HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME PREMIER

 

CHAPITRE IV. — Constantin, ses fils et son neveu.

 

 

NOUS nous sommes proposé d'établir, dans les trois chapitres qui précèdent, quelques notions générales sur l'état interne de l'empire romain dans sa décadence, sur les révolutions qu'il avait éprouvées, et sur les barbares qui l'entouraient et le menaçaient. Nous avons aussi signalé l'invasion générale de ces barbares, sous le règne de Gallien, en 253, comme le commencement de la grande lutte qui devait amener la ruine de l'empire et le déclin de la civilisation universelle. Nous nous proposons, dans le reste de cet ouvrage, de suivre de siècle en siècle les événements qui hâtèrent la même crise, et qui la terminèrent. Nous ne pouvons prétendre à donner, dans deux petits volumes, un récit complet et détaillé de la chute de l'empire romain, ou de l'établissement des monarchies barbares au milieu de ses ruines ; tout ce que nous pouvons tenter ici, c'est de rapprocher les tableaux de ces grands événements, de les classer avec plus de clarté dans l'esprit, et de montrer leur influence sur le genre humain. Peut-être, pour ceux même qui ont fait de cette histoire une étude plus approfondie, un bref résumé de ses résultats généraux sera-t-il utile. L'immensité même de la catastrophe a empêché sans doute bien des lecteurs d'ouvrages plus longs et plus complets d'en concevoir l'ensemble.

Le IVe siècle se divise assez naturellement en trois périodes presque égales : le règne de Constantin, de 3o6 à 337 ; celui de ses fils et de son neveu, de 337 à 363, et les règnes de Valentinien, de ses fils et de Théodose, de 364 à 395. Durant la première, l'antique empire d'Auguste et de Rome fit place à une monarchie nouvelle, sur les confins de l'Europe et de l'Asie, avec d'autres mœurs, un autre caractère et une autre religion. Durant la seconde, cette religion, passant d'un état de persécution à la souveraineté ; éprouva les effets funestes qui, presque toujours, sont attachés à une prospérité trop rapide, à un pouvoir trop nouveau. La violence des querelles religieuses, durant cette période, imposa silence à tous les sentiments, à toutes les passions civiles. Pendant la troisième période, l'empire, de nouveau ébranlé par l'attaque générale des barbares, n'échappa qu'avec peine à sa complète subversion. Ce chapitre est destiné à présenter le tableau des deux premières seulement de ces périodes.

Nous avons vu que Dioclétien, après avoir donné quatre chefs au despotisme militaire qui gouvernait l'empire, détermina son collègue Maximien à abdiquer avec lui le pouvoir, le 1er mai 305 ; les deux césars Constance Chlore dans la Gaule, et Galérius dans l'Illyrie, furent alors élevés au rang d'augustes, tandis que deux nouveaux césars, Séverus et Maximinus, furent chargés de les seconder. Mais, du moment que Dioclétien ne modéra plus la haine ou la jalousie des subalternes qu'il honorait du nom de ses collègues, le gouvernement qu'il avait donné à l'empire ne fut plus qu'une scène de confusion et de guerre civile, jusqu'à l'époque où tous les collègues succombèrent l'un après l'autre, et firent place, en 323, au seul Constantin

Celui-ci n'avait point été appelé à la succession ; Dioclétien, partial pour Galérius, son gendre, lui avait abandonné la nomination des deux nouveaux césars. Constance Chlore, qui avait conduit une partie des légions de la Gaule en Bretagne, pour tenir tête aux Calédoniens, était alors malade, et Galérius, sûr de l'appui de ses deux créatures, attendait impatiemment la mort de son rival, pour réunir sous ses lois tout l'empire romain. Mais la modération et la justice de Constance l'avaient rendu d'autant plus cher aux soldats et aux provinciaux qui lui étaient soumis, qu'elles faisaient un plus grand contraste avec la férocité de ses collègues. Au moment de sa mort, les légions reconnaissantes et attachées à sa mémoire saluèrent du nom de césar, à York, et décorèrent de la pourpre, le 25 juillet 306, son fils Constantin. Quelque ressentiment qu'en témoignât d'abord Galérius, il sentit bientôt le danger de s'engager dans une guerre civile. Comme aîné des empereurs et comme représentant Dioclétien, il reconnut le collègue que les légions lui avaient donné ; il lui laissa l'administration des Gaules, de la Bretagne et de l'Espagne, mais il ne lui assigna que le quatrième rang entre les chefs de l'empire, et le titre seul de césar. Constantin, avec ce titre, administra six ans (306-312) la préfecture des Gaules, et ce fut peut-être la période la plus glorieuse et la plus vertueuse de sa vie.

La nature avait doué Constantin, alors âgé de trente-deux ans, des qualités qui commandent le respect ; sa taille était imposante, sa figuré noble et gracieuse, sa force de corps remarquable, même parmi les légionnaires, et son courage brillant au jugement des plus braves. Quoique son esprit n'eût point été orné par une éducation libérale, il était cependant facile, et sa conversation animée : seulement il était trop enclin à la raillerie pour un homme qu'on ne pouvait point railler à son tour. La hauteur de ses conceptions, la constance de son caractère, et ses talents consommés pour l'art de la guerre lui assignèrent un rang éminent parmi les généraux et les hommes d'État ; heureux si la fortune, qui avec une rare constance seconda tous ses projets n'avait pas en même temps développé ses vices, si la hauteur à laquelle il parvint ne l'avait pas ébloui, si l'enivrement du pouvoir absolu n'avait pas altéré son caractère, et si chaque pas qu'il fit vers une nouvelle puissance n'avait pas. été compensé par la perte d'une ancienne qualité ou d'une ancienne vertu.

Lors de son élévation au trône, Constantin balançait entre le paganisme et le christianisme : aussi il accorda dans la préfecture des Gaules une tolérance universelle à toutes les opinions religieuses. Déjà son père avait empêché que les persécutions de Dioclétien ne s'étendissent sur les provinces qu'il gouvernait, et la Gaule était la partie de l'empire qui avait pu compter le moins de martyrs. La religion chrétienne y était au reste fort peu répandue encore. Mais la tolérance de Constantin, opposée à la, férocité des persécutions de Galérius et des deux césars, attira sous sa domination un très grand nombre de réfugiés, et fit faire dans l'Occident de rapides progrès à la religion nouvelle.

Constantin avait ramené son armée dans les Gaules, après avoir pacifié la Bretagne ; il avait diminué la pesanteur des impôts, et nous apprenons que la ville d'Autun lui témoigna sa reconnaissance pour avoir allégé le poids de la capitation. Au moment où les Francs, cantonnés sur le bord du Rhin, apprirent la mort de son père, ils passèrent ce fleuve, et ravagèrent une partie des Gaules : Constantin conduisit contre eux les légions de Bretagne, les vainquit, et leur fit un grand nombre de captifs. Il célébra ensuite des jeux dans Trêves sa capitale, en commémoration de sa victoire, et il livra ces captifs aux bêtes féroces, pour être dévorés sous les yeux d'un peuple qui applaudissait avec transport. Parmi ces victimes on distinguait deux rois des Francs, Ascaric et Ragaise. C'est le plus ancien souvenir qui nous ait été conservé de la première dynastie.

Ni Constantin ni personne à sa cour ne songeait que quelque humanité pût être due aux vaincus, quelque compassion à des rois barbares ; c'est dans un panégyrique qui lui était adressé, et qui fut récité devant lui, que cette action est racontée ; le supplice des deux rois francs y est mis au-dessus des plus nobles victoires. Mais Constantin devait verser encore, et à plus d'une reprise, un sang bien plus sacré pour lui. Son ambition ne fut jamais tempérée par aucune pitié, et sa jalousie du pouvoir étouffa en lui les premiers sentiments de la nature.

Pendant ce temps le sénat et le peuple de Rome, abandonnés par tous les empereurs qui avaient fixé hors d'Italie leur résidence, irrités par l'annonce des contributions nouvelles qu'ils demandaient, proclamèrent auguste, en 306, Maxentius, fils de Maximien, qui de même que Constantin n'avait point été élevé par Galérius au rang de césar, auquel il semblait avoir des droits. A cette nouvelle, le vieux Maximien, qui avait été entraîné contre son gré à une abdication que désavouait sa constante inquiétude, se hâta de reprendre la pourpre, pour protéger son fils et l'éclairer de ses conseils. Il accorda sa fille Fausta en mariage à Constantin, avec le titre d'auguste, et il réclama de tout l'Occident, gouverné par son fils et son gendre, cette déférence que les deux princes devaient au plus ancien chef de l'empire et à l'auteur de leur grandeur. Mais la jalousie du pouvoir s'accorde mal, dans les âmes royales, avec les vertus plébéiennes de l'affection filiale et de la reconnaissance. Le vieillard illustré par tant de victoires fut chassé de l'Italie par son fils Maxentius, repoussé de l'Illyrie par son ancien collègue Galérius, et admis dans les Gaules par Constantin, seulement sons condition qu'il renoncerait, pour la seconde fois, au pouvoir suprême : il y vécut quelque temps dans la province narbonnaise 3 mais ayant pris une troisième fois la pourpre, sur la nouvelle de la mort de Constantin, qu'il avait peut-être répandue lui-même, son gendre accourut à la tête de ses légions, l'assiégea dans Marseille, se le fit livrer par les soldats, et le fit étrangler, au mois de février 310.

L'empire avait vu pendant deux ans six empereurs à la fois, tous également reconnus comme légitimes ; mais la mort de Maximien fut suivie de près par celle de Galérius, en mai 311, après une cruelle maladie ; alors quatre augustes égaux en rang se partagèrent de nouveau les quatre préfectures. A peine cependant avaient-ils annoncé à l'empire leur union qu'ils songèrent à se détrôner. Maxentius avait exercé sur l'Italie et l'Afrique une odieuse tyrannie ; il avait dépouillé, persécuté, déshonoré le sénat qui l'avait élevé sur le trône ; et tandis qu'il se livrait sans retenue à de honteux plaisirs, il prodiguait aux soldats dont il voulait faire son seul appui l'argent qu'il enlevait aux citoyens par d'injustes confiscations. Maximums, qui régnait sur l'Orient, n'était ni moins cruel, ni moins avide, ni moins odieux au peuple. Constantin offrit son alliance et sa sœur en mariage au troisième des augustes, Licinius, qui gouvernait l'Illyrie ; il lui abandonna l'Orient à conquérir, en prenant pour sa part l'Italie et l'Afrique. Il passa lès Alpes à la tête des légions des Gaules ; il remporta sur celles de Maxentius, que ce lâche empereur n'avait point conduites lui-même, trois grandes victoires, à Turin, à Vérone et devant les murs de Rome. Après la troisième, le 28 octobre 312, la tête de Maxentius, en qui Constantin avait peu de motifs de ménager un beau-frère, fut montrée au peuple séparée de son corps. Constantin fut reçu dans Home avec acclamation ; l'Afrique le reconnut aussi bien que l'Italie, et un édit de tolérance religieuse, donné à Milan, étendit sur cette nouvelle préfecture les avantages dont jouissait déjà celle des Gaules.

Licinius n'avait pas eu moins de succès contre Maximums, et l'usage féroce qu'il fit de sa victoire épargna peut-être des crimes à Constantin. Licinius fit égorger tous les fils de Maximinus, les fils de Galérius et de Séverus, qui, quoique dans une condition privée, pouvaient se souvenir un jour que leur père avait porté la pourpre, et jusqu'à la femme et à la fille de Dioclétien, qui ne lui étaient signalées que par les bienfaits qu'il avait reçus, d'elles et le respect dû peuple. Il voulait n'avoir point de rivaux au trône, et par ces crimes il n'en laissa point à Constantin. Ces deux alliés, ces deux beaux-frères, demeurés maîtres du champ de bataille, se préparèrent immédiatement au combat. Dans une première guerre civile, en 315, Constantin conquit sur Licinius l'Illyrie. Après huit ans ; la guerre se renouvela, Licinius fut vaincu devant Adrianople le 3 juillet 323 v et l'empiré entier reconnut pour monarque le grand Constantin. Constantin était né dans les provinces d'Occident ; leur langue était la sienne ; c'était là qu'il s'était distingué par ses victoires y par une. administration bienfaisante, et que son souvenir et celui de son père étaient chers aux peuples et aux soldats. Cependant un des premiers usages qu'il fit de sa victoire fut d'abandonner ces provinces, pour aller au milieu des Grecs bâtir une nouvelle Rome, à laquelle il s'efforça de transmettre tout le luxe et les droits de l'ancienne ; Depuis longtemps celle-ci était pour les empereurs tin objet de jalousie. Ils évitaient le séjour d'une ville où le peuple se souvenait encore qu'il avait été souverain, où chaque sénateur se sentait plus noble que le monarque, plus accoutumé à ces manières élégantes, qui marquent les rangs et les distances aristocratiques, et qui humilient ceux qui ne peuvent les atteindre. Constantin voulait avoir une capitale plus moderne que le pouvoir royal, un sénat plus jeune que le despotisme. Il voulait la pompe de Rome sans ses moyens de résistance. Il fit choix de Byzance sur le Bosphore de Thrace, et la nouvelle capitale qui prit son nom, aux confins de l'Europe et de l'Asie, avec un port superbe, ouvert au commerce de la mer Noire et de la Méditerranée, a montré par sa longue prospérité, par la résistance invincible qu'elle opposa mille ans aux barbares, combien le choix du fondateur avait été bien entendu.

Mais ce fut pendant qu'il s'occupait de la fondation de Constantinople (329), pendant les quatorze années de paix par lesquelles se termina son règne (323-337), que le héros descendit au niveau du commun des rois. En se rapprochant de l'Orient, il adopta les mœurs orientales, il affecta la pompe des anciens monarques persans, il décora sa tête de faux cheveux de diverses couleurs, et d'un diadème couvert avec profusion de perles et de pierres précieuses. Il remplaça l'habillement austère des Romains, ou la pompe militaire : dés anciens empereurs, par des robes flottantes de soie, brodées de fleurs. II remplit son palais d'eunuques, et il prêta l'oreille à leurs insinuations perfides ; il se laissa guider par leurs basses intrigues, leur cupidité et leur jalousie ; il multiplia les espions, et il soumit le palais comme l'empire à une police soupçonneuse. Il prodigua les trésors de Rome pour la pompe stérile de ses bâtiments ; il affaiblit les légions, qu'il réduisit de six mille guerriers à mille ou quinze cents hommes, par jalousie contre ceux à qui il aurait dû donner le commandement de ces corps redoutés. Enfin il répandit à flots le sang de tout ce qui était distingué dans l'empire, et surtout celui de ses proches. La plus illustre des victimes de sa tyrannie fut Crispus, le fils qu'il avait eu de sa première femme, et qu'il avait d'abord associé à l'empire, comme au commandement des armées. Crispus, chargé de l'administration des Gaules, y avait gagné les cœurs des peuples par ses vertus. Dans la guerre contre Licinius, il avait manifesté des talents distingués, et Constantin lui avait dû sa victoire. Une jalousie honteuse étouffa, dès lors, dans le monarque tous les sentiments paternels ; les acclamations du peuple lui paraissaient saluer son rival et non pas son fils. Il fit retenir Crispus dans le palais, il l'entoura d'espions et de délateurs ; enfin il le fit arrêter au mois de juillet 326, au milieu des fêtes de la cour, il le fit traîner à Pola en Istrie, et il l'y fit mettre à mort. Un cousin de Crispus, fils de Licinius et de la sœur chérie de Constantin, fut en même temps envoyé sans jugement, sans accusation au supplice : sa mère, qui demandait en vain pour lui la vie, en mourut de douleur ; Fausta, fille de Maximien, femme de Constantin et mère des trois princes qui lui succédèrent, fut peu après étouffée dans le bain, par l'ordre de son mari.

Dans le palais qu'il avait rendu désert, après avoir fait périr son beau-père, ses beaux-frères, sa sœur, sa femme, son fils, son neveu, Constantin aurait senti le remords ; si de faux prêtres, des évêques courtisans, n'avaient endormi sa conscience. Nous avons encore les panégyriques dans lesquels ils le représentent comme un favori du ciel, comme un saint digne de toute notre vénération. Nous avons aussi plusieurs des lois par la publication desquelles Constantin rachetait ses crimes aux yeux des prêtres, en comblant l'église de faveurs inouïes. Les dons qu'il lui accordait, les immunités qu'il étendait sur les personnes et sur les biens, tournèrent bientôt toutes les ambitions vers les dignités ecclésiastiques ; ceux qui, si récemment encore, étaient des candidats pour le martyre, se trouvèrent dépositaires des plus grandes richesses et du plus grand pouvoir. Comment leur caractère n'en aurait-il pas été changé ? Cependant Constantin lui-même était à peine chrétien ; jusqu'à l'âge de quarante ans (314) il avait continué à faire une profession publique du paganisme, quoique depuis longtemps il accordât sa faveur aux chrétiens ; sa dévotion se partageait entre Apollon et Jésus-Christ, et il ornait également de ses offrandes les temples des anciennes divinités et lés nouvelles églises. Le cardinal Baronius censure sévèrement l'édit par lequel, en 321, il ordonnait de consulter les aruspices. Mais en avançant en âge, Constantin accorda toujours plus sa confiance aux chrétiens ; il leur livra sans partage la direction de sa conscience et l'éducation de ses enfants. Lorsqu'il se sentit atteint de sa dernière maladie, à l'âge de soixante-trois ans, il fut reçu formellement dans l'Église comme catéchumène, et peu de jours avant de mourir il fut baptisé. Il expira à Nicomédie, le 22 mai 337, après un règne de trente-un ans depuis la mort de son père, de quatorze ans depuis la conquête de l'Orient.

 

Durant tout son règne, Constantin avait combattu pour réunir de nouveau l'empire divisé. Il avait éprouvé lui-même quelle jalousie le pouvoir absolu excitait entre des collègues, quelle faible garantie les liens du sang donnaient aux traités entre des princes ; toutefois, à sa mort, il divisa de nouveau l'empire ; et déjà depuis plusieurs années il avait fait faire à ses trois fils et à deux de ses neveux l'apprentissage du gouvernement aux dépens des peuples, dans les provinces qu'il leur destinait en héritage. Constantin, l'aîné des jeunes princes, âgé de vingt-un ans, régnait dans la préfecture des Gaules ; Constance, âgé de vingt ans, était auprès de son père, et l'Orient lui était destiné ; Constant, âgé de dix-sept ans, était envoyé en Italie, et il devait la gouverner avec l'Afrique ; à ses deux neveux, Dalmatius et Hannibalianus, il avait assigné en partage la Thrace et le Pont. A peine était-il expiré que ses fils songèrent à détruire son ouvrage. Constance, trompant ses deux cousins par de faux serments, les attira auprès de lui, et excita contre eux la jalousie de l'armée. L'évêque de Nicomédie produisit un prétendu testament de l'empereur, dans lequel il exprimait le soupçon qu'il avait été empoisonné par ses frères, et recommandait à.ses fils de le venger. En effet, Constance fit massacrer, moins de quatre mois après la mort de son père, deux de ses oncles, sept de ses cousins, parmi lesquels étaient ses deux collègues, et un très grand nombre d'autres personnages distingués, alliés de quelque manière à la famille impériale. Deux enfants, Gallus et Julien, neveux du grand Constantin, furent seuls dérobés par une main pieuse à cette boucherie.

Constance avait usurpé l'héritage de ses deux cousins ; Constantin II prétendit à celui de son plus jeune frère. La troisième année de son règne, il descendit des Gaules en Italie, pour dépouiller Constant ; mais entraîné dans une embuscade, il y fut tué par ordre de son frère, le 9 avril 340. Constant, reconnu dès lors également dans la Gaule et l'Italie, fut, au bout de dix ans, assassiné dans les Pyrénées, le 27 février 350, par Magnence, son capitaine des gardes, qui lui succéda. Ce ne fut qu'en 353 que Constance réussit à recouvrer sur Magnence l'Occident, où avaient régné ses deux frères.

Cette chronologie de meurtres est presque tout ce qui reste de l'histoire civile de ces trois princes. Ni les patriotes ni les hommes ambitieux ne pouvaient trouver alors de satisfaction à s'occuper des affaires publiques. Pendant toute cette période elles furent mises en oubli, et les esprits se fixèrent sans partage sur les querelles religieuses qui présentaient à toutes les passions un aliment nouveau. C'était par l'esprit de secte qu'on pouvait se rendre cher au peuple ou puissant à la cour ; c'était par des subtilités théologiques seulement qu'on réussissait à émouvoir les passions populaires. Ceux à qui l'on ne pouvait mettre les armes à la main pour défendre, contre les barbares, leurs biens, leur vie, leur honneur, les saisirent avec emportement, pour forcer leurs concitoyens à penser comme eux. Tous les temples du paganisme étaient encore debout, plus de la moitié des sujets de l'empire professaient encore la religion ancienne, et déjà l'histoire des fils de Constantin ne se compose plus que de débats entre les sectes chrétiennes. Deux grandes querelles théologiques avaient éclaté au moment même où Constantin arrêta les persécutions, et tandis que Licinius opprimait encore l'Eglise d'Orient ; l'une et l'autre eurent sur le sort de tout l'empire une influence longue et fatale. La première cependant, celle des donatistes d'Afrique, semble si futile qu'on ne peut expliquer l'importance qu'on y attacha que par la nouveauté des passions religieuses et par la disposition universelle des esprits au fanatisme, disposition que des prédications passionnées nourrissaient toujours plus parmi le peuple. Pour les donatistes il ne s'agissait point de dogme, mais d'une pure question de discipline ecclésiastique, savoir, de la légitimité de l'élection d'un archevêque de Carthage. Deux compétiteurs, Cécilius et Donat, avaient été élus concurremment, pendant que l'Eglise était encore opprimée et que l'Afrique obéissait au tyran Maxence. A peine Constantin avait-il soumis cette province que les deux rivaux firent valoir leurs titres auprès de lui. Constantin, qui faisait encore profession publique du paganisme, mais qui avait manifesté combien il était favorable aux chrétiens, fit examiner attentivement les droits réciproques, de 312 à 315, puis il se décida en faveur de Cécilius. Quatre cents évêques d'Afrique protestèrent contre cette décision, et furent dès lors désignés par le nom de donatistes. Leur nombre indique quels progrès avait déjà faits l'Eglise dans la Mauritanie et la Numidie. Il faut cependant observer que, selon toute apparence, en Afrique, chaque paroisse était gouvernée, non par un curé, mais par un évêque.

Par un ordre de l'empereur, sollicité par Cécilius, les biens des donatistes furent saisis et transmis à l'autre moitié du clergé. Les schismatiques s'en vengèrent en excommuniant tout le reste du inonde chrétien, et en déclarant que quiconque ne croyait pas l'élection de Donat canonique serait damné éternellement ; ils forcèrent même tous ceux de la secte opposée qu'ils convertissaient à recevoir un nouveau baptême, comme s'ils n'étaient pas chrétiens. La persécution d'une part, le fanatisme de l'autre, se perpétuèrent pendant trois siècles, et jusqu'à l'extinction du christianisme en Afrique. Les prédicateurs ambulants des donatistes vivaient des aumônes de leurs troupeaux ; ils ne pouvaient acquérir du crédit ou de la gloire qu'en échauffant toujours plus les imaginations, en ébranlant les esprits les plus faibles, et en répandant ensuite sur le reste de l'assemblée cette contagion morale qu'ils avaient excitée chez les femmes et les adolescents : aussi ils renchérirent les uns sur les autres, et arrivèrent bientôt aux plus étranges fureurs. Des milliers de paysans, enivrés par ces prédications, abandonnèrent leur charrue pour s'enfuir dans les déserts de la Gétulie ; leurs évêques se mirent à leur tête, et se firent appeler les capitaines des saints ; puis ils portèrent la désolation et la mort dans toutes les provinces voisines. On les distingua par le nom de circoncellions : l'Afrique fut désolée par leurs ravages. A leur tour, quand ils tombaient entre les mains des officiers impériaux ou des orthodoxes, ils étaient abandonnés aux plus horribles supplices. On voulait effrayer ainsi leur parti : vaine tentative ! car ce qu'ils ambitionnaient par-dessus tout, c'était la palmé du martyre. Persuadés que l'offrande la plus agréable qu'ils pussent faire à la Divinité était celle de leur propre vie, souvent ils arrêtaient le voyageur effrayé, et, le poignard sur la gorge, ils lui demandaient de leur donner la mort. Souvent, les armes à la main, ils pénétraient dans les salles des tribunaux, et ils forçaient les juges à les envoyer au supplice ; souvent, enfin, ils mettaient eux-mêmes un terme à leur existence. Ceux qui se croyaient suffisamment préparés pour le martyre assemblaient au pied de quelque rocher, de quelque tour élevée, leurs nombreuses congrégations, et, au milieu des prières et du chant des litanies, ils se précipitaient les uns après les autres de cette éminence, et ils expiraient sur le pavé.

L'autre querelle religieuse tenait à des causes plus relevées, plus importantes, mais en même temps plus imprescriptibles ; elle a divisé l'Eglise dès le second siècle, elle la divisera peut-être jusqu'à la fin : c'était la controverse sur l'explication du mystère de la Trinité. Le mot lui-même de Trinité ne se trouve ni dans l'Evangile ni dans les écrits des premiers chrétiens ; mais il avait été employé dès le commencement du 11e siècle, lorsqu'une direction plus métaphysique ayant été donnée aux esprits, les théologiens cherchèrent à expliquer l'essence divine. Alexandrie était une des premières villes où la religion chrétienne avait fait des prosélytes parmi les classes relevées de la société. Ceux qui avaient reçu leur éducation dans les écoles des platoniciens, florissantes dans cette grande cité, cherchèrent dans l'Evangile une lumière nouvelle sur les questions qu'ils avaient tout récemment le plus débattues. Le dogme d'une mystérieuse trinité, qui constituait l'essence divine, avait été enseigné par les platoniciens païens d'Alexandrie. Il semblait s'être lié pour eux à l'étonnement que leur avait causé, dans l'étude des sciences abstraites, les propriétés mathématiques des nombres ; ils avaient cru voir en eux quelque chose de divin, et la puissance que ces nombres exerçaient sur les calculs leur parut devoir s'étendre sur ce qui leur était le plus étranger ; illusion qu'on a vue se renouveler dans tous les siècles de demi-science. Les nouveaux convertis platoniciens employèrent le langage de leur philosophie à l'exposition des dogmes de la foi chrétienne.

Quelle que fût cependant l'origine de ces spéculations, la question ne fut pas plus tôt descendue des hauteurs de la métaphysique, pour s'appliquer à l'exposition de la nature de Jésus-Christ, qu'elle acquit une importance qu'aucun chrétien ne saurait nier. Le fondateur de la religion, l'être qui avait apporté sur la terre une lumière divine, était-il dieu, était-il homme, était-il d'une nature intermédiaire, et quoique supérieur à tout ce qui avait été créé, avait-il été créé lui-même ? Cette dernière opinion était celle d'Arius, prêtre d'Alexandrie, qui la développa dans de savantes controverses, entre les années 318 et 325. Des accusations réciproques, de la nature la plus grave, remplacèrent les subtilités métaphysiques, dès que cette discussion fut sortie des écoles pour se répandre dans le peuple. Les orthodoxes reprochèrent aux Ariens de blasphémer la Divinité elle-même en refusant de la reconnaître dans le Christ. Les Ariens accusèrent les orthodoxes de violer la loi fondamentale de la religion, en rendant à la créature le culte qui n'est dû qu'au Créateur. Tous deux purent soutenir avec une apparence de raison que leurs adversaires bouleversaient les bases mêmes du christianisme, les uns en méconnaissant la divinité du Rédempteur, les autres en niant l'unité du Tout-Puissant. Les deux opinions paraissent s'être tellement balancées qu'on les vit triompher tour à tour, et qu'il serait difficile de dire laquelle compta le plus de sectateurs ; mais les têtes les plus ardentes et les plus enthousiastes, la populace dans toutes les grandes villes, et surtout à Alexandrie, les femmes et l'ordre nouveau des moines du désert, qui, dans une contemplation continuelle, avaient subjugué leur raison, se déclarèrent presque universellement pour la croyance qui a été déclarée orthodoxe. L'opinion contraire leur paraissait une insulte à l'objet de leur amour. Cette opinion contraire, celle des Ariens, fut embrassée par tous les nouveaux chrétiens de la race germanique, par le peuple de Constantinople et d'une grande partie de l'Asie, par la grande majorité des dignitaires de l'Eglise et par les dépositaires de l'autorité civile.

Constantin avait cru pouvoir faire décider cette question de dogme par une assemblée de toute l'Eglise. Il convoqua le concile de Nicée, en 325, où trois cents évêques se prononcèrent en faveur de l'égalité du fils avec le père, ou de la doctrine reconnue comme orthodoxe ; ils condamnèrent les Ariens à l'exil et leurs livres aux flammes ; mais trois ans après, l'opinion arienne parut prévaloir dans tout le clergé de l'Orient : elle fut sanctionnée par un synode tenu à Jérusalem, et protégée par l'empereur. Lorsque Constance monta sur le trône, tous les évêques et tous les courtisans qui l'entouraient avaient adopté les opinons d'Arius, et les lui communiquèrent. L'empereur, abandonnant tout autre soin pour s'occuper de ces questions religieuses, ne fut presque plus que théologien pendant son long règne ; il occupait sa cour, il consumait son esprit à trouver des expressions propres à exprimer les nuances de sa croyance et les fluctuations de ses opinions. Chaque année il rassemblait quelque nouveau synode ou quelque nouveau concile, il enlevait les évêques à leurs troupeaux, il détruisait ainsi la religion en faveur de la théologie ; et comme les évêques qu'il appelait sans cesse d'une province à une autre voyageaient aux frais du public, les postes impériales furent presque ruinées par la multiplicité des conciles. Cependant un terrible adversaire lui résistait avec fermeté et rendait ses efforts impuissants : c'était saint Athanase, archevêque d'Alexandrie, qui, de 326 à 373, demeura le chef du parti orthodoxe. Il opposa aux persécutions un caractère indomptable ; il communiqua son zèle à la populace fanatique d'Alexandrie et aux moines du désert ; et, après une longue lutte entre les soulèvements du peuple et les persécutions des soldats, il assura enfin la victoire à son parti.

 

Pendant la durée du règne des trois fils de Constantin, les historiens s'occupèrent à peine d'autre chose que des querelles ecclésiastiques, et le souverain ne paraissait point croire que le gouvernement de l'Etat lui imposât d'autres devoirs. Les peuples eurent cependant plus d'une occasion de sentir qu'ils avaient besoin d'être protégés contre un autre danger encore que celui des hérésies. L'Orient fut, durant toute cette période, exposé aux attaques de Sapor, deuxième roi de Perse, dont le long règne (310-380) avait, par une destinée singulière, commencé quelques mois avant sa naissance. A la mort de son père Hormisdas, sa mère s'était déclarée grosse ; elle avait été présentée dans un lit de parade à l'adoration du peuple, et la couronne, déposée par les mages sur ce lit, avait été supposée couvrir la tête de l'enfant-roi qu'on espérait d'elle. Sapor II manifesta bien plus de talent et de courage qu'on n'aurait dû en attendre d'un roi né sur le trône. Il envahit à plusieurs reprises les provinces romaines de l'Orient ; en 348, il défit Constance dans une grande bataille à Singara, près du Tigre ; mais il fut toujours arrêté dans ses invasions par la forteresse de Nisibe, lé boulevard de l'Orient. Trois fois il l'assiégea avec toutes ses forces, et trois fois il fut repousse. L'Occident, depuis la mort des deux frères de Constance, avait plus souffert encore. Cet empereur, pour le reconquérir sur l'usurpateur Magnence ; avait sollicité les nations germaniques d'attaquer la frontière septentrionale des Gaules, dans le temps même où là guerre civile forçait Magnence à dégarnir le Rhin, et à conduire ses légions en Illyrie. Les Francs et les Allemands se précipitant, en effet, les premiers sur la Belgique, les seconds sur l'Alsace, pillèrent et brûlèrent quarante-cinq des cités les plus florissantes des Gaules. Leur cruauté inspirait une telle terreur que, dans le reste de cette province, personne n'osait plus sortir de l'enceinte des cités ; mais dans l'intérieur des murs les bourgeois, au milieu des décombres, avaient ensemencé de nouveaux champs sur les récoltes desquels ils comptaient pour vivre. Il ne restait que treize mille soldats dans toute l'étendue des Gaulés, pour les défendre contre ces flots de barbares ; tous les magasins, tous les arsenaux étaient épuisés ; le trésor était vide, et les contribuables, réduits à la dernière détresse, s'enfuyaient et abandonnaient leurs propriétés, plutôt que de se soumettre plus longtemps aux vexations du fisc. La défense de l'Occident semblait déjà devenue presque impossible, quand Constance là confia, en 355, à son cousin Julien. Après la première persécution qu'il avait exercée contre toute sa famille, sa fureur s'était calmée, il avait promis de laisser vivre ses deux cousins ; et comme, parvenu au milieu de sa carrière, il n'avait point d'enfants, point de successeurs naturels, il avait songé à leur déléguer quelque autorité. Il avait, en 351, accordé à Gallus, frère de Julien, la dignité de césar, et l'avait envoyé à Antioche ; mais celui-ci n'y ayant déployé que ses vices, Constance le rappela au mois de décembre 354, et lui fit trancher la tête en prison. Peu de mois après, il revêtit d'une autorité semblable Julien, dernier survivant de cette famille nombreuse, et il lui donna les Gaules à gouverner.

Julien n'avait connu de sa haute naissance qu'une haute adversité ; mais elle avait éprouvé son courage et fortifié son âme. Il avait demandé des consolations à la philosophie de la Grèce et aux études de l'antiquité ; il avait comparé les vertus des temps passés aux crimes de son siècle et à ceux de la race de Constantin, et par esprit d'opposition à tout ce qui l'entourait, il s'était plus vivement attaché à la religion de ses pères, le polythéisme ; il l'avait embrassé avec une ferveur rare chez les païens, et avec une dévotion superstitieuse qui semblait ne pouvoir s'unir à ses études philosophiques. Cette religion cependant s'était épurée pour lui par ses controverses mêmes avec le christianisme. Il avait adopté plusieurs des vérités plus sublimes de la religion qu'il combattait, et il croyait les retrouver légèrement voilées sous les allégories du paganisme. Ce n'étaient pas les oracles grossiers des prêtres, mais Platon et le reste des philosophes qui, pour lui, étaient devenus les interprètes des anciens dieux. Enfin ce culte si récemment dominant, qu'il voyait persécuté, lui était devenu cher, comme les malheureux le deviennent toujours aux âmes généreuses, par sympathie, non par justice ou par raison.

Julien, dans les écoles d'Athènes, dans la pratique de la philosophie et dans l'étude des anciens, avait acquis une connaissance des hommes et des choses que la théorie rend accessible aux seuls génies les plus élevés. Passant de la retraite la plus profonde au commandement d'une armée et d'une province désorganisées, entouré d'espions et de délateurs qui le surveillaient pour le perdre, mal obéi par ses subalternes, mal secondé par le gouvernement de son cousin, il releva la majesté de l'empire dans deux campagnes glorieuses, en 356 et 357 ; il vainquit les Allemands à Strasbourg, et les chassa au-delà du Rhin : pendant les trois années suivantes, il pénétra à trois reprises dans la Germanie ; il inspira aux Allemands une terreur profonde, il rappela les Francs à leur ancienne alliance avec l'empire, il admit leurs plus valeureux soldats dans ses armées, il y fit entrer aussi des Gaulois, qui sentaient enfin le besoin de défendre et leur patrie et leur existence personnelle ; il releva les villes détruites, il remplit le trésor tout en réduisant des deux tiers les impositions les plus onéreuses, et il inspira aux habitants de l'Occident un enthousiasme qui n'était pas sans danger pour lui. En effet, la cour de Byzance avait commencé par tourner en ridicule le philosophe devenu général ; mais bientôt Constance avait ressenti contre lui une âpre jalousie. Devant rendre compte aux provinces des victoires remportées dans les Gaules, tandis que lui-même ne s'était pas éloigné de Constantinople, Constance s'attribua à lui seul tous les succès ; c'était lui, disait-il dans ses proclamations, qui par sa prudence, sa valeur, son habileté militaire, avait chassé les Germains, et Julien n'y était pas même nommé. Bientôt la jalousie de l'empereur se manifesta par d'autres signes. Les invasions de Sapor menaçaient, toujours l'Orient. Constance, ordonna aux légions de la Gaule d'abandonner le Rhin, pour venir défendre l'Euphrate. C'était laisser sans défense l'une et l'autre contrée pendant une campagne entière, car il ne leur fallait pas moins de temps pour accomplir une si longue marche ; mais Constance songeait surtout à ôter au césar ses anciens compagnons d'armes, et il jouissait déjà comme d'une douce vengeance du mécontentement même de ces légions, qui quitteraient les froides contrées de la Belgique pour les sables brûlants de la Mésopotamie. Il n'en avait pas cependant calculé tous les effets. Les barbares, qui, par enthousiasme pour Julien, s'étaient engagés sous ses étendards ; les Gaulois, qui, pour défendre leurs foyers, avaient renoncé à la mollesse, refusèrent de traverser tout l'univers romain, sur un ordre capricieux. Ils se mutinèrent, ils saluèrent Julien du nom d'auguste, ils l'élevèrent sur un bouclier, ils ceignirent son front, au lieu du diadème, avec un collier de soldat, et ils déclarèrent alors qu'ils étaient prêts à passer en Orient, non plus pour subir la vengeance d'un maître jaloux, mais pour y conduire en vainqueur leur chef adoré. Julien céda à leur enthousiasme, il prit la route de l'Illyrie ; mais la mort de Constance, survenue le 3 novembre 361, et qu'il apprit à moitié chemin, lui sauva les horreurs d'une guerre civile. Il fut reconnu avec joie par tout l'empire.

Julien rendit publiquement grâces de ses succès aux anciens dieux ; il professa avec pompe le paganisme, qui n'avait point encore partagé les persécutions déjà exercées contre les hérétiques. Il admit toutes les sectes chrétiennes à une égale tolérance ; mais cette tolérance était mêlée de' sarcasmes ou d'expressions de mépris, et Julien cherchait à miner les fondements de cette Eglise, qu'il n'osait pas écraser. Il interdit aux chrétiens les écoles de grammaire et de rhétorique, il les éloigna desplaces.de confiance, il mesura sa faveur sur le zèle des courtisans pour le polythéisme, et il obtint bientôt des conversions nombreuses parmi ceux qui suivent le pouvoir, et qui n'ont de religion que la faveur du maître.

Cependant Julien languissait de chasser les barbares de l'Orient, comme il les avait chassés de l'Occident, et tout le reste de son court règne fut consacré aux préparatifs de sa campagne contre Sapor. Pour cela il vint passer à Antioche l'hiver de 362, et au commencement de l'année 363 il se mit en route pour envahir la Mésopotamie. Mais déjà l'on pouvait remarquer qu'il n'avait point échappé à la corruption du pouvoir et de la prospérité. Trompé par l'obéissance des courtisans, il crut pouvoir commander avec la même hauteur à ceux qui ne dépendaient pas de lui. Il offensa les Arabes au moment où il avait besoin de leur aide, en leur refusant les présents d'usage, et les Arméniens, en méprisant leurs sentiments religieux. Il crut même pouvoir s'élever au-dessus des lois de la nature et commander aux éléments. Malgré l'avis de ses généraux, il s'avança dans des déserts de sable, où son armée était exposée à' la soif, à la fatigue et aux ardeurs d'un soleil brûlant. Il est vrai qu'alors les dangers firent reparaître le grand homme. Partout il donna aux soldats l'exemple du courage qui supporte les privations, comme de celui qui brave l'ennemi. Jamais il n'atteignait celui-ci sans le battre. Mais Sapor, qui ne voulait pas affronter ces légions gauloises couronnées par tant de lauriers, les harcelait par sa cavalerie légère, et reculait sans se laisser atteindre. Julien, après avoir passé le Tigre, parcourut avec ses légions haletantes tout le territoire de Bagdad, où il était égaré par des guides perfides. II voyait au bord de l'horizon un village, une grande ville où il se flattait de trouver quelque repos, quelques provisions ; mais dès qu'il approchait, des flammes dévorantes, allumées par les habitants eux-mêmes, consumaient les habitations et les magasins, et il n'arrivait que sur des monceaux de cendres. Le 16 juin 363, il se vit enfin obligé d'ordonner une marche rétrograde ; alors les Persans se rapprochèrent, la cavalerie légère fut secondée par les éléphants et par la pesante cavalerie bardée de fer. Chaque marche était un combat, chaque bois, chaque monticule cachait une embuscade. Le 26 juin, comme les Romains étaient encore bien loin du Tigre, une attaque générale fit espérer à Julien qu'il pourrait encore vaincre l'ennemi qui s'était toujours dérobé à ses coups. Averti, comme il était à l'avant-garde, que son arrière-garde avait été mise en désordre par une charge de cavalerie, il y vole sans autre armure que son bouclier. Les Persans fuient, mais Julien est atteint d'une flèche par un de ces cavaliers qui n'étaient jamais plus redoutables que dans leur fuite. Elle avait passé au travers de ses côtes, et lui avait transpercé le foie ; comme il s'efforçait de la retirer, une autre flèche lui coupa les doigts : il tomba de cheval évanoui et baigné dans son sang, et fut ainsi transporté dans sa tente. Dès qu'il revint à lui, il redemanda son cheval et ses armes, pour ranimer ses compagnons qu'il avait vus foulés sous les pieds des éléphants. Mais il n'était plus temps : le sang, qui recommença à couler avec abondance, lui enleva le reste de ses forces. Ne pouvant se soulever, reconnaissant à sa faiblesse la mort qui s'approchait, il demanda le nom du lieu où il était tombé. Phrygia, lui répondit-on. — C'est là que ma mort m'avait été prédite, reprit-il ; ma destinée est accomplie.

Ses amis se pressaient autour de lui ; celui auquel nous devons tous ces détails, le soldat qui le dernier a écrit en latin l'histoire contemporaine des Romains, Ammien Marcellin, était présent. Ils étaient en pleurs, et cependant on avait annoncé dans sa tente que les Romains, transportés de fureur, l'avaient déjà dignement vengé, que l'armée de Sapor était en fuite, que ses deux généraux, cinquante satrapes, la plupart des éléphants et les plus braves guerriers de Perse étaient tués, que si Julien pouvait encore conduire l'armée, cette victoire serait décisive,

Amis et compagnons d'armes, leur dit Julien, le temps de me retirer de la vie est arrivé ; je dois, débiteur de bonne foi, rendre à la nature, qui la redemande, cette âme qu'elle m'a confiée. J'ai trop appris des philosophes combien l'âme est supérieure au corps pour m'affliger, pour ne pas me réjouir de ce que la substance la plus noble recouvre sa liberté. Les dieux eux-mêmes n'ont-ils pas quelque fois accordé la mort aux plus pieux des hommes comme la plus haute des récompenses ? Je le sens bien, cette grâce, ils me l'ont accordée aujourd'hui, pour que je ne succombasse point aux difficultés qui nous entourent, pour que je ne m'abaissasse point, que je ne me prosternasse point. Quant aux douleurs elles accablent les lâches, mais elles cèdent à la persistance de la volonté. Je ne me repens point de mes actions, je ne sens point dans ma conscience le remords d'aucun grand crime, pas plus lorsque, caché dans l'ombre, je travaillais à me corriger que depuis que j'ai reçu l'empire. Je m'en flatte, j'ai conservé sans tache cette âme que nous avons reçue du ciel, et qui lui est apparentée. J'ai recherché la modération dans le gouvernement civil, et ce n'est qu'après avoir examiné mes droits que j'ai entrepris ou repoussé la guerre. Le succès cependant ne dépend pas de nos conseils, c'est aux puissances célestes à diriger l'événement de ce que nous ne pouvons que commencer. J'ai cru que le but d'une juste autorité devait toujours être l'avantage et le salut de ceux qui obéissent : aussi ai-je cherché à repousser de toutes mes actions cette licence arbitraire qui corrompt également et les choses et les mœurs...... Je rends grâce à cette Divinité éternelle qui a décrété avant ma naissance que je ne succomberais point à des embûches clandestines, ni aux douleurs des maladies, ni aux supplices qui ont frappé tous les miens, mais qui m'a accordé une glorieuse sortie de ce monde, au milieu du cours des prospérités..... Mes forces, qui s'enfuient, ne me permettent plus d'en dire davantage. Je crois prudent de ne point influencer votre choix dans la nomination d'un empereur. Je pourrais ne point reconnaître le plus digne ; je pourrais exposer celui que j'indiquerais à vos suffrages et que vous n'approuveriez pas..... Je souhaite seulement que la république obtienne de vous un bon chef.

Avec le reste de ses forces, Julien essaya de distribuer ses effets à ses amis, qui l'entouraient. Il ne vit point parmi eux Anatolius, auquel il destinait un gage de son souvenir. Lui aussi est heureux, lui répondit Sallustius, et Julien versa sur la mort de son ami les larmes qu'il refusait à la sienne propre. Cependant on n'avait pu empêcher une nouvelle hémorragie. Julien demanda un verre d'eau froide, et à peine l'eut-il bu qu'il expira.

Jovien, que l'armée lui donna pour successeur, acheta la permission d'accomplir une retraite désastreuse, en abandonnant à Sapor cinq provinces d'Arménie, avec la forteresse de Nisibis, le boulevard de l'empire d'Orient.