HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME PREMIER

 

CHAPITRE III — Les Barbares avant le IVe siècle.

 

 

NOUS avons, cherché, autant que le permettaient les bornes étroites dans lesquelles nous devions nous circonscrire, à faire connaître et lès conditions et les progrès de cette partie du genre humain dont la civilisation avait été développée par la domination des Grecs et des Romains. Cette population était soumise aux lois que nos tribunaux observent encore, elle commençait à s'éclairer par la religion que nous professons, elle étudiait, elle cherchait à imiter dans la littérature et les arts, ces mêmes chefs-d'œuvre qui sont encore proposés à notre admiration ; elle suivait dans le développement des facultés de l'esprit un système dont nous ne nous sommes pas beaucoup écartés. Les mœurs mêmes des habitans des villes romaines avaient de grands rapports avec les nôtres. Désormais nous devons porter aussi nos regards sur une autre portion importante du genre humain, sur celle qui était alors comprise sous la dénomination commune de Barbares, et qui, à une époque dont nous allons raconter les événements, renversa par une grande révolution le gouvernement auquel le monde civilisé avait obéi. Dès lors, dans les contrées que nous habitons, s'introduisit une nouvelle race d'hommes, avec d'autres lois, d'autres opinions religieuses, d'autres mœurs, d'autres idées sur la perfection humaine, et par conséquent sur l'éducation. Le mélange de ces deux races ne s'accomplit qu'après de longues souffrances ; il entraîna la destruction d'une grande partie des progrès vers le mieux que l'homme avait faits pendant des siècles ; mais ce fut ce mélange même qui nous constitua ce que nous sommes : nous avons recueilli le double héritage des Romains et des barbares ; nous avons greffé les lois, les mœurs, les opinions des uns sur celles des autres. Pour nous connaître nous-mêmes nous devons remonter à l'étude de nos premiers parents, non seulement ; de ceux qui nous transmirent leur civilisation, mais de ceux qui s'efforcèrent de la détruire.

Ce n'est point toutefois sur tout le reste de l'univers que nous nous proposons de promener nos regards, mais seulement sur les peuples qui entrèrent en rapport avec le peuple romain ; sur. ceux qui se préparaient à paraître comme acteurs dans le terrible drame qui va nous occuper. Nous aurons, en le faisant, fort peu de noms d'hommes, fort peu de dates à présenter à la mémoire de nos lecteurs. On peut étudier comme partie de l'histoire naturelle de l'homme, son état de barbarie ; mais cet état ne change point, ou ses changements ne sont point soumis à nos observations. L'histoire ne commence qu'avec la civilisation : tant que l'homme lutte avec les besoins physiques, il concentre toute son attention sur le présent ; il n'y a point de passé pour lui, point de souvenirs, point d histoire. Non seulement les migrations des peuples, les vertus, les erreurs, ou les crimes de leurs chefs, ne sont point transmis d'âge en âge ; leur police intérieure, ou leurs mœurs, au moment où ils se mettent en contact avec les peuples civilisés, ne nous sont qu'imparfaitement et souvent infidèlement représentés. Les barbares ne se décrivirent point eux-mêmes ; ils n'ont laissé aucun monument de leurs propres sentiments, ou de leurs propres pensées ; et ceux qui ont taché de nous les peindre, ne les voyaient qu'au travers de leurs propres préjugés.

Pour donner quelque ordre à nos remarques sur les peuples barbares qui contribuèrent au renversement de l'empire romain, nous suivrons les frontières mêmes de cet empire, en commençant par le midi ou l'Afrique, puis l'orient ou l'Asie, et enfin le nord ou l'Europe. C'est mettre au premier rang les peuples qui ont eu le moins d'influence sur les destinées de Rome, et finir par les plus importants. Dans cet ordre, nous rencontrerons les Gétules, les Maures, les Arabes, les Persans, les Arméniens, les peuples pasteurs de la Tartarie, et les trois races principales de l'ancienne Europe, la celtique, la slave, et la germanique.

Les plus faibles en effet, les plus inconnus entre les voisins de l'empire, sont les peuples qui habitaient l'Afrique, au midi des provinces romaines. Sur cette frontière, comme sur les autres, les Romains avaient commencé par imposer un tribut aux nations voisines, par tenir les rois dans leur dépendance, puis après avoir quelque temps façonné les peuples à l'obéissance, ils les incorporaient eux-mêmes à l'empire. Caligula réduisit la Mauritanie en province romaine, et sous le règne de l'empereur Claude, les Romains fondèrent des colonies jusque sur les bords du grand désert. Une de leurs villes plus méridionales, Salé, dans le royaume actuel de Maroc, était souvent exposée aux incursions des troupes d'éléphants sauvages. Les animaux féroces étaient presque les seuls ennemis qu'on eût à craindre sur cette frontière, car la puissance romaine s'étendait en Afrique presque aussi loin que la terré habitable ; des généraux, des personnages consulaires, avaient pénétré dans toutes les gorges du Mont Atlas. Des troupes errantes de Bérébères, de Gétules ou de Maures traversaient seulement les déserts, comme marchands ou comme voleurs : les uns cultivaient les oasis qui, arrosés par une source permanente, s'élèvent couronnes de verdure au milieu des sables ; d'autres, avec leurs chameaux, charges d'ivoire et souvent d'esclaves, franchissaient le Zahara, et établissaient une communication entre la Nigritie et la province romaine. Sans demeure fixe, sans gouvernement régulier, ils étaient demeurés libres, parce qu'ils étaient errants. Les Romains avaient négligé de les soumettre, parce qu'ils ne pouvaient soumettre la nature : ils leur demandaient seulement l'ivoire et les citrons, qu'apportaient ces caravanes ; le murex et la pourpre, que les Gétules recueillaient sur les rochers ; les lions, les tigres, et tous les monstres de la Libye, qui étaient conduits à grands frais à Rome et dans les grandes villes, pour combattre sur les amphithéâtres. Un commerce très actif pénétrait beaucoup plus avant dans l'Afrique que ne fait aujourd'hui celui des Européens, et Pline s'étonne que. tant de marchands traversant chaque jour ces contrées, que tant de magistrats romains s'étant avancés jusqu'au Mont Atlas ou au désert ; il lui ait été si difficile de recueillir sur ces régions autre chose que des fables.

Mais les Africains ne demeurèrent pas toujours à une si grande distance, ou dans une attitude si pacifique : à mesure que l'oppression des magistrats, que le poids des taxes, et les désastres de l'empire faisaient disparaître la population de la province romaine, les Maures et les Gétules descendaient de l'Atlas où sortaient du désert, et menaient paître leurs troupeaux dans les champs abandonnés. Toujours armés, mais timides ; regardant la propriété comme une usurpation, et la civilisation comme une ennemie ; professant pour religion l'esprit de vengeance, et n'admettant point chez leurs voisins le droit d'exercer sur eux une justice qu'ils n'accordaient pas à leurs propres chefs, ils pillaient les possessions écartées, et s'enfuyaient dès qu'ils trouvaient de la résistance ; ils regardaient les supplices par lesquels on punissait leur voleries, comme une offense nationale, et ils attendaient en silence l'occasion de s'en venger avec cruauté. Leurs déprédations devinrent toujours plus onéreuses avec le progrès des années, et repoussèrent les Romains toujours plus près des côtes. Au commencement dû IVe siècle, des princes maures avaient recommencé à se former de petits états tributaires entre Carthage et le désert, et la civilisation avait presque disparu au pied de l'Atlas, sans que le peuple eût recouvré son indépendance.

L'Égypte était entourée par d'autres peuplades sauvages qui, dans l'enceinte du territoire romain, avaient réclamé la liberté des déserts. Les Maures Nasamons s'approchèrent de la rive occidentale du Nil ; les Arabes de la rive orientale, et les deux races étaient difficiles à distinguer. L'Abyssinie et la Nubie, qui, deux siècles plus tard, furent converties au christianisme par les Egyptiens, entretenaient alors peu de relations avec les Romains. L'Egypte était de beaucoup la plus méridionale des possessions romaines. Une des grandes villes de cette province, Syène, était bâtie sous le tropique du Cancer ; les monuments prodigieux de sa civilisation antique, dont aucune histoire ne nous explique l'origine, se mêlaient avec ceux des Romains. Pour la première fois, les travaux de ces maîtres du monde paraissaient petits et mesquins, quand on les voyait rapprochés de ces temples, dont la fabrication passe notre entendement. La basse Egypte avait adopté la langue et les mœurs des Grecs ; la haute Egypte conservait l'usagé de l'ancien égyptien, le cophte ; les déserts de la Thébaïde recélaient enfin une nation nouvelle, une nation barbare d'aspect et de mœurs, nation sans femmes et qui ne se renouvelait que par le dégoût de la vie et le fanatisme de ses voisins. Saint Antoine, paysan de la Thébaïde, qui ne savait pas lire, s'était déjà, retiré à trois journées de distance de la terre habitable, au milieu du désert ; mais dans un lieu où une source d'eau vive pourvoyait a sa boisson, tandis que la charité de ses voisins lui apportait des vivres ; il vécut plus d'un siècle, de 251 à 356, Cinq mille moines, imitant son exemple, s'étaient, avant sa mort, retirés dans le désert de Nitrie ; ils y faisaient vœu de pauvreté, de solitude, de prières, de saleté et d'ignorance ; ils s'enrôlaient cependant avec passion dans les querelles théologiques, et leurs invasions, dans lesquelles ils soutenaient leurs dogmes avec des massues et des pierres plus qu'avec des arguments, troublèrent la capitale de l'Egypte avant qu'elle fût exposée à celles des peuples barbares.

Entre l'Egypte et la Perse, la grande presqu'île de l'Arabie n'était qu'imparfaitement connue des Romains. Cette région, quatre fois plus étendue que la France, n'a point été destinée par la nature à se couvrir d'habitans ou à se soumettre aune civilisation qui ressemble à la nôtre. Les Romains, qui, par elle, entretenaient quelque commerce avec l'Inde, mais qui laissaient à l'Arabe la fatigante vie des caravanes, s'étonnaient qu'une même nation réunît constamment la pratique du commerce à celle du brigandage. Ils distinguaient déjà, par le nom de Sarrasins, ces voleurs intrépides qui, sortant du désert, infestaient les campagnes de la Syrie ; souvent ils levaient parmi eux une cavalerie qui n'avait pas d'égale au monde, surtout pour l'ardeur infatigable et la docilité de ses chevaux ; mais ils n'avaient point deviné toutes les qualités que recélait l'Arabe, toutes celles que, trois siècles plus tard, nous lui verrons développer, quand il se prépara à la conquête du mondé.

C'était au milieu de ces déserts, à cinq cents milles de Séleucie sur le Tigre, l'une des plus grandes villes de la Perse, à deux cents milles des frontières de Syrie, que s'élevait comme par enchantement la ville de Palmyre, dans un territoire fertile, arrosé par des eaux abondantes, et planté d'une multitude de palmiers. D'immenses plaines de sables l'entouraient de toutes parts, et lui servaient de défense contre les Parthes et les Romains, tandis qu'elles n'étaient ouvertes qu'aux caravanes des Arabes, qui échangeaient entre ces deux empires les richesses de l'Orient et de l'Occident, et qui se reposaient dans cette ville somptueuse.

Palmyre, dont la population, formée d'une colonie de Grecs et d'Arabes, unissait les mœurs des deux nations, s'était gouvernée en république, et était demeurée indépendante durant la période de la plus haute puissance romaine. Les Parthes et les Romains recherchèrent également son alliance dans toutes leurs guerres ; mais après ses victoires sur les Parthes, Trajan réunit cette république à l'empire romain. Le commerce n'abandonna cependant point encore Palmyre, ses richesses continuèrent à s'accroître, et ses opulents citoyens couvrirent le sol dé' leur patrie de ces superbes monuments d'architecture grecque qui, s'élevant aujourd'hui au milieu des sables dans un pays absolument désert, frappent les voyageurs d'étonnement. Il ne reste de Palmyre que ces ruines, et le souvenir brillant, presque romanesque, de Zénobie, cette femme extraordinaire, fille d'un cheik arabe, mais qui se disait descendue de Cléopâtre, et qui régna sur l'Orient avec bien plus d'éclat, avec bien plus de vertus, que celle-ci. Zénobie ne dut sa puissance qu'aux services qu'elle rendit à sa patrie. Pendant le règne de Gallien, tandis que l'empire était de toutes parts envahi, que Valérien était prisonnier du roi des Persans, et que l'Asie était inondée par ses armées, Zénobie enhardit son mari Odénat, riche sénateur de Palmyre, à résister par ses seules forces avec ses concitoyens et les Arabes du désert à l'invasion des Perses. Partageant tous les travaux de son mari, à la guerre et à la chasse aux lions, son amusement favori, elle vainquit Sapor ; elle le poursuivit deux fois jusqu'aux portes de Ctésiphon, et elle régna d'abord avec Odénat, puis seule, après sa mort, sur la Syrie et l'Egypte, qu'elle avait conquise. Trébellius Pollio, auteur contemporain, qui la vit dans une occasion fatale, lorsqu'on 273 elle fut conduite en triomphe à Rome, la représente telle à peu près que doit paraître une beauté élevée parmi les Arabes : Zénobie vécut avec une pompe persane, se faisant adorer comme les rois d'Orient, mais dans ses repas elle suivait les usages romains. Elle se présentait pour parler au peuple avec le casque en tête et les bras nus, mais un voile de pourpre orné de pierres précieuses couvrait en partie sa personne. Son visage était un peu aquilin, et son teint avait peu d'éclat, mais ses yeux noirs, singulièrement brillants, étaient animés d'un feu divin et d'une grâce indicible ; ses dents étaient d'une telle blancheur qu'on croyait communément qu'elle y avait substitué des perles ; sa voix était claire et cependant virile ; au besoin elle savait montrer la sévérité des tyrans, plus souvent la clémence des bons princes ; bienfaisante avec mesure, elle sut garder ses trésors mieux que ne font les femmes ; on la voyait à la tête de ses armées, en char, à cheval, à pied, mais rarement dans une voiture suspendue. Telle fut la femme qui vainquit Sapor, et qui accorda sa confiance au sublime Longin, le précepteur de ses enfants, et son principal ministre.

 

Jusqu'à l'année 226 de J.-C., les Romains avaient confiné à l'Orient avec les Parthes, depuis cette époque ce furent les Persans Sassanides qu'ils eurent pour voisins sur la même/ frontière. Les Parthes, tribu scythique sortie de la Bactriane, avaient fondé leur empire deux cent cinquante-six ans avant Jésus-Christ. Ils avaient conquis la Perse, de la mer Caspienne au golfe Persique. Cette vaste contrée, défendue par deux mers, de hautes montagnes et des déserts de sables, a presque toujours formé un Etat indépendant qu'il est difficile d'entamer, et qui peut difficilement faire ou maintenir au dehors des conquêtes. Pendant près de cinq siècles de domination, les Parthes étaient toujours demeurés étrangers au milieu des Persans ; ils avaient donné à leur monarchie une constitution qui ressemblait presque à celle de l'Europe aux temps féodaux. Leurs rois de la famille des Arsacides avaient accordé de petites souverainetés tributaires à un grand nombre de princes de leur maison ou à d'autres seigneurs. Toute cette noblesse, toute la race des conquérants combattait à cheval pour la défense de la patrie ; plusieurs colonies grecques conservaient leurs lois républicaines et leur indépendance dans l'enceinte de l'Etat ; mais les Persans étaient écartés des pouvoirs comme de la milice, et tenus dans l'oppression.

Ces Persans furent poussés à la révolte par Artaxercès ou Ardshir, fondateur de la dynastie des Sassanides, qui, après ses victoires, se dit descendu de ces rois de l'ancienne Perse qu'Alexandre avait vaincus. Il fut puissamment secondé par l'enthousiasme religieux, plus encore que par le sentiment de l'honneur national ou de l'indépendance. L'antique religion de Zoroastre fut reportée sur le. trône ; la croyance aux deux principes, Ormusd et Ahriman, la révélation du Zenda-Vesta, le culte du feu ou de la lumière, comme représentant le principe du bien, l'horreur pour les temples et les images, le pouvoir des mages, qui s'étendait jusqu'aux actions les plus indifférentes de chaque fidèle, l'esprit de persécution qui s'exerça avec cruauté contre les chrétiens quand ceux-ci commencèrent à se répandre dans la Perse, furent rétablis par un concile national où quatre-vingt mille mages s'assemblèrent d'après la convocation d'Artaxercès.

Les Persans prétendaient que la domination de leurs rois s'étendait sur quarante millions de sujets ; mais la population des empires orientaux a toujours été mal connue, et l'on a établi les nombres sur les exagérations hyperboliques du langage de leurs, écrivains, et non sur des recensements. On ne saurait compter les Persans ni parmi les peuples civilisés ni parmi les barbares, quoique les Grecs et les Romains leur donnassent toujours ce dernier nom. Ils avaient acquis ces arts qui suffisent au luxe et à la mollesse, mais qui ne développent point le goût ; ces lois, fondées sur le despotisme, qui maintiennent l'ordre, mais qui ne garantissent ni la justice ni le bonheur ; cette culture littéraire qui nourrit l'imagination, mais qui n'éclaire point l'esprit : leur religion, celle des deux principes, et leur aversion pour l'idolâtrie, satisfaisaient plutôt la raison qu'elles ne purifiaient le cœur. C'est avec cette civilisation imparfaite, cette civilisation qui contient en elle-même un obstacle à tout progrès nouveau, que les Orientaux ont fondé de grands empires, et qu'ils n'ont jamais développé l'homme. Artaxercès, de 226 à 238, et son fils Sapor, de 238 à 269, remportèrent de grandes victoires sur les peuples que protégeaient les Romains et sur les Romains eux-mêmes ; mais ensuite leur monarchie éprouva le sort habituel des États despotiques, jusqu'à sa subversion par les Musulmans, en 651. Son histoire se compose de trahisons et de massacres dans la famille des rois, qui se précipitaient rapidement du trône ; de longs intervalles consacrés au vice ou à une mollesse efféminée, avec des éclairs d'ambition et de génie militaire signalés par des guerres destructives.

Les Parthes avaient conquis l'Arménie, qui se trouvait située entre leur empire et celui des Romains, et ils avaient assis sur le trône d'Artaxate, capitale des Arméniens, une branche cadette de la famille des Arsacides leurs rois. La liberté n'avait jamais été connue en Arménie, et les hautes montagnes qui couvrent ce pays n'avaient point suffi pour inspirer à ses habitans le courage qui, presque partout, a distingué les montagnards. Les Arméniens étaient patients, industrieux, mais toujours conquis et toujours dépendants. Au moment de la chute de l'empire des Parthes, ils furent soumis par Artaxercès et par Sapor. Toutefois Tiridates, héritier de leurs anciens rois, secoua le joug des Persans en 297 ; et, avec l'aide des Romains, il rendit à l'Arménie son indépendance. Son règne, de 297 à 342, est considéré par les Arméniens comme la période de leur gloire ; c'est alors qu'ils adoptèrent la religion chrétienne, qui resserra leur alliance avec les Romains ; alors qu'ils inventèrent l'alphabet et l'écriture dont ils se servent encore aujourd'hui ; qu'ils donnèrent à leur langue une littérature qu'ils admirent toujours, mais qu'ils admirent seuls ; qu'enfin ils commencèrent à traduire en arménien la Bible et quelques ouvrages grecs qu'on a retrouvés chez eux de nos jours. Cette prospérité ne fut pas longue, et à la mort de Tiridates ils éprouvèrent ce que doit éprouver un peuple qui confie sans garanties son existence aux chances de la succession d'une monarchie absolue.

Telles étaient les monarchies de l'Asie qui confinèrent avec les Romains ; mais au nord du Caucase et du Thibet, et des montagnes de l'Arménie, on trouvait une race d'hommes entièrement différente, une race libre et sauvage, qui ne tenait point à la terre qu'elle habitait, qui menaçait tous ses voisins, et qui devait avoir sur le sort de l'empire romain l'influence la plus désastreuse : c'était la grande race des peuples pasteurs Scythes ou Tartares. La race tartare s'étend de l'occident à l'orient, des bords de la mer Noire, où elle se rapproche de la race slave, jusqu'à la mer du Japon et aux îles Kuriles, ou jusqu'aux murailles de la Chine ; et du nord au sud, du voisinage de la mer Glaciale jusqu'aux hautes chaînes du Thibet, qui sépare les climats froids des climats brûlants de l'Asie, et qui n'y laisse point d'espace pour une zone tempérée. Le centre de l'Asie semble être composé d'un vaste plateau qui s'élève au niveau de nos plus hautes montagnes, et que sa température rend peu propre à une culture Variée, quoique ses steppes sans bornes se couvrent naturellement d'une herbe abondante. Dans ces déserts la race tartare a toujours, dès l'antiquité la plus reculée, conservé les mêmes mœurs et le même genre de vie ; toujours elle a méprisé la culture de la terre, elle a vécu uniquement de ses troupeaux, et toujours elle s'est montrée prête à suivre, non en corps d'armée, mais en corps de nation, le capitaine qui voudrait la conduire au pillage de régions plus tempérées et de peuples plus civilisés, Les hommes y vivent toujours à. cheval ou sous latente, n'estimant que la guerre, ne respectant que le sabre, qui, autrefois, était l'emblème de leur sanguinaire divinité. Les femmes y suivent toujours leurs époux dans des chars couverts qui contiennent leur famille et toutes leurs richesses, et qui sont pendant une moitié de l'année leur seul domicile. Leur mépris est toujours le même pour les arts sédentaires ; ils se font toujours un honneur ou un devoir de détruire, d'extirper cette civilisation qu'ils détestent et qui leur semble hostile ; et si un chef doué des talents ou du caractère d'Attila, de Zingis, de Timur, se présentait à eux, ils seraient aussi disposés qu'ils le furent autrefois à élever les horribles trophées qui signalaient leurs conquêtes, les pyramides de têtes pour lesquelles Timur, le plus humain des trois, fit massacrer soixante-dix mille habitans à Ispahan, et quatre-vingt-dix mille à Bagdad. Aujourd'hui comme alors, ils se proposeraient peut-être, dans Une province conquise, d'abattre toutes les murailles, tous les édifices, pour qu'aucun obstacle, selon leur expression favorite, ne pût arrêter dans sa course le pied de leurs chevaux.

Aujourd'hui, il est vrai, leur nombre n'est plus le même ; les habitans de la Sibérie et de tous les bords de la mer Glaciale, asservis par l'âpreté du climat et par leurs besoins, se sont fixés dans des demeures constantes et soumis au gouvernement russe. Les habitans des vallées du Thibet, enchaînés par une vigoureuse théocratie, ont aussi perdu leur énergie dans les couvents du grand Lama. La Tartarie indépendante, celle des Kalmucs, des Usbecs, des Mongols, s'est fort resserrée ; elle n'occupe plus guère que le tiers de l'espace qu'elle occupait du temps des Romains ; son étendue est cependant encore effrayante, et sa population menace peut-être toujours l'Asie de nouvelles révolutions.

Les Tartares sont demeurés libres : il serait difficile d'établir le despotisme au milieu des déserts, là où il ne peut appeler à son aide ni prisons, ni forteresses, ni troupes, de ligne, ni police, ni tribunaux. La souveraineté réside dans le couroultaï, ou assemblée de la nation, où tous les hommes libres se rendent à cheval. Là ils décident de la paix ou de la guerre, ils proclament des lois, et ils rendent la justice. Mais les Tartares ont admis de tout temps l'esclavage domestique dans leurs mœurs ; l'absence de toute culture dans le pays est une garantie de l'obéissance de l'esclave : il ne reçoit de nourriture que de la main de son maître ; il a besoin, pour vivre, du lait et des chairs de ces troupeaux qu'il soigne par ses ordres ; et s'il tentait de s'enfuir dans ces vastes steppes, où la nature n'offre à l'homme aucun fruit, aucun aliment, il y périrait bientôt de misère. D'ailleurs, quoique le maître tartare ait sur son esclave le droit de vie et de mort, il le traite avec une certaine douceur, et le regardé comme un des membres de la famille ; il lui confie même des armes pour la défense de son camp.et de ses troupeaux. Quand la civilisation n'a pas raffiné les manières et séparé les rangs par une distance infinie, des occupations semblables, une communauté de besoins et de travaux, engagent l'homme à reconnaître l'homme dans son esclave, et l'étendue sans bornes donnée à la puissance paternelle, en confondant les fils de famille avec lès esclaves, augmente ce rapprochement. Le chef ou le khan d'une famille tartare se plaît avoir s'accroître le nombre de ses enfants et de ses serfs ; comme celui de ses troupeaux. Sans sortir d'une condition privée, il finit quelquefois par se trouver ainsi à la tête d'une armée. Chaque année il transporte ses tentes des pâturages d'été aux pâturages d'hiver, et il exécute ainsi, pour son économie domestique, de grandes marches militaires. Ces mêmes enfants, ces mêmes esclaves, sont prêts à le seconder dans ses querelles, et à venger son honneur offensé, lorsqu'il se croit attaqué ou insulté par un voisin ou par un supérieur. Ces petites guerres privées ont souvent été la cause première des grandes révolutions de l'Asie ; souvent on a vu un chef, encouragé par ses victoires sur quelque ennemi privé, tourner ses armes contre les riches cités de la Sogdiane ou de la Bactriane, piller Bochara ou Samarcande, et marcher enfin à la conquête de la Perse, de l'Inde, de la Chine ou de l'Occident. Souvent aussi l'on a vu un vaincu, même un esclave fugitif, traversant, le désert pour se dérober à la vengeance de son ennemi, recueillir en passant d'autres hordes errantes, grossir chaque jour sa troupe, et se présenter enfin en conquérant sur les frontières des Etats civilisés.

L'habitude constante de braver en plein air les intempéries des saisons, l'habitude des dangers et des combats, ou contre les hommes, ou contre les animaux ennemis des troupeaux ; l'art des campements, celui des marches, qui font partie de la vie journalière ; la sobriété, et cependant la facilité à se pourvoir de vivres, car les troupeaux des Tartares suivent leurs armées comme ils ont suivi leurs bergers ; tout prépare à la guerre dans la vie pastorale. En effet, tout homme est soldat dans la race scythique ; et, si elle tente une invasion, ce n'est pas contre une armée qu'on doit se défendre, c'est contre une nation. Cette considération doit expliquer le phénomène d'abord contradictoire du désert, qui verse sur les pays peuplés et civilisés des flots d'hommes armés. Cette région septentrionale, qu'on a nommée la mère des nations, n'est point animée d'une si grande surabondance de vie : un berger vit avec peine sur le terrain qui nourrirait vingt laboureurs ; toutefois une région si fort supérieure à l'Europe en étendue peut bien vomir un million d'habitans ; parmi eux se trouvent au moins deux cent mille combattants, et bien souvent c'en est assez pour renverser un empire. Le pays qu'ils abandonnent reste désert, et il n'a point donné la preuve qu'il contînt plus d'habitans qu'il n'en pouvait nourrir.

Les flots de l'émigration de la grande Tartarie se sont dirigés tour à tour vers le levant, le couchant et le midi. A l'époque où l'empire romain fut renversé, tout l'essor de ces nations semblait se tourner vers l'occident. Un empire, autrefois puissant, la première monarchie des Huns, avait été renversé à quinze cents lieues de distance des frontières romaines, et près de celles de la Chine, par les Sienpi, dans le Ier siècle de l'ère chrétienne ; et les Huns, chassés de chez eux, s'étaient rejetés sur les nations voisines, et les poussaient devant eux vers l'occident. Cependant leurs guerres et leurs conquêtes se seraient renfermées dans l'enceinte des vastes steppes tartares, si des milliers de captifs romains et des immenses richesses enlevées parles peuples septentrionaux, durant le règne désastreux de Gallien, n'avaient été répandus par le commerce dans tout le nord de l'Asie. L'adresse et l'habileté des esclaves, l'éclat des étoffes précieuses qu'on étalait en vente dans les marchés de la Tartarie, tentèrent les guerriers d'aller chercher ces mêmes richesses dans le pays où on les achetait, avec du sang, non avec de l'or ; ensuite le souvenir de précédents pillages fut la grande cause de la répétition des mêmes attaques.

La race tartare, aux yeux de toutes les autres, est signalée par sa laideur. Une grosse tête, une couleur jaunâtre, des yeux petits et enfoncés, un nez plat, une barbé rare et faible, de larges épaules, un corps court et carré, sont les caractères communs de toute la nation. Les Tartares semblent sentir eux-mêmes leur difformité ; et dans tous leurs traités avec les peuples vaincus, ils les ont toujours contraints à leur fournir un tribut annuel de jeunes filles ; aussi le mélange des races a par degrés corrigé les formes hideuses de ceux qui s'établissaient dans de meilleurs climats. Les premiers connus des Romains, au IVe siècle, les Alains, qui dressaient alors leurs tentes entre le Volga et le Tanaïs, à égale distance de la ruer Noire et de la mer Caspienne, ne happèrent point les peuples de l'Europe par leur laideur ; mais lorsque les Tayfales, les Huns, les Avares, les Hongrois, les Turcs, arrivèrent successivement sur leurs frontières, les écrivains grecs manifestèrent un sentiment d'horreur pour leur apparence extérieure, que les nègres ou les Abyssins, leurs voisins au midi, n'avaient jamais excité chez eux.

 

Nous arrivons enfin aux peuples barbares de l'Europe, à ceux avec lesquels nous avons nous-mêmes les rapports les plus immédiats, et qu'il nous importe le plus de connaître. Trois grandes races d'hommes, différentes par leur langage, leurs habitudes, leur religion, paraissent s'être partagé autrefois cette partie occidentale et septentrionale de l'ancien inonde : les Celtes, les Slaves et les Germains. Les érudits les ont souvent confondues par un singulier amour de gloire, pour s'attribuer les conquêtes et les ravages de la race voisine, comme s'ils ne trouvaient pas dans la leur propre assez de crimes et de cruautés/Entre ces trois races il y en avait deux, la celtique et la slave, qui, au IIIe siècle, étaient presque absolument subjuguées ; la troisième, au contraire, devait triompher des Romains.

La race celtique avait peuplé en partie l'Italie et l'Espagne, où elle était mêlée avec la race des Ibères, probablement venue d'Afrique ; elle peuplait encore la Gaule et la Grande-Bretagne. Elle était sortie de l'état primitif de barbarie : elle avait bâti des villes ; elle avait exercé les arts et l'agriculture ; elle avait amassé des richesses et établi dans ses cités des gradations de rang qui indiquent une organisation, si ce n'est savante, du moins ancienne. Mais elle s'était arrêtée dans tousses progrès, parce qu'elle s'était soumise au joug pesant d'une société de prêtres fortement organisée : c'étaient les druides, qui, jaloux de toute autre autorité que la leur, régnaient par la terreur sur une nation qu'ils rendaient féroce. Leurs divinités exigeaient que du sang humain fût versé sans cesse sur leurs autels ; leur culte, pratiqué dans l'épaisseur des bois, dans des cavernes souterraines, était accompagné de circonstances effrayantes. Le pays des Carnutes ou de Chartres était le centre de leur puissance et de. leur religion. Le gui du chêne était regardé comme la manifestation de la divinité, et cette plante parasite était cueillie par eux en grande cérémonie chaque année. Mais la race celtique avait presque partout courbé la tête sous le joug des Romains. Auguste avait interdit aux druides les sacrifices humains ; Claude, avait dissous leurs associations, prohibé leurs initiations et détruit leurs bois sacrés. Tous les hommes riches dans la nation, en Gaule, en Espagne, en Bretagne, avaient reçu une éducation romaine ; ils avaient renoncé à la langue et à la religion de leurs pères ; les agriculteurs, opprimés presque à l'égal des esclaves, ou étaient morts de misère, ou avaient appris le langage de leurs oppresseurs ; et la race des Celtes, autrefois répandue sur un tiers de l'Europe, avait presque disparu. On ne retrouvait plus leurs mœurs et leur langage que dans une portion de l'Armorique, ou la Petite-Bretagne, dans les parties occidentales de la Grande-Bretagne et de l'Hibernie, où les Romains s'étaient établis plus tard, et en moindre nombre ; enfin dans les montagnes de la Calédonie, habitées par les Scots, seuls peuples de la race celtique ou gaélique qui, des temps les plus reculés jusqu'à nos jours, soient demeurés indépendants.

Le sort de la race slave n'avait pas été beaucoup plus heureux. Originairement elle avait occupé toute la presqu'île Illyrique, à la réserve de la Grèce : aussi sa langue est encore aujourd'hui plus communément désignée par le nom d'illyrien. Des bords du Danube et de la mer Noire, elle s'était étendue jusqu'à la mer Glaciale. Les Slaves, propriétaires des plus grandes plaines de l'Europe, et de plaines que dé grands fleuves avaient fertilisées par leur limon, furent cultivateurs dès les temps les plus reculés. Mais la terre qui les nourrissait servit à les enchaîner. Ils ne purent défendre les fruits acquis par leurs sueurs, et ils ne voulurent pas les perdre ; ils furent envahis par tous leurs voisins : au midi par les Romains, au levant par les Tartares, au couchant par les Germains ; et leur nom même, qui, dans leur langue, signifie glorieux, est devenu, dans les langues modernes, le nom de la servitude (esclave, esclavage). Ce nom y reste comme monument de l'oppression d'un grand peuple et de l'abus de la victoire par tous ses voisins.

Tous les peuples slaves, au midi du Danube, avaient été soumis par les Romains ; cependant il est possible que, dans les âpres montagnes de la Bosnie, de la Croatie, de la Morlaquie, cette race, qui ne s'est jamais civilisée, ait conservé une sauvage indépendance. On l'y retrouve en effet après la chute de l'empire, et elle a retenu jusqu'à ce jour la langue slave, comme la passion de la guerre et les habitudes du brigandage. Au nord de la mer Noire, les Russes, l'un des plus puissants entre les peuples slaves, n'avaient pu défendre leurs riches plaines contre les invasions des Alains, qui y furent bientôt suivis par les Huns et d'autres peuples tartares ; les Slaves qui occupaient la Prusse et une partie de la Pologne, furent envahis par les peuples divers de la race gothique ou germanique qui étaient sortis de la Scandinavie. Au IVe siècle, les Romains ne connaissaient d'autres peuples slaves indépendants que les Quades, les Sarmates et les Hénèdes, qui conservaient avec peine, dans la Bohême et la Pologne, quelque partie de leur ancien territoire. Le cavalier sarmate passait alors pour plus redoutable par l'extrême rapidité de ses mouvements que par sa valeur. Il conduisait d'ordinaire deux ou trois chevaux en main, pour pouvoir passer de l'un à l'autre quand sa monture était fatiguée ; dépourvu de fer, il armait ses flèches d'os acérés et souvent empoisonnés ; il se faisait une cuirasse en couvrant son pourpoint de lames de corne qui se serraient l'une sur l'autre comme les écailles des poissons. Il précédait les armées plus redoutables ; il s'associait à leurs succès et à leurs pillages, comme fait aujourd'hui le Cosaque ; mais il mettait peu de hardiesse dans l'attaque, peu de constance dans la défense, et il causait peu de terreur.

Enfin, tout le nord de l'Europe était occupé par cette grande race germanique à laquelle les Etats modernes ont dû plus immédiatement leur origine. Les Tartares s'étaient avancés pour détruire ; les Germains s'avancèrent pour conquérir et reconstituer. Leurs noms même se lient à notre existence actuelle : les Saxons, les Francs, les Allemands, les Bourguignons, les Lombards, ou occupaient déjà, ou étaient près d'occuper le pays où nous les retrouvons encore ils partaient une langue que plusieurs d'entre eux parlent encore ; ils apportaient des opinions, des préjugés, des usages, dont nous retrouvons chaque jour la trace parmi nous.

Dans la vaste étendue de la Germanie, dans laquelle il faut comprendre la Scandinavie, le sentiment de la fierté et de l'indépendance de l'homme avait prédominé sur tous les autres, et il avait déterminé les mœurs et la constitution nationales. Les Germains étaient barbares, mais c'était en quelque sorte parce qu'ils voulaient l'être : ils avaient fait vers la civilisation ces premiers pas qui sont en général les plus difficiles, puis ils s'étaient arrêtés pour ne pas compromettre leur liberté. L'exemple des Romains, qu'ils avaient appris à connaître par des combats continuels, leur avait persuadé qu'ils ne pouvaient unir l'élégance et les douceurs de la vie avec leur fière indépendance. Ainsi les Germains connaissaient les arts utiles, ils savaient travailler les métaux, et ils se montraient experts et ingénieux dans la fabrication de leurs armes ; mais toute occupation sédentaire leur inspirait du mépris. Ils ne voulaient point s'enfermer dans des villes qui leur paraissaient les prisons du despotisme ; et parce que les Bourguignons, alors établis sur les bords de la Baltique, s'étaient détermines à habiter des bourgs — leur nom est même venu de cette circonstance — et à y exercer les professions mécaniques, ils étaient peu estimés de leurs compatriotes, Les Germains pratiquaient l'agriculture ; mais, de peur que le laboureur ne s'affectionnât trop à la terre, de peur qu'on ne pût enchaîner l'homme en saisissant sa propriété, de peur que la richesse ne devînt l'objet de l'ambition des guerriers plutôt que la gloire militaire, non seulement ils voulurent que la terre fût distribuée entre tous les citoyens par portions égales ; ils voulurent encore qu'on tirât au sort chaque année celle que chacun devrait cultiver, de manière à rendre impossible toute affection locale, mais aussi tout perfectionnement durable. Les Germains paraissent avoir eu un genre d'écriture, les caractères runiques ; mais il semble qu'ils la réservaient pour des inscriptions sur le bois ou la pierre, et la lenteur d'un pareil travail empêchait que l'usage en fût fort répandu. L'objet inanimé qui, à l'aide de ces inscriptions, semblait parler un langage entendu seulement du sage, parut au reste du peuple doué d'un pouvoir surnaturel, et les caractères runiques furent regardés comme appartenant à la magie.

Le gouvernement des Germains, tant qu'ils habitèrent leur propre' pays, était le plus libre possible. Ils avaient des rois, c'est du moins le nom que les Romains donnèrent à leurs chefs, en traduisant le nom teutonique koenig ; ces rois même étaient assez communément héréditaires, ou toujours pris dans une même famille, la seule qui eût un nom commun. Les rois, distingués en général entre leurs sujets par de longs cheveux flottants, n'étaient cependant que les présidents des conseils de guerre ou de justice, dans lesquels tous les citoyens étaient admis. Ils commandaient les expéditions ; ils faisaient faire sous leurs yeux le partage du butin ; ils proposaient au peuple les mesures qu'ils jugeaient convenables ; ils entretenaient des relations avec les États voisins. Mais si, par quelque faiblesse ou quelque vice, ils se montraient indignes, dans l'exercice du pouvoir, de conduire des hommes libres, alors la hache militaire en faisait bientôt justice ; car l'on semblait croire que plus d'honneur devait être racheté par plus de danger, et que la vie du roi ne devait point être entourée d'autant de garanties que celle du sujet. En effet, presque chaque page de l'histoire germanique est ensanglantée par le meurtre de quelque roi. Les simples citoyens n'étaient pas exposés aux mêmes chances ; non seulement les rois n'avaient point le droit de leur ôter la vie ; la puissance souveraine du mallum ou de l'assemblée du peuple ne s'étendait pas jusque là. L'homme à qui la société retirait sa protection était encore maître de s'éloigner : l'exil remplaçait la peine capitale, et il était considéré comme le dernier supplice que pût infliger le pouvoir souverain.

Les Germains obéissaient seulement à la voix de leurs femmes et à celle de leurs prêtres. Dans les premières, ils reconnaissaient quelque chose de divin ; ils croyaient que la beauté devait être inspirée, et ils prenaient pour la voix du ciel celle de leurs prophétesses. Ces prêtres devaient leur crédit sur les Germains bien autant à la politique qu'aux dispositions superstitieuses du peuple. Les divinités étaient guerrières, et par leur exemple et leur culte, elles formaient les âmes bien plus à l'indépendance qu'à la crainte. Le monde inconnu des esprits qui se relevaient du tombeau, qui siégeaient sur les nuages, dont la voix lugubre se faisait entendre la nuit au milieu des vents et des tempêtes, avait été créé ou revêtu de toutes ses terreurs par l'imagination teutonique ; cependant il était en quelque sorte placé en dehors de la religion. Ces pouvoirs surhumains n'étaient point ceux de la divinité ; ils étaient malfaisants ; on devait se défier autant de leur perfidie que de leur force ; on devait les combattre ; bien plus, les prêtres d'Hermansul ou d'Odin semblaient à peine offrir quelque secours contre l'ombre pâle des morts, le roi des esprits de la forêt, ou les terribles waldkires, qui filaient les destinées humaines. Les prêtres germains n'étaient point réunis en corps ; ils n'avaient point cette organisation vigoureuse qui avait rendu les druides si terribles, et qui maintint leur pouvoir. Les Germains ne semblaient pas non plus tenir à leur religion avec un zèle bien ardent : aussi furent-ils aisément convertis au christianisme toutes les fois que leurs rois leur en donnèrent l'exemple ; et il est remarquable que, dans l'histoire d'aucune de ces conversions, il n'est question de l'opposition que durent y apporter leurs prêtres. Mais les chefs eux-mêmes de la nation paraissent avoir fait un usage politique du pouvoir sacerdotal ; ils avaient mis sous la protection des dieux la police des assemblées, et c'était le prêtre seul qui, sous la garantie durai, osait punir de mort, comme sacrilège, celui qui troublait les délibérations des plaids publics ou du mallum ; car le coupable, malgré cette insulte faite à la souveraineté, n'aurait point été atteint par le glaive de la loi.

Les Germains qui attaquèrent l'empire se présentèrent sous des noms divers, et ces noms, abandonnés et quelquefois repris après un long temps, jettent une assez grande confusion sur la géographie de l'ancienne Germanie, d'autant plus que les peuples qu'ils désignaient changeaient fréquemment de demeure. Nous nous contenterons d'en rappeler un petit nombre. Sur le Bas-Rhin se trouvaient les Francs ; sur le Haut-Rhin, les Allemands, et vers les bouches de l'Elbe, les Saxons ; ces trois nations, qui occupaient toujours la terre où avaient vécu leurs ancêtres, étaient toutes trois formées d'une confédération de petits' peuples plus anciens qui s'étaient unis pour leur défense ; elles avaient abandonné, vers le milieu du IIIe siècle, leur ancien nom pour prendre le nom générique, les Francs, d'hommes libres ; les Allemands, de tous hommes ; les Saxons, de cultivateurs ou d'hommes établis ; parmi eux on voyait encore les Suabes, ou hommes errants. Dans chacune de ces confédérations, on comptait autant de rois que de petits peuples, et presque de villages ; mais, pour leurs plus grandes expéditions ou leurs guerres les plus dangereuses, ils se réunissaient sous un chef commun.

Sur les bords de la Baltique, dans la Prusse et le centre de la Germanie, on trouvait les Vandales, les Hérules, les Lombards et les Bourguignons, qu'on regardait comme appartenant originairement à une même racé, et qui différaient des Germains plus occidentaux, et par leur dialecte, et par un gouvernement plus complètement militaire, qui semblait s'être consolidé durant des migrations dont on ne conservait qu'une mémoire incertaine.

Enfin, dans la Pologne et plus tard dans la Transylvanie, on trouvait la grande race des Goths, qui, sortie en trois divisions de la Scandinavie, avait d'abord habité près des bouches de la Vistule, et s'était ensuite avancée, toujours plus au midi, jusqu'aux rives du Danube. Les Visigoths (Goths occidentaux), les Ostrogoths (Goths orientaux) et les Gépides (traîneurs) formaient ces trois divisions ; entre les peuples germaniques, elles se distinguèrent par une culture supérieure dé l'esprit, des mœurs plus douces, et une plus grande disposition à s'avancer dans la carrière de la civilisation. Nous verrons bientôt cependant ce que c'était qu'une telle douceur de mœurs, et quel devait être le sort des peuples civilisés, quand ils en étaient réduits à mettre dans lés Visigoths ou les Ostrogoths leur dernière espérance.