LE grand Théodose, qu'on avait vu passera plusieurs reprises de l'activité énergique d'un guerrier à l'indolence et à la mollesse d'un Sybarite, est accusé par Zozime, écrivain qui s'est toujours montré son ennemi personnel, d'avoir corrompu les mœurs de son siècle et précipité ainsi la chute de l'empire. Certainement, quand nous nous rappelons ce que furent les prédécesseurs de Théodose, ce qu'étaient les Romains sous Tibère et Néron, ce qu'ils étaient sous Gallien, nous trouverons qu'il restait en eux peu de chose à corrompre ; il semble encore que Théodose, toujours fidèle aux devoirs domestiques, toujours bon mari et bon père, même au temps de cette mollesse qu'on lui reproche, ne pouvait être considéré comme corrupteur. Cependant il se fit sans aucun doute durant son règne un dernier progrès vers cette dégénération des esprits, vers cet abaissement des courages, qui se manifesta sous le règne honteux de ses deux fils, et qui acheva d'ébranler le colosse de l'empire romain. Ce fut alors que dans les camps, les soldats qui ne rougissaient pas de se dire encore Romains, déposèrent leurs armures, et que cette redoutable infanterie accoutumée à combattre de près et à attaquer l'épée à la main les rangs qu'elle avait ébranlés en lançant son pilum, se changea en une troupe timide d'archers, dépourvus d'armure défensive et forcés à fuir dès que l'ennemi essayait de les joindre. Ce fut alors que dans les villes tous les bourgeois montrèrent la répugnance la plus invincible à se charger de fonctions publiques, et qu'on les vit s'y dérober par les expédients les plus honteux. Ce fut alors que les magistrats, les sénateurs commencèrent à faire leur cour aux rois barbares, qu'on les vit transporter les arts de l'intrigue et la finesse de la flatterie dans les camps de ces capitaines goths ou francs qu'ils regardaient encore comme leurs inférieurs, niais de qui dépendait leur fortune. Ce fut alors enfin que la croyance au pouvoir divin des rois, au crime du peuple dans toute résistance, s'accrédita dans tous les rangs de la société. Les prélats, pleins encore de reconnaissance pour l'appui que leur avait prêté Théodose, enseignèrent que le pouvoir de Dieu et celui de ses ministres pouvaient seuls poser des limites au pouvoir des rois. S'il est une grande leçon à déduire des dégradantes révolutions de l'empire dont nous devons encore nous occuper dans ce chapitre et les deux suivants, c'est, au contraire, que le pouvoir absolu est fatal à celui qui l'exerce et à celui qui lui est soumis. Nous avons vu, nous allons voir encore des souverains qui ne méritent pas même d'être appelés médians, affliger l'espèce humaine de calamités qui ne furent point égalées dans lés révolutions qu'on a le plus signalées à notre épouvante, et dont on a accusé les passions orageuses des peuples. Si les Romains se corrompirent pendant le IVe siècle, il faut aussi en tirer celte conclusion importante, c'est que l'adversité peut avoir sur la vertu des peuples des conséquences plus funestes encore que la prospérité. Sans doute la période de l'invasion des Allemands dans les Gaules, des Calédoniens en Bretagne, des Maures en Afrique, des Sarmates en Pannonie et des Goths dans toute l'Illyrie, n'était pas celle où les hommes devaient s'endormir dans la mollesse au sein des plaisirs. Mais c'est l'effet de la longue durée des États et de leur haute puissance de séparer les habitans en deux classes toujours plus étrangères l'une à l'autre, les riches et les pauvres ; de faire toujours plus disparaître la classe intermédiaire ; enfin, à mesure que cette classe est retranchée, de déraciner et d'anéantir toutes les vertus sociales. Lorsque ce gouffre s'est ouvert entre les deux parties extrêmes de la société, chacune des révolutions successives contribue à l'agrandir ; les progrès de l'opulence avaient favorisé les riches, les progrès de la détresse les favorisent encore. La classe moyenne n'avait pu soutenir leur concurrence durant la prospérité ; elle est écrasée durant l'adversité sous les calamités que les plus riches ont seuls la force de soutenir. Rome avait commencé à se corrompre dès les temps de la république, lorsque la classe moyenne cessa d'imprimer à toute la nation son caractère propre ; la corruption s'accrut à mesure que les rangs intermédiaires disparurent, elle fut portée à son comble lorsqu'il ne resta plus dans l'empire que des millionnaires et de la populace. En effet, c'est dans les rangs de la médiocrité que résident essentiellement les vertus domestiques, l'économie, la prévoyance de l'avenir et l'esprit d'association. C'est dans ses rangs qu'une certaine énergie est sans cesse mise en œuvre ou pour s'élever, ou pour se maintenir au point où l'on est parvenu. Ce n'est qu'en elle que peut se conserver ce sentiment d'égalité sociale sur lequel repose toute justice. Il faut voir ses égaux, il faut vivre avec eux, il faut rencontrer à toute heure leurs intérêts et leurs passions, pour s'accoutumer à chercher seulement dans le bien commun son propre avantage. La grandeur isole, l'immense opulence accoutume chaque individu à se regarder comme étant seul une puissance. Il sent qu'il peut subsister indépendamment de sa patrie, se maintenir ou tomber sans elle ; et bientôt ses valets, tous les subalternes qui l'entourent, achèvent de persuader à celui qui dépense autant qu'un petit peuple, que ses plaisirs, ses souffrances, ses caprices même, ont plus d'importance réelle que ceux des milliers de familles qu'il remplace. On conserve la moralité d'une nation en associant ses sentiments à tout ce qui a de la durée ; on la détruit en les concentrant dans le moment présent. Que vos souvenirs vous soient chers, et vous soignerez aussi vos espérances ; mais si vous sacrifiez aux plaisirs d'un jour la mémoire de vos ancêtres ou vos devoirs envers vos enfants, vous n'êtes que des passagers dans la patrie, vous n'y êtes plus des citoyens. Dans l'empire romain, au temps du grand Théodose, les deux rangs qui restaient seuls dans la société avaient également honte du passé, peur de l'avenir, besoin de s'étourdir sur le présent. Au bas de l'échelle sociale, la populace, sortie des rangs des esclaves ou prête à y rentrer, vivait des distributions publiques de vivres, ou d'un salaire journalier au-delà duquel elle ne voyait plus rien. Sans espérance pour l'avenir, ces hommes ne pouvaient rien perdre que la vie, et cette vie il ne leur était pas même permis de s'accoutumer à la défendre. Qu'avaient-ils de mieux à faire que de s'étourdir sur des calamités qu'ils ne pouvaient point détourner, et qui ne les avaient pas plus tôt atteints qu'elles leur ôtaient la faculté de les sentir ? A l'autre extrémité de l'échelle sociale, les sénateurs étaient encouragés dans la même indifférence. Les possessions de presque tous s'étendaient dans plusieurs provinces très éloignées : celui même qui apprenait que ses récoltes dans la Gaule avaient été brûlées comptait encore sur ses greniers d'Espagne ou d'Afrique ; celui qui ne pouvait dérober ses champs de la Thrace aux ravages des Goths comptait que les Persans n'arriveraient pas jusqu'à ses oliviers dans la Syrie. Quelque sévères que fussent les pertes qu'il éprouvait, elles n'allaient presque jamais jusqu'à lui faire connaître le besoin. A cause d'elles, il renonçait souvent au mariage, et, en effet, toutes les grandes familles s'éteignaient rapidement, mais il ne renonçait jamais au luxe. Sur une échelle bien moins étendue, nous avons vu, avant le premier partage de la Pologne, les princes de cette nation se reposer sur une garantie de même nature ; les effroyables ravages des Cosaques zaporoves ne ruinaient pas un descendant des Jagellons ; mais pour lui la sécurité de la fortune unie au patriotisme était un motif pour tout oser : la même sécurité dans le sénateur romain, unie à l'égoïsme, était seulement un motif pour né pas tout craindre. L'imprévoyance, le goût effréné du plaisir, clans la plus haute et.la plus basse classe, se manifestent à chaque page de l'histoire romaine à cette époque. Le massacre de Thessalonique nous en a montré un singulier exemple. Thessalonique était la capitale de cette grande préfecture Illyrique qui avait éprouvé pendant quatre ans les affreux ravagés des Goths. Il y avait huit ans, il est vrai, que la paix était faite, mais Farinée et la nation des Goths étaient demeurées maîtresses de la province ; d'ailleurs il y avait moins de quatre ans qu'une nouvelle invasion, celle des Gruthunges, avait fait trembler toute la province. C'était dans ces circonstances que le peuple de cette grande ville, qui n'avait jamais résisté ni à l'ennemi ni aux abus du pouvoir, se souleva pour un cocher du cirque, et massacra le lieutenant de l'empereur, ses officiers et ses soldats. Bien plus, le goût de ces spectacles était si excessif et si imprévoyant que la foule, après avoir provoqué un monarque dont elle connaissait les emportements, se rendit de nouveau, sans défiance, dans le cirque, et attendait encore des jeux quand elle fut livrée à la vengeance du maître. Le même goût régnait dans toutes les capitales ; la même fureur pour les jeux scéniques demeurait seule aux Romains, de toutes leurs anciennes passions publiques. Dès distributions de pain à la : populace la dispensaient souvent du travail, et comme elle ne connaissait aucun luxe, comme elle ne désirait aucune autre jouissance, la vie entière du citadin, au milieu des souffrances publiques, se consommait dans ces lâchés plaisirs. La succession des deux fils de Théodose entre lesquels l'empire fut divisé (17 janvier 395) n'était pas faite pour réveiller le monde romain de son sommeil. Deux enfants, qui jamais né devinrent hommes, recueillaient l'héritage d'un héros. Arcadius, auquel l'Orient fut destiné, avait dix-huit ans ; Honorius n'en avait pas plus de onze. Le premier régna treize ans (395-408), le second vingt-huit (395-423). On ne put jamais distinguer le moment où l'un ou l'autre parvint à l'âge de raison : toutefois la faiblesse de l'aîné se fit ressentir immédiatement par l'empire, parce qu'on ne pouvait point se dispenser d'accorder quelque attention à ses volontés ou à ses goûts, et que la cour, se proportionnant à la nullité du maître, fut dirigée dès le commencement par les basses intrigues de la faiblesse et de la fraude, tandis que l'enfance du second laissa pendant treize ans, de 595 à 408, occuper la première place à celui qui en était le plus digne, au grand Stilichon : Théodose avait confié ses deux fils à ses deux plus habiles ministres ; il avait espéré qu'ils se seconderaient l'un l'autre, et que l'unité de l'empire serait préservée sous le gouvernement de deux anciens collègues, dirigeant deux frères mineurs. Le premier sentiment que manifestèrent ces ministres fut au contraire celui de la jalousie ; la rancune du plus faible contre le plus habile chercha un appui dans les préjugés populaires : l'Orient, qui pari ait grec, fut excité à se défier de l'Occident, qui parlait latin ; la différence des mœurs s'accord ait avec celle des langages ; deux nations furent mises en opposition l'une avec l'autre ; l'unité du monde romain fut rompue, et deux empires, celui d'Orient et celui d'Occident, commencèrent à croire qu'ils n'avaient plus rien de commun l'un avec l'autre. Rufin, habile jurisconsulte des Gaules, que Théodose avait élevé au rang de préfet de l'Orient, était chargé de la direction des conseils d'Arcadius et de la cour de Constantinople. Dès longtemps on lui reprochait son avarice et sa cruauté. Ses vices avaient cependant été contenus par l'œil du maître, ils éclatèrent sans contrainte lorsqu'il ne reconnut plus de supérieur. Déjà il croyait avoir assuré pour jamais sa fortune, en faisant épouser sa fille unique à son souverain ; Arcadius paraissait content ; le jour fixé pour la cérémonie, la pompe s'achemina vers le palais du préfet, pour y chercher la nouvelle impératrice. Mais en passant devant la demeure de la belle Eudoxia, Arcadius s'y arrêta ; il déclara que c'était là l'épouse qu'il avait choisie, et il la reconduisit au palais, au lieu de la fille du préfet. Ce n'était point cependant d'après un projet qui lui fût propre ou une passion qui le dominât que le monarque de l'Orient jouait ainsi son vieux ministre : il avait seulement donné les mains à une intrigue du palais, conduite par l'eunuque Eutrope ; il cédait, comme il devait céder pendant tout son règne, aux insinuations de ses domestiques, les seuls de ses sujets qu'il dût jamais connaître. Peu après, le 27 novembre 595, Rufin fut massacré aux pieds de son maître, par ordre du Goth Gainas, qui ramenait de l'Occident les légions de Théodose, et Arcadius, étranger à l'empire, abandonna les rênes du gouvernement aux vils favoris que la fraude ou la violence élevaient tour à tour à la domination du palais. Stilichon, soldat de fortune, qu'on croit avoir été fils d'un Vandale, et qui déjà sous le règne de Théodose avait déployé ses grands talents pour là guerre, se trouvait à la tête de l'armée d'Occident au moment de la mort de l'empereur, et il demeura chargé sans partage de la tutelle d'Honorius. Stilichon est le héros de Claudien, le dernier des grands poètes de Rome ; et les vers de celui-ci sont presque les seuls monuments de l'histoire du tuteur d'Honorius : aussi il ne nous apparaît que d'une manière confuse sous cette lumière poétique, dans un temps où presque tous les historiens se taisent, et où, pour établir la réputation d'un grand homme, nous devons choisir entre des panégyristes et des calomniateurs, que nous savons avoir été payés par l'empereur les uns comme les autres. Ces témoignages contradictoires et également suspects laissent voir cependant Stilichon comme une ombre imposante et digne de cet empire dont il défendait encore les ruines. Son génie militaire lui assura des victoires, quoiqu'il ne trouvât plus de soldats ; il ne montra pas seulement du courage, mais aussi du dévouement, de l'oubli de soi-même pour une patrie qui déjà n'existait plus ; enfin il grandit encore à nos yeux pour avoir voulu intéresser à la défense nationale le sénat romain, les grands, les députés des provinces ; mais il ne trouva chez eux tous qu'une éloquence vide de sens et un étalage vaniteux de sentiments d'emprunt : au lieu de patriotisme. Cet empire d'Occident, que Stilichon était appelé à défendre au moment du plus extrême danger, n'était déjà plus qu'un vaste désert, où l'on ne trouvait point de soldats, où l'organisation régulière établie par les. lois était suspendue, et où l'on ne reconnaissait que deux autorités : celle d'une aristocratie territoriale qui n'était revêtue d'aucun privilège légal, mais qu'aucune loi ne pouvait atteindre, et celle d'un clergé fanatique qui disposait de la multitude. L'Italie, la Gaule, avaient encore et des officiers nommés par l'empereur, et des magistrats municipaux élus par les villes ; mais les uns et les autres étaient impuissants pour faire exécuter les lois dans le vaste domaine d'un sénateur, car ce domaine couvrait des provinces. L'Afrique, dont les cinq provinces avaient entre elles un déploiement de trente degrés d'étendue, ou de plus de six cents lieues, le long des côtes de la Méditerranée, était tombée tout entière sous la dépendance des enfants du Maure Nabal, son plus riche propriétaire. Les esclaves de cette famille, ses créatures, ses clients, lui donnaient une puissance contre laquelle celle de l'empereur lui-même ne pouvait lutter. Firmus, dont nous avons vu ailleurs la révolte, était un de ces enfants ; après lui vint Gildo, son frère, qui, de 386 à 398, se fit presque une souveraineté indépendante de cette vaste contrée. Lorsque Stilichon voulut enfin le ramener à l'obéissance, il destina une armée de cinq mille soldats à conquérir une région grande au moins deux fois comme la France. Ce n'est pas tout : il ne crut point pouvoir tenter cette entreprise s'il n'associait à la puissance impériale l'animosité d'un ennemi privé. Mascezel, frère de Gildo, avait été dépouillé par lui de son héritage ; ses enfants avaient été massacrés, et il nourrissait contre son frère la haine et le désir de vengeance d'un Maure. Ce fut à lui que la conquête de l'Afrique fut réservée ; il y effectua sa descente en 398, avec les cinq mille soldats qu'on lui avait donnés pour combattre son frère, et après qu'il se fut vengé, sa mort inopinée, au passage d'un pont d'où son cheval le précipita, mit un terme à ce pouvoir patrimonial, qui n'était dû ni au choix du monarque ni à celui du peuple. Dans une autre occasion, les désastres du règne d'Honorius nous apprennent que les frères de Théodose, comme plus riches propriétaires de la Lusitanie, n'exerçaient pas moins de pouvoir sur l'Espagne que Gildo n'en exerçait sur l'Afrique. Le règne des fils de Théodose fut l'époque fatale de l'établissement des barbares dans l'Occident. D'une part, les Visigoths, partis de la Servie actuelle, après avoir ravagé la Grèce, puis l'Italie, obtinrent enfin une demeure stable au pied des Pyrénées, et y fondèrent la monarchie qui couvrit bientôt les Espagnes ; d'autre part, les Germains, franchissant le Rhin et se répandant sur la Gaule et l'Espagne, fondèrent les monarchies des Bourguignons, des Suèves de Lusitanie et des Vandales de Bétique. Les actes de cette grande catastrophe demandent à être exposés dans leur ordre ; nous sommes appelés tour à tour à voir marcher l'histoire devant nous, puis à juger ses résultats ; et nous implorons l'indulgence du lecteur pour les arides expositions de faits dont nous devons quelquefois charger sa mémoire. Les Visigoths, établis dans la Mossie depuis 382, avaient déjà eu le temps de réparer les désastres éprouvés dans la guerre par laquelle ils avaient perdu leur ancienne patrie, et ils en avaient conquis une nouvelle. Une nation dans la vigueur de la jeunesse recouvre en effet rapidement ses forces par le repos ; tandis que l'empire, parvenu à la décrépitude, perdait les siennes par la fuite des armées. Une brillante jeunesse demandait à se distinguer dans les armes, à l'exemple de ses pères ; mais quoique sollicitée de s'engager au service d'Arcadius, elle méprisait des récompenses militaires que la valeur ne décernait pas ; elle souffrait de voir la bravoure des soldats déshonorée par la lâcheté des chefs, ou la fortune des aventuriers rendue dépendante de la faveur des cours, Alaric, prince de la maison royale des Balthi, avait, comme ses compatriotes, fait dans les troupes de l'empereur ses premières armes ; lorsqu'il avait ensuite demandé un avancement proportionné au rang qu'il occupait dans sa nation, ou aux talents qu'il avait développés au service de Rome, il fut refusé d'une manière offensante. Bientôt-il enseigna au fils de Théodose quel ennemi ce faible monarque avait imprudemment provoqué : les Visigoths, dont il réveilla les passions belliqueuses, l'élevèrent sur un bouclier, le saluèrent comme leur roi, et lui demandèrent de les conduire dans ces riches provinces où la gloire, la richesse et toutes les jouissances qu'elle procure, seraient la récompense de leur valeur. Aussitôt qu'Alaric eut annoncé qu'il allait attaquer l'empire, de nombreuses hordes scythiques passèrent le Danube sur la glace, pour venir se ranger sous ses étendards ; et au commencement de l'année 396, une formidable armée, qu'aucune ligne de fortifications ne pouvait arrêter, s'avança jusqu'à Constantinople, en ravageant tout le pays qu'elle traversait. La Grèce avait jusqu'alors échappé aux invasions des barbares, car celles-ci s'étendaient rarement plus au midi que Constantinople ; mais Alaric voulut faire partager à ses soldats les richesses encore intactes de ces illustres contrées. Les défilés des Thermopyles, au pied du 'mont Oeta, lui furent abandonnés par la lâcheté des soldats ; pendant une longue paix, toutes les fortifications des villes de l'Achaïe étaient tombées en ruines, et le Visigoth pénétra, en 396, dans le sanctuaire de l'antique civilisation. Il accorda une capitulation à Athènes ; mais il abandonna à la rapacité de ses soldats tout le reste de cette contrée, enrichie par tant de monuments, et rendue sacrée par le souvenir de tant de vertus. C'est alors que le temple de Cérès Eleusis fut pillé, et que les mystères de Diane, qu'on y avait célébrés pendant dix-huit siècles, furent interrompus. Alors aussi commença la lutte mémorable entre l'habile tactique de Stilichon et l'impétuosité d'Alaric. Le premier, qui avait passé l'Adriatique avec les légions d'Italie, savait que ses soldats ne tiendraient jamais contre la vaillance des Goths : aussi mit-il tout son art à attirer ces derniers dans un pays de défilés, à les y enfermer par une guerre de postes, en évitant toujours une bataille, à les assiéger en quelque sorte sur une montagne et à les y affamer. Ce fut la même habileté que Stilichon déploya à plusieurs reprises, et contre Alaric et contre les autres généraux barbares ; mais, dans la campagne de Grèce, ses mesures furent déjouées par Ceux dont il devait le moins se défier. Les lâches courtisans de Constantinople craignaient plus encore le crédit qu'un grand homme pourrait acquérir sur leur monarque par un service signalé que l'épée d'un ennemi, qui ne menaçait pas leur personne. Ils engagèrent Arcadius à donner au général de l'Occident l'ordre d'évacuer son empire ; en même temps l'empereur demanda la paix à Alaric, et il l'acheta en le nommant maître général de l'infanterie dans l'Illyrie orientale. Non seulement les vices du gouvernement despotique avaient successivement détruit toutes les ressources de l'empire ; dans ses dernières calamités, ce fut encore l'acte immédiat, l'acte direct du souverain, qui attira les plus cruels désastres sur ses peuples. Lorsque Arcadius, d'après la plus basse jalousie, accorda à son ennemi le commandement de la province même qu'il venait de dévaster, il mit en même temps à sa disposition les quatre grands arsenaux de la préfecture Illyrique, à Margus, à Ratiaria, à Naissus et à Thessalonique. Pendant quatre ans, tous les plus habiles armuriers de l'empire furent uniquement occupés, dans ces quatre ateliers, à forger des armes pour les Goths ; pendant quatre ans, Alaric forma ses soldats d'après là discipline romaine à l'usage de ces armes, si supérieures à celles qu'ils avaient auparavant portées ; et lorsqu'avec l'aide des Grecs, il eut rendu ses Visigoths bien plus redoutables qu'ils ne l'eussent jamais été, il les invita à venir montrer aux Romains quel usage ils savaient faire des leçons que leur avaient données leurs concitoyens. Dans l'automne de 402, il passa les Alpes Juliennes, et il entra en Italie par le Frioul. Lors même que les campagnes de ces deux grands capitaines, Alaric et Stilichon, nous seraient connues avec assez de détail pour offrir quelque instruction à ceux qui voudraient y étudier l'art militaire, ce ne serait point le lieu de les exposer ici ; il y aurait moins d'avantage encore à nous appesantir sur des scènes de souffrances et de calamités dont cette histoire offre déjà un trop grand nombre. Une seule chose mérite donc de fixer notre attention, ce sont les preuves nouvelles qui se présentent à chaque pas de cet état d'épuisement, de cet état de mort d'un empire qui comprenait encore l'Italie, l'Espagne, la France, l'Angleterre, la Belgique, l'Afrique et la moitié de l'Allemagne ; d'un empire, encore dirigé par un grand guerrier et un grand homme d'État, qui, avec tout son génie, ne pouvait plus lui communiquer de vigueur. Stilichon était en effet le vrai monarque de l'Occident. Honorius, parvenu à l'âge de dix-huit ans, avait alors fixé sa résidence au palais de Milan ; tout son plaisir était d'y nourrir des poulets, qui connaissaient sa voix et qui venaient manger dans sa main. Nous ne voulons pas l'en blâmer ; c'est un plaisir bien innocent, et qui ne dérangeait rien à l'administration de l'empire. Pour ne pas déranger non plus celle de sa basse-cour, les courtisans n'avaient jamais prononcé devant lui le nom d'Alaric, ni laissé entrevoir le danger qui menaçait l'empire, jusqu'au moment où le roi des Goths fut parvenu sur l'Adige. A la première nouvelle de l'approche de l'ennemi, l'empereur n'eut d'autre pensée que celle de sauver sa personne. Stilichon, qui craignait la terreur que la fuite du jeune souverain répandrait dans toute l'Italie, eut Une peine extrême à. le retenir, par la promesse qu'il lui fit de revenir bientôt à lui avec une armée capable de le défendre. L'hiver, pendant lequel les Goths s'étaient mis en quartiers dans le voisinage de Trévise, lui donnait un peu de temps pour rassembler des soldats ; mais il n'y en avait point dans toute l'Italie. Ce fut de la Gaule, de la Bretagne même que Stilichon fut obligé de les faire venir. Il abandonna à la foi des peuples barbares et toutes les rives du Rhin et le mur des Calédoniens ; il fondit dans son armée tous les anciens ennemis de Rome qui voulurent bien s'engager sous ses étendards, et, avec quarante ou cinquante mille hommes, il repassa les Alpes, au printemps de 4o3, tandis qu'Alaric, qui de son côté avait passé l'Adige, poursuivait Honorius, et l'assiégeait déjà dans Asti. Stilichon força le superbe roi des Goths à lever le siège ; il profita de sa dévotion pour l'attaquer à Pollentia, pendant la solennité de Pâques, et le vaincre dans une sanglante bataille (29 mars 403). Il l'arrêta dans sa marche, comme il voulait traverser les Apennins et porter ses ravages dans l'Italie méridionale ; il le força de rebrousser chemin vers les Alpes, et il l'y battit encore dans le voisinage de Vérone. Malgré toutes ses victoires, il se regarda comme heureux que le terrible roi des Goths évacuât enfin l'Italie et se retirât dans la Pannonie. Honorius s'attribua les honneurs d'un triomphe, pour célébrer les victoires de Stilichon, et cette solennité romaine fut, pour la dernière fois, souillée par les sanglants combats des gladiateurs : une loi d'Honorius les abolit pour jamais peu après. Mais cet empereur, qui avait visité Rome avec éclat (404), qui, d'après les conseils de Stilichon, avait montré au sénat et au peuple une déférence à laquelle les anciens souverains du monde étaient dès longtemps désaccoutumés, ne comptait point assez sur les victoires qu'il célébrait ainsi pour oser fixer son séjour, ou dans l'ancienne capitale de l'empire, ou dans la métropole de la Lombardie. Son premier soin fut de chercher dans ses Etats une ville à l'abri des attaques de tous ses ennemis. Il fit choix de Ravenne, qui, bâtie alors sur pilotis, percée de canaux et entourée de marais, présentait l'aspect qu'on retrouve aujourd'hui dans Venise, et n'était pas moins que cette dernière ville à l'abri de toute agression du côté de terre. A peine s'y était-il retiré que l'Occident fut alarmé parla marche de Rhadagaise, et par la grande et finale invasion des barbares, qui des lors n'évacuèrent plus l'empire. On a attribué à de nouveaux mouvements des peuples scythes, aux victoires de Toulun, khan des Geougen, sur les Huns (400), l'ébranlement de toute la Germanie ; je croirais plus probable cependant que la dernière invasion de l'empire d'Occident fut déterminée par les passions des peuples germains eux-mêmes. Déjà depuis plusieurs générations, leurs jeunes gens et leurs guerriers étaient venus chercher de la gloire et du butin dans l'enceinte de l'empire ; l'habitude était prise ; la direction était donnée aux esprits vers cette carrière. Chaque expédition faisait connaître davantage la faiblesse des adversaires que les Germains se proposaient de piller ; et lorsqu'ils virent les Goths s'établir au midi du Danube, ravager l'Italie et la Grèce, et menacer l'ancienne capitale du monde, ils purent commencer à craindre qu'Alaric ne leur laissât plus rien à prendre. Rhadagaise., roi d'un des peuples qui avaient leur demeure sur les bords méridionaux de la Baltique, dans le Mecklembourg, déclara qu'il avait fait vœu de ne pas remettre l'épée dans le fourreau qu'il n'eût abattu les murailles de Rome, et qu'il n'en eût partagé les trésors entre ses soldats. Une foule de guerriers, et jusqu'à des peuples entiers, se déclarèrent alors prêts à le seconder ; entre eux il est devenu difficile de reconnaître celui qui était soumis plus immédiatement à ses ordres. Les Bourguignons, les Vandales, les Silinges, les Gépides, les Suèves et les Alains s'ébranlèrent en même temps ; plus de deux cent mille guerriers se réunirent, dans toute la Germanie, en trois grands corps d'armée ; dans plusieurs provinces, ils conduisirent avec eux leurs femmes et leurs enfants, et le pays qu'ils abandonnèrent demeura désert. Stilichon n'avait pas pu renvoyer aux frontières de l'empire les légions qu'il en avait rappelées pour repousser Alaric ; il les retenait sous ses ordres en Italie. Mais toutes les forces réunies de cette immense monarchie ne passaient guère trente-cinq mille soldats, tant avait été grande la mortalité dans la dernière guerre, et telle était la difficulté des recrutements. Le Bas-Danube était abandonné aux Goths ; le Haut-Danube était ouvert, le Haut-Rhin était confié à la foi douteuse des Allemands, le Bas-Rhin à la fidélité des Francs. Rhadagaise, avec un. des trois corps d'armée, entra (406) sans difficulté en Pannonie ; il n'éprouva pas plus de résistance à passer les Alpes, à traverser le Pô, à franchir même la chaîne des Apennins. Honorius s'enfermait en tremblant dans Ravenne ; Stilichon réunissait avec peine ses soldats à Pavie. Ce dernier se mit enfin, en mouvement pour suivre Rhadagaise ; il l'atteignit près de Florence, et, déployant de nouveau cette même habileté avec laquelle il avait deux fois attaqué Alaric, il le repoussa de poste en poste ; il l'enferma dans ses fortifications sans jamais lui présenter l'occasion de combattre ; il l'assiégea enfin sur les hauteurs arides de Fiésole, et il le réduisit, après avoir perdu le plus grand nombre de ses soldats par la faim, la soif et les maladies, à se rendre enfin à discrétion. Le vaincu, qui se confiait à la générosité d'Honorius, devait conserver peu d'espoir ; l'empereur, encore tremblant, fit couper la tête à son captif. Mais la défaite de Rhadagaise ne délivrait point l'empire ; deux autres corps d'armée s'avançaient sur la Gaule : l'un, conduit par Gondicaire, roi des Bourguignons, franchit le Haut-Rhin, entraîna les Allemands avec lui, et ravagea toute la Gaule orientale ; l'autre, conduit par Godégisile, roi des Vandales, rencontra sur le Bas-Rhin les Francs qui lui opposèrent une vigoureuse résistance ; après un combat obstiné dans lequel les Alains arrivèrent à temps à l'aide des Vandales déjà mis en déroute, le Rhin fut franchi, le 31 décembre 4o6, et toutes les nations barbares de la Germanie se répandirent dans les Gaules avec une égale fureur. Pendant trois ans le massacre, le pillage, l'incendie, se répétèrent de province en province, sans que les Gaulois pussent nulle part opposer de résistance, sans que le gouvernement impérial fît aucun effort pour les défendre, et sans que les conquérants se fatiguassent de leur cruauté. Comme le butin commençait cependant à ne plus suffire à leur cupidité, car dans leur première rage ils avaient détruit des richesses dont ils regrettèrent ensuite l'usage, et ils avaient brûlé : des magasins qui les laissèrent exposés à la famine, le 13 octobre 491 une partie des Suèves, des Vandales et des Alains, força les passages des Pyrénées, pour traiter l'Espagne comme elle avait traité la Gaule. Alors ces peuples commencèrent enfin à sentir le besoin du repos ; ils établirent leurs quartiers dans les provinces subjuguées, de telle sorte que chaque armée souveraine pût exercer une oppression régulière sur les provinciaux, traités désormais, non pas en ennemis, mais en esclaves. Vers l'an 410 ; l'Espagne fut. divisée entre ses vainqueurs germaniques ; les Suèves et les Vandales se partagèrent l'ancienne Galice, les Alains la Lusitanie, les Silinges la Bétique ; tandis que dans la Gaule les. Bourguignons s'avancèrent de la Moselle jusqu'au Rhône, les Allemands s'établirent dans l'Helvétie orientale, les Francs étendirent leurs quartiers dans la Belgique. Toutefois les Germains n'effectuèrent point un partage immédiat des terres, ils ne voulurent pas cesser d'être soldats pour devenir citoyens. On s'étonnera que le grand Stilichon ne fît rien pour défendre l'empire ; mais des intrigants de cour avaient déjà ébranlé son pouvoir. Honorius, après sa fuite de Milan, avait commencé à se croire un grand capitaine, et sa confiance en lui-même s'était accrue par le triomphe qu'il s'était décerné. Il jugea qu'il était en âge de gouverner par lui-même, et son premier essai en politique fut de contrarier toutes les opérations de son général. Un vil favori, qu'il avait approché de sa personne, Olympius, originairement chargé de soigner l'illumination de son palais, avait éveillé son orgueil ; il lui répétait sans cesse qu'on s'étonnait qu'à vingt-cinq ans l'empereur ne fût pas encore son propre maître. Dès que les courtisans avaient remarqué le déclin du crédit de Stilichon, ils avaient rassemblé avec art des obstacles de tout genre sur son chemin. Ce grand homme, digne d'appartenir à un temps meilleur, avait voulu relever le crédit du sénat et engager le premier corps de l'État à prendre en mains les affaires de la république ; mais il n'avait trouvé dans cette assemblée que des rhéteurs, qui songeaient bien plus à acquérir de la popularité en étalant de nobles sentiments, ou en imitant le langage de leurs ancêtres, qu'à connaître les affaires de l'Etat, ses forces et ses ressources. Stilichon avait été réduit à lutter longtemps pour les amener à souscrire avec Alaric un traité devenu nécessaire, mais qu'ils déclaraient indigne de l'antique majesté romaine. Stilichon n'avait rien négligé non plus pour relever le courtage de l'armée et pour rétablir sa discipline ; mais l'expérience lui avait appris qu'il ne pouvait trouver dans les soldats de l'intrépidité, de la constance contre les privations, de la vigueur pour supporter les fatigues ; que parmi les auxiliaires barbares. Les faveurs qu'il leur avait accordées, les ménagements politiques par lesquels il cherchait à recruter les défenseurs de Rome chez ses ennemis, inspirèrent du mécontentement à ceux des soldats qui se disaient Romains. Honorius et son favori Olympius prirent à tâche d'aigrir encore ceux qui accusaient Stilichon. Le premier, en l'absence de son général, voulut passer en revue l'armée assemblée à Pavie ; et il lui adressa un discours propre à enflammer son courroux. Il désirait que les soldats lui demandassent d'écarter l'homme qu'il signalait comme ayant abusé de sa confiance ; mais la sédition éclata avec une violence qu'il n'avait point prévue ; les soldats massacrèrent deux préfets du prétoire, deux maîtres généraux de la cavalerie et de l'infanterie, et presque tous leurs généraux et leurs officiers, parce qu'ils leur avaient été donnés de la main de Stilichon. Aussitôt Honorius s'empressa de publier en tremblant un décret pour condamner la mémoire des morts, pour approuver la conduite et la fidélité des troupes insurgées. Au moment où la nouvelle de cette boucherie fut portée au camp des fédérés, de Boulogne, où se trouvait Stilichon, tous les chefs de ces soldats barbares lui offrirent de le défendre, de le venger, de l'asseoir même sur le trône. Il ne voulut point exposer l'empire à une guerre civile pour le salut de sa personne. Il refusa leurs offres, il avertit même les cités romaines de se tenir en garde contre les soldats fédérés ; et se rendant directement à Ravenne, il s'assit au pied de l'autel de la grande église, invoquant la sauvegarde de la superstition au défaut de celle de la reconnaissance ; mais il ne put se dérober au sort que la lâcheté sur le trône réserve à la grandeur d'un sujet. Le comte Héraclius, envoyé pour l'arrêter par l'empereur, se serait fait scrupule de violer l'asile du sanctuaire ; il ne s'en fit aucun de tromper l'évêque de Ravenne par un faux serment ; et s'étant fait livrer Stilichon, il lui abattit la tête de son épée devant la porte de l'église, le 23 août 408. Stilichon avait trop de grandeur d'âme pour ne pas apprécier cette qualité dans les autres. Il honorait son adversaire Alaric ; il savait ce qu'il devait en craindre, et il avait employé toute sa politique à conserver la paix avec lui pendant l'invasion de Rhadagaise. Le lâche Honorius, au contraire, qui ne pouvait être atteint par aucun danger dans sa retraite de Ravenne, crut qu'il suffisait de montrer de l'arrogance pour avoir de la force, et d'insulter son ennemi pour être plus puissant que lui. Il écarta du commandement des armées les capitaines barbares qui avaient le plus de valeur et de réputation ; il éloigna de tout office public quiconque professait une autre religion que la sienne, et il se priva ainsi des services d'un grand nombre d'officiers distingués, ou païens ou ariens. Pour achever enfin de purifier son armée, il ordonna un massacre général, le même jour, à la même heure, de toutes les femmes et de tous les enfants des barbares, que ces barbares servant dans ses armées lui avaient remis comme otages : il livra aussi au pillage toutes leurs richesses. La foi des barbares fédérés était garantie par ces otages qu'ils avaient déposés dans toutes les villes de l'Italie. Quand ils. apprirent que tout avait péri au sein de la paix, au mépris des serments, ils demandèrent vengeance avec des cris de rage ; et trente mille soldats, auparavant dévoués à l'empire, passèrent au camp d'Alaric, et le pressèrent de les mener à Rome. Alaric, conservant dans son langage une modération que les ministres d'Honorius prenaient pour de la peur, demanda la réparation des insultes qui lui étaient faites, et l'observation des traités conclus avec lui. Il n'obtint en réponse que de nouvelles offenses, et l'ordre d'évacuer toutes les provinces de l'empiré. On aurait dit que de grandes armées étaient prêtes pour soutenir tant d'orgueil ; cependant, lorsque Alaric franchit les Alpes, au mois d'octobre 4o8, il traversa le Frioul ; il pilla les villes d'Aquilée, Goncordia, Altino et Crémone ; il arriva enfin jusqu'au pied des murs de Ravenne sans rencontrer un ennemi. Il n'avait aucune espérance de réduire cette ville par un siège ; mais personne n'essaya d'arrêter sa marche au travers de la Romagne lorsqu'il continua sa route, et il arriva enfin devant Rome, 619 ans après que cette ville avait été menacée par Annibal. Dans ce long espace de temps les citoyens romains, du haut de leurs murs, n'avaient jamais vu de drapeaux ennemis. Mais la longueur de la paix et de la prospérité n'avait pas augmenté leurs moyens de défense : en vain on comptait dans Rome dix-sept cent quatre-vingt maisons sénatoriales ou palais enrichis par le luxe ; en vain on estimait le revenu de plus d'un riche sénateur à quatre mille livres pesant d'or, 4 millions, ou 160.000 livres sterling ; car il est bon de comparer cette opulence à celle du pays qui s'en approche le plus : ni l'or de leurs revenus, ni les marbres de leurs palais ne leur donnaient des soldats. Depuis longtemps on se défiait du peuple, de ce peuple que l'organisation générale rendait misérable, et qui ne vivait que des distributions publiques de pain, de viande et d'huile. La foule, que depuis plusieurs générations on tenait désarmée, et qu'on aurait tremblé de voir s'exercer à la discipline militaire, se trouva sans force et sans courage quand l'ennemi fut devant les murs. Alaric ne livra point d'assaut à Rome ; mais il bloqua les portes, il arrêta la navigation du Tibre ; et bientôt une affreuse famine se manifesta dans une ville qui avait dix-huit milles de tour et qu'on calcule avoir contenu encore plus d'un million d'habitans. Les Romains se virent réduits aux plus vils aliments, aux plus effroyables repas : on assure que ces hommes, qui n'osaient pas combattre, osèrent servir sur leurs tables des chairs humaines, celles même de leurs enfants. On ne voulut laisser en arrière aucun moyen surnaturel ; et après avoir invoqué toutes les puissances célestes par les cérémonies de l'église, on eut aussi recours, le 1er mars 409, aux dieux du paganisme ou aux esprits infernaux, par des sacrifices défendus par les lois. Honorius ne cessait de promettre des secours qu'il était hors d'état de donner, et qu'il ne s'occupait pas même à rassembler. Cette attente trompeuse coûta des milliers de vies aux assiégés. Enfin les Romains recoururent à la clémence d'Alaric ; et, moyennant une rançon de cinq mille livres d'or et d'une grande quantité de marchandises précieuses qu'ils livrèrent en nature, l'armée des Goths se retira en Toscane. Mais on aurait dit qu'Honorius avait juré la perte de Rome, que le barbare voulait épargner. Des favoris nouveaux s'enlevaient, par une succession rapide, leur crédit auprès du monarque et la domination, sur l'Europe ; une route sûre leur était ouverte pour plaire à l'empereur, c'était de flatter son orgueil, de vanter ses ressources, et de repousser toute idée de concession à l'ennemi de l'Etat. Tandis qu'Alaric, au centre de l'Italie, renforcé par quarante mille esclaves d'origine germanique, qui avaient déserté de Rome, renforcé encore par le vaillant Ataulphe, son beau-frère, qui lui avait conduit des bords du Danube une nouvelle armée, demandait seulement une province où il pût établir en paix sa nation, Honorius rompait successivement toutes les négociations entreprises par ses ordres ; il refusait obstinément ce qu'il avait déjà promis, et il exigeait enfin le serment solennel, le serment fait par tous les officiers de l'armée sur la tête de l'empereur, que dans aucun cas ils ne prêteraient l'oreille à aucun traité avec cet ennemi public. Alaric, provoqué de mille manières par l'imprudent Honorius, eut cependant la générosité d'épargner encore la capitale du monde, pour laquelle il ne pouvait s'empêcher de sentir du respect ; mais se saisissant de l'embouchure du Tibre et de la ville de Porto, où se trouvaient les principaux greniers, il fit dire au sénat d'élire un nouvel empereur s'il voulait dérober Rome à la famine. Le sénat fit choix d'Attalus, préfet du prétoire, qui fit là paix avec Alaric, et le nomma général de toutes les armées de l'empire. Mais le nouvel empereur n'était ni moins présomptueux ni moins incapable qu'Honorius ; il ne voulut pas suivre les conseils d'Alaric, il négligea de se faire reconnaître en Afrique ; il commit enfin tant de fautes, qu'après l'avoir laissé régner une année, Alaric fut obligé de le déposer. De nouveau il offrit la paix à Honorius, de nouveau il fut repoussé avec insulte ; alors, pour la troisième fois, il ramena son armée devant Rome ; et le 24 août 410, l'an 1163 depuis la fondation de cette ville auguste, la porte Salaria lui fut ouverte pendant la nuit, et la capitale du monde fut abandonnée à la fureur des Goths. Cette fureur ne s'exerça point cependant sans quelque mélange de pitié : Alaric accorda une protection éclatante aux églises, qui furent préservées de toute insulte, avec tous leurs trésors, et tous ceux qui s'étaient réfugiés dans leur enceinte. En abandonnant les richesses des Romains au pillage, il prit leur vie sous sa sauvegarde ; et l'on assure qu'il n'y eut qu'un seul sénateur qui périt par le fer des barbares. On ne s'est point, il est vrai, donné la peine de compter la multitude des plébéiens qui purent être sacrifiés. Au moment de l'entrée des Goths, une petite partie de la ville fut la proie d'un incendie ; mais ensuite les soins d'Alaric garantirent le reste des édifices ; surtout il eut la générosité de retirer son armée de Rome le sixième jour, pour la conduire dans la Campanie ; elle s'était cependant déjà chargée d'un immense butin. Onze siècles plus tard, l'armée du connétable de Bourbon ne montra pas tant de retenue. Un respect religieux pour la ville qui avait conquis le monde, pour la capitale de là civilisation, semblait avoir protégé Rome contre son plus puissant ennemi. Bientôt on put croire que cet ennemi était puni d'avoir le premier attenté à sa majesté ; car au bout de peu de mois, Alaric tomba malade, et mourut au milieu de ses victoires, lorsqu'il embrassait déjà les conquêtes de la Sicile et de l'Afrique dans ses projets ambitieux. Alaric fut enseveli dans le lit du Bisenzio, petite rivière qui coule au pied des murs de Cosenza ; et les captifs, qu'on avait fait travailler à creuser son tombeau, à détourner la rivière, et à la ramener ensuite dans son lit, furent tous massacrés, pour qu'ils ne pussent jamais révéler la place où reposait le corps du vainqueur de Rome. En effet, les Goths, toujours errants, ne pouvaient point protéger les monuments de leurs grands hommes. Ils songeaient avec douleur qu'à leur mort ils laisseraient leurs os dans une terre ennemie, et que ces lâches habitans, qui n'osaient jamais les regarder de face, se vengeraient sur leurs dépouilles de la terreur qu'ils leur avaient inspirée. Satisfaits de tant de victoires et d'un si riche butin, ils demandaient de nouveau une patrie. Ataulphe, beau-frère d'Alaric, qu'ils élevèrent sur leurs boucliers et qu'ils proclamèrent leur roi, seconda leurs désirs, et renouvela avec la cour de Ravenne les négociations qu'Alaric n'avait pu conduire à leur terme. La terreur qu'avait causée le sac de Rome avait enfin ébranlé l'empereur lui-même : ses ministres, affranchis de leur serment par la mort d'Alaric, s'empressèrent à lui représenter qu'en adoptant le roi et l'armée des Goths, comme soldats de la république, il augmenterait sa puissance et se vengerait de ses ennemis, qu'Ataulphe paraissait prêt à délivrer la Gaule des barbares, moyennant la concession d'une petite partie des déserts de cette province ; qu'il s'offrait à rendre un service plus important encore, en combattant les usurpateurs qui avaient osé y revêtir la pourpre ; que ceux-là étaient bien plus coupables et bien plus dangereux que les ennemis publics, puisqu'ils s'attaquaient à la majesté de l'empereur lui-même, tandis que les autres bornaient leurs hostilités à de vils sujets. Un traité fut en effet conclu, par lequel Ataulphe et la nation des Visigoths s'engagèrent à combattre les ennemis d'Honorius dans les Gaules et les Espagnes, tandis que celui-ci leur abandonnait en retour les provinces d'Aquitaine et de Narbonnaise, pour s'en faire une nouvelle patrie et y fonder une nouvelle Gothie, où leur nation conserverait son indépendance. En 412, Ataulphe reconduisit son armée et sa nation des extrémités de la Campanie jusque dans la Gaule méridionale. Les villes de Narbonne, Toulouse et Bordeaux leur furent ouvertes, et les Visigoths saluèrent avec joie la nouvelle demeure où ils venaient enfin se fixer. Le Visigoth qui conduisit le premier ses compatriotes dans la Gaule méridionale et l'Espagne, Ataulphe, paraît avoir eu, pour sa réconciliation avec les Romains, un autre motif encore qui se rapproche plus du roman que de l'histoire. Parmi les captives enlevées à Rome, et contraintes à suivre le camp des Visigoths, se trouvait une sœur d'Honorius, Placidia, fort supérieure à ses deux frères et en talent et en ambition. Ataulphe en devint amoureux, et il regarda comme une alliance glorieuse pour lui celle qu'il contracterait avec la fille de Théodose et la sœur des empereurs. La famille régnante chez les Romains n'était point séparée de toutes les autres ; le nom même de princesse était inconnu, et Placidia, si elle ne préférait pas le célibat, aurait dû s'unir à quelqu'un des sujets de son frère. Cependant une telle alliance paraissait encore à une Romaine bien supérieure à celle d'un roi barbare. Un préjugé invincible avait jusqu'alors séparé les Romains des peuples étrangers à Rome, et la première proposition d'un mariage adressé à la cour d'Honorius fut regardée comme une insulte. Placidia n'en jugea point ainsi ; elle voyait Ataulphe, dont la noble figure lui paraissait faite pour effacer les anciens préjugés de Rome. Avant que les Goths eussent quitté l'Italie, elle épousa leur roi à Forli ; mais les noces royales furent de nouveau célébrées d'une manière plus somptueuse à Narbonne, dans le nouveau royaume des Goths. Une salle fut ornée selon les mœurs romaines, nous raconte Olympiodore, historien contemporain, dans la maison d'Ingenuus, un des premiers citoyens de la ville ; la place d'honneur y fut réservée à Placidia, tandis ce qu'Ataulphe, revêtu de la toge romaine, vint s'y asseoir à côté d'elle. Cinquante beaux jeunes hommes revêtus de soie, qu'il lui destinait en présent, s'avancèrent alors, portant chacun deux coupes, l'une pleine d'or, l'autre de pierres précieuses ; c'était une partie des dépouilles que les Goths avaient enlevées à Rome. En même temps, Attalus, le même qu'Alaric avait fait empereur, vint chanter devant eux un épithalame. C'est ainsi que les calamités du monde fournissaient des trophées pour orner les fêtes de ses maîtres. |