Pendant les mois d'avril et de mai, l'Assemblée avait eu besoin d'une certaine force d'esprit pour discuter sérieusement des lois organiques, placée qu'elle était entre la formidable insurrection de Paris et les avant-postes de l'armée prussienne d'occupation. La guerre civile ne dura que deux mois. L'occupation pouvait se prolonger longtemps, puisqu'elle était subordonnée au paiement des cinq milliards. La convention du 26 février 1871 stipulait, dans son article 3, qu'aussitôt après ratification de ladite convention, les troupes allemandes quitteraient l'intérieur de Paris et les forts situés sur la rive gauche de la Seine ; Que, dans le plus bref délai possible, fixé par une entente entre les autorités militaires des deux pays, elles évacueraient entièrement les départements du Calvados, de l'Orne, de la Sarthe, d'Eure-et-Loir, de l'Yonne, et, de plus, les départements de la Seine-Inférieure, de l'Eure, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne, de l'Aube et de la Côte-d'Or, jusqu'au côté gauche de la Seine ; Qu'après la ratification du traité de paix définitif et le paiement du premier demi-milliard, elles évacueraient la Somme, l'Oise, les parties des départements de la Seine-Inférieure, de la Seine, de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne, situées sur la rive droite de la Seine, et les forts de Paris situés sur la rive droite ; Qu'enfin, après le paiement de 2 milliards, l'occupation allemande ne comprendrait plus que les départements de la Marne, des Ardennes, de la Haute-Marne, de la Meuse, des Vosges, de la Meurthe, ainsi que la forteresse de Belfort, avec son territoire, ces départements, forteresse et territoire devant servir de gage pour \les trois milliards 'restants. Le traité de paix définitif, qui fut signé à Francfort le 10 mai 1871, modifie en quelques points ces premières dispositions. Il y a d'abord quelques rectifications territoriales, relatives à l'arrondissement de Belfort et aux frontières de l'Est ; puis vient, dans l'article 7, la stipulation suivante, dont il n'est que trop facile de comprendre l'importance et la cause : L'évacuation des départements de l'Oise, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne et de la Seine, ainsi que celle des forts de Paris, aura lieu aussitôt que le gouvernement allemand jugera le rétablissement de l'ordre, tant en France que dans Paris, suffisant pour assurer l'exécution des engagements contractés par la France. Dans tous les cas, cette évacuation aura lieu lors du paiement du troisième demi-milliard. Ainsi les départements de l'Oise, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne et de la Seine, qui, d'après le traité du 26 février, faisaient partie des départements à évacuer après le versement du premier milliard devaient être retenus jusqu'au paiement du troisième demi-milliard, à moins que l'Allemagne, dans sa clémence et dans sa sagesse, ne nous jugeât assez guéris et assez rétablis pour avancer le terme de notre délivrance. Au moment de la signature du traité définitif, le 10 mai, Paris était encore au pouvoir de la Commune. Même après la victoire, beaucoup de personnes continuèrent à penser que la France ne pourrait pas réaliser un emprunt de cinq milliards. Il faut se souvenir que nous avions à solder un arriéré énorme, tant à cause des levées et de l'armement que pour la réparation des ponts, des chemins de fer, des routes, des édifices publics, monuments, collèges, hôpitaux, casernes, forteresses. L'ennemi avait frappé de tous côtés des contributions de guerre qui avaient obéré les départements, les communes et les familles ; il avait perçu les impôts à son profit, et il continua de les percevoir, après les préliminaires de paix, jusqu'à la convention du 16 mars 1871. La moitié de la France était sans culture ; presque toutes nos usines étaient dévastées ; la mort ou la maladie avaient décimé la population de nos ateliers. Les frais de nourriture et de logement de l'armée d'occupation, hommes et chevaux, tombaient à notre chargé. Les plus modérés évaluaient à trois milliards, en sus de la rançon, les dépenses qu'il faudrait supporter pour remettre toutes choses en ordre, et dans ce chiffre n'étaient comprise ni les pertes privées, ni les interruptions de travail, ni les difficultés qu'allait provoquer de toutes parts le manque de capitaux et de crédit. Notre état moral n'était pas moins déplorable. Trouverions-nous l'ancienne énergie pour nous *remettre au travail ? Aurions-nous pour nous-mêmes, donnerions-nous aux étrangers la sécurité sans laquelle il n'y a pas de transactions commerciales et d'activité industrielle ? Aurions-nous un gouvernement ? Aurions-nous au moins une police ? L'insurrection vaincue ne pouvait-elle pas renaître ? Pouvions-nous espérer la paix intérieure, après avoir fait sur nous-mêmes plus de trente mille prisonniers ? Dans l'affreux malheur où nous étions tombés, au lieu de nous occuper uniquement du relèvement de la patrie, nous ne songions qu'à rechercher les responsabilités, à aviver les haines, à nous disputer le pouvoir ! Telle était notre situation, au moment de solliciter l'emprunt le plus énorme qu'aucun peuple ait jamais contracté. Les Allemands avaient laissé mettre dans le 5e paragraphe de l'article 3 de la convention portant préliminaires de paix, qu'après le paiement de deux milliards, l'empereur serait disposé à substituer à la garantie territoriale, consistant dans l'occupation partielle du territoire français, une garantie financière, si elle était offerte par le gouvernement français dans des conditions reconnues suffisantes par Sa Majesté l'empereur et roi, pour les intérêts de l'Allemagne. Mais on ne trouverait, disaient les découragés et les défaillants, ni l'emprunt ni la garantie de l'emprunt. D'autres ne voulaient pas payer. Payons les deux premiers milliards, disaient-ils, car, pour cela, il le faut, et nous le pouvons. Quant aux trois milliards restants, nous les paierons avec de la mitraille. Mais le Gouvernement, lui, voulait payer et réparer. L'Assemblée ne se laissa pas, plus que lui, aller au découragement. Le Gouvernement voulait même anticiper, et il y parvint, par des miracles de patriotisme et de sagesse. Pour savoir combien il était urgent de bâter l'évacuation, il faut se rappeler de quel poids elle pesait sur les provinces occupées, et même sur toute la France. Nous rappellerons les principaux malheurs de l'envahissement d'abord, de l'occupation ensuite, parce que c'est de l'histoire, et pour faire mesurer l'étendue du bienfait de la libération. Nous ne le ferons pas dans un esprit de haine, et pour pousser à des revendications intempestives. Nous-mêmes, nous avons été des envahisseurs barbares. En nous souvenant les premiers, comme nous le faisons ici, des incendies du Palatinat et des cruautés de Napoléon le Grand, nous ajouterons cependant qu'il n'y aurait plus de progrès possible, et qu'il faudrait rester éternellement dans l'âge de fer, si les représailles étaient légitimes après deux cents ans, et même après cinquante ans. Parlons de l'envahissement d'Abord. Dès l'entrée des Prussiens sur le sol français, on put remarquer une grande différence dans la façon dont ils traitaient nos provinces. En Alsace et en Lorraine, ils s'installaient comme chez eux ; ailleurs, ils ne faisaient que camper. Ceux qui vont répétant qu'ils ne songeaient d'abord qu'à l'Alsace, et qu'ils ont plus tard réclamé la Lorraine pour nous punir de ne pas nous être livrés à merci dès les premiers désastres, et d'avoir combattu jusqu'au moment où la prolongation de la lutte est devenue impossible, ou n'ont pas lu les journaux allemands, ou ne tiennent qu'à servir leurs ressentiments aux dépens de la vérité et de la patrie. Il suffit d'ouvrir le Nouvelliste Versaillais, fondé par le préfet prussien de Brauchitsch, et qui devint plus tard le Moniteur officiel du gouvernement de Versailles, pour y trouver la revendication, non pas de l'Alsace seulement, mais de l'Alsace et de la Lorraine. Ce journal va jusqu'à parler de la Champagne. Il en parle, il est vrai, sous forme de plaisanterie. Il assure que M. Thiers avait conçu un projet digne de son grand âge, qui consistait à conquérir immédiatement la paix, en réunissant la France et la Belgique sous le gouvernement du roi Léopold qui signerait des deux mains l'abandon de l'Alsace, de la Lorraine et même de la Champagne. Jamais les Prussiens n'ont déguisé leurs espérances ; ou plutôt leur volonté ; ils en ont marqué la trace dans tous leurs actes. Ils se sont incorporé l'Alsace et la partie de la Lorraine qu'ils voulaient garder pour eux dès le premier jour où ils y ont mis le pied. Ce n'est pas en Alsace-Lorraine qu'il faut chercher l'histoire de l'invasion, nous n'y trouverions que la Prusse ; c'est à Reims, devenu chef-lieu du gouvernement du nord de la France, et à Versailles, où le roi généralissime établit son quartier général. Le premier soin des Prussiens, en prenant possession d'un département, était de lui donner un préfet, qui lui-même se donnait des sous-préfets. Au-dessous d'eux, il y avait un lieutenant ou capitaine de police ; à côté d'eux, un général commandant supérieur, un commandant de place, et un nombre raisonnable d'adjudants. Plusieurs départements formaient un gouvernement général, à la tête duquel était un général d'un rang élevé, assisté d'un commissaire civil. Ainsi le département de Seine-et-Oise, qui avait pour préfet M. de Brauchitsch, dépendait du gouverneur du nord de la France, dont le quartier général était à Reims. Plus tard, Versailles devint à son tour chef-lieu d'un gouvernement, qui comprenait, outre Seine-et-Oise, les départements de l'Oise, de la Somme, de la Seine-Inférieure, d'Eure-et-Loir et du Loiret, et qui reçut vers la tin de grands accroissements. Le gouverneur, le commissaire civil, l'intendant, les préfets, les sous-préfets formaient ce qu'on pourrait appeler le gouvernement régulier. Les habitants devaient aussi allégeance aux maréchaux, aux généraux, aux intendants de toute catégorie. Ils ne manquaient pas de maîtres. Ces maîtres n'étaient pas toujours d'accord entre eux. Si leur nombre écrasait le vaincu, le corvéable qu'ils rançonnaient à merci, en revanche leurs querelles lui profitaient, parce que, dans ce monde étrange, on prenait quelquefois parti pour l'opprimé, non certes par amour pour lui, mais par jalousie de métier contre l'oppresseur. Un rouage administratif que les Prussiens ne supprimèrent pas, auquel ils tenaient au contraire expressément, c'était l'autorité municipale : maire, adjoints, conseillers municipaux. Le maire leur était indispensable à deux fins : pour pressurer la population, et au besoin pour la calmer. Quand une municipalité, harcelée, pourchassée, violentée, bafouée, menaçait de quitter, de donner sa démission, cette menace avait presque toujours un bon résultat. Comment ces préfets d'outre-Rhin qui ne connaissaient ni nos lois, ni nos règlements, ni nos usages, ni notre caractère, auraient-ils pu maintenir l'ordre et faire rentrer les impôts, sans le concours de ce magistrat, élu, écouté, respecté, chef et protecteur à la fois de la population ? On gardait donc le maire ; mais en le gardant, ou l'accablait de mauvais traitements. On le rendait responsable de tout : d'un impôt non payé, d'une réquisition non exécutée, d'une faute commise par un enfant, par un mauvais sujet, par un étranger. On lui imposait des amendes, on l'emprisonnait, on le transportait en Allemagne, on le menaçait de le fusiller. On lui demandait les services les plus contraires à l'honneur, tel guenons l'entendons en France ; on essayait, par exemple, d'en faire un espion. On le chargeait de la perception des impôts, en le rendant personnellement responsable de leur recouvrement. On l'autorisait à contracter des emprunts au nom de la commune. On lui adressait toutes les réquisitions avec injonction d'y satisfaire sur l'heure. Le refus d'obéir, ou le retard dans l'obéissance, était sévèrement et, dans certains cas, cruellement puni. On donnait aux maires de cantons sur les maires des simples communes, et au maire du chef lien sur les maires de cantons, une autorité qu'aucune loi française ne leur attribue, et on le faisait sans autre motif que celui-ci : c'est qu'on les avait sous la main, et qu'on pouvait les contraindre par la menace ou par des sévices très-effectifs. Nous disions tout à l'heure que, le jour même où les Allemands entraient au chef-lieu d'un département, ils se hâtaient de nommer un préfet ; le préfet, de son côté, ne perdait pas un instant pour envoyer ses ordres aux maires, en invoquant, lorsqu'il le pouvait, les lois françaises, en prenant le ton et les allures d'un préfet français, comme s'il n'y avait eu, dans tout cela, qu'un changement de personne. M. de Brauchitsch succède à M. Édouard Charton. M. Charton était, par excellence, un Français, un libéral, un républicain : M. de Brauchitsch est un proconsul allemand. Il n'importe. M. de Brauchitsch, le préfet prussien de Versailles, affecté de s'étonner de ne pas trouver la même déférence et le même empressement que l'autre préfet. Il a grand soin de se servir, pour toutes ses correspondances, du papier laissé par son prédécesseur impérial, M. Cornuau, de sorte que ses lettres portent invariablement cette mention : Le conseiller d'État, préfet de Seine-et-Oise. M. de Brauchitsch se hâta, comme tous ses collègues, de prendre un arrêté pour opérer le recouvrement de l'impôt. Ce premier arrêté, qui fut complété et perfectionné quelques jours après, est du 10 octobre. Vu l'absence des employés supérieurs de l'administration financière française, M. de Brauchitsch investissait les maires des fonctions de percepteurs. Les maires de chaque commune devaient verser, le 10 de chaque mois, au maire du chef-lieu de canton-, les douzièmes échus, et le 15, les maires des chefs-lieux de canton devaient opérer le reversement des sommes perçues à la caisse générale du département, établie à la préfecture, chez M. le secrétaire Schmith. On ne pouvait, sous peine d'amende, retarder le paiement du contingent de la commune, ni le diminuer pour non-valeurs, absences, etc. Les présents payaient pour les absents, les communes, disait l'arrêté, étant responsables pour la rentrée de leurs contributions totales. Cet arrêté de M. de Brautchitsch contient un considérant qui mérite d'être signalé. Ce n'est pas pour les besoins de l'armée allemande, et dans l'intérêt des Allemands, que les impôts sont recouvrés ; M. de Brauchitsch ne prend toute cette peine que pour le bien des populations françaises : Considérant, dit-il, que le rétablissement nécessaire de l'ordre légal et des administrations dans les parties de la France occupées par l'armée allemande exige beaucoup d'espèces qui devront être fournies sans retard. Certaines communes étaient presque désertes. Les hommes valides étaient sous les drapeaux ; les familles qui en avaient le moyen fuyaient devant l'invasion. M. de Brauchitsch ordonne aux maires de n'avoir pas le vain scrupule de s'en tenir à la répartition officielle : La répartition des contributions directes sur les contribuables sera laissée parfaitement aux soins des maires et des conseillers municipaux. Pourvu que le total lui soit exactement versé au jour dit, le préfet s'inquiète peu de savoir de quelles bourses il sortira. Ils auront soin — les maires et les conseillers municipaux — de forcer toujours l'impôt sur les personnes qui se sont soustraites, par l'absence, aux calamités de la guerre, au lieu de rester et de rempli leurs devoirs envers leurs communes. Il était facile de prévoir que les communes auraient de la peine à payer, et surtout à payer pour les absents ; le préfet leva cet embarras par son arrêté du 28 octobre 1870 : Les maires, d'accord avec le conseil municipal de chaque commune, sont autorisés à contracter des emprunts sur les revenus de leur commune : ce crédit suffira toujours pour assurer le paiement régulier des contributions directes pour chaque mois. Et il ajoute : Outre les biens des communes respectives, tous les biens fonciers, mobiliers et immobiliers des contribuables absents de leur commune, pourront être donnés en gages pour l'acquit des dettes que la commune aura contractées pour le remboursement des dites contributions. La plupart de ces absents, qu'on veut si cruellement frapper, sont sous les drapeaux, combattent pour leur pays : M. de Brauchitsch sent bien qu'il y aura des récalcitrants parmi les contribuables présents ; il ne s'embarrasse pas pour si peu : MM. les maires seront tenus de m'indiquer les noms des personnes qui se refuseraient de verser le montant de leur douzième, afin que j'y puisse aviser, c'est-à-dire afin que je puisse les mettre en prison. Ce rôle de dénonciateur n'avait pas, aux yeux de M. de Brauchitsch, un caractère odieux ; il est dans les habitudes de l'administration prussienne, comme le prouve un avis du directeur de la police, M. de Stœphasius, ainsi formulé, qu'on a copié sur les murs de Metz : 300 francs de récompense. Dans la nuit du 14 au 15 octobre dernier, le monument de la 48e division royale de Prusse, près Vernéville, a été souillé et détérioré de la façon la plus grossière. La récompense ci-dessus sera accordée à la personne qui fera connaître l'auteur ou les auteurs de cet acte, de manière qu'ils puissent être condamnés par la justice. Le dernier article de l'arrêté complémentaire de M. de Brauchitsch, sur le paiement des contributions directes, prévoit le cas où certains contribuables auraient soldé par avance l'année 1870. Ces contribuables, dit l'article 7, devront néanmoins verser le douzième du mois d'octobre, et de même pour les mois suivants, quitte à ces personnes à réclamer plus tard à l'administration française, quand ils devront payer les contributions pour l'année 1871. Les divers arrêtés de M. de Brauchitsch pour le recouvrement des impôts sont pris en vertu d'un ordre du gouverneur général, et nous retrouvons à peu près les mêmes dispositions dans tous les départements. Il était impossible de percevoir les impôts indirects dans les formes ordinaires. D'ailleurs, les populations étant dispersées, les transactions de toute nature arrêtées, la fraude facilitée par la présence même des armées ennemies, ils n'auraient donné qu'un revenu insignifiant. On imagina de les représenter par une surélévation de l'impôt direct. L'évaluation des sommes destinées à tenir lieu des impôts indirecte paraît avoir été laissée à la discrétion des préfets. La plupart doublèrent l'impôt direct. M. de Brauchitsch exigea une somme égale à une fois et demie cet impôt D'autres préférèrent le système de capitation, sous prétexte que l'impôt indirect est un impôt de consommation ; mais ils varièrent dans l'application, les uns demandant 25 fr. par contribuable, et les autres 50 fr. Le conseil municipal de Reims, dans une délibération fortement motivée, et dont on via lire le texte, mit parfaitement en lumière le vrai caractère de cet impôt qui n'était qu'une contribution de guerre déguisée : Séance du 3 novembre 1870. Le maire (M. Dauphinot) expose, ce qui suit : Les éléments de répartition entre les contribuables faisant défaut aux Allemands, ils ont demandé que la somme représentative de l'impôt, qu'ils évaluent à 3.254.880 fr. pour la ville de Reims et les communes rurales qui font partie de ses cantons, leur soit payée par douzième et par mois, soit 271.240 fr. pour le mois de septembre, et autant pour chacun des mois, suivants. Ce chiffre de 3.254.880 fr. est établi par les Allemands en prenant pour base : 1° l'impôt direct, représentant environ 1.500.000 fr., 2° l'impôt indirect pour l'excédant. Ces sommes doivent être versées par le maire de la ville, qui devra en faire la répartition entre tous les habitants en proportion de leur position, de leur profession et de leur commerce. Le Conseil, Considérant, d'une part, que l'impôt ne doit être que l'ensemble des ressources exigées des particuliers, par le gouvernement, pour assurer les services publics ; Que ces services, à Reims, sont aujourd'hui, et depuis deux mois, interrompus ; Que, d'autre part, l'impôt n'est autre chose que l'abandon fait par chaque citoyen d'une portion de son revenu pour garantir la paisible jouissance du surplus ; Que, dans l'état actuel, toute source de revenus est tarie ; Que la perception ordonnée- par les autorités allemandes est donc absolument contraire aux principes de l'impôt ; Qu'elles invoquent, il est vrai, le droit de la guerre ; Que ce droit, si large qu'il soit et si élastique qu'on le fasse, ne saurait s'étendre au point de légitimer le recouvrement, par la puissance envahissante, du montant des contributions publiques sur une population désarmée, à laquelle toute résistance a été impossible, et qui, depuis l'occupation, a été épuisée de réquisitions ; Considérant d'ailleurs que la perception demandée est inique et matériellement inexécutable ; Qu'en effet, si les impôts directs sont, à l'avance, déterminés par la loi fiscale, il n'en est pas, et ne saurait en être de même, pour les impôts indirects ; que quelques-uns de ces derniers, tels que les droits d'enregistrement et de mutation, n'existent qu'avec les faits qui y donnent ouverture, avec les transactions émanant de la volonté même du contribuable qui les acquitte ; qu'ils varient sans cesse, et même font défaut quand la vie régulière d'un pays est, comme au temps présent, entièrement suspendue ; Qu'il en est de même pour ceux de nos impôts qui reposent exclusivement sur la consommation ; Qu'il est clair que les impôts indirects échappent à toute possibilité de répartition commune ; Qu'il n'est donc ni juste ni rationnel de prendre pour base des perceptions réclamées les chiffres budgétaires d'une année quelconque, qui ne sont, et ne peuvent être, que des évaluations, des prévisions cruellement démenties par les événements ; Qu'il y aurait à distinguer d'ailleurs, parmi les sommes produites par l'impôt direct, celles qui sont dévolues à l'État de celles qui doivent appartenir soit au département, soit aux communes ; Que les autorités allemandes se présentent comme se substituant à l'État français et ne peuvent dès lors prétendre bénéficier que de la part dont l'État français lui-même aurait profité et en tenant compte des diverses éventualités qui en ont amoindri l'importance ; Que, d'autre part, l'administration municipale ne possède aucun des éléments nécessaires à l'établissement des rôles de contributions ; que les registres spéciaux, dressés à cet effet, sont la propriété de l'État, et demeurent à la garde des fonctionnaires à qui ils sont confiés ; que la refonte de ces rôles, sur des données absolument incomplètes et hypothétiques, exigerait un travail très-long, très-complexe et profondément arbitraire ; Que, de plus, il est, sans aucun doute, un assez grand nombre de contribuables qui ont, par avance, payé l'intégralité des impôts à leur charge pour l'année entière ; Et que, parmi ceux qui ne seront pas libérés, beaucoup se trouvent, par l'interruption de leur profession et l'absorption quotidienne de leurs épargnes, dans l'impossibilité de satisfaire à toute demande d'argent ; Que le chômage et la misère qu'il entraîne ont pris de telles proportions dans notre ville, que près de 15.000 personnes doivent en ce moment recevoir des secours du bureau de bienfaisance ; Qu'en cette situation, le recouvrement de l'impôt n'est pas praticable et ne le serait pas même pour l'État français, si son autorité était rétablie ; Considérant enfin que la charge de cette perception que les autorités allemandes veulent imposer à M. le maire, moyennant une commission, est incompatible avec le caractère et les règles des fonctions qu'il exerce ; Que ces fonctions sont essentiellement gratuites ; que la loi française, qui existe et nous régit, malgré l'occupation, en définit et en limite les attributions ; que le soin de la perception des impôts ne lui appartient aucunement ; Qu'il lui est donc impossible d'usurper des droits et des devoirs déférés à des préposés spéciaux ; que les moyens d'exécution lui feraient, au surplus, complètement défaut, Est d'avis unanime qu'il n'y a pas lieu, pour M. le maire, de se rendre à l'injonction sus-relatée. Il est, certes, impossible de parler avec plus de courage et d'avoir raison avec plus d'évidence. Le vainqueur, ne pouvait rien répondre à cette argumentation, rien absolument, excepté ceci : c'est qu'il était le vainqueur et qu'il avait recours à la force. Mais, puisqu'il s'agissait d'une contribution de guerre, on n'eût pas dû recourir à cette hypocrisie de la perception de l'impôt français, hypocrisie cruelle, qui, prise au pied de la lettre, aurait conduit à la répartition des charges la plus inique. Il fallait dire, sans subterfuge, qu'on faisait une extorsion. Tout changeait alors, et il ne s'agissait plus que de savoir jusqu'où le maitre entendait pousser le supplice et jusqu'où la victime serait en état de le supporter. A Reims, ville industrielle et commerçante, toutes les sources de revenus étaient talles ; 15.000 indigents réclamaient les secours du bureau de bienfaisance. Dans toutes les villes, la caisse municipale, n'étant plus alimentée par l'octroi, était à sec. Les préfets prussiens disaient : empruntez. Mais ni les maires ni les conseils municipaux n'ont le droit de contracter des emprunts sans une loi. Qui aurait pris part à cet emprunt, contracté illégalement, sur l'autorisation d'un préfet prussien, dont on aurait depuis longtemps perdu la trace quand l'emprunt viendrait à remboursement ? Quelle était d'ailleurs la situation des communes, pour trouver des préteurs ? Les ressources communales, les ressources privées étaient épuisées par les réquisitions, les dévastations, le chômage. Cette idée d'un emprunt communal étàit chère à l'administration prussienne : d'abord, elle y trouvait le moyen d'être payée, et ensuite, elle méditait de faire ou de faire faire à ses nationaux d'excellentes affaires, en les constituant prêteurs des communes françaises, dont les biens-fonds et les revenus auraient été pour longtemps engagés aux prêteurs prussiens. On insinuait aux maires que les créanciers de cette sorte étant les seuls qui pussent se faire rembourser après la guerre, c'était avec eux qu'il fallait traiter. Personne n'était plus ardent que M. de Brauchitsch pour cette combinaison. Il s'était formé, en Prusse, un syndicat de banquiers dont le représentant, M. Holtz, était à Versailles, tout prêt à prendre en gage les bleuis des communes et des particuliers absents. Les banquiers allemands et les brocanteurs allemands suivaient de près les armées allemandes, les uns avec un sac plein qu'ils ne-demandaient qu'à vider, et les autres avec un sac vide qu'ils ne songeaient qu'à remplir. M. de Bismarck avait, comme nous l'avons vu, de grands banquiers à offrir à M. Thiers pour le payement de la rançon, et M. de Brauchitsch en avait de plus petits pour les besoins financiers des communes. M. Holtz, selon M. de Brauchitsch, n'était venu à Versailles que dans une intention bienveillante, et pour rendre service aux communes françaises On ferait bien de se presser, car l'argent était encore à bon marché ; l'opération deviendrait plus difficile si elle était différée, parce que, d'une part, les besoins des communes seraient plus pressants, et que, de l'autre, leurs gages perdraient de leur importance et de leur valeur, à cause des dégâts journaliers de la guerre. M. de Brauchitsch, qui connaissait la fameuse théorie du moment psychologique, conseillait fortement à ses administrés de se tirer d'affaire en hypothéquant les créances de M. Holtz sur les biens des absents. Il n'avait, pour ce qui le concernait, aucun intérêt à cela. Il n'était poussé que par la sympathie que lui inspiraient les vaincus. C'est dans le même esprit que, plus tard, quand M. de Brauchitsch exigeait la création à Versailles d'un vaste magasin d'approvisionnement, et que M. Rameau lui opposait la difficulté, pour ne pas dire l'impossibilité, de cette entreprise, la lettre suivante fut écrite au maire de Versailles : Je vous requiers à réunir, du 1er au 5 décembre prochain, au plus tard, dans un magasin propre à ce sujet, une quantité suffisante de vivres et de denrées de toutes sortes pour approvisionner pendant un mois au moins la ville de Versailles. Je vous rends, vous et le conseil municipal, responsables des mesures sévères qui seront prises en cas de refus, ou de continuation d'une résistance passive exercée par vous, et, sous votre influence, par les négociants de la ville. Après ce délai, je frapperai la ville de Versailles d'une amende de 50.000 francs, qui sera levée immédiatement après par la force militaire. Vous vous concerterez pour cette affaire, si vous le jugez convenable, avec M. Baron (45, rue de la Paroisse, chez M. Biberon), qui, sur mon instance, veut bien se charger des approvisionnements de la ville, comme vous pouvez le voir par son rapport ci-joint. M. Baron était un Allemand résidant en France. Le rapport ci-joint contenait un tarif dont les prix étaient un peu élevés, aux yeux de M. Baron lui-même. Ces prix, il est vrai, sont en partie fort chers et peu de coutume en France, disait M. Baron ; mais la situation extraordinaire dans laquelle nous nous trouvons justifie des prix extraordinairement élevés. En considérant ces circonstances, on doit revenir de l'étonnement qu'au premier coup d'œil les prix demandés par moi causent. Voici, d'après M. Délerot — Versailles pendant l'occupation —, un échantillon de ces prix : le chocolat, 10 l'r. le kilo ; l'alcool, 400 fr. l'hectolitre ; le sucre, 6 l'r. le kilo, etc. Veut-on connaître les moyens d'exécution que M. de Brauchitsch se réservait d'employer, si ses conseils n'étaient pas écoutés, et si les bonnes intentions de MM. Holtz et Baron étaient méconnues ? Il les a énumérés dans l'article 3 d'un arrêté publié le 30 janvier 1871, c'est-à-dire le jour même où la convention d'armistice, signée deux jours auparavant dans le plus grand secret, fut enfin connue à Versailles. Cet arrêté avait pour but principal de rendre exécutoire en 1871 le rôle des contributions votées pour 1870. Les communes qui resteront en retard, dit cet article 3, auront à payer une amende de 5 % en sus de la somme due par la commune, pour chaque jour de retard. Si le versement a été retardé au delà de huit jours, des troupes seront cantonnées dans les communes retardataires, qui auront l'obligation de les loger et nourrir sans aucune indemnité, et de payer en outre journellement 6 francs à chaque officier, et 2 francs à chaque soldat, jusqu'à ce que les sommes dues soient entièrement acquittées. Le commandant des troupes sera autorisé à exercer la contrainte par corps vis-à-vis des représentants de la commune et des contribuables récalcitrants, et d'employer, pour opérer la rentrée des sommes dues, tous les moyens légaux qu'il jugera convenables. Indépendamment de l'impôt, les Prussiens tenaient en réserve deux autres moyens de se procurer des espèces : les contributions de guerre, et les amendes. Les amendes étaient un moyen courant, que tout fonctionnaire avait le droit d'employer, qu'il fût général, préfet, commissaire civil ou simple lieutenant de police. M. de Brauchitsch, dans une des lettres qu'on vient de lire, menaçait la ville de Versailles d'une amende de 50.000 fr. ; il y avait aussi, pour les affaires moins sérieuses, de petites amendes. S'il n'est pas fait droit à cette réquisition dans le délai de 24 heures, je vous frapperai personnellement d'une amende de 200 francs. Quelquefois l'amende n'était pas un moyen d'exaction, mais une peine : A cause de la lettre que vous m'avez écrite, je vous frappe personnellement d'une amende de 2.000 fr. Les contributions de guerre roulaient naturellement sur de plus gros chiffres. On en jugera par une seule citation. Le 18 février 1871, le maire de Versailles, M. Rameau, reçut la lettre suivante : Monsieur le maire, En vertu d'un ordre du gouverneur général du nord de, la France, chacun des départements composant son ressort est imposé pour une contribution de guerre en proportion avec ses ressources pécuniaires. Pour le département de Seine-et-Oise, cette contribution 3SI fixée à la somme de dix millions de francs. D'après la répartition de ladite contribution de guerre sur les cantons du département, le canton de Versailles (nord, sud, ouest) doit payer la somme de un million cinquante-quatre mille cinq cent soixante-sept francs. J'ajoute que cette contribution doit être versée immédiatement en une seule fois, et indépendamment des contributions directes et indirectes ordinaires, à la caisse générale du département. En outre, je vous préviens qu'une réclamation pour obtenir une diminution de votre cote, ne pourra pas suspendre l'exécution militaire pour le paiement immédiat. Versailles ne fut pas plus maltraitée que les autres villes. Eu faisant connaître sa situation, nous donnerons une idée de celle de toutes les villes de France occupées par l'ennemi. M. Rameau la résumait ainsi à la date du 30 janvier 1871 :
Ou par an, en chiffres ronds, six millions. Or, les recettes budgétaires annuelles de la ville étaient d'environ 800.000 francs, pour faire face, en temps ordinaire, à une somme égale de dépenses. Depuis l'occupation, les dépenses s'étaient accrues dans une proportion qui dépassait plusieurs fois la totalité des ressources. C'est à une ville ainsi pressurée qu'on imposait, le 18 février, une contribution de guerre de un million cinquante-quatre mille cinq cent soixante-sept francs. Et aux réclamations du maire, le commissaire civil du gouvernement du nord de la France, M. de Nostitz-Wallwitz, se contentait de répondre : Des actes officiels et maints discours des membres du gouvernement de la Défense nationale ayant déclaré les ressources de la France inépuisables, je ne puis douter que la ville de Versailles et le département de Seine-et-Oise trouveront aisément les moyens pour subvenir aux dépenses pécuniaires imposées par la situation. Tout ce que M. Rameau put obtenir, en démontrant son impuissance, ce fut du temps. On lui permit de payer par à-compte. La ville ne versa jamais que le premier à-compte, qui fut de 100.000 francs. Si la paix n'était pas survenue, Versailles, dont les ressources étaient totalement épuisées, aurait été obligée de se soumettre à l'exécution militaire. En regard de la situation de Versailles, nous mettrons le tableau des pertes éprouvées par la ville de Reims. On sait que l'occupation s'est prolongée dans la Marne pendant plusieurs mois après la conclusion de la paix. Signalons sur-le-champ deux différences importantes entre les deux villes. Le préfet de Seine-et-Oise faisait payer à nouveau les douzièmes déjà payés au gouvernement français, sauf aux contribuables à se faire rembourser après la paix par l'administration française. On ne fut pas aussi dur dans la Marne ; le préfet avait élevé la même prétention, mais il se relâcha dans l'exécution, et ne demanda rien à ceux qui avaient déjà payé, et qui présentaient la quittance du percepteur. Deuxième différence : M. de Brauchitsch avait évalué le rendement de l'impôt indirect à 150 pour cent du rendement de l'impôt direct ; dans la Marne, on supposa que ces deux impôts étaient équivalents, et on se contenta de doubler l'impôt direct. L'autorité prussienne. avait fixé à 274.240 francs par mois, pour l'année 1870, le chiffre total des contributions directes ou indirectes de la ville de Reims. — A cette date, l'impôt direct représentait à peu près 1 million 600.000 francs. En ajoutant une somme égale pour représenter l'impôt indirect, on arrivait à 3.200.000 francs, soit, en forçant un peu les chiffres, à cette somme de 271.240 francs par mois. A partir de 1871, la contribution mensuelle fut portée à 447.546 francs. La ville a donc payé pour les quatre derniers mois de l'année la somme de Fr : 1.084.960 Et pour les deux premiers mois de 1871 la somme de : 895.092 Total des contributions directes et indirectes Fr : 1.980.052 On avait aussi frappé sur le département de la Marne une forte contribution de guerre, à l'époque où le département de Seine-et-Oise fut condamné à payer 10 millions. La ville de Versailles, taxée, comme nous l'avons vu, à 1 million 054.567 francs avait payé déjà 100.000 francs, quand les événements forcèrent le vainqueur à ne pas donner suite à cette énorme exaction. La ville de Reims se pressa moins, et il en résulta qu'elle ne fit jamais aucun versement de ce chef. En revanche, on lui imposa sa part d'une autre contribution de guerre, destinée, disait-on, à indemniser les allemands domiciliés en France, qui avaient été expulsés au commencement des hostilités. La portion de cette contribution de guerre ou de cette amende, mise à la charge de la ville de Reims, s'élevait à 151.761 francs. La ville paya 72.126 francs. Le reste ne fut pas réclamé, les anciens résidents allemands de la ville de Reims ayant eux-mêmes déclaré qu'ils avaient toujours été bien traités par la population, qu'ils n'avaient pas été expulsés, qu'ils n'avaient souffert aucun dommage, et qu'ils ne demandaient qu'à pouvoir rester plus tard au centre de leurs affaires. La ville n'eut à payer que deux amendes : l'une de 10.000 francs, à raison d'un attentat commis sur une patrouille dans le périmètre de la ville ; l'autre de 300 francs pour affiches placardées pendant la nuit. Les réquisitions en argent s'élevèrent aux chiffres suivants :
La situation de la ville de Reims, en temps normal, était meilleure que celle de Versailles dont les recettes et les dépenses s'équilibraient par un chiffre de 800.000 francs. Les recettes ordinaires de Reims, en 1870, s'élevaient à 1.310.210 fr. 04 c. ; en 1871, elles montaient à 1.435.708 fr. 83 c. Les dépenses ordinaires n'étaient, en 1870, que de 990.283 fr. 85 c. Elles descendirent en 1871 à 847.974 fr. 48 c. Néanmoins la ville ne tarda pas à être obérée et à recourir à des emprunts. Le nombre des familles tombant à sa charge était énorme, par suite de la fermeture des usines. Une souscription faite par les habitants pour secourir les plus nécessiteux produisit 30.000 francs par mois. Si la guerre s'était prolongée, la ville n'aurait pu ni répondre aux réquisitions, ni pourvoir aux besoins de ses indigents. Il en était de même partout. L'évaluation des réquisitions en nature na peut être qu'approximative. Les municipalités ne tiennent compte que des objets qu'elles ont payés pour l'usage de l'ennemi ; mais il faut y ajouter ceux que les 'on-selliers municipaux allaient quêter chez les particuliers, quand les magasins de la ville ne pouvaient les fournir, ceux que les officiers et les soldats allemands saisissaient dans les maisons ou sur la voie publique ; les vivres consommés à domicile chez l'habitant, etc., etc. Ce genre de réquisitions était la source de vexations continuelles. Nous en donnerons quelques exemples ; mais pour s'en faire une juste idée, il faudrait les avoir subies. Nous pouvons puiser à pleines mains dans M. Délerot, qui donne jour par jour l'histoire de l'occupation à Versailles. La municipalité, pour éviter à la ville les horreurs du pillage, avait résolu de rester à son poste. Il s'agissait de nourrir à l'improviste toute une armée et de satisfaire aux caprices de nombreux états-majors. Ou se mit à l'œuvre, avec la résolution de ne fournir aucun prétexte aux violences de l'ennemi. Dès la première semaine, les exigences furent telles, qu'on reconnut l'impossibilité d'y suffire. L'intendance générale de la troisième armée fit présenter à l'hôtel de ville une réclamation ainsi conçue : Rapport du magasin central. Suivant les ordres donnés, la municipalité de Versailles doit fournir tous les jours : 120.000 litres de vin, 800 quintaux de viande, 270 q. de riz, 4.200 q. de pain, 40 q. de sel, 70 q. de café. Le 23 septembre ont été livrés : 6.000 litres de vin, 71 q. de viande, 16 q. de riz, 120 q. de pain, 21 q. de sel, 13 q. de café. Il manque : 14.000 litres de vin, 729 q. de viande. 254 q. de riz, 1.080 q. de pain, 49 q. de sel, 57 q. de café. Le 24 septembre ont été livrés, etc. Il manque, etc. C'était la note d'un créancier, et d'un créancier impitoyable, ayant lui-même fixé le montant de la dette, maitre de l'augmenter indéfiniment, pouvant rendre qui bon lui semblait responsable du non paiement, libre de choisir arbitrairement dans l'échelle des pénalités depuis l'amende jusqu'à la mort, sans autre recours, pour la victime, qu'à la justice de Dieu. Nous disons la mort et comme il faut nécessairement à côté l'une telle assertion, une preuve, nous empruntons l'affiche suivante au recueil intitulé : Les murailles l'Alsace-Lorraine (p. 256). AVIS. M. le préfet de la Meurthe vient de faire au maire le Nancy — le maire était alors M. Welche —, l'injonction suivante : Si demain 24 janvier, à midi, 300 ouvriers des chantiers de la ville ne se trouvent pas à la gare, les surveillants d'abord, et un certain nombre d'ouvriers ensuite, seront saisis et fusillés sur place. Sans doute une simple menace, mais atroce. Revenons aux réquisitions de Versailles. La réclamation du 25 septembre était restée sans réponse parce que la municipalité ayant donné tout ce qu'elle avait, et tout ce que les marchands et les habitants avaient pu lui fournir, était dans l'impossibilité absolue de combler le déficit. L'intendant général lui écrivit le 18 octobre : Nous envoyons ci-joint à la commune de Versailles un état par lequel elle verra quelles quantités ont été fournies sur les objets requis le 21 septembre pour la nourriture et l'entretien des troupes allemandes, du 22 septembre au 8 octobre, et par conséquent quelles sont les quantités arriérées. Pour subvenir à cet arriéré, nous avons dû nous adresser à des fournisseurs : l'état ci-joint prouve que nous avons eu 173.974 thalers 14 silbergros de dépense par ce motif (652.464 fr. 25 c.). Nous prions le maire, en nous réservant de revenir sur les arriérés à venir, de faire remettre la susdite somme à l'intendant royal du 3° corps et de nous donner connaissance des mesures prises à cet égard. L'Intendant de la 3e armée, JACOBI. Le maire s'adressa au prince royal de Prusse, commandant de la 3e armée, et il obtint de lui, non-seulement l'annulation de cette réclamation, mais la réduction des réquisitions journalières, qui excédaient de beaucoup les besoins réels. Une proclamation du prince avait réglé ainsi qu'il suit les réquisitions pour l'entretien de la troupe. — Nous mettons entre parenthèses, à la suite de chaque article, la ration réglementaire du soldat allemand en campagne. On verra par la comparaison que les vainqueurs menaient bonne et joyeuse vie à nos dépens. Chaque soldat recevra par jour : 750 grammes de pain. (Ration du soldat allemand en campagne, 750 grammes.) 500 grammes de viande. (En Allemagne, 375 grammes. La ration du soldat français à la même date était de 300 grammes seulement.) 250 grammes de lard. (En Allemagne, 170 grammes.) 30 grammes de café. (En Allemagne, 25 grammes.) 60 grammes de tabac, ou 5 cigares. ½ litre de vin, ou 1 litre de bière, ou ¹/₁₀ d'eau-de-vie. — Le soldat français, dans les mêmes conditions, ne reçoit que ¼ de litre de vin ou ¹/₁₆ d'eau-de-vie. La ration à livrer par jour pour chaque cheval est de : 6 kilogr. d'avoine. (En Allemagne, 5 kilogr. ; en France, dans nos régiments, 4 kil. 80.) 2 kilogr. de foin. 1 ½ de paille. — Tous les commandants de corps détachés, disait la proclamation du prince, auront le droit d'ordonner la réquisition des fournitures nécessaires à l'entretien de leurs troupes. La réquisition d'autres fournitures jugées indispensables dans l'intérêt de l'année, ne pourra être ordonnée que par les généraux et les officiers faisant fonction de généraux. Ces déclarations, très-dures en elles-mêmes, auraient eu au moins le mérite de limiter les sacrifices de la ville, si on avait pu 's'y conformer dans la pratique. Mais la municipalité ne connaissait pas le chiffre de l'effectif. On lui faisait des réquisitions par grosses quantités, sans fournir de justification et sans souffrir d'objection. Elle n'avait aucun moyen d'établir que ces réquisitions dépassaient les besoins réels. En réalité, elles les dépassaient de beaucoup. Outre les réquisitions pour l'entretien des troupes proprement dit, il y en avait pour l'habillement, la literie, le chauffage ; il y avait les réquisitions de chevaux et voitures ; les réquisitions pour les officiers, pour les malades, pour les employés ; les réquisitions pour le roi, pour les princes, pour les ministres. M. Délerot donne la nomenclature suivante. Ce sont les réquisitions du 8 novembre, jour qui n'est, dit-il, ni plus ni moins chargé que les jours précédents ou suivants, et qui représente assez bien la moyenne conservée pendant les six mois d'occupation. Réquisitions du 8 novembre. 11.000 kilos de bois à brûler. 125 gr. de cire à cacheter. 50 kilos de chandelles. 500 kilos de bois au compte d'un absent. 450 terrines en terre. 72 cruches moyennes. 200 kilos de bougie. 500 kilos de bois au compte d'un absent. 500 kilos de bois pour un poste. 150 kilos de charbon de terre pour le roi de Prusse. 400 margotins pour le roi de Prusse. 500 clous de 5 centimètres pour le prince royal. 12 manches à balais pour l'ambulance du lycée. 2 kilos de pain bis pour le roi de Prusse. Une portière, un casier et d'autres objets divers pour M. de Bismarck. 1.000 kilos de bois pour M. de Bismarck. 4.000 kilos de coke pour M. de Bismarck. 50 margotins pour M. de Bismarck. 250 kilos de bois pour les bureaux de la chancellerie. 250 kilos de coke pour les bureaux de la chancellerie. 60 margotins pour les bureaux de la chancellerie. 500 kilos de bois au compte d'un absent. 200 kilos de charbon de terre pour M. de Moltke. 5 kilos d'huile pour la poste prussienne. 50 kilos de coke pour la poste prussienne. 6 kilos de chandelles pour le 58e régiment en détachement à Saint-Cloud. 1 bière au château. 2 bières au lycée. 3 fosses au cimetière. 20 kilos de chandelles pour les casernes. 2 grandes soupières pour une ambulance. 20 seaux en zinc. 40 bouteilles d'eau de seltz. 1 brûloir à café. 46 caleçons. 3.000 kilos de bois. 20 kilos de sucre. 12 kilos ½ de savon. 1 ouvrier fumiste pour réparation. 1 stère de bois. 10 kilos de bougie. Il faudrait un commentaire sur chaque article. Le bois à brûler. 47.300 kilos de bois à brûler en un seul jour, sans compter 1.650 kilos de charbon et coke. Ces quantités ne suffisaient pas. On dévastait le parc et les avenues ; on brûlait jusqu'à des Cloisons et des meubles. Un propriétaire, voyant jeter dans là cheminée tout un panneau de sa cloison, se plaignit vivement à un officier ; le Prussien éloigna un instant son cigare de ses lèvres, et répondit laconiquement : C'est la guerre ! Le maire ne cessa de réclamer, sans obtenir une réponse. Après le départ des Prussiens, on voyait dans les bois de Versailles des percées énormes, des arbres magnifiques abattus, non emportés. On abat un arbre pour faire bouillir une seule marmite, disait le maire. La cire à cacheter. L'intendance, la préfecture, la police réquisitionnaient les plus minces objets : tables, encriers, plumes, poudre, cire, pains à cacheter, balais, manches à balais. Exemples : La mairie est requise de fournir trois balais d'écurie à Son Altesse Royale le grand-duc de Saxe-Weimar. Approuvé : Le général commandant de place, DE VOIGTS RHETZ. Le 7 novembre on avait demandé deux petits ciseaux. dix éponges, douze peignes, trois cents pots de nuit, deux paniers : la liste contenait plus de cent articles, presque tous de cette importance. Les deux kilos de pain bis pour le roi de Prusse. Ce sera dans la postérité un témoignage de l'innocence des amusements du roi, qui se divertissait à jeter ce pain aux carpes du grand bassin. Des clous pour le prince impérial. Un casier pour M. de Bismarck. Les bougies. 210 kilos de bougies, sans compter 76 kilos de chandelles et 5 kilos d'huile à brûler. L'hôtel du roi était toujours éclairé a giorno. Malgré ce luxe, une partie de des bougies, fournies journellement sur réquisition, se trouvaient en vente chez les juifs qui avaient suivi l'armée. Beaucoup d'autres réquisitions allaient presque directement de l'hôtel de ville dans leurs boutiques. Un loueur de voitures, à qui un officier avait pris sa voiture sur la voie publique, constata qu'elle avait été louée plusieurs fois, et pendant plusieurs jours, avant de lui être rendue. Une bière au château ; deux bières au lycée ; trois fosses au cimetière. L'intendance réquisitionnait des cercueils pour les soldats prussiens morts de leurs blessures. Les caleçons. 46 caleçons le 8 novembre. Une misère. Les réquisitions étaient souvent bien autrement considérables. En voici une du 9 novembre : Un besoin inévitable me force d'imposer à la ville une réquisition de 6.000 chemises et 2.000 paires de bottes... Au cas où la livraison ne serait pas faite au terme indiqué, la commandanture se verrait obligée de faire faire des recherches dans les maisons par les troupes pour donner satisfaction à leurs besoins inévitables. La livraison du tout devra être terminée au 18 de ce mois. DE VOIGTS RHETZ, Général major et commandant. Une autre fois, on demanda, d'un seul coup, 6.000 couvertures. On les exigea pour le jour même : Sinon, dès ce soir, 40 soldats seront logés chez chaque conseiller municipal, et demain, 5.000 soldats quitteront les casernes pour aller s'installer chez les habitants, où ils auront à la fois les lits et les couvertures. Les conseillers municipaux quêtèrent des couvertures de porte en porte ; on arriva à fournir le nombre exigé. Nous n'avons que cette couverture pour nous deux, disait une femme, mère d'un jeune enfant, et nous aurons peut-être bien froid, mais nous ferons comme nous pourrons... Prenez-la, messieurs ; il ne faut pas que les Prussiens brûlent notre ville. Outre les réquisitions adressées directement à la municipalité, il y avait aussi les réquisitions de pain et de vin, fournies par un magasin central, organisé tout exprès par les soins du conseil. En même temps que la mairie fournissait, le 8 novembre, la longue liste d'objets que nous avons énumérés, le magasin central livrait de son côté, le même jour, 23 pièces de vin, et 7.712 kilogrammes de pain. La ville était contrainte d'héberger, dans les divers hôtels, des pensionnaires qui vivaient grassement à ses dépens. M. de Voigts Rhetz, général major et commandant, avait dépensé à l'hôtel de France à la date du 4 novembre 1870, en quarante jours, la somme de 7.406 fr. 90 c. Quand il partit, il devait, ou plutôt la ville devait pour lui la bagatelle de 24.894 fr. 40 c. La dépense des princes allemands, à l'hôtel des Réservoirs, montait à 62.218 francs. Ce qui aggravait le poids de ces exactions, c'était l'arrogance, la brutalité, et quelquefois la cruauté froide des procédés. Des soldats entraient par force ou par effraction dans une maison, escaladaient des murs, tiraient leur sabre pour se faire donner à boire et à manger, emportaient des bijoux, des étoffes. Un jour des soldats entrent à la brasserie Reinert, en face de la Préfecture, et demandent à boire. On leur répond que ce n'est plus une brasserie, que c'est un asile pour des réfugiés. Ils tirent leurs sabres et tombent sur les réfugiés, dont deux ou trois reçoivent des blessures sérieuses. Les faits de ce genre étaient si fréquents, dit M. Délerot, qu'on ne relèverait pas celui-là, s'if ne s'était passé aussi près que possible de la résidence du roi Guillaume. M. Ritouret, capitaine, prisonnier et blessé, fut roué de coups à deux pas d'un poste. M. Roche, chef d'ambulance de Versailles, attaqué par toute une escouade, frappé par derrière et sans provocation, fut jeté sanglant sur le pavé. Rue du Chantier, un soldat ivre enfonce son sabre dans l'aine d'une vieille femme qui passait ; il fallut la transporter à l'hospice. Passage Saint-Pierre, un commerçant, M. Dax, chez qui on faisait une perquisition, voulant défendre son fils, reçoit un couple sabre qui lui ouvre profondément la peau du crâne. Un layetier, rencontré par des soldats à quelques pas de son domicile, refuse de leur donner l'adresse d'une maison de filles ; il est maltraité, roué de coups, blessé. La débauche était très-générale, très-affichée, très–cynique. Générale aussi, l'ivrognerie. Les officiers ne se montraient pas toujours plus civilisés que les soldats. Ils entraient violemment dans les maisons, ouvraient les armoires, se faisaient servir à dîner, choisissaient leurs chambres sans aucun égard ; plusieurs prirent la chambre de la fille de la maison. Un jeune officier d'une trentaine d'années entre chez un ancien conseiller de la cour d'Amiens, M. Hamel, vieillard octogénaire, qui vivait seul avec le mince revenu de sa pension de retraite. Je n'ai que deux chambres, dit doucement M. Hamel, la mienne, et celle de ma domestique. — Je prends la vôtre ; mon ordonnance s'accommodera de l'autre. A souper ! — M. Hamel répondit qu'il faudrait attendre que le repas demandé fût préparé. L'officier s'emporta de nouveau en invectives, ajoutant que les Prussiens avaient pris le Mont-Valérien, que Paris était à court de vivres et qu'il allait se rendre, etc., etc. A ces cris de furieux, le respectable M. Hamel n'opposait que quelques paroles timides, par lesquelles il s'efforçait de donner à la conversation une tournure moins violente, lorsque tout à coup il s'affaissa et, en quelques secondes, rendit le dernier soupir... L'officier quitta l'appartement en disant qu'il allait loger ailleurs. Ce ne fut pas le seul cas de mort subite. Une jeune femme, alitée pour une légère indisposition, fut tellement effrayée de l'obstination d'un soldat qui voulait s'installer chez elle, qu'elle mourut sous ses yeux. Plusieurs habitants, à bout de forces, et ne pouvant plus résister à l'état continuel d'exaltation et d'irritation où les mettaient la présence et les brutalités des Prussiens, devinrent fous ou imbéciles. M. de Bismarck disait à M. Rameau : Il est singulier de voir combien peu les habitants de votre ville ont le sentiment de l'état de guerre. Le lieutenant de police de Zernicki avait demandé 5 kilos de bougie. L'épicier sur lequel on lui avait donné la réquisition, soit que son approvisionnement fût épuisé, ou pour tout autre motif, ne St pas la fourniture. De Zernicki transporté de fureur se rend à la mairie et accable d'injures le conseiller chargé des ré-. visitions, un homme très-respecté, M. de Montfleury, qui répond sans s'émouvoir qu'on va faire le possible. Mais M. de Zernicki, s'exaspérant, s'écria que si, avant six heures, on n'avait pas apporté la bougie boulevard du Roi (chez lui), il ferait mettre en prison le conseiller municipal et le maire. Comme à ce moment les conseillers sortaient du conseil et entendaient ces mots, l'un d'eux dit à M. de Zernicki : Qui donc êtes-vous, pour menacer ainsi ? — Aussitôt M. de Zernicki tira son sabre, et après en avoir menacé les personnes présentes et désarmées, sortit pour aller chercher cinq ou six hommes de garde, avec lesquels il revint arrêter et faire conduire au poste M. de Montfleury et l'un des adjoints, M. Laurent-Bénin. Les phrases qu'on vient de lire sont extraites d'une lette écrite le jour même au commandant de place, par M. Rameau, maire de Versailles. Le séjour de Versailles devint tellement' intolérable, que plusieurs des habitants, qui n'étaient pas retenus par leurs devoirs civiques, quittèrent la ville. Quelques-uns, se sentant encore des forces, rejoignirent l'armée de Chanzy. Le gouvernement général du Nord de la France rendit aussitôt l'ordonnance suivante : 1° Les maires dresseront immédiatement la liste des personnes appartenant à leurs communes, et qui, y étant présentes, sont, d'après les lois françaises, sujettes à la conscription, tant pour l'armée que pour la garde nationale mobile. 2° Les maires dresseront en même temps une liste des hommes de la commune qui n'ont pas dépassé leur quarante-sixième année, qu'ils aient été ou non sujets à la conscription ; 3° Les maires présenteront une copie de ces listes d'aujourd'hui en huit jours à MM. les préfets, sous-préfets, ou aux fonctionnaires suppléants — militaires ou civils ; 4° En cas de départ clandestin ou d'absence non motivée d'un individu porté sur les listes ci-dessus mentionnées, les parents et tuteurs ou les familles seront frappés d'une amende de 50 fr. pour chaque individu absent et pour chaque jour d'absence. Nos autorités civiles et militaires seront chargées de faire des perquisitions domiciliaires chez les individus portés sur ces listes, afin de s'assurer de la stricte exécution des ordres ci-dessus publiés. Les Prussiens, qui ne voulaient pas laisser partir, ne voulaient pas non plus laisser revenir. La présence du roi, du prince royal et de M. de Bismarck les tenait dans de perpétuelles inquiétudes, et leur inspirait les résolutions les plus étranges. Sortait-on des portes de la ville pour voir de loin l'aspect de Paris ou pour respirer un moment ? Il fallait, une heure-après, prouver son identité pour pouvoir rentrer chez soi. On courait le risque d'être fouillé, ou conduit entre deux soldats jusqu'à la commandanture, sur la place du Château. Le curé de Montreuil conduisait un mort au cimetière ; on arrêta le convoi, on fit ouvrir le cercueil pour s'assurer qu'il ne contenait pas d'armes. Un commis aux écritures du lycée ou de l'inspection académique qui avait suivi quelque temps le même chemin que M. de Bismarck, probablement sans savoir le nom du grand personnage qui marchait devant lui, fut soupçonné d'avoir voulu l'assassiner. On l'arrêta ; bien lui en prit de n'être porteur d'aucune arme. M. de Voigts-Rhetz rendit l'ordonnance suivante : Toute personne du sexe masculin, âgée de plus de seize ans, et étrangère à la ville de Versailles, est tenue, si elle ne veut pas s'exposer à être immédiatement arrêtée et sévèrement punie, de posséder et de porter sur elle une carte de permis de séjour délivrée par la commandanture royale. On vivait à Versailles sous le régime du sabre, sans atténuation ni déguisement. On n'avait d'autres journaux que le moniteur de M. de Brauchitsch, l'Union libérale, ayant refusé de subir le régime déshonorant auquel on voulait la soumettre. M. de Brauchitsch demandait tout simplement le droit d'insérer dans le journal tous les articles qu'il lui plairait de faire composer par ses secrétaires. A ce prix, l'Union libérale aurait discuté librement la politique française. MM. Bersot et Scherer seraient devenus les collaborateurs d'un préfet prussien. M. de Brauchitsch reçut cette réponse : Le conseil de l'Union libérale démocratique, après avoir pris connaissance des conditions que M. l'intendant civil lui a communiquées, a décidé que le journal cesserait de paraître. Il n'y avait plus de tribunaux français. M. de Brauchitsch avait notifié au tribunal l'ordre de rendre la justice au nom du gouvernement reconnu par votre pays comme par tous les pays de l'Europe, c'est-à-dire, au nom de l'empereur (lettre du 31 octobre), et les juges, à l'unanimité, avaient répondu qu'ils s'y refusaient. En conséquence, les Prussiens s'étaient constitués seuls juges, comme ils étaient seuls législateurs. Ils avaient érigé une cour militaire qui ne pouvait appliquer d'autre peine que la peine de mort, mais les commandants, les commissaires civils, les préfets et même les gens de police appliquaient une pénalité très-étendue : l'amende arbitraire, qui variait de 100 fr. à 30.000 fr., l'arrestation, la condamnation à dix ans de travaux forcés, l'internement en Allemagne, la confiscation, etc., etc. L'imagination, en ce genre, quand elle est absolument émancipée de la — tutelle des lois, n'a plus de limites. Seront punies de la peine de mort toutes les personnes ne faisant pas partie de l'armée française et n'établissant pas leur qualité de soldat par des signes extérieurs, qui serviront l'ennemi en qualité d'espions, égareront les troupes allemandes quand elles seront chargées de leur servir de guides... endommageront les lignes télégraphiques ou les chemins de fer... — Proclamation du prince royal, 24 septembre. Peine de mort aussi contre ceux qui s'échappaient de Paris en ballon ; contre ceux qui, de Versailles, correspondaient avec les assiégés ; contre les francs-tireurs qui avaient tué ou blessé, ou tenté de tuer ou blesser un soldat prussien. L'état major allemand se refusait absolument à reconnaître aux francs-tireurs la qualité de soldats. Quand ils les prenaient, ils ne les considéraient pas comme prisonniers de guerre ; ils les jugeaient pour attentats contre les personnes. Si aucun grief particulier n'était relevé contre eux, ils étaient, pour le seul fait d'avoir porté une arme sans appartenir à l'armée, condamnés à dix ans de travaux forcés en Allemagne. L'ordonnance, signée par le gouverneur général, M. de Fabrice, est du 16 janvier 1871. Dans presque tous les cas, les communes auxquelles appartenaient les coupables, encouraient aussi un châtiment. Les communes auxquelles les coupables appartiendront, ainsi que celles dont le territoire aura servi à l'action incriminée, seront passibles d'une amende égale au montant annuel de leur impôt foncier. Voici, sur la responsabilité des communes, une note édifiante du Moniteur prussien (22 octobre). Hier, dans l'après-midi, pendant que le canon grondait du côté de Bougival, le bruit d'un attentat contre la personne de M. de Bismarck s'est répandu tout à coup dans toute la ville. On prétendait qu'une balle meurtrière aurait frappé le domestique du chancelier fédéral, au moment même où ce dernier est monté à cheval pour se rendre à l'endroit du combat. Cette rumeur, heureusement pour la ville de Versailles, est entièrement controuvée. Il n'y a pas eu de coup de fusil tiré ni sur M. de Bismarck, ni sur personne de sa suite. L'histoire doit être rangée parmi les innombrables contes fantastiques qui défraient depuis quelque temps les conversations des Versaillais. Toutefois nous croyons, devoir rappeler aux habitants de la ville que, selon les lois et les proclamations prussiennes, on rend toujours responsable toute la commune pour les faits et gestes de simples individus, aussitôt qu'ils sont dirigés contre l'armée du gouvernement allemand. C'est ainsi que la ville d'Étampes vient d'être frappée d'une amende de 40.000 francs parce qu'un fil télégraphique a été coupé sur le territoire de la ville. La municipalité d'Étampes, pour empêcher le retour de pareils faits, a immédiatement institué un service spécial de sûreté, qui ne doit s'occuper que de la garde des fils électriques. La solidarité entraînait souvent d'autres peines qu'une simple amende. Qu'on se rappelle l'avis que nous acons déjà cité : S'il ne vient pas 500 ouvriers, demain, à dix heures, un certain nombre des ouvriers présents seront saisis et fusillés sur place. On eut tout près de Paris un autre exemple de solidarité dans la peine comme l'entendaient les Prussiens. Le 21 octobre, les troupes allemandes avaient été un instant repoussées et rejetées au delà de Bougival. Les Prussiens prétendirent que.des coups de feu avaient été tirés sur eux par des habitants du village. Le fait serait possible ; ce qui le rend très-invraisemblable, c'est que le Moniteur prussien assure que les coups de feu furent tirés avec des arquebuses à vent. Que l'agression fût vraie ou fausse, voici, d'après le Moniteur prussien, quelle fut la vengeance : Les troupes furieuses de voir des troupes en civil prendre part au combat, se sont précipitées dans les maisons d'où les coups sont sortis et ont arrêté dix-neuf individus qui, le lendemain, ont dû paraître devant un conseil de guerre réuni ad hoc. Deux de ces hommes ont été condamnés à mort. L'exécution a eu lieu hier, 24 octobre, à Bougival. La commune doit payer une contribution extraordinaire de 50.000 francs. Les maisons d'où l'on a tiré sur les troupes allemandes seront incendiées, et c'est ainsi que quelques fanatiques ont pu mettre en deuil toute une commune. Un habitant de Bougival fut amené à Versailles couvert de blessures et transporté à l'hôpital civil. Son récit, rapporté par M. Délerot, n'était pas d'accord avec celui du Moniteur prussien. Il raconta que, pendant le combat, des soldats prussiens étaient entrés dans sa maison, et l'avaient conduit dans un bois voisin avec une vingtaine d'autres habitants. Là sans qu'ils eussent fait la moindre résistance, la plus petite démonstration hostile, sans qu'ils eussent même prononcé une parole, les soldats, exaspérés par le mouvement de retraite de leur régiment, s'étaient jetés sur eux à coups de sabre et les avaient frappés jusqu'à ce qu'ils fussent tous laissés pour morts sur la place. Le malheureux avait pour sa part la tète labourée de plaies profondes. Les rares habitants qui étaient restés à Bougival durent quitter le village, conformément à l'ordre suivant, affiché sur les, murs, et qui a été copié textuellement : A l'ordre de la dixième division de l'armée prussienne, tous les habitants de Bougival sont arrêtés à quitter ce village. Les habitants virils suivront cet ordre aussitôt aujourd'hui ; les féminines et les enfants à demain midi. Tous les personnes qui n'obéissent pas à cet ordre seront punis à mesure du droit militaire. On ne recourait pas toujours à la formalité du conseil ad hoc pour passer les gens par les armes. Une proclamation interdit la circulation dans les bois de Meudon, et enjoint aux troupes de tirer sur tous ceux qui enfreindront la défense. Une autre ordonne à tous les habitants mâles de rentrer chez eux aussitôt que le signal d'alarme a retenti pour l'armée allemande : A partir du Moment où le signal d'alarme a été donné, tout habitant saisi dans les rues est fusillé sans forme de procès. A Versailles, un certain jour, on donna aux troupes le régal d'un pillage. Ce fut le 19 janvier. La landwehr envahit le boulevard de la Reine, Clagny et Montreuil. Les soldats entraient dans les maisons, de gré ou de force ; ils enfonçaient à coups de hache les portes des maisons désertes. La nuit se passa à faire des perquisitions dans les appartements et les caves ; toutes les armoires furent ouvertes et vidées. Les tableaux et les glaces qu'on n'emportait pas furent mis en pièces. En se retirant, le lendemain matin, les soldats ployaient sous le poids de leurs fardeaux. Les plus avisés s'étaient procuré des chariots sur lesquels ils entassaient pêle-mêle, du savon, des confitures, du vin, de la bière, du bois, des vêtements de femmes, de la vaisselle, des pendules. L'un d'eux disait : Toutes les fois que M. Trochu fera une sortie, nous viendrons tout casser à Versailles. Deux jours après, les Prussiens découvrirent, dans la caserne de la rue de la Bibliothèque, une cachette où les officiers et les soldats du dernier régiment français avaient entassé tout ce qu'ils possédaient de précieux. Les malles furent effondrées, et l'on se partagea l'argent, les bijoux, et jusqu'aux moindres nippes. Un des faits qui étonne le plus la pensée, parce qu'il est impossible d'en comprendre la raison, c'est l'incendie de plusieurs maisons de Saint-Cloud, allumé de propos délibéré par l'armée allemande après la date du 28 janvier, c'est-à-dire après la capitulation, sans qu'aucun acte d'agression ou aucune infraction aux lois de la guerre telles que les Prussiens les ont faites, eussent été reprochés aux habitants ou aux propriétaires de ces maisons. M. Luce, demeurant 15, rue Saint-Pierre, écrivit à M. Rameau : J'étais propriétaire, à Saint-Cloud, d'une maison de produit, laquelle me permettait de vivre modestement après quarante années de labeur. Avant-hier, lundi, 30 janvier, à neuf heures et demie, malgré la garantie qui nous était donnée par l'armistice, une horde de bandits allemands, armés de bouchons de paille, enduisait les murs et les portes d'un liquide incendiaire, et aujourd'hui ma maison n'est plus qu'un monceau de ruines... De son côté, M. Hazard, rue Royale, 76, écrivait qu'on lui avait brûlé une maison, son unique ressource. Ce fait de la barbarie, disait-il, j'en ai les preuves écrites par témoins, n'eut lieu que le lundi après la signature de l'armistice. Enfin, le maire de Saint-Cloud, qui est député, et l'un des plus illustres avocats du barreau de Paris, M. Senard, donne les détails qu'on va lire, dans une lettre adressée à M. Jules Simon : L'enquête que j'ai faite à Saint-Cloud en 1871 a constaté que les Prussiens ont brûlé systématiquement, une à une, plus de 300 maisons, et qu'un grand nombre de ces maisons ont été incendiées, soit le 30 janvier, comme celles de MM. Luce et Hazard, soit le 34 janvier, le 1er et le 2 février. Tous ces incendies ont été allumés par des détachements de dix hommes, dont cinq portaient les instruments de destruction, et cinq assistaient en armes à l'exécution. J'ai, aux archives de la mairie, un ordre dicté par la pitié à un officier de l'état-major, et qui est la preuve écrite que la destruction était bien l'œuvre volontaire de l'autorité supérieure. Les ratifications du traité de paix préliminaire furent échangées, comme nous l'avons dit, le 2 mars 1871. A cette époque, indépendamment des prisonniers de guerre, beaucoup d'hommes marquants étaient dans les prisons de l'Allemagne, qui les avait emmenés comme otages. Tous ceux qui, pendant cette période funeste, se trouvaient investis par la confiance de leurs concitoyens d'une portion de l'autorité, avaient couru des dangers personnels. Les plus heureux en étaient quittes pour être emprisonnés, ou frappés d'une amende, ou obligés de subir un grand nombre de garnisaires. Quelques-uns furent condamnés à la désagréable et périlleuse fonction de servir de boucliers aux locomotives allemandes. Cette mesure fut annoncée aux intéressés par la note suivante : Plusieurs endommagements ayant eu lieu sur les chemins de fer, M. le commandant de la troisième armée allemande a donné l'ordre de faire accompagner les trains par des habitants connus, et jouissant.de la considération générale. On placera ces habitants sur la locomotive de manière à faire comprendre que tout accident causé par l'hostilité des habitants, happera en premier lieu leurs nationaux. Ordre fut donné à M. Dauphinot, maire de Reims — aujourd'hui sénateur —, d'envoyer dès le lendemain, à la gare, un habitant notable pour prendre place sur la locomotive du premier train. Il refusa. On lui répondit qu'aucune excuse ne serait admise, et qu'au besoin on aurait recours à l'exécution militaire. Le lendemain matin, il se présenta lui-même, et prit place sur la locomotive jusqu'à Châlons. De retour à Reims, il convoqua le conseil, qui applaudit à sa résolution et à sa conduite. Une liste de volontaires fut signée immédiatement, et se couvrit en deux jours de quatre-vingts signatures. Nous avons sous les yeux, et nous transcrivons, l'ordre de service qui fut adressé à M. Warnier, depuis député de Reims, et l'un des membres les plus éminents de l'assemblée de 1871. Commandement de Reims —ou commandanture, pour employer l'étrange barbarisme que les Allemands ont essayé d'introduire dans notre langue. Par ordre supérieur, en vertu d'une réquisition de la direction du mouvement établie à Reims, un des habitants notables doit accompagner chaque train du matin et chaque train du soir. En conséquence, vous êtes invité à vous trouver à la gare des voyageurs demain matin à 6 ¼ et à vous tenir à la disposition de l'employé qui y est établi. En cas d'absence ou d'inexactitude, des mesures militaires vous seront appliquées. Dans le cas où des circonstances imprévues vous empêcheraient de vous rendre à la gare, vous auriez à en prévenir immédiatement le commandant de place avec l'observation citissimè. Reims, 8 novembre 1870. Le maire de Reims, M. Dauphinot, qui n'était resté que sur l'ordre formel et réitéré du gouverneur prussien, ne fut jamais mis en arrestation ; mais le maire de Versailles, M. Rameau, fut moins heureux. Il était maire de la résidence royale, et d'une ville où se trouvait tout l'état-major de l'armée d'investissement ; il avait, en outre, le malheur d'avoir pour antagoniste M. de Brauchitsch. On ne saurait jamais assez louer tout ce qu'il déploya d'activité, de courage, de dévouement, de science consommée du droit administratif. On ne peut trouver à lui reproche ; pendant cette douloureuse période de cinq mois, ni une bravade, ni une concession ; il fut constamment l'homme du patriotisme, l'homme de l'humanité et du devoir. Pour approvisionner la ville, le conseil avait traité avec un négociant allemand, nommé Hirschler. La commande qui montait à plus de 300.000 fr. n'arriva pas au jour fixé par la réquisition de Brauchitsch. La faute n'en était ni à M. Rameau, ni au conseil. C'est l'armée allemande qui avait arrêté le convoi. Le retard était son œuvre. Brauchitsch entreprit d'en punir le conseil municipal et la ville. Il imposa une amende de 50.000 fr. Cette fois le déni de justice était trop flagrant : frapper des Français pour la faute des Allemands ! Le conseil refusa de payer, et M. Rameau fut mis en prison. Ce fut un deuil pour toute la ville, d'autant plus qu'on ignorait si cette arrestation n'était pas le prélude d'une transportation. Notons un détail assez curieux : le maire était en prison le 1er janvier ; ce fut là que le commandant, M. de Voigts-Rhetz, lui fit sa visite de cérémonie en grand uniforme. L'amende de 50.000 fr. fut payée, non par le corps de ville, mais par une cotisation volontaire. L'empressement qu'on mit à souscrire prouva combien étaient populaires M. Rameau et les trois conseillers municipaux qui partageaient sa captivité. Parmi les citoyens français qui furent transportés en Allemagne, il en est un dont le sort excita une sympathie universelle : c'est M. de Raynal, un jeune magistrat, coupable seulement d'avoir correspondu avec son père, interné dans Paris, et malade. M. de Raynal, substitut au tribunal de Versailles, habitait un appartement situé au-dessus de celui de M. de Moltke. M. Stieber, qui l'interrogea, ne manqua pas d'insister sur cette circonstance : Vous espionnez les mouvements et les secrets du général en chef, et vous les adressez à votre père, qui est à la tête du gouvernement de Paris. — Je vous assure, que cela n'est pas, répondit M. de Raynal. Je n'ai jamais écrit qu'un seul billet, où il n'est question que de la santé de ceux qui me sont chers. Mon père n'est pas du tout à la tête du gouvernement de Paris ; il est premier avocat général à la cour de cassation. — Vous mentez... Quelle.est la personne qui a fait passer votre lettre à Paris ? — Je ne puis la nommer. Elle a eu pour moi une obligeance ; je ne puis la remercier par une dénonciation. — Vous direz son nom cependant, ou vous serez fusillé... Voulez-vous dire son nom ? — Je refuse. — Si vous refusez, c'est qu'il y a une correspondance secrète organisée par un de vos compatriotes. Son nom, vous ne voulez pas le dire, mais nous le connaîtrons sans vous. — Alors pourquoi me le demander ? — Pour vous donner le seul moyen de sauver votre tête. On appela, comme témoin à charge contre lui, un de ses collègues, M. Haret, qui montra la même fermeté, et s'attira, par son courage, le même sort. Ils furent, ensemble, transportés en Allemagne. On transporta en même temps qu'eux M. Thiroux, employé des post9s, condamné pour avoir secrètement facilité des échanges de lettres entre ses concitoyens. La poste prussienne ne transportait les lettres des Français ou aux Français, qu'ouvertes. M. Thiroux avait rendu de grands services. Une receveuse des postes, madame Tuilier, fut condamnée, pour le même fait, à un an de prison. A Strasbourg, sept personnes, précédemment employées dans les bureaux de la poste française, dont rune était la maîtresse de poste de Molsheim, comparurent devant le conseil de guerre, comme coupables d'avoir continué à exercer leurs fonctions après la conquête allemande. La maîtresse de poste fut condamnée à un an de prison et à une amende de 200 thalers, deux facteurs à six mois de prison et à une amende de 50 thalers, les autres accusés à de moindres peines. On pourrait citer, pour leur courageux dévouement, un grand nombre d'employés des postes : mademoiselle Dodu, qui a reçu depuis la croix de la Légion d'honneur ; M. Lefébure, commis des postes à Saint-Germain, mis en prison à Versailles ; mademoiselle Wipper — aujourd'hui madame Naumann —, distributrice à Sentheim, emprisonnée pour avoir refusé de distribuer les lettres de l'ennemi ; M. Rouber, facteur à Fenestrange, qui exposa plusieurs fois sa vie, etc. Un rédacteur du Journal des Débats, M. d'Alaux, courut grand risque d'être envoyé en Allemagne. On lui fit son procès pour un brouillon d'article écrit avant l'invasion, et qu'il n'avait même pas envoyé. Il resta en prison, depuis le 23 décembre jusqu'au 2 février. Une longue lettre, adressée par lui à M. Délerot, est remplie des détails les plus intéressants et les plus navrants. Elle se termine ainsi : M. Budde — le commissaire allemand qui l'avait interrogé — me fit appeler, le 2 février au matin, au greffe, et me dit : Tout est terminé avec Paris et je vous annonce qu'il n'est pas donné de suite à votre affaire. On vous épargne même le transfèrement en Allemagne, que la haute police s'était réservé dans le cas de votre acquittement. Le transfèrement en Allemagne était ordonné pour les prétextes les plus futiles et les plus variés. Tantôt c'était un maire ou un conseiller municipal qu'on rendait responsable d'une faute commise à son insu, et par un étranger, mais sur le territoire de la commune ; tantôt c'était un patriote, condamné pour n'avoir pas voulu se faire le pourvoyeur des vengeances prussiennes. La plupart des transportés étaient des personnes de marque : le baron Thénard, membre de l'Institut, M. Voisin, qui fut depuis préfet de police, le docteur Thomas, qui apprit dans la prison de Magdebourg son élection comme député de Reims, deux autres médecins de Reims, M. Hanrot, M. Brébant, etc. Ni la capitulation de Paris, ni la signature des préliminaires de paix n'adoucirent les Allemands. Ils faisaient encore des arrestations, à Versailles, le 12 février. Le 13, la mairie fut requise de faire procéder au nettoyage des casernes. Le nettoyage doit commencer aujourd'hui à deux heures pour éviter une punition sévère. Enfin arriva l'heure, si ardemment souhaitée, de la
délivrance. Versailles, qui allait devenir le siège du gouvernement français,
fut évacué le 12 mars. On est pressé de voir mes
talons, disait M. de Bismarck. Il s'en étonnait, et, même, il en
souffrait. Plusieurs vols furent commis à cette dernière heure. On fit main basse sur les pendules, moins communes en Allemagne qu'en France, parce que nous avons des cheminées, presque partout ornées de pendules, et que les Allemands n'ont que des poêles. Le lieutenant de police Zernicki, pour donner le bon exemple, entassa pêle-mêle dans un fourgon pendules, objets d'art, porcelaines, linge et vêtements de femme ; en un mot, il dévalisa la maison qu'il avait habitée. Le concierge, nommé Dunon, voulut s'opposer au pillage, comme c'était son devoir ; mais il fut roué de coups, blessé de deux coups de sabre et jeté dans la prison de Saint-Pierre. On sait que la paix ne délivrait pas tous nos départements. A la période de l'envahissement succédait pour-beaucoup d'entre eux celle de l'occupation. Pendant la période d'envahissement, l'ennemi avait divisé la partie de la France dont il était maître en quatre gouvernements généraux établis à Strasbourg, Nancy, Reims et Versailles. Voici, d'après les journaux officiels de l'Allemagne, le ressort et la population de ces gouvernements. Il faut regarder le chiffre de la population comme seulement approximatif. Le département des Vosges, par exemple, avait, en 1869, 400.000 habitants : en 1872, il en avait 392.988. Il est porté, pour 1871, dans le document qu'on va lire, à 418.998 : Le gouvernement de Strasbourg est formé de quelques parties des départements de la Meurthe et de la Moselle, avec environ : 519.291 habitants.
Le gouvernement de la Lorraine est formé des parties restantes de la Meurthe et de la Moselle avec environ : 561.252 habitants
Le gouvernement de Reims se compose :
Enfin, le gouvernement général de Versailles était d'abord composé des départements de :
Mais il fut agrandi, par ordre impérial du 7 février, et comprit, outre les départements et populations ci-dessus :
Le document que nous reproduisons conclut ainsi : Le nombre total des Français qui se trouvent actuellement sous la domination allemande se monte à 10.276.198 habitants, sans compter les parties des départements du Doubs, du Jura et de la Côte-d'Or, où, selon l'article 1er de la convention du 28 janvier 1871, la ligne de démarcation reste encore à tracer. C'est donc plus que le tiers de la France qui se trouve actuellement occupé par les armées allemandes. Il y a quelques erreurs dans les évaluations des feuilles prussiennes. En général, elles ont un peu forcé les chiffres. D'autre part, en additionnant les chiffres fournis par elles, on arrive à un total de 10.480.195 habitants, au lieu de 10.276.198. Quoi qu'il en soit, elles ont raison dans leur conclusion générale : les Allemands tenaient le tiers de la France. D'après la convention du 26 février, leur armée devait, aussitôt après l'échange des ratifications, évacuer les départements du Calvados, de l'Orne, de la Sarthe, d'Eure-et-Loir, du Loiret, de Loir-et-Cher, d'Indre-et Loire et de l'Yonne, contenant 2.837.062 habitants, et les départements de la Seine-Inférieure, de l'Eure, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne, de l'Aube et de la Côte-d'Or, jusqu'à la rive gauche de la Seine. En réunissant la population des départements évacués partiellement à celle des départements totalement évacués, on peut dire qu'à partir de la ratification du traité de paix, quatre millions au moins de Français retrouvaient la patrie. Après le traité de paix définitif et le versement d'un demi-milliard, les départements de la Somme et de l'Oise, et les parties encore occupées de la Seine-Inférieure, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne, de la Seine, devaient être délivrés, ce qui porterait à environ 5.500.000 habitants le nombre des Français débarrassés de la présence des Prussiens. Enfin, après le paiement de deux milliards, l'occupation allemande ne comprendrait plus que six départements : la Marne, les Ardennes, la Haute-Marne, la Meuse, les Vosges, la Meurthe, et, en outre, l'arrondissement de Belfort, le tout contenant encore une population d'environ 2.200.000 habitants. Rappelons encore une fois qu'il y avait deux situations très-distinctes : celle des pays que l'Allemagne regardait comme lui appartenant, qu'elle entendait s'annexer et qu'elle s'annexa en effet, c'est-dire l'Alsace et la Lorraine ; celle des pays qu'elle occupait par le droit de la guerre et seulement pendant la durée de• la guerre. Après le traité définitif, qui mettait fin à l'état de guerre, elle évacua d'abord un grand nombre de départements, qui rentrèrent aussitôt dans la famille française ; l'évacuation des autres eut lieu successivement, à mesure que la France effectuait, par une série de versements échelonnés, le paiement de sa rançon. Mais les départements qui restèrent ainsi sous la main de notre créancier n'étaient plus, à proprement parler, envahis ; ils étaient occupés : occupés à titre de gages, et comme garantie territoriale pour le paiement d'une dette. Ils n'en étaient pas moins soumis, d'après l'article 8 des préliminaires de paix, à la domination des Prussiens, qui pouvaient les administrer, y percevoir les impôts et y rendre la justice. La première pensée du gouvernement de la République fut de rendre au moins à ces malheureux départements nos lois et notre administration, en réduisant les soldats de l'armée d'occupation à leur véritable rôle, c'est-à-dire au rôle de garnisaires. Les Allemands y donnèrent les mains. Ils avaient tout intérêt à se débarrasser sur nous de l'administration et de la police. Ils eurent soin, par les réserves les plus humiliantes et les plus dures, de mettre leurs intérêts à couvert. Ce fut l'objet de la convention du 16 mars 1871, dont voici les termes : CONVENTION POUR L'EXÉCUTION DE L'ARMISTICE. Art. 1er. Bien que le droit d'administrer les territoires occupés soit réservé par l'article 8 du traité des préliminaires à l'autorité allemande jusqu'à la conclusion et la ratification à u traité de paix définitif, cependant les autorités allemandes consentent à ce que l'administration départementale et communale, y compris la sûreté générale et le maintien de l'ordre public dans les départements occupés par les troupes allemandes, soit dès la ratification de la présente convention remise à l'autorité française aux conditions ci-après : Art. 2. Le gouvernement français pourra rétablir les préfets, sous-préfets, maires et autres agents administratifs avec les attributions qui leur sont données par les lois. De son côté, l'autorité allemande placera près des chefs de corps ou partout où elle le trouvera nécessaire, des commissaires civils qui auront la haute direction dans tout ce qui concerne les intérêts allemands. Les fonctionnaires français sont tenus de se conformer aux mesures que le commissaire civil jugera nécessaire de prendre à ce sujet. Art. 3. Les tribunaux français reprendront leur service, ainsi que les juges de paix et les commissaires de police. La gendarmerie sera réorganisée. Néanmoins, l'état de siège avec toutes ses conséquences sera maintenu par les autorités allemandes dans les départements occupés. Art. 4. Conformément aux prescriptions de l'article 8 des préliminaires de paix, toutes les autorités administratives françaises devront se conformer aux mesures que les commandants des troupes croiront devoir prendre dans l'intérêt de la sûreté, de l'entretien et de la distribution des troupes. Art. 5. Dans le cas où les intérêts de ces dernières seraient compromis d'ici au jour de la ratification du traité de paix définitif, les autorités allemandes se réservent le droit de reprendre en tout ou partie les droits concédés par les articles 1, 2 et 3 aux autorités françaises. Il est évident que cette convention ne rétablissait l'autorité française que sous les ordres et le bon plaisir de l'autorité allemande. Elle chargeait notre gouvernement et ses agents à tous les degrés d'une responsabilité accablante, car il s'agissait de maintenir l'ordre et de défendre la dignité de l'administration française dans une situation où cela paraissait presque impossible. Le joug des Allemands s'appesantissait sur l'administration, mais il ne se faisait plus sentir qu'à elle seule. M. Thiers et ses ministres s'employèrent activement à procurer ce grand soulagement à nos populations. La convention, signée à Rouen par M. de Fabrice et M. Pouyer-Quertier, est du 16 mars 1874. Une convention annexe réglait tout Ce qui avait rapport aux contributions. Le gouvernement français recouvrait le droit de percevoir l'impôt, non en vertu d'une concession de l'autorité allemande, mais par le seul fait de la ratification des préliminaires. On convint que le gouvernement français prendrait à sa charge l'arriéré qui pouvait encore être dit jusqu'au jour de la ratification, sauf son recours contre les départements et les communes. Plusieurs préfets prussiens avaient estimé d'une manière exagérée le rendement de l'impôt indirect ; ainsi, à Versailles, on l'avait porté à une fois ½ le montant des contributions directes ; ailleurs, on avait exigé le versement d'une somme de 25 francs ou même de 50 francs par contribuable. Il fut stipulé, par l'article 7 de la Convention que, pour représenter l'impôt indirect, il serait perçu une somme égale à l'impôt direct, et, par l'article 8, que dans les départements où il avait été perçu une capitation de 25 francs ou de 50 francs, la portion perçue après le 26 février qui excéderait une somme égale à l'impôt direct serait remboursée. Aucune perception, même de l'arriéré, ne pouvait être faite désormais que par le gouvernement français, qui s'obligeait à désintéresser le gouvernement allemand dans les cinq jours de la signature. Le traité de paix définitif du 10 mai 1871 ne changea rien à ces divers arrangements, qui restèrent en vigueur jusqu'à la libération totale du territoire. Un seul des articles de ce traité (l'article 8) avait trait, non aux rapports des autorités françaises avec les autorités allemandes, mais au recouvrement des impôts. Il y était dit que dans le cas où, malgré les réclamations réitérées du gouvernement allemand, le gouvernement français serait en retard d'exécuter ses obligations pour l'entretien des troupes allemandes, les troupes allemandes auraient le droit de se procurer ce qui serait nécessaire à leurs besoins, en levant des impôts et des réquisitions dans les départements occupés, et même en dehors de ceux-ci, si leurs ressources n'étaient pas suffisantes. Cela équivalait à peu près à une menace de reprise des hostilités ; mais le cas prévu par l'article 8 ne se présenta pas, et la vigilance du gouvernement français prévint toutes les occasions de conflits, et même de réclamations sérieuses. Les départements occupés commencèrent donc à reprendre la figure française, si on peut s'exprimer ainsi, à partir du 16 mars, mais avec l'état de siège, et avec la présence des Allemands, armés d'un droit de contrôle très-effectif sur l'administration française. Les préfets, les maires acceptèrent cette situation avec courage, et les populations avec joie. Indépendamment de la difficulté de faire vivre les troupes allemandes à côté de la population française, l'entretien de l'armée d'occupation était une source de contestations inépuisable. Tous les détails relatifs à cette grosse affaire avaient été réglés par une convention signée le 11 mars, et connue sous le nom de convention de Ferrières. En voici les traits principaux. Jusqu'au 1er janvier 1872, l'intendance militaire allemande se chargeait de l'alimentation de l'armée d'occupation, aux frais du gouvernement français. Toutes réquisitions étaient interdites. Le Gouvernement français payait 1 franc 75 pour chaque ration de vivres, et, pour chaque ration de fourrage, 2 francs 50 jusqu'au 1et octobre, 2 francs 25 depuis le 1er octobre jusqu'au 31 décembre. A partir du 1er janvier 1872, le Gouvernement français aurait le droit.de se charger lui-même de l'alimentation des troupes allemandes restant en France, dans des conditions longuement énumérées dans la convention. ll devait, pour jouir de ce droit, informer l'intendance allemande de sa résolution avant le 1er octobre 1871. L'avis ne fut pas donné Les prix d'abonnement étaient sans doute fort élevés ; mais M. Thiers recula devant la difficulté de discuter chaque jour avec l'intendance allemande sur la qualité et la quantité. Nous aurions multiplié presque à l'infini les occasions de conflit, et on aurait trouvé moyen, par des exigences exagérées, de nous retirer le bénéfice de notre intervention. Il va sans dire que le chiffre des 'rations à payer était échelonné proportionnellement à l'évacuation, comme l'évacuation elle-même était échelonnée proportionnellement aux paiements de la rançon. Avant la date du 1er octobre, le premier emprunt avait-été souscrit avec une grande facilité ; les rentrées se faisaient bien ; nous avions nous-mêmes versé aux Allemands 1 milliard 450.000.000 ; nous étions en mesure de verser, en outre, 1 milliard et demi à la fin d'octobre. M. Thiers, en présence de ces résultats, était convaincu qu'il, parviendrait à anticiper les versements, et par conséquent à obtenir le départ de l'armée d'occupation longtemps avant les époques déterminées parles traités et les conventions. Les rations de vivres et de fourrages n'étaient pas la seule charge imposée à la France par la présence de l'ennemi sur le territoire. Dans les 6 départements destinés à être évacués les derniers — la Marne, les Ardennes, la Haute-Marne, la Meuse, les Vosges et la Meurthe —, chaque ville ou village, occupé au moins par un bataillon, un escadron ou une batterie d'artillerie, devait fournir, aux termes de la convention, tous les établissements militaires dont les troupes avaient besoin, avec les ameublements nécessaires, leur chauffage et leur éclairage, conformément aux règlements prussiens ; Savoir : Logements pour officiers ; Logements pour troupe ; Corps de garde ; Salle de discipline ; Ateliers pour les ouvriers des corps ; Magasins d'habillement ; Bureaux pour les chefs des corps et les administrations ; Écoles régimentaires ; Infirmerie ; École de natation, s'il y a des cours d'eau suffisants ; Manège couvert, s'il existe, ou manège ouvert ; Butte pour le tir de l'infanterie et de la cavalerie ; Champ d'exercice ; Magasin de vivres et de fourrages ; Place nécessaire dans l'abattoir, dans une boulangerie et dans une forge. Les troupes s'installaient d'abord dans les bâtiments publics, ou les bâtiments spécialement loués pour elles. En cas d'insuffisance, elles étaient logées chez l'habitant, avec place au feu et à la chandelle, suivant la formule traditionnelle. Enfin, le Gouvernement français devait procurer, à ses frais, un local meublé, chauffé et éclairé, dans les différentes places de garnison ou par corps, local dans lequel les officiers pussent se réunir dans la journée et prendre leurs repas en commun. Il fournissait aussi une cuisine. Dans le cas où les manœuvres des troupes nécessiteraient l'établissement des bivouacs, le Gouvernement français fournirait le bois et la paille nécessaires. Les dégâts causés aux champs seraient payés par les Prussiens, à dire d'experts ; les experts seraient nommés par les parties. Si la location des chevaux et voitures dont pourraient avoir besoin les troupes allemandes pour convois dépassait le prix de 40 centimes par collier et par kilomètre — rien n'étant alloué pour le retour à vide — le fait serait constaté par l'autorité municipale, et le Gouvernement français prendrait à sa charge l'excédant de la dépense. Suivaient diverses stipulations relatives aux ambulances. Les malades non transportables que l'armée allemande laissera soit maintenant, soit plus tard, dans les départements évacués, seront entretenus aux frais du Gouvernement français jusqu'à leur évacuation. La convention fixait ensuite le taux de l'argent pour les relations internationales. Le thaler vaudrait 3 francs 75 ; le florin d'Allemagne, 2 francs 15. Elle autorisait le rétablissement des fils télégraphiques français, en donnant aux employés du télégraphe allemand le droit de surveiller dans les chefs-lieux de département le service télégraphique, en tant que contenu des dépêches et ordre de transmission. Les télégrammes officiels allemands jouissaient, comme les dépêches de l'État, de la gratuité, et étaient expédiés avec préférence. Les fils allemands restaient d'ailleurs intacts et entretenus à nos frais. Le service postal allemand continuait de fonctionner ; nous pouvions rétablir le nôtre, sous la condition de subir le contrôle des autorités allemandes et de transporter gratuitement la correspondance particulière et les envois d'argent et de valeurs de tout le personnel faisant partie de l'armée d'occupation. Le dernier article de la convention stipulait l'affranchissement des droits de douane pour toutes marchandises, armes et effets d'habillement et d'équipement destinés à l'armée allemande et adressés aux commandants militaires de cette armée. Voilà le régime sous lequel une partie de nos départements devaient vivre jusqu'au paiement total de notre dette. L'effectif de l'armée d'occupation et le chiffre des rations à fournir devaient décroître, au fur et à mesure des paiements, dans la proportion suivante : Au moment de la convention ; nous devions payer 500.000 rations de vivres et 150.000 rations de fourrages ; Après la ratification et le paiement du premier demi-milliard, les prestations descendaient progressivement à 150.000 rations de vivres et 50.000 rations de fourrages. Quatre semaines après, 150.000 rations de vivres et 30.000 rations de fourrages. Quinze jours après le versement du premier demi-milliard, les rations de vivres étaient réduites à 120.000 ; elles tombaient à 80.000 après le versement d'un milliard 500 millions. Enfin, après le versement des deux premiers milliards, la France ne paierait plus que 50.000 rations de vivres et 18.000 rations de fourrages par jour, soit une contribution de 132.500 francs par jour, ou 3.975.000 francs par mois, en sus de nos autres charges. On voit ce qu'était le régime de l'occupation succédant au régime de l'envahissement : moins dur, et pourtant accablant ; plus humiliant peut-être ; parce qu'il était consenti. Dans la séance du 8 juin 1871, M. Thiers conjurait les députés de donner de la confiance au pays en bannissant de leurs délibérations tous les éléments de discorde. Rendre confiance au travail pour qu'il se réveille, pour qu'il se renouvelle, pour que cette grande diversion soit donnée à tous ces hommes qui se précipitaient aveuglément dans la guerre civile, c'est là le moyen qui est à votre disposition, c'est le seul. Nous avons d'immenses charges, des charges telles que la France n'en eut jamais à supporter de pareilles ; il faut y faire face. Nous avons d'abord à trouver les ressources nécessaires pour obtenir l'évacuation du territoire. Messieurs, pour bien apprécier tout ce qu'il y a dans ces mots l'évacuation du territoire, il faudrait être chargés, comme nous le sommes, mes collègues et moi, de diriger en ce moment les affaires du pays. Ce que ces mots contiennent, c'est, en première ligne, de la dignité ; car, pour une grande nation comme la France, qui a son passé, qui a sa fierté, voir à sa porte, tout près d'ici, une puissante armée étrangère, c'est là une douleur qui chaque jour me pénètre, dont chaque jour je souffre, messieurs, et qui m'humilie profondément dans mon âme tout entière. Oui, de la dignité, mais c'est de la dignité souffrante que je veux parler ici. Ah ! si vous saviez les détails 1 Ne pouvoir pas ordonner- un mouvement de troupes, un mouvement de matériel, sans être obligés de recourir à une volonté étrangère ! Craindre à tout moment qu'un jeune homme fier et imprudent, poussé par les sentiments les plus généreux, ne provoque une collision, — ce n'est pas sans cause, ce n'est pas en vain que je vous dis cela, — livrer des Français qui n'ont eu que le tort d'être imprudents à force de fierté et de patriotisme, les livrer afin de ne pas s'exposer à faire naître les conflits les plus redoutables, voilà une douleur que nous ressentons tous les jours. Ce n'est pas tout encore : pour épargner aux populations la cruelle souffrance de l'occupation étrangère et les charges accablantes qui en sont la suite, nous avons été obligés, et vous nous avez approuvés, de traiter à forfait avec l'armée allemande. Vous savez quel est l'usage : une armée victorieuse qui séjourne ou qui se retire, a le droit de vivre sur le pays qu'elle occupe ou qu'elle traverse, droit terrible de la victoire, qu'il nous a fallu subir. Nous avons été obligés de convenir que nous nourririons nous-mêmes l'armée allemande... A l'époque où M. Thiers parlait ainsi, ce n'est pas, comme à la fin de l'occupation, six départements qui étaient occupés, et pour lesquels nous avions à payer, par jour, 132.500 francs. Nous devions fournir, par jour, jusqu'au versement du premier demi-milliard, 500.000 rations de vivres, 150.000 rations de fourrage, soit 1.125.000 francs par jour, près de 34 millions par mois. Même après le versement du premier demi-milliard, nos dépenses furent de 391.500 francs par jour, 11.745.000 francs par mois. En outre, les produits étrangers entrant librement dans notre pays, et la présence de l'armée étrangère facilitant toutes les fraudes, nous ne parvenions pas à percevoir nos impôts indirects. L'impôt sur le tabac ne rendait rien, ou presque rien ; et quoique au sud de la Loire l'impôt se soutînt à peu près comme avant la guerre, on pouvait constater un déficit de 400.000.000 dans nos recettes. Nous avons vu que, sous le régime des réquisitions, chaque soldat prussien avait droit à cinq cigares par jour. Quand les réquisitions furent abolies et remplacées par une somme d'argent, l'intendance allemande, ne trouvant pas d'approvisionnements suffisants dans nos manufactures épuisées, faisait venir de l'Allemagne des quantités de tabac énormes, qui entraient en franchise et passaient, en partie, dans la consommation générale. La situation terrible faite à notre pays pouvait être chaque jour aggravée, soit par les grands événements, soit par les incidents les plus futiles. Les conséquences des événements considérables ne pouvaient surprendre personne ; ainsi l'insurrection du 18 mars retarda l'évacuation du territoire : il fallait s'y attendre. Les Allemands affectèrent de croire que l'issue de la lutte était douteuse ; ils proposèrent d'intervenir pour la terminer. lis savaient que M. Thiers refuserait avec indignation leur secours ; mais sans manquer à la courtoisie, et en conservant même vis-à-vis de lui toutes les formes du respect, ils lui firent entendre que, si la guerre-civile se prolongeait, ils seraient obligés dans leur intérêt de rompre la trêve. H était évident pour eux, et pour le inonde entier, que, dans la situation où nous étions alors, nous ne pouvions songer à conclure un emprunt et à commencer le paiement de notre dette. D'ailleurs, ils pourraient être amenés, presque malgré eux, à tirer le canon. Le, inonde avait alors l'étrange spectacle de trois armées, renfermées dans un étroit périmètre, dont deux, l'armée française et l'armée de la Commune, s'entr'égorgeaient, pendant que la troisième, l'armée prussienne, restait impassible l'arme au pied. Une erreur de tir, la faute d'une patrouille, pouvait amener une conflagration générale. M. Thiers était parfaitement sûr do la prudence de ses officiers, mais la plupart des officiers de la Commune ne connaissaient rien à. leur métier, et beaucoup étaient incapables de calculer les conséquences d'une agression téméraire. M. Jules Favre dit à la tribune, dans la séance du 13 mai : Il nous a fallu une insistance de chaque jour, pour conserver le douloureux, mais précieux privilège, de faire nos affaires nous-mêmes. On jugera des relations quotidiennes du Gouvernement avec les Prussiens en lisant la dépêche suivante, qui fut adressée le 21 mars 1871, au ministre des affaires étrangères, par M. de Fabrice, commandant supérieur de l'armée devant Paris : En présence des événements qui viennent de se passer à Paris, et n'assurent presque plus l'exécution des conventions pour l'avenir, le commandant supérieur de l'armée devant Paris interdit l'approche de nos lignes devant les forts occupés par nous, réclame le rétablissement dans les vingt-quatre heures des télégraphes détruits à Pantin, et traitera en ennemie la ville de Paris, si Paris use encore de procédés contradictoires avec les pourparlers engagés et les préliminaires de paix, ce qui entrainerait l'ouverture du feu des forts occupés par nous. En même temps que le Gouvernement recevait ainsi des lettres comminatoires, les Allemands arrêtaient leur mouvement d'évacuation ; ils augmentaient, sur certains points stratégiques importants, l'effectif de leurs garnisons, et donnaient partout des ordres pour suspendre le rapatriement des prisonniers. Ces difficultés se reproduisirent plusieurs fois, sous des formes diverses, pendant le cours de la guerre civile. La Commune avait armé les remparts, ce qui était contraire aux' stipulations les plus formelles de la convention du 28 janvier. Les Allemands, à diverses reprises, annoncèrent à M. Thiers qu'ils allaient sommer les insurgés de retirer leurs canons ; M. Thiers, M. Jules Favre leur représentèrent que s'ils faisaient une telle sommation sans qu'elle fût suivie d'effet, ils se verraient obligés d'intervenir à main armée dans noire querelle. Ils ne cessèrent jusqu'à la fin de renouveler cette menace. M. Jules Favre la retrouva le 20 mai, veille de l'échange des ratifications, dans la bouche de M. de Bismarck. Avouez, lui dit le chancelier de l'empire, que nous avons mille fois le droit d'user de rigueur. Ce n'est pas contre un parti que vous luttez ; c'est contre un ramas de brigands, violant les lois sur lesquelles reposent toutes les civilisations. Pouvons-nous assister les bras croisés au renversement des monuments publics, à la destruction des propriétés privées, peut-être au meurtre de l'archevêque ? Notre abstention ne se comprend plus ; nous ne pouvons vous la promettre que pour bien peu de temps, et encore sans nous engager. M. Jules Favre télégraphia cette déclaration à M. Thiers. Il en reçut immédiatement la réponse suivante, qui lui parvint le 21 chai, à midi. Elle caractérise à merveille l'ensemble de la situation : Que M. de Bismarck soit bien tranquille, disait M. Thiers. La guerre sera terminée dans le courant de la semaine. Nous avons une brèche faite du côté d'Issy. On est occupé à l'élargir en ce moment. La brèche de la Muette est commencée et très-avancée. Nous en entreprenons une à Passy et au Point-du-Jour. Nos soldats travaillent sous la mitraille, et sans notre grande batterie de Montretout, ces témérités seraient impossibles. Mais des œuvres de ce genre sont sujettes à tant d'incidents qu'on ne peut assigner de ternie fixe à leur accomplissement. Je supplie M. de Bismarck, au nom de la cause de l'ordre, de nous laisser accomplir nous-mêmes cette répression du brigandage antisocial qui a pour quelques jours établi son siège à Paris. Ce serait causer un nouveau préjudice au parti de, l'ordre en France, et dès lors en Europe, que d'agir autrement. Que l'on compte sur nous, et l'ordre social sera vengé dans le courant de la semaine. Quant à nos prisonniers, je vous ai mandé ce matin les vrais points d'arrivage : il est trop tard pour recourir aux transports maritimes. Les cadres des régiments sont tout prêts à nos frontières de terre, et les prisonniers arrivés y seront versés immédiatement. Du reste, on ne les attend pas pour agir, mais c'est une réserve Frète à tout événement. Mille tendres amitiés. Cette dépêche et les raisonnements pressants de M. Jules Favre, arrêtaient, convainquaient à demi M. de Bismarck, qui cependant répétait : Nous ne pouvons nous engager. Enfin, à l'entrée de la nuit, arriva le télégramme qui annonçait la victoire : L'armée est dans Paris. Le corps du général Douai entre en ce moment. Les corps des généraux Ladmirault et Clinchant s'ébranlent pour le suivre. Nous sommes au Trocadéro, à l'Arc-de-Triomphe, à l'École militaire. La défaite même de l'insurrection ne termina pas nos transes du côté des Prussiens. Par suite d'une erreur facile à comprendre, les troupes du maréchal de Mac-Mahon avaient établi leurs avant-postes à vingt-cinq pas des lignes allemandes aux environs du Raincy, des Lilas et de Romainville. La nouvelle en vint à M. Jules Favre de Berlin. On était au 16 juin, jour de l'entrée triomphale de l'armée allemande dans la capitale de l'empire. C'est au milieu de cette fête militaire que M. de Bismarck écrivit la dépêche suivante : J'apprends par les rapports de nos généraux que vos soldats occupent le terrain réservé aux nôtres de la zone du Raincy, des Lilas et de Romainville. J'ai l'honneur d'avertir Votre Excellence que, s'ils ne se retirent pas immédiatement derrière leurs lignes, nos troupes vous attaqueront aujourd'hui même, à minuit. Voilà où nous en étions. On peut regarder comme certain que, si les Prussiens avaient été amenés à reprendre les hostilités par suite de la guerre civile, ils auraient traité avec l'empereur. Ils ne s'en cachaient pas. Ils disaient avec une sincérité incontestable qu'il leur importait peu que nous fussions en monarchie ou en république, mais ils ajoutaient qu'ils ne pourraient traiter avec un gouvernement républicain qu'à la condition, pour ce gouvernement, d'être légalement constitué, reconnu partout, maitre du pays. M. Thiers négociait pied à pied. La discussion entre les deux gouvernements était pleine de surprises. Pendant qu'on agitait de part et d'autre les plus graves questions, il survenait un incident qui eût été, en toute autre circonstance, insignifiant, et qui remettait tout en péril. On parvint cependant à conclure le traité définitif pendant la durée de l'insurrection, ce qui était un succès inespéré, dû tout entier à l'habileté et à la fermeté du gouvernement de M. Thiers. Le traité fut signé à Francfort, à 40 mai 4871, par MM. Jules Favre, Pouyer-Quertier et de Goulard, pour la France, MM. de Bismarck et d'Arnim pour l'Allemagne. Les ratifications furent échangées dans la terne ville de Francfort, le 20 mai suivant. M. de Bismarck, se fondant sur le caractère du peuple français, et sur l'énormité des sacrifices qui nous étaient imposés, croyait que, tout en subissant, à l'heure présente, les nécessités de la situation, nous ne chercherions qu'à gagner du temps pour pouvoir nous préparer secrètement à la revanche. Il fallut toute l'autorité et toute l'habileté de M. Thiers, admirablement secondé par M. Jules Favre et par M. Pouyer-Quertier, pour le convaincre de la sincérité du Gouvernement et de l'Assemblée nationale. Ils en vinrent à bout ; il fut plus difficile de lui faire admettra que nous aurions le pouvoir d'exécuter nos résolutions. Nos plénipotentiaires soutinrent contre lui de véritables batailles pour obtenir que le mouvement d'évacuation ne fût pas arrêté. Sur ce point, tout fut inutile. IL consentit à faire le traité de paix, mais à condition que l'armée d'occupation resterait chez nous jusqu'à la fin de la lutte. C'était une horrible souffrance que les meneurs de la Commune imposaient aux départements envahis, une lourde charge dont ils accablaient notre Trésor épuisé. La Commune en se prolongeant, aurait fait de la France une Pologne. Le traité du 10 mai comprend dix-huit articles. L'article premier était relatif à une nouvelle délimitation des frontières. L'Allemagne nous cédait quelques cantons de l'arrondissement de Belfort ; elle en prenait en compensation quelques autres, sur la lisière de l'Alsace-Lorraine. Nos plénipotentiaires avaient tenu, avec raison, à ce que Belfort ne fût pas une forteresse enclavée, en quelque sorte, sur le territoire ennemi. Mais comme il s'agissait de donner, en retour, plusieurs localités qui avaient été déclarées françaises par les préliminaires de la paix, ils n'avaient voulu faire de cet article premier que l'énonciation d'une double proposition destinée à devenir, si elle était adoptée, la base d'une convention définitive d'échange. Voici le texte de l'article premier : La distance de la ville de Belfort à la ligne de frontière, telle qu'elle a été d'abord proposée lors.des négociations de Versailles, et telle qu'elle se trouve marquée sur la carte annexée à l'instrument ratifié du traité des préliminaires du 26 février, est considérée comme indiquant la mesure du rayon, qui, en vertu de la clause y relative du premier article des préliminaires, doit rester à la France avec la ville et les fortifications de Belfort. Le gouvernement allemand est disposé à élargir ce rayon de manière qu'il comprenne les cantons de Belfort, de Delle et de Giromagny, ainsi que la partie occidentale du canton de Fontaine ; à l'ouest d'une ligne à tracer du point où le canal du Rhône au Rhin sort du canton de Delle, au sud de Montreux-le-Château, jusqu'à la limite nord du canton entre Bourg et Félon, où cette ligne joindrait la limite est du canton de Giromagny. Le gouvernement allemand, toutefois, ne cédera les territoires sus-indiqués qu'à la condition que la République française, de son côté, consentira à une rectification de frontière le long des limites occidentales des cantons de Cattenom et de Thionville, qui laissera à l'Allemagne le terrain à l'est d'une ligne partant de la frontière du Luxembourg entre Hussigny et Redingen, laissant à la France les villages de Thil et de Villerup, se prolongeant entre Errouville et Aumetz, entre Beuvillers et Boulange, entre Trieux et Lomeringen, et joignant l'ancienne ligne de frontière entre Avril et Moyeuvre. La commission internationale dont il est question dans l'article 1er des préliminaires se rendra sur le terrain immédiatement après l'échange des ratifications du présent traité, pour exécuter les travaux qui lui incombent, et pour faire le tracé de la nouvelle frontière conformément aux dispositions précédentes. La portion de territoire cédée par cet article sur la lisière du Luxembourg comprend des terrains miniers d'une grande richesse ; nous rendions, par cet abandon, les relations de la frontière avec le grand duché plus difficiles et moins sûres ; enfin, nous avions la douleur d'expatrier, cette fois volontairement, un grand nombre de citoyens français. Des considérations stratégiques avaient déterminé le Gouvernement et déterminèrent l'Assemblée à consommer l'échange. Une place forte ne suffisait pas à fermer la trouée de Belfort ; grâce aux terrains annexés, nous aurions désormais, du côté de l'Est, une vraie et solide frontière. Superficie des terrains cédés à l'Allemagne par cet article : dix mille hectares ; population : sept mille habitants. Superficie des territoires repris par la France : six mille hectares ; population : vingt-sept mille habitants. L'article 2 dispose que les habitants des territoires cédés à l'Allemagne, c'est-à-dire les habitants de l'Alsace-Lorraine, qui opteront pour la qualité de citoyens français, continueront à posséder leurs immeubles situés sur le territoire réuni à l'Allemagne. Moyennant une déclaration faite à l'autorité compétente, ils jouiront.de la faculté de transporter leur domicile en France et de s'y fixer, sans que ce droit puisse être altéré par les lois sur le service militaire. L'article 3 et l'article 4 sont relatifs aux archives des territoires cédés, aux sommes versées à divers titres Dar les départements, les communes, les établissements publics, les particuliers. En vertu de l'article. 5, il est entendu que les deux nations jouiront d'un traitement égal pour tout ce, qui concerne la navigation sur la Moselle, le canal de la Marne au Rhin, le canal du Rhône au Rhin, le canal de la Sarre, et les eaux navigables communiquant avec ces voies de navigation. Le droit de flottage sera maintenu. L'article 6 a pour but de faire concorder toutes les circonscriptions ecclésiastiques des différents cultes avec la nouvelle situation politique. L'article 7 est très-important. Il règle le paiement des cinq milliards. D'après le traité de paix préliminaire, nous devions payer un milliard dans le courant de l'année 1871, et les quatre milliards restants devaient être entièrement payés à la date du 2 mars 1874. Ces deux stipulations sont maintenues. En conséquence, un milliard sera payé dans le cours de 1871. La France paiera, en outre, un demi-milliard dans les trente jours qui suivront le rétablissement de l'autorité du Gouvernement français dans Paris. Un autre demi-milliard, qui sera le quatrième, devra être payé à la date du 1er mai 1872. Ainsi, à cette date du 1er mai 1872, la France aura nécessairement payé un milliard et un demi-milliard pour 1871, un demi-milliard pour 1872. Les trois derniers milliards porteront intérêt à 5 % à partir du 9 mars de l'année courante (1871). Ces intérêts seront payés annuellement, le 3 mars. Toute somme payée en avance sur les trois derniers milliards cessera de porter intérêt à partir du jour du paiement effectué. Les paiements ne pourront être faits que dans les principales villes de commerce de l'Allemagne et seront effectués en métal, or ou argent, en billets de la Banque d'Angleterre, billets de la Banque de Prusse, billets de la Banque royale des Pays-Bas, billets de la Banque nationale de Belgique, en billets à ordre ou en lettres de change négociables, de premier ordre, valeur comptant. On voit que les billets de la Banque de France ne sont pas compris dans cette énumération. Une convention en date du 21 mai 1871 autorisa le Gouvernement français à payer en billets de la Banque de France, mais pour cette fois seulement, une somme de 125 millions. Cette concession fut faite à la double condition que les 125 millions seraient complètement payés avant le 15 juin, c'est-à-dire quinze jours avant l'époque fixée par le traité du 10 mai, et qu'une somme égale de 125 Millions serait payée dans les soixante jours qui suivraient l'époque fixée pour le paiement du premier demi-milliard. Nous reprenons l'analyse du traité de paix et de l'article 7. Le paragraphe 4 détermine le taux du change. Le gouvernement allemand ayant fixé en France la valeur du thaler prussien à 3 fr. 75, le gouvernement français accepte la conversion des monnaies des deux pays au taux ci-dessus indiqué. Le paragraphe 5 dit que le gouvernement français informera le gouvernement allemand trois mois à l'avance de tout paiement qu'il compte faire aux-caisses de l'empire allemand. Cette obligation de prévenir trois mois à l'avance nous occasionna des pertes importantes. Elle fut modifiée ensuite dans un sens favorable à nos intérêts ; mais nous ne pûmes jamais obtenir l'autorisation de payer en compte courant. Le paragraphe 6 établit qu'après le paiement du premier demi-milliard et la ratification du traité de paix définitif, les départements de la Somme, de la Seine-Inférieure et de l'Eure seront évacués. Aux termes du traité des préliminaires, cette première évacuation devait comprendre, en outre, les départements de l'Oise, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne et de la Seine ; mais la proclamation du gouvernement de la Commune détermina les Prussiens à maintenir provisoirement l'occupation dans ces quatre départements. Ce fut là, en quelque sorte, le don de joyeux avènement de ce gouvernement fraternel et démocratique, inauguré à Paris par la journée du 18 mars. L'évacuation des départements de l'Oise, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne et de la Seine aura lieu, dit l'article, aussitôt que le gouvernement allemand jugera le rétablissement de l'ordre, tant en France qu'à Paris, suffisant pour assurer l'exécution des engagements contractés par la France. Un septième paragraphe ajoute que cette évacuation aura lieu, dans tous les cas, lors du paiement du troisième demi-milliard, les plénipotentiaires allemands ayant pensé, avec raison, que le paiement d'une somme totale de 1.500.000.000 serait la démonstration la plus formelle du rétablissement de l'ordre en France. Paragraphe 8 : Les troupes allemandes, dans l'intérêt de leur sécurité, auront la disposition de la zone située entre la ligne de démarcation allemande et l'enceinte de Paris, sur la rive droite de la Seine. Paragraphe 9 : Les stipulations du traité du 28 février, relativement à l'occupation des territoires après le paiement des 2 milliards, resteront en vigueur. Aucune des déductions que le gouvernement français serait en droit de faire ne pourra être exercée sur le paiement des 500 premiers millions. L'article 8 rappelle et maintient la convention du 11 mars 1871, dite de Ferrières, relative à l'entretien des troupes allemandes. Aux termes de cette convention, les réquisitions en nature étaient supprimées, et remplacées par des rations de vivres et de fourrages que notre gouvernement payait en argent, d'abord sur le pied de 500.000 rations de vivres et 150.000 rations de fourrage par jour, puis, quatre semaines après la ratification du traité de paix et le paiement du premier demi-milliard, sur le pied de 150.000 rations de vivres et 50.000 rations de fourrage. Mais l'article 8 du traité de paix définitif subordonne spécialement ces réductions à l'évacuation des forts de Paris, laquelle pouvait être retardée par lui jusqu'au moment où il jugerait le rétablissement de l'ordre suffisant. En réalité, l'évacuation des forts de Paris (rive droite) n'eut lieu que du 42 au 21 septembre. Nous avions payé le premier demi-milliard à la date du 15 juillet 1871. La réduction du nombre de rations aurait dû commencer, par quarts, à partir de ce moment, et être achevée le 15 août, en vertu de l'article 4 du traité de Ferrières, et elle ne commença qu'un mois plus tard, après l'évacuation des derniers forts de Paris, en vertu de l'article 8 du traité de paix définitif — Saint-Denis fut évacué le 20 septembre. L'article 9 prolonge pour six mois, à partir du 1er mars, le traitement exceptionnel accordé maintenant aux produits de l'industrie des territoires cédés, pour l'importation en France. L'article 10 est relatif à la rentrée des prisonniers. Jusqu'à l'évacuation des forts de la rive droite, l'armée de Paris et de Versailles n'excédera pas 80.000 hommes, et le gouvernement français ne pourra faire aucune concentration de troupes sur la rive droite de la Loire L'article 11 décide que, les traités de commerce avec les différents États de l'Allemagne ayant été annulés par la guerre, les deux gouvernements prendront pour bases de leurs relations commerciales le régime du traitement réciproque sur le pied de la nation la plus favorisée. Article 12. La guerre ne changera rien, ni pour la résidence, ni pour la propriété, ni pour la naturalisation, ni pour les délais légaux, à la situation des Allemands en France, et des Français en Allemagne. Article 13. Les bâtiments allemands, non condamnés par le Conseil des Prises avant le 2 mars 1871, seront restitués avec leur cargaison. Article 14. Chaque gouvernement continuera sur son territoire les travaux entrepris pour la canalisation de la Moselle. Article 16. Les deux gouvernements s'engagent réciproquement à faire respecter et entretenir les tombeaux des soldats ensevelis sur leur territoire respectif. 15, 17 et 18 : articles de forme. Suivent les articles additionnels relatifs à la Compagnie des chemins de fer de l'Est. Le gouvernement français rachètera la concession, et la cédera, en ce qui concerne les chemins de fer situés dans les territoires cédés, avec les immeubles et les matériaux, au gouvernement allemand, moyennant une somme de 325 millions de francs. L'article troisième et dernier de cette convention additionnelle a pour but d'augmenter le territoire autour de Belfort, par l'adjonction des villages suivants : Rougemont, Laval, la Petite-Fontaine, Romagny, Félon, la Chapelle-sous-Rougemont, Angeot, Vanthiermont, la Rivière, la Grange, Reppe, Fontaine, Frais, Foussemagne, Cunelières, Montreux-le-Château, Bretagne, Chavannes-les-Grandes, Chavanatte et Suarce. Lorsque l'Assemblée nationale fut appelée, dans la séance du 18 mai 1871, à ratifier le traité de paix définitif, le rapporteur, M. de Meaux, prononça ces paroles, qui seront le jugement de l'histoire : Deux choses apparaissent incontestables et manifestes, c'est que si l'étranger est entré chez nous, il y a neuf mois, c'est l'Empire qui l'a attiré, et s'il reste aujourd'hui sous Paris, c'est la Commune qui le retient Aux termes de l'article 7, § 1 du traité de paix, le premier demi-milliard devait être payé dans les trente jours qui suivraient la chute de la Commune. Ce paiement, comme tous les autres, devait être fait avec les valeurs énumérées au paragraphe 5 du même article. Nous avons dit cependant que, par une convention spéciale conclue à Francfort le 21 mai, et en s'engageant à payer par anticipation une autre somme de 125 millions sur le second demi-milliard, les plénipotentiaires français obtinrent de faire accepter, mais pour cette fois seulement, un paiement de 425 millions en billets de la Banque de France. Cette somme fut versée en trois termes, savoir : 40 millions le 1er juin, 40 millions le 8 juin, 45 millions le 15 juin. Le Trésor opéra ces versements sur les fonds restés disponibles du prêt de 1.330 millions que lui avait fait la Banque de France. Si on ajoute à ces 425 millions les 325 millions stipulés pour le rachat par les Allemands de la concession du chemin de fer de l'Est, on verra que la proportion de l'indemnité (2 milliards) qui devait être acquittée à la date du fer mai 1872 se trouve réduite à 1 milliard 500 millions. C'est pour Paire face à ce paiement de trois demi-milliards, et aux frais de diverses natures nécessités par l'emprunt et par les opérations de trésorerie ayant pour but de faire passer toutes ces sommes des caisses françaises dans les caisses allemandes, que fut contracté l'emprunt de deux milliards ; un emprunt de trois milliards devant être ultérieurement souscrit pour achever le paiement de la dette. L'emprunt de deux milliards fut discuté par l'Assemblée nationale dans la séance du 20 juin. A cette date, nous avions un déficit de 649 millions pour l'exercice 1870, et un déficit de 987 millions pour les six premiers mois de 1871 (du 1er janvier au 20 juin). Ce dernier chiffre résulte de la comparaison entre les dépenses effectuées (2 milliards 641 millions), et les ressources montant, après diverses suppressions et additions, à 1 milliard 660 millions. En tout, nous avions 4.636 millions de déficit pour les deux années 1870 et 1871. La Banque nous ayant prêté 1.330 millions, nous n'étions en découvert que de 306 millions. Ces 306 millions étaient portés par la dette flottante, qui était descendue à un chiffre très-bas, puisqu'elle n'était que de 650 millions. Cette situation, prise en elle-même, était bonne ; elle l'était surtout, en tenant compte de la situation générale. Voici maintenant un court aperçu de nos charges. Nous avions à relever beaucoup de ruines, à Paris et dans les départements ; à payer des indemnités aux victimes de la guerre ; à réparer notre ligne de défense, à reconstituer le matériel de l'armée. Nous avions aussi à supporter les dépenses de l'armée d'occupation, dépenses qui dépassaient un million par jour à l'époque de l'emprunt, mais qui devaient être réduites de près des trois quarts après l'évacuation des forts de Paris. Enfin, nous avions à payer, à partir du 2 mars de l'année courante, les intérêts à 5 % des trois derniers milliards de la rançon. Nous avions emprunté 1.330 millions à la Banque, au taux réductible de 3 %. Nous voulions porter, et nous portâmes en effet, notre emprunt- avec elle à 1.500 millions. La Banque, qui prête au public à 6 %, prêtait à l'État à 3 % en 1871, et lui prêta à 1 % les années suivantes, parce que l'État l'avait autorisée à porter successivement le chiffre de ses émissions, du maximum de 2 milliards 400 millions, à celui de 2 milliards 800 millions par la loi du 29 décembre 1871, et à celui de trois milliards 200 millions, par l'article 4 de la loi du 15 juillet 1879 — la loi qui autorise l'emprunt de trois milliards —. On ne voulut pas demander à la Banque au delà d'un milliard 500 millions. Elle supporta aisément cette charge, puisque ses billets ne subirent aucune dépréciation ; mais on ne pouvait la dépasser sans lui faire courir des risques, et l'État est aussi intéressé qu'elle-même à son crédit et à sa prospérité. On s'adressa donc au public pour le gros de l'emprunt, et comme il fallait ménager le public lui-même, et essayer les forces de l'État, on commença en juin par un emprunt de deux milliards. On émit l'emprunt en 5 % pour laisser moins de marge au préteur. En évaluant en 6 % l'intérêt du nouvel emprunt, l'augmentation annuelle de la dette, par suite de la guerre, s'élevait à 356 millions. Elle se décomposait ainsi : emprunt Magne (sous l'Empire), 30 millions ; emprunt de Tours, 15 millions ; pour les pensions militaires (nous avions pris les rentes de l'armée), 10 millions ; pour la Banque, 15 millions (1.500 millions empruntés à 1 %) ; pour les chemins de fer (rachat de l'Est), 16 millions ; pour l'emprunt de 2 milliards (à 6 %), 120 millions ; pour l'intérêt des trois derniers milliards (à 5 %), 150 millions. Il faut ajouter que ces arrérages d'intérêt pour les trois derniers milliards étaient payés aux Allemands ; qu'ils couraient depuis le 2 mars ; que l'emprunt destiné à en couvrir le capital serait nécessairement émis à 6 %, comme le premier emprunt — celui des deux milliards —, ce qui augmenterait la rente de 1 %, et que, grâce à l'interdiction de payer en compte courant, nous nous trouverions obligés de payer quelquefois 5 % au créancier allemand, et 6 % au créancier français pour le même capital. En somme, au premier examen, il fallait compter sur 400 ou 420 millions de charges nouvelles. L'imprévu se découvrit peu à peu, les demandes de remboursements et de dédommagement affluèrent. De 420 millions, on passa à 488, puis à 650 et finalement à 740. Le revenu de la France étant entre 15 et 17 milliards, suivant l'évaluation la plus vraisemblable, ce terrible accroissement de charges n'était pas au-dessus de nos forces. La loi fut votée, le 20 juin 1871, à l'unanimité de 547 votants. Elle fut promulguée le lendemain. L'emprunt fut mis en souscription publique le 27. Il a produit 2.225.994.045 francs, qui devaient être versés en dix-sept termes, savoir : le premier en souscrivant et les seize autres de mois en mois, du 21 août 1871 au 24 novembre 1872. La souscription avait été couverte plus de deux fois, et les preneurs avaient dû être réduits à 45 % de leurs demandes. On avait pu craindre que les versements ne se fissent avec difficulté. C'était un point d'une importance capitale, puisque nous étions tenus à des paiements assez rapprochés, et à époque fixe. M. Thiers avait compté que les souscripteurs voudraient se libérer par anticipation, et ses espérances ne furent pas trompées, puisque les sept premiers versements, sur dix-sept — y compris le versement de garantie —, produisirent 1.750.418.000 francs. Disons ici sur le champ que l'emprunt de 3 milliards, a donné des résultats encore plus remarquables. Il s'élevait en réalité à trois milliards et demi, parce que le ministre des finances fut autorisé à prendre la somme nécessaire pour faire face aux arrérages à échoir en 1872 et 1873, et pour couvrir les dépenses matérielles de l'emprunt, ainsi que les frais d'escompte, de change, transports et négociations. La demande de trois milliards et demi fut couverte plus de douze fois. Le monde offrit à la France, en deux jours (28 et 29 juillet) un capital de 42 milliards 641 millions. L'emprunt, autorisé le 15 juillet 1872, et mis en souscription publique le 28, a produit 3.498.744.639 francs à verser en vingt et un termes, dont le premier en souscrivant, et les autres, de mois en mois, du 21 septembre 1872 au 11 avril 1874. Les souscripteurs avaient déjà versé, à la fin de décembre 1872, en cinq versements — y compris le versement de garantie — la somme de 2.130.868.000 fr. Ils versèrent encore, en janvier 1873, la somme de 234.650.000 francs. Lorsque le dernier paiement de l'indemnité fut fait à l'Allemagne en septembre 1873, il ne restait plus à recouvrer sur l'emprunt des trois milliards que 451.283.000 francs. Le reliquat n'était plus, à la date du 30 juillet 1874, que de 7.136.000 francs. La grosse affaire était sans doute de trouver les milliards, et cette affaire fut menée d'une façon triomphante par M. Thiers. L'opération de verser l'argent, une fois qu'on l'avait, dans les caisses allemandes, était encore plus difficile. Il s'agissait de faire passer cinq milliards d'un pays dans un autre, sans troubler la situation économique du monde. Cela demandait une science consommée des affaires, beaucoup de soin, un travail de détail très-minutieux. Le succès obtenu par M. Thiers et les ministres des finances qui l'ont secondé dans cette opération difficile est complet, et quoiqu'il frappe moins les yeux que le succès de l'emprunt, il suppose à un plus haut degré les qualités qui font le grand financier. M. Léon Say va jusqu'à dire, dans un rapport très-savant et très-intéressant, déposé sur le bureau de l'Assemblée le 5 août 1874, que la transmission sans crise d'un capital de 5 milliards, de France en Allemagne, est un fait qui ne devient en quelque sorte probable que par sa réalisation. Tous les amis de M. Thiers l'ont entendu plusieurs fois répéter que cette opération était son chef-d'œuvre. Il en a écrit lui-même l'histoire, qui fera partie de ses œuvres posthumes. Dans les paiements faits à l'Allemagne, les billets de la Banque de France figurent pour 125 millions. Le rachat de la ligne de l'Est, pour 325 millions L'or français, pour 373 millions L'argent français, pour 239.291.875 fr. Tout cela fait ensemble 1.062.291.875 fr. Le reste a été payé en numéraire et valeurs étrangères. L'opération a donc été surtout une opération de change.. La souscription du premier emprunt a fourni 213 millions de francs et la souscription du second 389 millions de francs en changes étrangers. Les libérations ultérieures successives ont donné sur le premier emprunt 186 millions, et sur le second 985 millions de change, de sorte que par ces deux procédés le Trésor a réuni 1 milliard 773 millions de francs en valeurs étrangères. Le syndicat de garantie a fourni, de son côté, 700 millions en change étranger. Un milliard 774 millions ont été achetés sur la place, savoir un milliard 78 millions pour la première partie de l'opération, celle des deux milliards, et 697 millions pour la seconde et dernière partie de l'opération, celle des trois milliards. Ces chiffres ne comprennent pas les effets qui ont donné lieu à des remises en numéraire, comme ceux sur Hambourg. Les procédés employés par le Trésor français pour réunir un portefeuille en valeurs étrangères qui n'a pas contenu moins de 120.000 effets différents, depuis des billets de moins de mille francs jusqu'à dos traites de plus de 5 millions, sont au nombre de quatre : Le premier a consisté à faciliter la souscription première des emprunts à l'étranger ou, ce qui revient au même, le paiement en valeurs étrangères de souscriptions faites en France ; Le second procédé, analogue au premier, a consisté à faciliter les anticipations de versement faites à l'étranger, ou faites en France en valeurs étrangères. Le troisième a été le traité passé par le Trésor avec le syndicat des grandes maisons de banque de l'Europe pour la fournit-tiré de 700 millions de garantie en change étranger ; Le quatrième enfin, et le principal, a été l'acquisition directe sur la place ; Une difficulté plus grande que de contracter l'emprunt et d'opérer le paiement, c'était d'augmenter les impôts dans la proportion devenue nécessaire, et d'obtenir les rentrées. On s'y prit à plusieurs fois, et ces tâtonnements sont faciles à expliquer. D'abord, on ne connut qu'à la longue le chiffre précis des besoins. Ensuite, on rencontrait dans la Chambre, et quelquefois dans le pays, des répugnances insurmontables, qui obligeaient à changer de route. Le premier plan d'ensemble fut porté à l'Assemblée par M. Pouyer-Quertier le 12 juin 1871. Nous donnerons seulement le détail des impôts augmentés ou créés. Enregistrement et timbre.
Douanes. — Produit net des taxes et surtaxes nouvelles.
Contributions indirectes.
Postes.
Le Gouvernement, comme nous le disions tout à l'heure, fut obligé plusieurs fois de remanier ce plan. D'ailleurs le chiffre de 488 millions était loin d'être suffisant. A l'époque où le Gouvernement avait fait cette proposition, il ne pouvait connaître ni le chiffre des engagements contractés pendant la guerre, et que le ministre de la guerre fut obligé de subir, ni celui de l'indemnité qui fut votée plus tard pour les départements envahis, ni les sommes qu'on aurait à rembourser aux mobilisés. Il demandait 488 millions le 12 juin, par la bouche de M. Pouyer-Quertier, et le même ministre déclarait, le 14 septembre, qu'il ne faudrait pas moins de 650 millions d'impôts nouveaux. La vérité est que cette dernière somme fut dépassée de près de 100 millions. Les recettes provenant des impôts ou suppléments d'impôts créés par l'Assemblée nationale se sont élevées, dans ces dernières années, à 740 millions. Il y avait dans la Chambre, dans le Gouvernement, dans le pays, une résolution inébranlable de faire face à tous les engagements, de ne reculer devant aucun sacrifice. On était d'accord sur ce point, mais sur ce point seulement. Dès qu'on agitait la question *dès voies et moyens, les divergences d'opinion étaient nombreuses, profondes, inconciliables, soutenues avec opiniâtreté, quelquefois avec violence. Il aurait fallu frapper un grand coup, trancher toute la difficulté par une mesure unique et considérable. Cela valait mieux mille rois que de recourir à une foule de petits impôts, d'aggravations de détail, d'expériences douteuses, à un système de chicanes et d'expédients. Il aurait été plus facile de supporter une large hies-sure que cette agonie à coups d'épingles à laquelle on s'est condamné ; il aurait été aussi plus facile de la guérir. Malheureusement l'Assemblée n'a pas su recourir à un remède unique. Cette politique était trop forte pour elle. Divisée, morcelée, avec de petits hommes et de longues intrigues, elle n'était pas faite pour tailler dans le grand. Était-il possible de produire toutes les ressources nécessaires par un seul article de loi ? Oui, certainement ; on pouvait pour cela choisir entre trois procédés : centimes additionnels, impôt sur les matières premières, impôt sur le revenu. On pouvait recourir aux centimes additionnels, à l'expédient vulgaire qui consiste à augmenter dans la proportion voulue tous les anciens impôts. C'était le plus court et le plus simple. On aurait payé, malgré l'énormité de la charge. On s'attendait à cette solution. Elle avait, entre autres mérites, celui d'être claire. En général, il est plus sage d'augmenter les anciens impôts que d'en créer de nouveaux. Tout impôt nouveau paraît injuste, contre nature, tyrannique ; il entraîne des abus ; il est sujet à des mécomptes ; il provoque des colères. En demandant cette surélévation des impôts anciens, le Gouvernement n'aurait eu à justifier que la quotité de ses exigences. Point de théorie, point de luttes de systèmes, point de divisions d'écoles. On y pensa beaucoup dans le pays ; personne ne le proposa dans le Parlement. La discussion s'établit entre les deux autres systèmes. M. Thiers avait en réserve, dès l'origine, un gros impôt auquel il tenait, qu'il regardait comme le seul capable de nous tirer d'affaire, qui, à ses yeux, était juste autant qu'un impôt peut l'être, qui n'écrasait pas notre industrie, parce qu'en même temps qu'il augmentait ses charges, il lui réservait le marché national ; c'était le relèvement des tarifs de douane, qu'on appela, dans le langage courant du Parlement et de la presse, l'impôt sur les matières premières. Les partisans du libre échange qui sentaient bien que, pour échapper à l'impôt sur les matières premières, il fallait le remplacer, proposaient l'impôt sur le revenu. La lutte, sur ce terrain, fut presque quotidienne en 1872 et au commencement dé 1873. On sait le résultat final : l'impôt sur le revenu ne fut pas accepté ; l'impôt sur les matières premières fut voté, mais à contre-cœur, dans de mauvaises conditions, dans des proportions insuffisantes, et l'on combla le déficit qu'il laissait, par un déluge de petits impôts : le savon, la chicorée, les allumettes, etc., etc. : une nomenclature interminable et insupportable, qui, à a vérité, divisait le mal, mais qui était bien loin de l'adoucir. M. Thiers, qui, toute sa vie, avait été protectionniste déclaré, avait songé à la douane dès le premier jour. Même avant la signature des préliminaires de paix, il avait annoncé l'intention de demander à la surélévation des tarifs de douane la majeure partie des frais de la guerre. Il y avait dans l'Assemblée une majorité très-prononcée contre ce système. Dans le cabinet, M. Jules Simon, M. Dufaure, M. de Larcy, M. Casimir Perier, M. de Rémusat, ministres ensemble ou successivement, ne partageaient pas à. cet égard les vues du chef du pouvoir exécutif. Les querelles qui avaient rempli les premiers mois de 1870, et que la guerre avait interrompues, renaissaient avec la même âpreté, parce que les intérêts étaient engagés. La lutte, aussi vieille que le commerce et l'industrie, avait pris de grandes proportions à partir de 1860. On se rappelle encore, après dix-huit ans, l'émotion produite en France par le traité de commerce avec l'Angleterre, traité dont on apprit ici l'existence à la fin de janvier 1860 par le discours de la reine Victoria au Parlement. Cet acte de la toute-puissance impériale, qui disposait de nos intérêts sans nous consulter, et même sans nous avertir, rencontra une opposition violente et unanime parmi tous les amis du régime parlementaire. Mais si tous les libéraux se réunissaient pour blâmer la forme du traité et la façon clandestine et autoritaire dont l'affaire avait été conduite, le plus grand nombre parmi eux se trouva d'accord sur le fond avec l'empereur et le ministère. Le traité conclu n'était pas encore le libre-échange ; mais, par l'abaissement considérable des tarifs de douane, il était un acheminement sérieux vers le libre-échange. L'école libre-échangiste, formée jusque-là, en France, presque exclusivement de théoriciens, se transforma par l'adhésion éclatante du Gouvernement, et devint un grand parti qui, jusqu'en 1870, n'avait cessé de s'accroître. Dans les débats passionnés qui eurent lieu à plusieurs reprises dans le Corps législatif, M. Thiers, habilement secondé par M. Pouyer-Quertier, avait été le chef du parti protectionniste ; M. Rouher, M. Forcade de la Roquette, membres du gouvernement, et M. Jules Simon, parlant au nom de la gauche, avaient défendu la cause du libre-échange. Il n'était guère possible de reprendre les discussions de principe en 1871, de recommencer les débats de 1860, de 1866, de 1870. M. Thiers lui-même ne faisait plus de théorie ; il se bornait à rappeler la situation de toutes nos grandes industries ; la nécessité de leur fournir des débouchés intérieurs ; les charges énormes qui pesaient sur nous et qui donnaient un avantage nouveau à nos concurrents ; le rendement certain, considérable, immédiat de cet impôt, qu'il considérait comme notre principale ressource. Comme il savait que toute la gauche, à bien peu d'exceptions près, professait les doctrines du libre-échange, que les membres de la réunion de l'appel au peuple étaient engagés par leurs antécédents, et que la plupart des représentants des départements vinicoles inclinaient du même côté, il avait soin de protester que la loi ne serait jamais qu'une loi de circonstance, une loi de nécessité ; qu'on serait libre de revenir, après la longue et dure crise qu'il fallait subir, à la discussion du principe même de l'impôt. Ses adversaires suivirent la même conduite. Ils ne lui firent que 'des objections de fait. Celle que voici n'était pas la moins forte. En supposant même gue le produit de la taxe sur les matières premières ne fût pas compensé par la diminution générale de nos transactions, et les entraves que nos voisins ne manqueraient pas d'imposer, par représailles, à l'exportation de nos denrées et de nos produits manufacturés, ce qu'il nous fallait, ce que M. Thiers demandait avec raison, c'étaient des rentrées immédiates ; et l'on voulait frapper un impôt qui ne pouvait être recouvré qu'après la dénonciation et l'expiration des traités de commerce, c'est-à-dire, pour la plus grande part, en {878. M. Thiers prétendait que l'impôt sur les matières premières était le seul auquel on pût sur-le-champ, avec certitude de succès, demander des millions par centaines : les libre-échangistes lui offraient, en remplacement, l'impôt sur le revenu, qui alimente le budget en Angleterre, et qui, suivant eux, était le plus juste des impôts, parce qu'il était le seul qui fût strictement proportionnel. Il fut beaucoup question, dans la presse, sinon dans l'Assemblée, de préférer l'impôt sur le capital à l'impôt sur le revenu. Ces deux impôts, quoique différents, et même opposés par leur assiette, avaient pour but l'un et l'autre d'établir une exacte proportionnalité entre les ressources et les sacrifices, et de mettre de l'unité dans notre système financier. M. Thiers, qui était toujours sur la brèche, apportait dans les débats, du propre aveu de ses adversaires, une science profonde des affaires et une verve incomparable. Son principal argument contre l'impôt sur le revenu peut se résumer ainsi : cet impôt est très-juste en principe ; en réalité, il sera inique. Il est très-juste que chacun paie en proportion de ce qu'il reçoit, mais on ne connaîtra jamais avec certitude le revenu et les charges de chaque individu. Il y a des revenus commerciaux et industriels qu'on ne peut même pas apprécier ; il y a des secrets qu'on ne peut pas révéler. Il faudra un contrôle, qui sera une inquisition, et un juge, qui sera quelquefois un ennemi politique. Établir un pareil système dans un pays aussi divisé que le nôtre, c'est mettre la fortune du parti qui est dans l'opposition à la merci du parti qui est au pouvoir. Dans cette lutte acharnée, irritante, M. Thiers gagna souvent la victoire, si c'est la gagner que d'avoir les votes quand on n'a pas les convictions. Il disait à ses familiers : Je les laisse discuter et rejeter successivement tous les autres impôts. Quand il ne leur restera que l'impôt sur les matières premières, ils seront bien obligés d'y venir. Ils y vinrent, en effet, comme il l'avait dit ; non toutefois par cette raison, mais parce qu'il eu fit résolument une question de cabinet. Mais l'impôt ainsi voté, avec des restrictions, des atténuations, des difficultés innombrables, ne couvrait qu'une faible partie de nos charges nouvelles, et il fallut, coûte que coûte, revenir aux petits moyens et aux voies tortueuses. La seule raison solide alléguée par M. Thiers, à savoir, que cet impôt nous tirerait d'embarras, se trouva ainsi anéantie par l'événement. On en revint donc, par nécessité, à faire en quelque sorte la chasse à l'a matière imposable. Ces discussions d'impôts nouveaux à créer et d'impôts anciens à aggraver durèrent autant que l'Assemblée. Elles reviendront sans cesse dans les assemblées qui se succéderont, tant que la charge énorme qui pèse sur nous n'aura pas été amortie. Tels impôts rentrent aisément et donnent de bons résultats ; d'autres n'ont qu'un rendement très-inférieur à ce qu'on en attendait, ou sont tellement vexatoires, exercent sur l'industrie une influence si funeste qu'on est obligé, par une sorte de cri public, de les modifier ou de les retirer. La France ressemblera longtemps à ce martyr que l'on tournait et retournait sur son gril sous prétexte de le soulager. L'Assemblée nationale ne cessait de voter de nouvelles ressources à mesure que de nouveaux besoins se révélaient. On demandait aux patentes un supplément de plus de 40 millions ; à un double droit sur le timbre des effets de commerce, 24 millions ; aux sucres indigènes, coloniaux et étrangers, qui, d'abord, n'avaient dû supporter qu'une surcharge de 33 millions, 64 millions, etc., etc. On frappait les denrées les plus nécessaires : les bougies, le savon, le cacao, le poivre, les viandes salées ; les transports de toute nature, marchandises par grande et petite vitesse, voyageurs, circulation des boissons ; toutes lés transactions commerciales et privées, chèques, lettres de change, ventes de fonds de commerce et de clientèles, transmission de titres au porteur, revenu des valeurs mobilières françaises et étrangères. La liste est longue, douloureuse ; c'est un véritable martyrologe ; ce sera plus tard un de nos titres d'honneur. Outre l'aggravation d'ennuis pour le contribuable, et l'augmentation de difficultés pour le Trésor, ce recours aux menus impôts rendra les dégrèvements plus difficiles. On s'en aperçoit déjà, puisque, grâce surtout à l'amélioration des impôts anciens, le dégrèvement a commencé ; il est vrai qu'il n'a encore commencé que sur une très-petite échelle. Au commencement de 1877, un ministre propose, à titre de dégrèvement, la suppression d'un petit impôt, l'impôt sur les savons. Ce ministre est renversé avant le vote par une crise poli ;- tique. Son successeur rétablit l'impôt, et propose, à la place d'une suppression, des diminutions ; car il faut, dit-il, réserver l'avenir. C'est comme s'il disait que le fisc ne doit jamais lâcher sa proie, quand une fois il l'a saisie. On reconnaît là l'histoire du décime de guerre indéfiniment perçu après la paix. Il est d'ailleurs hors de doute qu'on arrive plus aisément à relever un impôt réduit qu'à rétablir un impôt supprimé. Lorsque l'impôt sur le revenu eut définitivement succombé, et qu'on s'aperçut de l'insuffisance des ressources demandées à la douane, l'imagination des députés se donna carrière pour découvrir des matières imposables. On proposa le rachat des chemins de fer, la taxe sur les livres de commerce, la taxe sur le chiffre des affaires, une taxe électorale, deux emprunts, l'un de deux, milliards, l'autre d'un milliard 500 millions, qui auraient été souscrits dans des conditions particulières et nouvelles ; une souscription nationale, la souscription des femmes de France ; des impôts somptuaires ridiculement insignifiants, impôts sur les glaces, les pianos, la parfumerie, etc. Quelques impôts, d'abord dédaignés, furent acceptés ensuite, par exemple le timbre mobile sur les quittances, qui rentre aisément et donne de bonnes recettes. D'autres impôts, qui furent votés sans difficultés, comme l'impôt sur les allumettes, donnèrent lieu dans la pratique à beaucoup de contestations. L'Assemblée choisit-elle, dans cette masse de propositions, les meilleures ? Il serait téméraire de l'affirmer, et plus téméraire encore d'affirmer le contraire. L'essentiel, c'est qu'en fin de compte le Trésor a fait face jusqu'ici à toutes ses obligations ; et de quelque façon que la France s'y prenne pour établir son budget de recettes, personne, dans le monde entier, n'a le moindre doute sur sa solvabilité et sur sa solidité. Les huit milliards que nous avons versés en deux ans ont constaté notre richesse, et démontré de la façon la plus irréfragable, la fermeté de nos engagements. Ce désastre financier, sans égal dans l'histoire, a pour conséquence l'accroissement de notre crédit. Vers la fin de 1871, non-seulement M. Thiers était rassuré sur notre situation financière et le paiement de la rançon ; mais la puissance de notre crédit, constatée par le double emprunt, l'empressement des souscripteurs à s'acquitter même par anticipation, la sûreté de nos opérations financières avec l'Allemagne, accomplies, contre toute attente, sans autre perturbation qu'une crise monétaire très-passagère et d'une importance médiocre, dont la Banque eut facilement raison par une émission de petites coupures ; la facilité avec laquelle se faisaient les rentrées de l'impôt, malgré les surcharges et les nouveautés, le calme intérieur dont nous jouissions, toute cette série d'événements heureux et d'affaires sagement conduites, permettaient d'assurer la libération du territoire. C'était le vœu ardent de tous les patriotes ; c'était particulièrement celui de M. Thiers, qui savait qu'on ne pourrait considérer la paix comme définitivement assurée que quand le dernier homme de l'armée d'occupation aurait quitté le soi français. Il avait beau négocier à Berlin et faire des emprunts heureux : le moindre incident, l'imprudence d'un enfant, la maladresse d'un subalterne, un ordre mal compris, pouvaient tout remettre en question. Le pays ne voyait les difficultés qu'en gros ; le Gouvernement avait à traiter chaque jour avec l'imprévu, l'absurde, l'invraisemblable. Il y avait là une grande douleur, une grande humiliation et un sujet d'alarmes sans cesse renaissant. Pour donner une idée des angoisses du Gouvernement et des raisons qui lui faisaient un devoir impérieux de hâter de toutes ses forces le moment de l'évacuation, nous nous bornerons à citer un passage d'une lettre écrite longtemps après à M. Jules Simon par un préfet dont le dévouement en ces tristes jours fut au-dessus de tout éloge, M. Jousserandot. Il faut savoir que, vers la fin d'octobre 1871, un soldat allemand de la garnison d'Épernay ayant été frappé d'un coup de couteau, peut-être bien dans une rixe de cabaret, l'officier commandant décréta que tous les habitants devraient être rentrés à huit heures, que les portes des maisons devraient rester ouvertes et éclairées à l'intérieur pendant la nuit ; le tout, avec menace de peines terribles, en cas de contravention à ces ordres. Le maire, M. Blandin, se rendit à Versailles et à Nancy ; il vit M. Thiers, M. de Manteuffel, M. de Saint-Vallier, qui était notre négociateur, et parvint à débarrasser la ville du régime de terreur qui y régnait. Assez longtemps après, dit M. Jousserandot, dans cette même ville d'Épernay, un soldat allemand reçut un coup de couteau, qui ne lui fit du reste qu'une blessure très-légère. Le maire — c'était toujours M. Blandin, aujourd'hui député de la Marne —, se rendit chez le sous-préfet, qui appela le capitaine de gendarmerie, et tous trois se rendirent ensemble chez le commandant allemand. Ils lui dirent qu'il ne devait pas rendre la population responsable d'un fait personnel ; qu'ils se mettaient eux-mêmes à la recherche des coupables, et qu'ils les lui livreraient, attendu que celui qui commettait un acte pareil était plus coupable encore vis-à-vis de ses concitoyens que vis-à-vis des Allemands et ne méritait aucune pitié. Le commandant de la place se montra touché de cette démarche. Il ne prit aucune des mesures qui avaient frappé la ville la première fois. Le coupable fut arrêté, livré à l'autorité allemande, condamné, je crois, à un mois de forteresse en Allemagne, et tout le monde d'applaudir. Or, ce fait n'était rien en lui-même, continue M. Jousserandot, mais il survenait dans les circonstances les plus graves. C'était précisément au moment où M. Thiers négociait avec Berlin et Nancy l'évacuation anticipée du territoire. Aussi, dès qu'il fut prévenu par moi, il se montra d'une inquiétude telle que je soupçonnai bien quelque chose de très-important. En lui annonçant le fait, je lui avais dit qu'il n'aurait aucune suite fâcheuse. D'heure en heure, je le tins au courant de ce qui se passait à Épernay, et d'heure en heure aussi, je recevais de lui des lettres ou des dépêches qui semblaient transformer en affaire d'État une simple querelle de cabaret. Je pus bientôt écrire à M. Thiers que tout était fini. Mais, se souvenant de la première affaire, qui lui avait donné de grands ennuis, il ne pouvait pas croire que celle-ci pût se terminer si vite, et je me souviens qu'à dix heures du soir, je reçus encore un télégramme manifestant des inquiétudes très-vives. Je crus devoir partir le lendemain matin pour Versailles ; et il ne fut rassuré que lorsqu'il eut entendu le récit des faits et l'exposé des mesures de précaution que j'avais prises. Il m'en a souvent reparlé ici et à Lausanne. Il ne se passait pas de jour que les dépêches de M. de Saint-Vallier ne continssent quelque nouveau sujet d'alarme. M. de Manteuffel, qui commandait à Nancy, et avec lequel il était chargé de négocier, était pourtant un homme d'un esprit élevé, animé des intentions les plus conciliantes. Mais comment éviter les mille occasions de conflit que faisait naître un contact journalier entre les vaincus et les vainqueurs ? Pendant la période d'envahissement, il n'y avait pas moins de 15.000 Allemands à demeure dans le seul département de la Marne. 5.000 étaient chez l'habitant, logeant chez lui, mangeant chez lui, les maîtres, après tout, de la demeure, et dans un moment où la défaite était si récente, les souvenirs si poignants ! M. Thiers fit faire des baraques de tous côtés. Ce fut un grand soulagement pour les citoyens, et pour lui une sécurité relative quand les Allemands y turent enfin casernés. Une autre source d'embarras, qui rendait absolument nécessaire la fin de l'occupation, c'était la situation financière et industrielle de l'Allemagne. On y souffrait des conséquences, pour le travail national. de l'absence prolongée d'un million de jeunes hommes. Les dépenses matérielles avaient été effroyables ; les pertes l'étaient encore plus. L'argent français, qui commençait à couler, était loin de les couvrir. D'autre part, l'industrie se sentait menacée. par l'introduction des produits alsaciens. Cette petite province faisait une concurrence ruineuse à la nation immense. Les Alsaciens consommaient comme deux millions d'hommes et produisaient comme quarante. Le malaise était-général ; le mécontentement allait croissant. On s'en prenait à la politique du cabinet, au traité. On trouvait que le chancelier de l'empire n'avait pas assez profité de la victoire ; que la France n'était pas assez abattue. Après avoir été blâmé par l'Europe pour l'énormité de ses exigences, M. de Bismarck était accusé par les siens d'avoir montré trop de douceur : telle est la justice des contemporains, qui distribuent le blâme ou l'éloge au gré de leurs intérêts. Lui-même éprouvait le désir de rejeter sur notre marché, non pas les anciens produits fabriqués en Alsace pour notre consommation, ceux-là étaient écoulés, mais ceux qu'accumulait chaque jour l'activité de ces usines, condamnées à un long repos pendant la guerre, et que la paix venait de remettre en mouvement. M. Thiers voyait la marée montante des réclamations ; il était navré de la situation des habitants des départements occupés ; il sentait que, si la situation se prolongeait, elle ne pouvait manquer d'amener des complications inextricables ; ses deux emprunts, rondement menés, avec le mélange le plus heureux d'habileté et d'audace, avaient réussi au delà de ses espérances ; il se trouvait en argent ; il voyait les-grands besoins et les inquiétudes commerciales, industrielles ; politiques de Berlin : il crut le moment opportun pour faire faire à l'évacuation un pas décisif. Il s'était proposé, en acceptant le pouvoir, un double but : rétablir l'ordre, affranchir le territoire. L'ordre était rétabli ; il ne vivait plus que pour l'affranchissement de la France. Le principe de la première opération à laquelle il se livra 'fut celui-ci : obtenir la délivrance immédiate de dix départements, au moyen de quelques concessions faites à l'industrie alsacienne. La négociation n'était pas terminée, le 16 septembre 1871 ; mais l'Assemblée allait prendre un congé dont elle avait impérieusement besoin. L'affaire n'était pas de celles qui peuvent attendre. Ne pouvant demander la ratification d'un traité qui n'était pas fait, M. Thiers provoqua une décision de l'Assemblée sur le principe même de la négociation. Notre situation générale était, à cette, époque, bien éclaircie. La Commune était vaincue, l'ordre régnait partout ; l'administration, dans toutes ses branches, fonctionnait régulièrement ; les Allemands, qui avaient parcouru 40 départements, en occupaient 36 à la fin de la guerre ; le premier traité conclu par M. Thiers en avait libéré 17 et réduit à 19 le nombre des occupés. Les emprunts contractés, glorieusement couverts, recouvrés avec facilité, nous avaient permis de faire nos premiers versements. Après le premier demi-milliard, trois départements furent évacués, l'Eure, la Seine-Inférieure et la Somme. Il en restait 16 encore, 16 départements à délivrer, 4 entourant Paris, et 12 composant les départements de l'Est. Nous versâmes le second' et le troisième demi-milliard dans un espace de temps très-court, ce qui nous procura l'évacuation des quatre départements qui comprennent ou entourent Paris : Seine, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne, Oise. Cette évacuation, le 16 septembre, n'était que commencée. La négociation entamée devait avoir pour effet de l'accomplir plus rapidement, et de délivrer les six départements suivants sur les douze qui restaient, hélas au pouvoir de l'ennemi : Aisne, Aube, Côte-d'Or, Haute-Saône, Doubs, Jura. Les Allemands ne consentaient à abréger de dix mois la durée de l'occupation dans six départements qu'à la double condition de certaines garanties financières, et de certaines concessions pour l'industrie alsacienne. L'Allemagne demandait comme garantie financière des effets à six, sept ou huit mois, effets négociables, qu'elle promettait toutefois de ne pas négocier, tant que le Gouvernement resterait dans les mêmes mains. Cette réserve flatteuse répugnait à la loyauté de M. Thiers. Il ne voulut pas, en l'acceptant, rendre un changement de Gouvernement impossible. Il évita même de laisser connaître les offres qu'on lui faisait. L'Allemagne, après une négociation assez difficile, se contenta de la signature du ministre des finances, et de celle du président de la République. Les mesures furent prises aussitôt pour que les versements pussent être effectués aux époques déterminées. Quant à la seconde difficulté, celle des avantages commerciaux réclamés pour l'Alsace-Lorraine, le Gouvernement ne pouvait la résoudre sans le consentement de la Chambre. Depuis deux siècles et demi, l'Alsace avait toujours pris en France les matières premières de sa riche industrie, et lui avait envoyé en échange ses produits manufacturés. C'est cet état de choses que l'Allemagne voulait lui conserver quelque temps encore. Il en résulterait sans doute quelques pertes pour notre industrie nationale ; mais si la France avait pu, pendant plus de deux siècles, supporter la concurrence alsacienne sans aucune protection, il ne pouvait pas être très-dangereux pour elle de la supporter pendant un an ct demi, avec le secours d'un droit successivement croissant. Tout sacrifice paraissait léger, quand il s'agissait de rendre la vie à six départements français. M. Thiers et ses ministres croyaient fermement que la proposition provoquerait des cris de joie : elle fut accueillie par une opposition formidable. On déclara que la proposition n'était pas constitutionnelle ; qu'on ne devait pas consulter l'Assemblée sur un traité à faire, qu'il fallait lui apporter un traité tout fait, sur lequel elle se prononcerait par oui ou par non ; on se plaignit, au moment où on entravait l'évacuation de six départements sur douze, que les douze départements ne fussent pas compris dans le traité ; enfin, on donna la véritable raison, les deux autres n'étant que de vains prétextes : l'industrie cotonnière et métallurgique française ne voulait pas, plus que les industries similaires en Allemagne, de la concurrence alsacienne. Le président de la République n'eut pas de peine à montrer combien les alarmes de ces industries françaises, ou plutôt de ceux qui se constituaient leurs défenseurs, étaient exagérées. On avait subi sans aucune compensation la concurrence de l'Alsace, quand l'Alsace était française, et on redoutait de la subir maintenant avec la protection d'un quart de droit pendant six mois et d'un demi-droit pendant un an ! On affectait de croire que les produits anglais, suédois et suisses prendraient le chemin de l'Alsace pour entrer en France avec des droits diminués : oubliait-on les frais de transit et la douane allemande ? La fraude par les anciennes manufactures de l'Allemagne était plus réellement redoutable ; mais toutes les précautions avaient été prises pour y mettre obstacle. C'était donc au nom d'un intérêt temporaire, d'un intérêt insignifiant, pour ne pas, dire nul, qu'on s'opposait à une mesure qui devait immédiatement délivrer six départements de l'occupation prussienne ? M. Thiers, protectionniste, et ardent protectionniste, était indigné. N'ai-je pas passé ma vie, disait-il, à défendre les intérêts de l'industrie ? Mais il ne s'agit ici que d'intérêts misérables ; et on s'en arme, contre quoi ? Contre l'indépendance nationale !... Je l'avoue, messieurs, je ne suis pas facilement étonné ; je l'ai été cependant, en voyant si mal accueilli un traité qui libère une portion de notre territoire... Je vous dis hautement quelle est ma pensée : moi, qui depuis quarante ans défends les intérêts industriels, si j'avais eu dans la balance l'intérêt de la libération du territoire et l'intérêt de l'industrie, je n'aurais pas hésité un seul moment. Et cela, je m'en fais honneur, je m'en vante. Ce sentiment était si profond en lui, qu'il l'exprima
plusieurs fois dans le même discours, aux applaudissements enthousiastes de
la gauche. J'ai à peine besoin de le dire, je porte
à l'industrie un intérêt ardent, un intérêt que je lui ai prouvé toute ma
vie. Je ne suis pas un protectionniste de circonstance, pour la circonstance
d'aujourd'hui ; j'ai été protectionniste toute ma vie ; mais il y a quelque
chose que je mets au-dessus de l'industrie du pays, c'est son indépendance,
c'est sa sécurité. M. Buffet, M. Raoul-Duval, M. Peltereau-Villeneuve combattirent vivement le projet de loi. Il fut adopté, à une heure du matin, par 512 voix contre 32. Deux conventions intervinrent à la suite de ce vote. Elles furent l'une et l'autre signées à Berlin le 12 octobre 1871. La première décidait l'évacuation de six départements sur douze, réduisait l'effectif de l'armée d'occupation à cinquante mille hommes et fixait la date de divers paiements à faire par le Gouvernement français, savoir : 500 millions pour le quatrième demi-milliard d'indemnité et 150 millions, pour la première année d'intérêts des trois derniers milliards. La seconde convention contenait toutes les stipulations relatives à l'entrée des produits manufacturés de l'Alsace. Diverses conventions, ayant trait au paiement de l'indemnité et à la libération du territoire, furent conclues depuis cette époque. Celle du 10 novembre 1'781, règle, entre autres choses, qu'à partir du 1er janvier 1872, au lieu de fournir en nature la nourriture et les fourrages que nous devions à l'armée d'occupation, sur le pied de 50.000 hommes et 18.000 chevaux, nous paierions 1 fr. 75 c. par cheval et par jour, et 1 fr. 50 c. par homme, le tout en or ou en argent. La convention du 29 juin 1872, approuvée par l'Assemblée le 6 juillet et promulguée le 9, fixe ainsi qu'il suit les termes de versement des trois derniers milliards : un demi-milliard, deux mois après l'échange des ratifications de la présente convention ; un demi-milliard au 1er février 1873 ; un milliard au 1er mars 1874 ; un milliard au 1er mars 1875. La faculté de faire des versements anticipés est réservée à la France, à la condition de ne pas verser moins de cent millions à la fois, et d'avertir le Gouvernement allemand un mois à l'avance. L'Allemagne s'engage à évacuer la Marne et la Haute-Marne quinze jours après le paiement d'un demi-milliard, les Ardennes et les Vosges quinze jours après le second milliard, la Meuse, Meurthe-et-Moselle, Belfort après le paiement du troisième milliard et des intérêts qui resteront à solder. Enfin, la convention du 15 mars 1873, approuvée le 19 mars et publiée le 22, la dernière conclue par le Gouvernement de M. Thiers, rapprocha de dix-huit mois le terme de notre émancipation. Il fut entendu que le dernier milliard, qui devait être payé le 1er mars 1875, serait payé en quatre termes de po millions chacun, les 5 juin, 5 juillet, 5 août et 5 septembre 1873 ; que l'arrondissement de Belfort et les quatre départements des Ardennes, des Vosges, de Meurthe-et-Moselle et de la Meuse, à l'exception de Verdun, seraient évacués complètement dans un délai de quatre semaines à partir du 5 juillet, et Verdun, dans un délai de quinze jours à partir du 5 septembre 1873. Nous devions ces grands résultats au succès merveilleux et inespéré de l'emprunt. L'opération des cinq milliards n'a réussi, dit M. Léon Say dans son rapport du 5 août 1874, que parce qu'elle a pu être, pour ainsi dire, moulée sur les facultés du pays, au fur et à mesure que ces facultés se sont révélées. Le succès de cette opération sans précédent tient à la prudence, mêlée à une sorte de témérité, avec laquelle elle a été conduite. Il fallait agir vite pour arriver promptement à la libération du territoire, assez vite pour employer toutes les épargnes réelles et tout le change possible, assez prudemment pour ne pas dépasser une limite au delà de laquelle on aurait eu à se débattre contre une crise financière des plus graves et une crise monétaire qui aurait pu renouveler les désastres du papier-monnaie, heureusement inconnus en France depuis 75 ans. Tout a été combiné avec une grande sagesse et un rare bonheur. C'est un titre d'honneur de plus pour le grand citoyen qui avait reçu cette tâche de l'Assemblée nationale. Le 15 mars 1873, une dépêche, adressée de Berlin à M. Thiers, lui apprit que la dernière convention était signée. Il convoqua aussitôt les ministres, dans la salle où ils avaient coutume de délibérer. A peine y étaient-ils réunis, qu'ils le virent arriver élevant en l'air la dépêche en signe de joie et de triomphe. C'était la libération du territoire. |