LE GOUVERNEMENT DE M. THIERS

8 FÉVRIER 1871 - 24 MAI 1873

 

CHAPITRE IX. — LE 24 MAI.

 

 

I

Quand M. Thiers fut nommé, à Bordeaux, chef du Gouvernement, il était incontestablement l'homme le plus populaire de la France.

Il avait la même influence, la même popularité dans l'Assemblée. Mais le nombre des députés qui comptaient absolument sur lui, et qui étaient résolus à suivre jusqu'au bout ses résolutions et sa fortune, était assez restreint. L'extrême gauche était pleine de rancunes contre lui ; il restait même des défiances dans la gauche proprement dite ; on le savait patriote et libéral, on le croyait orléaniste. La droite ne pouvait oublier avec quelle décision impitoyable il avait mis fin à la carrière aventureuse de la duchesse de Berry ; le lieu même où siégeait l'Assemblée contribuait à raviver ses souvenirs. Enfin, les orléanistes, qui le regardaient comme le chef nécessaire de leur parti, se disaient qu'ils avaient d'abord à le conquérir. Ils ne le mettaient pas dans leurs secrets. Ils comprenaient que, si jamais il se prêtait à une restauration orléaniste, ce serait après avoir essayé inutilement de fonder la République conservatrice. Quant aux bonapartistes, à cette époque, ils ne comptaient pas.

Malgré cette situation un peu mêlée, M. Thiers obtint l'unanimité des votes. La France, par vingt-huit élections ; la France et l'Europe, par une sorte de clameur publique, imposaient ce choix à l'Assemblée. Elle y serait venue d'elle-même. Elle n'avait pas un seul homme à lui opposer. Sa capacité politique était absolument et évidemment hors de pair ; tous les partis étaient d'accord pour rendre hommage à son ardent patriotisme. Il eut d'emblée, outre l'autorité attachée à sa place, une influence souveraine et toute-puissante. Un mot de lui entraînait le vote, faisait taire les dissidents. Il faut dire qu'il fut immédiatement aux prises avec M. de Bismarck et avec la Commune, deux forces terribles que lui seul pouvait affronter, et qu'il donna, jour par jour, heure par heure, des preuves irréfragables de la puissance de son jugement et de la forée de son caractère. Il prenait la direction des affaires avec des résolutions très-arrêtées, qu'il ne modifia jamais, et qu'il tint à rendre manifestes par ses déclarations réitérées à la tribune, par ses correspondances et par tous les actes de son gouvernement. Ces résolutions étaient de ne pas être un homme de parti, de ne songer qu'à la France, et, comme il le disait lui-même, à la santé de la France. Il était bien manifeste que, s'il parvenait à reconstituer l'armée, l'administration, les finances, sous un gouvernement républicain, ces grands résultats affirmeraient et consolideraient la République. Il ne travaillait pas en vue de cette conséquence, et il le disait ; mais cette conséquence ne l'effrayait pas, et il le disait aussi. Cette position était à la fois si bien définie et si bien justifiée, qu'il marcha à pas de géant dans la confiance de la gauche. On put croire clans les premières semaines que la droite ne l'abandonnerait pas. Mais ceux qui voyaient les dessous, qui suivaient de près le mouvement de l'opinion parlementaire, ne tardèrent pas à comprendre que la lutte lui viendrait de ce cêté, et qu'elle serait ardente et redoutable, quoique couverte assez longtemps par des apparences de respect et de confiance.

Le premier acte du président du conseil indisposa fortement les droites contre lui. Il avait pris les éléments de son cabinet dans tous les partis capables de donner des hommes de gouvernement ; mais il avait attribué les trois grands portefeuilles à des républicains, M. Jules Favre, M. Ernest Picard, M. Jules Simon. C'était annoncer sa résolution de faire un essai loyal du gouvernement républicain. Il donnait, en agissant ainsi, une preuve de la sûreté de ses vues. Toute préférence indiquée pour un autre gouvernement, quel qu'il fût, mettait à l'instant la France dans l'anarchie. La réaction monarchique subit au premier moment, sans crier, cette introduction de l'élément républicain dans le cabinet, parce qu'elle sentait bien qu'en présence des nombreux républicains encore en place et de l'agitation des grandes villes, il fallait ménager la transition ; mais elle n'attendit pas même pour entrer en lutte la chute de la Commune. Dès le mois d'avril, la droite de l'Assemblée, qui ne cessait d'acclamer M. Thiers, harcelait ses principaux ministres.

Le premier point de mire fut M. Ernest Picard. C'était un républicain sans doute, mais un républicain qui avait donné autant de gages aux principes conservateurs qu'à la République. Comme ministre des finances sous le Gouvernement de la défense, il avait rendu d'immenses services, que les hommes d'affaires ne pouvaient avoir oubliés sitôt. Depuis, il avait lutté, comme tous ses collègues du cabinet, avec une énergie indomptable contre la Commune de Paris. Pendant la lutte même, il avait réorganisé, avec le concours de M. Calmon, administrateur de premier ordre, et qui était en parfaite communauté de vues avec lui et M. Thiers, l'administration départementale et communale. Pour bien comprendre combien cette tâche était ardue, il faut se rappeler que les préfets en exercice étaient tous républicains, mais républicains d'une nuance très-prononcée, qu'ils avaient été nommés par M. Gambetta, que beaucoup d'entre eux avaient déployé un grand courage pendant la guerre, ce qui rendait assez difficile de les révoquer, et que, d'un autre côté, les députés réactionnaires accouraient avec des rancunes invétérées, et la résolution formelle de placer leurs créatures. M. Ernest Picard n'avait pas à sa disposition un personnel nombreux d'administrateurs expérimentés ; le Gouvernement était réduit, comme tous les pouvoirs nouveaux, à essayer ses hommes dans des positions où on n'arrive en temps régulier qu'après s'être formé dans les emplois inférieurs. Cependant le corps préfectoral qu'il improvisa au milieu de tant d'événements tragiques, rétablit l'ordre et. fit renaître la confiance. Pour prix de ce service, la droite exigea le départ de M. Ernest Picard. Il quitta le ministère à la fin de mai 1871. Il n'avait été que pendant trois mois le collaborateur de M. Thiers.

M. Jules Favre conserva son poste de ministre dei affaires étrangères jusqu'au 2 août de la même année. Il avait voulu se retirer avec M. Picard, et n'était demeuré que sur les pressantes instances de M. Thiers, et parce qu'il comprit lui-même la nécessité de continuer les négociations auxquelles il avait pris une si grande part. Le traité de paix définitif ayant été conclu le 10 mai, il eut encore à s'occuper d'un certain nombre de conventions qui en étaient les suites nécessaires.

Une fois ces arrangements pris, rien ne put le retenir. M. Jules Simon resta seul, des anciens membres de l'opposition du Corps législatif et des anciens ministres du Gouvernement de la Défense. Il ne sortit du cabinet que le 16 mai 1873, huit jours avant la chute du gouvernement de M. Thiers. La droite essaya à plusieurs reprises de le renverser au moyen d'interpellations ; il eut le bonheur de tenir tête à ses adversaires et de conquérir chaque fois une majorité. On l'attaquait d'une autre façon, en demandant fréquemment à M. Thiers de se séparer de lui, et en lui faisant dans la presse une guerre continuelle et déloyale. Cette lutte contre les ministres républicains avait un sens que tout le monde comprenait, et M. Thiers mieux que personne. Il fit les efforts les plus persévérants pour retenir M. Jules Favre ; il conserva M. Jules Simon jusqu'à la fin ; mais, à chaque mutation dans le cabinet, il était contraint de remplacer le ministre sortant par un ministre d'opinions moins avancées. Il semblait que le cabinet s'avançait vers la droite, à mesure que le président du Conseil faisait des pas vers la gauche ; et la gauche montrait son bon esprit politique, en comprenant cette situation et en ne marchandant pas son appui.

Ce que M. Thiers avait pu faire à Bordeaux, au moment de la transition, devenait plus difficile depuis que les partis s'étaient comptés dans l'Assemblée. La majorité était certainement à droite, et elle resta à droite, même après les élections du 2 juillet, qui fortifièrent les républicains et leur donnèrent les moyens de lutter. Le président avait, à la rigueur, le droit de prendre des ministres dans la minorité, en invoquant le pacte de Bordeaux ; il n'était pas tenu à se conformer strictement, comme dans des temps réguliers, aux principes du régime parlementaire ; mais, outre qu'il avait fréquemment besoin de recourir à ces principes, il connaissait la fragilité de cette trêve des partis à laquelle il avait présidé ; il ne parvenait à la maintenir qu'au prix des plus persévérants et des plus habiles efforts. Il avait un tel besoin d'éviter les crises pour donner un peu de confiance au pays ; un peu d'élan au travail ; il voyait si clairement les exigences et les susceptibilités des partis monarchiques, qu'il apportait, non-seulement dans le choix des ministres, mais dans celui de tous les agents de l'administration, une réserve extrême. Déjà, à Bordeaux, comme M. Jules Simon persistait à refuser d'entrer dans le ministère de la première formation, il lui avait dit ces paroles significatives : Si vous refusez, je serai obligé de prendre un ministre de l'instruction publique dans la droite. Un de ses grands mérites était de juger sainement et promptement les situations. Il savait résister, et même, comme il l'a montré plus d'une fois, il savait rompre ; mais il ne voulait le faire qu'à propos, pour une grande occasion, et quand il était obligé de choisir entre deux périls.

M. Ernest Picard ayant quitté à la fin de mai 1871, sa retraite donna lieu à l'entrée de M. Victor Lefranc dans le cabinet. Le ministre sortant et le ministre entrant étaient deux républicains conservateurs et libéraux ; mais M. Victor Lefranc ne prenait que le portefeuille du Commerce ; l'Intérieur fut donné à M. Lambrecht. C'était, au moins en apparence, une grande victoire pour la droite. Le remplacement, qui eut lieu à la même époque, du général Le Flô par le général de Cissey, n'avait point de caractère politique.

M. Jules Favre donna sa démission le 22 juillet. Il fut remplacé, le 2 août, par M. de Rémusat. Ceux qui connaissaient intimement le nouveau ministre savaient que la République, pourvu qu'elle fût sage, aurait en lui un défenseur ; mais pour le gros du public, pour la Chambre, passer de M. Jules Favre à M. de Rémusat, c'était diminuer l'influence et les chances du parti républicain. Des hommes tels que M. de Rémusat, M. Casimir Perier, M. Thiers lui-même, qui sont venus à la République par voie de comparaison, en comprenant, d'abord, qu'elle était possible, ensuite qu'elle était seule possible, auront contribué à son établissement tout autant que les républicains de la veille ; car c'est à leur suite, à leur exemple, sous leurs auspices, que nous sont ventis tant d'hommes considérables par leur passé, leur fortune, leur caractère, qui sont aujourd'hui, à côté de nos anciens chefs, la force et la lumière du parti. Mais, en 1871, ce mouvement vers le principe républicain commençait à peine à se sentir ; M. Thiers n'aurait pas pu faire alors son célèbre message de 1872 ; M. de Rémusat..avec sa renommée de penseur et de grand citoyen, apportait une force au cabinet, il n'en apportait pas, ou ne paraissait pas en apporter à la République.

Il en fut de même de M. Casimir Perier, quand il prit le ministère le 11 octobre, après la mort de M. Lambrecht. On vit tout de suite ce qu'il voulait, car c'était un homme franc et ferme, incapable de dissimuler et de céder. Il dit, dès le premier jour, à M. Jules Simon qui s'en souvient encore avec émotion : Je suis avec vous. Cette simple parole, venant de lui, était plus solide que tous les serments. Mais il ne fit que traverser le ministère. Il voulait ramener l'Assemblée à Paris ; il s'associa ouvertement à la proposition de M. Duchâtel qui fut repoussée, et sur cet échec qui ne lui était pas personnel, exagérant peut-être les conséquences de la responsabilité ministérielle, il se retira. Ni les instances, ni les prières de ses collègues ne purent le retenir. M. Thiers, pour qui sa présence et celle de M. de Rémusat dans le conseil étaient un soulagement immense, en versa des larmes. Entré le 11 octobre 1871, M. Casimir Perier se démit le 6 février de l'année suivante. M. Victor Lefranc prit le portefeuille de l'Intérieur, et fut remplacé au Commerce par M. de Goulard.

M. de Goulard ne resta pas longtemps au Commerce. M. Pouyer-Quertier, à la suite d'une opinion émise par lui sur les virements de fonds dans le procès intenté à M. Janvier de la Motte, opinion que ses collègues ne partageaient pas, dut quitter le cabinet le 5 mars 1872. M. Thiers chargea M. de Goulard, qui était ministre depuis un mois-seulement, de l'intérim des Finances. Il lui confia définitivement, le 21 avril, cet important portefeuille. M. de Goulard avait beaucoup de mérites de diverses sortes que des dissentiments politiques très-prononcés ne doivent pas nous empêcher de reconnaître. Il avait surtout, entre, autres qualités, toutes celles d'un commis de premier ordre, et ce sont celles-là que M. Thiers prisait en lui. C'est sous l'administration de M. de Goulard que fut conclu l'emprunt des trois milliards.

M. Teisserenc de Bort lui succéda comme ministre du Commerce. M. Teisserenc de Bort, qui avait été signalé à l'attention de M. Thiers par un très-remarquable discours contre l'impôt sur le revenu, était un esprit trop sérieux, trop éclairé, trop libéral, pour ne pas suivre M. Thiers dans sa marche ascendante vers la République. Mais, à cette date du 22 avril 1872, il faisait encore partie, à la Chambre, du centre droit libéral. M. Thiers le prenait dans le parti auquel appartenait M. de Goulard.

Enfin, M. de Goulard acquérait quelques mois après (le 30 novembre) une importance considérable dans le cabinet, en échangeant le portefeuille des Finances contre celui de l'Intérieur. M. Victor Lefranc fut renversé par un vote de la Chambre pour n'avoir pas sévi contre les conseils municipaux qui adressaient à M. Thiers des adhésions et des félicitations collectives. Il était bien difficile d'admettre, malgré les déclarations de la droite, et de M. Prax-Paris, bonapartiste, qui fut en cette occasion son porte-parole, qu'un vote ainsi motivé ne visât que le ministre. Un des principaux meneurs disait déjà : Nous mangerons l'artichaut feuille par feuille. Non-seulement M. Thiers consentit au départ de M. Victor Lefranc dans cette condition, ce qui lui fut particulière. ment pénible, mais il appela M. de Goulard à lui succéder. Le choix qu'il fit en même temps de M. Léon Say pour les Finances, aurait été une compensation sans l'importance hors ligne du ministère de l'Intérieur, à un moment où la lutte avec l'Assemblée s'accentuait de plus en plus. M. Léon Say, qui, dans les circonstances les plus difficiles, avait dirigé avec beaucoup de talent, de fermeté et de succès le département de la Seine, étal un des membres les plus décidés du centre gauche ; mais le ministère de l'Intérieur, aux mains de M. de Goulard, appartenait désormais à la droite. M. de Broglie l'appelait avec affectation : Notre ministre.

M. de Larcy, retenu sans doute par son amitié personnelle pour M. Thiers, était demeuré dans un Gouvernement que ses amis politiques, après une longue suite d'attaques déguisées, combattaient enfin à ciel ouvert. Il se retira le 'I décembre et fut remplacé par M. de Fourtou. A gauche, beaucoup de bons esprits, déjà irrités et blessés de Fa présence de M. de Goulard à l'Intérieur, se récrièrent contre ce nouveau choix. Depuis que M. Thiers s'était prononcé pour le gouvernement républicain, la gauche. le soutenait avec autant de désintéressement que de persévérance. Elle n'avait plus, dans le cabinet, qu'un seul de ses membres ; elle ne demandait pas d'autre portefeuille ; elle consentait à s'effacer, pourvu que la République fût faite. Elle avait confiance en M. Thiers personnellement, et pensait avec raison qu'il y avait bien peu d'affaires auxquelles il ne mit la main. Mais des choix comme ceux de M. de Goulard et de M. de Fourtou causèrent dans ses rangs un mécontentement et une surprise dont elle ne put se taire. M. Jules Simon s'en ouvrit au Président de la République. Vos amis, lui dit M. Thiers, croient que je ne me connais pas en hommes, parce que je fais des nominations qui leur déplaisent ; mais ce sont eux qui ne se connaissent pas en situations politiques. Je ne puis me passer.des votes de la majorité. Elle vote pour moi, quoiqu'elle me soit ouvertement hostile. On n'obtient pas de pareils résultats sans quelques habiletés. Je lui fais des avances qui ne me compromettent pas, parce que je reste maître de tout. Nous verrons ce que nous ferons après le vote de la Constitution. En attendant, je ne suis pas un roi constitutionnel, qui règne et ne gouverne pas. Vous m'entendez ? disait-il, en riant de tout son cœur. — Mais, avec tout cela, disait M. Jules Simon, vous irritez la gauche, et vous n'apaisez pas la droite. — Il est possible que je ne l'apaise pas, mais j'évite de l'exciter. Je ne lui fournis pas de prétexte. J'en suis là avec elle. — Ce qui m'étonne le plus dans votre cabinet, répondit en riant aussi M. Jules Simon, c'est de m'y voir.

Il est très-vrai que M. Thiers se mêlait de tout. C'était un spectacle curieux que de voir comment il s'occupait des plus petits détails sans s'y égarer, et en conservant toujours son esprit libre pour les grandes affaires et les vues d'ensemble. On a publié des détails très-circonstanciés sur deux prétendus conseils : l'un composé des chefs de service des ministères, qui se trouvaient chez lui aux premières heures de la matinée ; l'autre, le Conseil des ministres, qui avait lieu tous les jours à Il heures du matin, sans autre exception que le dimanche. Il y a, dans tout cela, du vrai et du faux ; plus de faux que de vrai. Le seul conseil était le Conseil des ministres ; mais sans qu'il y eût aucun autre conseil le matin, ni aucune convocation régulière et collective, le Président employait bien sa Matinée. Il recevait les directeurs des finances, des généraux, des intendants, quelques hommes en qui il avait une confiance particulière, comme le général Valazé, l'amiral Krantz ; il aimait à savoir les affaires des ministres un peu avant les ministres, ce qui n'était pas toujours du goût de ceux-ci. Il voyait aussi des gens de police, au grand désespoir de ses amis, qui trouvaient cela au-dessous de lui. Il en riait. C'est avec ces coquins-là qu'on tire les honnêtes gens d'affaire. Toutes les dépêches passaient sous ses yeux. Il voulait' savoir, minute par minute, l'état de la France, celui de l'Europe, toutes nos relations avec le chancelier de l'Empire, et avec le moindre général des corps d'occupation. Tant que M. Jules Favre fut ministre des affaires étrangères, il le logea chez lui, pour avoir plus vite les nouvelles sous la main. Il fit ensuite organiser un corps de logis pour M. de Rémusat dans l'enceinte de la préfecture. Il avait tous les jours des conférences avec le ministre de l'Intérieur, le ministre des Finances. Il faisait venir le gouverneur de la Banque, les grands financiers. Il s'occupait minutieusement de tous les détails de l'administration de la guerre, armement, équipement, logement, nourriture. L'armée de Paris ne faisait pas un mouvement sans ses ordres. On le voyait tous les jours aux avant-postes. Il s'inquiétait des tarifs de douanes, c'était une de ses plus grandes passions. Deux ministères seulement restaient en dehors de son ingérence et de sa surveillance : la justice, parce qu'il ne fait pas bon se mêler des affaires de M. Dufaure, l'instruction publique et les cultes, parce qu'il se reposait, pour ces deux points, sur la prudence et la compétence du ministre. Il n'était pas toujours d'accord avec M. Dufaure et M. Jules Simon. Plus d'une fois il demanda à M. Dufaure des modifications dans le personnel, sans les obtenir. Il ne se souciait pas non plus de l'instruction obligatoire ni des aggravations de dépense en faveur du corps enseignant. Mais tout se bornait à une objection qui venait de loin en loin ; il cédait toujours avec amitié, avec bonhomie. Qui avait, plus que lui, le droit d'intervenir dans tout ce qui avait trait aux sciences et aux lettres ? Mais il voulait bien dire qu'il était à cet égara en pleine sécurité. Il remettait tranquillement au ministre toutes les lettres qu'il recevait contre lui, et cela faisait un raisonnable paquet tous les jours. Son âme était absorbée par sa triple lutte avec la commune, la chancellerie allemande et l'Assemblée. Il y avait de quoi remplir trois existences.

Il suffisait à tout, grâce à la force de sa volonté, et à l'extrême lucidité de son esprit. Il semblait être toujours tout entier à l'affaire présente, et à la personne présente. Bien des gens qui ne font pas la vingtième partie de sa besogne, prennent des airs affairés qu'on ne lui voyait jamais Il n'était pas seulement maître de son esprit, mais de son humeur. Non qu'il parvînt à se contenir quand on l'irritait, ou qu'il se donnât beaucoup de peine pour cela. Si on le blessait, ou même si on l'ennuyait, il le laissait voir sans trop se gêner. Mais il n'était pas de tempérament mélancolique. Il avait des accès de gaieté pendant les plus grandes crises. Il saisissait au passage un mot heureux, ou plaisant. Même une plaisanterie un peu grivoise ne l'effrayait. pas. Une surface toujours mobile, avec un fond sérieux et persistant. Il n'aurait pas pu suffire à ce travail écrasant, sans cette gaîté native, qui revenait sans effort, et qui le remettait en paix et en verve.

Il était quelquefois singulier de voir les ministres affairés et accablés, tandis que le président, qui portait les fardeaux de tout le monde, était dispos et allègre. Il se déclarait content de ses collaborateurs, parmi lesquels il faut compter, au premier rang, le plus dévoué et le plus infatigable de tous, M. Barthélemy Saint-Hilaire. Plus on les attaquait, plus il s'y attachait Il aimait tendrement M. Jules Favre, dont il appréciait plus que personne le grand talent et le grand cœur. Il fit tout au monde pour le retenir. Quand M. Casimir Perier le quitta, ce fut un de ses grands chagrins. Un jour que M. Jules Simon sortait du conseil pour aller répondre à quelque interpellation de Mgr Dupanloup ou de M. Johnston, il le suivit dans l'escalier pour lui dire : Défendez-vous pour rester. Le ministre, en arrivant à la Chambre, trouva encore un petit billet qu'il lui avait fait porter tout courant. Ne vous défendez pas pour vous satisfaire ni pour vous venger ; défendez-vous pour rester. Qu'on fût encore dans le cabinet, ou qu'on en fût sorti, on était sûr d'être défendu par lui en toute occasion. C'était un homme vraiment rare, aussi grand et aussi attachant dans l'intimité que sur la scène. Il se sentait beaucoup. Il pensait, avec pleine raison, que nul autre que lui ne pouvait écraser l'insurrection, lutter sans désavantage avec la diplomatie du vainqueur, et pêcher en quelque sorte une majorité dans les éléments dissidents dont l'Assemblée se composait. Il disait volontiers à la Chambre : Vous êtes le seul souverain. Je suis votre délégué. Vous pouvez m'ôter le pouvoir que vous m'avez donné. Je ne puis et ne veux agir qu'avec votre concours, et en vous rendant compte de tout. Ces formules signifiaient seulement : Je suis prêt à m'en aller, quand vous voudrez ; mais non pas : Je suis disposé à me laisser mener. La droite, dans l'origine, ne voulait pas le laisser s'en aller, mais elle voulait le mener ; et quand elle vit l'insurrection vaincue et la paix faite, comprenant bien qu'il ne se mettrait pas à la tête de la réaction pour entrer en campagne contre la République, elle résolut de le chasser. Le mot est dur pour la majorité qui a fait le 24 mai. Il n'est que juste.

Nous avons vu que, même pendant la Commune, elle s'attacha à rendre M. Picard impossible. Elle voulait un ministre de l'Intérieur à elle. Ce fut elle qui exigea M. Lambrecht. Elle ne fut, après l'avoir obtenu, qu'à demi satisfaite de lui. Cet honnête homme n'était, à aucun degré, ni pour personne, un complaisant. Détail curieux : si les gens de la droite avaient bien compris leur situation, ils auraient vu qu'au fond ils lui reprochaient d'être plus droitier qu'eux-mêmes. Ils étaient alors dans toute leur fièvre de décentralisation, et M. Lambrecht défendait contre eux les idées de Gouvernement et de centralisation qui lui étaient communes avec M. Thiers.

Ce grand amour de décentraliser, qui n'était pas si sincère, puisqu'on n'en retrouve aucune trace après le 24 mai 1873, cachait le désir secret de faire obstacle à M. Thiers, qui commençait dès lors à devenir suspect. Deux mois avant l'entrée de M. Lambrecht au ministère de l'Intérieur, la droite avait peine à cacher ses défiances. Elle se contenait en séance publique, ou, du moins, les hommes importants, les chefs se contenaient. On disait sentencieusement dans les couloirs et dans les conciliabules, en parlant de. M. Thiers : Il est prisonnier des gauches. Prisonnier d'un parti ! C'est un reproche qu'on aurait dû lui épargner. Jamais homme n'a dit plus vertement à tous les partis ce qu'il croyait être la vérité.

Quels étaient les motifs de la désaffection croissante de la droite ? Le nombre de ces motifs était fort grand. Il en survenait de nouveaux tous les jours. Nous nous bornerons à indiquer les principaux.

Le Gouvernement n'avait pas ouvert le feu contre la ville de Paris le 19 mars. C'était là le premier grief. Il fallait, suivant la droite, frapper un grand coup, un coup décisif, et sur l'heure. On aurait écrasé l'émeute avant son éclosion si l'on avait agi dès les premiers symptômes de désordre. Comme tous les ignorants, la droite voyait le désirable sans tenir compte du possible. Elle comptait le nombre des soldats, et même elle l'exagérait ; elle ne songeait ni à leur état physique, ni à leur état moral. Il aurait suffi de les regarder, mais la colère ne raisonne pas. Autre grief : M. Thiers, qui savait les forces de l'insurrection, qui mesurait les siennes, qui comprenait les périls d'une guerre' civile pendant l'occupation et les négociations, mu d'ailleurs par un sentiment d'humanité et de justice, promettait la vie sauve aux insurgés qui -ne seraient pas poursuivis pour délits communs, et qui n'auraient pas été les auteurs et les chefs de la sédition ; la droite voulait une répression impitoyable. Il recevait les délégations des grandes villes, ce qui semblait aux exagérés de la droite une connivence coupable et presque une trahison contre les ruraux. Il ne cessait d'affirmer que la forme républicaine ne courrait aucun péril, qu'elle ne périrait pas entre ses mains ; et cette affirmation, d'ailleurs très-sincère, était le seul moyen d'empêcher une insurrection de la province et d'arrêter les progrès de celle de Paris. Mais, disait la droite, il n'y a pas de République, il n'y a que le pacte de Bordeaux jusqu'à la Constitution, et, après la Constitution, il n'y aura qu'une monarchie. Pendant tout le cours de l'insurrection, la droite fut très-courageuse, très-décidée, très-inflexible sur les principes ; mais provocante, imprévoyante et impitoyable.

Ce contraste était très-frappant, surtout à distance ; il le sera aussi dans l'histoire. M. de Rémusat, assez longtemps avant son entrée dans le ministère, écrivait de Toulouse à M. Jules Simon : Vous concevez avec quelle anxiété je suis toutes les phases d'une situation qui n'a pas sa pareille dans l'histoire. Ma consolation est dans l'excellente conduite de mes amis. J'ai du moins le bonheur de les voir s'honorer dans le pouvoir. Autant j'approuve peu l'Assemblée, autant je suis en communion d'idées avec le Gouvernement.

L'Assemblée demandait qu'on vint chaque jour lui rendre compte à la tribune de ce qui se passait à Paris ou dans notre armée ; elle voulait être informée à l'avance de tout ce que le Gouvernement se proposait de faire. Ne pouvant contraindre M. Thiers à exposer publiquement ses plans et certains détails de la situation, elle nomma une commission de quinze membres pour s'entendre avec le Gouvernement. Plusieurs membres de la Commission se persuadaient qu'ils étaient introduits par la Chambre dans le conseil des ministres. La commission ne se contentait pas de savoir, elle voulait diriger. Elle obligeait M. Thiers à des pourparlers continuels. Nous devons nous voir tous les jours. Si vous ne pouvez vous rendre dans le sein de la commission, la commission se transportera à l'hôtel de la préfecture. Sans le bon sens de M. Jules de Lasteyrie et le quelques autres, cette commission aurait pris la direction des affaires de guerre, et transformé la plus réactionnaire des Assemblées en une sorte de Convention nationale.

On se rappelle la séance de nuit du 24 mars, dont nous avons rendu compte. La veille, les maires de Paris avaient paru dans une tribune, revêtus de leurs écharpes. Protestations violentes de la droite. M. Arnaud (de l'Ariège), député et maire de Paris, avait lu, non sans peine, une proposition de loi municipale, pour laquelle l'urgence avait pourtant été déclarée. Cette proposition devait être discutée le lendemain, le 24 précisément. La commission ne se trouva pas en mesure pour la séance du jour ; on remit la discussion à une séance de nuit. C'est pendant la délibération de la commission que la fameuse proclamation de l'amiral Saisset, promettant des élections municipales immédiates et l'élection du général de la garde nationale, fut connue dans les couloirs de l'Assemblée. Cette proclamation excita dans les rangs de la droite une colère indescriptible, non pas contre l'amiral, mais contre M. Thiers ; comme s'il pouvait tomber sous le sens que M. Thiers eût jamais promis de laisser élire un général en chef de la garde nationale. Nous avons dit que, sous le coup de cette nouvelle, quelques meneurs se rassemblèrent dans un bureau, et-résolurent d'offrir la dictature au prince de Joinville. Le fait a été nié ; ce qui est certain, c'est qu'on l'affirma de tous côtés, dans les couloirs, dans la salle des conférences. Nous ne disons pas qu'il y ait eu un commencement d'exécution, ni qu'on ait même parlés de ce projet au prince. Nous sommes persuadés d'une part que, si on lui avait fait des ouvertures, il les aurait repoussées, et de l'autre, que le projet, porté dans une réunion des groupes de droite, n'y aurait pas trouvé bon accueil. Mais quand même le bruit du complot n'aurait été qu'un de ces bruits qui ne reposent sur aucun fait réel, il a été public, persistant ; il a inquiété le Gouvernement et toute une partie de l'Assemblée. Il prouve que la pensée de renverser M. Thiers ne paraissait pas alors une hypothèse invraisemblable. Il était de jour en jour plus évident que s'il était d'accord avec la droite de l'Assemblée, comme avec la gauche, et avec tout ce qu'il y avait d'honnête et de sensé en France, sur la nécessité de combattre l'insurrection, il y avait un dissentiment très-sérieux sur la manière de la combattre, et sur la conduite à tenir vis-à-vis des insurgés de Paris.

Ce dissentiment, qui se faisait jour à chaque séance, fut particulièrement marqué à la séance du 27 avril.

M. Thiers donnait à la tribune des explications sur les événements de Paris. Il fut amené à parler de l'émotion qu'il éprouvait quand il était obligé d'ordonner de tirer sur des Français. Ses paroles furent accueillies par les murmures de la droite.

M. Thiers. — Mais, messieurs, laissez-moi parler... Si quelque part, je le dis bien franchement, si quelque part dans le sein de cette assemblée, je puis trouver une partie de mes collègues assez malveillants à mon égard pour ne pas me laisser achever l'expression de ma pensée, qu'on le dise : je ne veux être au poste où je suis que par la confiance de mes collègues, par leur confiance entière, et pas autrement.

On applaudit. M. Thiers continue :

Si dans une partie quelconque de cette assemblée, il se trouve des hommes qui plus que moi aient la confiance du pays, qu'ils s'expliquent !

M. Léon de Maleville. — Oui. S'ils croient avoir la confiance du pays, qu'ils s'expliquent !

M. Thiers. — Si je suis assez heureux pour en trouver ici qui aient la confiance du pays, personne ne leur transmettra le pouvoir plus volontiers que moi. Oui, qu'ils méritent cette confiance, qu'ils la justifient, et je suis bien heureux de trouver un successeur. (Nouveaux applaudissements.)

M. Paris. — Notre confiance ne vous a jamais, manqué.

M. Thiers. — Eh bien, alors, si la confiance ne me manque pas, que le silence me soit accordé pour que je puisse exposer complètement ma pensée ; et quand j'exprime mes douleurs qui doivent être les vôtres (oui ! oui !), laissez-moi vous en indiquer la cause, et vous donner la réponse à ces questions que je m'adresse quelquefois. (Parlez ! Parlez !)

Eh quoi ! Vous croyez que c'est sans effroi et sans souffrance que je préside, en vertu du titre que vous m'avez donné, à une guerre civile ?

 

M. de Kerdrel monta à la tribune après M. Thiers, pour expliquer, dit-il, quelques malentendus. M. Thiers avait dit que les révoltés étaient peu nombreux dans Paris, et que nos soldats étaient bien disposés et bien commandés. Si ces pervers étaient si peu nombreux, dit M. de Kerdrel, et si ces soldats étaient si valeureux, si bien commandés qu'on le dit, ces soldats 'qui ne manquent de rien, ni de munitions, ni d'artillerie, ni de quoi que ce soit, ces soldats ne seraient pas restés si longtemps devant Paris...

M. Thiers avait dit aussi que l'insurrection parisienne était un fait isolé. Non, dit M. de Kerdrel, ce n'est pas un fait isolé. Il y a en province des échos fâcheux, des échos criminels, de mauvaises passions à l'état expectant...

Le vrai grief éclate dans les dernières paroles de l'orateur.

M. Thiers a dit que vous ne complotiez pas contre la République...

Non, messieurs, vous ne comploterez jamais contre aucun gouvernement, mais vous ne comploterez pas non plus contre la volonté  du pays.

Il ne faut pas croire que Paris soit le gardien de la forme gouvernementale,' et que nous ayons besoin de dire à Paris : Nous ne voulons pas vous enlever ce que, vous possédez !...

... Nous saurons attendre le jour où le pays voudra qu'on exprime sa pensée ; mais, messieurs, autant il ne faut pas précipiter les solutions, autant il ne faut pas aller jeter des questions brûlantes, des questions qui divisent un pays qui est dans une situation si douloureuse que celle où nous nous trouvons, autant il serait malheureux de lui laisser croire que nous sommes dans un doute absolu sur les institutions qui lui conviennent, autant il serait malheureux de dire qu'aucun de nous n'a une conviction à cet égard.

... C'est parce que je respecte le suffrage universel que je ne voudrais pas qu'on répétât trop souvent que nous sommes ici pour organiser et non pour constituer.

... Il faut organiser d'abord, affermir la société et l'État ; mais un jour, soyez-en sûrs, l'édifice sera complet.

 

Une agitation prolongée succéda à ce discours.

Les scènes de cette nature étaient journalières. Le 21 mai, M. Thiers perdit tout à fait patience en présence d'une agression de M. Mortimer Ternaux. Un des principaux griefs contre le Président, c'était l'accueil qu'il faisait aux députations des villes, aux délégués de l'Union des droits de Paris, et, en général, à tous ceux qui se présentaient comme conciliateurs. Cet accueil était celui d'un homme qui ne transigeait pas avec le droit, mais qui ne voulait rien négliger, de ce qui était honnête, pour empêcher la guerre civile. Jamais il n'accepta l'idée de traiter ; il répondit toujours que les inspirateurs et les auteurs de l'insurrection étaient des criminels : qu'il déférerait aux tribunaux, non-seulement les chefs, mais tous ceux de leurs complices qui se seraient rendus coupables d'un délit ou d'un crime de droit commun : mais pour les égarés, il parlait de clémence, et pour les nécessiteux, il promettait de continuer la solde jusqu'à la réouverture des ateliers. A la suite de ces entretiens, les délégués ne manquaient pas de publier des comptes rendus où ses promesses étaient exagérées, ses menaces dissimulées. Le rôle même qu'ils avaient accepté expliquait ces infidélités, qui n'étaient pas toujours volontaires. Les journaux faisaient suivre ces récits de leurs commentaires, et mettaient ainsi le comble à la confusion. M. Thiers, corrigeait cela dans la mesure du possible, en multipliant les déclarations les plus précises, soit dans le Journal officiel, soit dans les bulletins qu'il publiait presque quotidiennement, soit à la tribune ; mais ces déclarations ne désarmaient pas la droite, qui aurait dû, si elle avait eu le sens de la situation, être la première à les accueillir et à les propager. Un ancien ami de M. Thiers, réactionnaire ardent, qui jusque-là n'avait joué aucun rôle dans l'Assemblée, M. Mortimer Ternaux, avait essayé de lire à la tribune un article du Gaulois contenant le récit d'une conversation de M. Thiers avec plusieurs délégués de l'Union des droits de Paris. L'Assemblée ne fut pas, ce jour-là, en humeur de l'entendre. Il revint à la charge le lendemain 11 mai, le jour même où fut communiqué à l'Assemblée le projet de traité de paix définitif avec la Prusse. Pour le dire ici en passant, le Gouvernement avait eu, dans cette seule séance, une interpellation de M. Anisson-Duperron sur les récentes nominations de sous-préfets, l'annonce par le général Ducrot d'une interpellation sur les élections de la Nièvre, et une question par M. de Belcastel sur la manière dont le Gouvernement entendait appliquer la loi pénale aux insurgés, quand une fois il se serait rendu maitre de Paris. C'est ainsi que la droite facilitait la tâche de M. Thiers et de ses ministres. M. Mortimer Ternaux saisit avidement l'occasion qui lui était, pour ainsi dire, offerte.

M. Mortimer Ternaux. — Quelques personnes dans cette Assemblée m'ont blâmé d'avoir apporté à la tribune un document qui était signé par le syndicat des associations parisiennes. (Non ! Non !)

M. de Belcastel. — Pas du tout, vous avez bien fait.

M. Mortimer Ternaux. — Eh bien, si j'ai bien fait, j'en apporte un autre... (On rit) beaucoup plus important par les signatures qui se trouvent au bas...

 

C'était le récit d'une conversation qui avait eu lieu à Versailles quelques jours auparavant, entre M. Thiers et MM. Émile Fourcand, Simiot et le docteur Salles, délégués de la ville de Bordeaux.

Plusieurs membres à droite. — Lisez ! Lisez !

Voix diverses. — Non ! Non ! Assez de débats irritants ! — A la question !

M. Mortimer Ternaux. — Dans les premiers paragraphes, on expose les sentiments que M. Thiers aurait exprimés sur différents points ; puis, dans un paragraphe subséquent, — le seul que je veuille vous lire, — on ajoute en faisant parler M. Thiers, car c'est M. Thiers qui est censé parler...

M. Thiers. — Il faut laisser M. Thiers parler pour lui-même !

Sur un grand nombre de bancs. — Très-bien ! Bravo ! bravo !

M. Mortimer Ternaux. — Je vous demande pardon, mais ce n'est pas moi qui vous fais parler, c'est le document.

M. Thiers. — Je demande la parole.

M. Dufaure. — M. Mortimer Ternaux, vous jouez un rôle funeste.

M. Jules Simon. — Vous pouvez faire beaucoup de mal à votre pays.

M. Mortimer Ternaux. — Dans tous les cas, je suis de bonne foi...

Voici, messieurs, le paragraphe dont je désire vous donner lecture.

Si les insurgés voulaient cesser les hostilités, on laisserait ouvertes toutes les portes pendant une semaine, excepté pour les assassins des généraux Clément Thomas et Lecomte.

Or, en faisant une exception seulement pour les assassins des généraux Clément Thomas et Lecomte, et en ouvrant les portes pendant toute une semaine à tout le monde, on fait évidemment une promesse qui ne doit Pas être exécutée.

M. Aclocque. — On laisserait les portes ouvertes pour les insurgés, et fermées pour la loi.

Sur divers bancs. — La promesse n'a pas été faite !

M. Mortimer Ternaux. — Je n'en doute pas, seulement je dis qu'elle est contenue dans un document revêtu de trois signatures, et des plus importantes, puisque la première est celle du maire de Bordeaux. (Approbation et applaudissements sur quelques bancs à droite. — Exclamations et rumeurs à gauche.)

M. Thiers (profond silence). — Je demande pardon à l'Assemblée de l'émotion que j'éprouve, j'espère qu'elle la comprendra quand elle saura que, consacrant jour et nuit ma vie au service du pays avec un désintéressement que je crois évident...

Sur un grand nombre de bancs. Oui ! Oui ! et tout le monde vous en sait gré !

M. Thiers. — Exposé à tous les dangers, je rencontre ici, pardonnez-mai le mot, une tracasserie... (Murmures et réclamations sur un certain nombre de bancs à droite. — Applaudissements à gauche et au centre.)

M. Mortimer Ternaux. — Je proteste contre l'expression dont M. Thiers vient de se servir.

M. Thiers. — J'ai raison, je l'affirme ; j'ai raison. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)

M. le comte de Maillé. — Les applaudissements répétés venant de ce côté (L'orateur désigne la gauche.), prouvent que ce n'est pas une tracasserie. (Applaudissements sur quelques bancs à droite.)

M. Thiers. — Je maintiens le mot !... (Murmures à droite. Nouveaux applaudissements à gauche et sur divers bancs dans-les autres parties de l'Assemblée.)

Oui, Messieurs, lorsque prévoyant les ingratitudes, n'en ayant aucun doute, je dévoue ma vie au service du public, il ne faut pas au moins que vous m'affaiblissiez.

Eh bien ! que tous ceux qui sont de cet avis se lèvent et qu'ils prononcent ; que l'Assemblée décide Je ne puis pas gouverner dans de telles conditions.

Sur plusieurs bancs. — Très-bien ! Très-bien ! C'est vrai !

M. Jules Simon. — Et on le sait bien !

M. de Juigné. — On ne vous attaque en rien, monsieur Thiers !

M. Thiers. — Je demande à l'Assemblée un ordre du jour motivé.

Sur des bancs à gauche. — Très-bien ! Très-bien !

M. Thiers. — Na démission est prête. (Mouvement.)

Une voix à droite. Remettez-la.

 

Il va sans dire que l'ordre du jour exigé par M. Thiers fut voté à une majorité immense (490 voix contre 9, et 104 abstentions). Mais voilà comme M. Thiers était appuyé, dès cette époque, par une partie de la droite, dans la lutte terrible qu'il soutenait. M. Bertauld monta à la tribune avant la clôture de l'incident, et donna lecture d'un décret de la Commune, rendu la veille (le 10 mai 1871), et dont l'exécution commençait à Paris pendant que M. Ternaux était à la tribune. En voici les termes :

Art. 1er. Les biens meubles des propriétés de M. Thiers seront saisis par les soins de l'Administration des domaines.

Art. 2. La maison de M. Thiers, située place Georges, sera rasée.

Il peut paraître étonnant que, pendant ce même mois de 1871, on ait agité dans les conciliabules de la droite la proposition de conférer à M. Thiers une présidence quinquennale. Cette idée était venue de quelques membres du centre gauche, mais elle trouvait des partisans dans la droite, même parmi des membres qui parlaient ouvertement de la défiance croissante que leur inspirait M. Thiers. Elle fit assez de chemin pour que M. Thiers en délibérât sérieusement avec ses conseillers les plus intimes. Il est hors de doute que la proposition aurait été votée à une très-grande majorité. M. Thiers, qui n'était pas seulement désintéressé, qui avait l'orgueil du désintéressement, disait à tous ceux qui le pressaient : Je ne veux rien pour moi. Il voulut avoir une conversation à fond sur ce sujet avec deux de ses amis, en qui il avait depuis longtemps une confiance entière. Il la termina par ces mots, qui expliquent la conduite de certains membres de la droite, de ceux qui ne voulaient pas le renverser, mais qui voulaient le mener. Je ne veux rien pour moi, dit-il à ses deux amis. Je n'accepte que des devoirs. Quand la Constitution sera faite, les attributions de président seront nettement déterminées. Aujourd'hui je n'ai ma liberté d'action qu'à la condition de pouvoir offrir ma démission...

Les inventeurs de la présidence quinquennale n'abandonnèrent pas leur projet, qui se transforma peu à peu et devint trois mois plus tard le germe de la proposition Rivet.

Après l'entrée des troupes dans Paris, l'Assemblée vota que M. Thiers et l'armée avaient bien mérité de la patrie. Ce fut, pour M. Thiers, un jour de triomphe.

Ce fut aussi un jour de triomphe pour lui, pour notre armée, pour la France, pour la cause de l'ordre en Europe, que celui où, accompagné de l'Assemblée, il passa solennellement en revue l'armée qui venait d'attester si glorieusement sa résurrection. Mais il ne cessa de trouver, dans la droite de l'Assemblée, les tracasseries dont il s'était plaint le 11 mai avec tant de hauteur. Nous en pourrions donner des preuves innombrables. Il y en avait de publiques, il y en avait de latentes. On rencontrait presque chaque jour sur la place d'armes des délégués de la réunion des Réservoirs, qui allaient demander à M. Thiers le renvoi d'un de ses ministres, ou des explications sur un de ses actes. Nous parlerons seulement ici de ce qui se passait en séance publique, et nous ne rappellerons que les circonstances les plus mémorables.

Le 24 août 1871, il s'agissait encore des suites de l'insurrection. M. de Meaux demandait le licenciement immédiat de toutes les gardes nationales. Il faisait le procès de certaines gardes nationales que le Gouvernement, disait-il, n'avait pas encore dissoutes, de la garde nationale de Lyon, qui avait laissé assassiner un de ses chefs, et qui, pendant six mais, avait laissé flotter sur la mairie le drapeau rouge ; de la garde nationale de Saint-Étienne, qui n'avait ni défendu ni vengé le préfet de la Loire (M. de l'Espée).

M. de Meaux. — Est-ce à dire qu'en rappelant ces choses, que je crois incontestables, j'entends accuser le Gouvernement ?

M. Thiers. — Accusez-le !

M. de Meaux. — Non ; notre devoir est d'avertir ; il n'est pas d'accuser, quand nous voulons maintenir.

M. Thiers. — Accusez-le ! accusez-le ! C'est plus franc.

 

M. Thiers, dans sa réponse, ne contesta pas la nécessité de licencier la garde nationale. Tout le monde savait, dans l'Assemblée, qu'on organiserait le service obligatoire avec un système d'armée de réserve et d'armée territoriale, qui ne pouvait pas se concilier avec l'existence de la garde nationale. le ne m'oppose pas au licenciement, disait M. Thiers ; je m'oppose au licenciement immédiat ; je veux rester maître de licencier à mon heure et à mesure que l'armée sera réorganisée. Il montra que les exagérations des orateurs de la droite n'étaient propres qu'à effrayer le pays.

J'ai un devoir patriotique à remplir. Je le dis bien haut, il y a un système d'alarmes — involontaire, je le reconnais, chez beaucoup de ceux qui s'en font les involontaires agents, — perfidement imaginé et poursuivi, — hors de cette enceinte, je me hâte de le dire, — par tous les partis ennemis de la France et de l'ordre actuel des choses.

A gauche. — C'est vrai ! c'est vrai ! (Rumeurs à droite.)

M. Thiers. — On cherche à alarmer le pays, beaucoup d'hommes très-honnêtes s'y emploient très-sincèrement, je le sais : ils alarment le pays parce qu'ils sont alarmés eux-mêmes...

Quelques membres à droite. — Il y a de quoi être alarmés.

M. Thiers. — Mais, en alarmant le pays, on lui fait le plus grand mal qu'on puisse lui faire : on trouble le travail, on nuit au crédit, et le crédit est aujourd'hui notre seule ressource. On fournit des prétextes à l'étranger qui occupe notre sol.

J'affirme que l'ordre matériel n'est pas en danger... (Assentiment à gauche. — Rumeurs à droite.) Je l'affirme... (Nouvelles rumeurs à droite.)... Ce ne sont pas mes interrupteurs qui en répondent ; c'est moi qui en réponds sur ma tête et sur mon honneur. Je réponds devant la France, devant l'histoire, que l'ordre matériel n'est pas en péril. (Applaudissements à gauche.)

Et comme on l'interrompit de nouveau à droite :

Messieurs, dit-il, des instants si courts nous séparent de votre résolution et de la mienne, que nous devrions bien nous accorder les uns aux autres le temps de nous expliquer.

Insistant de nouveau sur l'ordre matériel :

Je dis, répéta-t-il avec force, que le désordre ne peut pas renaître en ce moment en France. Il est bon que le pays le sache, il est bon que tous ceux qui aujourd'hui ne songent qu'à travailler, à arroser le sol de leurs sueurs, et à aider le Gouvernement à payer la rançon du pays, sachent que leur travail ne sera pas troublé et que le repos de la nuit dont ils ont besoin pour se débarrasser des fatigues de la journée leur est assuré. (Approbation à gauche.)

Quant au désordre moral, savez-vous quelle en est la cause, selon moi, peut-être pas selon vous ? Selon moi, elle est dans nos divisions. (Très-bien ! à gauche. — Murmures à droite.)

Je ne dis pas assez, quand je dis nos divisions. Les divisions sont naturelles dans un pays libre. La cause du désordre moral est dans nos divisions sans exemple chez aucun peuple ; elle est dans nos passions. (Sensation.)

Eh bien, quant à moi, ma politique, la voici en deux mots : je n'ai pas un autre souci, je n'ai pas un autre travail, du matin jusqu'à la nuit, que de chercher à empêcher les partis de se précipiter les uns sur les autres. (Murmures à droite. — Approbation à gauche.)

Les interruptions devinrent de plus en plus fréquentes, et le bruit des conversations couvrait presque la voix de l'orateur.

Si j'étais un homme faible, s'écria-t-il, je me ferais votre flatteur. Au lieu de cela, quand je crois que vous vous trompez, je me fais un devoir de vous le dire. (Bruit.)

Si vous ne voulez pas qu'on vous le dise, c'est votre droit. Ainsi, lorsque le Gouvernement que vous avez institué croit que vous vous trempez, vous ne voulez même pas l'écouter. Il n'a qu'une chose à faire... (Exclamations. — Rumeurs diverses.)

Messieurs, aux nombreuses interruptions que j'ai essuyées, je suis peut-être fondé à dire que j'ai de la peine à me faire écouter... (Mais non ! mais non !) je ne m'en offense point.

Mais au nombre des voix qui s'élèvent dans cette Assemblée contre mes paroles, je crois que la confiance dont j'ai besoin est fort ébranlée...

Plusieurs voix. — Mais non ! mais non ! ne le croyez pas !

M. Thiers. — Quant à moi, lorsque j'épuise ma vie au service de mon pays, j'ai le droit d'en être récompensé par un peu d'attention et, j'ose dire, par beaucoup d'estime. (Mouvement.)

Maintenant, je le répète, je crois cette confiance ébranlée.

Sur plusieurs bancs. — Mais non ! mais non ! pas du tout !

M. Ducuing. — Ne donnez pas cette force à vos adversaires en le croyant.

M. Thiers. — Je n'ajoute plus qu'un mot : je sais la résolution que me commande le spectacle auquel j'assiste, je n'ai rien de plus à dire à l'Assemblée. (Mouvement. — Vifs applaudissements à gauche. — Rumeurs et soudaine agitation sur les autres bancs. — Presque tous les représentants sont debout. Les uns quittent leurs places, les autres forment des groupes. Une grande animation règne dans toutes les parties de la salle.)

 

Quatre jours après cette séance qui pouvait avoir des conséquences si funestes, le 28 août 1871, M. Vitet lut à la tribune son rapport sur la proposition Rivet. En somme, M. Rivet et ses collègues signataires de la proposition avaient pour but, premièrement, de conférer à M. Thiers le titre de président de la République, et, secondement, de lui assurer la possession du pouvoir pendant une durée de trois ans. Neuf bureaux sur quinze avaient nommé des commissaires hostiles. Il y avait donc lieu de croire que la commission proposerait le rejet. Il n'en fut rien, ce fut l'adoption du projet qu'elle proposa, mais du projet assez gravement modifié. La gauche fut surtout frappée des considérants qui précédaient les articles, et des termes du rapport qui, tout en conseillant l'adoption, semblaient, disait-elle, pousser au rejet. Elle s'irrita et s'étonna de cette contradiction. La contradiction était réelle, mais il ne fallait la reprocher ni à la commission, ni à son rapporteur qui, par leurs résolutions et par leurs paroles, exprimaient très-fidèlement la situation de la majorité. La commission donnait à la forme républicaine une nouvelle consécration ; elle conférait à M. Thiers un nouveau titre et un surcroît d'autorité et de stabilité, mais elle le faisait à contre-cœur, et parce qu'elle sentait, en dépit d'elle-même, que M. Thiers était l'homme nécessaire ; elle n'essayait de cacher ni son aversion pour la République, ni ses défiances contre le président, et elle entourait les concessions qu'elle était forcée de faire de toutes les restrictions et précautions qui pouvaient en atténuer la portée. Cette impression résultait si évidemment de la double lecture de M. Vitet et elle fut si universellement ressentie, que M. Dufaure monta immédiatement à la tribune, et demanda, ou plutôt exigea au nom du conseil des ministres, l'addition d'un nouveau considérant, qui contiendrait un éloge et une marque de reconnaissance pour M. Thiers.

La discussion eut lieu le surlendemain. Plusieurs discours furent prononcés contre le projet de. loi. Le plus remarquable à tous égards, le plus habile et aussi le plus franc, fut celui de M. Léonce de Lavergne.

Il soutint qu'il était contraire aux principes de tout gouvernement républicain, et en général de tout gouvernement constitutionnel et libre, de mettre en présence une Assemblée souveraine, unique, que le Président ne pourrait pas dissoudre, et un Président, nommé pour trois ans, que l'Assemblée ne pourrait pas révoquer. M. Thiers tenait beaucoup à rester député. On ne peut pas me priver, disait-il, du droit que je tiens de mes électeurs. Il tenait bien davantage à pouvoir monter à la tribune quand il le voudrait. Je suis orateur, je ne suis pas général. Je n'ai de force que par la tribune. La commission consentait à lui laisser ce privilège. Passe pour un ministre parce qu'il est révocable, disait M. de Lavergne, mais comment permettre à un Président, contre lequel on ne peut pas voter, d'intervenir dans les discussions ? M. Léonce de Lavergne concluait, et vraiment il n'avait pas tort, que le projet de la commission était mal conçu, plein de contradictions, qu'il aboutissait à des impossibilités. Il terminait ainsi :

Dans quel moment nous propose-t-on de sortir à ce point de toutes les traditions d'un gouvernement républicain et d'un gouvernement libre ? Nous devons le dire avec douleur, mais avec franchise, car la situation qui nous est faite ne nous permet plus de nous taire : au moment où, sur toutes les questions de gouvernement, un désaccord profond a éclaté entre le chef du pouvoir exécutif et la majorité de l'Assemblée... (Mouvement prolongé.)

Nous avions cherché jusqu'ici à cacher ces dissentiments dans le secret de nos délibérations intérieures ; ils paraissent aujourd'hui au grand jour, et M. le Président du Conseil les a publiquement reconnus et aggravés dans une récente séance.

Sur l'abrogation des lois d'exil, sui. la loi départementale, sur la réorganisation militaire, sur l'indemnité à donner aux départements envahis, sur la loi pour la dissolution des gardes nationales, sur les questions financières les plus graves, nous avons eu à soutenir des luttes plus ou moins ouvertes contre le Gouvernement émané de nous ; un nouveau conflit se prépare, dit-on, à propos du projet de loi réclamé par tous les bureaux pour le maintien à Versailles du siège du Gouvernement. Plus que jamais l'Assemblée doit conserver avec soin l'autorité que le pays a remise entre ses mains.

 

M. de Lavergne avait beau jeu de parler des contradictions de l'Assemblée. Tout le monde en faisait dans cette affaire ; il en faisait lui-même, puisque, au lieu de voter contre le projet de loi, il se bornait à proposer un amendement auquel il finit par renoncer ; et enfin le projet de loi qui conférait la dignité de Président à M. Thiers pour trois ans, en conservant à l'Assemblée le droit de la lui retirer, qu'était-il, sinon la plus formelle des contradictions ?

La droite avait jugé à propos de déclarer en tête du projet de loi que la Chambre allait user pour la première fois du pouvoir constituant, attribut essentiel de l'autorité dont elle était investie. La gauche combattit ce considérant à outrance ; elle entreprit de montrer que l'Assemblée était simplement législative, qu'elle ne pouvait constituer sans usurpation. Mais la gauche, qui ne voulait pas être constituante, entendait que la loi Rivet, dès qu'elle serait votée, aurait la force d'une loi constitutionnelle ; et la droite, qui revendiquait si hautement, dans le préambule de la loi, le pouvoir constituant, déclarait clans la discussion qu'elle ne votait qu'une loi ordinaire, moins que cela, une simple résolution, essentiellement révocable, un changement d'appellation, rien de plus. Chacun des deux côtés de la Chambre invoquait des principes, et ne songeait qu'à dis intérêts. Ce n'est pas offenser la gauche que de dire qu'elle se serait déclarée constituante si elle avait eu la majorité, et quant à la droite qui le prenait de si haut pour un simple changement de nom, si elle avait pu, dans le premier article de la loi, substituer au mot de Président de la République celui de Lieutenant-général du Royaume, elle aurait aussitôt soutenu que la République était définitivement condamnée par un vote constitutionnel.

Après une discussion ardente, le premier considérant fut voté par 434 voix contre 2625. Le Gouvernement l'avait appuyé. Il était ainsi conçu :

L'Assemblée nationale, considérant qu'elle a le droit d'user du pouvoir constituant, attribut essentiel de la souveraineté dont elle est investie, et que les devoirs impérieux que tout d'abord elle a dû s'imposer et qui sont encore loin d'être accomplis, l'ont seuls empêchée jusqu'ici d'user de ce pouvoir.

M. de Lavergne retira aussitôt son amendement, parce que l'Assemblée étant constituante, et par conséquent souveraine, elle pouvait toujours révoquer M. Thiers. Ce droit de révocation résultait d'ailleurs de l'article 8 du projet de loi, dont voici le texte : Le président de la République est responsable devant l'Assemblée. Responsable, en langage législatif, veut dire révocable, et M. Vitet s'en était expliqué très-clairement dans son rapport. Dans la déclaration que les pouvoirs du Président dureront autant que ceux de l'Assemblée, il ne faut voir, dit-il, qu'une satisfaction plus apparente que réelle, puisque la responsabilité du chef de l'État subsiste devant l'Assemblée et qu'un divorce reste toujours possible. Nous avons vu que M. Thiers était grand partisan de cette doctrine, et qu'il regardait le droit de pouvoir donner sa démission comme constituant pour lui une force.

Le considérant relatif à M. Thiers, demandé par M. Dufaure au nom du conseil des ministres, était ainsi rédigé :

Prenant d'ailleurs en considération les services éminents rendus au pars par M. Thiers depuis six mois, et les garanties que présente la durée des pouvoirs qu'il tient de l'Assemblée...

M. Fresneau se présenta à la tribune pour le combattre ; mais devant le désir manifeste de l'Assemblée, il se retira sans prendre la parole. Le vote donna pour résultat : 524 voix pour, 36 voix contre, 436 abstentions.

Restait une question que M. Thiers avait fort à cœur, sur laquelle il était même intraitable. : pourrait-il intervenir, comme par le passé, dans les débats parlementaires ? On proposa, dans la commission, de lui interdire l'entrée du parlement. Mais, nous le demandons, dit M. Vitet dans son rapport, si, par respect pour les principes, nous allions proposer à la France de déclarer que désormais son incomparable orateur n'ouvrira plus la bouche et ne parlera que par message, la France serait tentée d'en rire et je ne veux pas dire ce qu'elle penserait de nous. M. de Lavergne proposa qu'au moins le Président de la République fût obligé de prévenir le président de l'Assemblée par un message de son intention de prendre part à la délibération. La Chambre ne vota point cette formalité, qui devait être acceptée et aggravée plus tard. La commission se contenta de dire : Il est entendu par l'Assemblée nationale toutes les fois qu'il le croit nécessaire, et après avoir prévenu le président de son intention. Cette rédaction assez obscure fut adoptée ; elle n'imposait pas une grande gêne au Président ; elle n'apportait pas un grand allégement à la droite. La commission avait voulu donner un peu plus de solennité à la parole du Président, et rendre son intervention plus rare, sinon plus difficile. L'ensemble de la loi fut voté par 491 voix contre 94.

Le vote eut lieu le 31 août ; la loi fut promulguée le 3 septembre. L'article 40r, après plusieurs remaniements, était formulé en ces termes :

Le chef du pouvoir exécutif prendra le titre de Président de la République française. Il continuera d'exercer, sous l'autorité de l'Assemblée nationale, tant qu'elle n'aura pas terminé ses travaux, les fonctions qui lui ont été déléguées par décret du 17 février 1871.

Par ce texte, l'Assemblée empêchait M. Thiers de lui survivre. Par l'ensemble de la loi, par les termes du Rapport de M. Vitet, elle se réservait le droit de le révoquer. On reconnaît à ces signes une Assemblée qui nomme un Président de République sans accepter la République, qui, tout en feignant de récompenser M. Thiers, ne lui donne qu'un titre menteur et une stabilité dérisoire, et qui prend soin de déclarer qu'elle vote tout cela en dépit d'elle-même, et uniquement pour ne pas le refuser.

M. de Lavergne constatait en termes polis les griefs de la majorité contre M. Thiers. Quand M. de Lorgeril ou le général Du Temple prenaient la parole, ils parlaient plus crûment. Voici un discours de M. Du Temple, qui exprime certainement la pensée d'un grand nombre de ses amis. Il est du 12 septembre 1871.

A Bordeaux, dit M. Du Temple, en voyant le chef du pouvoir exécutif ne pas prendre son ministère dans la majorité, nous n'avons rien dit, parce qu'il y avait un traité à faire : il n'en a pas été meilleur. A Versailles, nous n'avons rien dit non plus, bien que le chef du pouvoir n'ait pas tenu compte de notre avis, parce qu'il y avait une insurrection, et elle n'en a pas été moins abominable.

Devons-nous toujours nous taire ? (Parlez ! parlez !).

Il y a un mois, je montai à la tribune. Je voulais demander pourquoi les prévenus de la Commune n'étaient pas encore jugés, pourquoi les jugements de Marseille n'avaient pas reçu leur exécution, pourquoi la garde nationale, condamnée par l'opinion publique avant d'être condamnée par nous, n'était pas encore désarmée, pourquoi le ministère ne représentait pas la majorité de l'Assemblée.

Qu'a-t-il été fait depuis ?

Le Gouvernement, dit-on, s'est interdit d'employer des mesures extra-légales. Je me demande alors comment il fera. (Exclamations à gauche.)

L'opinion s'inquiète.

Je ne vois en France que deux partis : d'un côté, les honnêtes gens ; de l'autre, les gens de la Commune, leurs souteneurs, leurs adhérents. Entre les deux, je ne vois aucun accord possible, pas plus qu'entre le président d'une cour d'assises et un assassin.

Je termine. J'ai voulu montrer que je n'étais ni dupe, ni complice d'une politique d'atermoiements et de concessions qui, sous un calme apparent, laisse grandir toutes les mauvaises passions.

On ne laisse pas impunément insulter la morale, la religion par des journaux, par des écrits, par des actes insensés, avec une indulgence coupable, sans 'recueillir les fruits d'une pareille conduite.

 

Le compte rendu officiel fait suivre le discours de M. Du Temple de cette note : Approbation sur quelques bancs à droite.

Faisons quelques réponses en passant. Le ministère, selon M. Du Temple, n'était pas pris dans la majorité. Cependant, à cette date, le ministre de l'intérieur était M. Lambrecht ; il avait pour collègues dans le cabinet M. de Larcy, M. de Cissey, M. Pouyer-Quertier.

Le désarmement de la garde nationale n'allait pas assez vite aux yeux de l'orateur de la droite. Il oubliait que le Gouvernement ne s'était engagé à la dissoudre qu'au fur et à mesure des progrès de la réorganisation de l'armée.

Les procès des prévenus de la Commune n'avançaient pas, disait encore M. Du Temple. Ce n'était pas faute d'activité de la part du Gouvernement. Sait-on à quel chiffre s'élevait le nombre des prisonniers ? A trente-huit mille. Ils étaient placés sur des vaisseaux, et dans les forteresses de nos ports. Un ministre, M. Jules Simon, accompagné de l'amiral Krantz, venait de visiter tous les dépôts, à Cherbourg, à Brest, à Lorient, à Rochefort. Cette visite avait pour but de constater que les lois de l'humanité étaient partout observées, et que le premier travail de révision et de classement des dossiers marchait aussi vite que possible : Au retour de M. Jules Simon, le nombre des officiers à qui incombait cette lourde tâche fut porté à cent cinquante.

Un autre grief de M. Du Temple était que le Gouvernement s'était interdit d'employer des mesures extralégales. Ce reproche, puisque c'est un reproche, est mérité. Le premier mot de M. Thiers, dans le conseil, après la victoire, avait été celui-ci : Pas de transportation sans jugement. Il l'avait répété plusieurs fois à la tribune. C'était de sa part, et de la part de tous ses collègues, la plus formelle des résolutions. Ce que M. Du Temple jugeait impossible fut fait. Le nombre des conseils de guerre dans la première division fut porté à vingt-deux ; il y eut deux conseils de révision ; un certain nombre de causes furent jugées par les conseils de guerre des autres divisions militaires et par quatorze cours d'assises. Le nombre des condamnations pour crimes s'éleva à 9.596. Sur ce nombre, 6.501 condamnés formèrent des recours en grâce. M. Du Temple fulminait contre l'indulgence du Gouvernement. On peut dire à présent que presque toutes les grâces demandées ont été accordées ; mais au moment où M. Du Temple prononça son mémorable discours, il s'en fallait de beaucoup qu'il en fût ainsi, et les plaintes de l'honorable orateur n'avaient ni motif ni prétexte. Ce n'était pas d'ailleurs au Président de la République que remontait la responsabilité des grâces. La loi du 17 juin avait statué que, pour accorder une grâce, il fallait le concours de deux volontés, celle du Président, et celle d'une commission de quinze membres, élue par l'Assemblée. Cette commission comptait dans son sein trois membres seulement du centre gauche, MM. Martell, Duchâtel et Corne. Les douze autres membres appartenaient à la droite. Pas une grâce, pas une commutation de peine ne pouvait être accordée sans son consentement.

Le nombre des grâces aurait-il été plus considérable, si M. Thiers avait été le maître ? Les ministres et les membres de la commission pourraient seuls le dire. Ils ne le diront pas. Ce qui est public et certain, et ce qui explique les reproches du général Du Temple, c'est que, depuis le premier jour de l'insurrection, M. Thiers parlait de répression impitoyable pour les chefs et les hommes reconnus coupables de délits communs, et qu'il promettait aux autres la clémence.

M. Du Temple se plaignait de l'impunité laissée aux journaux qui insultaient, disait-il, la morale et la religion. Nous ne pouvons pas, lui répondit M. Lambrecht, nous servir d'armes que nous n'avons plus à notre disposition. Voulez-vous rétablir le décret de 1852 ? (Non ! non !) Ce n'est pas nous qui le demanderons, et je vois que vous n'êtes pas plus disposés que moi à le rétablir.

En tout cas, si le Gouvernement était indulgent pour les journaux qui attaquaient la religion, il n'était pas d'une sévérité extrême pour les journaux, amis de M. Du Temple, qui attaquaient la République. Voici ce qu'à ce moment même, et à Marseille, ville soumise à l'état de siège, publiait un journal intitulé le Légitimiste. M. Rouvier donna lecture de ce curieux passage à la tribune de l'Assemblée. On remarquera les interruptions de la droite :

M. Bouvier, lisant. — Vous avez beau faire et beau dire, Messieurs Thiers et consorts, la République, telle que vous l'entendez, est impossible en France.

La Commune ! Voilà sa véritable expression.

Voix à droite : C'est vrai !

M. Bouvier, continuant sa lecture. — Avant tout, pas de Dieu, pas de morale, pas de famille, pas de propriété, pas de lois, pas de justice, pas de travail ; en revanche, de l'alcool à indiscrétion...

M. Kolb-Bernard. — C'est vrai ! c'est vrai !

M. Bouvier, lisant. — Voilà tout ce que le peuple attend de la bonne République.

 

II

Parmi les actes de fermeté courageuse qui abondent dans la vie de M. Thiers, il faut compter le message qu'il vint lire en personne à la tribune, le 7 décembre 1871. Ce document, le plus long de ce genre qu'il ait écrit, passait en revue avec la clarté et la précision qui sont le propre du talent de M. Thiers, et avec une rare franchise, tous les éléments de la situation.

Il constatait d'abord que l'ordre matériel était partout rétabli. Il n'en était pas de même de l'ordre moral, qui laissait encore à désirer, surtout dans les départements du Midi. D'ailleurs, il manque au repos complet du pays quelque chose qui est présent à tous vos esprits, quelque chose qu'il n'appartient pas au Gouvernement de lui procurer, qu'il est dans vos pouvoirs, qu'il ne serait peut-être pas de votre sagesse de chercher à lui donner précipitamment, c'est-à-dire un avenir clairement défini. Un tel bienfait, il faut le demander au temps, à Dieu, seul possesseur du temps ; à Dieu, seul dispensateur des choses, et s'y préparer par la patience, le sang-froid, la claire intelligence de la société moderne. (Sensation générale et profonde.)

Le Président parlait ensuite de la situation extérieure, aussi calme que nous pouvions l'espérer après une guerre malheureuse. Notre politique est la paix, disait-il, la paix sans découragement comme sans bravade, avec la conviction que la France réorganisée sera toujours nécessaire à l'Europe et toujours capable d'y remplir ses devoirs envers les autres et envers elle-même.

Il entrait dans des détails très-circonstanciés sur les négociations avec l'Allemagne qui avaient abouti à la libération anticipée de six départements. Notre industrie s'était récriée, à l'annonce du traité, parce qu'il donnait, pour un temps, des facilités à l'importation en France des produits allemands ; le commerce allemand n'avait pas été moins ému par l'entrée en réciprocité des produits français. Les négociations avaient été un mo- ment suspendues ; enfin on était tombé d'accord sur cette base : limitation des quantités à l'importation des produits français en Allemagne ; diminution de six mois sur la durée des franchises accordées aux produits de l'Alsace-Lorraine. Eh bien, messieurs, nous l'avouons ; c'est la considération du sol que nous avons fait passer avant toute autre considération. (Très-bien ! très-bien !) Les intérêts matériels nous semblaient suffisamment garantis, mais, pour nous, rien n'entrait en balance avec l'évacuation du territoire avancée d'une notable durée. Le cri du cœur l'a emporté, et, nous en sommes sûrs, il ne s'élèvera pas plus de reproches ici qu'il ne s'en est élevé dans le pays tout entier. (Non ! non ! Très-bien ! très-bien !)

L'approbation de la Chambre, malgré les luttes qui avaient eu lieu deux mois auparavant, n'était pas douteuse. D'ailleurs le pays, comme le rappelait M. Thiers, avait prononcé. La question qui venait après celle-là, dans le message, était pleine de périls. Il s'agissait des traités de commerce. M. Thiers l'aborda résolument, et la solution qu'il annonça, et qui consistait à dénoncer le traité, pour prendre date, en continuant de négocier pendant l'année qui devait s'écouler entre la dénonciation et la cessation, ou le renouvellement, passa sans difficulté. Mais la majorité devint agitée et impatiente dès qu'il aborda les questions d'administration intérieure.

L'administration, vous le savez, consiste surtout dans un personnel préfectoral bien choisi... (Rires ironiques et interruptions sur quelques bancs à droite. — Rumeurs en sens divers), dans un personnel préfectoral bien choisi et bien adapté aux populations qu'il est appelé à régir. (Nouvelle interruption.)

M. Thiers, après avoir rappelé que le choix des préfets, difficile en tout temps, l'est surtout dans des temps aussi profondément troublés que le nôtre, arrivait, après diverses considérations, à déclarer que, d'après les témoignages qu'il recevait des départements, le corps administratif était aussi bien composé qu'il pouvait l'être. Ces paroles furent accueillies par des dénégations et des rumeurs sur plusieurs bancs de la droite. Le président de l'Assemblée crut devoir rappeler les interrupteurs au sentiment des convenances. Ses paroles ne furent applaudies que par la gauche. Il est donc permis d'applaudir, mais non de blâmer, s'écria M. de Lorgeril. — Monsieur, répondit M. Thiers, ayant à lire un document écrit, il m'est impérieusement défendu de répondre aux interruptions.

Après ce pénible incident, l'Assemblée écouta en silence, et même avec des témoignages de satisfaction, un exposé lumineux de notre situation financière, des opérations de l'emprunt, et de celles qui avaient pour objet le versement des deux premiers milliards dans les caisses allemandes. Les ennemis mêmes de M. Thiers sentaient l'immensité du service qu'il venait de rendre. Il termina toute cette partie financière du message par ces paroles solennelles :

Le budget total s'élève à la somme de 2 milliards 429 millions, ou 2 milliards 749 millions en y comprenant les dépenses départementales. C'est donc une dépense annuelle de 600 millions que la guerre contre la Prusse aura ajoutée à notre budget. Ainsi, de 1852 à 1870, la prodigalité l'aura porté de 1 milliard 500 millions à 2 milliards 100 ou 200 millions ; en 1870, en une seule année, une folle guerre l'aura porté à 2 milliards 749 millions ; ce qui fera, en dix-huit ans, une augmentation totale et annuelle de 1 milliard 250 millions, c'est-à-dire presque le doublement des charges publiques, à quoi il faut ajouter la perte de deux provinces, et la perte même de la grandeur française, si la grandeur de la France pouvait périr. (Vive sensation.)

N. Thiers parla ensuite de tout ce qui avait été fait pour reconstituer notre armée, œuvre admirable, dont l'honneur lui revient pour la principale part : Il expliqua l'organisation des corps d'armée en temps de paix. Autrefois, il n'y avait d'organisé en temps de paix que le régiment ; c'est ce qui rendait l'entrée en campagne longue et laborieuse. Nos soldats, tenant garnison dans les villes, n'étaient pas accoutumés à la vie des camps. Nous avons maintenant quarante mille hommes campés dans des baraques, les unes en maçonnerie, les autres en bois doublées de bois. Le soldat y est sainement, commodément, et s'y trouve mieux qua dans la plupart des casernes. C'est une vie rude pour les officiers ; mais ils prennent goût à la vie en commun, au travail, à l'étude. Ils trouvent leur satisfaction dans les services qu'ils rendent à leurs hommes et au pays.

La question des grades militaires fut délicatement touchée. Les nécessités de la guerre avaient amené l'abandon momentané de toutes les règles de l'avancement. Des capitaines étaient devenus généraux ; des colonels s'étaient vus élever en quelques mois aux grades de généraux de division et de commandants de corps d'armée. Une commission avait été nominée pour réviser ces promotions hâtives. Les services de chacun avaient été pesés. Les uns avaient été maintenus dans leurs nouveaux grades ; d'autres avaient été réduits à une position inférieure. Ces décisions avaient produit, cela va sans dire, de grands mécontentements parmi les intéressés. Les vieux officiers, qui avaient été captifs, ou que le hasard n'avait pas mis en vue, et qui étaient restés dans leur ancienne situation, se voyant primés par des nouveaux venus, pouvaient être portés au découragement ou à l'indiscipline. M. Thiers constata, à l'éternel honneur de nos vétérans, qu'il n'en était rien. On nous menaçait d'une division entre les anciens officiers qui avaient dû leur avancement à la durée et à l'éclat des services, et les nouveaux qui avaient dû le leur à des services très-réels sans doute, mais aussi à la précipitation des événements. Un rigoureux esprit de justice, que le Gouvernement et la commission des grades s'efforcent d'observer, le temps qui efface toutes les différences d'origine, le bon sens de nos officiers, qui leur fait comprendre la nécessité d'un sacrifice pour rentrer dans un régime régulier, ont prévenu les dangers qu'on nous faisait craindre, et l'union est rétablie entre des hommes dignes de servir ensemble. (Très-bien ! très-bien !)

Restait, pour avoir passé en revue toutes les difficultés du moment, la redoutable question du recrutement. M. Thiers aurait pu l'omettre, puisqu'elle n'était pas à l'ordre du jour ; mais il y attachait trop d'importance pour ne pas attaquer de front une des opinions les plus populaires dans l'Assemblée. La plupart des députés, à droite et à gauche, voulaient le service obligatoire, avec très-peu de séjour à la caserne. On se résignait à trois ans, en prenant les contingents entiers, ce qui faisait une armée de 900.000 hommes, et même d'un million d'hommes, si l'on tenait compte des 120.000 soldats qui ne se recrutent point par les appels.

Le nombre importe sans doute, disait M. Thiers, mais la qualité bien davantage.

Si par service obligatoire on entend qu'il faut remplir l'esprit des Français de cette pensée patriotique et morale que dans les grands périls ils doivent tous leur vie au pays, on a raison, et nous applaudissons au service obligatoire ainsi compris ; mais si on entend qu'en paix comme en guerre tous les Français doivent figurer dans l'armée active, on poursuit l'impossible, on s'expose à la désorganisation de la société civile (Réclamations sur plusieurs bancs. — Approbation sur d'autres.), à la ruine absolue des finances, et on se prépare une armée, très nombreuse sans doute, mais incapable de faire sérieusement la guerre. (Nouveaux mouvements en sens divers.)

Il y a d'ailleurs une impossibilité de fait que vous allez apprécier. La classe, qui tous les ans atteint à 21 ans l'âge du service, est, en France, de 300.000 hommes environ. Si on levait ces 300.000 hommes, on aurait, avec trois ans de service, trois contingents faisant environ 900.000 hommes ; mais les forces du budget poussées à bout ne pourraient pas entretenir plus de 450.000 hommes ; il faudrait donc successivement en renvoyer la moitié dans leurs foyers, au milieu de leur temps de service, pour faire place aux nouveaux arrivants.

Nos soldats ne compteraient donc en moyenne que dix-huit mois de présence au drapeau, et dans un pareil espace de temps, on ne fait pas des soldats, encore moins des sous-officiers. (Assentiment sur divers bancs. — Rumeurs sur d'autres.) Le jour où une telle résolution serait adoptée, la France serait perdue. (Vives interruptions et mouvements prolongés en sens contraire.)

Nous vous fournirons à cet égard des autorités irrécusables, et notamment l'exemple de la Prusse elle-même, qui a dû ses succès à l'énergie avec laquelle le roi et son principal ministre ont lutté pendant plusieurs années pour obtenir la prolongation du service.

M. Thiers exposait ensuite son système : 90.000 hommes chaque année, pour huit ans, cinq ans sous le drapeau, trois ans en congé renouvelable ; le reste de la classe, dans l'armée territoriale.

Cette armée, disait-il, joindra à la solidité une disponibilité sans égale. La charge ne sera pas trop lourde pour la population. D'ailleurs, la possibilité de la substitution d'un numéro à un autre contribuera à l'adoucir. (Exclamations à gauche. — Approbation dans diverses parties de l'Assemblée.)

C'est dans la garde territoriale demeurée dans ses foyers qu'on pourra organiser la force intérieure, chargée de la garde de la cité. (Rumeurs et mouvements divers.)

J'ai déjà dit, Messieurs, que, lisant un document écrit, je ne pouvais pas répondre aux interruptions.

Apparemment, vous voulez connaître la pensée du Gouvernement. Je vous l'apporte. Je me chargerai plus tard de répondre aux objections ; si je n'y réponds pas conformément à la pensée de la majorité de l'Assemblée, qui, seule ici, est mon juge, alors j'aurai tort, et je sais ce qu'il faut faire quand on a tort. (Mouvement prolongé en sens divers.)

Sur plusieurs bancs. — Continuez, ne répondez pas aux interruptions.

M. Thiers continue.

Nous vous proposerons de la choisir — la garde territoriale — parmi les hommes seuls qui ont à l'ordre un intérêt véritable. (Nouvelle interruption.)

 

Ce qui éclate, dans ce long message, c'est le courage et la sincérité. Cet exposé complet de la situation, sans atténuations, sans réticences, cette déclaration anticipée des résolutions du Chef de l'État sur des points où il se trouve en dissidence avec l'Assemblée, ont un caractère essentiellement républicain ; c'est de la dignité', et de la vraie force. La gauche, quoiqu'elle murmurât, le sentait. Toutes ces idées sur le recrutement, sur la substitution de numéro, sur la formation de la garde civique, sur l'impôt des matières premières, la froissaient ; elle se réservait de les combattre sans retirer son appui à un Gouvernement honnête, patriote, capable, dont elle attendait le salut dé pays. La droite, de son côté, ne voyait pas naître sans plaisir des dissentiments qu'elle se proposait d'accroître et d'utiliser.

Les occasions de lutte se multiplièrent. Chaque jour, pour ainsi dire, en amenait une. Le 8 décembre, M. Duchâtel, M. Humbert demandent le retour à Paris. Le nouveau ministre de l'intérieur — M. Casimir Perier —, sans insister, manifeste son approbation. L'urgence est repoussée. Des applaudissements éclatent :

M de Rességuier. — C'est la France qui applaudit !

Le Président déclare que les propositions de MM. Duchâtel et Humbert sont renvoyées à la commission d'initiative.

Une voix à droite : — Enterrées !

Le 18 décembre, une discussion très-vive s'engage à la tribune, sur le caractère de l'engagement pris par les princes d'Orléans de ne pas occuper leurs siégés à l'Assemblée. M. Pascal Duprat, M. Cochery, M. Leblond, M. Duvergier de Hauranne d'un côté, MM. Batbie et de Broglie de l'autre, y prennent part. Pendant que les orateurs sont à la tribune, des conversations animées s'engagent sur les bancs. Dans plusieurs parties de l salle, les discussions entre représentants dégénèrent en querelles. Le résultat de la délibération n'était pas douteux. Les bonapartistes, pensant à leurs princes, donnaient leur appui au centre droit ; bon nombre de républicains refusaient de prolonger, en fait, des lois d'exception, et de regarder la présence des princes comme un danger. De cet ensemble d'intérêts, de compromis et de partis pris où la politique, c'est-à-dire le clair sentiment de l'intérêt général, entrait, en vérité, pour bien peu de chose, il ne pouvait sortir qu'un vote favorable. M. Thiers se borna à faire déclarer par M. Casimir Perier, au début de la séance, que l'engagement ayant été pris envers lui et envers l'Assemblée, il renonçait personnellement à s'en prévaloir. L'Assemblée fit un peu comme lui ; elle refusa de dire son avis, mais cela même laissait la porte ouverte. L'ordre du jour suivant, proposé par M. Fresneau — un légitimiste —, fut voté par 643 voix contre 2. L'Assemblée nationale, considérant qu'elle n'a ni responsabilité à prendre, ni avis à donner sur des engagements auxquels elle n'a pas participé, passe à l'ordre du jour.

Cette affaire avait été des plus embarrassantes pour M. Thiers et pour quelques-uns de ses ministres. M. Thiers avait été longtemps le ministre du roi Louis-Philippe ; il ne désavouait aucune de ses opinions, aucune de ses amitiés. Si les princes d'Orléans avaient eu besoin de son dévouement, comme per- sonnes privées, il l'aurait mis à leur service. Il ne regardait pas une restauration orléaniste comme immédiatement possible ; il n'y comptait pas non plus pour l'avenir. Il disait assez souvent que, si la République tombait, ce ne serait ni le comte de Chambord, ni la maison d'Orléans qui recueilleraient l'héritage. Il arrivait de plus en plus à se convaincre que le seul gouvernement que la France pût désormais supporter, était celui d'une République libérale et conservatrice. Ce même gouvernement était, pour l'heure, le gouvernement établi, que tous les bons citoyens avaient le devoir de maintenir et de servir. Pour lui personnellement, il avait un devoir de plus que les autres, puisqu'il avait donné sa parole. De leur coté. les princes et leurs amis affirmaient qu'ils ne songeaient nullement à renverser la République. Les princes disaient très-haut qu'ils n'étaient ni des prétendants, ni des factieux ; qu'ils ne demandaient qu'à rentrer dans leur patrie, et à se dévouer à elle sous la forme de gouvernement qu'elle s'était donnée. Il était bien clair que si la République commettait des excès ou des fautes qui la rendissent impossible, et si la France voulait revenir à une monarchie constitutionnelle, elle trouverait les princes de la maison d'Orléans prêts entrer clans cette voie comme ils l'avaient fait en 1830 ; mais ils ne feraient rien pour l'y pousser : ni conspirations, ni attaques indirectes. Ils siégeraient dan, l'Assemblée parmi les conservateurs libéraux, et ne marchanderaient pas leur appui au gouvernement de M. Thiers. Tel était leur langage, dont M. Thiers ne contestait pas la sincérité. Assurément, si la France était condamnée à une nouvelle révolution, celle des trois formes monarchiques qu'il aurait préférée pour elle, était celle qu'il avait déjà servie, à la consolidation et à la grandeur de laquelle il avait puissamment contribué, et qui, selon lui, donnait à l'ordre et à la liberté toutes les garanties nécessaires. Ni les princes, ni leurs partisans ne songeaient à recourir aux moyens révolutionnaires pour établir ce régime sur les ruines de la République. Il n'est pas dans leurs traditions, il n'entrait pas dans leurs sentiments de recourir à la force. Ils n'obtenaient l'appui des légitimistes et des bonapartistes que parce que tout le monde était rassuré sur leurs intentions, et aussi, s'il faut tout dire, sur leurs ressources en hommes, en argent et en popularité. M. Thiers, par toutes ces raisons, était pleinement en repos sur la question de guerre civile. Il savait que les orléanistes n'iraient même pas jusqu'à offrir la monarchie constitutionnelle ; qu'ils se borneraient à la tenir prête pour le jour où elle serait demandée. Il était d'avis que ce jour ne viendrait pas. Il croyait que l'avenir de la France était enfermé dans ce dilemme : la République ou l'Empire ; la République, si les républicains étaient sages ; l'Empire s'ils se livraient à cette démagogie qui avait fait, en 1851, Napoléon III ; en 1871, la Commune. Il pensait toutefois que, même en admettant la parfaite sincérité des princes d'Orléans, et il l'admettait ; même en croyant que, des trois monarchies, la monarchie de Juillet était la seule qu'un libéral pût accepter, et il le croyait, la République était trop nouvelle, trop provisoire, trop contestée, entourée de trop d'ennemis et de périls, pour supporter le surcroit d'embarras que les princes allaient lui créer, malgré eux, malgré leur désintéressement et leur sagesse, par le fait seul de leur présence. Ils répondaient d'eux-mêmes : pourraient-ils répondre de leurs adhérents ? On abolissait pour eux les lois qui frappent d'exclusion les membres des anciennes familles régnantes : pouvait-on les abolir pour eux et les maintenir pour d'autres ? Si le comte de Chambord se présentait, si le fils de Napoléon III bravait le souvenir des transportations, le souvenir de Sedan, à quelles lois aurait-on recours ? Sans doute, il est douloureux d'imposer une prolongation d'exil à des hommes que l'on respecte, à une famille pour laquelle on n'a que de la reconnaissance ; mais les rois, tant qu'ils règnent, sont trop hautement privilégiés pour pouvoir se réclamer du droit commun après leur chute. L'ostracisme est une des formes de leur grandeur. L'exil d'un prince est un malheur privé, ce n'est pas une injustice.

Voilà ce qu'avait dit M. Thiers aux princes, à leurs amis, aux républicains. Dans sa position personnelle, il y avait du courage à le dire. Son désir, qu'il avouait bien haut, était que la Chambre, sans même prononcer le nom de telle ou telle dynastie, maintint les lois existantes, les lois d'exil pour tous les membres de toutes les familles qui avaient autrefois régné. Il ne fut pas écouté. Les républicains avaient, sur cette question, à expier d'anciennes inconséquences. En 1848, ils avaient banni les d'Orléans, maintenu l'exil de la branche aînée, et admis les Bonaparte jusque sur les bancs de l'Assemblée. Ils voulaient pour cette fois mettre l'égalité entre les couronnes. L'égalité dans la proscription, telle que l'entendait M. Thiers, serait, disaient-ils, en se payant de mots, une inconséquence d'une autre espèce, car la République ne proscrit pas. M. Thiers fut donc battu sur l'abolition des lois d'exil. Il insista au moins pour que les princes ne vinssent pas, sur les bancs de la Chambre, jouer en dépit d'eux-mêmes le rôle de chefs de parti. Il aurait pu dire qu'il leur donnait en cela un conseil de sagesse ; mais il était trop sincère et trop fier pour leur tenir ce langage : il ne parla que des difficultés du Gouvernement. Les princes prirent un engagement provisoire. Au bout de quelque temps, ils jugèrent que cet engagement n'avait plus de raison d'être. M. Thiers déclara qu'il renonçait à s'en prévaloir. C'était l'unique moyen de mettre fin à un débat pénible pour toutes les parties. Son langage fut courageux et explicite. Il avertit la Chambre, il avertit les républicains, il avertit les princes. Il ne pouvait aller au delà. Le résultat fut un échec pour sa politique ; et la conduite qu'il avait tenue lui créa, dans un monde intrigant et intelligent, des inimitiés violentes.

Une partie du mois de décembre 1871, et le mois de janvier 1872 presque tout entier, furent employés à discuter l'impôt sur le revenu, auquel M. Thiers faisait une opposition passionnée, et l'impôt sur les matières premières, qu'il soutenait avec ardeur, soit parce que, en sa qualité d'ancien protectionniste, il le trouvait excellent, soit parce qu'il jugeait, comme financier, que nous n'avions pas de ressource plus certaine. Il ne se passait pas de jour qu'il ne montât à la tribune, tantôt faisant de longs discours, quand il s'agissait de l'emporter sur une question de principes, tantôt multipliant les courtes observations et les rectifications de faits, car il joua constamment le rôle de leader pendant ces deux ans, pour toutes les questions de finances. Toute cette période fut féconde en incidents d'une violence inouïe.

Le 10 janvier, on proposa d'intercaler dans cette discussion sur les ressources financières une affaire purement politique — le retour de l'Assemblée et du Gouvernement à Paris —. M. Thiers demanda à l'Assemblée de ne pas interrompre son ordre du jour :

J'espère, dit-il, qu'on voudra bien se mettre à la place de ceux qui sont obligés d'assister à toutes ces discussions et d'y prendre part sans aucun repos.... (Exclamations à droite.)

Quant à moi, je vous le déclare, il me serait impossible d'interrompre aujourd'hui une discussion financière qui exige, de nous tous, tous les jours, les calculs les plus compliqués et les plus difficiles.

Un membre à droite. — Allons donc !

M. Thiers. — Ceux qui nient cela ne se donnent pas la peine que nous nous donnons tous les jours.

 

On en était venu à traiter le Président de la République avec la dernière irrévérence. On l'accusait tout haut de mauvaise foi, on l'interrompait par des : Allons donc ! On demandait contre lui le rappel à l'ordre. Il le prenait de très-haut dans ces occasions, Il était un jour à la tribune répondant à un orateur de la droite, qui avait amèrement critiqué le budget de la guerre. Oui ! disait-il, oui ! nous avons augmenté les dépenses militaires. Est-ce que vous croyez que c'est pour le plaisir de charger le pays d'impôts ? Amenez-nous ici un homme sérieux, qui connaisse quelque peu les affaires... C'était fort méprisant. La droite et le centre droit réclamèrent avec indignation.

Quelques membres à droite. — A l'ordre ! à l'ordre !

M. Thiers. — A l'ordre tant que vous voudrez ! Demandez le rappel à l'ordre ! obtenez-le ! je serai très-heureux que vous l'obteniez, car la charge qui pèse sur moi est véritablement énorme. (Rumeurs à droite et au centre. — Vifs applaudissements à gauche).

Je m'expose au rappel à l'ordre ; je vous mets au défi de le demander !... Venez donc le demander ! (Nouvelles rumeurs. — A droite, nouveaux cris : A l'ordre ! — A gauche, nouveaux applaudissements.)

M. Grévy. — Personne n'a le droit de demander le rappel à l'ordre ; le président seul a le droit de le prononcer. Si vous ne le savez pas, messieurs, relisez votre règlement, il vous l'apprendra ; mais, en attendant, n'interrompez pas.

A gauche. — Très-bien ! très-bien !

M. Thiers. — Il y a un autre moyen, qui est au pouvoir de cette assemblée, au pouvoir de mes interrupteurs : c'est un ordre du jour motivé. Eh bien, qu'ils le présentent !

 

La droite tout entière bondissait ; mais M. Thiers ne lâchait pas pied d'une semelle.

Le 19 janvier 1879 fut un jour solennel. La discussion des nouveaux impôts avait déjà rempli vingt séances. M. Thiers, qui se prodiguait comme M. Pouyer-Quertier, avait déjà occupé cinq fois la tribune. Il y monta encore ce jour-là pour faire un effort suprême. La situation devenait grave pour lui. M. Lucien Brun avait lu à la tribune l'offre signée par les maisons les plus considérables de payer 165 millions au moyen d'un impôt sur le chiffre de leurs transactions, pour éviter la taxe sur les matières premières. Des députés appartenant à tous les partis, au nombre de 78, avaient signé des propositions ayant le même but. On comptait parmi eux des membres de la gauche, MM. Louis Blanc, Gambetta, Pelletan, Larrieu, etc., des membres de la droite, MM. Montgolfier, Carayon-Latour, Decazes, etc., les chefs de maisons importantes, MM. Deregnaucourt, Feray, Martell (Charente), Alphonse Cordier, Steinheil, Mestreau, Warnier, etc., etc. M. Thiers ne proposait pas de fixer immédiatement le chiffre de l'impôt sur les matières premières, mais il demandait à la Chambre de voter le principe. L'animation était telle qu'il eut d'abord de la peine à se faire écouter. Il s'en plaignit avec véhémence.

Comment, messieurs, vous. trouvez que j'ai tort de regretter le spectacle que nous offrons ; et vous êtes tellement animés sur ce projet, qu'à celui que vous avez honoré de votre confiance, que vous avez qualifié du titre de chef du pouvoir exécutif, vous ne voulez pas laisser achever l'exposé le plus simple de ses idées, exposé qui n'engage rien, mais qui est un effort, effort désespéré, pour vous tirer de l'embarras dans lequel vous êtes, dans lequel nous sommes tous. (Rumeurs sur quelques bancs.) Vous ne me laissez pas achever une phrase. Il est impossible de traiter ainsi les affaires...

Tout son discours fut empreint d'amertume. Il traita durement la proposition apportée à la tribune par M. Lucien Brun. Est-ce leur argent qu'ils nous offrent ? Ce n'est qu'un système d'impôt ! Qui sont-ils ? Ce sont cinquante négociants très-honorables, nous dit M. Lucien Brun ; je le veux bien, je ne le conteste pas, je ne les connais pas : il m'est bien plus facile encore de leur accorder confiance ! Il fut tout aussi sévère pour la proposition de nommer une commission, après vingt jours de délibération publique : Proposition complètement vaine, et, permettez-moi le mot, absolument puérile. Il posa résolument la question de Gouvernement.

Je l'aurais déjà fait il y a trois jours, si je n'avais cédé au désir de mes collègues. Je les appelle toujours mes collègues, et je les considère comme mes auxiliaires dévoués, comme mes amis, et je ne pourrai jamais assez dire combien je leur suis reconnaissant de leur dévouement, de leur courage et de leur intelligence des affaires. J'ai cédé, je le répète, à leur pensée de conciliation, et voilà qu'à la dernière heure de ces longs débats, on vient vous proposer de les annuler, de nommer une commission nouvelle ? Non, messieurs, il est temps que cela finisse ; c'est moi qui le déclare, et je sais pourquoi. Nous avons besoin de donner au pays et au monde un plus digne spectacle. Je vous en supplie, messieurs, présentons-nous au monde, si vous voilez que nous ayons son estime, son appui et ses vœux, présentons-nous comme une nation grave, sérieuse, qui sait dominer, non pas seulement les partis comme je vous le disais il y a quelques jours, non pas seulement la confusion des esprits, mais les intérêts matériels surexcités, perdant toute pudeur quand il s'agit de se satisfaire.

Au vote, M. Thiers fut battu. L'Assemblée, par 360 voix contre 318, adopta la proposition de M. Féray, ainsi conçue :

L'Assemblée nationale réservant le principe d'un impôt sur les matières premières, décide qu'une Commission de quinze membres examinera les tarifs proposés et les questions soulevées par cet impôt, auquel elle n'aura recours qu'en cas d'impossibilité d'aligner autrement le budget.

Le lendemain, 20 janvier, au début de la séance, M. Grévy donna lecture de la lettre suivante :

Monsieur le président,

Je vous prie de vouloir bien transmettre à l'Assemblée nationale ma démission de président de la République. Je n'ai pas besoin d'ajouter que, jusqu'à mon remplacement, je veillerai à toutes les affaires de l'État avec mon zèle accoutumé Cependant l'Assemblée comprendra, je l'espère, qu'il faut prolonger le moins possible la vacance du pouvoir.

Les ministres m'ont donné aussi leur démission et j'ai dû l'accepter. Comme moi, ils continueront à expédier les affaires avec la plus grande application jusqu'à la désignation de leurs successeurs.

Recevez, monsieur le président, l'assurance de ma haute considération,

A. THIERS.

 

A partir de la lecture de cette lettre, tous les membres de l'Assemblée n'eurent plus qu'une pensée : amener M. Thiers à revenir sur sa détermination. La droite s'y employa aussi activement et aussi sincèrement que la gauche. M. Batbie, M. de Kerdrel, M. Deseilligny, montèrent successivement à la tribune pour proposer des ordres du jour motivés. M Laboulaye en présenta un de son côté, qui rappelait les grands services rendus à la France. Après un débat assez confus, mais où la conformité des intentions était visible, la Chambre adopta la rédaction suivante :

Considérant que l'Assemblée, dans sa résolution d'hier, s'est bornée à réserver une question économique, que son vote ne peut être à aucun titre regardé comme un acte de défiance ou d'hostilité, et ne saurait impliquer te refus du concours qu'elle a toujours donné au Gouvernement ;

L'Assemblée fait un nouvel appel au patriotisme de M. le président de la République, et refuse d'accepter sa démission. (Très-bien ! très-bien !)

Le compte rendu officiel constate que le vote eut lieu à la presque unanimité.

M. Cochery. — Ils sont huit contre !...

M. le président. — Le bureau pense qu'il se conformera à la volonté de l'Assemblée en transmettant la résolution qu'elle vient de prendre à M. 'le président de la République.

De tous côtés. — Oui ! oui ! très-bien !

M. le comte de Bastard. — Suspendez la séance, monsieur le président, pour donner le temps de faire parvenir cet ordre du jour. (Assentiment.)

M. le président. — La séance va être suspendue.

La séance est suspendue, et l'Assemblée se répand dans les couloirs et les corridors, les bureaux de la sténographie, la buvette, les salons de conversation et la salle des conférences, en formant des groupes nombreux-, et en se livrant à des Conversations très-animées.

Il est près de quatre heures.

A cinq heures, le président remonte au fauteuil et annonce la reprise de la séance.

Un long temps s'écoule avant que les représentants aient repris leurs places et que le silence se soit fait dans l'Assemblée. Enfin M. Benoist-d'Azy, vice-président, monte à la tribune.

M. Benoist-d'Azy. — Messieurs, l'Assemblée a témoigné le désir que son bureau fût chargé de porter à M. le président de la République l'expression de la pensée qu'elle a exprimée par un vote presque unanime. M. le président de l'Assemblée a bien voulu me faire l'honneur de me donner cette mission, avec deux de mes collègues vice-présidents, les questeurs et plusieurs secrétaires du bureau.

Nous Mus sommes rendus chez M. le président de la République. J'ai eu l'honneur de lui adresser la parole pour lui faire connaître les sentiments de l'Assemblée et l'ordre du jour qui avait été adopté ; je lui en ai donné lecture.

M. le président de la République en a été profondément touché, profondément ému. Il nous a priés de dire à l'Assemblée que, lorsqu'il soutenait une opinion. avec une certaine vivacité, c'est que ses convictions étaient très-profondes ; qu'il n'avait éprouvé ni irritation ni susceptibilité, mais qu'il avait en effet en lui-même une profonde persuasion qu'il avait cru devoir manifester.

En même temps, il nous a dit qu'en présence de la démarche qui était faite auprès de lui et de la pensée exprimée par l'Assemblée tout entière, il lui était impossible de ne pas faire un nouvel appel au peu de forces qui lui restaient pour se dévouer à la patrie et aux devoirs qu'il pouvait remplir encore auprès de l'Assemblée.

Il nous a parlé de sa fatigue, de sa santé et de la crainte qu'il éprouvait de ne pouvoir répondre à tout ce que l'Assemblée avait droit d'attendre de lui ; il nous a cependant chargés de vous dire qu'il ne pouvait se refuser de se rendre à ce que vous lui demandiez.

Ainsi, Messieurs, je vous annonce avec plaisir que la démission, dont il vous a été donné lecture, est, en fait, retirée. (Très-bien ! Très-bien ! — Applaudissements.)

Je dois ajouter que nous lui avons dit aussi que, dans le témoignage exprimé par l'Assemblée, se trouvait également manifesté le désir de voir maintenir le Gouvernement tel qu'il était constitué. (Très-bien ! très-bien l)

 

La satisfaction était profonde et unanime. Dans le centre gauche et la gauche, on éprouvait le même sentiment que des amis qui ont eu un désaccord momentané avec un homme pour lequel ils sont remplis de respect et de tendresse, et qui reviennent avec un plus vif plaisir à leurs premiers sentiments dès que le malentendu est dissipé. L'extrême gauche et toutes les droites gardaient leurs rancunes. Les droites venaient de sentir, plus profondément que jamais, que M. Thiers était l'homme nécessaire. Elles n'avaient pas envisagé un instant la possibilité de le remplacer. Il devait leur dire un jour, dans un de ses accès de franchise impitoyable, qu'elles n'y songeraient que quand la reconstitution serait complète, la rançon payée, la France évacuée, parce qu'alors la situation serait à la hauteur de leurs courages, Pour le moment, elles ne pensaient encore qu'à le dominer ou au moins à l'entraver. Le triomphe qu'il venait d'obtenir n'en était que plus éclatant. Cette majorité qui, depuis plusieurs mois, ne cessait de le harceler, et même de l'injurier, qui renversait ses ministres, qui lui imposait ses volontés pour le séjour à Versailles, pour le retour des princes, qui discutait aigrement, ses moindres paroles, qui lui faisait un crime, pendant le siège, de ne pas aller assez vite, après le siège, de. ne pas être assez implacable ;qui manifestait à l'avance ses dissentiments sur la durée du service militaire et sur toutes les questions économiques ; cette majorité qui lui en voulait surtout de maintenir la forme républicaine intacte, comme il l'avait promis, et de ne pas préparer une restauration, cette majorité enfin qui lui aurait donné avec joie un successeur, si elle avait eu un homme à la taille des événements, cette majorité, bravée par lui, à son tour, et presque insultée, lui avait demandé grâce, par un vote solennel et par une ambassade Une ambassade n'est pas assez dire, car la Chambre presque tout entière s'était rendue à la préfecture sur les pas de son bureau. Jamais homme ne vit une démonstration plus éclatante de la grandeur de sa situation. Les princes à qui on offre des couronnes ont conspiré et valeté pour se la faire offrir. Mais ce bourgeois avait positivement rejeté le pouvoir, et traité du haut en bas l'Assemblée qui, maintenant, était à ses pieds.

Malgré cela, le résultat de la crise n'était pas bon. Les partisans de la liberté commerciale, ceux du service militaire à courte durée, les monarchistes de toutes nuances, voyaient à quelle volonté, à quelle résolution obstinée ils avaient affaire. Le public, très-effrayé par la démission, n'était pas suffisamment rassuré par le dénouement. Il se demandait si l'épreuve ne serait pas renouvelée, et si, plus tard, on ne serait pas pris au mot. Ceux qui suivaient de près le mouvement des partis, prévoyaient que la droite attendrait son heure, et que, ne pouvant abdiquer au profit d'aucun de ses chefs, elle abriterait leurs coalitions et leurs intrigues derrière quelque épaulette.

 

III

Si l'on pouvait avoir des doutes sur les résolutions et les arrière-pensées de la droite à cette époque, c'est-à-dire plus d'un an avant le 24 mai, il suffirait de se reporter à la très-curieuse séance du 9 mars 1872. M. Léonce de Guiraud interpellait le cabinet sur la démission de M. Pouyer-Quertier, qui venait d'être remplacé par M. de Goulard. Comme le fit très-justement remarquer M. Dufaure, M. Léonce de Guiraud parla de tout dans son discours, excepté de la démission de M. Pouyer-Quertier. Cette démission était le prétexte, et non l'objet, de l'interpellation. M. Pouyer-Quertier prit la parole, il parla de ses services, que personne ne contestait, et qu'on ne pourrait en effet contester sans la plus criante injustice, et, de plus, il condamna hautement la pratique des mandats fictifs. Mais l'intérêt de la séance n'est pas dans le discours de M. Pouyer-Quertier, ni dans ceux de MM. Casimir Perier et Dufaure ; il est tout entier dans le discours de M. Léonce de Guiraud.

M. Léonce de Guiraud déclare qu'il saisit cette occasion de la retraite d'un ministre pour demander, en toute innocence, si le cabinet représente une politique, ou si la politique est concentrée tout entière, comme cela avait lieu sous l'empire, dans le chef du Gouvernement. Nous avons, dit-il, des ministres, mais nous n'avons pas de ministère.

C'est, aux yeux de M. de Guiraud, un grand malheur ; si grand, qu'il ne faut pas chercher ailleurs la cause du malaise général et de l'inquiétude qui règnent dans tous les esprits. L'Assemblée a trop abdiqué ; elle règne, mais c'est M. Thiers qui gouverne : de là 'tout le mal. Il est clair que si M. Thiers, au lieu de gouverner suivant ses lumières, s'inspirait fidèlement des volontés de l'Assemblée, la France retrouverait, comme par enchantement, sa sécurité et sa grandeur.

Ce premier point est à noter. M. Léonce de Gui-rand déclare très-expressément, il répète à plusieurs reprises, avec une grande variété de métaphores, que le Gouvernement va d'un côté, et que la Chambre voudrait aller de l'autre. Cela avait été dit, avec autant de clarté et plus de concision, par M. Léonce de Lavergne ; et cela, d'ailleurs, se voyait de reste. Mais ce qui fait l'originalité du discours de M. de Guiraud, c'est qu'au lieu d'énumérer comme M. de Lavergne les dissidences secondaires sur les impôts, sur le retour à Paris, sur la durée du service militaire, etc., il va droit à la faute impardonnable de M. Thiers ; et cette faute, c'est de donner tous les jours de nouvelles chances à la République. Il faut citer le passage tout entier, car le passage est tout le discours, le reste, quoique assez bien tourné, n'étant que du remplissage.

Vous avez, s'écrie M. de Guiraud, rendu la monarchie bien difficile ; peut-être impossible !

Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu'à force de démontrer, comme vous l'avez fait depuis un an, que toutes les tendances du Gouvernement étaient tournées du côté de la République, vous avez groupé autour de ce mot ce personnel, infiniment nombreux en France, qui n'a pas d'opinion bien assise, qui ne demande qu'à savoir de quel côté souffle le vent pour y orienter sa voile, et qui, à votre suite, l'a tournée du côté de la République, non pas en assez grand nombre, ni avec assez de force pour la fonder, car on ne fonde rien sur un terrain aussi incertain, aussi mobile, mais pour rendre la monarchie infiniment plus difficile et pour faire que, ce qui paraissait au début, ce que beaucoup croient encore la seule ancre de salut, ne semble plus être, aux yeux de beaucoup d'autres, qu'une chimère ou une aventure.

Par cette déclaration, moins artificieuse que ne le pensait M. de Guiraud, il faisait faire involontairement un pas à la question. Il y a eu trois phases dans les rapports de la majorité avec M. Thiers. Dans le principe, la majorité se sentait en désaccord avec lui, mais elle espérait le ramener, le dominer ; elle comptait, pour cela, sur les fautes du parti républicain. Quand l'espérance de se servir de M. Thiers pour fonder une monarchie parut décidément chimérique, la droite fut contrainte de le conserver à la tête des affaires jusqu'à la libération du territoire, parce que personne, excepté lui, n'était à la hauteur de la tâche. Elle se promit, dès lors, de le renverser, mais de le renverser à heure fixe. Elle se garda bien de le dire tout haut. Même le 20 janvier, elle fut aussi prodigue de démonstrations et de marques de déférence que la gauche. M. de Guiraud se crut bien profond en disant tout haut le secret de ses amis. Il se dit probablement que tout le monde le savait, et qu'il aurait le mérite de la franchise. Il ne songea pas qu'il y a des situations qu'on ne peut prolonger qu'en évitant de prononcer le mot décisif. Un femme mariée, peu scrupuleuse, peut souffrir chez elle un amant qui laisse voir son amour sans le déclarer ; elle prend même plaisir à se voir aimée ; mais si l'amant se déclare, s'il dit : Je vous aime, elle le chasse. A partir du discours de M. de Guiraud, il fut évident que la majorité avait le projet de renverser M. Thiers. Ce n'était plus qu'un ajournement. On le savait des deux parts, et personne n'avait le droit d'être étonné, quand M. Thiers disait dédaigneusement à la tribune, un jour qu'on le harcelait : Attendez, pour me pousser à bout, que le territoire soit évacué, parce qu'alors la tâche sera à la hauteur de vos courages.

On pense bien qu'il y avait une conclusion pratique au discours de M. Léonce de Guiraud. Vous n'avez, disait-il à M. Thiers, qu'à prendre un ministère homogène dans le sein de la majorité, et à gouverner en complet accord avec elle. Vous aurez ainsi une majorité de 300 voix, qui rendra tout possible.

Hélas ! c'était là l'illusion de M. de Guiraud et de ses amis. Ils croyaient être une majorité de Gouvernement, et ils n'étaient qu'une coalition. Si M. Thiers avait essayé de suivre le conseil qu'on lui donnait si naïvement, il aurait fait un cabinet homogène composé de trois légitimistes, de trois orléanistes et d'un ou deux bonapartistes, comme le fut le premier cabinet de M. de Mac-Mahon. Il le disait quelquefois à la majorité de M. de Guiraud, en lui riant au nez : Vous êtes trois concurrents pour un seul trône. Aucun de vous ne pourra s'y asseoir, parce que les deux autres se chargeront de l'en empêcher. Ne l'avons-nous pas vu ? Quand M. de Guiraud parlait, le 9 mars 1872, il était entouré des pèlerins d'Anvers, qui préparaient déjà leurs valises et leurs harangues. Les visiteurs de Frohsdorf n'étaient pas loin, ni ceux de Chislehurst, ni les membres du grand Conseil, un instant rêvé par M. de Broglie. Leurs tentatives, que tout le monde prévoyait, à l'exception peut-être de M. de Guiraud, se produisirent dans un bon ordre, comme pour bien montrer à tous les yeux combien cette majorité était homogène. Les légitimistes firent leur effort les premiers. Les autres les laissèrent prendre le pas, sans conséquence, comme on fait à une dame. Ils firent au commencement de 1872 leur pèlerinage d'Anvers, qui ne fut pas plus dangereux que ne l'avait été, sous Louis-Philippe, celui de Belgrave-Square. Ils se crurent plus près du succès, l'année suivante, à l'époque de la fusion. Le succès, sans nul doute, aurait été bien éphémère ; mais enfin, ils eurent une chance ce jour-là, à peu près comme le général Mollet avait eu autrefois la sienne. La France s'éveilla à temps, et le drapeau blanc fut définitivement relégué parmi les reliques glorieuses, qu'on aime sans les craindre. Les légitimistes ainsi écartés, le parti orléaniste entra en scène, avec la constitution de M. de Broglie ; ou plutôt, il ne fit qu'une fausse entrée ; il hasarda un pas ou deux, assez gauchement, hors de la coulisse : erreur singulière dans un parti qui avait eu jusque-là, entre autres mérites, celui de choisir son heure. Enfin, vint le moment des bonapartistes, qui tout à coup haussèrent le ton dans leurs journaux, firent des processions en Angleterre et des services funèbres à Saint-Augustin, et essayèrent quelques attroupements, agrémentés de voies de fait, à la gare Saint-Lazare.

Ces tentatives, qui étonnaient seulement par l'excès de leur naïveté, se sont reproduites sous des formes diverses chaque fois que la République a été sur le point de s'asseoir définitivement ; et elles.ont fait éclater de plus en plus l'homogénéité et le prestige de cette majorité parlementaire, fidèle, inexpugnable et surtout sincère, qui offrait son concours à M. Thiers par l'innocente et généreuse voix de M. de Guiraud.

Il avait raison, au surplus, ce galant homme, qui avait toutes /les sortes d'esprit, excepté l'esprit politique, de dire que M. Thiers rendait des services au parti républicain. Ce qu'il ne voyait pas, c'est que M. Thiers servait la République sans aucune partialité pour elle, tout simplement en servant le pays. M. Thiers, nous l'avons déjà rappelé, n'avait dans son cabinet qu'un seul ministre 'portant cocarde républicaine ; ses représentants au dehors n'étaient pas des républicains très-accentués : à Londres, M. le duc de Broglie ; à Berlin, M. de Gontaut-Biron ; à Saint-Pétersbourg, M. le général Le Flô ; à Vienne, M. d'Harcourt ; à Constantinople, M. de Vogué ; à Rome, M. de Corcelles. Les préfets avaient été pris un peu partout. Il y avait parmi eux d'anciens républicains, en très-petit nombre, quelques convertis, beaucoup d'expectants. Tout ce monde vivait sur le pacte de Bordeaux. Nais, en dépit de concessions regrettables, qu'il avait été impossible de ne pas faire, au début, M. Thiers rétablissait l'unité, et l'autorité du Gouvernement, sous la République ; il reconstituait toutes les administrations et les faisait fonctionner régulièrement, sous la République ; il rendait la sécurité aux capitaux et l'élan au travail, sous la République ; il entretenait d'excellents rapports avec les États voisins, sous la République ; il contractait un emprunt de cinq milliards, sous la République ; l'argent

du monde entier lui était offert, comme pour protester contre les attaques violentes dont la forme républicaine était l'objet. Il obtenait l'appui du parti républicain, sans lui faire aucune concession ni de principes, ni de personnes ; il lui enseignait la sagesse ; il le transformait, lentement mais sûrement, en parti de gouvernement. M. Thiers avait raison de dire : Je garde le dépôt intact, je ne favorise aucun parti. Et M. de Guiraud avait raison de répondre : Vous fondez la République.

Les droites comprirent que la durée profitait à la République, et que, si on ne pouvait rien fonder, il fallait au moins se hâter de frapper quelque grand coup qui, en entravant le progrès des idées républicaines, donnât à la réaction le temps d'aviser. Chacune des monarchies fit le dénombrement de ses adhérents : la droite pure en trouva 80 ; les autres coalisés, M. Il fallait encore négocier. Le centre droit s'efforça d'attirer à lui le centre gauche, sans y réussir. Le centre gauche, s'associant au sentiment manifeste du pays, inclinait de plus en plus à la République. Restait un seul espoir de salut. Si l'on pouvait décider M. Thiers, par des flatteries ou par des menaces, à se séparer des républicains, il deviendrait le chef du centre droit, lui apporterait sa popularité, son talent, et les forces gouvernementales. Il fallait, disait on, tenter ce dernier effort, avant d'entrer en lutte contre lui. Il semblait impossible qu'il ne fût pas effrayé des progrès croissants du radicalisme, en voyant que les quatre élections du 9 juin 1872 avaient donné pour résultats, en Corse, un bonapartiste, dans le Nord, la Somme et l'Yonne, trois radicaux. C'était bien le plan de M. de Guiraud ; mais au lieu de le porter étourdiment à la tribune, on essayait de réussir par des moyens diplomatiques. Le centre droit choisit ses ambassadeurs, qui se rendirent à la préfecture le 17 juin. Rien ne fut négligé pour gagner le Président de la République. On l'accabla de louanges et de témoignages d'amitié. Que lui demandait-on ? De revenir parmi les siens, dont il serait aussitôt le chef. Avec lui, le centre droit rallierait toutes les forces conservatrices dans les droites et dans le centre gauche. L'entrevue dura deux heures et demie. M. Thiers fut, comme ses interlocuteurs, courtois et déférent. Il déclara qu'il était conservateur autant qu'eux, il dit même : plus qu'eux. Il reprit tous les actes de son Gouvernement, et n'eut pas de peine à montrer, qu'après avoir écrasé la Commune, il avait lutté pied à pied, avec tous les moyens que lui donnait la loi, contre le progrès des doctrines socialistes et communalistes. Sans doute, le suffrage universel, toutes les fois qu'il avait l'occasion de se prononcer, nommait des républicains. Le Gouvernement ne pouvait ni s'en accuser, ni s'en faire honneur, car il répudiait toutes les pratiques de la candidature officielle. Ces épreuves renouvelées, concordantes, ne prouvaient qu'une seule chose, c'est que le système monarchique avait pris fin. Vous voulez être conservateurs, disait M. Thiers ; et moi aussi, je veux l'être ; mais il n'y a plus, pour cela, qu'une marche à suivre ; c'est de faire une république conservatrice.

Note ne saurions trop admirer, disait le lendemain dans les Débats M. John Lemoinne, la peine que se donnent les conservateurs pour fonder la République, et pour fournir à M. Thiers l'occasion de la nommer et de l'affirmer de plus en plus catégoriquement. C'est le seul résultat visible de la conférence qui a eu lieu hier à Versailles, et qui nous a paru être une répétition, au point de vue parlementaire, de ce qu'on appelait autrefois la démonstration des bonnets à poil...

L'intérêt du pays commandait de maintenir la trêve des partis, qui avait pour charte. et pour concordat cette convention indéterminée, non écrite, qu'on a appelée le pacte de Bordeaux. Quand on recherche ce que c'est au juste que le pacte de Bordeaux, on ne le trouve pas, et c'est un grand bonheur. C'est comme la constitution anglaise, qu'on ne renverse jamais, parce qu'on ne saurait où la prendre. Le pacte de Bordeaux était une sorte de contrat moral par lequel les partis s'engageaient à ne pas soulever des questions de forma de gouvernement jusqu'à ce que l'œuvre spéciale qui était la mission de l'Assemblée ait été accomplie.

Le Président s'était, on doit le reconnaître, consacré à cette œuvre avec cette passion patriotique qui est chez lui la première de toutes. A 'toutes les députations qui étaient venues, à différents intervalles, lui donner des avis ou lui adresser des remontrances, il avait uniformément répondu qu'il observerait la convention faite à Bordeaux, qu'il maintiendrait la neutralité entre les partis, et consacrerait tous ses efforts à réorganiser le pays, et à le remettre en état de choisir lui-même sa forme de gouvernement. Hier, il a changé de langage, et d'après toutes les relations qui sont faites de sa réponse, il a très-clairement affirmé sa résolution de travailler à la fondation et à la consolidation de la République. On a voulu le forcer à une déclaration de principes ; il en a fait une, et nous ne pouvons que féliciter la députation conservatrice de ce qu'elle a remporté.

Plus on avançait, et plus la lumière se faisait sur la situation réciproque. M. Thiers voyait chaque jour qu'il fallait décidément faire la République, et la droite voyait qu'il le voyait. Parmi beaucoup de scènes où l'antagonisme éclate, nous en citerons une seule, qui eut lieu le 12 juillet 1872. Il est bien clair que si la droite s'était crue en mesure de gouverner, elle aurait renversé M. Thiers ce jour-là.

Le Président de la République était à la tribune pour discuter une question d'impôt. Nous avons déjà rappelé qu'il prit part personnellement à toutes les discussions financières, avec une énergie et une compétence admirables.

On ne doit pas plus douter de nous quand il s'agit du maintien de l'ordre matériel, disait-il, que quand il s'agit de l'ordre moral. (Vives marques d'approbation.)

M. de Belcastel. — Dans cet ordre-là, vous avez tout à faire.

M. Thiers. — Mais, messieurs, vous nous avez donné une forme de gouvernement qu'on appelle.la République... (Oui ! oui ! à gauche. — Applaudissements.)

M. de Carayon-Latour. — Non ! non ! jamais !

A gauche. —  Si ! si !

A droite. — Non ! non !

M. Langlois. — Comment, non ? Et les lois que vous avez votées ?

M. Princeteau. — Il n'y a pas de forme définitive de gouvernement.

Le colonel de Chadois. — Si ! si !

M. Thiers. — Je vous demande en grâce, messieurs...

M. le comte de Rességuier. — Nous vous rappelons le pacte de Bordeaux... (Agitation.), et les engagements que vous avez pris sur l'honneur quand nous vous avons nommé chef du pouvoir exécutif. (Le bruit couvre la voix de l'honorable membre.)

M. le baron Chaurand. — Il n'est pas exact de dire que nous vous avons confié une forme de gouvernement. (Bruit croissant.) Lorsque nous avons constitué le pouvoir exécutif à Bordeaux, il a été expressément convenu que la forme de gouvernement était réservée.

Un grand nombre de membres se lèvent à droite et gauche, et s'interpellent avec vivacité. —

M. Thiers. — Calmez-vous, messieurs !

M. le baron Chaurand. — Vous avez pris l'engagement solennel de respecter la réserve posée par l'Assemblée.

A gauche. — Vous n'avez pas la parole. — A l'ordre ! à l'ordre !

M. le vicomte d'Aboville. — On nous avait juré, à Bordeaux, devant l'histoire, qu'on ne ferait rien pour préjuger la forme du gouvernement.

M. le baron Chaurand, cherchant à dominer le bruit. — Il y a un contrat passé entre l'Assemblée et le chef du pouvoir exécutif. L'Assemblée l'a fidèlement observé, et vous, vous le violez en affirmant la République que nous n'avons pas acceptée... (On n'entend pas ! on n'entend pas !) et que nous ne voulons pas. Aux termes du pacte de Bordeaux, nous demandons que vous retiriez cette assertion : que nous vous avons confié une forme de gouvernement qui est la République. (Le bruit continue et le tumulte augmente.)

M. le vicomte de Lorgeril, se levant. — La République nous a donné la Commune.

M. Thiers. — Calmez-vous, messieurs, je vous en supplie. Si vous voulez me laisser achever ma phrase, vous verrez... (Nouvelle interruption.)

M. le marquis de Franclieu. — Vous n'avez pas le droit de nous imposer la République, et nous avons le droit de protester contre vous.

M. Thiers. — Je vais avoir fini, si vous voulez bien me laisser achever ma pensée.

L'honorable préopinant a parlé du maintien de l'ordre, permettez-moi d'en parler, moi aussi ; vous allez voir dans quelle intention je le fais.

Je n'ai pas voulu par ces expressions entreprendre sur votre foi que je connais, que je respecte profondément ; j'ai voulu parler d'un fait actuel, de la forme du gouvernement.

M. Dahirel. — Elle n'est que provisoire !

M. Thiers. — Mais, messieurs... (Nouvelle interruption.)

Messieurs, quand vous êtes devant un homme qui n'a, à aucun degré, l'intention de réveiller les passions politiques, de les froisser, de les blesser...

Un membre à droite. — Et qui n'y manque jamais. (Bruit.)

A gauche. — A l'ordre ! à l'ordre !

M. le Président. — Messieurs ; veuillez faire silence.

M. Thiers. — Je répète, messieurs, que je ne veux pas entreprendre sur votre foi, que je connais, que je respecte profondément...

M. Princeteau. — Dites sur notre droit !

M. le Président. — Monsieur, vous n'avez pas apparemment la prétention de refaire les phrases de l'orateur ; et comme il ne dit rien qui vous blesse, vous n'avez pas le droit de l'interrompre.

M. Princeteau. — J'ai la prétention de ne pas me

laisser confisquer mon droit, ni celui de l'Assemblée.

M. le Président. — Messieurs, je vous prie de laisser parler M. le Président de la République. Vous me forcerez à rappeler à l'ordre quiconque l'interrompra. L'émotion a été beaucoup trop vive, et a duré beaucoup trop longtemps.

 

Il faut dire ici, pour ceux qui n'ont pas l'habitude des assemblées, que les comptes rendus officiels, quoique admirablement faits, ne donnent pas même une faible idée des tumultes parlementaires. Celui-ci dépassa tout ce qu'on pouvait imaginer. C'était le déchaînement des passions les plus violentes. Et quelle en était l'origine ? M. Thiers avait dit qu'on lui avait remis entre les mains, à Bordeaux, la forme républicaine. Pouvait-on le nier ? Ne lui avait-on pas, plus tard, à Versailles, conféré le titre de Président de la République ? L'avait-on oublié ? Avait-il dit que la République était autre chose qu'un gouvernement de fait ? Vraiment non. Rien, dans ses paroles, ne justifiait les injures dont on l'accablait. La colère de la droite contre la République, et contre l'homme qui ne la combattait pas, avait fait explosion sur le plus vain prétexte, parce qu'on en était déjà à ne savoir plus se contenir.

M. Thiers reprit la parole. Il se dominait toujours dans ces grands orages.

Je respecte la foi de tout le monde, j'ai trop la connaissance des hommes, du temps, des partis divers, pour ne pas avoir appris à les respecter tous quand ils sont sincères...

Je ne voudrais blesser aucune opinion, surtout celle des hommes qui siègent de ce côté (la droite). Mais j'ai entendu dire, permettez-moi le mot et laissez-moi le prononcer sans tressaillir de colère, j'ai entendu quelquefois dire : C'est la République, soit, mais la République conservatrice ! (Bruits à droite. — Très-bien ! très-bien ! à gauche.)

Eh bien ! c'est la Providence, messieurs, heureusement plus grande que nous, plus sensée que nous, plus calme que nous, qui décide de la forme des gouvernements. Vouloir entreprendre sur elle est une puérilité ridicule, je dirai presque méprisable. Je n'ai pas cette prétention. Mais le fait étant donné, je vous dis : Quant à nous, tant que nous serons sous cette forme de gouvernement, et que la Providence nous y maintiendra./. (Mouvement.) je ne sais quelle sera la forme future du gouvernement ; mais si je puis quelque chose à celle-ci, ce sera la République conservatrice ; oui, la République profondément conservatrice... (Longs applaudissements et bruyantes acclamations à gauche. — Protestations très-vives à droite.)

M. Depeyre. — Et le pacte de Bordeaux ?

M. le marquis de Dampierre. — Vous nous avez ait le contraire à Bordeaux ; oui, le contraire, à nous personnellement !

M. le comte de Rességuier. — Nous restons fidèles au pacte de Bordeaux, mais vous, vous l'oubliez ! Nous invoquons votre parole d'honnête homme ! (Agitation de plus en plus vive. — Un grand nombre de représentants de la gauche sont debout et continuent à applaudir M. le Président de la République.)

M. le marquis de Mornay. — Je demande que le compte rendu constate de quel côté sont partis les applaudissements, après les paroles de M. le Président de la République.

M. Lacretelle. — La France crie bravo pour nous !

M. Thiers. — Messieurs, calmez-vous, je vous prie. (Bruit.) Messieurs, je vous en supplie, veuillez m'écouter !

M. Carayon-Latour. — Monsieur le Président dé la République, attendez le silence pour vous, expliquer. Répétez vos paroles de Bordeaux, et tout le monde sera satisfait !

M. le comte de Rességuier. — J'affirme... (Violentes réclamations sur plusieurs bancs. Cris : à l'ordre ! à l'ordre !)

M. le Président. — Veuillez, messieurs, ne pas renouveler ces incessantes interruptions.

M. Thiers. — Encore une fois, messieurs...

M. Baragnon. — Monsieur le Président, dites-nous au moins un mot qui nous dispense de vous répondre aujourd'hui ! (Exclamations et murmures à gauche. Approbation à droite.)

M. Thiers. — Je sens, comme vous, qu'avant que l'Assemblée se sépare, il faut une explication bien précise, bien positive, pour l'Assemblée, pour le pays. (Oui ! oui ! — Très-bien ! très-bien !)

Quant à moi, je suis loin de la fuir. Il m'est odieux de marcher dans l'obscurité... (Très-bien !), et surtout quand il s'agit du gouvernement, quand il s'agit du repos du pays, qui ne peut se trouver que dans la satisfaction de toutes les opinions honorables. Il faut que toutes les obscurités disparaissent. Seulement, permettez-moi de vous dire que vous êtes très-animés ; reconnaissez à la vivacité de vos mouvements que ce n'est pas le moment de donner une interprétation calme, tranquille et juste, de ce que vous appelez le programme de Bordeaux. Remettons-la à une heure plus convenable, et vous verrez que je ne veux ni en atténuer, ni en changer le sens...

 

L'Assemblée commençait enfin à se calmer, parce que les hommes n'ont qu'une somme de bruit et de colère à dépenser dans un temps donné. M. Thiers reprit alors les paroles qu'il prononçait au début de ce grand orage.

Ce n'est pas moi, dit-il, qui ai introduit la politique à côté de la finance. Mon honorable contradicteur, très-involontairement, en parlant des augmentations futures d'impôts, a parlé d'ordre, et j'ai dû en parler aussi. Je commis d'autre crime que celui de suivre cet honorable contradicteur sur le terrain où il s'était placé.

J'ai dévoué ma vie au pays : je n'entends.pas la politique de mon pays autrement que reposant sur la paix au dehors et sur l'ordre moral, aussi bien que sur l'ordre matériel. J'ai la conviction complète du maintien de l'ordre matériel. Quand à l'ordre moral, je ferai ce que je pourrai, mais si l'on peut avec cent mille hommes près de cette Assemblée répondre de l'ordre matériel, vous voyez bien qu'ici les paroles les plus douces ne sont pas accueillies... (Bruyantes réclamations à droite.)

M. Depeyre. — Oui, c'est entendu ! c'est nous qui sommes les hommes du désordre, et les hommes d'ordre sont là-bas !... (M. Depeyre désigne le côté gauche.)

 

Ces paroles de M. Depeyre étaient dites dans un sens ironique ; mais beaucoup de bons esprits les prenaient, et les prennent encore au pied de la lettre.

Des scènes pareilles étaient une maladresse, comme tous les partis en commettent. Elles déconsidéraient quelque peu la droite, elles déconsidéraient le Parlement ; elles ajoutaient à la fatigue de M. Thiers, qui depuis deux ans supportait un travail surhumain ; elles diminuaient certainement l'autorité du Gouvernement, et elles l'auraient absolument détruite, si la droite avait été moins impopulaire ; elles donnaient le droit aux étrangers de dire que nous n'avions pas de gouvernement, et que peut-être nous n'arriverions jamais à en avoir un. Voilà la part du mal ; quant à la part du bien, même pour la droite, à son point de vue, dans son intérêt de parti, c'est en vain qu'on la chercherait. Elle n'était pas toujours si mal inspirée. Elle le montra dans la création du Conseil d'État.

Le Gouvernement demandait à nommer lui-même les conseillers. La commission, organe de la majorité, proposa de les faire nommer par la Chambre. La discussion fut très-brillante ; M. Gambetta, M. Bertauld, M. Bardoux, M. Dufaure, y prirent une grande part. Ils eurent, pour principaux antagonistes, M. Batbie, M. de Kerdrel, un député, d'ailleurs assez peu connu, M. Giraud, qui discuta avec habileté, M. Saint-Marc Girardin. Les arguments de part et d'autre étaient prévus, parce que c'est une de ces questions sur lesquelles on a tout dit. Ils furent soutenus de part et d'autre avec force, et sans doute avec sincérité. Cependant, s'il faut l'avouer, derrière toutes ces raisons plus ou moins solides, se cachait l'intérêt politique, et c'est lui qui menait tout. Le Gouvernement voulait nommer, parce que c'était lui ; et la gauche voulait que le Gouvernement nommât, parce qu'elle était en confiance avec le Gouvernement, et en défiance avec la majorité. Un orateur de la droite s'étonnait beaucoup dé voir la gauche se préoccuper de fortifier le Gouvernement. La gauche répondait, avec raison, que les plus libéraux veulent un Gouvernement fort. Ce qui importe, c'est de faire exactement la part de l'autorité et celle de la liberté. Le domaine de l'État doit être restreint à ce qui est nécessaire ; mais il faut qu'en restant dans ces justes limites, l'autorité soit très-forte ; il le faut, même pour la liberté. C'est donc faire une mauvaise querelle aux libéraux que de leur répéter sans cesse qu'ils doivent, en vertu de leurs principes, approuver toutes les propositions tendant à affaiblir le Gouvernement. Au fond celui qui faisait cette querelle à la gauche n'était pas dupe de ses propres arguments.

On savait très-bien que la gauche voulait tout simplement avoir des conseillers républicains ; et qu'elle comptait sur le Gouvernement pour lui en donner, tandis que les conseillers nommés par la majorité seraient, comme de raison, faits à l'image de la majorité. Est-ce que la droite avait des motifs d'une autre sorte ? Elle avait voulu faire élire les maires par les conseils municipaux ; à présent, elle voulait faire nommer les Conseillers d'État par le Parlement ; là-dessus, elle exaltait son libéralisme, et quelques républicains d'humeur facile lui disaient qu'elle était la plus libérale des Assemblées. Cette même majorité, quand elle fut au Gouvernement, ne rêva plus que de transformer les maires eu agents dociles du pouvoir central, et le mit de nommer les conseillers d'État, qu'elle avait refusé M. Thiers, elle fut la première à la revendiquer pour M. de Mac-Mahon. On ne peut faire de remakes, à ce sujet ni à la droite, ni à la gauche. Ce serait leur reprocher d'être des partis. Tant que la forme du Gouvernement n'est pas définitivement fixée, les partis ménagent leurs intérêts dans toutes les questions politiques, et c'est une des plus regrettables conséquences des situations révolutionnaires.

On discutait la loi du conseil d'État, en 1872, dans les conditions les plus étranges. D'abord, on n'avait pas même encore la constitution Wallon, qui n'est que l'ombre d'une constitution ; on en était à la constitution Rivet et au pacte de Bordeaux. Personne ne pouvait dire si ce conseil, que l'on organisait à tous risques, ferait partie d'un gouvernement républicain ou d'un gouvernement monarchique : c'était une première anomalie. En voici une seconde. Aurions-nous deux chambres, ou une seule ? Qui ne voit de quelle importance est la réponse, pour l'organisation d'un conseil d'État ? La gauche disait : Gardez votre conseil provisoire jusqu'à ce que vous sachiez ce que vous êtes. Ce n'était pas le compte de la droite, qui tenait surtout à nommer les conseillers. Nous allons d'abord, disait-elle, construire cet important rouage ; et nous l'adapterons tant bien que mal à la constitution, quand elle sera faite.

Ce n'est pas tout. Il était déjà évident que la majorité du pays était à gauche. Au contraire, la majorité de la Chambre était à droite. Cela se voit assez souvent à la fin d'une législature. Mais les autres législatures ont leur terme marqué ; celle-ci devait elle-même mettre un terme à son mandat. La majorité avait donc tout intérêt, premièrement, à reculer l'époque de la dissolution ; secondement, à laisser après elle, partout où elle le pourrait, des représentants de sa politique. Sa seule chance de renaître, après la dissolution, était de laisser, en s'en allant, le pouvoir dans des mains amies. Qui chercherait ailleurs le secret du 24 mai, serait bien sûr de se tromper. On n'en était encore, en 1872, qu'au conseil d'État. M. Bertauld disait : C'est le conseil du Gouvernement, il est donc juste qu'il le choisisse. C'est bien à cela, en vérité, que pensait la droite ! Elle s'emparait d'un fort détaché, en attendant qu'elle se sentit en état d'investir la place.

Rien n'était plus curieux que d'entendre les raisonnements de M. Giraud. On craint, disait-il, un désaccord entre le Gouvernement et le Conseil que 'noua aurons nommé : comment cela serait-il possible ? N'est-ce pas la majorité de l'Assemblée qui a nommé M. Thiers, et qui maintient son cabinet ? Quel moyen plus assuré de garantir la concorde entre le conseil d'État et le cabinet, que de leur donner une origine commune ? Quand M. Giraud parlait ainsi, il savait que le Gouvernement de M. Thiers n'avait pas été fait par la majorité qu'il avait alors devant lui, mais par l'Assemblée entière et par la France entière ; il savait bien que le cabinet n'était pas pris dans la majorité, puisque ses amis s'en plaignaient quasiment à toutes les séances ; et il savait bien, malgré tout le désir qu'on pouvait avoir à droite de s'éterniser, que la majorité disparaîtrait avant le conseil qu'elle allait élire. Encore une fois, tous ces arguments ne trompaient personne. M. Thiers avait demandé la nomination des conseillers par le Gouverne-

ment ; M. Dufaure avait présenté un projet dans ce sens ; il prononça, contre le système de l'élection, un de ses plus fermes discours. Mais la majorité n'en eut pas le démenti ; et elle eut un conseil d'État fait par par elle et pour elle.

Il faut relever, dans la discussion, ce détail. M. Dufaure parlait du conseil d'État de 1849, que l'Assemblée de cette époque voulait armer contre le président Louis-Napoléon. Le conseil d'État, disait-il, était créé en présence d'un pouvoir rival contre lequel l'Assemblée avait besoin de se prémunir.

Sommes-nous dans la même situation ?

On cria à droite : Oui ! oui !

De bruyantes réclamations s'élevèrent aussitôt à gauche. Messieurs, dit M. Dufaure, je ne dédaigne pas les interruptions ; elles sont quelquefois l'expression irréfléchie d'une pensée profonde.

La prorogation de cette année 1872, — du 3 août au il novembre, — fut une période troublée. D'abord les sujets d'agitation secondaires ne manquaient pas. Il y eut des grèves dans le Nord ; le Gouvernement les réprima avec une énergie jusque-là inconnue, qui coupa le mal dans sa racine. Le clergé, se sachant appuyé par la droite, avait fait signer de tous côtés, jusque dans les écoles primaires et les ouvroirs de petites filles, des pétitions en faveur de Pie IX ; et il avait mis en route deux sortes de pèlerins : les uns allant à Rome, protester contre l'Italie ; les autres, plus nombreux, se dirigeant vers Sainte-Anne, Paray-le-Monial, la Saiette, et principalement vers Lourdes, dont les miracles étaient plus récents et par conséquent plus en vogue. Cette campagne inquiétait l'Italie, qu'elle menaçait directement, et l'Allemagne, qui affectait de nous représenter comme placés entre deux écueils, la démagogie et le cléricalisme, et qui, disait-elle, ne v6ulait souffrir à ses portes ni communistes ni jésuites. M. Thiers, malgré les impatiences de Mgr Dupanloup, avait obtenu, en invoquant la raison d'État, l'ajournement du rapport sur les pétitions ; mais il fallait user de beaucoup de ménagements envers les pèlerinages, qui étaient l'exercice d'un droit, et auxquels on ne pouvait imposer d'autres restrictions que les règlements de police les plus indispensables. Les troupes de pèlerins, qui traversaient de grands parcours, n'étaient pas toujours en pays amis. Peu s'en fallut qu'à Nantes il n'y eût des collisions. Cette agitation cléricale, pour le dire en passant, a eu des intermittences curieuses. Elle fut très-vive à la fin du Gouvernement de M. Thiers. Elle disparut pendant la période de réaction qui suivit le 24 mai, pour renaître, après les élections générales, avec le triomphe de la République. On dirait que les meneurs ne sont préoccupés de la situation du pouvoir temporel à Rome, que quand ils ne sont pas maîtres de la direction politique à Paris. L'agitation cléricale, en septembre et octobre 1872, était compliquée de l'agitation croissante des partis monarchiques. Nous avons dit pourquoi les chefs de la droite croyaient le moment venu d'une lutte décisive contre la République. Leurs intrigues dans le parlement étaient accompagnées d'un redoublement de violence dans les journaux qu'ils tenaient à leur solde. Pendant que les orléanistes et les légitimistes cherchaient des alliances dans le monde politique, et interrogeaient anxieusement les chefs de l'armée, les bonapartistes qui n'avaient pas encore établi leur puissance sur les conservateurs royalistes de l'Assemblée, comptaient surtout sur les foules. Ils ne pouvaient se persuader que leurs anciens tours étaient connus de toute la galerie, et ne seraient plus accueillis que par des sifflets. Ils revenaient aux moyens démagogiques qui leur avaient réussi en 185/. Ils eurent leurs pèlerinages à Chislehurst, leurs rendez-vous dans les églises. Ils célébrèrent des services. funèbres pour le repos de Napoléon III, ce qui était assurément bien légitime, mais ils les transformèrent, autant que possible, en manifestations politiques. Ils voulurent faire dire une messe solennelle dans la basilique de Saint-Denis, réservée aux funérailles des souverains, et ils y seraient parvenus subrepticement, sans l'habileté et la fermeté de M. Camille Sée, ancien secrétaire général du ministère de l'intérieur pendant le siège, et alors sous-préfet de l'arrondissement. La France se trouva inondée de petits livres, d'almanachs impériaux, de photographies ; il y eut, dans les ateliers, une propagande active ; on apprit que le parti avait un chef rétribué, une police, des agents quasi-officiels, dont quelques-uns appartenaient encore à l'administration du pays. M. Thiers voyait ce renouvellement d'audace avec inquiétude. Il disait souvent que la France conserverait probablement la République, mais que, si elle optait pour une monarchie, ce serait pour l'empire. Il recommanda partout la vigilance et des décisions promptes. Des journaux impérialistes, publiés dans les départements en état de siège, furent l'objet de mesures sévères. Le prince Napoléon, qui allait en Corse, prendre possession de son siège de conseiller général, et dont le voyage était l'occasion de manifestations politiques, fut ramené à la frontière. La commission de permanence réclama ; mais à ces réclamations M. Thiers fit cette unique réponse : Je reconnais que c'est une question de responsabilité ministérielle et gouvernementale ; vous nous interpellerez au retour de l'Assemblée.

Le principal souci du Gouvernement, au milieu de ces graves sujets de préoccupations, lui vint des républicains. Jusque-là, ils lui avaient montré une extrême déférence. Pendant cette prorogation, quelques-uns des plus avancés et des plus impatients entreprirent de célébrer par des banquets et des discours l'anniversaire du 4 septembre. M. Thiers résolut de s'y opposer. On ne manqua pas de dire dans les journaux que le Gouvernement avait peur des manifestations républicaines ; il avait peur surtout du contre-coup produit sur la droite, et il pensait que s'il se commettait, dans ces réunions, quelque exagération de langage, l'effet en serait désastreux pour la République. Les mots, en France, sont des événements. On conquiert la popularité pour un mot ; un mot vous fait tomber dans un discrédit irrémédiable : il y a, dans les deux sens, des exemples illustres. Le Gouvernement réussit à éviter la commémoration du 4 septembre ; mais aussitôt on se rejeta sur le 21, anniversaire de la proclamation de la première République. M. Victor Lefranc prescrivit aux préfets d'empêcher des manifestations qui ne pouvaient être ni convenables dans un temps de deuil, ni complètement inoffensives en présence de la violence des partis. Un banquet qui voulait être privé, mais où le Gouvernement vit les caractères d'une réunion publique, fut interdit à Chambéry. Aussitôt on organisa à Grenoble une soirée, strictement privée, où l'on n'entra que par billets, et à laquelle le Gouvernement, fidèle observateur de la loi, se garda bien d'apporter la moindre entrave. M. Gambetta y prononça un de ces discours retentissants, comme il sait les faire. Tous les journaux le reproduisirent. La droite affecta d'y voir des déclarations socialistes et communistes, qui n'y étaient nullement ; mais elle y trouva, à chaque phrase, la condamnation de sa politique et la demande d'une dissolution immédiate. C'en était assez pour expliquer une colère qui était réelle et dont elle jugea utile d'exagérer l'expression. M. Thiers, très-mécontent des embarras qu'on lui suscitait, éprouva lui-même une grande irritation, et s'en exprima avec vivacité dans le sein de la Commission de permanence.

A ce moment de notre histoire contemporaine, après tant de circonvolutions, de marches et de contremarches, les deux armées étaient enfin en présence : la droite contre la gauche ; la monarchie, — les trois monarchies,- contre la République. La droite avait voulu mener M. Thiers ; puis, ne pouvant le mener, elle avait voulu le gagner ; puis, elle avait voulu l'effrayer. À présent, comprenant que, s'il durait, il ferait durer la République, et que, si la République durait, elle deviendrait promptement invincible, la droite voulait renverser M. Thiers ; et comme elle était d'accord pour détruire, non pour fonder, et qu'elle avait la majorité dans l'Assemblée, du moment qu'elle voulait le renverser, elle le pouvait. Elle lui laisserait seulement les heures nécessaires pour achever la tâche où personne ne pouvait le remplacer ; le jour où le territoire serait délivré, pour récompense, elle mettrait par terre le libérateur. La France républicaine, voyant cela, voulait prendre les devants et chasser la majorité, qui se disposait à chasser la République. La situation était donc devenue facile pour tout le monde, excepté pour le Gouvernement.

Pour le Gouvernement, elle était plus inextricable que jamais. Il était en présence d'une impossibilité et d'une énigme. L'énigme, c'étaient les élections générales, conséquence immédiate de la dissolution : que donneraient-elles ? Il était hors de doute que la majorité d'une nouvelle Chambre serait républicaine. Quelles que fussent d'ailleurs les surprises du scrutin, on pouvait regarder ce point comme acquis. Nais cette majorité serait-elle conservatrice ? Là était le doute, fis doute sérieux. Serait-elle sage ? Pour la France et pour la République, pour l'honneur, pour la durée de la République, il fallait que la constitution fût faite avec prudence, maturité, et dans un esprit conservateur. Le Gouvernement ne pouvait avoir aucune certitude à cet égard ; c'était une chance à courir. Mais quand même il aurait été disposé à faire courir au pays cette chance redoutable, il n'avait ni le droit, ni le pouvoir de s'associer au mouvement dissolutionniste. Il n'en avait pas le droit, puisqu'il n'était pas autre chose qu'une émanation de la Chambre. La même loi qui aurait dissous la Chambre aurait détruit le Gouvernement. Qu'aurait valu le testament de cette Chambre mourante ? Pour qui aurait-elle testé ? Pour -des représentants des opinions de sa majorité, non pas pour des républicains ayant contribué à sa chute. Le testament n'était rien ; elle avait un aube moyen de donner de la force à ses idées ou tout an moins de jeter le désarroi parmi noua. Longtemps avant de mourir, elle aurait brisé le Gouvernement ; il suffisait, pour cela, d'un vote. Le Gouvernement de M. Thiers, ainsi prévenu dans ses desseins, se serait soumis. Aucune force humaine ne l'aurait déterminé à sortir des voies légales. D'ailleurs, il était engagé par sa parole donnée à Bordeaux, par ses déclarations fréquemment renouvelées depuis plus d'un an, à la tribune et ailleurs. Ce ne serait donc pas lui, ce serait un Gouvernement de droite, qui présiderait aux élections. Pour toutes ces raisons, le Gouvernement ne pouvait pas s'associer au mouvement dissolutionniste. Il ne pouvait pas davantage aller à la droite puisqu'il voyait que la droite était en dissentiment avec la majorité du pays, et, raison encore plus puissante, raison toute-puissante, puisqu'il était d'avis lui-même que la République devait être faite. La conséquence était de maintenir la Chambre actuelle, et d'y faire une majorité républicaine, décidée à soutenir M. Thiers sans lui demander aucune concession de principe.

Cette ligne de conduite n'était pas seulement la meilleure à tenir, c'était la seule. Quand on y pense à présent, après un intervalle de cinq ans, il semble que rien ne fut plus facile ; rien n'était plus difficile au contraire, parce que la gauche, aujourd'hui si bien unie, était alors très-divisée, sinon dans les votes importants, au moins dans les aspirations et les sentiments des groupes qui la composaient. Elle contenait dans ses rangs quelques républicains exaltés, que le mot de République conservatrice effarouchait, et auxquels on attribuait, à tort sans doute, un peu par la faute de leur langage et de leurs alliances au dehors, des arrière-pensées conformes aux visées de la démagogie. M. Thiers ne perdait pas une occasion d'affirmer qu'il n'avait rien de commun avec ces exaltés, ces inconsidérés ; rien de commun avec la politique qu'ils pratiquaient et les théories qu'on leur prêtait. Il n'allait pas cependant jusqu'à les repousser et les provoquer, parce qu'il avait besoin de leurs voix dans les occasions solennelles. Son effort devait être de chercher une majorité républicaine et conservatrice, en gagnant quelques voix du centre droit. L'effort de la droite au contraire devait être de l'obliger à rompre tout d'abord avec l'extrême gauche, pour le tenir prisonnier. Telle était la conduite que la logique elle-même imposait à M. Thiers et à ses ennemis ; et telle est en effet la conduite qui fut tenue de part et d'autre. D'un côté, M. Thiers lança son message pour créer une majorité conservatrice et républicaine. De l'autre, M. Changarnier lança son interpellation pour diviser en deux le parti républicain, et ôter au Gouvernement son seul point d'appui.

 

IV

Le message fut lu à la Chambre le mercredi 13 novembre, deux jours après la rentrée, par M. Thiers lui-même. Il l'avait lu la veille seulement au conseil des ministres. Sept ministres sur neuf l'entendirent alors pour la première fois. Le conseil l'approuva, et l'admira. Aucune objection ne fut faite ; aucune modification ne fut proposée. Il y eut, chez quelques-uns, un peu de surprise. Malgré les déclarations que M. Thiers avait multipliées pendant la prorogation et pendant le dernier mois de la session précédente, on ne s'attendait pas à tant de netteté et de fermeté. On comprit qu'il voulait avertir sérieusement le pays et l'Assemblée, et leur bien faire entendre que la seule chance de salut qui nous restât était d'accepter la République, et de faire, de cette forme de gouvernement définitivement acceptée et consolidée, non-seulement l'alliée, mais la sauvegarde de tous les principes conservateurs. Nous remettons sous les yeux du lecteur, malgré son étendue, toute la partie politique de ce document, un des plus considérables de l'histoire contemporaine.

Nous venons, messieurs, de vous faire connaître exactement la véritable situation du pays, et nous nous sommes tendus spécialement sur sa situation financière et commerciale, parce que c'est celle qui importe le plus à notre crédit, et que le crédit constitue, à côté de notre armée qui se réorganise avec une singulière promptitude, les deux éléments de notre puissance. Ainsi, après la guerre la plus malheureuse, après la guerre civile la plus terrible, après l'écroulement d'un trône qu'on avait cru solide, la France a vu toutes les nations empressées de lui offrir leurs capitaux, son crédit mieux établi que jamais, huit milliards acquittés en deux ans, la plus grande partie de ces sommes transportée au dehors sans trouble dans la circulation, le billet de banque accepté comme argent, les impôts, quoique accrus d'un tiers, acquittés sans ruine pour le contribuable, l'équilibre financier rétabli ou près de rétro, deux cents millions consacrés à l'amortissement, et l'industrie, le commerce s'augmentant de plus de sept cents millions en une seule année ! Ces résultats que nous n'oserions pas remettre sous vos yeux s'ils n'étaient la preuve frappante de la force vitale du pays, à quoi les devons-nous, messieurs ? Nous les devons à une cause, à une seule : au maintien énergique de l'ordre. (Vif assentiment sur un grand nombre de bancs.)

Avec l'ordre, nos ateliers se sont rouverts, les bras ont repris leur activité, les capitaux étrangers, loin de nous fuir, les capitaux français, loin de se cacher, sont revenus vers nous, le calme a reparu avec le travail, et déjà la France relève la tête, supporte sans les oublier d'inconsolables douleurs, et, chose surprenante encore ! une forme de gouvernement qui, d'ordinaire, la troublait profondément, commence à entrer peu à peu dans ses habitudes... (Acclamation d'assentiment à gauche et au centre gauche.)

Une voix à droite. — C'est une erreur !

M. Thiers. — ... ne l'empêche pas de revenir à la vie, à l'espérance, à la confiance, confiance qu'elle inspire aux autres en l'éprouvant elle-même. (Nouvelle et vive adhésion à gauche.)

Et, puisque j'approche inévitablement des sujets brûlants du jour, je dirai à ceux qui, depuis longtemps, ont donné leur foi à la République, comme à l'idéal de gouvernement le plus conforme à leur pensée et le plus approprié à la marche des sociétés modernes, je leur dirai : C'est par vous surtout que l'ordre doit être passionnément désiré... (Oui ! oui ! très-bien ! à gauche. Exclamations et rires ironiques à droite.) car, si la République, déjà essayée à deux reprises et sans succès, peut réussir cette fois, c'est à l'ordre que vous le devrez. (C'est vrai ! très-bien ! au centre et à gauche.)

Faites-en donc votre œuvre, votre souci de tous les jours ! Si l'exercice de certain droit qui appartient aux peuples libres peut inquiéter le pays, sachez y renoncer momentanément, et faites à la sécurité publique un sacrifice qui profitera surtout à la République. S'il était possible de dire que l'ordre n'est pas un intérêt égal pour tous, j'oserais affirmer qu'il est votre intérêt essentiel à vous, et que, lorsque nous travaillons à le maintenir, nous travaillons pour vous, plus que pour nous-mêmes. (Mouvement approbatif au centre gauche.)

M. de Belcastel. — C'est pour la France qu'il faut travailler !

M. Thiers. — Messieurs, les événements ont donné la République, et remonter à ses causes pour les discuter et pour les juger, serait aujourd'hui une entreprise aussi dangereuse qu'inutile. La République existe...

Voix à droite. — Non ! Non !

M. le baron Chaurand. — Nous avons dit le contraire à Bordeaux.

M. Thiers. — Je prie toutes les opinions d'attendre, et de ne pas se hâter de blâmer ou d'approuver.

Je reprends :

La République existe : elle est le gouvernement légal du pays ; vouloir autre chose serait vouloir une nouvelle révolution, et la plus redoutable de toutes. Ne perdons pas notre temps à la proclamer ; mais employons-le à lui -imprimer ses caractères désirables et nécessaires. Une commission nommée par vous, il y a quelques mois, lui donnait le titre de République conservatrice. Emparons-nous de ce titre, et tâchons surtout qu'il soit mérité. (Très-bien !)

Tout gouvernement doit être conservateur, et nulle société ne pourrait vivre sans un gouvernement qui ne le serait point. (Assentiment général.) La République sera conservatrice, ou elle ne sera pas. (Sensation.)

M. Thiers montrait ensuite combien il serait inique et téméraire de s'appuyer sur le suffrage universel, pour faire une République qui serait celle d'un parti.

La République n'est qu'un contre-sens si, au lieu d'être le gouvernement de tous, elle est lé gouvernement d'un parti quel qu'il soit. (Bravos et applaudissements sur un grand nombre de bancs.) Si, par exemple, on veut la représenter comme le triomphe d'une classe sur une autre, à l'instant, on éloigne d'elle une partie du pays ; une partie d'abord, et le reste ensuite. (Oui ! oui ! c'est vrai !)

Quant à moi, je ne comprends, je n'admets la République qu'en la prenant comme elle doit être, comme le gouvernement de la nation qui, ayant voulu longtemps, et de bonne foi, laisser à un pouvoir héréditaire la direction partagée de ses destinées, mais n'y ayant pas réussi par des fautes impossibles à juger aujourd'hui, prend enfin le parti de se régir elle-même, elle seule, par ses élus ; librement, sagement désignés, sans acception de parti, de classe, d'origine, ne les cherchant ni en haut, ni en bas, ni à droite, ni à gauche, mais dans cette lumière de l'estime publique, où les caractères, les qualités, les défauts se dessinent en traits impossibles à méconnaître, et les choisissant avec cette liberté dont on ne jouit qu'au sein de l'ordre, du calme et de la sécurité. (Bravos et acclamations à gauche.)

Deux années écoulées sous vos yeux, sous votre influence, sous votre contrôle, dans un calme presque complet, peuvent nous donner l'espérance de fonder cette République conservatrice, mais l'espérance seule ; et qu'on ne l'oublie pas, il suffirait de la moindre faute pour faire évanouir cette espérance dans une désolante réalité. (Mouvement et rumeur à droite.)

 

La droite murmurait au moment où M. Thiers donnait à la gauche ces sages conseils, ces avertissements sévères. M. Thiers disait que la République ne pourrait se fonder qu'au prix d'une sagesse extrême ; mais enfin il disait qu'elle pourrait se fonder, et c'était là ce que la droite ne pouvait souffrir. Aujourd'hui qu'aux deux années écoulées dans un calme presque complet, on peut ajouter six autre. années écoulées dans un calme absolu, et troublées seulement une première fois par la fusion, une seconde fois, à la date du 16 mai, par le retour agressif de la droite contre la République, ceux qui voient la République fondée et puissante, et qui ne tiennent pas un compte suffisant de la différence des époques, peuvent trouver le langage de M. Thiers bien froid et bien circonspect ; ils, peuvent dire qu'il a bien moins pour but d'affirmer la République que de montrer aux républicains à quel point ils ont besoin de réserve, de modération et de patience ; mais, en novembre 1872, cette déclaration solennelle, qu'il fallait souhaiter le maintien de la République, et qu'on pouvait l'obtenir à force de sagesse, faite dans un message officiel, par le chef du Pouvoir exécutif, et par un homme qui avait le passé et l'autorité de M. Thiers, remplissait la gauche de joie, et la droite d'indignation.

M. Thiers, dans la suite de son message, touchait au grand argument des monarchistes : la France républicaine isolée et sans alliances au milieu des souverains de l'Europe.

Les souverains étrangers sont assez éclairés aujourd'hui. pour ne voir dans la France que la France elle-même. Est-elle ordonnée, elle convient à tous ; est-elle non-seulement ordonnée, mais forte, elle convient à ceux qui désirent un juste équilibre entre les puissances de l'univers. Or, j'ose affirmer que les efforts que la France a faits depuis bientôt deux ans lui ont valu une estime dont elle a déjà reçu de nombreux témoignages. Et ce n'est pas à tel ou tel parti, à tel ou tel homme, que s'adressent ces témoignages, mais à la France, à la France seule, et à la conduite qu'elle tient pour réparer des fautes qu'elle n'a pas commises, mais qu'elle expie parce qu'elle les a laissé commettre. (Vives et nombreuses adhésions.)

Eh bien, je le déclare, parce que j'ai, par devoir, les yeux sans cesse fixés sur l'Europe, la France n'est pas isolée, et il dépend d'elle d'être, au contraire, entourée d'amis confiants et utiles. Qu'elle soit paisible sous la République, et elle n'éloignera personne. Qu'elle soit agitée sous une monarchie chancelante, et elle verra le vide se faire autour d'elle sous une forme de gouvernement aussi bien que sous l'autre. (Vives approbations à gauche. — Interruption prolongée.)

Nous touchons, messieurs, à un moment décisif. La forme de cette République n'a été qu'une forme de circonstance donnée par les événements, reposant sur votre sagesse et sur votre union avec le pouvoir que vous aviez temporairement choisi ; mais tous les esprits vous attendent ; tous se demandent quel jour.... (Murmures à droite.) quelle forme vous choisirez pour donner à la République cette force conservatrice dont elle ne peut se passer...

M. de La Rochefoucauld, duc de Bisaccia. — Mais nous n'en voulons pas !

M. le vicomte de Lorgeril. — Et le pacte de Bordeaux ?

M. Thiers. — C'est à vous de choisir l'un et l'autre. Dieu nous garde de nous substituer à vous ! Mais à la date que vous aurez déterminée, lorsque vous aurez choisi quelques-uns d'entre vous pour méditer sur cette œuvre capitale, si vous désirez notre avis, nous vous le donnerons loyalement et résolument. (Exclamations et rumeurs à droite.) Jusque-là, comptez sur notre profond attachement au pays, à vous, à cette chose si belle, et si chère à nos cœurs, qui était avant nous, qui sera après nous, à la France, qui seule mérite tous nos efforts et tous nos sacrifices. (Vives et nombreuses approbations.)

Voici une grande, une décisive session qui s'ouvre devant vous ; ce ne sera de notre part ni la déférence, ni le concours, ni le dévouement, ni la résolution qui manqueront au succès de votre œuvre, que Dieu veuille bénir, rendre complète et surtout durable, ce qui ne nous a pas encore été accordé depuis le commencement du siècle ! (Longues acclamations et applaudissements réitérés au centre gauche et à gauche.)

Le compte rendu ajoute :

L'émotion produite par la lecture du message détermine une grande et générale agitation dans l'Assemblée. La plupart des représentants se lèvent, et, sans sortir de leurs bancs, se livrent par groupes à des colloques animés.

Pendant plus de vingt minutes, M. le président fait de vains efforts pour obtenir le rétablissement du silence et du calme.

 

La veille, M. Thiers avait dit à deux de ses ministres, restés avec lui après le conseil : J'aurai dit aux partis, à la France, à l'Europe, ce que je pense, tout ce que je pense ; c'est le point capital pour moi et pour vous. Quant au succès... Il y croyait pourtant, plus que ses deux amis, qui ne voulurent pas le décourager, mais qui étaient, en tout, un peu pessimistes. Pour lui, il ne pouvait se déshabituer de croire à la puissance du bon sens. Il ne pouvait croire que des hommes qui lui avaient été attachés, qui avaient combattu avec lui, sous sa direction, pour le régime parlementaire, l'abandonneraient par esprit de parti et, de coterie dans cette lutte suprême.

Nous avons dit le but qu'il se proposait en écrivant Ce mémorable message : il voulait rompre avec les républicains exagérés et compromettants ; attirer dans le centre gauche les membres libéraux et sagaces du centre droit ; constituer ainsi une majorité plus analogue à ses propres vues, avec laquelle il aurait pu déjouer tous les efforts des révolutionnaires monarchiques. Les résultats ne furent pas tels qu'il les avait espérés : l'extrême gauche ne retira pas ses votes, le centre droit ne donna pas les siens ; les proportions respectives des partis ne furent pas modifiées. Il n'y eut de nouveau dans la situation générale qu'un plus haut degré de confiance dans la gauche et d'hostilité dans la droite.

Les républicains avancés, loin de s'offenser des conseils qui leur étaient donnés, se montrèrent aussi satisfaits que les membres les plus modérés du centre gauche. M. Thiers pensa qu'ils ne voulaient voir pour le moment que l'affirmation de la République, et que, pour ce grand but à poursuivre, ils consentaient momentanément à l'effacement de leurs idées. Il y avait de cela sans doute ; mais peut-être, à cette époque, M. Thiers s'exagérait-il les dissentiments qui les séparaient de lui. Il n'était pas plus d'accord avec le centre gauche et la gauche modérée, qu'avec l'extrême gauche sur les traités de commerce, l'impôt des matières premières, la durée du service militaire, la substitution de numéros, la nomination des maires par le gouvernement dans les grands centres ; et, d'autre part, l'extrême gauche n'avait pas les idées démagogiques dont  la droite faisait un épouvantail, et que lui attribuaient alors les autres groupes de la gauche, une partie du Gouvernement, et M. Thiers lui-même. Les républicains de vieille date qu'il avait auprès de lui l'avaient averti plusieurs fois de ne pas prendre au tragique certaines véhémences de langage qui tenaient au tempérament du parti et à la situation de ses orateurs, et dont on ne pouvait tirer des doctrines démagogiques et socialistes qu'en les détournant de leur véritable sens. Il avait trop longtemps combattu les républicains pour ne pas être enclin à redouter des mots, des chants, des symboles qui lui rappelaient un passé funeste, et dans lesquels ceux qui s'en servaient, fort inopportunément d'ailleurs, ne voulaient voir que des souvenirs glorieux. Il exerçait d'ailleurs personnellement sur les républicains les plus vifs une influence dont il ne se rendait pas compte, qu'il vit plus clairement après sa chute, mais que connaissaient déjà ceux de ses amis qui vivaient dans l'intimité du parti sans en être. Ces amis-là rendaient alors à la République un de ces services dont on n'est jamais récompensé que par le témoignage de sa conscience ; ils rendaient possible la vie commune entre des personnes qui avaient des tempéraments différents et des idées analogues. Sans nul doute, la séparation, si elle avait eu lieu, aurait rendu la discussion avec la droite plus facile : bien faible avantage dans un moment où, la guerre étant déclarée, il ne' s'agissait plus que de faire le recensement des troupes ; et, d'un autre côté, c'était un appoint considérable qu'on aurait perdit. Non-seulement cet appoint resta fidèle à M. Thiers jusqu'au 24 mai, mais les gauches s'accoutumèrent à vivre ensemble, à se comprendre, à se faire des concessions réciproques, et c'est ainsi que fut créée cette harmonie et cette discipline qui permit de lutter contre la réaction, et d'arriver à la proclamation de la République. M. Thiers pouvait d'autant plus accepter les votes de l'extrême gauche, qu'il ne les avait achetés par aucune concession, ni en actes, ni en paroles.

Pour rompre cette union des gauches, qui devenait une grande force pour la République et un grand péril pour la monarchie, la droite eut recours à deux expédients : la proposition Kerdrel et l'interpellation Changarnier.

La proposition Kerdrel se présenta sous une forme douce et modeste, quelque chose comme la revendication du droit de faire une réponse au discours de la couronne. Au fond, elle avait pour but de protester contre le langage de M. Thiers, et elle aboutit, après plusieurs transformations, à la loi sur les rapports des pouvoirs publics. Nous la retrouverons sous cette forme.

L'interpellation Changarnier allait plus directement, mais moins sûrement au but. Elle eut lieu le 18 novembre, très-peu de jours après la lecture du message.

Le vieux général Changarnier était un des hommes les plus marquants de la droite. Il avait plus de quatre-vingts ans, et sa santé était peut-être débile. Il fallait y regarder de près pour s'en apercevoir. La volonté suppléait chez lui aux forces physiques. Il était assidu à la Chambre, dans les séances de son groupe, dans les bureaux, dans les commissions, et toujours prêt à monter à la tribune et à y prononcer des discours extrêmement courts, bien tournés, et, la plupart du temps, très-provocants, car l'audace ne lui manquait en aucun genre. Son âge, ses services militaires et sa haine violente contre la République, qu'il appelait le radicalisme, lui donnaient dans son parti une situation prépondérante. Il avait été un des plus braves de notre armée d'Afrique, où il n'y avait que des braves, et un de nos grands manœuvriers après Bugeaud. Il vint à Paris, en 1848, et fut le général de l'armée de l'ordre, dans la rue, et l'un de ses champions dans la Chambre. Il conquit, e cette époque, une popularité sans égale dans son parti, et une impopularité sans égale dans l'autre. Il pouvait s'associer au coup d'État et devenir un des puissants seigneurs de l'empire ; il aima mieux être un de ses proscrits. Il vécut dans l'exil, à Malines, pauvrement, austèrement, noblement. Le pape lui offrit le commandement de son armée, qu'il refusa. Il ne reprit l'épée qu'à Metz, où il alla s'enfermer et combattre sous un de ses anciens lieutenants, pour la patrie agonisante. Rentré en France, élu député, il retrouva toute sa vieille haine contre la République, et la manifesta par ses actes et par ses paroles. Il se tourna, sans hésiter une minute, contre M. Thiers qui avait été son idole, parce.que M. Thiers allait à la République. Il était aussi entêté et aussi obtus que M. Thiers était intelligent ; un lettré par-dessus le marché, sachant le latin, connaissant les classiques, les aimant, ayant eu dans sa vie la double ambition d'être académicien et maréchal ; le roi des fanfarons, s'il n'avait pas été un taillant soldat et un bon général, et s'il n'était pas resté pauvre avec des mœurs simples, ce qui est un grand honneur dans les situations qu'il avait eues. Il fut, dans son interpellation, plus plaisant qu'il ne croyait l'être.

Il ramassa toutes les injures dont le discours de M. Gambetta à Grenoble avait été l'objet. Selon lui, M. Gambetta avait injurié grossièrement l'Assemblée nationale ; il avait outragé la religion ; il avait inquiété les ouvriers honnêtes, les négociants et les propriétaires ; excité les passions haineuses, les passions envieuses de ces hommes dont les convoitises sont mal servies par leur valeur intrinsèque. Tel fut, en bref, le réquisitoire du général.. Il loua beaucoup M. de Cissey pour avoir su punir cinq étourdis, cinq enfants qui s'étaient donné, dit-il, la distraction malsaine d'écouter et d'applaudir le patois démagogique.

J'ai le malheur de ne pas admirer la bruyante éloquence de M. Gambetta ; j'aurais depuis longtemps oublié cette prose, si je n'avais été obligé de reconnaître qu'elle a fait beaucoup de mal.

L'ardeur de mon patriotisme me commande impérieusement de prier, de supplier M. le président de la République, que j'ai tant aimé, que j'aime encore..... (Mouvement) de s'unir à la majorité de l'Assemblée pour combattre l'audace croissante du radicalisme.

La fin du discours est sans pareille.

Le Gouvernement ne pensera-t-il pas que le moment est venu de se séparer franchement, hautement, énergiquement d'un factieux  (Rumeurs à gauche. — Très-bien ! au centre et à droite.)

M. le Président. — Général, je vous prie de ne pas employer à l'égard d'un de vos collègues des expressions que le règlement et les usages parlementaires interdisent. (Très-bien ! à gauche. — Rumeurs à droite.)

M. le comte de Rességuier. — Vous défendez l'Assemblée, général ! Parlez !

M. Fresneau. — On a insulté l'Assemblée, et le général la défend !

M. le Président. — Personne ne peut désirer, je pense, qu'il se produise à cette tribune des expressions qui pourraient conduire à ce qui cesserait d'être un débat parlementaire. (C'est vrai ! — Très-bien ! très-bien !)

M. le général Changarnier. — Je serais désolé de contrarier M. le Président, qui a non-seulement notre confiance, mais notre affection. (Très-bien sur quelques bancs à droite.) Il n'approuve pas que je parle un français correct... (Hilarité approbative à droite), qui exprima clairement ma pensée et celle de la majorité de l'Assemblée (Oui oui ! à droite). Pour lui complaire, je vais changer ma rédaction.

Je supplie le Gouvernement, que j'aime tant, de reconnaître que le moment est venu de s'unir à la majorité pour combattre un collègue... (Se tournant vers le président.) M. le Président est-il content ?

M. le Président. — Je suis toujours content quand les orateurs restent dans les termes parlementaires. (Très-bien !). Mon devoir est de les y maintenir, et je n'ai fait autre chose que de prier l'honorable général de vouloir bien s'y renfermer. (Très-bien ! très-bien !)

M. le général Changarnier. — Le Gouvernement ne reconnaîtra-t-il pas-que le moment est venu de se séparer franchement, hautement, d'un collègue disposé à tout bouleverser pour ressaisir une dictature désastreuse dont le retour perdrait à jamais la France ? (Vifs applaudissements à droite et au centre droit. — L'honorable général Changarnier, en retournant à son banc, est accueilli par une nouvelle salve d'applaudissements et vivement félicité par ses collègues de la droite et du centre.)

 

M. Victor Lefranc, ministre de l'intérieur, répondit avec beaucoup de fermeté. Le Gouvernement 'avait fait, pour maintenir l'ordre et pour défendre l'Assemblée, tout ce que les plus exigeants pouvaient attendre de lui. Le ministre le démontra surabondamment. On avait empêché toutes les manifestations, toutes les réunions, excepté toutefois la réunion de Grenoble ; mais cette réunion n'avait été qu'une réunion privée, contre laquelle on ne pouvait rien. M. Thiers s'en était explique devant la commission de permanence, et M. Victor Lefranc répéta ses paroles. Que ne dirait-on pas si un grand propriétaire, dans un splendide château, réunissait cinq ou six cents de ses amis pour les entretenir de ses vœux légitimes, et que le Gouvernement intervint ? Telles avaient été les expressions de M. Thiers ; et M. de Broglie, prenant la parole à sa suite dans la commission de permanence, avait déclaré que la réprobation du Gouvernement contre les manifestations dissolutionnistes était énergique et claire, et que le parti conservateur n'avait rien à demander de plus. Le- discours de M. Victor Lefranc était complet, et devait, en bonne justice, terminer la discussion.

Mais cela ne faisait pas le compte de la droite. Elle voulait une scène publique, et, pour l'obtenir, elle entreprit de contraindre M. Thiers à venir répéter à la tribune ce qu'il avait dit dans la 'commission. Il est très-vrai que vous l'avez dit ; mais il faut que vous montiez ces quatre marches, et que de votre voix la plus claire vous répétiez vos paroles. On ne réclamait pas seulement les paroles que M. Victor Lefranc venait de relire textuellement ; on voulait l'accent et le geste. Et que M. Thiers prit garde d'y rien changer, sans quoi, il n'y aurait rien de fait.

Ce fut M. de Broglie qui se chargea d'exprimer cette demande honnête. Il ne rétractait pas son ancienne approbation. Les paroles de M. Thiers ont été, dit-il, d'une rare énergie. Mais un froid et muet procès-verbal ne saurait en rendre l'effet. Ce que nous avons voulu, et ce que nous désirons encore aujourd'hui, c'est que cet effet renfermé dans les murs d'une des selles de ce palais, que cet effet, dont un petit nombre seulement d'entre nous a été témoin, toute la France le vît, l'entendit, le ressentit. Voilà ce que nous demandons avec anxiété et avec angoisse à M. le Président de la République.

Qu'aurait-on fait de plus, si M. Thiers s'était rétracté depuis la séance de la commission ? si seulement il s'était adouci ? s'il avait eu quelque entrevue avec M. Gambetta ? s'il lui avait fait quelque concession ? Non-seulement il n'y avait rien de tout cela, mais on venait de relire les paroles de M. Thiers devant lui, sans y rien changer, avec son plein assentiment, et très-probablement par son ordre. Il fallait, pour satisfaire la droite, que M. Thiers répétât lui-même ses paroles. Nous ne demandons que cela, disait M. de Broglie, mais nous le demandons avec passion.

M. Thiers sentit très-vivement l'indignité du procédé. Il monta à la tribune, et il faut rappeler ici que le discours qu'il y prononça fut interrompu phrase par phrase :

Je l'avoue, je suis douloureusement affecté de me voir ici, à cette tribune, après deux ans d'un dévouement absolu et complet, traité comme un homme dont on aurait le droit de douter... Étais-je indécis sous les murs de Paris ? Étais-je indécis quand j'ai réprimé les grèves ?... Je dis que c'est me faire une offense, que de m'appeler ici à venir confesser ma foi, lorsque quarante ans de ma vie l'ont fait connaître... On veut me traîner sur la sellette, je n'accepte pas !

Parlons franchement, ce n'est pas l'incident de Grenoble qui produit cette agitation.

J'ai vécu deux ans sous un poids accablant, et je me suis dit que je n'avais pas le droit, par une susceptibilité imprudente, de faire naître pour le pays une situation des plus graves ; mais quand on parait douter de moi, on me donne le droit de provoquer un témoignage de confiance. (Approbation à gauche.) Vous m'en avez donné le droit, je le demande (c'est vrai ! applaudissements à gauche) ; je le demande immédiatement.

Quand on veut un gouvernement décidé, il faut être décidé soi-même. Eh bien, soyez décidés à notre égard, soyez-le ! Vous vous plaignez d'un gouvernement provisoire, faites un gouvernement définitif. Apportez-le, votre gouvernement ! Je cède avec transport, avec souci pour mon pays, mais pour moi-même je cède volontiers la place à ceux qui pourront apporter ici un caractère plus décidé que le nôtre, des actes plus efficaces que ceux que nous avons apportés au pays depuis deux ans, et un gouvernement qu'on pourra appeler définitif, et que la France acceptera ! (Bravos et applaudissements prolongés à gauche et à l'extrême gauche.)

 

M. Thiers eut pleine satisfaction ce jour-là. La droite essaya tous les moyens ; mais elle ne lit que prouver qu'elle n'était pas prête. Elle ne tarda pas à l'être.

Les mois qui suivirent, jusqu'au 24 mai, furent remplis par les suites de la proposition Kerdrel. On discuta des questions très-importantes, et notamment la plus importante de toutes, celle de l'organisation des conseils de l'instruction publique ; mais tout l'intérêt était dans la lutte engagée entre M. Thiers et la majorité. On se battait sur des vétilles, car, au fond, il ne s'agissait plus que de renverser M. Thiers, et, déjà, il n'y avait plus rien de problématique dans les résultats ; on savait que M. Thiers serait battu dans l'Assemblée, et victorieux dans le pays. La politique de ces quatre derniers mois n'a plus que l'intérêt d'un drame dont on connaît d'avance le dénouement.

Plusieurs séances furent très-émouvantes. Le 28 novembre, M. Dufaure discuta la proposition de la commission Kerdrel. La commission proposait a un projet de loi sur la responsabilité ministérielle e. Mais tout le monde savait ce que c'était que ce projet de loi. M. Dufaure le disait avec sa précision ordinaire. En vous demandant une loi sur la responsabilité ministérielle, on vous demande en réalité les moyens d'interdire à M. le Président de la République l'abord de votre tribune. Voici comment il jugeait cette prétention :

Je n'ajouterai plus qu'un mot. Comme je le disais en commençant, il s'agit de répondre au message. Le message a été considéré par la nation comme digne d'une assez haute estime (Vive approbation et applaudissements à gauche) ; les étrangers ont trouvé qu'il y avait quelque grandeur dans ce langage du chef du pouvoir exécutif de la France, après les malheurs inouïs qui l'ont désolée, après le vigoureux réveil qui, depuis dix-huit mois, la relève... (Nouveaux applaudissements) ; enfin peut-être que l'histoire lui fera une certaine place.

Eh bien, messieurs, je vous le demande : Si vous répondez à ce message en disant : Une commission va rechercher les moyens par lesquels M. Thiers sera empêché d'aborder la tribune française, — votre réponse aura-t-elle le même accueil ?

 

M. Dufaure proposait, par transaction, de faire une loi sur les rapports des pouvoirs publics. M. Thiers voulut parler dans sa propre cause/ Il eut de la peine à obtenir la remise au lendemain. Le 29 novembre, il prononça un de ses plus beaux discours. C'était l'histoire de sa pensée, l'histoire de sa vie. Je ne viens pas ici, entendez-le bien ! faire une profession de foi, je n'en ai pas besoin ; je viens rappeler à la mémoire de ceux qui m'écoutent pourquoi de telles questions n'auraient pas dû m'être adressées. Il n'eut en vérité aucune peine à prouver qu'il avait été conservateur toute sa vie, depuis son entrée dans la politique jusqu'à l'heure même où il parlait, sans une minute de défaillance, et que personne n'avait été plus fidèle à la cause conservatrice, et ne l'avait plus courageusement, plus efficacement défendue. Il n'attaquait pas ses adversaires ; mais pendant qu'il parlait, tout le monde comparait leur vie politique de quelques mois, signalée par quelques intrigues et quelques discours sans portée, à ces quarante années de lutte, de courage de toutes sortes, d'actes vigoureux, de dévouement sans bornes, de travail sans relâche. Ce contraste était trop accablant ! Il le vengeait trop !

Il en vint à la monarchie.

Si je croyais la monarchie possible, je me retirerais, je vous laisserais faire ; j'aurais acquitté mon engagement, je resterais homme d'honneur, et je verrais mon pays suivre ce que vous appelez ses destinées.

Interrompez-moi en ce moment, si vous croyez que l'intérêt du pays est de faire la monarchie aujourd'hui ; faites-moi descendre de la tribune, prenez le pouvoir : ce n'est pas moi qui vous le disputerai. (Bravos et applaudissements trois fois répétés à gauche et au centre gauche.)

Messieurs, voilà qui je suis. Je suis un vieux disciple de la monarchie, je suis ce qu'on appelle un monarchiste, qui pratique la République par deux raisons : parce qu'il s'est engagé, et que, pratiquement aujourd'hui, il ne peut pas faire autre chose. Voilà quel républicain je suis ; je me donne pour ce que je suis, je ne trompe personne.

Eh bien, l'équivoque va cesser à l'instant même. Vous me demandez pourquoi on m'applaudit, le voilà ! (Vifs applaudissements à gauche et au centre gauche.)

On m'applaudit parce que je suis très-arrêté sur ce point : qu'il n'y a aujourd'hui, pour la France, d'autre gouvernement possible que la République conservatrice.

 

La Chambre fut en proie à une émotion profonde qui gagnait même les ennemis, quand M. Thiers, avant de descendre de la tribune, prononça d'une voix ferme, ces paroles : Je jure, devant vous, devant Dieu, que j'ai servi deux ans mon pays avec un dévouement sans bornes.

La proposition de M. Dufaure fut votée par 372 voix contre 335. La Chambre nomma une commission de trente membres, la fameuse commission des Trente, qui eut pour rapporteur M. de Broglie. Elle commença ses travaux dans un grand sentiment d'hostilité contre le Gouvernement ; puis on se rapprocha ; un très-important discours prononcé par M. Dufaure le 14 décembre, discours dans lequel les doctrines radicales étaient répudiées et condamnées, aida fort au rapprochement ; on parla même de conciliation. Déjà tout le monde se demandait dans les couloirs : Qui trompe-t-on ici ? quand arriva la nouvelle qu'il n'y avait rien de fait, et qu'on allait se battre à outrance. Les sceptiques de la commission se raillaient d'eux-mêmes et de leurs collègues avec une parfaite bonne grâce. Mais, après tout, en étions-nous aux jeux d'enfants ? Le problème donné à la commission était de faire une constitution qui n'en fût pas une. Comme rien de sérieux ne pouvait sortir de là, et qu'ai prolongeant la durée des équivoques et des faux-fuyants, on était tout près du ridicule, on se décida d'urgence au compromis que voici. Premièrement, M. Thiers consentit à ne plus parler qu'avec des formalités et des solennités infinies. Il annoncerait sa résolution la veille ; si, par aventure, il voulait parler le jour même, il faudrait un 'vote. Au jour fixé, il entrerait dans la Chambre, car la porte même de la salle des séances lui serait ordinairement fermée. il prononcerait son discours, et disparaîtrait aussitôt. La Chambre aussi s'en irait. On ne lui répondrait que le lendemain. Ainsi, il pourrait encore haranguer, mais il ne pourrait plus discuter. On espérait que cette mise en scène, ces pertes de temps, et cette suppression du dialogue, le dégoûteraient de la tribune. C'était, pour la droite, un grand soulagement. Elle se disait qu'imposer silence à M. Thiers, c'était quelque chose comme ôter son épée à un général. On lui donnait en échange deux droits Importants : celui de retarder de quelques jours la promulgation des lois, et même de demander, c'est-à-dire d'exiger, par un message, tille délibération nouvelle. Cet ensemble de combinaisons reçut de l'opinion publique le nom de Chinoiseries, qu'il méritait assez bien. On décidait, par un dernier article, qu'après la dissolution, l'Assemblée serait remplacée par une Chambre des députés et un Sénat. Tel est l'ensemble de dispositions incohérentes qu'on apporta à la tribune. La commission et le Gouvernement qui n'étaient pas charmés de leur œuvre commune, résolurent d'abréger autant que possible la discussion. Mais on n'est pas maître de cela. M. Gambetta, M. Louis Blanc prirent la parole. Force fut de leur répondre. M. de Broglie, M. Dufaure furent les deux champions. M. Thiers, lui-même, qui cette fois aurait voulu garder le silence, fut contraint de monter à la tribune.

Le seul qui fût à l'aise dans la discussion était M. Gambetta. Il déniait à l'Assemblée le pouvoir constituant. Puisqu'elle voulait constituer, qu'elle fît au moins quelque chose de sensé et de viable. Elle voulait faire vivre ensemble un pouvoir rallié à la République, et une majorité décidée à combattre la République ; toutes les chinoiseries du monde ne parviendraient pas à réaliser cette chimère. Il n'y avait qu'un parti à prendre, celui qu'indiquait la raison, et que la France demandait : abdiquer sur l'heure, et dans les mains d'une Assemblée unique.

Cette argumentation était vigoureuse, mais ce n'était qu'un thème d'opposition, puisqu'on savait d'avance que la majorité ne voudrait pas se dissoudre. L'état des négociations avec l'Allemagne était une objection sans réplique contre une dissolution immédiate. Beaucoup d'esprits parmi les plus fermes redoutaient une nouvelle Assemblée unique, armée des pouvoirs constituants, et nommée sous l'influence des radicaux. Il vint beaucoup d'amendements de droite, de gauche, parce qu'au fond la loi ne valait rien ; mais la force de la situation l'emporta, et, comme on devait s'y attendre l'Assemblée adopta dans- son ensemble ce projet de loi qui ne décidait rien, et parce qu'il ne décidait rien.

M. Thiers et M. Dufaure avaient assisté à la plupart des dernières séances de la commission ; on peut dire qu'ils avaient coopéré avec elle. Le Conseil, de son côté, était averti à mesure, par M. Thiers, des propositions qui se faisaient jour dans la commission. Tous les ministres étaient unanimes à considérer comme très-importante la conquête d'un Sénat. Le droit de provoquer une délibération nouvelle ne fut accepté qu'après une discussion assez vive, et comme expédient jusqu'à la constitution des deux Chambres. Quelques mois auparavant, M. Thiers aurait jeté feu et flammes à la proposition de ne plus parler : il connaissait sa force, il dédaignait un peu celle des autres, et il aimait, cet homme d'ordre, à braver les orages parlementaires, à peu près comme un vieux marin qui demande au ciel une mer calme, et qui se sent malgré lui joyeux quand sa prière n'est pas exaucée. Mais il ne pensait plus, en février 1873, qu'à achever la libération du territoire. Ce grand but absorbait tout en lui, et le fit consentir à tout. Je n'ai pas, disait-il, à m'occuper du reste, car, aussitôt la convention signée, la majorité déclarera, par un beau décret, que j'ai bien mérité de la patrie, et elle me mettra par terre. Il s'y résignait, non sans un certain dédain pour les hommes, et même il le souhaitait. Ce n'était pas une abdication. Il ne pensait pas que l'Assemblée pût lui survivre, et après elle il y avait tout un avenir.

Voilà comment M. Thiers et le Gouvernement acceptèrent la loi des Trente. Quant à la droite, qui se voyait près du but sans y toucher encore, elle prit cet expédient pour passer plus commodément les derniers jours. Les grands chefs laissèrent crier trois ou quatre honnêtes gens qui n'étaient pas dans le secret. Trois raisons principales les obligeaient à un dernier atermoiement : la présence de M. Grévy au fauteuil, la popularité du Gouvernement et, — il faut être juste, — la crainte de compromette les négociations suprêmes.

Le public apprit, le 16 dans la soirée, que la date de la libération définitive était fixée. Il y eut, d'un bout de la France à l'autre, un frémissement de joie mêlé des angoisses d'une dernière incertitude. Le 17, on venait d'ouvrir la séance, M. Christophle montait à la tribune, et se disposait à parler, quand M. de Rémusat entra dans la salle.

M. de Rémusat, ministre des affaires étrangères. — Je demande la parole. (Applaudissements répétés sur tous les bancs.)

M. le Président. — La parole est à M. le ministre deS affaires étrangères.

— M. Christophle descend de la tribune, et il y est remplacé par M. de Rémusat. — La présence de M. le ministre des affaires étrangères à la tribune est accueillie par plusieurs salves d'applaudissements après lesquelles un profond silence s'établit. —

M. de Rémusat. — Messieurs, je suis chargé par M. le président de la République de faire à la Chambre une communication que nous regrettons vivement de n'avoir pu lui faire dans la dernière séance ; mais nous n'avons appris qu'après que l'Assemblée s'était séparée l'heureuse nouvelle dont nous devions lui faire part et qu'elle devait connotes avant tout autre en France.

L'Assemblée sait maintenant que, dans la journée d'avant-hier, un traité a été signé à Berlin entre l'ambassadeur de la République française et M. le prince de Bismarck, traité qui assure l'évacuation du territoire français. Aux termes de ce traité, le 5 juillet prochain, les quatre départements encore occupés et l'arrondissement de Belfort seront évacués par les troupes allemandes. (Bravos et applaudissements prolongés.)

Cette opération devra être accomplie dans le mois qui suivra le 5 juillet. Néanmoins, la ville de Verdun et son territoire militaire resteront occupés jusqu'à l'entier paiement de la contribution de guerre. Mais le 5 septembre, le dernier paiement sera accompli, et, à partir de ce jour, dans la quinzaine, la ville de Verdun et son territoire seront évacués. (Nouveaux bravos et applaudissements.)

Ainsi, messieurs, au milieu de septembre au plus tard, le territoire français sera libre, et la France sera rentrée en pleine possession d'elle-même. (Acclamations sur tous les bancs.)

A gauche. — Vive la République !

A droite. — Vive la France !

 

On voudrait s'arrêter à cette belle scène, et aux grands sentiments qu'elle inspire. La Chambre aurait voté, sans phrase, que M. Thiers avait bien mérité de la patrie. Elle aurait associé à ce vote ce grand patriote, ce rare et profond esprit, qui, par la lucidité de ses conseils, par son travail assidu, par la sûreté et la grâce de ses relations, avait tant facilité la tache de M. Thiers. Enfin, pour être complètement juste, elle aurait été prendre dans sa retraite le collaborateur de la première heure, de l'heure profondément douloureuse. La formule était très-simple : La France déclare que M. Thiers a bien mérité de la patrie. Elle déclare que M. de Rémusat, M. Jules Favre, ont bien mérité de la patrie. Les Anciens, qui s'y connaissaient en récompenses, auraient décerné à M. Thiers, par un vote, le nom de libérateur du territoire. La France et l'histoire s'en sont chargées. La part du Gouvernement était d'avoir secondé M. Thiers dans l'œuvre de la pacification et de la résurrection intérieure ; celle de la Chambre, d'avoir ratifié les traités préparés par M. Thiers, et voté les emprunts si habilement et si glorieusement réalisés par lui.

N. Albert Christophle monta à la tribune après M. de Rémusat, et proposa la résolution suivante :

L'Assemblée nationale déclare que M. Thiers, président de la République, a bien mérité de la patrie.

La gauche et le centre gauche répondirent à cette proposition par des acclamations unanimes.

M. le duc de Harmier, au milieu du bruit. — C'est au nom de cent cinquante membres que parle M. Christophle !

M. Saint-Marc Girardin, à la tribune. — Dans le même sentiment... (Aux voix ! aux voix ! — Parlez ! Parlez !)

Dans le même sentiment, et chargé par trois cents membres de cette Assemblée d'exprimer l'opinion qu'ils ont sur le grand acte qui vient de s'accomplir, je demande la permission de lire l'ordre du jour-suivant :

Accueillant avec une patriotique satisfaction la communication qui vient de lui être faite et heureuse d'avoir ainsi accompli une partie essentielle de sa tâche... (Exclamations à gauche. — Oui ! oui ! Bravos prolongés et applaudissements à droite et au centre droit.)

M. Saint-Marc Girardin. — ... L'Assemblée nationale adresse ses remerciements et ceux du pays à M. Thiers, président de la République, et au Gouvernement. — (Nouveaux applaudissements à droite et au centre droit.)

M. de Belcastel. — Messieurs, le sentiment patriotique est universel. (Oui ! oui ! adhésion générale.) Un seul mot manque, et je demande qu'on l'écrive dans l'ordre du jour proposé par l'honorable M. Saint-Marc-Girardin, c'est celui-ci : Grâce au concours généreux du pays.

M. Horace de Choiseul. — Je demande la priorité pour l'ordre du jour de M. Christophle. Une Assemblée s'honore en portant hardiment le poids de la reconnaissance...

Il va sans dire qu'on protesta de tous côtés.

La reconnaissance n'est pas un poids pour une âme généreuse, s'écria M. de Kerdrel, c'est le plus délicat des sentiments que puisse éprouver l'âme humaine (Bruyantes interruptions à gauche.)

M. Larrieu. — Montrez-le.

M. de Mahy. — Exprimez-le purement et simple-menti Ne marchandez pas !

Le Gouvernement, dit encore M. de Kerdrel, a fait une grande chose...

— Dites que M. Thiers a fait une grande chose, lui cria M. Jules Simon en l'interrompant.

Le Gouvernement, poursuivit M. de Kerdrel, a fait une grande chose, la plus grande qu'il ait jamais faite. Il l'a faite, grâce à son patriotisme et à l'habileté de ses négociations, c'est vrai ; mais grâce aussi à la paix qui a pu régner dans le pays, et cette paix, il est bien permis d'en attribuer une grande part à l'Assemblée nationale. (Applaudissements à droite. — Bruit à gauche.)

M. Gaslonde. — Et au pays qui a payé la rançon !

M. Eugène Pelletan. — Vous n'avez jamais pensé qu'à renverser M. Thiers !

On consentit pourtant à joindre à la formule de M. Saint-Marc-Girardin, complétée par M. de Belcastel, ces mots, proposés par M. Wallon : et déclare qu'il a bien mérité de la patrie.

Le vote eut lieu par division.

M. Grévy mit d'abord aux voix le premier paragraphe :

L'Assemblée nationale, accueillant avec une patriotique satisfaction la communication qui vient de lui être faite.

(Adopté.)

M. Grévy. — Maintenant, le deuxième paragraphe. Et heureuse d'avoir ainsi accompli une partie essentielle de sa tâche, grâce au concours généreux du pays.

(L'épreuve a lieu.)

Plusieurs membres à droite, se tournant vers la gauche. — Ah ! ah ! Vous ne votez pas cela ! (Mouvements divers.)

(La contre-épreuve a lieu. Le-paragraphe est adopté.)

M. Grévy. — Troisième paragraphe.

Adresse ses remerciements et ceux du pays à M. Thiers, président de la République, et au Gouvernement.

(Adopté.)

M. de Belcastel. — Je demande à dire un mot sur le paragraphe additionnel.

M. Grévy. — Non. La discussion est close. Vous ne pouvez pas obtenir la parole.

Vient maintenant la disposition additionnelle de M. Wallon :

Et déclare que M. Thiers a bien mérité de la patrie.

M. de Belcastel. — En cela ! Ajoutez au moins : en cela ! (Bruit).

(L'épreuve a lieu.)

Plusieurs membres à gauche se tournant vers la droite. — Ah ! ah ! vous ne votez pas cela, vous ! (Exclamations diverses.)

La contre-épreuve a lieu. — L'ensemble de la proposition est mis aux voix et adopté.

M. Grévy. — Je propose à l'Assemblée d'ordonner que la résolution qu'elle vient de prendre sera portée à M. le Président de la République par une députation du bureau. (Oui ! oui ! — Très-bien ! très-bien ! — Applaudissements à gauche. — Rumeurs sur quelques bancs à droite.)

M. le comte Rampon proposa de lever la séance.

Un membre à droite. — Voilà trois quarts d'heure d'apothéose. C'est bien assez !

On s'entretenait le lendemain, au Conseil, de ces divers incidents. M. Jules Simon dit, en riant, à M. Thiers : A présent, il faut dire votre : Nunc dimittis.

M. Thiers, en le regardant d'un air pensif. Mais ils n'ont personne...

M. Jules Simon. — Ils ont le maréchal de Mac-Mahon.

M. Thiers, vivement. — Oh ! pour celui-là, je réponds de lui ; il n'acceptera jamais.

 

La présence de M. Grévy au fauteuil contrariait vivement les membres de la droite, On ne pouvait songer ni à le gagner, ni à le tromper, ni à le braver. C'était un républicain de la veille et de l'avant-veille, aux idées très-arrêtées et aux résolutions inflexibles sous une apparence calme. Il savait toujours où il était et où il allait ; il n'y avait, dans toute sa vie, ni une bravade, ni une reculade, ni même une- distraction. Sous Louis-Philippe, sous la première République, sous l'Empire, au barreau, à la Chambre, dans les séances, dans les commissions, dans les conversations, partout et toujours il avait été le même. Quoique fidèle à ses amis, il était encore plus fidèle à ses idées, ce qui est la plus rare des qualités en politique. Il paraissait n'avoir aucune ambition ; en tous cas, s'il en avait une, il était clair qu'il ne ferait jamais un pas hors de son chemin pour la satisfaire. Il était né pour être président, parce qu'il voyait vite, avec sagacité, avec sûreté, et ne perdait jamais le sang-froid. Il fallait remonter jusqu'à Royer-Collard pour trouver un président ayant autant d'autorité et de dignité. On le savait d'une susceptibilité extrême. C'est par là que la droite le prit. L'occasion était trop peu de chose, elle fut saisie trop avidement, et menée avec trop d'habileté pour qu'il soit permis de n'y voir que l'effet du hasard. S'il n'y avait pas préméditation pour ce jour-là, il y avait du moins un parti pris de le blesser, et de lui arracher sa démission.

Qui le croirait ? Le prétexte fut très-involontairement fourni par M. Le Royer, un orateur de race, qui attaque les opinions de haute lutte, mais qui, parfaitement maitre de sa parole, se montre toujours plein de courtoisie pour les personnes. Il était à la tribune discutant avec de solides arguments une loi d'affaires. J'arrive maintenant, dit-il, à l'examen de ce qu'a ajouté M. le rapporteur, à ce bagage du rapport... Voilà tout. C'est ce mot de bagage qui suscita une tempête. Il disait bagage, comme il aurait dit fatras. — J'ai parlé de choses sérieuses ; j'arrive maintenant au fatras, au bagage, aux petites choses. Le mot est-il irrévérencieux ? S'il l'est, il ne l'est guère. On se sert tous les jours de pareils mots, sans manquer aux convenances. Qui pourrait le nier, parmi les personnes qui ont l'habitude du barreau et de la tribune ? M. de Rainneville, un moment auparavant, interrompait l'orateur, en disant : En voilà, des clichés ! De telles expressions ne s'emploient ni dans une Assemblée, ni dans un salon. Quoique celle-ci fût aussi impolie que vulgaire, il aurait été ridicule de s'en fâcher. M. Le Royer n'y pensa pas. Il savait d'ailleurs que M. de Rainneville n'était pas coutumier du fait, qu'il s'était oublié. Enfin, il lâcha à son tour son mot de bagage, assurément sans y prendre garde.

A l'ordre ! à l'ordre ! Ce n'est pas parlementaire, ce n'est pas digne de l'Assemblée, ce mot de bagage ! — Retirez votre expression !

M. Le Royer avait tout lieu d'être surpris ; et, en relisant ces détails à distance, on ne peut guère s'empêcher d'en rire. Encore si ce tapage avait été fait par des novices ! Mais le plus animé était ce vieux marquis de Grammont, qui en avait vu bien d'autres, et qui, pendant plus de trente ans, était resté paisiblement assis sur son siège sans songer seulement à se lever. Ce jour-là, par extraordinaire, il ne pouvait plus se contenir. Mais, disait M. Le Royer, j'ai l'habitude d'être poli — ce qui était vrai —. Je vous montrerai que ce mot de bagage n'a rien d'injurieux. Il n'y a au moins rien d'injurieux et de blessant dans mes intentions. Je suis sûr que la commission est de mon avis. Et plusieurs membres de la commission se hâtent de répondre : Certainement ! Là-dessus, le marquis de Grammont s'écrie : C'est une impertinence ! Le président le rappelle à l'ordre.

La question est de savoir comment il aurait fait pour s'en dispenser.

Sur ce rappel à l'ordre, s'élèvent des exclamations violentes. Un certain nombre de membres du côté droit se lèvent, en disant : Nous protestons, et paraissent se disposer` à quitter la salle. D'autres s'écrient que les affirmations du rapporteur ont été traitées de calomnies par des interruptions parties de la gauche. Le président répond qu'il n'a pas entendu ce mot ; s'il l'avait entendu il aurait rappelé à l'ordre l'interrupteur. Il s'agit du mot bagage, et non pas du mot calomnie ; de M. Le Royer, et non pas d'un interrupteur dont on ne connaît pas le nom. Il s'agit surtout du mot d'impertinence ; et le président demande si M. de Grammont le retire. Ce mot, dit M. de Grammont, n'était pas une personnalité. J'honore la personne de M. Le Royer, que je ne connais même pas ; je dirai même, s'il y tient, que je le vénère, car cela m'est parfaitement égal ; et j'ajoute que, quand il aura retiré son mot inconvenant de bagage, je retirerai le mien. La droite applaudit à tout rompre. M. Grévy reprend :

Quand M. de Grammont, se levant vivement à plusieurs reprises, ne tenant aucun compte de mes admonitions, s'obstinant à interrompre, à interpeller l'orateur, a fini par lui adresser l'expression que vous avez entendu sortir de sa bouche, il m'a paru impossible de ne pas le rappeler à l'ordre.

Maintenant, ma conduite parait n'être pas approuvée ; elle est même vivement blâmée par les manifestations hostiles d'une partie de l'Assemblée.

Messieurs, si vous trouvez que je ne remplis pas mes fonctions comme vous avez le droit de l'attendre, il faut, en effet. que je le sache. (Applaudissements à gauche.) Je n'ai ni demandé ni recherché les fonctions dont vous m'avez investi... (Nouveaux applaudissements et bravos prolongés à gauche et au centre gauche.)

M. de La Borderie. — Ces applaudissements sont très-naturels.

M. Grévy... — Je les ai toujours remplies selon mes forces, dans toute ma justice et mon impartialité. (Très-bien ! très-bien !) Puisque je ne trouve pas en vous, messieurs, la justice à laquelle je crois avoir droit, je saurai ce qui me reste à faire. (Vifs applaudissements sur les bancs de la gauche et du centre gauche. — Sensation prolongée. — L'Assemblée se sépare au milieu d'une très-grande agitation.)

Le lendemain, M. Grévy donna sa démission dans un petit billet très-bref.

Monsieur le Vice-Président,

Je vous prie de vouloir bien transmettre à l'Assemblée nationale ma démission des fonctions de la présidence.

Agréez, Monsieur le Vice-Président, l'assurance de ma haute considération,

JULES GRÉVY.

 

Il fut réélu, séance tenante, par 349 voix contre 231, données à M. Buffet. Dès le lendemain, 3 avril, il écrivit de nouveau : Les raisons qui m'ont déterminé à résigner les fonctions de la présidence ne me permettent point de revenir sur cette résolution ; je ne puis qu'y persister. Je remercie du fond du- cœur ceux de mes collègues qui, dans la séance d'hier, m'ont donné un nouveau témoignage d'estime et de sympathie dont je suis profondément touché. Je vous prie, Monsieur le Vice-Président, d'agréer, etc. M. Buffet fut nommé président dans la séance du 4 avril, par 304 voix. La gauche s'était comptée sur un nom honorable et respectable entre tous, celui de M. Martell, qui obtint 285 suffrages.

La Chambre s'ajourna du 8 avril au 19 mai, en laissant derrière elle une commission de permanence. composée de 25 membres, dont 8 appartenaient à la gauche. C'est pendant cette prorogation que M. Barodet fut élu à Paris, le 27 avril, contre M. de Rémusat.

Cette élection porta le dernier coup au Gouvernement, parce qu'on en conclut, fort à tort, qu'il avait cessé d'être populaire. La candidature fut offerte à M. de Rémusat par un groupe important d'électeurs de Paris. M. Thiers se montra sur-le-champ disposé à l'accepter, et il est certain que le succès aurait été un coup de maître. M. de Rémusat inclinait au refus ; il finit par accepter, mais ce fut à contre-cœur, et par déférence pour ses collègues. Seul, M. Jules Simon fut très-opposé à cette candidature. Quoi que vous fassiez, disait-il, on vous accusera de faire de la candidature officielle. Le succès est plus que douteux. On parle de M. Barodet ; c'est un concurrent très-redoutable. Il l'est d'autant plus que personne ne songe à le comparer à M. de Rémusat. Dans l'opinion des masses, il représentera la République démocratique, et M. de Rémusat la République bourgeoise, modérée, plus que modérée, presque réactionnaire. La loi qui vient de supprimer la grande municipalité lyonnaise, loi soutenue par M. de Goulard contre le vœu formel d'une, partie du cabinet, augmente encore les chances de M. Barodet, qui était maire de Lyon, ou plutôt, elle les assure. Paris votera contre la loi, en nommant M. Barodet. M. de Goulard traitait ces objections de très-haut. Il était, depuis son entrée au ministère de l'intérieur, en lutte perpétuelle avec M. Jules Simon, et voulait attirer M. Thiers vers la droite. M. Thiers persista à vouloir cette candidature, mais pour des motifs tout différents de ceux de M. de Goulard. Il regardait M. de Rémusat comme le premier homme politique du pays, et ne voulait pas admettre que Paris votât contre le ministre qui venait de signer la libération du territoire. Mais Paris ne se laisse pas aisément détourner de la passion du moment. Il donne 180.045 voix à M. Barodet. M. de Rémusat n'en eut que 140.000. Ce fut pour le Gouvernement un coup d'assommoir. Les électeurs de M. Barodet ont été, en réalité, les électeurs de M. de Mac-Mahon. Ils étaient à mille lieues de le penser. Le suffrage universel est aujourd'hui plus intelligent.

A côté de ces événements considérables, il faut mentionner un bien mince incident, qui ne méritait pas le bruit qu'on en a fait, et qui, pourtant, fut exploité par la réaction.

M. Jules Simon, ministre de l'Instruction publique, ouvrait, à la Sorbonne, le 19 avril, l'assemblée générale des délégués des Sociétés savantes. Il prononça, à cette occasion, un long discours, où il parlait des besoins de la science, de ce qu'il avait fait, et surtout, de ce que son successeur devrait faire pour y subvenir. Il termina par ces paroles :

Redoublons tous d'activité ; le moment est propice et la nécessité urgente.

Notre pays, qui a tant souffert, remit enfin ! Il va être bientôt délivré des derniers vestiges de l'occupation étrangère. Et à qui devra-t-il cette délivrance ? A un seul homme (Vifs applaudissements.) ; oui, à lui seul ; je le dis comme témoin, moi qui ai vu ses efforts de tous les jours au milieu des difficultés sans cesse renaissantes que soulevait autour de lui la lutte des partis. (Nouveaux applaudissements.) Celui qui a fait cette grande chose, c'est un lettré, c'est un savant, c'est un des vôtres, Messieurs : vous avez le droit d'être fiers que la libération du territoire et, je l'espère, la fondation de la République lui soient dues....

 

L'assistance nombreuse, composée des savants les plus illustres du pays, couvrit cette phrase d'applaudissements sympathiques. On ose dire que ceux qui la liront maintenant, après un intervalle de plusieurs années, n'y trouveront que l'expression toute simple et toute naturelle d'une vérité incontestable. Cette modeste phrase excita dans la majorité une indignation qui parait 'aujourd'hui si peu justifiée, qu'il est impossible, quelque bonne volonté qu'on y mette, de ne pas la trouver ridicule.

La majorité voulait à tout prix qu'on lui rapportât le principal honneur de la libération du territoire. M. Thiers n'avait été que son agent, et n'avait eu d'autre mérite que de suivre fidèlement les instructions qu'on lui donnait. Malheureusement pour cette prétention énorme, M. Thiers avait été pendant deux ans le chef absolu du Gouvernement et de l'État ; il avait assumé en personne la direction de la guerre, de la diplomatie et de toutes les affaires intérieures du pays. Il avait conduit d'une main très-ferme, et quelquefois très-dure, les travaux de la Chambre. Le lendemain de sa nomination, il était parti de Bordeaux avec M. Jules Favre pour se rendre chez M. de Bismarck ; et depuis ce jour, soit pour conclure la paix, soit pour prévenir les occasions de conflit, soit pour rassembler les moyens de payer cinq milliards de rançon et trois milliards de frais de toutes sortes, soit pour devancer l'époque d'abord fixée à l'évacuation, il avait travaillé tous les jours, toutes les nuits, sans se reposer jamais, sans être un seul moment affranchi des plus cruelles angoisses, déployant la science la plus consommée des affaires, la finesse du diplomate, la fermeté du patriote, le courage du citoyen, cachant le plus souvent ses terreurs à ses plus intimes confidents, et gagnant du terrain pied à pied, jusqu'à ce qu'enfin il pût dire à la France : Non, ce n'est pas en 1875, c'est cette année même, dans quelques mois, aujourd'hui, que nous allons être délivrés ! Que faisait, dans tout cela, l'Assemblée ? Que pouvait-elle faire ? Ce qu'elle faisait, le voici : Quand un traité avait été longuement et péniblement discuté, dans le secret le plus profond et le plus nécessaire, elle le votait. Ce qu'elle aurait pu faire de plus, c'était de rendre, par son calme et par sa confiance, la triche plus facile au négociateur, au pacificateur. Au lieu de cela, elle lui suscitait chaque jour de nouvelles querelles. Voilà ce que disait la France contemporaine, ce que dit l'histoire.

Mais, dit-on, si c'est M. Thiers qui a conduit les négociations, prévu les périls, réparé les fautes, réalisé les emprunts, opéré les paiements, et s'il l'a fait, comme il faut bien en convenir, au milieu des scènes éternelles que la majorité lui suscitait sous des prétextes quelquefois plus que frivoles, la majorité, au moins, maintenait le calme dans le pays, et c'est par là qu'elle concourait à son œuvre.

Quoi elle maintenait le calme dans le pays ? Est-ce en répétant chaque jour que nous n'avions pas de Gouvernement ? que la République n'était que provisoire ? En multipliant les interpellations qui pouvaient avoir pour conséquence de détruire, en effet, le Gouvernement ? En manifestant une hostilité qui allait jusqu'à la passion contre les grandes villes, et surtout contre Paris ? En choisissant ce moment où l'unité d'action était nécessaire pour préconiser toutes les mesures de décentralisation : la suppression des sous-préfets, l'élection des maires, l'impunité de la presse ; mesures qui pouvaient être excellentes en elles-mêmes, qui étaient inopportunes, et qu'on se hâta d'oublier quand on fut au pouvoir dans des temps plus propices à la liberté ? Est-ce l'Assemblée qui refit les cadres de l'armée, qui les remplit, qui releva le mirai des hommes, qui trouva des généraux, qui dirigea les opérations ? L'histoire ne lui reprochera pas de n'avoir pas fait ce qu'elle n'ôtait pas chargée de faire, ce qu'elle ne pouvait pas faire ; mais elle lui reprochera d'avoir manqué de justice et de reconnaissance envers le grand citoyen qui la sauvait. Le grand objectif de cette majorité, après le salut du pays, — car on ne peut pas, on ne doit pas nier qu'elle fût patriote, — était d'empêcher la fondation de la République : et il n'est que trop vrai qu'elle compromit plus d'une fois, par des agitations de parti, l'œuvre unique à laquelle, à ces années funestes, tous les bons citoyens devaient se dévouer.

M. Jules Simon avait donc commis le crime de dire que M. Thiers était le libérateur du territoire. Les journaux de la réaction donnèrent le signal. M. Buffet, le nouveau président, déclara de tous côtés que si ces paroles n'étaient pas hautement désavouées, il rappellerait immédiatement la Chambre. M. de Goulard, la douceur même, l'amabilité en personne dans le cours ordinaire de la vie, ne se possédait plus. Il fit une scène violente dans le sein du Conseil. Il s'était laissé persuader par les fortes têtes du parti, que sa prise de possession du ministère de l'intérieur devait être l'occasion d'une politique nouvelle. Il avait même dit un jour à ses collègues, à leur profond étonnement : Il faut qu'on sente ma main. C'était au contraire pour qu'on ne la sentit pas, que M. Thiers l'avait choisi.

Cet excellent homme était un bon patriote, un bon administrateur, et un ministre de l'intérieur un peu effaré. Il représentait la réaction dans le cabinet, où M. Jules Simon représentait la gauche. Ils donnèrent en même temps, et d'un commun accord, leur démission. M. Thiers confia l'intérieur à M. Casimir Perier. Pour donner une place dans le cabinet à M. Bérenger, caractère ferme, esprit éclairé, orateur habile, on dédoubla le ministère que M. Jules Simon quittait ; l'instruction publique fut confiée à M. Waddington, et l'administration des cultes à M. de Fourtou, qui céda à M. Bérenger les travaux publics. Le cabinet se trouvait ainsi renouvelé et fortifié pour la lutte suprême.

M. Thiers écrivit à M. Jules Simon la lettre suivante :

Mon cher collègue et ami,

C'est avec un véritable serrement de cœur que je me sépare de vous... Je me souviendrai toujours de ces trois années où vous avez été pour moi un ami, un collègue sûr, et un collaborateur de la capacité la plus rare. A mes yeux, vous êtes l'homme capable par excellence, et il faut les tristes passions du temps pour qu'on puisse songer à se priver de vous. Mais vous restez et vous resterez dans le sein de la représentation nationale, et vous y aurez une des meilleures places. Vous serez un jour la ressource de ce pays, dans la série des aventures qui peuvent l'attendre encore. Dieu veuille qu'elles se terminent bien ! Pour moi, je fais un dernier effort sans savoir quel en sera le résultat. Mais ce sera le dernier, et j'irai ensuite chercher le repos au sein de quelques amis parmi lesquels vous occuperez, je l'espère, le premier rang.

A vous de cœur.

A. THIERS.

Le 18 mal 1873.

 

V

La Chambre rentra en session le lundi 19 mai. M. Buffet, président, donna aussitôt lecture d'une demande d'interpellation ainsi conçue :

Les soussignés, convaincus que la gravité de la situation exige à la tête des affaires un cabinet dont la fermeté rassure le pays, demandent à interpeller le ministère sur les dernières modifications qui viennent de s'opérer dans son sein et sur la nécessité de faire prévaloir dans le Gouvernement une politique résolument conservatrice.

Ils proposent de fixer à vendredi le jour de la discussion de cette interpellation.

 

Ce document ne portait pas moins de 320 signatures. Avec un pareil chiffre, on est toujours maître d'une Assemblée. La majorité se manifesta très-exactement le lendemain par la nomination de M. de Goulard, qui fut élu le premier vice-président de l'Assemblée par 367 suffrages. Il n'était douteux pour personne, ni dans l'Assemblée, ni au dehors, que ces 367 membres n'eussent résolu le renversement de M. Thiers, et son remplacement par M. le maréchal de Mac-Mahon. Le maréchal suivait assidûment les séances de la Chambre depuis le mois de février, et on disait de tous côtés en le montrant : Voilà le président des droites. Seulement, avant la dernière prorogation, l'heure n'était pas fixée. Maintenant M. Buffet était président, M. Barodet était élu, l'évacuation anticipée du territoire était décidée : il ne s'agissait donc plus que d'un discours et d'un scrutin.

L'événement du 24 mai, qui prit le gros de la nation en pleine sécurité, était prévu par toutes les personnes qui se tiennent au courant de la politique. La droite, qui depuis longtemps laissait voir ses colères, ne prenait plus la peine maintenant de cacher sa résolution. M. Thiers précipita volontairement la crise par le message du 13 novembre. Il pensait, en homme d'État, qu'aussitôt la libération effectuée, le provisoire deviendrait une cause de faiblesse pour le Gouvernement et de ruine pour le pays. Il fallait donc convaincre la droite d'impuissance ou lui céder la place.

Dès le jour de la rentrée, le 19 mai, il sut que le coup allait se faire sur-le-champ. C'était quelques semaines plus tôt qu'il ne l'aurait cru. La coalition compromettait le grand intérêt de la libération du territoire, en nous jetant ainsi en pleine crise au moment où les dernières divisions de l'armée allemande commençaient leur mouvement de retraite, et elle se donnait à elle-même un rôle odieux. M. Thiers dit plusieurs fois pendant la discussion : Vous agissez cinq semaines trop tôt ; il eût été plus sage et plus patriotique d'attendre encore cinq semaines, c'est-à-dire jusqu'à la libération effectuée et complète. On le sentait bien à droite ; mais, d'abord, on se disait que les traités étaient signés, l'argent prêt, le mouvement commencé ; qu'il n'y avait entre les deux gouvernements aucune difficulté pendante, et que sans doute l'opération s'achèverait sans encombre ; et, en second lieu, on ne voulait pas laisser à la majorité qu'on venait de former à grand'peine le temps de se dissoudre.

Cette majorité était très-précaire.

Il était bien vrai que la droite avait la majorité depuis la réunion do l'Assemblée à Bordeaux, mais c'était une majorité d'opposition. Il est toujours facile de faire une majorité d'opposition avec des coalitions. Constitutionnels, légitimistes, bonapartistes se mettaient aisément d'accord pour voter une loi sans caractère politique proprement dit, ou pour résister aux tendances républicaines, ou pour renverser un ministre Mais on ne pouvait renverser M. Thiers sans le remplacer ; et le choix du successeur n'était plus un acte d'opposition, c'était un acte de gouvernement. Les trois monarchies avaient un égal intérêt à renverser M. Thiers, parce que sa présence au pouvoir les ajournait indéfiniment et augmentait chaque jour les chances de durée et d'établissement définitif de la République ; mais la difficulté était de lui trouver un successeur qui, tout en étant peu favorable aux républicains, ne donnât l'avantage ni aux légitimistes, ni aux bonapartist9s, ni aux orléanistes. Cette difficulté arrêta quelque temps toute l'affaire. Les membres du Gouvernement, qui avaient les yeux fort ouverts, assistaient avec l'intérêt qu'on peut imaginer aux efforts qu'on faisait pour la vaincre. M. Thiers, comptant pour quelque chose la reconnaissance, regardait la droite comme engagée dans une impasse. Il disait : Ils n'ont personne. Il fallait un général, d'abord pour tenir l'armée, et ensuite pour apaiser les amours-propres et les prétentions rivales. Certes, nous ne manquions pas de généraux. A un général très-ambitieux et très-remuant, qui se plaignait un jour de certain choix fait par le Gouvernement pour un très-grand poste, M. Thiers avait répondu : Aucun de vous ne m'était désigné par la victoire. Le mot était juste, quoique dur ; et il était surtout bien appliqué. Nous n'avions pas, hélas de victorieux ; mais nous avions des généraux de mérite, ayant la confiance de l'armée ; nous en avions même beaucoup. S'il ne s'était agi que de mérite, on aurait pu être embarrassé par le nombre des concurrents. Mais le mérite ne suffisait pas, il y avait une condition plus difficile à remplir : il fallait un général qui ne fût pas trop obscur, et qui pourtant n'eût pas de couleur politique trop décidée. Un tel homme, dans une époque comme la nôtre, était presque introuvable. On a beau dire que l'armée combat et ne conseille pas. Tous les partis répètent cette belle maxime avec emphase, quand ils désespèrent d'avoir l'armée pour eux. La Constitution de 1848 déclare dans son article 104 que la force armée est essentiellement obéissante. Elle ajoute que nul corps armé ne peut délibérer. C'est le droit et la raison. C'est même le fait, si l'on entend par là que nous n'avons pas, en France. le scandale des pronunciamientos, qui ailleurs ont trop souvent remplacé le droit par la force. Cependant, dès qu'il y a une révolution dans l'air, ou des préparatifs de révolution, on est partout à se demander si les chefs de l'armée obéiront à la loi, et si l'armée obéira à ses chefs. En dehors des révolutions et des coups d'État, il se rencontre, sinon pour les soldats et les officiers subalternes, du moins pour les généraux, des occasions de se prononcer auxquelles on n'échappe pas, à moins d'être doué par la Providence d'un don de mutisme tout particulier. Parmi nos généraux de 1873, les uns avaient participé au coup d'État impérial, ce qui leur donnait l'exclusion, d'autres avaient été les ministres, ou les aides de camp, ou les favoris de l'empereur, et avaient del leur avancement à leur dévouement pour sa personne ; d'autres affichaient bruyamment, tout en acceptant des commandements sous la République, leur attachement à la famille d'Orléans ou à la royauté légitime. Tel général pouvait être, selon l'occasion, légitimiste passionné ou orléaniste ; il aurait pris tous les drapeaux, même le drapeau taché de Sedan, pour combattre la République ; mais aucune nécessité de situation, ni aucun effort de sa volonté n'auraient fait de lui un neutre, et c'est surtout d'un neutre qu'on avait besoin. Cette précieuse qualité de neutre manquait spécialement au général Changarnier, et même, elle lui manquait plus qu'à tout autre ; 'd'ailleurs, quoiqu'il eût tous les défauts de la jeunesse, il venait, le mois précédent, d'accomplir ses quatre-vingts ans. Des généraux républicains, dont plusieurs avaient un grand nom militaire, Chanzy, Jauréguiberry, Pothuau, Frébault, Faidherbe..., il rie pouvait être question. Les objections contre tous les généraux, un seul excepté, étaient si décisives, et en telle lumière, que la recherche ne pouvait être longue. Les trois monarchies coalisées tombèrent d'accord sur le nom du maréchal de Mac-Mahon, que désignaient son grade et la position de commandant en chef que M. Thiers lui avait donnée. On pouvait dire qu'il n'était enrôlé dans aucun parti. Par sa famille, il aurait été légitimiste. Il avait fait sa carrière sous l'empereur, qui d'ailleurs l'avait comblé. On se souvenait d'une occasion où il avait très-noblement montré qu'il n'était pas courtisan, et qu'il savait voter et parler avec indépendance. Il est très-certain et très-curieux de constater que, s'il avait refusé, par quelque scrupule, de se prêter aux vues de la droite, elle n'avait personne pour prendre la place.

La majorité S'était donc formée sur ce nom. Il avait fallu aussi tenir prêt un ministère de coalition, dans lequel chaque parti voulait introduire des sentinelles. M. de Broglie prit avec lui, pour l'Intérieur, M. Beulé, qui ne le gênerait pas ; M. Batbie ayant trouvé le mot heureux, mais dangereux, de ministère de combat, fui relégué à l'Instruction publique. M. Ernoul, M. de la Bouillerie, l'amiral Dompierre d'Hornoy, M. de Meaux, représentaient largement le parti légitimiste. M. Magne, au nom de l'empire, prenait les Finances. Le ministre 'de la guerre était à trouver. On savait que M. de Cissey ne refuserait pas de faire l'intérim. L'état-major se trouvant ainsi réglé, M. le duc de Broglie se chargea de mener la bataille. Il monta à la tribune le 23 mai, au début de la séance, pour soutenir l'interpellation.

Les élections du 27 avril et du 11 mai ont donné, dit-il en substance, la victoire au parti radical. Le suffrage universel est organisé de telle sorte, que, si l'on n'y met ordre, le parti radical arrivera prochainement, par la voie des élections, à la tête des affaires.

Le parti radical n'est pas un parti politique ordinaire ; c'est un parti social. L'égalité civile absolue, la liberté religieuse, le suffrage universel ne lui suffisent pas. Il croit qu'il reste encore à accomplir de profondes réformes, presque des révolutions sociales. C'est par conséquent un parti qui menace la société actuelle dans ses bases, pour les refondre, sinon pour les détruire.

Le Gouvernement, tel qu'il était composé jusqu'à la date du 16 mai, était-il résolu à combattre le parti radical ? Était-il capable d'en empêcher le succès ?

Il y avait, dans le cabinet, deux politiques opposées, coexistant à côté l'une de l'autre, ayant chacune leur moment d'empire, prévalant par intermittence, et se partageant, en quelque sorte, la carte de France, de manière que des régions entières semblaient abandonnées par l'administration à l'une ou à l'autre.

M. le duc de Broglie et ses amis avaient depuis longtemps signalé à M. Thiers cet antagonisme entre ses ministres, le défaut d'unité, et de force par conséquent, qui en était la suite. La candidature de M., de Rémusat acheva de montrer à tous les yeux que, s'il n'y avait pas, dans le cabinet, d'amis ou d'adhérents du parti radical, il s'y trouvait des ministres qui regardaient les ménagements et les compromis comme le meilleur moyen d'apaiser ses passions ou d'amoindrir ses prétentions, et croyaient qu'il fallait user avec lui de douceur, de patience ; ne pas aller jusqu'au bout des moyens légaux ; tempérer, par la bonne grâce des relations, ce que pouvait avoir de rude la répression légale. D'autres, au contraire, voulaient rompre, dans la forme comme au fond, et chercher des alliances à droite. La divergence avait éclaté surtout à propos de la candidature de M. Barodet. Que cherchait le parti radical, en opposant M. Barodet à M. de Rémusat, le maire dépossédé de Lyon au ministre de M. Thiers ? Il cherchait une revanche contre la loi récente, acceptée par le Gouvernement, et, soutenue énergiquement par un de ses ministres, qui avait supprimé la municipalité lyonnaise. Qu'ont fait pendant la période électorale les organes officieux ou officiels du Gouvernement, les patrons de la candidature, disait M. de Broglie ? Ils ont condamné cette loi comme une atteinte aux franchises municipales. Un ministre la soutient, un ministre la répudie. M. de Goulard aide l'Assemblée à renverser cette citadelle du parti radical ; M. de Rémusat accuse l'Assemblée d'avoir jeté aux franchises municipales une provocation gratuite.

Pendant que durait cette grande lutte électorale, tout à coup, dans un congrès de sociétés savantes, M. Jules Simon prononçait un discours qui contenait une offense grave contre l'Assemblée.

Dire en effet qu'un homme, un homme seul, quelque illustre qu'il soit, a opéré la libération du territoire français ; le dire, quand cette Assemblée a reçu du pays, comme première mission, le rachat de notre indépendance, c'était lui dire qu'elle avait négligé et compromis la partie la plus sacrée de son mandat. Qu'on l'ait dit expressément ou par prétérition, l'offense est la même.

Et ce n'était pas seulement une offense. C'était apporter au premier article du programme du parti radical un appui qui venait de haut, puisque ce premier article est la dissolution immédiate de l'Assemblée.

M. de Broglie constate que les paroles de M. Jules Simon ont été désavouées dans la commission de permanence de la façon la plus formelle par M. de Goulard. Il a déclaré qu'il ne voulait pas en répondre. Voilà donc le conflit à l'état aigu. Les journaux s'en sont emparés, et les deux tendances ont été représentées par l'honorable M. de Goulard d'un côté, par l'honorable M. Jules Simon de l'autre. Ce conflit a duré trois semaines, publiquement, devant tout le monde, chaque ministre ayant des journaux qui l'appuyaient, le public attendant de quel côté pencherait le Gouvernement.

Les deux ministres sont sortis ensemble du cabinet. Mais dans quel sens ont-ils été remplacés ? Dans le sens de M. Jules Simon. M. Casimir Perier, M. Bérenger, M..Waddington, représentent la nuance de M. Jules Simon, et ne représentent nullement celle de M. de Goulard.

Donc le cabinet reconstitué est moins fort que le cabinet d'il y a huit jours, pour défendre les doctrines conservatrices contre l'envahissement des radicaux.

Cette argumentation était serrée. On pouvait lui reprocher plusieurs inexactitudes, et une grande réticence.

Les dernières élections avaient donné la victoire au parti radical, c'était un fait indéniable. Conclure de ces succès partiels à l'avènement prochain et probable du parti radical, c'était une allégation sans preuve ni vraisemblance. Le vent soufflait alors, comme aujourd'hui, vers la République, ce qui n'est pas la même chose que le radicalisme ; et on a pu constater à toutes les époques, que, dans les majorités républicaines, ce ne sont pas les exagérés qui dominent.

Il doit être bien entendu que, quand nous parlons ; après M. de Broglie, du parti radical, nous rangeons sous ce nom les républicains impatients, imprudents, qui ne tiennent compte ni des nécessités présentes, m des conditions indispensables du bon ordre, en un mot, les exagérés, les avancés. C'est un mot vague, parce qu'il caractérise un parti qui se distingue du parti républicain modéré plutôt par ses passions que par ses doctrines.

Si M. de Broglie avait voulu parler des républicains autoritaires, il les aurait appelés des jacobins. S'il avait pensé aux républicains qui modifient la propriété, ou qui la nient, il les aurait appelés des socialistes ou des communistes. Mais il disait les radicaux, précisément pour éviter la précision. C'est une habitude constante de son parti de donner aux républicains le nom de radicaux, et de présenter le radicalisme, non comme un ennemi politique, mais comme un péril social.

Quand M. de Broglie parlait de deux politiques opposées dans le sein du cabinet, il avait raison. Il en était ainsi depuis Bordeaux. M. de Larcy et M. Jules Simon, qui étaient du même cabinet, n'avaient jamais été du même parti. La situation exceptionnelle où était le pays, et la composition même de l'Assemblée, expliquaient ces anomalies, et n'eu supprimaient pas les inconvénients. Après le 24 mai, les mêmes causes ont produit les mêmes effets ; et il est piquant de remarquer que l'orateur qui faisait un tel étalage des dissentiments existant entre M. Jules Simon et M. de Goulard, avait en poche un cabinet où son nom se rencontrait avec celui de M. Magne et celui de M. Ernoul. L'antagonisme signalé par M. de Broglie n'en était pas moins réel ; les trois exemples qu'il citait, la loi sur la municipalité de Lyon, l'élection de M. de Rémusat, le discours de M. Jules Simon à la Sorbonne, n'en étaient pas la preuve unique ; mais ces trois exemples suffisaient à la démonstration, et ils étaient tous les trois indiscutables. M. Jules Simon avait combattu dans le conseil la loi sur la municipalité de Lyon : il croyait même avoir ramené à son opinion la majorité ; il a toujours pensé que Mi de Goulard, dans la chaleur de la discussion, avait engagé le cabinet au delà des résolutions prises en commun. Il en avait parlé avec amertume dans le conseil du lendemain, et avait été jusqu'à déposer sa démission. De même pour la candidature de M. de Rémusat. M. Jules Simon était opposé à cette candidature ; il ne croyait pas au succès. Loin de penser, comme M. de Broglie, que les patrons de cette candidature lui donnaient un caractère républicain trop prononcé, il trouvait qu'on s'adressait trop aux réactionnaires, et pas assez aux républicains ; il disait à ses collègues qu'en retardant l'élection de Lyon, ils perdaient la candidature de M. de Rémusat. Il ne voulut pas même assister à une lutte qu'il désapprouvait, et qu'il trouvait mal conduite. Il passa le temps de la période électorale dans le Midi.

Quant à son discours à la Sorbonne, il est très-vrai que M. de Goulard le lui reprocha dans le Conseil avec aigreur. Il refusa même pendant deux jours d'insérer le texte au Journal officiel, ce qui donna lieu aux hypothèses les moins fondées. Il ne céda qu'aux ordres de M. Thiers, et devant la déclaration formelle de M. Jules Simon, que, si son discours n'était pas publié, il déposerait son portefeuille. M. Jules Simon voulait d'ailleurs répondre seul de ses paroles, et c'est avec son autorisation, ou, pour mieux dire, sur sa demande, que M. de Goulard et M. Dufaure en ont fait la déclaration.

M. de Broglie avait donc raison sur ces différents points ; ou plutôt il aurait eu raison jusqu'au 16 mai exclusivement. Mais, à partir du 16 mai, M. de Goulard et M. Jules Simon qui comprenaient mieux que personne que la situation ne pouvait pas se prolonger, étaient sortis ensemble du cabinet. M. Thiers les avait remplacés par des ministres républicains. Le cabinet était donc, au moment de la discussion, très-homogène, et, en tous cas, infiniment plus homogène que ne l'ont jamais été les cabinets de la réaction.

M. de Broglie, comme pour démontrer lui-même que son argument ne portait plus, insistait sur le caractère républicain du nouveau cabinet. On peut dire qu'il l'exagérait. Il n'était pas tout à fait dans la vérité, en attestant que MM. Casimir Perier, Bérenger et Waddington continuaient et même accentuaient la politique de M. Jules Simon. M. Waddington appartenait à la portion la plus modérée du centre gauche. M. Bérenger avait défendu la loi sur la municipalité lyonnaise autant et mieux que M. de Goulard.

Ce ne sont là que des détails d'une importance médiocre. Ce qu'on pouvait justement reprocher à la droite, c'était de ne pas avouer, comme elle l'avait fait tant de fois, qu'elle faisait uniquement la guerre à la République. Si elle avait dit, par l'organe de son orateur : Nous voyons la République se consolider sous le gouvernement de M. Thiers, et c'est pour cela que nous le renversons, elle aurait dit la vérité d'un bond, et elle aurait donné à tout le discours de M. de Broglie la force qui accompagne toujours les situations franches.

Oui, le suffrage universel allait à la République. Oui, la durée du gouvernement de M. Thiers avait pour conséquence la fondation, la consécration de la République. Oui, il y avait dans le ministère des républicains convaincus ; M. Jules Simon était loin d'être le seul ; c'est à peine s'il était plus ancien, dans son adhésion à la République, que M. Dufaure, qui n'avait pas varié depuis 1848. Oui, M. Jules Simon, et quelques-uns de ses collègues poussaient à l'entente et à la réconciliation avec les autres fractions du parti républicain, en excluant bien entendu les ennemis de la société et ceux de la liberté. Oui enfin, M. Casimir Perier, M. Bérenger, M. Waddington étaient dans cette voie de conciliation pour les personnes, sans aucune concession sur les principes, qui était aussi la voie de M. Thiers. Encore une fois, si M. de Broglie avait dit : Nous voulons renverser M. Thiers parce que nous voulons renverser la République, la situation aurait été plus noble pour lui et les siens et plus franche pour tout le monde. Mais le moyen de parler sans réticences, quand on parle au nom de trois ennemis irréconciliables, qui n'ont en commun qu'une haine !

M. Dufaure et M. Thiers répondirent l'un après l'autre à M. de Broglie. M. Dufaure prit le discours pied à pied ; mais M. Thiers y fit à peine quelques allusions, il ne monta à la tribune que pour raconter l'histoire de son gouvernement ; pour montrer à l'Assemblée qu'elle entretenait, en France, par ses divisions, le désordre moral ; et qu'il n'y avait plus qu'un seul remède, la proclamation de la République. Son discours fut entouré de toutes les formalités prescrites par la nouvelle loi des Trente. Une délibération du conseil des ministres, transmise à l'Assemblée, avait d'abord constaté qu'il s'agissait, non d'une question de cabinet, mais d'une question de gouvernement. M. Thiers avait ensuite averti par un message qu'il se proposait de Prendre la parole. Nul ne pouvait la prendre après lui dans la même séance. Ces retards pesaient aux impatients du côté droit. Subissez la loi que vous avez faite. Ils décidèrent au moins, sans égards pour l'âge de M. Thiers, qu'il serait entendu à neuf heures du matin. Da cette manière on pourrait tenir une seconde séance dans la journée, et, le soir, M. de Mac-Mahon serait proclamé.

Je suis le grand coupable, dit M. Thiers en commençant. Je viens le déclarer avec la fierté d'une conscience honnête et la franchise d'un citoyen dévoué.

Il ne cacha pas qu'il avait de l'amertume au fond du cœur. Mais il n'y en aura pas sur mes lèvres. On était bien pressé de saisir dans ses mains le pouvoir, à la minute même où l'œuvre de la libération du territoire était achevée. La libération était obtenue ; le traité était signé ; les sommes étaient prêtes : il ne restait qu'à opérer le mouvement de retraite qui devait durer cinq semaines. On aurait pu attendre cinq semaines, avant de prononcer le fameux : C'est à vous de sortir ! Cela eût été plus sage et plus patriotique.

On reprochait tout haut à M. Thiers de n'avoir -pas un cabinet homogène. Il fallait entendre qu'on lui faisait un crime d'y avoir des républicains. S'il avait voulu gouverner avec des hommes de la droite, et dans le sens de la droite, il est clair que la droite ne l'aurait pas renversé. Tous les partis s'offraient pour le défendre au même prix ; mais ni la situation de la France, ni celle de l'Assemblée, ne permettaient de taire un gouvernement de parti qui aurait été, sur l'heure, un gouvernement de guerre civile. C'est ce qui, en 1871, avait rendu nécessaire le pacte de Bordeaux. La situation était-elle changée ? Les partis avaient-ils désarmé ? Vous nous regarderez et vous nous jugerez, c'est votre droit ; mais votre devoir, c'est de vous regarder vous-mêmes, et de voir dans quel état de division profonde et sans exemple vous vous trouvez ici.

Il y a dans cette Assemblée, comme dans toute assemblée, une gauche et une droite ; mais les deux parties sont en nombre presque égal de part et d'autre ; elles sont séparées par des différences inconciliables ; elles sont elles-mêmes travaillées par des divisions profondes : ici deux républiques, là trois monarchies.

Vous ne pouvez nier, le 24 mai, l'égalité numérique, puisque, le 23, vous vous êtes comptés deux fois, sur M. de Lamy et M. Martell. 304 contre 308, 323 contre 330 ; voilà la force des deux armées. Cette comparaison donne aux monarchistes, dans l'Assemblée, l'avantage de quelques voix ; mais dans le pays, les républicains l'emportent. Pour le nier, il ne faut ni lire les journaux, ni savoir comprendre la voix du public ; il faut oublier toutes ces élections successives, élections qui ne soulèvent tant de colères parmi les monarchiques, que parce qu'elles se font contre eux. Quand même les monarchiques auraient pour eux le nombre, ce qui n'est pas, ils ne pourraient rien fonder, parce qu'ils ne peuvent s'unir. La première des trois monarchies qui essaierait de s'affirmer aurait, à l'heure même, sur les bras, les deux autres, sans compter les républicains, qui, à eux seuls, pourraient l'écraser. La droite ne peut arriver au pouvoir que par une équivoque ; elle ne peut gouverner que dans une équivoque. Elle est condamnée au provisoire, et sa domination condamnerait indéfiniment le pays au provisoire, c'est-à-dire à la ruine matérielle et morale.

Il y a une différence entre hier et aujourd'hui. Hier, c'est-à-dire à Bordeaux, on ne pouvait faire ni une monarchie ni la République, parce qu'il fallait réparer le désordre matériel, rendre à la France les éléments matériels, organiques de la vie. Aujourd'hui, grâce au Gouvernement qui a vaincu l'anarchie, refait l'administration, l'armée et les finances, et libéré le territoire, on peut faire une République définitive. On ne put pas faire une monarchie, parce qu'il y a trois prétendants, et un trône unique.

En acceptant le pouvoir à Bordeaux, M. Thiers prenait une double tâche, une tâche d'urgence, une tâche d'avenir.

Quelle était la situation ? Je la rappellerai en deux mots, non pas pour m'attirer de la reconnaissance, je connais les hommes, ce n'est pas cela que je leur demande, — mais pour obtenir de la justice, — de la justice, non pas pour moi : à mon âge, je n'ai besoin que d'une mémoire honorable, et j'espère la laisser après moi. (Oui ! oui ! — Légères rumeurs à droite.)

Non, je ne crains pas pour ma mémoire, car je n'entends pas paraître au tribunal des partis : devant eux, je fais défaut ; mais je ne fais pas défaut devant l'histoire, et je mérite de comparaître devant elle. (Bravos et applaudissements à gauche.)

Je rappelle donc les faits : 400.000 hommes occupaient le nord de la France jusqu'à la Loire ; de deux armées ennemies, l'une menaçait Bordeaux, l'autre menaçait Lyon. Quant à nos armées, les unes, après des efforts très-honorables, étaient rejetées en Suisse, les autres dans les places du Nord, les autres au delà de la Loire. De moyens de résistance, il n'y en avait pas. La passion en faisait supposer ; la passion égarait : il n'y en avait pas ; je l'ai vu ! Et quand, pour ma part, je me suis dit qu'il fallait faire la paix, j'avais une conviction profonde que poursuivre la guerre était un acte insensé.

Nos finances, elles consistaient en quelques secours de la Banque de France. L'impôt ne revenait plus au Trésor ; il restait dans les provinces. De crédit, nous n'avions que celui que, dans une situation pareille, on peut avoir.

Sans la Banque qui faisait crédit à l'avenir de la France, — non pas à son présent, je le dis bien haut, — nous n'aurions pas pu exister.

Le désordre, l'anarchie partout... Ce tableau est-il exagéré ?

 

Ce qui paraissait, en 1871, presque impossible, a été fait. L'insurrection de Paris, l'anarchie en France ont été vaincues. L'ordre matériel est établi partout. Le recouvrement des impôts se fait bien, malgré des charges accablantes. L'administration est aussi régulière et aussi respectée que jamais. Le travail a repris, le commerce fait des bénéfices. Pour nos emprunts, on nous a offert 43 milliards. Les recouvrements se sont faits, non-seulement avec facilité, mais par anticipation. Tandis que toutes les places financières sont gênées, qu'il y a des crises partout, nous qui avons à payer des sommes si énormes, nous étonnons l'Europe par la ponctualité de nos paiements. Nous avons déjà payé 4 milliards. Pour le reste, nous sommes prêts.

On nous demande ironiquement si nous avons des alliés. Personne ne peut plus avoir d'alliés, grâce à la politique insensée de l'Empire qui a brisé ce qu'on appelait autrefois l'équilibre européen. La vraie alliance, elle est dans l'estime qu'on inspire. J'ose le dire : la France, en montrant une vitalité si grande, a presque réparé l'atteinte que ses défaites avaient portée à son prestige. On croit à la France, en voyant la conduite de son Gouvernement, qui n'a qu'un mérite, mais un mérite qui est peut-être réel : c'est la suite dans ses desseins, c'est la conséquence dans sa conduite.

La véritable alliance, ajoutait M. Thiers, est dans l'estime qu'on inspire à l'Europe, et nos successeurs en trouveront la preuve dans des archives que je ne peur pas ouvrir ici devant vous.

Ainsi le Gouvernement, par une politique d'apaisement et de sagesse, avait produit ces résultats inespérés, qu'une politique de parti, une politique de combat, n'aurait jamais obtenus.

La tâche d'urgence est donc remplie. Reste la tâche d'avenir. Après la réorganisation, la constitution. Le Gouvernement, en sauvant le pays, a mis la Chambre en état de se constituer. Il l'en avertit. Il l'avertit que, dès que la constitution est possible, elle est urgente ; et en même temps, comme c'est son devoir, il indique dans quel sens la Constitution doit être faite. C'est ce moment-là qu'on choisit pour le condamner et le renverser. On lui reproche de ne pas-être assez conservateur. Équivoque ! Mensonge Il est conservateur, autant et plus que qui que ce soit, et on le sait bien. On le renverse, parce qu'il veut faire la République. Voilà ce qu'il faudrait avoir le courage et la bonne foi de dire, Et ceux qui veulent empêcher de fonder la République ne peuvent pas fonder la monarchie ! Et ils le savent ! Ils ne peuvent que maintenir indéfiniment la France dans le provisoire. C'est ce provisoire, cette équivoque, cette négation que, par un audacieux abus de langage, ils appellent la politique résolument conservatrice.

Eh bien, ne pouvant pas faire un Gouvernement parce qu'ils sont irrémédiablement divisés, ni gouverner avec le pays parce que le pays est contre eux, ils feront une dictature : la dictature des incapables. Prenez garde, s'écria M. Thiers, prenez garde ! La dictature des grands hommes vous a perdus ; celle des petits ne vous perd pas moins, et avec eux il y a moins de gloire !

Est-ce qu'un pays peut vivre éternellement dans les expédients et le provisoire ? C'est un miracle qu'on ait pu conserver cette situation, soutenir cette gageure pendant près de trois ans. La France a fait crédit au Gouvernement à cause des difficultés qu'il subissait et des grands devoirs qu'il avait à remplir. Mais, à présent, elle veut un gouvernement définitif et respecté. Elle veut vivre, puisque enfin elle a recouvré les organes de la vie. Elle est lasse des prétentions et des intrigues de ces trois gouvernements en expectative, dont chacun attend le moment de tromper les deux autres, et d'écraser le gouvernement de fait, qui lui donne la sécurité et l'ordre, et qui a seul des chances de durée. Il lui faut un gouvernement qui en soit un ; dont on ne vienne pas tous les jours contester l'autorité, bafouer le principe ; contre lequel on ne prêche pas à ciel ouvert la désobéissance et la trahison.

M. Thiers ne vient pas au sein de l'Assemblée, en cette circonstance suprême, pour démontrer qu'il n'a pas failli à ses devoirs : la France sauvée, reconstituée, libérée, répond pour lui ; il ne vient pas revendiquer le titre de conservateur : nul citoyen en France, nul souverain en Europe n'a travaillé plus constamment et plus efficacement au rétablissement de l'ordre ; il ne vient pas demander grâce parce qu'un de ses ministres a dit, dans une réunion de savants, que la France doit la libération de son territoire à M. Thiers, et à lui seul ; le ministre a expié ce crime en se retirant ; enfin, il ne vient pas se justifier d'avoir laissé partir M. de Goulard : quand même M. de Goulard mirait plus de dévouement et de patriotisme, plus d'habileté administrative et de sens politique que M. Casimir Perier qui lui succède, ce n'est pas pour des événements de cette épaisseur qu'on fait des révolutions. Il plaît à la droite de discourir sur ces ministres pour dissimuler le vrai point du débat. Il ne convient pas à M. Thiers d'ergoter.

La question est celle-ci : faire ou ne pas faire la République. La voilà, la question, telle qu'elle est au fond de toutes les consciences. La France entière le crie. Il s'agit. bien, en vérité, de la phrase de M. Jules Simon, ou de la main que M. de Goulard veut nous faire sentir, ou des opinions de M. Barodet ! Il s'agit bien de décider que M. Thiers n'est pas conservateur de la même façon que M. de Gavardie, M. de Lorgeril ou M. Du Temple ! M. Thiers marche sur tout cela. On fera des mièvreries, des chinoiseries, dans les temps paisibles, aux heures perdues. Pour aujourd'hui, voici la question : faire ou ne pas faire la République. M. Thiers dit à l'Assemblée : Nous avons réorganisé et délivré la France, c'était notre première besogne ; elle est faite. A présent, il faut un gouvernement définitif ; nous vous proposons de le faire, de le faire sur l'heure ; et nous ajoutons que ce gouvernement doit être la République, qu'il ne peut être que la République. Voulez-vous faire la République ? Nous voici pour la faire avec vous. Voulez-vous prolonger, au détriment et au péril de la France, la période de l'indécision et de l'incertitude ? Renversez-nous. Il n'y a pas autre chose à voter. Tel fut, en somme, ce grand discours, ou plutôt ce grand acte.

M. Thiers se souvint de M. de Broglie au moment de descendre de la tribune.

On nous a dit hier, avec une pitié dont j'ai été très-touche (On sourit.), qu'on plaignait notre sort, que nous allions être des protégés, des protégés de qui ? du radicalisme. On m'a prédit, à moi, une triste fin. Je l'ai bravée plus d'une fois pour faire mon devoir ; je ne suis pas sûr que je l'aie bravée pour la dernière fois.

Et puis on nous a dit qu'il y avait une chose fâcheuse, outre une fin malheureuse : c'était d'y ajouter le ridicule.

On me permettra de trouver cela bien sévère. Un homme qui aurait servi son pays toute sa vie, qui aurait, dans les temps les plus difficiles, sacrifié sa popularité pour la vérité, qui aurait rendu des services que je ne prétends pas avoir rendus, un tel homme peut-être pourrait traiter avec cette pitié des hommes comme ceux qui sont sur ces bancs (Le banc des ministres.)

Je remercie l'orateur de ses sentiments compatissants. (Rires à gauche.) Qu'il me permette de lui rendre la pareille, et de lui dire que, moi aussi, je le plains. De majorité, il n'en aura pas plus que nous ; mais il sera un protégé aussi, je vais lui dire de qui... d'un protecteur que l'ancien duc de Broglie aurait repoussé avec horreur : il sera le protégé de l'Empire !

 

La séance fut levée, après ce discours, aux termes de la loi des Trente, qui ne permettait pas de répondre séance tenante au président de la République. Il était près de midi. On décida que la séance suivante aurait lieu à deux heures. M. Casimir Perier monta à la tribune, à deux heures, et lut un discours très-modéré et très-ferme, un discours-programme, plutôt qu'un discours de discussion.

C'est pour combattre le radicalisme que nous voulons la République, et que nous faisons appel à tous ceux pour lesquels, sans distinction de partis, l'apaisement des passions et la prospérité publique sont le premier des vœux, le premier des besoins.

Nous leur demandons au milieu de tant de compétitions diverses, de nous donner, contre les ennemis de tout ordre paisible et régulier, la force dont nous avons besoin pour les contenir.

Nous demandons un Gouvernement qui ait le droit de s'appeler par son nom, afin qu'il puisse dire où il va, et qu'on puisse le suivre.

M. Ernoul proposa l'ordre du jour en ces termes :

L'Assemblée nationale,

Considérant que la forme du Gouvernement n'est pas en discussion ;

Que l'Assemblée est saisie de lois constitutionnelle à présentées en vertu d'une de ses décisions, et qu'elle doit examiner ;

Mais que, dès aujourd'hui, il importe de rassurer le pays... (Exclamations ironiques à gauche.)... Mais que, dès aujourd'hui, il importe de rassurer le pave en luisant prévaloir dans le Gouvernement... (Interruption à gauche.)... une politique résolument conservatrice,

Regrette que les récentes modifications ministérielles n'aient pas donné aux intérêts conservateurs la satisfaction qu'ils avaient droit d'attendre... (Bruyantes exclamations à gauche. — Applaudissements à droite, auxquels répondent des applaudissements ironiques à gauche.)

Et passe à l'ordre du jour.

 

Les 320, avaient fait signer cette proposition d'ordre du jour par 43 des leurs, presque tous légitimistes. M. de Broglie y figurait le second. Il y avait cinq ou six orléanistes, et deux bonapartistes seulement. M. Target monta immédiatement à la tribune, et lut la déclaration suivante.

Tout en nous associant à l'ordre du jour, afin de bien préciser la pensée et la portée de notre vote, nous nous déclarons résolus à accepter la solution républicaine telle qu'elle résulte de l'ensemble des lois constitutionnelles présentées par le Gouvernement, et à mettre fin à un provisoire qui compromet les intérêts matériels du pays. Nous entendons, en adoptant l'ordre du jour de M. Ernoul, manifester la pensée que le Gouvernement du Président de la République doit faire prévaloir désormais par ses actes une politique nette et énergiquement conservatrice. (Rires à gauche. — Applaudissements au centre droit.)

M. Schœlcher. — Nous demandons les noms des signataires de cette déclaration.

M. Buffet, président. — Les signataires sont : MM. Target, Paul Cottin, Prétavoine, Raimu, Mathieu Bodet, Lefébure, Caillaux, Eugène Talion, Louis Passy, Albert Delacour, Léon Vingtain, Deseilligny, Dufournel, Daguilhon, Martell (Charente).

Quinze noms.

Ces quinze représentants se déclaraient républicains. Ils parlaient du Gouvernement du Président de la République en termes qui pouvaient faire croire que ce président continuait à être M. Thiers. Ils se déclaraient résolus à s'associer à l'acte le plus significatif du Gouvernement de M. Thiers, c'est-à-dire au vote des lois constitutionnelles. Enfin, ils pensaient, comme le Gouvernement, qu'il fallait mettre fin au provisoire.

Mais, en donnant au Gouvernement de M. Thiers le conseil de faire prévaloir désormais par ses actes une politique nette et énergiquement conservatrice, ils l'accusaient d'avoir manqué de netteté et de n'avoir pas été suffisamment conservateur. En s'associant au vote, dont le but et la conséquence nécessaires n'étaient et ne pouvaient être ignorés de personne, 1° ils empêchaient la création d'un gouvernement définitif ; 2° ils empêchaient la proclamation de la République ; 3° ils renversaient M. Thiers ; 4° ils donnaient naissance à un Gouvernement formé, contre la République et les républicains, par la coalition des légitimistes, des orléanistes et des bonapartistes.

L'ordre du jour pur et simple fut proposé avec un commentaire qui en affaiblissait la portée.

M. Dufaure déclara qu'il repoussait le commentaire, mais qu'il acceptait l'ordre du jour.

Mis aux voix, il fut repoussé par 362 voix contre 348.

M. Broët et M. Lefèvre-Pontalis proposèrent alors la rédaction suivante :

L'Assemblée nationale, confiante dans les déclarations du Gouvernement, et attendant de lui une politique vraiment conservatrice, passe à l'ordre du jour.

Mais pourquoi cette tentative ?

Quelques membres au centre gauche applaudirent ; quelques membres à droite s'indignèrent ! Applaudissements et indignation perdus. Le Gouvernement venait d'être battu sur la question d'ordre du jour pur et simple, par les quinze voix de M. Target. Il ne pouvait plus avec honneur, et avec utilité pour le pays, se raccrocher à un amendement de transaction. La priorité fut donnée au projet de M. Ernoul. M. Baragnon demanda le scrutin secret et retira aussitôt sa demande. On parla de voter à la tribune. Il y eut sur cette proposition, après deux épreuves douteuses, un scrutin qui donna 342 voix pour le vote à la tribune, et 366 voix contre. Enfin, on vota sur l'ordre du jour de M. Ernoul. Pour l'adoption : 360 suffrages. Contre : 344. Une majorité de 16 voix. Ainsi finit dans le Parlement le Gouvernement de M. Thiers. Ce fut autre chose dans le pays.

M. Baragnon, qui jugea à propos de se faire de fête, triompha bruyamment. A peine le résultat du scrutin était-il proclamé qu'il monta à la tribune.

Je viens d'avoir l'honneur de m'approcher du banc de MM. les ministres et de leur demander s'ils avaient une communication à faire à l'Assemblée.

Le langage que le Gouvernement a fait entendre dans le cours de cette discussion me permettait de supposer qu'il avait quelque chose à nous dire.

MM. les ministres sont restés silencieux.

L'intérêt souverain du pays exige que le Gouvernement parle bientôt.

Le Gouvernement s'est obligé, par son langage, à nous dire, — et à nous dire bientôt, s'il reste ou s'il cesse d'être.

 

On ne saurait expliquer ce qui poussait M. Baragnon ; mais, à coup sûr, personne ne pouvait supposer que M. Thiers aurait l'idée de garder le pouvoir jusqu'au lendemain. Cette sommation de partir sur l'heure fut fort goûtée de la droite, qui applaudit à deux reprises. M. Baragnon proposait une troisième séance, qui serait tenue à huit heures du soir.

M. Horace de Choiseul. — Le Gouvernement demande-t-il cette séance ? A-t-il des communications à faire ?

M. Buffet, président. — Aucun de MM. les ministres n'a demandé la parole ; je ne puis faire qu'une chose : consulter l'Assemblée sur la proposition qui est faite ; c'est à elle à l'apprécier.

Un membre. — Quel est l'ordre du jour de cette séance ?

M. de Rességuier. — Le salut du pays.

M. Emmanuel Arago monta à la tribune pour bien constater qu'on se réunissait sans ordre du jour, et par conséquent dans l'unique but de sommer M. Thiers d'avoir à donner sa démission et à céder la place à son successeur, dans la minute. On savait, à n'en pas douter, qu'il allait le faire, mais on voulait se donner la bonne grâce de l'y contraindre.

On tint donc, à huit heures, comme l'avait demandé M. Baragnon, cette troisième séance. Voici les termes de la démission de M. Thiers.

Versailles, le 24 mai 1873.

Monsieur le Président,

J'ai l'honneur de remettre à l'Assemblée nationale ma démission des fonctions de président de la République qu'elle m'avait confiées.

Je n'ai pas besoin d'ajouter que le Gouvernement remplira tous ses devoirs jusqu'à ce qu'il ait été régulièrement remplacé.

Recevez l'assurance de ma haute considération.

A. THIERS,

membre de l'Assemblée nationale.

 

La signature était à peine lue, que M. le général Changarnier demandait la parole pour proposer de procéder immédiatement à l'élection du nouveau président. M. Buffet annonça qu'il allait consulter l'Assemblée. Mais, dit le général Billot, il serait convenable de donner acte à M. le garde des sceaux du message portant démission du Président de la République.

M. Buffet, quoique grand formaliste, n'y avait pas songé.

M. Buffet. — Je vais faire droit à votre réclamation.

M. le général Billot. — Et l'Assemblée n'a pas statué sur l'acceptation de cette démission.

M. Buffet était moins persuadé qu'il fût nécessaire de prendre tant de peine. M. Foubert avait déjà rappelé qu'une démission n'est définitive que quand elle a été acceptée. Sur cela, M. Buffet l'avait menacé d'un rappel à l'ordre ; mais, des réclamations s'élevant de toutes parts, le Président vit bien que la démission de M. Thiers ne passerait pas ainsi, comme un incident sans importance. Il donna la parole à M. Foubert, qui, dominant les cris et le tumulte de la droite, dit en quelques mots ce que pensaient de M. Thiers les républicains, ce que dira de lui l'histoire. Une demande formelle fut proposée en ces termes :

Les soussignés proposent que l'Assemblée n'accepte pas la démission de M. Thiers.

La gauche exigea le scrutin. Un bonapartiste fit cette demande, à laquelle il ne fut pas répondu :

Le Gouvernement accepte-t-il ce vote-là ?

Les auteurs de la proposition n'en avaient pas même parlé au Gouvernement ; ils savaient, à n'en pas douter, qu'ils seraient battus ; ils savaient aussi que, même s'ils l'emportaient, M. Thiers n'en persisterait pas moins dans sa résolution. Ils voulaient seulement, suivant un mot de M. George, imposer un peu de décence à l'Assemblée et bien fixer les responsabilités. 331 membres se prononcèrent pour le refus de la démission ; 362 pour l'acceptation.

M. Buffet eut alors la pensée d'adresser au président démissionnaire un compliment de condoléance. La façon dont la majorité traitait M. Thiers depuis fort longtemps, la coalition formée contre lui pendant la dernière prorogation, coalition dont M. Buffet avait été l'âme avec M. de Broglie, l'accueil fait, la veille, à M. Dufaure, et le matin, à M. Thiers, la sommation portée par M. Baragnon à la tribune, la précipitation avec laquelle on avait voulu, au début de la séance de nuit, procéder à l'élection, le souvenir des immenses services rendus par M. Thiers et de l'immense ingratitude dont ils étaient payés, la préoccupation des périls où les ambitions monarchiques allaient précipiter la France, produisirent dans la gauche un sentiment de répulsion violente contre l'étrange prétention de M. Buffet. Il n'y eut jamais de mouvement plus spontané, ni plus unanime. Aux premiers mots qu'il essaya de prononcer, toute la gauche fut debout, avec la résolution évidente d'étouffer ses paroles. Il ne put pas parler ; il ne put que protester. Le compte rendu officiel insérera, dit-il, mes protestations contre la violence de la minorité. La minorité tenait à cette constatation, au moins autant que M. Buffet. Elle n'empêchait nullement l'exercice des fonctions présidentielles. Elle mettait seulement obstacle, un obstacle absolument infranchissable, à un discours qu'elle considérait comme un scandale.

Quelques membres de la gauche proposèrent de renvoyer dans les bureaux la proposition du général Changarnier. Cela eût été peut-être régulier ; cela était, en tout cas, bien insignifiant. M. le maréchal de Mac-Mahon était élu, in petto, depuis longtemps ; il le fut officiellement à dix heures du soir. Sur 721 membres qui assistaient à la séance, 391 seulement prirent part au vote. M. le maréchal de Mac-Mahon en obtint 390. Le bureau se rendit immédiatement à son domicile pour lui confirmer cette nouvelle, qui n'était pas faite pour le surprendre. Il en rapporta une demi-heure après une acceptation qui était également prévue.

La journée du 24 mai était terminée.

L'élection du maréchal de Mac-Mahon n'était pas une conclusion ; c'était tout le contraire. C'était l'ajournement indéfini de la conclusion ; quelque chose comme un renouvellement du pacte de Bordeaux, mais cette fois avec une date fixe et un sous-entendu contre la République. Au bout de très-peu de temps, la date parut trop rapprochée. On demanda dix ans, puis, par arrangement, on se restreignit à sept. Il fut convenu que nous aurions, pendant sept ans, le gouvernement du maréchal. Dans sept ans, on verrait ce qu'on ferait de la France. On la guérirait, pendant sept ans, du goût qu'elle avait pris pour la République, et on l'acheminerait vers la monarchie. On ne disait pas, et pour cause, vers quelle monarchie, chacun se promettant bien tout bas que ce serait vers la sienne.

M. Claretie, dans sa brillante et émouvante Histoire de la Révolution de 1870, a pris soin de donner quelques échantillons de la polémique de certains journaux réactionnaires à l'époque du 24 mai. Cette lecture ne fournit aucune lumière sur M. Thiers et ses ministres ; mais elle en fournit beaucoup sur leurs vainqueurs. Nous empruntons deux citations à son catalogue :

Celle-ci est de la Patrie :

Dès ce matin, quelques concierges, qui avaient bouché les soupiraux de leurs caves depuis la Commune, commençaient à les déboucher. L'un d'eux, dans les environs de la rue Taitbout et de la rue du Helder, s'occupait gaiement de cette besogne à l'aide d'un gigantesque marteau. Un passant lui demanda :

— Eh que faites-vous là ?

— Mais, dame, je débouche tout ça ; nous n'avons plus peur d'être brûlés, maintenant !

L'autre citation est extraite de l'Univers :

L'avenir, nous l'espérons, sera digne de ce début. Et puisque les prières publiques célébrées le 21 ont amené ce premier résultat, le jour même de Notre-Dame auxiliatrice, rien ne nous défend d'espérer que saint Grégoire VII, dont nous célébrons aujourd'hui la fête, que les pèlerinages dont la série vient de commencer, nous obtiendront les solutions définitives, qui, relevant la France et l'Église de leurs calamités communes, les associeront dans la victoire remportée en commun sur la Révolution.

Ce Barodet, poilu comme un écureuil, aura été un instrument à plusieurs fins.

Un journal accuse le sinistre vieillard d'avoir voulu faire un coup d'État.

Les mandats d'amener étaient signés ; quatre-vingts arrestations environ auraient été faites dans la nuit de samedi à dimanche, dans le monde de la politique et de la presse.

Jamais on ne vit tant de haine ni une résolution si audacieuse et si fortement soutenue, de se jouer de la vérité.

Dans la matinée du 25, la gauche entière envahit la préfecture, où se trouvait encore M. Thiers. Tout ce que Versailles renfermait de républicains y accourut.

M. Rameau vint, à la tête du conseil municipal. Il dit à M. Thiers : Quelles que soient les fluctuations de la politique, les habitants de Versailles n'oublieront jamais le grand citoyen qu'ils nomment le libérateur et le réorganisateur du pays.

L'ancien président se hâta de partir pour Paris.

La France ne se montra pas ingrate. Les adresses, les députations, les présents en objets d'art, en couronnes, affluèrent de toutes parts. Ce fut une émulation parmi les villes, à qui exprimerait le mieux sa reconnaissance. L'Europe entière voulut s'associer à cette manifestation d'enthousiasme national. Le Japon, les deux Amériques, envoyèrent leurs délégués. Jamais l'Élysée, quel qu'en fût l'hôte, n'avait vu une apothéose comparable à celle qui fut décernée à M. Thiers dans le logement modeste où il s'était réfugié. Ce n'était pas seulement le libérateur qu'on saluait ainsi, c'était l'homme d'Étai qui, par une adhésion raisonnée à la forme républicaine, avait sauvé l'Europe d'une conflagration générale et la France de la guerre civile. Le triomphe de M. Thiers était le triomphe de la République. Il alla en s'augmentant d'année en année. La première fois qu'il revint comme député à la Chambre — c'était le 27 mai, trois jours seulement après sa chute —, toutes les gauches le reçurent debout avec des acclamations enthousiastes, et des applaudissements longtemps prolongés et renouvelés. La droite assistait à ce spectacle avec une colère mal contenue. La même scène se renouvela à quatre ans de distance, lorsque M. de Fourtou, ministre du 16 mai après l'avoir été de M. Thiers, eut la malheureuse idée d'attribuer à un autre le nom de libérateur du territoire. Un cri sortit de toutes les poitrines : Le voilà, le libérateur ! Et toute la gauche se tourna vers M. Thiers, en faisant retentir la salle de ses applaudissements et de ses bravos. Quand M. Thiers sortait de France, il trouvait le même accueil enthousiaste. A Florence, à Genève il aurait pu se croire à Paris. Il n'était plus le président de la République, mais il en était le chef.

 

VI

Si les députés et les hommes politiques ne furent pas surpris par l'événement du 24 mai, la France le fut. Il sembla que cet orage éclatait dans un ciel pur. On croyait marcher paisiblement vers la libération du territoire et la République conservatrice, quand on se trouva du jour au lendemain aux prises avec un ministère de combat.

On pouvait craindre que les républicains, qui avaient accueilli avec tant de joie les déclarations de M. Thiers, et qui, croyant toucher à l'établissement définitif de la République, se voyaient soudainement refoulés dans leurs espérances, et mis, en quelque sorte, sous la main de leurs ennemis, ne se laissassent aller à des tentatives de résistance. L'Assemblée, quoique ayant commis une lourde faute, n'avait violé le texte d'aucune loi, elle avait pour elle la légalité et la force ; le moindre désordre aurait été réprimé avec violence, et aurait porté un coup terrible au parti républicain qui, dans ce moment difficile, avait plus que jamais besoin de sagesse. Une adresse au peuple, signée par cent vingt-six députés de la gauche, parmi lesquels MM. Peyrat, Gambetta, Louis Blanc, Edgar Quinet, Pelletan, fut écrite et signée sur les bancs de la Chambre, dans la soirée même du 24. Elle était ainsi conçue :

Citoyens,

Dans la situation que fait à la France la crise politique qui vient d'éclater, il est d'une importance suprême que l'ordre ne soit pas troublé.

Nous vous adjurons d'éviter tout ce qui serait de nature à augmenter l'émotion publique.

Jamais le calme de la force ne fut plus nécessaire. Restez calmes. Il y va du salut de la France et de la République.

 

Depuis cette époque, toutes les fois que les Assemblées, ou le ministère, ou les représentants à titres divers des régimes déchus, ou les chefs de la faction cléricale, commirent des actes, prononcèrent ou écrivirent des paroles qui pouvaient passer pour des provocations au parti républicain, les mêmes voix donnèrent les mêmes conseils de modération, d'abstention, de sagesse. Lorsque M. Thiers, M. Gambetta, M. Jules Simon eurent l'occasion de répondre à des adresses, ou de prendre la parole dans des réunions publiques, ils ne manquèrent jamais de répéter le même langage. C'est aussi le même langage qu'on retrouve dans les déclarations, collectives, publiées à diverses époques par les groupes républicains de l'Assemblée nationale, du Sénat et de, la Chambre des députés.

Les journaux du parti, à Paris et en province, publièrent, en s'y associant, la proclamation du 24 mai. Une résolution unanime de réussir par le calme, la patience, l'ordre, la discipline, s'empara avec empire de tous les esprits. C'est à ce calme et à cette discipline que tous les votes conquis pour la République dans le Parlement, et les éclatants succès électoraux des dernières années ont été dus. Le parti républicain donne ce grand spectacle depuis le 24 mai 1873. Il fut impassible ce jour-là, à la grande surprise et au profond regret de ses ennemis, comme il l'a été le 16 mai 1877. Il sait enfin le moyen de vaincre, et il en use. La consternation fut immense à Paris dans la journée du 25 mai, mais il n'y eut ni réunion clandestine, ni attroupement dans les rues, ni cri proféré, ni article de journal dépassant la mesure d'une condamnation réfléchie et motivée. Les défenseurs de l'ordre ne purent montrer leur zèle qu'à la tribune. Ils firent de belles phrases sur le péril social, sans trouver à signaler, d'un bout de la France à l'autre, le plus petit fait qui pût leur servir de prétexte. Non-seulement, par cette conduite, les républicains ôtèrent à l'ennemi son aiguillon ; mais, en établissant d'une façon péremptoire que la transmission de la présidence se faisait sans catastrophe et sans la moindre agitation, lors même qu'elle avait lieu contre la volonté la plus manifeste du pays, ils démontrèrent la nullité du seul argument sur lequel puissent s'appuyer, avec une apparence de raison, les défenseurs de l'hérédité monarchique. La France avait donné la même preuve de bon sens, les républicains avaient montré la même, modération en 1848, lorsque le pouvoir avait passé des mains intègres du général Cavaignac aux mains du prince Louis-Napoléon, déjà impatientes de saisir le sceptre.

Il nous reste à résumer à grands traits le rôle de la majorité qui avait triomphé le 24 mai. On pourrait presque se borner à dire, pour la caractériser, qu'elle a persévéramment combattu les républicains et la République. C'est là son caractère dominant. Cependant, il y a d'autres côtés dans son histoire, et il faut être juste envers cette majorité, qui l'a été si rarement envers les autres.

Elle était animée d'un grand sentiment patriotique. Elle a voté la paix : quelques-uns lui en font un crime. Jamais querelle ne fut plus injuste. Elle n'a fait que subir avec patriotisme, avec désespoir, une nécessité inéluctable. A gauche, à droite, il n'était personne qui n'eût préféré la guerre, avec ses horreurs, à la triste paix qu'on allait conclure. Non-seulement à l'époque de la ratification des préliminaires, mais pendant tout le temps des négociations et de l'occupation, le patriotisme fut ardent, prêt à tous les courages et à tous lés sacrifices, sur tous les bancs de la Chambre. Il importe de mettre ce point à l'abri de toutes nos contestations et en dehors des querelles de parti. Nous ne disons pas, et nous ne croyons pas, que ceux qui ont voté la paix ont montré plus de véritable courage que ceux qui se sont abstenus ou qui ont voté contre. Non ; chacun a voté suivant ses vues avec une égale droiture. Il n'y avait que des patriotes dans l'Assemblée de, 1871.

On peut louer aussi l'Assemblée de la fermeté inébranlable avec laquelle elle soutint l'autorité de la loi et des principes fondamentaux de la société, dans sa lutte contre la Commune de Paris. Elle fut provocante et impitoyable ; ce sont là, à nos yeux, de très-grands torts. La guerre civile était en elle-même si lamentable, elle pouvait avoir pour le pays de telles conséquences, qu'il était de la plus vulgaire sagesse d'éviter ce qui pouvait l'aviver et lui recruter des partisans. Il y avait aussi de l'excès à traiter tous les insurgés en criminels. Il eût été plus humain, plus politique et plus réellement juste, de pardonner à ceux qui avaient été trompés ou contraints, et de réserver les sévérités de la loi pour les meneurs, les chefs, pour ceux qui avaient commis des délits ou des crimes de droit commun. Mais, tout en faisant ces réserves, qui sont graves, il n'en est pas moins vrai qu'il y avait du courage à maintenir le droit, comme le faisait la majorité, d'une façon persévérante, hautaine, inflexible, quand les sollicitations et les menaces affluaient de tous côtés, et dans une situation pleine de périls. La conduite de la gauche fut plus sensée, car elle ne faiblit jamais, et elle s'abstint de provocations et de vengeances. Mais, en faisant la part du bien et du mal, la majorité de droite mérite d'être louée, comme la gauche, pour son attachement au droit et pour son courage.

On la louerait aussi de ses idées libérales, qui furent poussées assez loin, surtout dans les premiers temps, si elle n'avait pas fait d'exception pour les lois sur la presse, et si elle avait persévéré ; après le 24 mai, à réclamer et à appliquer les franchises municipales.

Pendant que M. Thiers était au pouvoir, la majorité voulait nommer elle-même les conseillers d'État ; elle voulait nommer une partie des membrés du conseil supérieur de l'instruction publique ; elle voulait mettre les préfets sous la tutelle des commissions départementales ; elle voulait des maires élus par les conseils municipaux ; elle demandait à grands cris la responsabilité ministérielle la plus étendue ; elle n'avait pas assez de colère contre les candidatures officielles. Elle applaudit plus tard des pratiques qui ne concordent guère avec ces belles théories, et les licences qu'elle a prises ou permis de prendre avec le régime parlementaire ôtent toute importance à son libéralisme des anciens jours.

Il semble plus raisonnable de lui faire honneur de certaines lois en faveur des déshérités et des faibles : la loi sur le travail des enfants, qui a été sérieusement discutée, par des hommes compétents, et dont on peut dire qu'elle a occupé la Chambre plusieurs années ; la loi pour la répression de l'ivresse, la loi sur les commissions administratives des établissements de bienfaisance, etc. Les lois de politique courante, les budgets, les créations d'impôts, remplissaient un si grand nombre de séances qu'une Chambre moins laborieuse aurait laissé des lois comme celle, par exemple, qui réglemente le travail des enfants dans les manufactures, traîner indéfiniment dans les bureaux et les commissions. Mais cette Chambre aurait voulu faire du bien, si elle l'avait pu ; elle ne s'y épargnait pas, et c'est un témoignage que tous ceux qui l'ont vue à l'œuvre prendront plaisir à lui rendre.

Il n'est pas douteux qu'elle aurait travaillé avec le même zèle à l'amélioration de l'instruction primaire ; mais là elle était arrêtée par la question religieuse.

La Chambre qui a voté les prières publiques, proposé les aumôniers de régiments et fondé les universités catholiques, a reculé d'année en année devant un projet de loi qui rendait l'instruction primaire obligatoire. Cette loi suscitait deux ou trois grandes questions qui auraient mis toutes les passions en jeu, et sur lesquelles la majorité n'était pas sûre d'avoir le dessus. Quand la France se résoudra à rendre l'instruction obligatoire, elle aura été devancée par tous les pays de l'Europe.

Un des grands reproches que l'on fait à la majorité de l'Assemblée de 1871, c'est d'avoir été cléricale. Ce reproche est mérité ; mais il faut dire pour quelles raisons et dans quelle mesure.

Les élections de 1871 avaient envoyé dans l'Assemblée un nombre inattendu de légitimistes et d'ardents catholiques, qui firent entendre à la tribune un langage-oublié depuis quarante ans, et s'efforcèrent d'introduire la religion dans la politique, au grand détriment de l'une et de l'autre, soit en multipliant des protestations pour le moins intempestives en faveur du pouvoir temporel, soit en relevant ou s'efforçant de relever des institutions incompatibles avec les progrès de la science et la conquête des libertés civiles et politiques. Les tentatives de ces cléricaux, plus passionnés qu'habiles, furent très-fréquemment repoussées par la Chambre. Ainsi, ils n'arrivèrent ni à compromettre l'Assemblée avec le gouvernement italien par leurs continuelles revendications de la royauté temporelle du pape, ni à donner des aumôniers à nos régiments, ni à augmenter l'influence déjà très-grande des évêques dans les conseils universitaires. Ce qu'ils obtinrent se réduit à trois points : les prières publiques, l'église du Sacré-Cœur, et les universités catholiques. L'opinion donna peut-être une importance exagérée' à l'institution de prières solennelles et à l'érection d'une église. En revanche, elle ne vit pas toutes les conséquences de la lutte engagée contre l'université de l'État et l'enseignement laïque. La création d'universités catholiques a été pendant plusieurs siècles le rêve des ultramontains et tout spécialement des Jésuites. Les Parlements s'opposaient avec énergie à ces tentatives ; les rois refusaient d'y consentir. Il a fallu la fondation de la République pour que les évêques et les congrégations entrassent en participation du droit considérable, redoutable, d'ouvrir aux jeunes hommes l'entrée des carrières libérales et des fonctions publiques.

Beaucoup de peuples, chez qui nous pourrions prendre des leçons de libéralisme, n'hésitent pas à invoquer le nom de Dieu jusque dans la formule même de leurs lois : tout ce que l'on peut, tout ce que l'on doit exiger en pareille matière, c'est le respect absolu de la liberté de conscience, et par conséquent l'égalité des différents cultes, et le droit individuel, pour chaque citoyen, de n'en professer aucun. Il y a, chez quelques républicains, une sorte d'habitude, au moins étrange, d'établir une solidarité entre les idées républicaines et les doctrines matérialistes. La plupart de ceux qui tombent dans cette confusion ne se rendent pas compte des mots qu'ils emploient, ni de la différence qui existe entre la superstition et les croyances religieuses d'un ordre élevé, entre les croyances religieuses et la philosophie. Leur politique consiste à réclamer toutes les libertés, à l'exclusion de la liberté de conscience, qui est le principe de toutes les autres, et leur métaphysique, à n'admettre d'autre réalité que celle de la matière et du mouvement. Le nombre de ces intolérants, de ces inconséquents est heureusement fort restreint, et cette métaphysique ignorante et puérile n'avait pas de représentants sur les bancs de la gauche. Même un jour qu'un orateur clérical accusait les républicains de n'avoir pas de Dieu, il s'éleva de toutes parts des protestations indignées. La République montre par ses votes et par ses actes, quand elle est au pouvoir, qu'elle sait respecter et défendre, au besoin, toutes les croyances qui ne sont pas en opposition avec nos lois ; et l'on peut dire en particulier, du clergé et de l'Église catholique, qu'ils n'ont jamais été aussi parfaitement libres sous aucun régime que sous le régime républicain.

Mais ce qui excitait à juste titre, pendant le règne de l'Assemblée de 1874, les alarmes des libéraux, c'était l'esprit d'empiétement et d'agression que les cléricaux ne cessaient de manifester, soit dans la Chambre, soit au dehors ; c'était le renouvellement des miracles, des pèlerinages, des missions ; l'oubli de toutes les règles imposées par le Concordat ; la publication faite en France, sans autorisation ni vérification, des bulles et décrets de la cour de Rome ; les évêques assemblés en conciles et en synodes au mépris des articles organiques ; la multiplication des ordres religieux et des couvents ; la présence en France de congrégations non autorisées et même de congrégations formellement interdites par des lois encore subsistantes ; le ton provocant de certains mandements ; l'intervention directe, ardente du clergé dans les élections ; les facilités nouvelles d'acquérir et de posséder données par la loi aux universités catholiques ; les libéralités tombant en mainmorte sans intervention du Conseil d'État, sous prétexte de créations d'écoles ; le droit concédé à des maîtres que l'État n'a pas choisis et qu'il ne peut que très-imparfaitement surveiller de coopérer à la collation de grades auxquels sont attribués des privilèges très-effectifs dans l'ordre universitaire et dans l'ordre administratif ; un grand nombre d'écoles de garçons et presque toutes les écoles de tilles livrées aux congrégations ; l'accaparement de jour en jour plus manifeste de l'enseignement secondaire par les Jésuites. On ne pouvait pas dire sans exagération qu'il y eût péril en la demeure, mais il y avait certainement lieu, pour le Gouvernement, de réclamer l'exécution des lois, de toutes les lois, et d'améliorer l'enseignement de l'État en réformant les méthodes et en obtenant des subsides.

Le clergé disait au Gouvernement :

Nous réclamons le droit de prier, de prêcher, d'enseigner dans les écoles, dans la chaire, dans nos écrits ; l9 droit de posséder, le droit de nous associer ; et vous, libéraux, vous nous les refusez, ou du moins vous ne nous les accordez qu'avec des conditions restrictives que vous n'accepteriez jamais pour vous-mêmes ! Êtes-vous des libéraux ? Sommes nous des citoyens ? Avez-vous, en France, deux justices ?

Le Gouvernement et les libéraux répondaient :

Nous vous reconnaîtrons tous ces droits dans la mesure exacte où vous les reconnaîtrez vous-mêmes aux autres citoyens, et pourvu qu'aux avantages du droit commun vous ne vouliez pas ajouter ceux du privilège. C'est votre intérêt d'invoquer la liberté dans les conditions du droit commun et de ne rien chercher au delà. En vous contraignant à rester dans ces limites, loin de vous opprimer et de vous porter préjudice, nous servons mieux vos intérêts que vous ne les servez vous-mêmes. La position que vous vous faites, dans votre aveuglement, donne prise contre vous à vos ennemis, dont nous ne favorisons pas d'ailleurs les desseins, parce que nous ne consentons ni à opprimer ni à être opprimés.

Il est hors de doute qu'à l'heure où nous sommes, le clergé catholique conserve tous les avantages que lui assure le Concordat et ne se soumet à aucune des restrictions et des gênes que le Concordat lui impose. Jamais il n'eût obtenu une telle situation sous l'Empire, sous Louis-Philippe et même sous Charles X. Il était loin de jouir des mêmes libertés sous l'ancien régime.

La République a fermé les yeux, en vertu du même principe qui l'a portée tant de fois à se départir de toutes mesures préventives envers les dynasties déchues. De temps en temps, un acte imprudent d'intolérance religieuse soulève des colères qui dépassent le but et qui devraient donner à réfléchir à ceux qui les ont provoquées ; puis, ces orages sont suivis de longues accalmies, pendant lesquelles la puissance du clergé sur l'enseignement et les établissements charitables s'étend et se fortifie dans le silence. Il y a là une situation dangereuse pour l'État, plus dangereuse encore pour la religion, et qui est à la charge de la majorité de 1874. Il est à souhaiter qu'on y porte la main, et qu'on assure à la fois le respect des croyances religieuses, et l'indépendance absolue du pouvoir civil.

Une partie notable de la majorité suivait à contre-. cœur les entraînements des cléricaux ; ou plutôt il y avait sur les bancs de la droite des cléricaux par conviction et par tempérament qui n'auraient reculé devant aucune raison ni devant aucun péril ; et, à côté d'eux, un nombre plus considérable de cléricaux par politique, qui voulaient faire de la religion un moyen de gouvernement, et n'allaient pas jusqu'à lui donner la suprématie sur le pouvoir civil. Il résultait de cette situation que, dans les questions purement religieuses, la lutte était très-acharnée et la victoire très-incertaine. Mais s'il s'agissait de combattre les républicains, l'armée de la réaction entrait aussitôt en bataille, avec la plus complète et la plus constante unanimité.

Répétons-le, parce que c'est une vérité incontestable, qui éclaire toute la politique contemporaine : le grand trait, le trait distinctif de la majorité formée en 1871, c'est d'avoir lutté avec acharnement contre l'établissement de la République, et d'avoir sciemment, volontairement, dans l'intérêt de ses espérances monarchiques, maintenu la France dans un état d'incertitude, de provisoire, d'agitation. Toute la France voulait être en paix et en voyait le moyen. Elle demandait à conserver le gouvernement de M. Thiers, à fonder définitivement la République, à la rendre profondément conservatrice, à l'ouvrir à tous les citoyens sans distinction d'origine, à oublier le passé, à utiliser tous les dévouements pour l'œuvre suprême du relèvement national. Mais les excitations, les colères et quelquefois les complots naissaient comme une série de, générations spontanées dans le sein de l'Assemblée, qui aurait dû enseigner et imposer la paix.

Est-ce une erreur ? Est-ce l'esprit de parti qui nous suggère cette pensée ? Est-ce le ressentiment d'anciennes défaites, si complètement effacées par le double scrutin national de 1875 et de 1877 ? Non, c'est l'histoire qui nous contraint, ce sont les annales de l'Assemblée qui crient, ce sont les actes du gouvernement de combat. L'ascendant de la République grandit si vite et s'affirme coup sur coup par des majorités psi formidables qu'il s'impose enfin aux partis ; mais, pendant sept ans, il a fallu lutter jour par jour dans le Parlement, tandis qu'au dehors la lumière s'était faite pour tout le monde.

Il nous suffira, pour. le prouver, de rappeler les enquêtes parlementaires, et la lutte contre M. Thiers, si habilement, si perfidement conduite.

Les enquêtes, malgré la modération relative de quelques-uns des rapporteurs, ne sont que des monuments de haine. Il y en a trois : l'enquête sur le 4 septembre, l'enquête sur le 18 mars, l'enquête sur les marchés. Mettons à part cette dernière enquête ; des enquêtes sur l'emploi des deniers publics, sur des faits de corruption électorale, sur des abus de pouvoir, sur la situation des services administratifs, sur les besoins de l'industrie, rentrent tout à fait dans le cercle des attributions et des habitudes parlementaires. Ne cherchons même pas si, dans certains rapports de, la Commission des marchés, on voit l'ennemi où il ne faudrait trouver que le juge. Tout ce qu'on peut demander à des députés, c'est d'être modérés. On ne peut les empêcher d'être hommes de parti ; ils ont été nommés chacun par leur parti, pour représenter et défendre ses intérêts ; et même, dans une certaine mesure, pour servir ses ressentiments. Cependant, cette concession même, qu'il faut bien faire à la nature des corps politiques, démontre le péril de transformer les enquêteurs en juges.

Allons plus loin. Quoique la plupart des Constitutions prescrivent de faire juger les crimes politiques par des corps politiques, nous soutiendrons toujours que de telles dispositions ne sont ni équitables pour les accusés ni profitables pour l'État. La justice, ainsi rendue, n'est plus la justice, c'est la vengeance. Au moins, dans notre Constitution actuelle, quand un Président de la République est mis en accusation, il est accusé par une Chambre, et jugé par l'autre. La Chambre de jugement est celle qui, par son origine, par l'âge de ses membres, par leur petit nombre, donne le plus de garantie d'impartialité. Cette Chambre, dans tous les actes de la procédure et du jugement, prend le caractère de Cour criminelle. Elle s'astreint à toutes les formalités protectrices du droit de la défense. Les témoins qu'elle entend, ceux qu'elle fait entendre par ses commissaires, déposent sous la foi du serment. Leurs dépositions sont connues des accusés, qui peuvent les discuter et faire entendre les témoins à décharge. L'enquête, le rapport auquel elle donne lieu, le réquisitoire ne sont qu'une partie très-importante, mais non décisive de la procédure. Rien n'est refusé à l'accusé dans la séance publique, ni le droit de faire appeler des témoins nouveaux, ni celui de débattre contradictoirement les témoignages, ni la présence des défenseurs qu'il lui convient de choisir. Les juges sont avertis, par le caractère exceptionnel dont ils sont revêtus, par une longue-procédure dont tous les éléments passent sous leurs yeux, par des débats approfondis, et par l'opinion publique dont les organes ne cessent d'intervenir pendant la durée du procès, ils sont avertis d'écouter leur conscience, et non leur passion. A défaut du reste, la vue de l'accusé, dont la vie et la liberté dépendent de leur verdict, suffirait pour leur rappeler leur devoir d'honnêtes gens. Malgré tout cela, la sentence de François Arago, le grand citoyen et le savant illustre, sera éternellement vraie : Anathème aux corps politiques qui jugent les causes politiques !

Mais quand l'Assemblée de 1871 a fait l'enquête sur le 4 septembre, l'enquête sur le 18 mars, par qui avait-elle été saisie ? Par elle-même. Elle procédait à cette enquête, non comme cour judiciaire, mais comme parlement, c'est-à-dire avec une liberté souveraine. Les enquêteurs étaient nommés dans les bureaux, comme s'il s'agissait de préparer la discussion d'un projet de loi. Les bureaux naturellement votaient dans le sens de la majorité : autant d'enquêteurs, autant d'ennemis.

C'est à peine si le hasard de la formation des bureaux permettait aux membres de la gauche de faire entrer quatre commissaires sur 30 dans l'enquête sur le 4 septembre, et sept dans l'enquête sur le 18 mars. Quand la commission ainsi nommée formait son bureau, qui prenait-elle pour président ? M. Saint-Marc Girardin, un orléaniste ; et pour vice-président ? M. Daru, un bonapartiste. M. Saint-Marc Girardin était déjà affaibli par l'âge et la maladie. M. Daru présidait presque constamment. Cet ancien ministre de l'Empire faisait le procès à la révolution qui a renversé l'Empire, au nom d'une Chambre dont le premier acte avait été de condamner l'Empire. Il appelait qui il voulait, il dirigeait l'interrogatoire, communiquait ou ne communiquait pas les dépositions à ceux qu'elles concernaient. Les dépositions n'avaient aucun caractère juridique : les témoins, comparaissant devant des hommes politiques, et non devant des juges, ne prêtaient pas serment. Les uns, appartenant à l'Empire, qui faisait l'enquête, transformaient leurs dépositions en réquisitoires. Quelques autres, agents du Gouvernement républicain, restés à son service par suite d'une indulgence regrettable, ou choisis par lui, mais froissés dans leur ambition, captaient la faveur de la commission en trahissant ou injuriant leurs anciens chefs. Parmi les témoins que la commission consent à entendre, on en trouve qui n'ont aucun caractère public, qui passent pour avoir été des agents secrets de l'Empire, qui déclarent ne rien savoir sur l'insurrection de la Commune à propos de laquelle ils comparaissent, et qui viennent simplement renouveler d'anciennes calomnies de la police impériale contre les candidats républicains de 1863.

La commission écoute cela avec impassibilité, et elle n'avertit même pas ses collègues, qui siègent tous les jours à côté d'elle dans l'Assemblée, des propos ridicules et des actes odieux qu'on leur attribue. M. Arago, M. Challemel-Lacour, M. Gent, M. Gambetta, plusieurs autres, ont porté leurs réclamations indignées à la tribune. M. le général Trochu a résumé les siennes dans deux petits livres admirables de passion et d'éloquence. Quoique tous les reproches adressés en séance à la commission soient justes, nous ne voulons pas nous associer ici à cette querelle. Nous ne mettons en cause ni M. Daru ni les commissaires. Ils croient certainement avoir été impartiaux, peut-être même, qui sait ? généreux. On pourrait citer, sur les bancs de l'ancienne Chambre, parmi les hommes de leur parti, plus d'un violent, plus d'un haineux qui aurait conduit autrement l'affaire, si la fortune la lui avait mise entre les mains. Non, nous ne nous plaignons pas des hommes ; nous nous plaignons de l'enquête elle-même, de ce parti déchu et condamné, appelé à juger les vainqueurs, les discutant dans l'ombre, à sa guise, sans formalité légale, et, tout à coup, publiant les énormes cahiers de son enquête ; les publiant, non pas comme se publie une enquête parlementaire, qu'on distribue aux seuls membres du Parlement ; les publiant, avant tout débat public, comme livres vendus chez les libraires ; les faisant annoncer et recommander dans le Journal officiel, à titre de lecture édifiante ; multipliant les reproductions, dans l'Officiel d'abord, puis dans les Annales de l'Assemblée, et dans un tirage à part pour la distribution ; puis, pour la vente, en plusieurs formats in-4° et in-8°. Cette publicité officielle, énorme, donnée à des témoignages qui n'ont été ni communiqués ni discutés, est une œuvre de parti, une œuvre de vengeance. Elle n'est à aucun degré une œuvre de justice.

Et, qu'on le remarque, ce n'est pas seulement pour le Gouvernement de la Défense que nous réclamons : c'est pour la Commune.

Nous ne sommes pas suspect de tendresse pour ceux qui ont fait la Commune, ni pour ceux qui pourraient hésiter à la flétrir.

Entre autres causes de ressentiment que nous avons contre elle, nous la tenons pour le plus grand crime qui ait jamais été commis contre la République et les idées républicaines. Nous admettons qu'on la combatte et qu'on la flétrisse dans des livres, et nous en donnons l'exemple. Nous avons voulu qu'elle fût jugée régulièrement, suivant les lois, par des 'juges ; et nous trouvons que la publication des-procès et des jugements est de droit. Mais vous, enquêteurs, qui êtes-vous ? Êtes-vous des juges ? Alors, faites comparaître les accusés, faites appeler les témoins à décharge, faites prêter serment aux témoins, provoquez des débats contradictoires, ne publiez pas l'accusation sans publier la défense, ne la publiez pas comme un roman pour enrichir les éditeurs, ou comme un pamphlet pour répandre la haine et propager ce qui peut n'être que des calomnies. Voilà ce que nous disons pour les auteurs de la Commune, qui ont failli renverser la République. Que dirons-nous pour les républicains, qui ont réparé les premières fautes de l'empire, et sauvé l'honneur de la patrie ?

Certes, on a publié contre eux des montagnes de livres, de pamphlets, en vers, en prose, de caricatures, d'articles de revues et de journaux. On a inventé contre eux des calomnies abominables, qu'on a incessamment et infatigablement répétées, dans l'espoir de leur donner ainsi une sorte de consécration. On a porté ces invectives à toutes les tribunes, et non pas seulement aux tribunes politiques, où les colères sont de mise. Mais un livre ou un discours, nous le comprenons, nous l'admettons, nous le provoquons. Tant pis pour l'ennemi qui se montre, s'il profère des mensonges ! C'est le droit du député de parler, c'est le droit du citoyen d'écrire. Les attaques individuelles ont tout juste la force qu'elles portent en elles-mêmes ; ou qu'elles tirent du nom de leur auteur. On les réfute, et le public juge. C'est la vie, cela ; c'est la liberté. Est-ce le cas de vos rapports d'enquête, publiés sous l'autorité de la Chambre, par une commission de la Chambre, avec l'argent de la Chambre, dans le Journal officiel et dans les Annales de la Chambre ? Vous n'êtes pas des juges, puisque vous n'avez pas été constitués, et que vous n'observez aucune des formalités de la justice ; et pourtant, vous prenez toutes les apparences des juges, comme pour tromper plus sûrement la religion publique. Vous parlez en souverains ; en élus du suffrage universel. L'histoire dira et la conscience publique a déjà prononcé que toutes vos enquêtes sont une œuvre de parti, une vengeance, une représaille, une machination de discorde, une propagande de haine.

De haine, contre quoi ? contre la République. Les partis monarchiques n'avaient que cela à mettre en commun. Ils étaient divisés entre eux par tous leurs souvenirs, par des défaites subies, du sang versé, des trahisons. Il ne faut pas remonter bien haut pour trouver une date où pas un légitimiste n'aurait consenti à mettre sa main dans la main d'un orléaniste. Hier encore, légitimistes et orléanistes regardaient l'Empire comme l'auteur, non-seulement de notre ruine matérielle, mais de notre ruine morale. Division profonde, irrémédiable, au point de vue de l'histoire ; division aussi, antagonisme, au point de vue des principes. Ce sont trois monarchies sans doute ; mais l'une s'appuie sur le droit divin, et l'autre ne connaît que la force. Les trois partis savaient ce que la coalition faisait perdre à chacun d'eux en dignité, en cohésion, en force morale ; mais il fallait aller au plus pressé, c'est-à-dire à la destruction de la République. De là l'alliance.

C'est aussi la haine de la République qui les unissait contre M. Thiers. ils avaient dit, en le prenant à Bordeaux, qu'il fallait un chef au parti conservateur. Il était toujours ce chef. Il disait lui-même qu'il n'était plus à l'âge où l'on change. Il y avait eu, sous son gouvernement, une guerre civile : il l'avait écrasée. Où était celui des conservateurs qui aurait déployé contre la Commune une volonté plus énergique, une habileté égale ? Plusieurs villes, à la même époque, avaient fait mine d'épouser la cause de l'insurrection : il réprima sur-le-champ les troubles, ou même, quand il fut prévenu à temps, il les empêcha de naître. On avait tenté dans l'Assemblée d'ôter au pouvoir central quelques attributions qu'il jugeait nécessaires, peut-être à tort : sans se soucier des colères qu'il allait susciter, il avait lutté contre des réformes intempestives, mettant le marché au poing à tous les partis et demandant à la Chambre, dans une occasion grave, de se déjuger sur l'heure.

Personne, sur aucun banc, n'avait attaqué la propriété, ni songé seulement à l'attaquer ; mais on avait proposé un impôt sur le revenu, un impôt sur le chiffre des affaires ; ce n'était ni de près ni de loin du socialisme ; il y avait pourtant, dans ces innovations, quelque chose qui lui paraissait menaçant pour la sécurité des intérêts : il était aussitôt intervenu, se montrant en quelque sorte plus conservateur que les conservateurs. De même en matière de protection. Certes, on peut être libre-échangiste sans être ennemi de l'industrie et du commerce ; mais il en jugeait différemment, il avait ce qu'on pourrait appeler la religion du travail national. En finances, sa première préoccupation était de maintenir intacte la situation de la Banque, de faire un amortissement de la dette, même au plus fort de nos embarras financiers. Son chef-d'œuvre avait été de recouvrer l'emprunt et d'effectuer le paiement de la rançon sans produire sur la place ni perturbation ni ébranlement. Dans le recrutement, il était de la vieille école, c'est-à-dire, entendons-nous, de l'école du premier Empire, qui n'est pas' une trop mauvaise école en fait de guerre. Il était pour la qualité plutôt que pour la quantité. Il demandait un service de cinq, ans, ne pouvant en obtenir un de huit. Il n'avait jamais souhaité le suffrage universel, ni applaudi à son avènement. A présent qu'on l'avait et qu'il était de toute impossibilité d'y renoncer, il était de ceux qui voulaient le réglementer, ou même, comme on disait à droite, l'épurer. Il faut convenir qu'il n'était pas clérical ; il ne l'avait jamais été : pour être un bon clérical, il faut avoir l'esprit très-étroit ou une grande dose d'hypocrisie, ce qui n'était pas son fait ; mais tout en voulant la liberté de conscience, et en s'opposant fermement aux empiétements du clergé, il connaissait la force de l'Église catholique dans notre pays et dans toute l'Europe ; il regardait comme d'une bonne politique de s'en faire une alliée, d'éviter, en tout cas, de s'en faire une ennemie. Il avait autrefois regretté l'occupation de Rome par les Italiens ; il était trop sage pour ne pas accepter le fait accompli, et pour ne pas réprimer des tentatives d'agitation cléricale, contraires, en définitive, au bon droit, contraires surtout à nos intérêts nationaux les plus chers ; à l'exception de trois ou quatre esprits sans portée, tout le monde, à droite, pensait comme lui à cet égard. Il était, d'ailleurs, en toutes choses, plein de déférence et même de coin-plaisance pour le clergé. Il lui avait rendu, en 1850, comme rapporteur de la loi sur l'enseignement, des services qu'il ne désavouait pas. A considérer l'ensemble de ses opinions, c'est dans la gauche qu'il aurait dû trouver des adversaires ; c'est la droite qui aurait dû prendre sa défense. Cependant, plus on allait, et plus la confiance augmentait à gauche et diminuait à droite. Le contraste était déjà frappant pendant la lutte contre la Commune, deux ou trois mois après la formation du Gouvernement. Dès la fin de 1871, on lui faisait échec en combattant ses ministres. Il était rare qu'il montât à la tribune sans essuyer quelque interruption grossière partie du côté droit. On en vint à lui adresser des injures, que son âge, son talent, ses services passés, sans parler des services présents, rendaient incompréhensibles. Si la gauche proposait quelque moyen de le fortifier, de faciliter son action, ou l'on refusait quand le refus était possible, ou, si l'on ne pouvait pas refuser absolument, on entourait la concession arrachée de toutes les entraves et de toutes les formes blessantes dont on pouvait s'aviser. La lutte, longtemps dissimulée, devint ouverte à partir du message de 18'l2, où il déclarait nettement qu'il n'y avait plus de possible que la République. Sa perte fut résolue ce jour-là. On ne pensa ni au trouble qui en résulterait dans ce pays encore convalescent, ni à la difficulté de tenir notre rang au dehors après cette nouvelle convulsion intérieure, ni aux embarras de toutes sortes qui naîtraient pour le crédit et les affaires, ni à l'obligation où l'on se trouverait de transformer, pour ainsi dire, l'équivoque et le provisoire en système et en principe de gouvernement, ni à la monstrueuse ingratitude de renverser le sauveur le jour même où il aurait consommé notre salut. Tout disparut devant la nécessité d'entraver la marche ascendante de la République. Chacun se disait dans le camp de la coalition : Nous verrons après comment nous pourrons étouffer nos alliés, mais étouffons d'abord la République. Telle fut la cause du 24 mai, et d'autres événements analogues qui se sont produits depuis lors.

M. Thiers, qui disait tout — c'était une de ses forces —, a dit cela en pleine tribune : Je contrarie tous les jours les républicains en défendant vos idées contre les leurs ; cependant ils me soutiennent, et vous m'attaquez. Et votre raison, aux uns et aux autres, c'est que je veux faire la République.

Cet acharnement de tous les partis contre la République a de quoi surprendre ; car, enfin, on comprend que les orléanistes ou les bonapartistes, au pouvoir, aient combattu la République qui voulait les renverser ; mais, au 24 mai, les orléanistes, les bonapartistes, les légitimistes s'unissaient pour renverser la République, et pour faire, s'ils l'avaient pu, une révolution, sans savoir auquel d'entre eux elle profiterait. Il y avait bien, dans l'esprit de chaque parti, une espérance personnelle ; mais si vague, si lointaine, si incertaine, qu'on est forcé de se dire qu'ils préféraient tout à la République, et que les orléanistes, par exemple, aimaient mieux être gouvernés par M. Bonaparte que par M. Thiers.

D'où vient cette grande haine contre la forme de gouvernement la plus libérale et la plus rationnelle ?

Est-ce que la République ne nous donne pas ce que doit donner tout bon gouvernement, l'ordre et la liberté ? N'avons-nous pas, sous la République, toute la liberté dont nous sommes capables ? Car c'est là ce qu'il faut demander, le surplus serait un péril : un peuple a droit à toute la somme de liberté dont il est capable, et aux institutions qui peuvent, en l'éclairant, en l'améliorant, en le fortifiante le rendre capable d'une nouvelle et plus ample liberté. Aucune monarchie nous a-t-elle donné autant de liberté et autant de moyens de nous rendre dignes de la liberté que nous en avons aujourd'hui ? Et cette ample liberté, dont nous jouissons ; n'est-elle pas accompagnée de cet autre bien, sans lequel la liberté elle-même serait sans valeur, c'est-à-dire de l'ordre ? La loi a-t-elle jamais été plus exactement observée que maintenant ? L'autorité, en aucun temps, a-t-elle été mieux obéie, plus respectée ?

On se rejette sur les élections présidentielles ; on s'en fait un grand argument. Nous avons le calme aujourd'hui sous la République : on le reconnaît, il le faut bien ; mais nous aurons nécessairement des époques de troubles, à échéance déterminée, pour l'élection du Président. Ici encore les faits répondent. L'expérience a été faite et renouvelée. En 1848, le pouvoir a passé du général Cavaignac au prince Louis-Napoléon sans qu'il y ait eu même l'ombre d'une agitation. Il en a été de même en 1873, quand le maréchal de Mac-Mahon a succédé à M. Thiers. On a pu faire ces grands changements sans aucun trouble, quand l'élection du Président nouveau était unanimement regardée comme une victoire remportée par l'esprit monarchique sur le parti républicain, et cette transmission opérée deux fois avec le calme le plus absolu dans les temps les plus agités et dans les conditions les plus défavorables, deviendrait tout à coup une crise menaçante, un péril pour la société, quand elle sera entrée dans nos habitudes, quand le Président sortant et le Président nouveau seront l'un et l'autre républicains ?

Sans vouloir comparer les hommes, ce qui serait profondément injuste, il est certain qu'en 1873 comme en 1848, la transmission du pouvoir se faisait dans des conditions menaçantes pour la République. Les deux présidents, élevés à ces deux époques au fauteuil présidentiel par la réaction, déclarèrent, presque dans les mêmes termes, que rien ne serait changé aux institutions existantes. C'était le seul moyen d'apaiser l'opinion, et la preuve, en même temps, de la violence qui lui était faite. En 1873 au moins, cette déclaration était sincère de la part de celui qui la signait ; mais ceux qui l'avaient écrite pour lui étaient notoirement des ennemis de la République, qui rêvaient déjà une restauration. Dans le conseil de ministres appelé, le 25 mai, à gouverner la France, il n'y avait pas un seul républicain. On aurait gravement offensé M. de Broglie, M. Magne, M. Ernoul, en leur contestant leurs titres d'orléaniste, de bonapartiste, de légitimiste. Personne n'ignorait que M. Thiers avait été renversé pour avoir déclaré qu'il fallait faire la République, et qu'aucun autre gouvernement n'était possible. Quelles que fussent les pensées et les résolutions du maréchal de Mac-Mahon, c'était donc, à ne pas s'y méprendre, contre la République, que les chefs de la coalition triomphante avaient combattu ; c'était elle qui avait subi un échec dans la journée du 24. Jamais vérité ne fut plus incontestable, ni plus incontestée. Et malgré cette évidence qui frappait leurs yeux, les républicains restèrent calmes ; ils se soumirent ; ils se préparèrent à la lutte constitutionnelle et légale ; ils n'attendirent le succès, ils ne le voulurent que des élections. C'est ainsi que, dans les conditions exceptionnelles et redoutables où l'on se trouvait, s'accomplit le passage d'un Président à un autre. Où trouver une preuve plus frappante, une démonstration plus décisive de la vitalité de la République ?

Ô monarchistes, qui voyez, dans l'œil de votre voisin, une paille qui n'y est pas, vous avez une poutre dans le vôtre. Vous oubliez, avec une complaisance étrange, les révolutions de palais et les changements de règne, événements autrement graves que ne peut l'être la substitution d'un Président à un autre, dans un pays où le pouvoir du Président est très-rigoureusement circonscrit. Même aux époques où le principe monarchique était au-dessus de toute compétition et de toute discussion ; quand il semblait aux plus audacieux qu'on pouvait changer de roi, mais non se passer de roi, le passage d'un règne à un autre amenait presque toujours des perturbations profondes, une minorité était une calamité nationale. Aujourd'hui, après tant de révolutions resserrées dans un aussi court espace de temps, quelque robuste que puisse être votre confiance, vous ne pourriez concevoir, dans l'état des esprits et des choses, une minorité pli n'aboutisse pas à une révolution, ni rêver un changement de règne qui ne soit pas tout au moins un changement de dynastie. Ne nous parlez pas comme si nous étions l'instabilité et vous la durée. Ce langage pouvait convenir aux défenseurs de la monarchie jusqu'en 1774. Depuis cette époque, combien y a-t-il eu d'héritiers légitimes accédant au trône sans révolution ? Deux, en plus de cent ans ; et ils s'appellent Louis XVI et Charles X ! Et quelle a été, depuis la mort de Louis XVI, la durée d'une dynastie ? quinze ans ; ou, pour parler avec plus d'exactitude, cinq ans ; cinq ans de calme, précédés de cinq ans d'agitation pour établir le règne, et suivis de cinq ans d'agitation pour le renverser. C'est une expérience que nous avons faite quatre fois en trois quarts de siècle. Et prenez garde que vous n'êtes plus destinés à revoir ces heureux rivages. Pas une des monarchies qui convoitent en ce moment la France n'oserait se promettre de durer trois ans.

Une monarchie est une hypothèse qu'on peut faire durer quand elle est debout et qu'elle rend d'utiles services, mais qu'aucune force humaine ne saurait faire revivre, quand elle a été supprimée, discutée, remplacée, comparée. La commission des neuf, présidée par M. Changarnier, ou un comité de comptabilité gouverné par M. Rouher, pourrait rappeler un prétendant ; une Chambre réactionnaire et monarchique comme celle de 1871 pourrait le couronner ; elle pourrait, avec un certain nombre de millions, reconstruire les Tuileries, et les bourrer de chambellans depuis le sol jusqu'au faîte ; elle pourrait déployer un drapeau blanc fleurdelysé, ou clouer pour la troisième fois un aigle sur la hampe de notre drapeau tricolore. Mais ce qu'on ne restaurera jamais en France, c'est la foi monarchique, c'est cette espèce de religion pour laquelle on meurt, et qui personnifie la patrie dans un homme. Quant au prestige des Napoléons, qu'on en cherche à présent la trace ! L'aventurier a tué le héros. Dans le pays du suffrage universel, dans le monde du sens commun, il n'y a plus de place pour les revenants.

Une autre objection étrange contre la République, c'est que, dit-on, elle nous condamne à l'isolement dans la grande famille européenne. Les majestés très-sacrées.ne veulent pas être coudoyées par la majesté du peuple. C'est calomnier les majestés : elles voient plus clair que cela. C'est oublier l'histoire, invoquer un vieux mot contre une vérité nouvelle : il n'y a plus de grande famille européenne ; l'Empire a soufflé dessus. Il n'y a plus que la conquête et les intérêts. L'Europe se préoccupe de savoir si nous sommes sages ou agités, parce que l'agitation qui se produit ici déborde au dehors. Elle se préoccupe de notre force ou de notre faiblesse, parce que nous sommes un pays riche, à la fois industriel et agricole, belliqueux, peuplé de 38 millions d'habitants, placé entre l'Angleterre et l'Allemagne, occupant la tête des grandes routes du commerce, et qui n'est pas, quoi qu'on dise, déchu de son rang dans le monde de la pensée. Mais il lui est parfaitement indifférent, à l'Europe, que nous soyons une monarchie absolue comme en Russie, ou une monarchie parlementaire, comme en Angleterre, en Espagne, en Italie, ou une fédération comme en Allemagne, ou une République, si cette forme de gouvernement nous plaît. Pour l'Europe comme pour la France, la meilleure forme du Gouvernement français est celle qui s'adapte le mieux à nos idées et à nos intérêts, et qui a par conséquent les chances les plus sérieuses de durée. L'Europe sait qu'une monarchie a besoin de guerre, et une République, de paix. Jamais président d'une République ne dira : C'est ma guerre, à moi ! Il me la faut. Ce sont propos de princes, jeux de princes. La France en sait le prix, pour l'avoir payé deux fois en un demi-siècle. Elle respecte la tranquillité des peuples et les institutions qu'ils se donnent. Sa politique étrangère consiste en ceci : faire la paix chez elle. Pourvu que la République soit calme et prospère au dedans, elle sera au dehors respectée et puissante.

Cette prétendue impossibilité de maintenir l'ordre et le respect des lois, ces crises périodiques dont on nous menace, cet isolement qu'on imagine, sont tellement démentis par les faits, qu'il n'est presque plus nécessaire de les combattre. Aucun de ces' arguments de parti n'a d'action sur les masses qui croient ce qu'elles voient, et qui voient depuis sept ans la paix. Mais pour les troubler, pour les effrayer, on évoque deux fantômes. On n'en avait qu'un jusqu'en 1870 : la Terreur. Aujourd'hui, on en a deux : la Terreur et la Commune.

La Terreur, la Commune, ne sont pas la République. Pour ne parler que de la Commune, elle a été vaincue par la République, et il n'est pas démontré qu'une monarchie fût venue à bout de reprendre Paris.. Les émeutes n'ont manqué sous aucune monarchie ; et si elles n'ont pas eu le terrible caractère de la Commune, cela ne tient pas à ce que nous étions en République en 1871 ; cela tient uniquement à l'état désastreux où nous avaient réduits dix-huit ans d'empire et la guerre de 1870. Qui oserait nier que les doctrines antisociales et antihumaines dont la Terreur a été en 1793 et en 1871 le triomphe éphémère, ne soient condamnées, flétries, combattues par le parti républicain aussi énergiquement et plus efficacement que par tout autre parti politique ? Il faut être bien ignorant de l'histoire, ou se jouer bien impudemment de la crédulité humaine, pour prétendre qu'on n'a vu qu'en 1793 et 1871 des confiscations, des exécutions sans jugement, des condamnations par masses et des massacres. Le bel avantage pour les monarchistes de nous contraindre à comparer la Terreur et les dragonnades, la loi des suspects et les lettres de cachet, les assignats et la banque de Law, les mœurs du Directoire et le Parc-aux-Cerfs, le meurtre du duc d'Enghien et celui du maréchal Ney, les massacres de septembre et ceux de la Glacière, l'assassinat du général Bréa et celui du maréchal Brune ! Chaque parti a ses annales sanglantes, qu'il est impie de rappeler sans nécessité, parce qu'il est impie de souffler la haine. Il est aussi injuste de reprocher la Terreur à tous les républicains que la Saint-Barthélemy à tous les catholiques.

Cela dit pour rendre hommage à la vérité, et sans ajouter dé preuves, parce que les preuves sont dans tous nos historiens, dans tous nos monuments, sur les places publiques de toutes nos villes, nous n'hésitons pas à déclarer, comme nos ennemis, que le grand malheur et le grand obstacle de la République, ce n'est ni la coalition des monarchistes, ni la haine cléricale, mais la Terreur et la Commune. C'est la Terreur et la Commune qu'on nous objecte. Cela est injuste, cela est absurde, cela est contraire au bon sens et à l'évidence ; mais cela est. La Commune que nous avons vaincue, que nous avons écrasée, la Commune qui n'a plus ni une balle, ni une épée, ni un denier, ni un partisan osant relever la tête, la Commune enfin qui n'est plus, combat contre nous tous les jours, grâce aux calomnies persistantes et envenimées des ennemis de la République.

Persistons dans nos déclarations, puisqu'on nous y contraint par la persistance de l'attaque, et dans notre sagesse qui fait notre force. Montrons en toute occasion, par nos paroles, par nos actes, que nous sommes les ennemis implacables du désordre ; les amis, les serviteurs, les défenseurs de la loi ; les amis et les défenseurs de la famille, de la propriété, et de la liberté de conscience, qui est la forme la plus élevée et la plus générale de la liberté religieuse. Nous retrouvons encore ici M. Thiers disant à toute la Chambre : La victoire sera au plus sage ; et particulièrement aux républicains : Vous ne pouvez périr que par vos fautes. Il leur disait aussi, avec un grand sens : Vous avez besoin de rassurer. Pour rassurer, il nous suffit de paraître ce que nous sommes.

Rassurer ! Ce mot blesse certaines âmes hautaines, qui n'admettent pas qu'on les soupçonne. — Prenez la vie telle qu'elle est ; prenez l'homme avec ses injustices et ses faiblesses : les plus purs sont souvent les plus calomniés. Il en est de même pour les partis. Aidez la vérité à se faire jour.

Vous êtes conservateurs : dites-le fermement, simplement, — parce que c'est vrai, — parce qu'on le nie, parce qu'il est bon, sinon pour vous qui vous croyez au-dessus du soupçon, au moins pour la cause, que tout le monde sache la vérité. Il a fallu vaincre bien des répugnances pour amener les républicains avancés à s'avouer conservateurs. Ils ne voulaient pas d'un nom que leurs ennemis avaient pris. — Mais ce nom est votre bien. Il faut le revendiquer, puisqu'il est vôtre. Ceux qui veulent aujourd'hui ou l'Empire, ou le drapeau blanc, ou le drapeau rouge, sont les vrais révolutionnaires : vous êtes, vous, les conservateurs. Quoi ! l'Empire a-t-il été plus respectueux que vous ne l'êtes de la propriété et de la famille ? Est-ce vous qui ramèneriez le règne des manieurs d'argent et des courtisanes titrées ou taxées ? Est-ce que la probité dans les affaires et l'austérité du foyer ne sont pas des vertus essentiellement républicaines ? Vous prouvez tous les jours, depuis sept ans, par vos actes, que vous êtes des conservateurs ; déployez donc le drapeau, puisque vous êtes du régiment ! Rassurez ! rassurez ! Ni tribuns, ni Césars ; ni carmagnoles, ni manteaux de pourpre tachés de sang ; ni révolutions, ni coups d'État : la loi, la liberté, la paix, la lumière ! La République habitable, aimable, ouverte à tous, respectueuse des principes sacrés sur lesquels la société repose, et des imprescriptibles droits de la conscience ; ne reconnaissant d'autre empire que celui des lois, ni d'autre ascendant que celui de la raison ! Quand on n'a dans le cœur qu'un pareil programme, il faut s'habituer à l'avoir souvent sur les lèvres. Heureux les partis qui gagnent à être connus, qui n'invoquent que le bon sens, et dont la cause se confond avec celle de la justice !

 

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME