HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME PREMIER

 

CHAPITRE IX. — Les Goths et les Francs jusqu'au milieu du VIe siècle. - 493-561.

 

 

LE torrent de l'inondation des barbares avait roulé ses flots du Levant au Couchant ; l'impulsion première lui avait été donnée dans la Scythie ; il avait suivi les rivages de la mer Noire, et dévasté cette vaste presqu'île Illyrique sur une des côtes de laquelle était bâtie la nouvelle capitale de Constantin. Presque tous les peuples qui avaient conquis l'Occident avaient d'abord exercé leur furie sur l'empire oriental : telle fut la marche des Goths de toute dénomination, des Vandales, des Alains, des Huns, et cependant l'empire d'Orient survécut à la tempête, et celui d'Occident succomba. Le premier n'était pas plus belliqueux, il n'était pas mieux gouverné, il n'était pas plus peuplé ou plus riche ; il ne lui restait pas même, comme à l'autre, de glorieux souvenir, ou les étincelles d'un vieux patriotisme qu'une administration vertueuse pût faire revivre. Le sénat de Constantinople, image imparfaite de celui de Rome, fut toujours bas et tremblant ; le caractère des grands comme celui du peuple fut toujours servile ; les empereurs affectèrent toujours le langage du plus insolent despotisme : tout chrétiens qu'ils étaient, ils continuèrent à se faire encenser comme des divinités ; et les ambassadeurs de Théodose II, au moment même où ils al laient implorer la paix aux pieds d'Attila, s'engagèrent avec ses ministres dans une querelle dangereuse, parce qu'ils déclarèrent qu'il était impie de comparer Attila, qui n'était qu'un homme, avec leur empereur Théodose, qui était un dieu. Quand on compare, au Ve siècle, les Grecs qui se soutinrent, aux Romains qui succombèrent, on ne leur trouve ni plus de talents, ni plus, de vertus, ni plus de force : ils n'eurent donc que plus de bonheur.

Depuis l'extinction de la race du grand Théodose (450), le trône de Constantinople fut occupé durant une période de soixante-dix-sept ans, jusqu'au temps de Justinien, par cinq empereurs : Marcien, de 450 à 457 ; Léon, jusqu'en 474 ; Zénon, — 491, Anastase, — 518, et Justin, — 527. Presque tous, arrivés à l'extrême vieillesse, furent faibles d'esprit autant que de corps, élevés au trône par des femmes et dominés par elles ; l'histoire ne donne sur eux que fort peu de lumière. Quelques écrivains contemporains paraissent s'être, perdus ; mais le peu que nous savons sur ces cinq règnes ne cause pas beaucoup de regrets sur ce que nous ne pouvons plus savoir. La Thrace et toute la partie européenne de l'empire furent durant ces soixante-dix-sept-ans exposées à de fréquents ravages ; mais les vastes provinces d'Asie, et l'Egypte, avec les îles de la Grèce, n'eurent à souffrir que des vices de leur administration. Ce n'était presque que par la frontière de l'Euphrate que toutes ces vastes régions pouvaient être attaquées, et l'empire des Sassanides de Perse se trouvait, durant la même période, soumis à une administration également faible : aussi les deux empires demeurèrent presque toujours en paix l'un avec l'autre. Les rois persans de cette période, Phirouz, de 457 à 488 ; Balasch, — 491 ; Xobad, — 531, ne nous sont presque connus que de nom ; ils furent engagés dans des guerres dangereuses avec les Huns blancs, ou Euthalites, au nord et à l'est de la mer Caspienne, qui ne leur laissèrent point la liberté de tourner leurs armes contre les Romains.

Mais des frontières de l'empire d'Orient, durant cette même période, partit un nouveau peuple pour se jeter sur les provinces qui avaient appartenu à l'empire d'Occident, et changer encore une fois leur organisation. La conquête de l'Italie par les Ostrogoths se lie avec les règnes des empereurs Zénon et Anastase, et elle dépendit en partie des résolutions de leurs conseils.

Taudis qu'une partie de la nation des Goths, ceux qui avaient habité les régions occidentales, ou les Visigoths, s'étaient, sous la conduite d'Alaric, hardiment avancés sur les terres de l'empire et qu'ils avaient ensuite trouvé un établissement dans une partie de la Gaule et de l'Espagne, les Goths orientaux, ou Ostrogoths, étaient restés au-delà du Danube ; ils avaient subi le joug d'Attila ; mais comme ils n'avaient ni trésors ni villes à piller, et qu'ils ne pouvaient offrir à leurs nouveaux maîtres d'autres richesses que des soldats valeureux, ils avaient bientôt été associés aux exploits du Tartare, qui les appelait ses sujets. Trois frères, rois des Ostrogoths, Walamir, Théodémir et Widimir, avaient suivi Attila dans ses expéditions, et contre la Thrace et ensuite contre la Gaule. Après la mort du roi des Huns, ils recouvrèrent sans effort leur indépendance. Ils occupaient alors les contrées désolées de la Pannonie (Autriche et Hongrie). L'impulsion reçue des Huns, les guerres où ils avaient été entraînés, les marches qu'ils avaient accomplies tout au travers de l'Europe, leur avaient fait abandonner l'agriculture ; les habitudes d'oisiveté et de prodigalité contractées dans les opulentes provinces qu'ils avaient longtemps ravagées, les rendaient presque incapables de reprendre une vie industrieuse, et dans ces riches campagnes de Hongrie, dont le plus léger travail suffit pour exciter la fertilité, une nation moins nombreuse que les seuls habitans de quelqu'une des villes qu'ils y avaient détruites, ou de celles qu'on y voit de nos jours, était sans cesse exposée à la famine. Leurs besoins excitant leur rapacité, ils opprimaient d'autant plus durement le petit nombre d'habitans demeurés dans ces vastes provinces qu'ils éprouvaient plus de besoins ; ils en faisaient disparaître plus rapidement la racé, et, après avoir dévoré la substance des agriculteurs leurs sujets, ils retombaient dans leur première misère. Théodoric, le fils de Théodémir, un des trois frères, avait été donné en otage à l'empereur Léon, et élevé à Constantinople. L'exemple d'un grand empire encore maître des arts les plus précieux et d'immenses richesses ne fut point perdu pour lui. Son esprit, avide d'instruction, saisit chez les Romains tout ce qu'il y avait à recueillir encore sur les arts de la guerre et ceux de l'administration. Toutefois il ne se soumit point aux pédagogues grecs, il s'éleva lui-même, au lieu de se laisser élever par eux, et il n'apprit pas même à écrire. Vers 475, il succéda à son père, et, comme ses deux oncles étaient morts aussi, il se trouva à la tête de toute la nation des Ostrogoths. Il ne voulut pas laisser éprouver plus longtemps à ses compatriotes les misères des déserts de la Pannonie, il rentra à leur tête dans les terres de l'empire d'Orient ; il inspira à Zénon assez de crainte pour lui faire acheter son amitiés II lui rendit ensuite des services importants dans les révoltes qui troublèrent son règne ; mais plus tard, provoqué ou par quelque manque de foi, ou par la seule inconstance et l'impatience de ses soldats, il tourna de nouveau ses armes contre l'empire, et il ravagea la Thrace avec une cruauté qui laisse sur sa mémoire une tache honteuse. On accusa les Goths d'avoir, durant cette expédition, coupé la main droite aux paysans captifs, pour les rendre incapables de tenir désormais les cornes de leur charmé.

Théodoric ne pouvait vivre en paix, et Zénon, son adversaire, ne savait à quelle condition terminer une guerre qu'il n'avait plus la force de soutenir, lorsque le roi des Ostrogoths proposa à l'empereur de Byzance de l'autoriser à conquérir l'Italie, et à la gouverner selon les lois, si ce n'est sous la dépendance de l'empire. Zénon se crut heureux de se délivrer à tout prix d'une armée aussi redoutable ; il abandonna Odoacre aux armés des Ostrogoths, et il laissa dans le traite éventuel conclu avec le roi son vassal assez d'ambiguïté pour sauver la dignité de l'empire sans compromettre l'indépendance de Théodoric. L'armée des Ostrogoths, et avec elle toute leur nation, se mit en mouvement de là Thrace, au commencement de la campagne de 489, avec le dessein de traverser la Mœsie, la Pannonie et les Alpes Juliennes pour entrer en Italie. Des tribus errantes de Bulgares, de Gépides et de Sarmates occupaient ces régions, autrefois peuplées et opulentes. Les Ostrogoths, durant une marche de sept cents milles, furent quelquefois obligés de les combattre ; mais, d'autre part, ils furent joints sur la route par de nombreux aventuriers que la réputation de Théodoric attirait sous ses étendards. Lorsque cette redoutable armée descendit des Alpes du Friuli, Odoacre ne démentit point sa réputation d'activité, d'habileté et de bravoure ; il défendit l'Italie comme elle n'avait de longtemps été défendue ; il n'abandonna la possession de la campagne qu'après la perte de trois batailles rangées. Il se retira alors, avec les plus fidèles de ses partisans, dans la forteresse de Ravenne ; il y soutint un siège de trois ans ; il fut enfin contraint de se rendre, le 5 mars 493. Les conditions qu'il obtint furent honorables et avantageuses ; mais il éprouva bientôt que la foi des traités est une vertu presque inconnue aux barbares. Les héros eux-mêmes, dans un temps où l'opinion est sans force et la morale sans principes, ont rarement balancé entre leurs intérêts et leurs serments. Théodoric, qu'on peut regarder comme le plus loyal et le plus vertueux de ces conquérants barbares, fit poignarder Odoacre à l'issue d'un festin de réconciliation.

Le roi des Ostrogoths, maître de l'Italie, se rendit bientôt maître également des régions situées entre le Danube et les Alpes, qui complètent le système de défense du pays qu'il gouvernait. Il obtint aussi des Vandales, par la seule terreur de son nom, la restitution de la Sicile. Alors il donna à sa nouvelle conquête l'organisation la plus sage et la plus équitable que les vainqueurs du Nord eussent encore accordée aux régions du Midi, où ils s'établissaient. Au lieu d'opprimer un peuple par l'autre, il s'efforça de tenir la balance égale entre eux, et de conserver à chacun, de développer même les prérogatives qui les distinguaient.. Il réserva dans son entier la liberté germanique des Goths, leurs jugements populaires, leurs lois d'origine Scandinave, leur organisation militaire et judiciaire en même temps, qui réunissait des citoyens d'un même canton, pour délibérer et juger dans la paix, pour combattre dans la guerre. Il leur confia exclusivement la défense de l'État, et, a la fin de sa vie, il alla jusqu'à faire ôter aux Romains des armes dont ces derniers se montraient toujours peu empressés à se servir, pour les donner seulement aux barbares. Mais en même temps, il voulut attacher de nouveau les Ostrogoths à l'agriculture ; pour cela, il leur distribua des terres, sous l'ancienne condition germanique, qui liait tout citoyen propriétaire à la défense de son pays. Il y aurait eu en Italie bien assez de terres désertes pour établir convenablement trente ou quarante mille familles nouvelles, car on peut douter que Théodoric en conduisît davantage avec lui ; mais ces guerriers, désaccoutumés du travail, ne se seraient jamais soumis aux fatigues d'un défrichement. Ils eurent donc un libre choix sur les propriétés romaines : seulement Théodoric ne permit point qu'on ôtât au citoyen romain plus du tiers de son héritage. Peut-être aussi, et les expressions de l'historien Procope peuvent à cet égard faire naître un doute, imposa-t-il au cultivateur romain l'obligation de livrer à son maître barbare seulement le tiers de sa récolte ; alors il aurait le mérite d'avoir introduit de nouveau en Italie le système des colons partiaires ou métayers, auxquels cette contrée doit la prospérité de sa population agricole. Le législateur s'occupa avec soin de réunir dans l'Ostrogoth les habitudes domestiques du cultivateur avec les exercices et la discipline du soldat ; il voulut lui communiquer les arts des Romains, non sa science ou sa littérature : Car, disait-il, celui qui a tremblé devant la baguette d'un régent tremblera toujours devant une épée.

Théodoric conserva aussi à ses sujets romains ce qu'ils appelaient leur liberté, savoir : le nom de la république, le sénat, les consuls, les magistratures, les lois, le langage, et jusqu'aux habits de Rome. Il avait assez vécu dans l'empire pour concevoir quels avantages il pourrait retirer de cette organisation, quels impôts lui paieraient ses sujets romains, tandis que les Goths demeuraient exempts de toute taxe ; quelle sûreté il trouverait dans la régularité de l'obéissance, quelle supériorité ses sujets romains conserveraient sur les Goths dans l'administration, dans la correspondance, dans la diplomatie. Avec leur aide, avec l'industrie des Romains, animée par la protection de lois égales et par l'activité d'un grand homme, il fit exploiter d'anciennes mines d'or et de fer, probablement en Pannonie ou en Istrie ; il rendit du lustre à l'agriculture, il fit travailler au dessèchement des marais Pontins, il ranima le commerce et les manufactures, il rétablit les postes impériales, qui n'étaient point alors destinées à l'utilité de tous, mais seulement à l'avantage du gouvernement, et de ceux à qui il accordait des ordres gratuits pour des chevaux.

Dans une visite qu'il fit à la ville de Rome, en l'an 500, et où il fut complimenté par le sénat et le peuple, il destina des sommes annuelles à la conservation des monuments romains, et il pourvut à leur protection contre la cupidité de ceux qui les regardaient déjà comme une carrière d'où ils pourraient tirer les matériaux de nouvelles constructions ; il rétablit même d'une manière moins somptueuse, il est vrai, mais toujours avec d'assez grands frais, les distributions de vivres au peuple de Rome, et les spectacles, qui ne lui étaient pas moins chers que le pain. Cependant il n'avait point fixé sa résidence dans cette ancienne capitale ; il partageait son temps entre Ravenne, la forteresse essentielle de son royaume, le dépôt de ses arsenaux et de ses trésors, et Vérone, l'objet de ses affections, et la ville d'où il croyait pouvoir le mieux veiller à la défense de l'Italie. De là vient que dans le plus ancien des poèmes allemands, celui des Nibellungen, il est désigné sous le nom de Diëtrich von Bem, qu'on s'accorde à traduire Théodoric de Vérone, car Berne n'existait pas alors.

Quoique élevé dans la foi arienne, Théodoric non seulement accorda une entière tolérance aux catholiques, il se prêta même aux désirs intolérants du clergé romain, et il ne permit au peuple conquis d'autre culte que le catholique. Il sut distribuer avec tant d'art parmi le clergé les récompenses et les prélatures, qu'il le maintint presque jusqu'à la fin de sa vie dans l'obéissance et la fidélité. Il s'était aussi proposé de rendre du lustre au sénat romain et de l'attacher à sa monarchie ; son succès fut complet au commencement de son règne, mais ceux qu'il croyait avoir gagnés lui échappèrent à la fin. Les évêques et les sénateurs, trompés par les ménagements qu'il avait eus pour eux, se crurent plus importants, plus redoutables qu'ils n'étaient réellement. Les sénateurs étaient toujours entourés du lustre de leurs immenses richesses ; leur orgueil s'enflait au souvenir de l'antiquité de leur race, à laquelle, dans les derniers siècles, ils attachaient beaucoup plus de, prix, justement parce que moins d'actions, éclatantes pouvaient la relever. lisse crurent encore d'antiques Romains, non seulement les descendants, mais aussi les égaux des maîtres du monde ; ils commencèrent à rêver une liberté sans égale garantie, sans force publique et sans courage ; ils s'engagèrent dans des complots obscurs pour rétablir, non la république, mais l'empire ; Théodoric, que la prospérité avait rendu irritable, et l'âge défiant, punit, sur des soupçons peut-être plutôt ; que sur des preuves, ceux dont les projets ou lés désirs lui parurent des trahisons. La fin de son règne est souillée par la condamnation de Boëthius et de Symmachus, tous deux sénateurs, tous deux consulaires, tous deux faits pour honorer le dernier âge de Rome. Boëthius, qui languit longtemps dans une prison à Pavie, avant de périr d'une mort cruelle y composa (en 524) le livre sur la Consolation, qu'on lit encore aujourd'hui avec plaisir. Dans le même temps, Théodoric, provoqué par la persécution des ariens à Constantinople, était sur le point, à ce qu'on assure, de se laisser entraîner à commencer une persécution contre les catholiques en Italie, lorsqu'il mourut, le 30 août 526.

 

Durant un règne de trente-trois ans, Théodoric fit plusieurs fois par ses lieutenants la guerre avec succès, pour repousser les attaques des Grecs, de quelques barbares du Danube, des Bourguignons et des Francs. Cependant il se proposait moins d'étendre sa monarchie par des conquêtes que de la faire prospérer au dedans ; et en effet, grâce à la longue paix dont il la fit jouir, à ses sages lois, et aux ressources immenses qu'offrait un pays redevenu neuf en quelque sorte par la barbarie, où tout travail était assuré d'une ample récompense, la population de son royaume fit des progrès rapides. A la fin de son règne, on compta que la nation des Ostrogoths avait deux cent mille hommes en âge de porter les armes, ce qui supposait près d'un million de population totale. Il ne faut point oublier qu'elle s'était recrutée par les aventuriers et les soldats qui, de toutes les nations barbares, accouraient pour partager la richesse et la gloire dont la faisait jouir Théodoric. Elle occupait alors non seulement l'Italie et la Sicile, mais les provinces de Rhétie et de Norique jusqu'au Danube, l'Istrie de l'autre côté de l'Adriatique, et la Gaule méridionale jusqu'au Rhône. On ne sait point quelle était, à la même époque, la population romaine de ces États, mais il paraît qu'elle s'était aussi beaucoup augmentée.

Les négociations de Théodoric s'étendaient dans toute la Germanie, et jusqu'à la Suède, d'où ses compatriotes étaient sortis originairement, et d'où il arrivait chaque jour de nouveaux émigrants. La volumineuse collection des lettres de son secrétaire Cassiodore nous a été conservée ; et quoiqu'on ne puisse s'empêcher de regretter que le style pompeux de ce rhéteur voile sans cesse la vérité sous des figures ou sous un étalage d'érudition antique, on trouve cependant, dans ces douze livres, de précieux documents sur l'administration intérieure, les mœurs du temps, et les relations diplomatiques des nouveaux États. Il est digne de remarque que le latin était employé pour ces relations, entre des peuples qui ne l'entendaient point eux-mêmes. Nous avons des lettres adressées par Cassiodore, au nom de Théodoric (l'an 506), aux rois des Warnes, aux rois des Hérules, aux rois des Thuringiens, qui tous étaient encore complètement barbares, et qui vivaient au-delà du Danube, pour les intéresser aussi bien que le roi des Bourguignons, à la défense d'Alaric II, roi des Visigoths, contre Clovis. Ces rois avaient enfin dû reconnaître les avantages des lettres et des communications qu'elles établissaient entre des hommes séparés par d'immenses distances, dont les intérêts étaient semblables. Mais comme leur langue n'avait point d'alphabet, que non seulement ils ne savaient pas l'écrire ; mais que personne ne le pouvait, ils prenaient des esclaves romains pour secrétaires, et ils communiquaient dans une langue quelquefois également inconnue aux deux correspondants.

Théodoric, qui s'était fait céder par les Bourguignons une grande partie de la Provence, et entre autres la ville d'Arles, où il avait rétabli un préfet des Gaules, comme il y en avait eu un au temps de l'empire, avait cherché à protéger, contre les Francs, son gendre, Alaric II, roi des Visigoths d'Espagne et d'Aquitaine, avec lequel il confinait sur les rives du Rhône. Mais trompé, ainsi que ce jeune roi, par les serments de Clovis, il n'avait pu prévenir la bataille de Vouglé et la ruine des Visigoths en Aquitaine : il se hâta du moins de leur envoyer du secours. Un. fils naturel d'Alaric avait été mis sur le trône, parce qu'il était en âge de porter les armes, tandis qu'Amalaric, son fils légitime et fils de la fille de Théodoric, n'était encore qu'un enfant. Ce motif ; qui pouvait. être bon pour les peuples, ne satisfaisait pas le roi des Ostrogoths ; il fit couronner son petit-fils, et agissant dès lors comme son tuteur, il gouverna l'Espagne et la Gaule méridionale aussi bien que l'Italie. Le jeune Amalaric cependant avait établi sa résidence à Narbonne ; une cour, des officiers royaux rappelaient aux Visigoths qu'ils formaient toujours un peuple indépendant, tandis que des succès presque constants qu'ils obtenaient contre les Francs, dans une petite guerre sur leurs frontières, les attachaient au grand protecteur qui donnait du lustre à leur monarchie.

Si Théodoric avait eu un fils auquel il pût transmettre la domination d'une aussi grande partie de l'Europe, au lieu de n'avoir que deux filles, ce serait probablement aux Goths qu'aurait été réservé l'honneur de relever l'empire d'Occident ; mais la fortune, presque toujours si favorable à ce prince, celui entre les rois barbares qui eut le plus de vraie grandeur, lui refusa un héritier auquel il put transmettre sa puissance.

Il mourut le 30 août 526, et son règne passa comme un brillant météore, qui disparaît sans exercer sur les saisons aucune influence durable. Les deux nations des Visigoths et des Ostrogoths, qu'il avait réunies, se divisèrent de nouveau à sa mort. Amalaric, déjà âgé de vingt-cinq ou Vingt-six ans, demeura à Narbonne, d'où il gouverna l'Espagne et la partie de la Gaule située entre le Rhône, le Lot et les Pyrénées ; Athalaric, son autre petits-fils, âgé à peine de quatre ou cinq ans, demeura à Ravenne, sous la tutelle de sa mère Amalasonthe, à la tête des Ostrogoths de l'Italie et de la Provence.

La ruine des barbares est plus rapide que celle des peuples civilisés, parce que leur corruption est plus prompte. Ils doivent leurs vertus à leur situation plus qu'à leurs principes : ils sont sobres, vaillants, actifs, parce qu'ils sont pauvres et élevés à la dure. La richesse, au contraire, n'a pour eux en réserve que des jouissances physiques ; car ils ne sont point en état de partager les jouissances intellectuelles des peuples civilisés, et avec l'opulence commencent tous leurs vices. Mais notre instruction n'exige point que, pour juger de leur décadence, nous la suivions dans tous ses honteux détails : il nous suffira de dire sur les Visigoths que, depuis la mort du grand Théodoric jusqu'au règne d'Athanagilde, qui transféra le siège de la monarchie à Tolède (526-554), quatre rois se succédèrent sur le trône : Amalaric régna de 526 à 531, Theudis mourut en 548, Theudiscle en 549, et Agila en 554. Tous périrent assassinés par la main de leur successeur. En Italie, sept rois des Ostrogoths succédèrent à Théodoric jusqu'à la destruction de la monarchie par Bélisaire, en 554, savoir : Athalaric, qui régna de 526 à 534 ; Théodat, dont le règne finit en 536 ; Vitigès en 540, Hildebald en 541, Eraric en 541, Totila en 552, et Téja en 554. Le sort de la plupart ne fut pas plus heureux ; mais nous aurons occasion de lui donner un peu plus d'attention en suivant, dans un prochain chapitre, les conquêtes de Justinien. A la même époque, nous verrons la chute des Vandales d'Afrique ; nous allons voir celle des Bourguignons dans les Gaules. Aucune lueur n'éclaire encore les révolutions intérieures ou de la Grande-Bretagne ou de la Germanie, et, après la mort de Théodoric, tout l'intérêt dans l'Occident se concentre sur l'histoire des Francs.

Le rapide accroissement de la monarchie des Francs est un phénomène d'autant plus remarquable qu'ils ne furent nullement secondés, depuis la mort de Clovis, ou par les vertus ou par les talents de leurs chefs, et très peu par les qualités propres à la nation. Les Francs, au moment de la conquête de la Gaule, étaient parmi les plus barbares entre les barbares, et ils le demeurèrent longtemps. Ils se distinguaient entre les autres par un extrême mépris pour les peuples qu'ils avaient conquis, et par la dureté avec laquelle ils les traitaient. Les Visigoths avaient fait compiler, pour régir leur monarchie, un extrait assez détaillé du code de Théodose, qui servait alors de loi à l'empire ; les Ostrogoths avaient publié leurs lois propres, qui se rapprochaient peut-être davantage de celles de la république romaine, et qui montraient une attention soutenue au droit et à la manière de rendre la justice ; les Bourguignons, plus rudes que les Goths, avaient publié leurs lois nationales, plus empreintes que les précédentes de l'état sauvage pour lequel elles avaient été faites, mais cependant équitables, et surtout égales entre les vainqueurs et les vaincus. Les Francs publièrent aussi leurs lois, et ce furent les plus barbares de toutes. Le code pénal des peuples germaniques se réduisait à l'échelle des amendes ; tout se rachetait par une compensation pécuniaire, wehrgild, argent de défense, ou widergild, argent de compensation : mais les Francs, soit saliens, soit ripuaires, estimèrent seuls le sang des Romains à la moitié et souvent à moins de la moitié du sang du barbare. Le meurtre et toutes les autres offenses furent punis dans cette proportion. Cet affront public fait, dans la législation même, aux peuples vaincus, était d'accord avec le reste de leur conduite : ils méprisaient, avec l'instruction des Latins, et leur langue, et tous leurs arts, et toutes leurs sciences ; ils étaient violents, brutaux, sans pitié, et la pesanteur de leur joug n'était rachetée que par leur respect pour les prêtres. Mais cette haute vénération pour l'Eglise, et leur sévère orthodoxie, d'autant plus facile à conserver que, ne faisant aucune étude, et ne disputant jamais sur la foi, ils ne connaissaient pas même les questions controversées, leur donnèrent dans le clergé de puissants auxiliaires. Les Francs se montrèrent disposés à haïr les ariens, a les combattre et les dépouiller sans les entendre ; les évêques, en retour, ne se montrèrent pas scrupuleux sur le reste des enseignements moraux de la religion : ils fermèrent les yeux sur les violences, le meurtre, le dérèglement des mœurs ; ils autorisèrent en quelque sorte publiquement la polygamie, et ils prêchèrent le droit divin des rois et le devoir de l'obéissance pour les peuples.

Mais les Francs étaient vaillants, nombreux ; car la population s'était rapidement accrue dans les Gaules ; bien armés, passablement instruits dans l'ancienne discipline romaine, d'après leur long service dans les armées de l'empire, et presque toujours victorieux dans les combats. Les liens de leur association étaient si relâchés, leur obéissance ou aux rois ou aux lois semblait tellement volontaire, ils étaient tellement affranchis et d'impôts et de devoirs sociaux, qu'aucun barbare ne croyait perdre aucun de ses privilèges nationaux en entrant dans leur association. D'autre part, les Francs, qui, dans leur premier établissement au-delà du Rhin, avaient été formés d'une confédération de petits peuples, étaient très accoutumés à l'idée d'admettre de nouveaux confédérés : ils ne demandaient à ceux qui voulaient faire partie de leur association que de marcher sous les mêmes drapeaux quand il leur conviendrait de faire la guerre ; du reste, ils ne changeaient point leur organisation intérieure, ils ne leur envoyaient point de gouverneurs, ils ne destituaient point leurs rois ou leurs ducs héréditaires, ils ne faisaient chez eux de levées forcées ni d'hommes ni d'argent, et ils les admettaient seulement à la participation du pouvoir et de la gloire.

C'est de cette manière que, pendant l'espace d'un demi-siècle que comprend le règne des quatre fils de Clovis (511-561), toute la Germanie se trouva appartenir à l'association des Francs, sans avoir été conquise. Le royaume de Clovis, fondé par des soldats aventuriers dans quelques villes de la Belgique, avait pour limites le Rhin : sa tribu était composée de Saliens, et peut-être aussi de Sicambres ; mais il n'est point sûr que d'autres Saliens indépendants de lui ne fussent pas restés dans leurs anciennes demeures sur la droite du Rhin. Il n'est question, dans toute l'histoire de son règne, ni des Chauces, ni des Chérusques, ni des Chamaves, ni d'aucun des anciens peuples francs que nous savons avoir formé la confédération primitive. Ils étaient tous demeurés indépendants dans la partie de la Germanie que, d'après eux, on nomma Franconie ; tous, dans le demi-siècle suivant, entrèrent avec joie dans.une confédération qui, sans leur faire perdre aucun de leurs droits, leur assurait de nouveaux avantages.

Au-delà des Francs, situés sur le Rhin et dans la Franconie, se trouvaient les Frisons, sur les bords de l'Océan ; les Saxons, vers les bouches de l'Elbe, qui, les uns et les autres, commencèrent aussi à se dire Francs, ou du moins à marcher avec eux dans la première moitié du vie siècle ; ensuite les Allemands ou Souabes, près des sources du Rhin, les Bavarois sur les bords du Danube, qui tous contractèrent pacifiquement les mêmes engagements, sans apporter aucun changement à leur organisation intérieure, si ce n'est qu'il est probable que leurs chefs quittèrent alors le titre de rois qu'ils laissèrent aux fils de Clovis, pour prendre celui de ducs. Les Thuringiens seuls, entre tous les peuples germaniques, furent soumis par les armes. Ils avaient de leur côté fondé une puissante monarchie des bords de l'Elbe et de l'Undstrut à ceux du Necker, ils s'étaient associés les Warnes et les Hérules, et il y avait entre eux et les Francs une rivalité de gloire, et d'anciennes offenses à venger. On rapporte la guerre de Thuringe aux années 528 et 530. Les fils de Clovis profitèrent, pour attaquer cette nation, de la dissension de ses chefs, et des fratricides royaux qui composent presque seuls à cette époque l'histoire de toutes les monarchies. Trois frères gouvernaient les Thuringiens : Baderic, Hermanfroi et Berthaire. Ils s'étaient récemment convertis au christianisme, et Hermanfroi avait épousé une nièce du grand Théodoric, roi d'Italie. Celle-ci, accoutumée chez les Goths à ce que la couronne passât toujours à l'aîné des princes, reprochait à son mari de se contenter d'un trône divisé. Hermanfroi, se rendant un jour à la salle des festins, trouva la table à moitié découverte. Et comme il en demandait la raison à sa femme ; Tu te plains, lui dit-elle, de n'avoir que la ce moitié d'une table, et tu ne te plains pas de ce n'avoir que la moitié d'un royaume. Hermanfroi entendit ce reproche ; pour satisfaire sa femme, il surprit d'abord son frère Berthaire, et le poignarda ; il s'entendit ensuite avec Thierri, l'un des fils de Clovis, pour attaquer Baderic, qu'il fit également périr ; mais il ne voulut point alors donner au roi franc la récompense qu'il lui avait promise : la guerre s'engagea, et Hermanfroi, vaincu, périt avec toute sa famille, non point cependant dans une bataille, mais par trahison, dans une conférence demandée par son ennemi.

 

Nous avons avancé dans cette histoire sans nommer les nouveaux rois des Francs, et en effet il est pénible d'arrêter ses regards sur des princes dont nous n'avons à raconter que des actes de perfidie ou de cruauté. Quatre fils avaient succédé à Clovis : Thierri, Clodomire, Childebert et Clothaire, dont l'aîné avait vingt-cinq ans, le cadet treize ou quatorze. Tous quatre décorés d'une longue chevelure, tous quatre nommés rois, ils s'étaient établis dans quatre villes différentes, mais rapprochées : à Paris, Orléans, Soissons et Metz, afin d'y jouir avec moins de contrainte des plaisirs du trône, d'avoir chacun un palais et des officiers séparés, et d'être moins habituellement menacés par le poignard ou le poison fraternel. La monarchie n'était point divisée comme la royauté. Les Francs formaient toujours un seul peuple. Les rois avaient trop peu de part au gouvernement en temps de paix, pour que là division du pouvoir royal fût presque aperçue de leurs sujets. A la guerre, chacun avait ses leudes, ses guerriers qu'il s'attachait par des faveurs particulières ; et dans les expéditions générales, les Francs suivaient celui des rois en qui ils avaient le plus de confiance. Les provinces étaient cependant divisées entre les frères, mais d'une manière si bizarre qu'il faut bien reconnaître que cette division n'avait pas pour but le gouvernement. C'étaient les tributs des villes romaines, c'étaient les biens de terre qui étaient divisés, plutôt que les États ; chacun des frères avait voulu avoir sa part des vignes et des oliviers du Midi, comme des prairies et des forêts du Nord, et leurs possessions se trouvaient entremêlées, dans toute l'étendue des Gaules de telle sorte qu'on pouvait à peine faire dix lieues sans changer de domination.

La vie des quatre frères ne fut pas égale : l'aîné, Thierri, qui n'était point fils de Clotilde, mais d'une maîtresse ou d'une, femme païenne de Clovis, mourut en 534 ; il eut pour successeur son fils Théodebert, qui mourut en 547, et auquel succéda Théodebalde, fils de Théodebert, mort sans enfants en 553. Le second des rois francs, Clodomire, fut tué dans la guerre de Bourgogne, en 526. Le troisième, Childebert, mourut en 558, et Clothaire, qui survécut à tous les autres, recueillit et réunit tous leurs héritages ; il régna seul sur les Francs jusqu'en 561. Il serait difficile et peu avantageux de fixer dans sa mémoire cette liste nécrologique. Le gouvernement des quatre fils de Clovis ne fut proprement qu'un seul règne, qui comprend un demi-siècle (511-561).

Les quatre frères se tendirent réciproquement des embûches, mais ils ne se firent point la guerre. Nous verrons bientôt qu'ils étaient peu avares du sang de leurs proches ; il est probable cependant que les Francs n'auraient pas voulu, pour leurs intérêts privés, descendre à des hostilités entre eux. Ces rois eurent peu d'occasions de signaler leurs talents militaires. Cependant ils conduisirent quelques expéditions : Thierri et Clothaire en Thuringe ; Childebert dans la Gaule narbonnaise ; Théodebert en Italie. Ils y enrichirent leurs soldats par le pillage, et ils maintinrent la réputation de la valeur nationale. Cette valeur, au reste, se signalait plus souvent encore dans des expéditions volontaires où des aventuriers s'engageaient sous des chefs qu'ils avaient choisis, pour participer au pillage de l'Italie alors disputée entre Bélisaire, général de Justinien, et les Ostrogoths. Ces expéditions diverses n'avaient en quelque sorte que des résultats individuels, savoir : la fortune ou la. mort de tel ou tel guerrier ; si ce n'est cependant que les Ostrogoths renoncèrent à la possession de la Provence, et que cette partie importante des Gaules fut soumise aux Francs dès l'an 536. Mais une autre conquête plus avantageuse encore fut celle de la Bourgogne, et celle-là fut le résultat d'une guerre nationale, en même temps que d'une vengeance de famille.

Gondebaud, roi des Bourguignons, le même qui avait massacré ses trois frères, avait continue a régner seul sur cette nation, de l'an 5oo à l'an 516,-et saint Avitus, archevêque de Vienne, son sujet, l'avait exhorté, dans une lettre que nous avons encore, à calmer ses remords pour ces fratricides ; il lui disait de ne plus pleurer avec une piété ineffable sur les funérailles de ses frères, puisque c'était le bonheur du royaume qui diminuait le nombre des personnes royales, et ne conservait au monde que celles-là seules qui suffisaient à l'empire. Gondebaud s'était dès lors montré un roi habile et juste. Il avait protégé ses sujets romains, et il avait pourvu à ce que leurs droits fussent désormais respectés. Quand il mourut, en 516, son fils Sigismond recueillit son héritage, embrassa lui-même l'orthodoxie, et engagea le plus grand nombre des Bourguignons à se convertir aussi. Sigismond, que l'Église a reconnu comme saint, et qu'elle révère encore aujourd'hui, fut le fondateur du couvent de Saint-Maurice en Valais, qu'il combla d'immenses richesses. Nous ne savons presque autre chose sur son règne de huit ans que cette fondation, et la précipitation avec laquelle il fît étrangler son fils Sigéric, pendant son sommeil, sur de faux soupçons qu'il avait conçus contre lui. Il vivait en paix, tout occupé de ce qu'on nommait alors des bonnes œuvres, c'est-à-dire, des pénitences et des aumônes aux moines, lorsque sainte Clotilde, veuve de Clovis, qui s'était aussi retirée du monde pour se consacrer tout entière à la religion, auprès du tombeau de saint Martin à Tours, suspendit ses prières, pour venir en 523 à Paris, où ses trois fils étaient réunis ; et voici, selon le saint évêque Grégoire de Tours, le langage qu'elle leur tint :

Faites, mes chers enfants, que je n'aie point à me repentir de la tendresse avec laquelle je vous ai élevés ; ressentez avec indignation l'injure que j'ai reçue il y a trente-trois ans, et vengez avec constance la mort de mon père et de ma mère. Les trois fils jurèrent de servir le ressentiment de leur mère ; ils attaquèrent les Bourguignons, et les ayant défaits, dans un combat, ils arrêtèrent saint Sigismond, qui s'était déjà revêtu d'un habit de moine, et qui cherchait à se rendre au couvent de Saint-Maurice ; après l'avoir retenu quelque temps prisonnier, Clodomire le fit jeter dans un puits, près d'Orléans, avec sa femme et ses deux enfants.

Un frère de Sigismond, nommé Godemar, avait rassemblé les Bourguignons fugitif. A leur tête il repoussa les Francs. Clodomire revint l'attaquer en 624, mais il fut tué dans la bataille de Véséronce ; les Francs, découragés, demandèrent à traiter avec les Bourguignons. Godemar fut reconnu, et continua huit ans encore à régner en paix ; mais en 532 les Francs l'attaquèrent de nouveau, le firent prisonnier dans une bataille, le traitèrent comme on traitait alors les rois prisonniers ; toute la Bourgogne fut soumise, et dès lors les Bourguignons, tout en conservant leurs lois et les magistratures qui leur étaient propres, commencèrent à marcher sous les étendards des Francs.

La vengeance de sainte Clotilde était accomplie sur les enfants et les petits-enfants de ses oppresseurs, mais sa joie fut empoisonnée. Clodomire était tué ; son frère, Clothaire, qui avait déjà deux femmes, épousa la veuve de Clodomire, nommée Gondioque ; et il remit les trois fils de son frère, encore en bas âge, à sainte Clotilde, pour qu'elle les fît élever. Il restait seul alors à la tête des Francs, avec son autre frère Childebert. Il craignait que les fils de Clodomire ne réclamassent un jour l'héritage de leur père. Les deux frères se réunirent, à Paris, pour consulter sur leurs intérêts ; ils firent demander à leur mère de leur envoyer les trois enfants, pour qu'ils les montrassent au peuple et les fissent reconnaître pour rois. Clotilde les envoya, en effet, avec un nombreux cortège d'officiers de leur maison, et de jeunes pages de leur âge qu'elle faisait élever avec eux. Arcadius, sénateur auvergnat, et l'un des confidents de Childebert, revint bientôt à elle avec des ciseaux et une épée nue, l'invitant à décider elle-même ce qu'il fallait faire de ses petits-fils. Dans un mouvement d'indignation et de désespoir, Clotilde s'écria qu'elle aimerait mieux les voir morts que tonsurés et enfermés dans un cloître. Cette réponse fut acceptée comme un consentement par ses deux fils. Clothaire, saisissant par le bras l'aîné des deux princes, qui était à peine âgé de dix ans, le lança par terre, et lui plongea son couteau dans l'aisselle ; le plus jeune saisit alors les genoux de Childebert, en lui demandant grâce. Childebert était touché, et les yeux baignés de larmes, il implorait à son tour la grâce de l'enfant ; mais Clothaire, en fureur, s'écria : C'est toi qui m'as excité, et tu m'abandonnes ! Livre-moi cet enfant, ou tu périras pour lui. Childebert, en effet, le repoussa par terre, et Clothaire l'y égorgea. Tous leurs pages, leurs nourriciers et leurs domestiques furent massacrés en même temps, et Childebert partagea ensuite avec Clothaire l'héritage de Clodomire. Un troisième fils de celui-ci, nommé Clodoald, avait échappé aux recherches de ses deux oncles. Il demeura longtemps caché ; enfin, parvenu à l'âge de raison, il se coupa lui-même les cheveux, reçut l'habit religieux, et rentrant en France après la mort de Clothaire, il y bâtit le couvent qui porte son nom : c'est celui de Saint-Cloud.

Après avoir appris les crimes des premiers rois des Francs, on voudrait les voir subir immédiatement la punition qu'ils avaient méritée, mais cette satisfaction nous est rarement accordée. Les nations sont bientôt punies de leurs vices et de leurs crimes ; pour elles la morale est la même chose que la politique ; mais les individus dont nous voyons seulement le commencement de l'existence sont soumis à une autre rétribution ; parmi eux les puissants imposent souvent silence tout ensemble à la voix de leur conscience, à l'opinion publique et à la postérité. Childebert et Clothaire s'étaient mis au-dessus des remords ; bien plus, ils étaient confirmés dans cette tranquillité d'âme par les assurances que leur donnaient les moines, qu'ils comblaient de biens. Lorsque, disait Clothaire dans un diplôme de l'an 516, en faveur du couvent de Réome, lorsque, avec une âme dévote, nous prêtons l'oreille aux pétitions de nos prêtres, quant à ce qui concerne les profits des églises, nous pouvons nous confier que nous aurons Jésus-Christ pour rémunérateur de tous les biens que nous leur ferons[1]. Tel était le christianisme qu'on enseignait à Clothaire, et la confiance dans laquelle on l'élevait ; tandis qu'on fermait les yeux sur les meurtres que nous avons déjà vus, sur ceux que nous verrons encore ; tandis qu'on lui permettait d'épouser tout ensemble, Radegonde, fille du roi des Thuringiens, qu'il avait fait périr ; Chemsène, mère de son fils Chramne ; Gondioque, veuve de son frère Clodomire ; Wultrade, veuve de son petit-neveu Théodebald, Ingonde et Arégonde. Il faut pourtant convenir que les évêques firent quelques objections quand il épousa Wultrade, et l'obligèrent, au bout de peu de mois, à la donner en mariage à Gariwald, duc de Bavière ; mais quant aux autres mariages, le saint évêque de Tours les raconte dans le langage de l'Ancien Testament.

Clothaire avait déjà reçu Ingonde en mariage, dit saint Grégoire, et il l'aimait uniquement, lorsqu'elle lui fit une requête en lui disant : Mon seigneur a fait de sa servante ce qu'il lui a plu : il l'a appelée à son lit ; maintenant, pour accomplir sa mercy, que mon ce seigneur et mon roi écoute ce que sa servante lui demande. Elle le prie de vouloir bien choisir, pour Arégonde ma sœur, sa servante, un homme utile et riche, afin que son alliance ne m'humilie point, mais que, m'exaltant au contraire, je puisse servir mon seigneur avec plus de fidélité. Clothaire l'ayant entendue, et étant fort luxurieux, s'enflamma d'amour pour Arégonde ; il se hâta de se rendre à la maison de campagne qu'elle habitait, et se l'associa en mariage. Après l'avoir prise, il revint à Ingonde, et lui dit : Je me suis occupé de la mercy que tu m'avois si doucement demandée. Tu voulois pour ta sœur un mari riche et sage ; je n'en ai point su trouver de meilleur que moi-même : sache donc que je l'ai épousée ; et je pense que cela ne te déplaira pas. Ingonde lui répondit : Que mon seigneur fasse ce qui paraît bien à ses yeux, pourvu que sa servante trouve grâce auprès de son roi.

La fin de Clothaire fut digne de son commencement. Après avoir partagé quarante-sept ans le trône avec ses frères, il survécut trois ans au dernier d'entre eux, Childebert, mort à Paris en 558, et qui ne laissait point de fils. Clothaire s'empressa de chasser en exil la femme de Childebert et ses deux filles, et de chercher en même temps à se venger de son propre fils Chramne, qui s'était attaché à Childebert de préférence à lui. Chramne alla chercher un refuge chez les Bretons de l'Armorique, qui refusaient aux Francs l'obéissance, et qui prirent en effet les armes pour la défense du jeune prince ; mais les Bretons furent vaincus, et Chramne prit de nouveau la fuite, Il avait des vaisseaux préparés sur mer, poursuit Grégoire de Tours ; mais, comme il tardait, pour mettre aussi en sûreté sa femme et ses filles, il fut atteint par les soldats de son père, arrêté et chargé de liens. Lorsqu'on vint l'amener au roi Clothaire, celui-ci ordonna qu'il fût brûlé par le feu, avec sa femme et ses filles. Ainsi, donc on les enferma dans la chaumière d'un pauvre homme ; ce Chramne fut lié et étendu sur un escabeau avec le linge de l'autel qu'on nomme l'oraire, après quoi l'on mit le feu à la maison, dans ce laquelle il périt avec sa femme et ses filles.

Le roi Clothaire, parvenu à la cinquante-unième année de son règne, se rendit ensuite, ce avec de riches présents, aux portes du temple de Saint-Martin. Arrivé à Tours auprès du sépulcre de cet évêque, il confessa toutes les actions dans lesquelles il avait à se reprocher quelque négligence, et priant avec de grands gémissements, il demanda au saint confesseur d'obtenir la miséricorde du Seigneur pour ses fautes, et d'effacer par son intervention tout ce qu'il avait pu commettre de répréhensible. Lorsqu'il fut de retour, un jour qu'il chassait dans la forêt de Cuise, il fut surpris de la fièvre, et il revint à son palais de Compiègne. Comme il était cruellement tourmenté de la fièvre, il s'écria : Qu'en pensez-vous ? quel est ce roi des cieux, qui tue ainsi les grands rois de la terre ? Dans cette souffrance, il expira. Ses quatre fils le portèrent avec beaucoup d'honneur à Soissons, et l'ensevelirent dans la basilique de Saint-Médard. Il mourut un ce jour après celui qui complétait l'année depuis que son fils Chramne avait été mis à mort.

 

 

 



[1] Diplôm. T. IV, p. 616.