avec le règne de Théodoric, et jusqu'à la fin de la lutte où ils succombèrent, ils déployèrent des vertus qu'on chercherait en vain chez les autres barbares.

Nous avons vu qu'à la mort du grand Théodoric (526) la couronne d'Italie avait passé à son petit-fils Athalaric, âgé à peine de dix ans, sous la régence de sa mère Amalasonthe. Celle-ci, qui avait perdu son mari avant son père, avait cherché à donner au jeune prince, espoir de sa famille et de sa nation, tous les avantages d'une éducation libérale., dont elle avait joui elle-même : mais Athalaric avait mieux senti les fatigues de l'étude que ses avantages ; il avait aisément trouvé de jeunes courtisans qui lui avaient représenté les soins de sa mère comme avilissants ; les vieux guerriers eux-mêmes n'avaient point renoncé aux préjugés nationaux contre l'étude et les mœurs romaines ; Athalaric avait été ôté à sa mère, et avant l'âge de seize ans, l'ivrognerie et la débauche le conduisirent au tombeau (534).

Par respect pour le sang de Théodoric, et pour la douleur d'Amalasonthe, les Goths lui permirent de choisir elle-même entre ses parents celui qu'elle jugerait digne du trône et de sa main ; elle arrêta son choix sûr Théodat, qui, comme elle, avait préféré aux plaisirs bruyants des Goths les études romaines ; il passait pour philosophe, elle le croyait dépourvu d'ambition, et Théodat lui avait juré en effet que, plein de reconnaissance pour une si grande faveur, il respecterait toujours ses ordres, et qu'il la laisserait régner seule, tout en paraissant assis avec elle sur le trône. Mais à peine eut-il été couronné lui-même qu'il fit arrêter sa bienfaitrice (30 avril 535), qu'il la retint prisonnière dans une île du lac de Bolsena, et que peu de mois après il la fit étrangler dans un bain. Justinien embrassa la protection d'Amalasonthe justement comme il avait embrassé celle d'Hildéric, lorsqu'il pouvait la venger et non plus la défendre. Bélisaire reçut ordre de se préparer à la conquête de l'Italie ; mais l'armée que l'empereur lui confia pour une si haute entreprise consistait seulement en quatre mille cinq cents chevaux barbares, et trois mille fantassins isauriens. Bélisaire vint débarquer en Sicile, en 535 ; et dans la première campagne de la guerre gothique, il soumit cette île, où la seule ville de Païenne lui opposa quelque résistance.

L'année suivante, Bélisaire transporta son armée à Rhégio de Calabre, et marchant le long des côtes, tandis que sa flotte l'accompagnait, il s'avança jusqu'à Naples sans qu'aucune armée ennemie lui disputât le terrain. Les mêmes circonstances favorables qui l'avaient secondé en Afrique, les mêmes fruits heureux de son humanité et de sa modération, lui donnèrent en Italie les mêmes avantages. De même les Goths s'aperçurent tout à coup avec effroi qu'ils étaient isolés au milieu, d'un peuple qui appelait leurs ennemis comme ses libérateurs. Toutes leurs mesures de défense furent confondues, la trahison se manifesta même dans leurs rangs, et un parent de Théodat, chargé du gouvernement de la Calabre, passa sous les drapeaux de l'empereur. Mais ce qui hâta surtout la ruine des Goths, ce fut la lâcheté de leur roi. Théodat s'enferma en tremblant à Rome, tandis que Bélisaire assiégeait Naples, et entrait dans cette ville par un aqueduc. La nation des Goths, qui comptait encore deux cent cinquante mille guerriers, dispersés il est vrai, des bords du Danube et de ceux du Rhône aux extrémités de l'Italie, ne voulut pas se soumettre plus longtemps au joug qui l'avilissait. Vitigès, brave général, qui avait été chargé de défendre les approches de Rome, fut tout à coup proclamé roi par ses soldats, et élevé sur le bouclier, tandis que Théodat, au moment où il apprit cette résolution, prit la fuite, et fut tué par un ennemi privé contre lequel il n'essaya pas même de se défendre. (Août 536.)

Avec l'élection de Vitigès, la guerre des Ostrogoths prit un nouveau caractère. Ce ne fut plus, comme on l'avait vu jusqu'alors, la lâcheté et l'imprévoyance aux prises avec le talent ; mais deux grands hommes, deux maîtres dans l'art de la guerre, dignes de l'amour des peuples comme de leur confiance, qui, en se mesurant l'un avec l'autre, luttaient en même temps chacun de leur côté avec d'insurmontables difficultés. Bélisaire était, comme en Afrique, juste, humain, généreux autant que brave ; il avait de même attiré à lui les cœurs des Italiens, mais sa cour le laissait sans argent et presque sans soldats. La dure loi de la nécessité, les ordres qui lui venaient de Constantinople, les collègues avides qui lui étaient donnés, le forçaient de nourrir la guerre par la guerre, et de dépouiller ceux qu'il aurait voulu protéger. Vitigès était encore à la tête d'une nation belliqueuse et puissante, mais son royaume était désorganisé ; il lui fallait du temps pour rassembler ses bataillons épars, pour ranimer la confiance de ses guerriers, qui se croyaient de toutes parts entourés de traîtres. Il jugea nécessaire d'évacuer Rome, que Bélisaire occupa, le 10 décembre 536 ; de quitter même la Basse-Italie, et de se replier sur Ravenne, pour remettre l'ordre dans son armée. Quand il eut organisé ses forces, il revint, au mois de mars suivant, assiéger Bélisaire dans l'ancienne capitale qu'il lui avait abandonnée.

Les limites que nous nous sommes prescrites ne nous permettent point de chercher â, faire connaître les opérations militaires, même des plus grands généraux ; ce n'est pas dans un abrégé aussi rapide qu'on peut chercher aucune instruction sur l'art de la guerre. Nous avons voulu présenter, en un seul tableau, la chute du monde antique, la dispersion des éléments d'où devait naître le monde moderne, et renvoyer à d'autres pour tous les détails. D'ailleurs ce ne serait pas sans répugnance que nous nous appesantirions sur les malheurs de l'humanité, sur les souffrances effroyables causées par deux chefs vertueux. Le spectacle en est bien plus douloureux que celui de tous les excès de la tyrannie, car l'indignation soulage l'âme. Lorsque nous passons en revue les crimes des fils de Clovis, notre horreur pour ces monstres laisse peu de place à la pitié. Au contraire, lorsque Vitigès assiégea Bélisaire dans Rome — et ce siège dura une année entière —, on vit deux héros sacrifier deux nations à leur acharnement. Bélisaire, par son intrépidité, sa patience, sa persévérance, soutint le courage de sa faible garnison, tandis que presque, toute la population de Rome périssait de faim et de misère. Vitigès ramena, sans se rebuter, tous les bataillons des Goths à l'attaque des murs de Rome, jusqu'à ce que les assaillants fussent tous détruits par le glaive ou par les maladies pestilentielles. Son courage et son habileté se déployèrent dans cette guerre à mort. S'il avait réussi, l'indépendance de sa nation était sauvée ; mais elle périt presque en entier dans ces funestes combats.

Justinien avait voulu que l'Italie fût de nouveau rangée parmi les provinces de l'empire romain ; mais sa vanité était satisfaite s'il possédait le sol sur lequel les Romains avaient élevé leur puissance, et il l'acheta au prix de tout ce qui en faisait la gloire et la valeur. Rome fut défendue ; mais Rome, exposée à une longue famine, perdit presque tous ses habitans. Les Goths furent vaincus ; mais ils furent détruits, et non pas soumis, et le vide qu'ils laissèrent dans la population énergique et guerrière de l'Italie ne se répara jamais. Les Italiens furent délivrés de ce qu'ils regardaient comme un joug honteux, mais ce fut pour tomber sous un joug cent fois pire. La longueur de la guerre, la pression du besoin, firent violence à là modération accoutumée de Bélisaire, et lui laissèrent d'ailleurs le temps de recevoir les ordres directs de Justinien, au lieu d'agir d'après sa propre impulsion. Les extorsions contre les sujets de Rome furent poussées aux derniers extrêmes ; et la population, qui sous le règne protecteur de Théodoric avait réparé ses pertes, fut moissonnée par la famine, par la peste ou par l'épée vengeresse des Goths. Les monuments glorieux de l'Italie, les pierres mêmes, ne furent pas sauvés. Les chefs-d'œuvre de l'art furent employés au lieu de machines de guerre, et les statues qui ornaient le môle d'Adrien furent lancées sur les assiégeants ; Dans sa détresse, Vitigès avait invoqué l'aide des Francs, et une invasion effroyable de ce peuple barbare, signalée par la destruction de Milan et de Gênes (538, 539), fit éprouver aux Goths que ces guerriers farouches, avides seulement de sang et de butin, ne se souciaient pas même de distinguer leurs alliés d'avec leurs ennemis. Dans une même journée ils taillèrent en pièces l'armée des Goths et l'armée des Grecs, qui toutes deux avaient compté sur leur assistance. Ils périrent enfin presque tous de misère dans la Cisalpine, qu'ils avaient ravagée ; mais quand de tels soldats succombent à la faim, c'est qu'il ne reste plus au paysan ou au bourgeois rien que leurs oppresseurs puissent piller ou détruire.

Bélisaire poursuivit les Goths (mars 538), lorsque ceux-ci furent contraints de lever le siège de Rome ; il profita de leur découragement, de leurs souffrances et de toutes leurs fautes ; il les assiégea dans Ravenne, et il força enfin (décembre 539) Vitigès à lui remettre cette ville et à se rendre son prisonnier. Vitigès, comme Gélimer, éprouva la générosité de Justinien, et vécut dans l'affluence à Constantinople. Bélisaire fut en même temps rappelé d'Italie.

Justinien se hâtait toujours de rappeler son général après chaque victoire, et Bélisaire s'empressait toujours d'obéir. Mais toutes les fois qu'il renonçait au commandement, les provinces qu'il abandonnait étaient livrées aux plus dures calamités, et l'Etat lui-même avait lieu de regretter que le sort de plusieurs millions d'hommes dépendît des caprices d'une cour, de la défiance ou de l'envie d'une femme hautaine, ou d'un despote jaloux. Au moment même où, cinq ans auparavant, Bélisaire avait quitté l'Afrique d'après les ordres de Justinien, la rébellion des Maures avait éclaté de toutes parts, et le héros qui par obéissance s'éloignait en gémissant au moment du danger, put voir de sa flotte l'incendie allumé dans les campagnes qu'il avait jusqu'alors garanties, par l'ennemi même qu'il en avait écarté. Les ministres de Justinien semblèrent prendre à tâche d'augmenter chaque jour en Afrique, par leurs vexations, le ressentiment de ceux qui maniaient les armes, la faiblesse et l'avilissement de ceux qui n'en avaient point. Le Maure errant, dont les mœurs se rapprochaient déjà de celles de l'Arabe bédouin, s'attacha à détruire toute culture, toute habitation fixe, toute population industrieuse ; il repoussa la civilisation jusqu'au rivage ; il la confina aux villes maritimes et à leur étroite banlieue, et pendant le reste du règne de Justinien, on estima que la province d'Afrique n'égalait qu'à peine en étendue le tiers de la province d'Italie. La retraite de Bélisaire d'Italie, après la captivité de Vitigès, ne fut pas suivie de moins de calamités.. Pavie était la seule ville un peu considérable qui n'eût pas encore subi le joug des Romains ; elle était défendue par un millier de soldats goths, qui proclamèrent pour roi leur chef Hildibald, et celui-ci ayant été assassiné la même année, aussi bien que son successeur Eraric, il fut enfin remplacé par Totila, jeune homme, parent de Vitigès, en qui la bravoure était unie à la politique et à l'humanité. Ce nouveau roi, par des vertus éclatantes autant que par des victoires, releva la fortune chancelante des Goths ; il rappela successivement aux armées les fils de ceux qui avaient succombé dans les combats ; il harcela, il attaqua, il mit en déroute onze généraux indépendants l'un de l'autre, que Justinien avait chargés de la défense des diverses villes d'Italie ; il traversa toute la Péninsule, de Vérone jusqu'à Naples, pour recueillir les guerriers épars de sa nation, qui dans chaque province avaient été obligés de courber la tête sous le joug ; enfin dans le cours de trois années (541 -544), il rendit à la monarchie des Ostrogoths la même étendue, si ce n'est la même vigueur, qu'elle avait au moment où la guerre avait commencé. Justinien envoyait bien de temps en temps des renforts aux généraux qui commandaient pour lui en Italie ; mais ce n'étaient jamais que de petits corps de troupes, qui prolongeaient la lutte, et qui ne donnaient aucune espérance de la terminer. L'arrivée de deux cents hommes de Constantinople était un événement ; telle était même la désolation universelle de l'Italie, que des troupes de cent ou deux cents soldats la traversaient tout entière sans trouver personne en état de les arrêter. Justinien, en 544, renvoya bien Bélisaire en Italie, mais sans lui donner une armée, et pendant quatre années, le héros fut réduit à lutter contre son adversaire, plutôt comme un chef de brigands que comme un général. L'étendue du dommage n'était pas proportionnée en effet à la petitesse des ressources, et une poignée de soldats suffisait de part et d'autre pour brûler et détruire ce qu'elle ne pouvait défendre.

Totila assiégea Rome fort longtemps ; il s'en rendit enfin maître le 17 décembre 546 ; déterminé à détruire une ville qui avait montré aux Goths une si longue hostilité, il en abattit les murailles, et en chassa tous les habitans, qui cherchèrent un refuge dans la Campanie. Pendant quarante jours l'ancienne capitale du monde demeura déserte. Bélisaire profita de cette circonstance peur y rentrer et s'y fortifier de nouveau ; mais il en fut de nouveau chassé. Justinien, en abandonnant ce grand homme presque sans argent et sans armée pour lutter contre un ennemi infiniment supérieur en forces, semblait prendre à tâche de détruire par ses propres mains une réputation dont il était jaloux. Il rappela ensuite Bélisaire pour la seconde fois. Après sa retraite, l'Italie fut livrée pendant quatre ans à toutes les fureurs des guerres civiles et étrangères ; elle fut exposée aux invasions des Francs et des Allemands, qui y descendaient sans ordre de leur gouvernement, sans chefs nommés par l'État, et sans autre but que d'exercer en grand le brigandage. Enfin, Justinien assembla de nouveau, en 552, une armée de près de trente mille hommes, et il en donna le commandement à un homme qu'on ne devait guère s'attendre à voir déployer les talents et le caractère d'un héros. C'était l'eunuque Narsès, qui avait passé sa jeunesse à diriger dans le palais les travaux des femmes, qui plus tard avait formé son expérience dans les ambassades, qui, lorsqu'il parut enfin à la tête des armées, justifia la confiance de Justinien. Il remporta, au mois de juillet 552, une grande victoire sur les Goths dans le voisinage de Rome. Totila y fut tué. Dans l'année suivante il gagna, au mois de mars, près de Naples, une nouvelle victoire, où Téjas, que les Goths avaient donné pour successeur à Totila, fut également tué. Ainsi furent accomplis le renversement de la monarchie des Ostrogoths, la destruction presque absolue de leur nation, et. la soumission à l'empereur des déserts de cette Italie où si longtemps on avait vu accumuler toutes les voluptés et toutes les richesses de l'univers.

Après les victoires de Narsès, l'Italie fut gouvernée. au nom des empereurs de Constantinople, par des exarques qui établirent leur résidence à Ravenne. A peine, il est vrai, cette contrée demeura-t-elle seize ans sous la domination de l'empire d'Orient. Toutefois, la forte ville de Ravenne demeura aux Grecs avec la Pentapole, qu'on nomme aujourd'hui Romagne, en mémoire, non pas de Rome, mais de l'empire grec, qui se faisait nommer, empire romain d'Orient. La Romagne, avec quelques autres provinces plus petites, continua deux siècles entiers, et jusqu'à l'an 752, à être gouvernée par l'exarque d'Italie ; un autre exarque gouvernait l'Afrique, et résidait à Carthage. Justinien avait même étendu ses conquêtes sur quelques villes d'Espagne, et il avait contribué à entretenir l'anarchie dans cette grande péninsule ; mais. la province romaine qu'il y avait recouvrée n'était pas assez importante pour mériter un troisième exarque. Des ducs grecs furent donnés aux villes espagnoles qui, de 55o à 620, ouvrirent leurs portes aux généraux de Justinien et de ses successeurs.

Les guerres que, pendant le même temps, Justinien soutint dans l'Orient contre Chosroès, n'occasionnèrent guère moins de misère. La Syrie fut envahie par les Persans ; les frontières de l'Arménie furent ravagées par eux, et la Colchide fut disputée avec obstination' pendant seize ans entre les deux empires (540-556). Mais après beaucoup de sang répandu, les frontières des Romains et des Persans restèrent à peu près les mêmes qu'avant la guerre ; et comme dès lors ces pays sont demeurés plongés dans la barbarie, ils méritent moins d'attention de notre part.

Justinien était âgé de près de quatre-vingts ans, lorsqu'il dut avoir recours pour la dernière fois à la vaillance et à l'habileté de son général, non moins âgé que lui, à l'occasion d'une invasion des Bulgares, qui en 559 s'avancèrent jusqu'aux portes de Constantinople. Le vieux Bélisaire fut invoqué comme pouvant seul sauver l'empire. Il rassembla avec peine trois cents soldats parmi ceux qui avaient dans un meilleur temps partagé ses travaux ; une troupe timide de paysans et de recrues se joignit à lui, mais ne voulait pas combattre. Cependant il réussit à repousser les Bulgares ; cet avantage et l'enthousiasme du peuple excitèrent la jalousie et la crainte de Justinien, qui avait toujours châtié par une disgrâce chaque victoire de son général. Déjà une fois, en 540, il l'avait condamné à une amende équivalente à trois millions de francs. En 563, une conspiration contre Justinien fut découverte : Bélisaire y fut enveloppé ; tandis que ses prétendus complices furent exécutés, Justinien, feignant de lui faire grâce, lui fit arracher les yeux, et confisqua toute sa fortune. Tel est le récit qu'a adopté le jeune et savant biographe de Bélisaire, lord Mahon, quoiqu'il repose seulement sur l'autorité d'historiens du XIe et du XIIe siècle. On vit le général qui avait gagné deux royaumes, aveugle, et conduit par un enfant, présenter un plat de bois devant le couvent de Lauros, pour demander une aumône d'une obole. Il semble cependant que la clameur du peuple fit repentir. Justinien, qui rendit à Bélisaire son palais. Il y mourut le 13 mars 565. Justinien mourut le 14 novembre de la même année.

Une gloire plus solide que celle des conquêtes demeurera d'âge en âge attachée au nom de Justinien : c'est celle que lui ont valu la collection et la publication de l'ancien droit romain. Les Pandectes et le Code, qui furent mis en ordre et promulgués par son autorité ; contiennent l'immense dépôt de la sagesse des âges précédents. On est étonne de trouver tant de respect pour le droit dans un despote, tant de vertus dans un âge corrompu ; un tel culte de l'antiquité à l'époque du bouleversement de toutes les institutions ; enfin, une législation latine tout entière publiée par un Grec au milieu des Grecs. Encore que Justinien ait quelquefois effacé de ces lois antiques leur caractère noble et primitif, pour y imprimer un cachet servile, qu'il ait bouleversé quelquefois un système longuement mûri par les jurisconsultes, d'après des caprices qui lui étaient propres et un intérêt tout personnel, les recueils qu'il sanctionna n'en demeurent pas moins un précieux monument de la justice et de la raison humaine, dont il a été, non le créateur, mais le conservateur.

Le gouvernement absolu, qui avait corrompu toutes les vertus romaines, ne donna pas même, sous Justinien, la paix intérieure au peuple en échange de la liberté. Le despotisme peut bien déshonorer les guerres civiles et les mouvements : populaires, mais il ne les supprime pas. Il n'y avait plus assez de vertus dans Constantinople pour qu'un homme, exposât sa vie pour la défense de ses droits ; pour celle de l'honneur de la patrie, pour celle des lois : qu'il regardait comme sacrées ; mais on se battait pour les cochers du cirque. Les courses de chars, spectacle favori des Romains, avaient été imitées à Constantinople, et ensuite dans toutes las grandes villes ; on y offrait des prix qui étaient disputés entre des cochers revêtus d'un uniforme, les uns vert, les autres bleu : la populace entière se partageait entre leurs deux bannières. Deux factions ennemies éclatèrent dans toute l'étendue de l'empire. La religion, la politique, la morale, l'honneur, la liberté, tous les sentiments élevés étaient étrangers à leur animosité : les verts et les bleus cependant, qui ne se disputaient que les prix du cirque, ne pouvaient être satisfaits que par le sang les uns des autres. Justinien lui-même, excité par d'anciens ressentiments de Théodora, embrassa les passions des bleus ; et pendant son règne, les verts ne purent obtenir aucune justice. Les juges, pour décider sur la propriété, sur l'honneur, sur la vie des citoyens, s'informaient moins encore de leur conduite ou de leurs droits que de la faction à laquelle ils s'intéressaient, de leur attachement aux bleus ou aux verts. A plusieurs reprises, les violences privées se changèrent en séditions ouvertes ; mais en 532, dans la plus violente de ces révoltes, celle qu'on désigne par son cri de guerre nica ou victoire, la capitale fut pendant cinq jours abandonnée au pouvoir d'une populace en fureur : la cathédrale, beaucoup d'églises, de bains, de théâtres, de palais et une grande partie de la ville furent réduits en cendres. Justinien, sur le point, de s'enfuir, ne fut retenu sur le trône que par la fermeté de Théodora, sa femme, et des torrents de sang furent répandus par ceux qui manquaient de courage pour défendre leur patrie contre les barbares, ou leurs droits contre l'oppression intérieure.