LE GOUVERNEMENT DE M. THIERS

8 FÉVRIER 1871 - 24 MAI 1873

 

CHAPITRE VI. — LA COMMUNE.

 

 

Quelques jours après le scrutin du 26 mars, un important journal de Paris exprimait ses regrets de n'avoir pas poussé ses amis à prendre part au vote. Tout le monde se disait que si le parti de l'ordre n'avait pas déserté le 18 dans la rue, ou le 26 au scrutin, la Commune n'aurait pas eu lieu.

Il ne pouvait venir à la pensée de personne l'ordre de regarder la convocation des électeurs comme régulière. D'abord, elle était faite par le Comité central.

Ce Comité se prétendait élu par la majorité de la garde nationale. En fait, il ne le prouvait pas ; en droit, la garde nationale n'avait pu le nommer qu'au mépris des lois. Ce Comité, dont l'origine même était séditieuse, avait accumulé les actes séditieux depuis plusieurs semaines. Si les membres qui le composaient avaient été traduits en justice, même avant le 18 mars, ils auraient été justement et infailliblement condamnés. Ils avaient, dans la journée du 18, résisté, les armes à la main, à l'autorité légale du pays. Ils avaient embauché des soldats ; ils s'étaient emparés d'armes de guerre appartenant à l'État ; ils avaient fermé les yeux sur l'assassinat des deux généraux, assassinat commis par leurs partisans, et même ils avaient fait, dans leur Journal Officiel, l'apologie du crime. Ils avaient usurpé l'autorité, et nommé aux diverses fonctions publiques. Ils avaient mis la main sur les finances de la ville et sur celles de l'État. Ils avaient substitué le drapeau rouge au drapeau national. Ces criminels commettaient un crime de plus en convoquant les électeurs. Se rendre à leur appel, déposer des bulletins dans l'urne présentée par ces mains impies, n'était-ce pas donner son adhésion à la révolte ? Comment, si on votait, invoquer, après le vote, la nullité de l'opération ? Comment contester l'autorité du Comité central après l'avoir volontairement subie ? Ces raisons étaient invincibles. Elles l'étaient surtout pour l'Assemblée et le Gouvernement issus du suffrage universel et qui ne pouvaient humilier la volonté de la nation devant une poignée de factieux. Que serait-il resté du suffrage universel, après cet abaissement, et de la France, après la chute du suffrage universel ? On remarquera que l'amiral Saisset, en donnant sa démission des fonctions de général en chef de la garde nationale, allégua comme motif principal la conduite des maires qui, en mettant leur signature à côté de celles des insurgés, dans le dernier appel aux électeurs, semblaient adhérer à ce qui s'était fait le 18 mars et depuis.

D'autre part, on pouvait dire que ce qui était impossible au Gouvernement et à l'Assemblée, ne l'était pas au même degré aux maires de Paris et aux simples citoyens. Les maires regardaient la participation des citoyens honnêtes au vote qui allait avoir lieu, non comme une acceptation de la légalité du vote, mais comme l'unique moyen de jeter la lumière sur la situation en faisant le dénombrement des voix. Ils entendaient bien que le scrutin ne donnerait de droits à personne. S'il n'y avait en effet que ce seul moyen d'empêcher la guerre civile, dans un moment où la guerre civile pouvait être la fin de la France, était-il permis, était-il possible de ne pas en user ? Dans quelle circonstance, si ce n'est dans celle-là, pourrait-on invoquer le cas de force majeure ? Il est hors de doute que, si tous les amis de l'ordre avaient voté, l'insurrection du 18 mars aboutissait, après un règne de huit jours, à une défaite éclatante et irrémédiable. Le Comité central qui, le 18, avait eu pour lui la défection, aurait eu contre lui, le 26, l'élection. Plus des deux tiers de Paris votant contre le désordre, c'était à la fois la proclamation éclatante du droit, et la possession immédiate de la force. La Commune était perdue avant de naître. L'Assemblée victorieuse sans avoir combattu, aurait eu le droit de se montrer clémente. Elle pouvait poursuivre les chefs de la rébellion et les assassins, ignorer tous les autres, donner une constitution libérale à la ville de Paris, et sans même prendre la peine de déclarer la nullité des élections du 26, procéder sans aucun délai à des élections régulières. Malheureusement on n'avait pris qu'une demi-résolution. C'est ce qui pouvait arriver de pire. Il fallait, ou s'abstenir tous ensemble par respect pour la légalité, ou voter tous ensemble par respect pour la vie humaine. L'abstention, hautement préférable, parce qu'elle était seule conforme à la légalité, à l'éternelle justice, et parce qu'elle aurait prouvé avec évidence la faiblesse numérique des insurgés, ne pouvait pas être obtenue ; personne n'avait assez d'autorité pour la commander ; les maires avaient tâté le terrain, et ils avaient constaté chez beaucoup d'ennemis de la Commune la résolution d'aller au vote. A toutes les raisons qu'ils alléguaient, on répondait par ces seuls mots : Nous voterons ! Trois d'entre eux certainement, et peut-être cinq, étaient également de cet avis. L'abstention ne pouvant être que partielle, ils prirent le parti de l'action. Ils ne réussirent pas davantage à établir une discipline dans ce sens. Ils ne purent pas dire les motifs de leur conduite ; les journaux se divisèrent, la population fit comme les journaux. Les absents n'étaient pas revenus ; parmi les présents un grand nombre avait persisté à s'abstenir ; enfin les votants ne s'étaient pas entendus sur une liste unique. Ce désarroi et cette inertie dans le parti de l'ordre contrastaient singulièrement avec l'esprit de décision et de discipline qui se faisait remarquer dans ses adversaires. Il est vrai que tout changea chez eux après-la victoire. Leur assemblée et leur parti tombèrent dès le premier jour dans un désordre inexprimable.

Le nombre des votants n'atteignait pas la moitié du nombre des inscrits. D'après le décret de convocation, il devait y avoir 90 élus ; il n'y en eut que 86. Sur ce nombre, 16 membres, appartenant au parti de l'ordre, donnèrent leur démission aussitôt que le résultat fut connu. MM. Ranc, Ulysse Parent, Robinet, Lefèvre et Goupil se retirèrent le 6 avril. Il y avait trois élections doubles. L'assemblée se trouva donc réduite à 62 membres. Ces 62 membres, dont quelques-uns n',avaient pas même obtenu un nombre de voix égal au huitième des électeurs inscrits, se réunirent. Ils se déclarèrent régulièrement constitués, et annoncèrent que des élections auraient lieu au premier jour pour remplir les places vacantes.

Leur premier acte fut de proclamer la Commune et de concentrer dans la Commune la totalité des pouvoirs publics. Il ne fut plus question de dire qu'on ne réclamait pas autre chose que les franchises municipales de Paris. Les élections faites, cette comédie devenait inutile. Le Journal Officiel déclara que ce serait une illusion étrange et même puérile, de penser que la révolution du 18 mars avait pour but unique d'assurer à Paris une représentation communale élue, mais soumise à un pouvoir central despotique. Illusion puérile en effet. C'était bien un gouvernement qu'on venait de faire, avec des aspirations très-vagues, des haines très-positives, et dans l'ignorance absolue des premiers principes de l'administration.

Le Comité central qui, dans la victoire de la Commune, essuyait personnellement un échec par la délaite de la plupart de ses membres, se donna au moins le plaisir d'installer ses successeurs. II le fit avec pompe, et avec un grand luxe de drapeaux rouges et d'écharpes rouges frangées d'or. Assi pontifia en cette occasion, comme chef du gouvernement qui disparaissait ou faisait semblant de disparaître. On tira force coups de canon, et on cria : Vive la Commune ! sur la place de l'Hôtel-de-Ville pendant une journée entière. La Commune déclara que le Comité central avait bien mérité de la patrie. Après s'être bien félicités, bien complimentés, bien réjouis, il fallut songer à soi ; car on n'était maître de Paris qu'à moitié, et à la porte de Paris, on avait d'un côté les Prussiens, et de l'autre Versailles.

Les membres de la Commune avaient un siège à soutenir, une armée à faire, des généraux à trouver. Ils n'avaient pas d'argent. Ils devaient créer un gouvernement, et le faire obéir par la moitié de Paris qui venait de voter contre eux. En outre, ils se sentirent, dès le premier jour, profondément divisés. Ils n'étaient d'accord que sur ce mot : la Commune, que chacun entendait à sa façon. Ils savaient bien ce qu'ils combattaient ; mais sur ce qu'il s'agissait de fonder, ils n'avaient que des idées confuses, extravagantes et divergentes. Il y avait parmi eux un Prussien, un ancien capucin banqueroutier, un ancien agent de la police impériale, un saltimbanque, un assassin condamné comme tel, un fou, un illuminé. Voilà dans quelles mains nos malheurs nous avaient mis. Dans cette condition, les insurgés, avec la jactance ordinaire à leur parti, et un peu à notre pays, ne doutaient pas de la victoire.

Ils criaient de tous côtés qu'il fallait marcher sur Versailles. Ils avaient un axiome, qu'on leur avait prêché sur tous les tons pendant le premier siège, et dont à présent ils ne voulaient plus démordre ; c'est que, quand le peuple marche tout entier, il est absolument et, nécessairement invincible. C'est en vertu de cet axiome que le Gouvernement de la Défense était regardé comme criminel ; en effet, il avait la victoire dans les mains, si seulement il avait voulu les ouvrir : il lui suffisait d'ordonner la sortie en masse. De même à présent, la Commune n'avait qu'à lancer le peuple sur les ruraux. L'armée ne résisterait même pas. Les soldats sont nos frères ! Ils l'avaient montré le 18 mars. Sur la fin du Comité central, il y avait eu, on le reconnaissait, quelques difficultés dans l'intérieur de Paris ; les bataillons qui restaient dévoués à l'Assemblée avaient formé, sous les ordres de l'amiral Saisset, une petite armée qui occupait la Bourse et les rues avoisinantes, la gare Saint-Lazare et les quartiers de l'Élysée et de Passy ; mais l'amiral découragé, disait-on, par le mauvais succès de sa proclamation et le petit nombre de ses adhérents, avait déserté la partie le jour même de l'élection, et était retourné à Versailles après avoir licencié ses troupes ; on n'avait donc plus rien à craindre dans la ville ; la révolution était seule maîtresse ; le chemin de Versailles était ouvert. La Commune allait-elle imiter Trochu, et condamner la garde nationale à l'inaction et à la défaite ? Ces propos couraient sur les boulevards, dans les casernes, dans les clubs, dans les cafés et les brasseries. Les journaux de l'insurrection les répétaient. Des détachements armés défilèrent devant l'Hôtel de Ville, en criant : à Versailles ! comme on avait autrefois crié : à Berlin ! Des groupes de citoyennes les accompagnaient, décidées, elles aussi, à combattre et à vaincre. La Commune hésitait, sentant mieux la gravité et la difficulté de l'entreprise. Où les téméraires croyaient voir une armée, elle ne voyait qu'une multitude. Elle ne manquait pas de généraux, il y en avait foule ; Delescluze et quelques autres se demandaient si ces généraux étaient en état de commander une armée, un bataillon, voire même une escouade.

Le Comité central avait confié tous les pouvoirs militaires à trois généraux de sa façon : Brunel, Eudes et Duval. Le premier avait été un instant dans sa jeunesse sous-lieutenant aux chasseurs d'Afrique ; Eudes était un jeune homme de trente-deux ans, ancien étudiant en médecine, devenu depuis commis de magasin et gérant de la Libre pensée ; Duval, après avoir exercé l'état de fondeur en fer, s'était fait, en dernier lieu, marchand de pantoufles. Cette trinité inspirait une confiance sans bornes à cette partie de la garde nationale qui croyait aux généraux improvisés et à la toute-puissance des sorties torrentielles. La Commune, ou plutôt la commission exécutive qu'elle avait mise à sa tête, était moins crédule, et par conséquent moins pressée. Elle songeait à organiser le gouvernement, les finances, l'armée, à faire un choix entre les généraux, quand les hostilités s'engagèrent sans son ordre, le 2 avril, par suite d'un accident imprévu :

Une colonne de fédérés suivait la grande avenue qui conduit directement au rond-point de Courbevoie, et marchait sur Versailles à l'aventure. Le général Vinoy fit partir une division et deux brigades, pour intercepter la route. Le rendez-vous assigné par lui était au rond-point des Bergères, où on arriva à onze heures du matin. Un homme très-distingué, et très-populaire parmi les soldats, le docteur Pasquier, médecin en chef de l'armée de Versailles, était parti le matin pour organiser le service médical. Il. suivait, seul, à cheval, et sans armes, la grande route de Saint-Germain entre le rond-point des Bergères et le rond-point de Courbevoie, lorsqu'il se trouva à portée d'un avant-poste de fédérés, qui fit feu sur lui et le tua. Une opinion qui se colportait le soir même à Versailles, et qui n'était contredite par personne, c'est qu'il s'était volontairement porté au-devant des insurgés, pour les conjurer de ne pas tirer sur l'armée et de reprendre le chemin de Paris. Quoi qu'il en soit, le meurtre d'un médecin, commis avant le combat, indigna le régiment qui arrivait, en ce moment même, sur le théâtre de l'événement, et contribua peut-être à former ses résolutions. Le général Vinoy donna sur-le-champ des ordres pour l'attaque, et la fusillade s'engagea de part et d'autre avec vigueur. Les insurgés montrèrent un grand courage, mais ils ne purent tenir devant des forces supérieures. Le canon du général de Galliffet acheva de décider la journée. L'avenue fut en un clin d'œil couverte de fuyards, que foudroya une batterie établie au rond-point de Courbevoie. La barricade qui commandait le pont de Neuilly fut' enlevée par les marins et l'infanterie de marine. A trois heures, le combat étant terminé, l'armée reçut l'ordre de regagner ses campements.

L'effet de cette journée fut très-grand dans Versailles. On savait que l'armée avait été refaite avec une rapidité qui tenait du prodige ; son moral avait été remonté par l'énergie. du commandement, et le soin attentif et minutieux de veiller à son bien-être. Mais il reste toujours un doute sur la solidité d'une armée tant qu'elle n'a pas vu le feu, et cela est deux fois, vingt fois vrai dans les guerres civiles. A partir du 2 avril, on sut que les chers seraient obéis, et tout le monde comprit que la victoire n'était plus qu'une affaire de temps.

A Paris, si les nombreux spectateurs de la déroute groupés sur les hauteurs de l'Arc-de-l'Étoile, surent parfaitement à quoi s'en tenir, dans les quartiers éloignés, où les informations furent incertaines et contradictoires, ou voulut croire à un succès. Quelques membres de la Commune entrèrent à la séance en criant : Victoire ! Victoire ! Delescluze les fit taire, et les ramena au sentiment de la réalité.

Dans la nuit, les trois généraux, c'est-à-dire Brunei, Eudes et Duval, se rendirent devant la Commission exécutive.

Ils venaient lui proposer un plan pour marcher de nouveau sur Versailles et se rendre maîtres de l'Assemblée.

Le plan était d'une simplicité extrême. La garde nationale devait être divisée en trois corps ; le premier sortirait par la porte de Vaugirard et se dirigerait sur Versailles par Issy, Châtillon, Sèvres et Meudon ; le second suivrait la route de Courbevoie, Puteaux et Buzenval ; le troisième gagnerait Rueil en passant sous le mont Valérien. On n'avait pas réglé la composition et la force des trois corps d'armée ; on connaissait à peine la topographie des environs de Versailles ; on ignorait si l'armée avait construit des ouvrages, si elle occupait les ouvrages construits par les Prussiens ; on ne savait pas où on trouverait ses avant-postes. Les trois généraux, convaincus, malgré les événements de la veille, que l'armée fraterniserait avec la garde nationale, ne s'effrayaient même pas de passer sous les canons du mont Valérien. Ils parlaient de l'expédition comme d'une promenade.

La Commission exécutive fut loin de partager leur opinion. Elle leur enjoignit d'attendre, de ne rien faire avant d'avoir reçu ses ordres et ceux de la Commune. Quoiqu'elle se rappelât les défaillances du 18 mars, et qu'elle ne pût connaître les prodiges accomplis à Satory par l'activité de M. Thiers, des généraux et de tous nos officiers, elle savait ce que produit sur l'esprit de deux armées en présence le premier sang versé ; elle comprenait que la supériorité du nombre peut être compensée par la discipline et la tactique ; que le nombre même, sans ordre et sans commandement, est une cause de faiblesse, surtout dans un combat d'artillerie ; elle était effrayée de l'aspect de ses propres troupes, et de l'incroyable naïveté de ses généraux. Delescluze leur parla avec sévérité, et compta qu'il serait obéi. Ni dans la Commune, ni à la Commission, on ne crut à un mouvement agressif immédiat.

Mais les faubourgs et les quartiers révolutionnaires de Paris avaient senti la poudre. On s'étouffait dans les clubs ; il y avait des orateurs en plein vent à tous les coins de rue. Presque tous affirmaient qu'on avait remporté une première victoire sur les soldats de Cathelineau et de Charette. Une compagnie de Bellevillois qui avait été fort étrillée et qui, chose rare, en con venait, fut menacée des plus rudes châtiments pour avoir répandu de fausses nouvelles, et tenté de refroidir l'ardeur des citoyens. Peut-être, après tout, car on voulait bien se résigner à cette concession, la victoire du 2 avril n'était-elle pas décisive ; mais pourquoi ? parce que tous les bataillons n'avaient pas donné ; la sortie n'avait pas été torrentielle. Pour qu'on fût bien averti cette fois-ci, la générale tut battue avec persévérance pendant toute la nuit. Les secteurs furent assiégés par des processions qui se succédaient sans intervalle ; les citoyennes y figuraient en grand nombre, quelques-unes avec des fusils et en uniforme. Vers quatre heures du matin arrivèrent de toutes parts des compagnies à peu près formées. Elles se hâtèrent, en débouchant sur les remparts, de replacer les canons sur leurs affûts et de les remettre en position à force de bras. Elles demandaient, ou pour mieux dire, exigeaient des munitions. Quant aux provisions et aux ambulances, c'est à peine si quelques officiers y avaient pensé.

La Commune, qui ne voulait pas commencer la lutte avant de s'y être préparée, mais qui n'avait pas prévu cet entrainement, avait enflammé davantage une population déjà affolée en faisant placarder, à la tombée de la nuit, la proclamation suivante :

A LA GARDE NATIONALE DE PARIS.

Les conspirateurs royalistes ont attaqué.

Malgré la modération de notre attitude, ils ont attaqué.

Ne pouvant plus compter sur l'armée française, ils ont attaqué avec les zouaves pontificaux et la police impériale.

Non contents de couper les correspondances avec la province, et de faire de vains efforts pour nous réduire par la famine, ces furieux ont voulu imiter jusqu'au bout les Prussiens et bombarder la capitale.

Ce matin, les chouans de Charette, les Vendéens de Cathelineau, les Bretons de Trochu, flanqués des gendarmes de Valentin, ont couvert de mitraille et d'obus le village inoffensif Oie Neuilly et engagé la guerre civile avec nos gardes nationaux.

Il y a eu des morts et des blessés.

Élus par la population de Paris, notre devoir est de défendre la grande cité contre ces coupables agresseurs. Avec votre aide, nous la défendrons.

La Commission exécutive.

 

La Commission sentait la responsabilité d'engager la guerre civile : c'était s'y prendre bien tard. Elle voulait rejeter cette responsabilité sur le Gouvernement : c'était pousser bien loin l'audace du mensonge. Est-ce que les auteurs du 18 mars n'avaient pas engagé la guerre civile ? Est-ce que la France devait se laisser faire ? A ne considérer que l'affaire du 2 avril, le Gouvernement n'avait pas attaqué ce jour-là. Le premier coup de fusil tiré avait tué le docteur Pasquier. L'armée de Versailles avait riposté par une attaque générale ; en bonne justice, l'agression ne venait pas de son côté Qu'était-ce d'ailleurs que cette troupe de gardes nationaux qui couvrait l'avenue de la Grande-Armée, la grande rue et le pont de Neuilly ? Où allait-elle ? A Versailles. Sa marche était la plus formelle des agressions. Quand il n'y aurait eu que cela, l'agression venait du côté de la Commune, l'Assemblée et le Gouvernement ne taisaient que se défendre. Mais ce n'était pas le 2 avril que la France était attaquée pour la première fois ; elle l'avait été le 48 mars, et même avant le 18.

Si, le 2 avril, l'Assemblée avait attaqué la première, elle n'aurait tait qu'user de son droit. Beaucoup trouvaient que c'était trop d'avoir attendu quatorze jours, et criaient qu'il aurait fallu attaquer dès le 19. A Versailles, ce sentiment était celui de tous ceux qui, ne connaissant pas les faits, s'imaginaient que le général Vinoy avait ramené de Paris, dans la nuit du 18 au 19, de véritables soldats et une véritable armée. Les plaintes de la Commission exécutive étaient tout juste aussi légitimes que celles d'un homme qui vous aurait donné un coup de poignard, contre lequel vous défendriez votre vie, et qui vous dirait : Vous m'attaquez !

Est-ce que par hasard l'élection du 26 avait changé la situation réciproque des partis ? Est-ce qu'elle avait effacé les droits créés par l'élection du 10 février ? C'était bien là en effet la prétention de la Commune, et il faut avouer qu'il n'y en eut jamais de plus énorme. Les membres de la Commune, élus le 26 mars, en vertu d'une convocation illégale et coupable, par un quart tout au plus de la population de Paris, si on tenait compte des voix données au parti de l'ordre, affectaient de se dire les élus du peuple, les représentants de la volonté nationale ; non-seulement ils opposaient leur prétendu droit à celui de l'Assemblée nationale élue par le reste de la France, et par Paris lui-même ; mais ils disaient, ils semblaient croire que le devoir de l'Assemblée était de se retirer devant eux, de disparaître. Cet incroyable sophisme se retrouve dans toutes leurs proclamations pendant deux mois. Trois jours après l'entrée des troupes dans Paris, quand déjà leur chute était un fait accompli, ils offrirent de donner leur démission, à condition que l'Assemblée nationale donnerait la sienne en même temps. Un certain nombre de conciliateurs que nous verrons tout à l'heure à l'œuvre, tenaient à. peu près le même langage, en tout cas, faisaient les mêmes propositions. Dès l'origine, le Comité central avait traité la résistance des maires de rébellion contre la volonté du peuple. On parlait couramment, dans les proclamations, des insurgés de Versailles.

Il est certain que Versailles n'avait pas attaqué le 2 avril ; mais il avait le droit d'attaquer, il en avait le devoir, et il allait le faire, quand le meurtre du docteur Pasquier précipita les événements : voilà la vérité en fait et en droit. M. Thiers n'avait quitté Paris le 16 mars que pour le reprendre par la persuasion ou par la force. L'Assemblée, au commencement d'avril, l'accusait déjà de lenteur. Mais lui, ferme dans ses' résolutions, sachant parfaitement ce qu'il voulait, incapable de se laisser aller à de vains entraînements, il avait arrêté dans son esprit qu'il n'engagerait pas l'armée avant de l'avoir refaite. Il avait amélioré et augmenté les baraquements de Satory ; il y avait logé l'armée, il l'y avait isolée ; il avait fait camper ses officiers avec elle ; il avait veillé personnellement à la quantité et à la bonne qualité des, approvisionnements ; il avait augmenté la ration ; il avait réparé l'équipement, sachant bien que le soldat bien vêtu, et portant un uniforme régulier, est plus disposé à subir et à aimer la discipline. Il ne se passait pas de jours qu'il ne se rendit aux baraquements, déployant dans ses inspections et dans ses conversations avec les officiers la même sollicitude et la même variété ae connaissances qu'un homme du métier. Il est juste de dire qu'il était secondé avec un patriotique dévouement par tous nos officiers, depuis le général en chef jusqu'au plus jeune sous-lieutenant. Il aimait à rendre justice à l'activité et à l'habileté de notre corps d'officiers. Tous ceux qui l'approchaient de près pendant ces jours de mortelles angoisses, l'entendirent revenir sans cesse, avec un grand sentiment d'espérance et d'admiration, sur cette transformation rapide de notre armée. Déjà sensible dans les premiers jours, elle marcha, pour ainsi dire, à pas de géants dès qu'on put encadrer les recrues ramenées de Paris le 19 mars à l'aide des anciens régiments que, l'ennemi nous rendait, ou qu'on appelait des départements. Rien, disait M. Thiers, ne démontre mieux tout ce qu'il y a de puissance et de vitalité dans notre pays. Malgré cela, il ne se pressait pas d'engager la lutte ; il avait peur du premier leu. Il ne doutait déjà plus de la vigueur de l'armée, mais il doutait encore un peu de sa bonne volonté. Tout fut décidé par ce premier coup de fusil tiré avant l'action, et qui tua un officier, un médecin, un homme aimé et populaire. A partir de ce moment, et 'jusqu'à la fin de la campagne, il ne fut plus question d'exciter l'ardeur des troupes, mais de la retenir. C'est l'histoire des guerres civiles : des frères peut-être, avant le combat ; après le premier sang, des ennemis.

Les généraux fédérés ne tenant pas compte des ordres de la commission exécutive, et obéissant aux manifestations des faubourgs, avaient lancé leur armée en avant, dès les premières heures de la journée du 3 avril. Bergeret et Flourens commandaient deux colonnes qui devaient se réunir à Neuilly ; Duval et Eudes prenaient leur route par Vaugirard. Chaque bataillon s'était rallié auprès du général qui lui convenait le mieux ; Flourens, dont le prestige était énorme, et la popularité ancienne, puisqu'elle datait de six mois, avait avec lui la plus grosse armée. Le commandant du Mont-Valérien n'évaluait pas à moins de trente mille hommes le chiffre des forces qui marchaient sous son- commandement. Cette masse d'hommes traînait avec elle trois pièces d'artillerie et s'avançait sans ordre, à l'aventure, pleine d'une confiance puérile. Elle avait compté sur la neutralité et la complicité du Mont-Valérien. Elle atteignait le rond-point des Bergères, quand la forteresse ouvrit son feu, dont l'effet fut foudroyant. Une moitié des insurgés s'enfuit à toutes jambes, et rentra dans Paris par la route de Neuilly ; les autres essayèrent de résister et pointèrent leurs trois canons contre le fort ; mais l'artillerie démonta deux de leurs pièces et dispersa les hommes dans toutes les directions. Un nombre considérable se reforma cependant en deçà de la colline, et poussa jusqu'à Rueil en faisant une pointe sur Bougival, à six kilomètres de Versailles. Là, ils furent cernés par plusieurs divisions de l'armée, écrasés par l'artillerie, et s'enfuirent à la débandade. La division de cavalerie du général Du Preuil chargea les fuyards dans la plaine qui s'étend entre Nanterre et Rueil. C'est pendant cette charge que Gustave Flourens fut rencontré par des gendarmes dans une maison de Chatou au bord de la Seine. Il cassa la tête au premier qui se présenta. Un capitaine le tua d'un coup de sabre.

Les colonnes qui avaient suivi Eudes et Duval par la porte de Versailles, parvinrent jusqu'à Meudon et ne purent s'y maintenir. Elles furent délogées de cette position par la garde républicaine et la brigade La Mariouse, qui les forcèrent de se replier en désordre sur Châtillon. Une autre troupe de fédérés avait poussé jusqu'au hameau de Villacoublay ; elle fut mise en déroute par le général Derroja et la division Pellé, et rejetée avec perte sur la redoute de Châtillon, où elle arriva vers la nuit. La tentative des fédérés sur Versailles, malgré le courage déployé par un grand nombre d'entre eux sur le champ de bataille, avait échoué misérablement, comme il fallait s'y attendre, grâce à la présomption et à la profonde incapacité de leurs généraux.

L'échec était trop profond pour ne pas être irrémédiable. Cependant ces foules désordonnées étaient parvenues assez près de Versailles, puisqu'elles avaient occupé un instant Bougival, Villacoublay et les hauteurs de Meudon. Mieux conduites, elles pouvaient devenir un danger sérieux pour l'Assemblée. N. Thiers donna l'ordre-au général Vinoy de s'emparer du plateau de Châtillon, et d'occuper fortement la presqu'île de Gennevilliers. Le général se rendit maitre du plateau le 4 avril après un combat acharné dans lequel le malheureux Duval, un des généraux improvisés de la Commune, trouva la mort.

On raconte que le général en chef, arrivant sur le champ de bataille, aperçut plusieurs prisonniers parmi lesquels on lui désigna Duval. Il le fit sortir des rangs. Comment me traiteriez-vous, si j'étais à votre place ?Je vous ferais fusiller. — Menez-le au mur. Il y avait entre deux un fossé ; Duval le franchit lestement, fit face à la troupe d'un air délibéré, et tomba en criant : Vive la Commune ! C'est mourir en héros. Le dialogue est visiblement apocryphe ; mais la mort courageuse de Duval est un fait bien établi. La guerre ne durait que depuis deux jours, et elle avait déjà toutes ses horreurs.

La presqu'île de Gennevilliers coûta plus de temps et de peine que le plateau de Châtillon. Il fallut livrer une série de petits combats très-meurtriers, qui se prolongèrent depuis le 5 jusqu'au 10 avril.

Le 10 avril, l'opération était terminée par l'occupation d'Asnières où les troupes du général Ladmirault s'établirent. La ligne d'avant-postes de l'armée de Versailles se trouvait alors appuyée sur la Seine, depuis Saint-Denis, où elle confinait aux avant-postes prussiens, jusqu'au bas Meudon. Les insurgés étaient désormais hors d'état de rien entreprendre contre Versailles, et se trouvaient réduits à une guerre défensive.

Deux grands faits ressortaient avec évidence de ces quelques jours de lutte : l'un, c'est que, sous le second siège comme sous le premier, Paris, n'ayant pas d'armée de secours au dehors, pouvait se défendre et ne pouvait pas attaquer ; l'autre, c'est qu'il avait une artillerie formidable, des canonniers habiles et des soldats intrépides. La guerre, dans ces conditions, ne pouvait manquer d'être longue.

Il est vrai que la Commune accumulait les fautes. La première, au point de vue militaire, avait été de conserver les généraux du Comité central, et de ne pas savoir se faire obéir par eux le 3 avril. La commission exécutive, avertie par ses premiers revers, prit à la hâte quelques dispositions indispensables.

Cette commission, dans sa première formation, comprenait les citoyens Eudes, Tridon, Vaillant, Lefrançais, Duval, Félix Pyat et Bergeret. Elle devait constituer, à proprement parler, le gouvernement. Neuf autres commissions représentaient les ministères, et avaient chacune un délégué qui remplissait à peu près les fonctions de ministre. Les sept membres qui composaient la première commission exécutive n'avaient pas été choisis pour leurs connaissances militaires. Eudes, Duval et Bergeret avaient le titre de généraux ; on le leur avait donné ou ils l'avaient pris. Nous connaissons Eudes. Duval, ouvrier d'abord, et ensuite petit marchand, n'avait jamais servi que dans la garde nationale. Il avait à peine trente ans. Il ne savait pas commander, mais il montra qu'il savait mourir. Bergeret, qui n'avait aussi que trente-deux ans, avait été, dit-on, garçon d'écurie. Cependant, il ne savait pas monter à cheval, et marchait à la victoire en fiacre. Il avait été en outre correcteur d'imprimerie, ce qui suppose au moins quelque instruction. Il était sergent de la garde nationale ; il avait eu le même grade dans l'armée. De sergent, il passa général, et même ministre, car il fut, quelque peu ministre de la guerre. Leurs quatre collègues de la commission étaient de simples civils : Tridon, trente ans, propriétaire assez riche, homme de lettres assez distingué, disciple de Blanqui ; Vaillant, trente ans, médecin, docteur ès sciences, ingénieur, élève des Universités de Heidelberg, de Vienne, de Tubingue, homme très-instruit, qui n'avait su s'attacher ni à un pays, ni à une carrière, ni à une doctrine, si ce n'est peut-être à la philosophie de Hegel, et qui semblait n'être rentré en France que pour être membre de l'association internationale, du Comité central et de la Commune ; c'est lui qui disait : La société ne doit aux princes que la mort ; Lefrançais, ancien instituteur, ancien négociant, républicain convaincu et ardent, mêlé à toutes les émeutes, un des orateurs des clubs de Paris ; Félix Pyat enfin, l'auteur célèbre de quelques drames déclamatoires, et de quelques pamphlets violents. Représentant du peuple en 1848, il avait siégé sur la Montagne. Il fut un des condamnés de juin dans l'affaire des Arts-et-Métiers où Ledru-Rollin fut impliqué. Pendant le siège, il attaqua, comme journaliste, le Gouvernement de la Défense, et demanda la sortie torrentielle. Élu député en 1871, il ne parut à Bordeaux que pour déclarer l'Assemblée dissoute, en raison de son vote sur les préliminaires de paix. Il avait soixante-un ans, six ans de plus que Lefrançais. C'était le doyen de la commission exécutive. Tel était le gouvernement qui voulait s'imposer à la France, et qui devait soutenir la guerre, contre l'armée de Versailles.

Il était aidé dans cette dernière tâche par la commission militaire. Cette commission militaire était, comme l'autre, assez mal composée. Nous y trouvons d'abord Eudes, Bergeret et Duval, les trois généraux ; Duval venait de mourir surie champ de bataille ; puis Flourens, qui, lui aussi, était mort dès le premier engagement ; fils d'un savant illustre, savant lui-même, quelque temps suppléant de son père au Collège de France, amoureux des révolutions et des aventures qu'il alla chercher jusqu'en Crète, idole des Bellevillois, un peu fou, très-dangereux, jamais méchant. C'est lui qui demandait au général Trochu de lui céder le commandement de l'armée. Nous n'avons que ce moyen de vaincre, disait-il ; et il le croyait.

Les autres membres de la commission militaire étaient Pindy, Chardon et Ranvier ; Pindy, ouvrier menuisier, membre influent de l'Internationale ; Chardon, ancien chaudronnier, engagé pendant le siège dans les cavaliers de la République ; Ranvier, d'abord peintre paysagiste sans talent, puis décorateur habile ; grand clubiste, qui avait été un instant maire de Belleville pendant le siège, et dont la Commune fit plus tard un de ses colonels.

La commission exécutive avait commencé la série de ses opérations militaires en décrétant l'abolition de la conscription : pure affaire de forme pour des gens qui avaient déjà supprimé l'armée permanente. Ce décret est du 29 mars, Le 1er avril un nouveau décret, phis important par ses conséquences, partagea les commandements entre les trois généraux qui devaient en faire, le lendemain et le surlendemain, un si bel usage.

Paris, le 1er avril 1871.

La Commune de Paris décrète ;

1° Le titre et les fonctions de général en chef sont supprimés ;

2° Le citoyen Brunel est mis en disponibilité ;

3° Le citoyen Eudes est délégué à la guerre, Bergeret à l'état-major de la garde nationale, et Duval au commandement militaire de l'ex-préfecture de police.

La Commission exécutive.

 

Brunel avait écrit de sa main, au bas d'un ordre émanant du Comité central : Cet ordre, ayant été envoyé sans autorisation du général en chef, est annulé. Le Comité central, dont l'influence était toute-puissante, ne pouvait souffrir plus longtemps ni ce titre, ni cet homme. On supprima le titre ; on se contenta de mettre l'homme en disponibilité. La Commune était encore dans la période de miel. Elle usa de la même douceur envers Eudes et Bergeret, après leur désobéissance et leurs malheurs des 2 et 3 avril. II y avait séance, le 3, à l'Hôtel de Ville, pendant que les généraux marchaient sur Versailles au mépris des ordres les plus formels. Delescluze était arrive tort ému. Il demanda si les généraux étaient au-dessus de la commission exécutive et de la Commune. Il cita l'opinion de Cluseret, qui disait partout : Le mouvement commencé est un enfantillage, une véritable gaminerie. Il réclama une punition sévère. La majorité convenait de la désobéissance, mais c'était une désobéissance heureuse qui allait mettre fin, dans la journée, à l'insurrection versaillaise. Elle lisait avec enthousiasme des dépêches comme celles-ci, que lui adressaient les généraux :

11 heures 20.

Bergeret et Flourens ont fait leur jonction ; ils marchent sur Versailles. Succès certain.

2 heures.

Vers quatre heures du matin, les colonnes commandées par le général Bergeret et le colonel Flourens ont opéré leur jonction au rond-point de Courbevoie. A peine arrivées, elles ont essuyé un feu nourri ouvert par le Mont-Valérien.

Les troupes se sont alors abritées derrière les murs et les maisons. Ainsi garantis, les commandants ont pu organiser un mouvement qui a complètement réussi, et les deux colonnes ont pu franchir les lignes et se mettre en marche sur Versailles.

Le général Bergeret, en tête de ses troupes, les a entraînées au cri de : Vive la République ! et a eu deux chevaux tués.

Le feu de l'armée de Versailles ne nous a occasionné aucune perte appréciable.

 

Ces audacieux bulletins étaient démentis à mesure par d'autres témoignages, et sur la fin de la séance on sut que la déroute était complète. Delescluze reprit alors la parole avec une nouvelle vigueur, et demanda nettement la destitution des généraux qui venaient de désobéir à la Commune et de faire battre son armée. Mais les accusés étaient populaires dans la garde nationale et dans l'assemblée à laquelle Delescluze s'adressait. Les condamner, quand leur faute était d'avoir cédé à l'ardeur de ta garde nationale, n'était-ce pas condamner la garde nationale elle-même ? Après des débats orageux, où Delescluze tint constamment tête à la majorité, on résolut de remplacer les généraux dans la commission exécutive, et, sans leur retirer leurs commandements, de leur donner Cluseret pour chef en le nommant délégué à la guerre. Ces changements leur furent notifiés par la lettre suivante, qui ne contient pas un mot de blême. Au moment où elle fut écrite, la mort de Duval n'était pas encore connue. Eudes, Bergeret et Duval eurent pour successeurs dans la commission exécutive Delescluze, Cournet et Vermorel.

Aux citoyens Bergeret, Duval et Eudes.

Citoyens,

Nous avons l'honneur de vous prévenir qu'afin de vous laisser toute liberté pour la conduite des opérations militaires qui vous sont confiées, la Commune vient d'attribuer au général Cluseret la direction de l'administration de la guerre.

L'assemblée a estimé que, dans les graves circonstances où nous sommes, il importait d'établir l'unité dans les services administratifs de la guerre.

La Commune a également jugé indispensable de vous remplacer provisoirement à la commission exécutive dont votre situation militaire ne vous permet plus de partager les travaux.

 

Delescluze, Vermorel, Félix Pyat, Cournet, Vaillant, Tridon : la révolution du 18 mars aboutissait à un gouvernement de journalistes. Lefrançais, qui n'écrivait point dans les journaux, était un ancien maitre d'école. Tous étaient des bourgeois. Aucun n'avait de connaissances militaires.

Après la double défaite du 2 et du 3 avril, la première pensée de la commission et de la Commune fut une pensée de vengeance. MM. Thiers, Jules Favre, Ernest Picard, Dufaure, Jules Simon, l'amiral Pothuau, furent décrétés d'accusation ; leurs biens furent mis sous séquestre. Ce décret n'était qu'une puérilité ; en voici un qui était tout autre chose :

La Commune de Paris,

Considérant que le Gouvernement de Versailles foule ouvertement aux pieds les droits de l'humanité comme ceux de la guerre ; qu'il s'est rendu coupable d'horreurs dont ne se sont même pas souillés les envahisseurs du sol français ;

Considérant que les représentants de la Commune de Paris ont le devoir impérieux de défendre l'honneur et la vie de deux millions d'habitants qui ont remis entre leurs mains le soin de leurs destinées ; qu'il importe de prendre sur l'heure toutes les mesures nécessitées par la situation ;

Considérant que des hommes politiques et des magistrats de la cité doivent concilier le salut commun avec le respect des libertés publiques ;

Décrète :

Art. 1er. Toute personne prévenue de complicité avec le Gouvernement de Versailles, sera immédiatement décrétée d'accusation et incarcérée.

Art. 2. Un jury d'accusation sera institué dans les vingt-quatre heures pour connaître des crimes qui lui seront déférés.

Art. 3. Le jury statuera dans les quarante-huit heures.

Art. 4. Tous accusés retenus par le jury d'accusation seront les otages du peuple de Paris.

Art. 5. Toute exécution d'un prisonnier de guerre ou d'un partisan du gouvernement régulier de la Commune, de Paris, sera sur-le-champ suivie de l'exécution d'un nombre triple des otages retenus en vertu de l'article 4, et qui seront désignés par le sort.

Art. 6. Tout prisonnier de guerre sera traduit devant le jury d'accusation, qui décidera s'il sera immédiatement remis en liberté, ou détenu comme otage.

 

Les auteurs de l'Histoire de la révolution du 18 mars, MM. Lanjalley et Corriez, assurent que ce décret fut l'œuvre des modérés de la Commune, de Delescluze notamment, qui était le sage, le tempéré. Il le proposa et le fit voter pour empêcher la Commune de fusiller immédiatement un certain nombre d'otages, choisis de préférence parmi les ecclésiastiques. A les en croire, ce décret sauvage était avant tout une habileté. Il ordonnait l'assassinat, mais il le réglementait ; il permettait de l'ajourner. Il donnait aux suspects la garantie d'une procédure instruite et vidée en quarante-huit heures, et la chance d'un tirage au sort entre condamnés à mort. En fait, nous verrons que les profonds calculs des modérés ne servirent à rien. Le carnage eut lieu. Il n'y eut pas de tirage au sort. Rigault et Ferré choisirent arbitrairement leurs victimes. Ils tuèrent dans le tas.

On a remarqué, comme une coïncidence étrange, que le jour même (6 avril) où la Commune promulguait ce décret, le peuple se donnait la joie de brûler la guillotine au pied de la statue de Voltaire. L'office de bourreau fut aboli par décret. Ce n'est pas la première fois qu'on voyait ensemble cette sauvagerie et cette philanthropie. Il y avait eu sous la Terreur, il y eut sous la Commune des proscripteurs qui étaient en même temps des philanthropes. La différence entre les deux époques est surtout dans l'instrument. La Terreur abusait de la guillotine ; la Commune la brûla ; mais elle avait le peloton d'exécution.

En même temps qu'elle menaçait de ses terribles représailles les royalistes de Versailles, la Commune rendait un décret pour adopter la famille des citoyens qui avaient succombé on succomberaient pour la défendre. Elle promettait aux veuves une pension de 600 francs. Dans l'excès de sa sensibilité, elle étendait sa sollicitude aux familles des Versaillais, restées sans ressources à Paris pendant que leurs chefs combattaient sous les Ordres de Charette et de Cathelineau. La République a des secours pour toutes les veuves, et des baisers pour tous les orphelins.

Cluseret, que la Commune venait d'appeler à la direction de la guerre, était un aventurier, mais ce n'était pas, comme ses collègues en généralat, un incapable. Il n'était pas de la Commune, au moment de sa nomination comme délégué à la guerre, il ne lut élu qu'aux élections complémentaires ; mais on sentait le besoin de renoncer aux généraux improvisés. Élève de Saint-Cyr, chef de bataillon dans la garde mobile en 4848, capitaine aux chasseurs d'Afrique, très-brave, très-habile dans son métier, Cluseret avait devant lui une carrière honorable ; mais sa conduite irrégulière l'avait forcé de quitter l'armée française. Il vécut depuis au hasard. On le trouve un moment régisseur des biens de M. Carayon-Latour. Il était en Amérique au début de la guerre pour l'unité italienne ; il y recruta une légion de volontaires, et la mena à Garibaldi, qui le fit colonel, puis général. Il retourna ensuite en Amérique et servit dans l'armée du Nord, comme colonel d'état-major, pendant la guerre de sécession. Entre deux guerres, il se faisait journaliste à New-York, Londres ou Paris, n'écrivant jamais que dans les journaux les plus avancés. II entra de bonne heure dans l'Internationale. Il s'était même affilié aux fenians, pendant un de ses séjours en Angleterre. S'il est exact, comme on l'assure, qu'il prit part à l'expédition contre le château de Chester, il était vraiment prédestiné à devenir le général de la Commune. Après le 4 avril, il accepta la direction qu'on lui offrait ; et eut peut-être l'arrière-pensée de devenir dictateur. En tout cas, il voulut être maître absolu dans son service, et il l'aurait été en effet, s'il avait suffi pour cela d'une volonté ferme, unie à une capacité réelle.

Deux jours après son entrée en fonctions, il adressa à la commission exécutive un rapport dont voici le passage principal.

La situation se résume ainsi : soldats excellents, officiers mêlés, les uns très-bons et les autres très-mauvais. Beaucoup d'élan, assez peu de fermeté. Quand les compagnies de guerre seront formées et dégagées de l'élément sédentaire, on aura une troupe d'élite dont l'effectif dépassera cent mille hommes. Je ne saurais trop recommander aux gardes de porter toute leur attention sur le choix de leurs chefs...

Actuellement les positions respectives des deux troupes peuvent se résumer ainsi : les Prussiens de Versailles occupent les positions de leurs congénères d'outre-Rhin ; nous occupons les tranchées, les Moulineaux, la gare de Clamart.

En somme, notre position est celle de gens qui, forts de leur droit, attendent patiemment qu'on vienne les attaquer, se contentant de se défendre.

... En terminant, citoyens, je pense que si vos troupes conservent leur sang-froid et ménagent leurs munitions, l'ennemi se fatiguera avant nous.

 

Le passage sur les officiers mêlés, les uns très-bons, les autres très-mauvais ; l'avertissement de ne pas gaspiller les munitions, et surtout la déclaration qu'il faut attendre patiemment l'attaque de l'ennemi et s'en tenir à la défensive, sont d'un homme qui ne craint pas de dire la vérité. Il ne la ménagea point aux membres de la Commune, qu'il appelait carrément des imbéciles.

La Commune eut devant elle, jusqu'au H avril, l'ancienne armée de Paris, renforcée par les régiments venus de l'autre côté de la Loire, et commandée par le général Vinoy. C'est seulement à partir du II avril que la véritable armée de Versailles, patiemment organisée par M. Thiers, et dans laquelle étaient compris plusieurs des régiments rendus par l'Allemagne, entra en campagne sous le commandement supérieur du maréchal de Mac-Mahon, tandis que le général Vinoy, qui venait d'être nommé grand chancelier de la Légion d'honneur, prenait le commandement du corps de réserve. A cette date, les canons de marine étaient arrivés ; l'effort allait devenir plus vif et plus général ; mais jusque-là les chefs de l'armée de Versailles s'étaient trouvés presque exclusivement absorbés par des travaux d'organisation. Cluseret avait profité, pour organiser la résistance, des quelques jours pendant lesquels l'armée de Vinoy, en pleine transformation, ralentit son attaque. Le rempart fut réparé aux alentours de la porte Maillot, la porte elle-même fut remise en état, le pont-levis rétabli. Les canonnières, complètement armées, allèrent s'embosser auprès du viaduc du chemin d'Auteuil de manière à protéger les forts du Sud. On commença à voir circuler sur les chemins de fer les wagons blindés, forteresses ambulantes portant des canons et des mitrailleuses.

Le délégué à la guerre s'était donné quatre objectifs à atteindre : augmenter l'effectif de la garde nationale ; séparer la garde nationale sédentaire et les bataillons de marche ; compléter l'armement et les services de l'intendance ; organiser d'une façon sérieuse le commandement.

Il commença par déclarer que le service serait facultatif pour les jeunes gens de 17 à 19 ans, et obligatoire pour tous les hommes non mariés de 19 à 40 ans. Deux jours après, le 6 avril, il revint sur cet arrêté, et rendit le service obligatoire pour tous les hommes de 19 à 40 ans, mariés ou non. Paris frémit de cette décision, qui contraignait les ennemis de la Commune à se battre pour elle. Il avait été également réglé, vu l'abolition des armées permanentes, que tous les soldats présents à Paris seraient de plein droit versés dans la garde nationale. Il y eut comme on devait s'y attendre, un nombre immense de réfractaires. Cluseret fit appel à la dénonciation ; il chargea les gardes nationaux de donner la chasse aux réfractaires. Faites, entre vous, la police patriotique. Il fit en conséquence attribuer aux gardes nationaux le droit de faire des perquisitions à domicile. On finit par établir des bureaux d'arrondissements, armés des pouvoirs les plus étendus et les plus redoutables. Diverses peines furent édictées, de plus en plus sévères, à mesure que le recrutement devenait plus difficile : le désarmement, l'interdiction des droits civils, le renvoi devant les conseils de guerre ou devant la cour martiale. Un arrêté d'une municipalité, postérieur à Cluseret, dit, en parlant des réfractaires : La peine encourue est celle de mort. On voulut prendre les écoliers dans les collèges, les séminaristes et les moines dans les couvents. Le proviseur de Saint-Louis, M. Joguet, s'honora par sa courageuse résistance. Les dominicains d'Arcueil, qui refusèrent de prendre le fusil et de travailler aux barricades, mais en offrant de se faire brancardiers ou ambulanciers, furent jetés en prison et finirent par être massacrés.

On recourait, pour éviter les enrôlements, à la fuite, au déguisement, au changement de domicile : Cluseret fit décider qu'on ne sortirait plus de Paris sans passeport. On fraudait sur les passeports ; il régla que les hommes de 19 à 40 ans ne sortiraient plus. Les trains furent minutieusement surveillés ; les arrestations dans les gares de départ se multiplièrent. Quelques réfractaires obtinrent à prix d'argent de monter sur les tenders, vêtus en chauffeurs et tout barbouillés de suie. D'autres imaginèrent de suivre les corbillards d'un air contrit jusqu'aux cimetières extérieurs ; ils jetaient une couronne d'immortelles sur le cercueil, et prenaient allégrement la route de Versailles. Cluseret éventa la manœuvre ; il ne fut plus permis qu'aux femmes de suivre les convois. Des jeunes gens se laissèrent glisser le long des murailles et s'évadèrent de Paris comme d'une prison. On cite un poète qui loua l'équipage d'un vieux cocher, changea d'habits avec lui, le mit dans la voiture, monta sur le siège, et conduisit son homme jusqu'à Versailles. Les changements de domicile étaient un moyen scabreux, parce qu'on ne quittait le territoire d'une légion que pour entrer sur celui d'une autre. Quelques-uns imaginèrent de prendre des uniformes de fantaisie, ou plus simplement l'uniforme régulier des légions, mais sans numéro du képi. Cluseret décida qu'un garde national qui ne porterait pas au képi le numéro de son bataillon, serait arrêté, puni des peines disciplinaires, et traité comme réfractaire s'il y avait lieu. Il exigea, mais, cette fois, sans aucun succès, la régularité et la sévérité de l'uniforme ; les fédérés les plus exaltés ne rêvaient que galons, écharpes, plumets, sabres traînants ; ils se costumaient en héros de mélodrame. Pour lui, il donna le bon exemple, en ne portant jamais, pendant sa délégation, que le costume civil. Il essaya aussi de supprimer les corps d'exception, qui facilitaient les déguisements. Les services publics, les grandes compagnies, avaient armé leurs employés, qui formaient des corps indépendants ; il les versa dans les bataillons réguliers. II fut moins heureux avec les innombrables volontaires, enfants perdus de Paris, éclaireurs de Bergeret, vengeurs de Flourens, turcos de. la Commune, etc., les Parisiens persistant jusqu'au bout dans leur manie des uniformes, leurs goûts d'indépendance, et leur attachement à des héros de quartier ou d'estaminet. Il y eut pendant toute la durée de la Commune, des corps en formation, sous les dénominations les plus diverses, et quelquefois les plus extravagantes. Malgré tous ces obstacles, Cluseret déploya tant d'activité qu'au bout de peu de jours il pouvait mettre en ligne plus de 60.000 hommes déterminés, sans compter une bonne réserve.

II prit un soin particulier de séparer la garde nationale sédentaire et les bataillons de marche ; mais cette tâche se trouva finalement trop forte pour lui ; on voulait bien être sédentaire, mais à la condition de garder toutes ses munitions, et les fusils à tir rapide. Cluseret fut en outre entravé par un service d'intendance mal conçu et confié à des mains inexpérimentées, par l'ingérence perpétuelle de la Commune et des municipalités, par les innombrables officiers, délégués et commissaires qui souvent ne tenaient leur mandat que d'eux-mêmes, par un comité directeur de l'artillerie, agissant dans sa sphère comme autorité indépendante, et surtout par l'activité malfaisante du Comité central, qui était obligé de ruser pour intervenir dans la politique, mais qui, dans les matières militaires, se mêlait ouvertement de tout, et prétendait avoir le droit de donner ses ordres aux officiers, et même au ministre. Cluseret, après une longue lutte, fut obligé de pactiser avec lui, et de lui laisser l'administration, à condition de ne plus être chicané dans les détails du commandement. Le Comité central avait ses bureaux au ministère de la guerre. Il parut s'accommoder de cet arrangement, qui lui faisait une large part ; mais il ne se désintéressa de rien, et ne consentit jamais à n'être qu'un rouage administratif.

La plus importante mesure consistait à réorganiser le corps d'officiers. Cluseret qui avait servi, à la différence de la plupart de ses collègues, ne croyait pas à l'efficacité de l'élection. Il ne pouvait oublier que le point de départ de l'insurrection du 18 mars était précisément la revendication par la garde nationale du prétendu droit d'élire ses officiers, tous ses officiers, y compris le général en chef. Il avait dit dans sa première proclamation, le 4 avril : En obéissant à vos chefs élus, vous vous obéissez à vous-mêmes. Il acceptait donc les chefs élus, parce qu'il ne pouvait faire autrement ; mais il entendait les accepter aussi peu que possible. Dès le 6 avril, le Journal officiel publiait les deux pièces suivantes, dont la seconde surtout est très-significative.

Considérant qu'il importe que les bataillons de marche aient à leur tête des chefs qui les commandent effectivement ;

Considérant que dans les événements récents un certain nombre de chefs ont fait défaut ;

Vu le décret du 4 avril du délégué à la guerre ;

Le Comité central arrête :

Dans chaque bataillon, un commandant sera nommé par les quatre compagnies de guerre et les conduira. Les compagnies sédentaires resteront sous son contrôle et seront administrées, en son absence, par un capitaine commandant hors cadres.

Tous les commandants devront se présenter en dernier délai, samedi 8, aux bureaux du Comité central, au ministère de la guerre, avec leurs titres de nomination.

A la date du dimanche, 9 avril, le service des secteurs est supprimé.

Par délégation :

ARNOLD, GANDIER, PRUDHOMME, BOURSIER, GROLARD.

Vu et approuvé,

Le délégué à la guerre :

CLUSERET.

 

Immédiatement après cet arrêté, le même numéro du Journal officiel publiait un entrefilet ainsi conçu :

Considérant que, dans les circonstances actuelles, il importe, surtout au point de vue militaire, de voir à la tête des légions des officiers supérieurs ayant des connaissances reconnues ;

Dans les arrondissements qui n'en sont pas pourvus, le chef de légion sera nommé provisoirement par le délégué à la guerre, et sanctionné par le Comité central.

 

Ce n'était qu'un commencement assez timide. Cluseret se sent plus sûr à la date du 26 avril. Il prend un arrêté décisif :

Ministère de la guerre.

Le ministre etc.., considérant que l'organisation des bataillons de la garde nationale nécessite de la part de l'état-major de la légion une aptitude spéciale,

Arrête :

L'état-major de la légion, composé de :

Un chef d'état-major,

Un major de place,

Deux capitaines d'état-major,

Et quatre adjudants,

Est nommé par le délégué à la guerre :

Le délégué à la guerre :

CLUSERET.

 

Le 27, c'est le tour de l'artillerie. Un ordre du jour, signé Cluseret, décide que les nominations d'officiers seront soumises par le comité central d'artillerie à l'approbation du délégué à la guerre. Et le délégué ajoute, par manière d'apologie : Cette mesure est prise en vue de l'aptitude spéciale que requiert le service d'artillerie. En ce qui concerne les chefs de légion, il n'osa pas aller au delà de son arrêté du 6 avril, qui lui réservait le droit de nomination directe, dans les légions qui n'avaient pas de chef élu, mais dans celles-là seulement. Il reconnaît même, à la date du 26, par l'organe du colonel Mayer, que le chef de la légion, commandant en chef du service actif, doit être élu dans la légion conformément aux principes de la fédération. Mais il fait cette déclaration à contre7cœur, et il ajoute tout aussitôt : Ce poste exige des connaissances militaires suffisantes pour vérifier et constater la valeur des chefs de bataillon, et une influence capable de faire exécuter les ordres du délégué à la guerre.

Les chefs de légion étaient de gros personnages, la plupart membres de la Commune, avec lesquels il fallait compter. La difficulté était encore plus grande avec les généraux. La Commune avait une première fois supprimé le titre de général, ce qui n'empêchait pas un grand nombre d'officiers, et même certains chefs de légion, de s'en décorer. Cluseret vint aisément à bout de Lullier. Ce général avait été arrêté à la fin de mars à la suite d'une violente altercation avec le Comité central. On l'avait retenu en prison deux jours ; puis, son innocence ayant été reconnue, il avait été élargi, et incorporé, comme simple garde, dans un bataillon des faubourgs. La situation de simple garde ne lui paraissant pas conforme à son importance, il s'improvisa un beau jour commandant de la flottille. Ce commandement ne fut pas de longue durée. Cluseret fit insérer la note suivante à l'Officiel du 18 avril :

Il est absolument faux que le citoyen Ch. Lullier ait reçu un commandement quelconque dans la flottille.

La Commune ne peut pas donner de commandement à l'homme par la faute duquel, de son propre aveu, le Mont-Valérien est entre les mains de l'ennemi.

 

Cluseret ne se débarrassa pas aussi aisément de Bergeret. Fier de ses services dans la journée du 18, de son titre de général, de celui de membre de la Commune, et de la fonction de délégué à la guerre qu'il avait occupée pendant quatorze jours, Bergeret n'entendait pas rentrer dans le rang, encore moins servir sous Cluseret, dont il était jaloux. On lui avait donné, en guise de compensation, le titre de commandant de la place de Paris. Il aurait bien voulu, en cette qualité, diriger l'armée à sa guise. Cluseret décida que le général Bergeret signerait tous les ordres relatifs au mouvement des troupes, mais après s'être entendu avec le délégué à la guerre. Cet arrêté est du 5 avril. Il ne plut pas à Bergeret, qui ne gagna rien à se plaindre. Dès le lendemain, Cluseret obtenait de la commission exécutive, ou, pour mieux dire, lui dictait un décret ainsi conçu :

Considérant que les grades de généraux sont incompatibles avec l'organisation démocratique de la garde nationale et ne sauraient être que temporaires :

ART. 1er. Le grade de général est supprimé.

ART. 2. Le citoyen Jaroslas Dombrowski, commandant de la douzième légion, est nommé commandant de la place de Paris, en remplacement du citoyen Bergeret, appelé à d'autres fonctions.

 

Le citoyen Bergeret finit par être arrêté. Il resta en prison quelques jours, et fut élargi le 22 avril.

Cluseret avait pourtant mis la main sur quelques officiers d'un certain mérite, Jaroslas Dombrowski, La Cécilia. Wrobleski, ancien garde forestier, lieutenant-colonel dans l'insurrection de 1863 ; puis musicien ambulant en France, commanda un instant la seconde armée. Très-inférieur sous tous les rapports à Dombrowski, il n'était guère remarquable que par sa bravoure.

Cluseret, au milieu des difficultés inextricables de la situation, avait montré de l'habileté et de l'énergie. La prolongation de la lutte lui était due. Il se croyait, non sans raison, nécessaire. Il ne s'en cachait pas, et traitait tout le monde avec hauteur, même les membres de la commission exécutive. Quand cette commission disparut, le 20 avril, et fut remplacée, sous le même titre, par le conseil des délégués, Cluseret, déjà élu membre de la Commune aux élections du 16 avril, par le Ier et le XVIIIe arrondissement, fut confirmé dans sa situation à la guerre, et devint ainsi membre du gouvernement de la Commune, en vertu de l'organisation nouvelle. Il était alors à l'apogée de sa fortune. Il avait obtenu, pour être maintenu à la guerre, 42 voix sur 51 votants. Il n'en fut pas moins arrêté dix jours après par ordre de cette même commission exécutive dont il faisait partie. Son crime était de n'avoir pas pu rendre imprenable le fort d'Issy, contre lequel l'armée de Versailles avait dirigé pendant quinze jours une artillerie formidable. Il avait fait, pour le défendre, tout ce qui dépendait de lui. Il eut le sort de Raoul du Bisson, de Lullier, de Brunei, de Bergeret ; le sort de Rossel, qui lui succéda. Il fut mis en prison comme tous les autres. On cria contre lui à la trahison. Le décret suivant parut, le 1er mai, en tête du Journal officiel :

La commission exécutive

Arrête :

Le citoyen Rossel est chargé, à titre provisoire, des fonctions de délégué à la guerre.

JULES ANDRIEUX, PASCHAL GROUSSET, ED. VAILLANT, COURNET, JOURDE.

 

Le décret ne porte pas la signature de Delescluze.

On lit ensuite les deux entrefilets suivants :

Le citoyen Cluseret est révoqué de ses fonctions de délégué à la guerre. Son arrestation, ordonnée par la commission exécutive, est approuvée par la Commune. — Il a été pourvu au remplacement provisoire du citoyen Cluseret ; là Commune prend toutes les mesures de sûreté nécessaires.

Une note publiée le lendemain est un peu plus explicite :

L'incurie et la négligence du délégué à la guerre-ayant failli compromettre notre possession du fort d'Issy, la commission exécutive a cru de son devoir de proposer l'arrestation du citoyen Cluseret à la Commune, qui l'a décrétée.

La Commune a pris d'ailleurs tous les moyens nécessaires pour retenir en son pouvoir le fort d'Issy.

 

Rossel, dont la fin tragique a inspiré un intérêt universel, à cause de sa jeunesse et de son talent comme officier dans son arme, n'était peut-être pas supérieur à Cluseret comme général. Ses écrits prouvent qu'il aurait pu être un écrivain ; c'était surtout un journaliste plein de verve et d'originalité. Il a laissé dans l'armée la réputation d'un officier instruit et capable. Sa vie privée est sans tache. Il n'avait été employé qu'en sous-ordre pendant la délégation de Cluseret. Sa principale fonction était alors de présider la cour martiale. Il s'en acquitta avec une sévérité qui alla plus d'une fois jusqu'à la cruauté. Le commandant Giraud du 74e bataillon — quartier de Charonne — avait refusé de marcher à la porte Maillot, parce que ses hommes n'avaient pas mangé depuis vingt heures ; la cour martiale, pour faire un exemple, et pour se rendre du premier coup redoutable, le condamna à la peine de mort. Une des affaires qui fit le plus de bruit fut celle du 05° bataillon, qui s'était mutiné à la place Vendôme, et avait refusé de marcher à l'ennemi. C'était un bataillon qui avait eu autrefois pour chef le père de Rossel, et ne l'avait pas réélu. On croyait que le père et le fils en avaient gardé du ressentiment. Attendu, disait l'arrêt, que la faiblesse générale des chefs élus et la lâcheté collective des soldats du 105e bataillon peuvent être imputés à tout le bataillon..... le 105e sera dissous et son numéro rayé des contrôles de la garde nationale. Les officiers, sous-officiers et gardes de ce bataillon seront versés comme simples gardes dans les autres bataillons, incapables de se présenter à une élection civile ou militaire, sous peine de nullité de l'élection. Il y avait en outre dans le dispositif des condamnations aux travaux forcés à perpétuité. La Commune elle-même s'émut. Une commission de révision fut chargée par elle d'examiner à nouveau l'affaire. L'arrêt fut cassé, les inculpés renvoyés devant le conseil de guerre de la 15e légion. Cette décision, rendue le 25 avril, est précédée de considérants flétrissants pour Rossel. La commission de révision considérant... que la cour ne se composait que de trois membres nommés régulièrement, auxquels étaient adjoints deux membres arbitrairement désignés ; que le président de ladite cour était chef d'état-major du délégué à la guerre, partie plaignante ; que de plus, comme fils de l'ancien commandant du 105e bataillon, la délicatesse autant que la justice imposaient au président Rossel le devoir de se récuser... Malgré cette aventure, le président Rossel devenait, cinq jours après, délégué à la guerre, grâce à l'appui de Delescluze.

Rossel ne dirigea la guerre que pendant dix jours, du 30 avril au 10 mai. Pendant ce court espace, il montra qu'il connaissait à fond son métier, qu'il était laborieux et intrépide ; il ne fut ni moins orgueilleux ni moins hautain que Cluseret. Il subit, comme lui, et même plus que lui la collaboration des incapables et la domination des civils.

Son premier acte d'autorité fut de modifier les commandements. Entre Dombrowski et Wrobleski, commandant, le premier, l'aile droite, le second, l'aile gauche de l'armée, il forma un commandement du centre, qui allait de la Seine à la rive gauche de la Bièvre, et le confia à La Cécilia. C'était une opération excellente, puisqu'elle mettait La Cécilia, officier de talent, bien en ligne. Par le même arrêté, il institua deux brigades de réserve, sous les ordres du général Bergeret et- du général Eudes, choix déplorables, qui probablement lui furent imposés. On peut dire, pour sa défense, qu'il fut constamment gêné par la Commune et le Comité central, qui ne cessaient de lutter entre eux et contre lui. A part quelques anciens officiers, lieutenants ou capitaines, et des Polonais, comme les deux Dombrowski, Wrobleski, Okolowitz, et quelques autres, tous les officiers qu'il avait autour de lui n'étaient que des civils, affublés d'un uniforme et galonnés avec profusion. La plupart des chefs de légion n'avaient jamais servi que dans la garde nationale. On voit figurer parmi eux Boursier, marchand de vin ; Lisbonne, acteur, puis directeur de théâtre ; Ranvier, peintre décorateur ; Millière, avocat ; Jaclard, professeur de mathématiques. L'histoire de ce Jaclard, si ou la racontait, montrerait à elle seule le désordre qui régnait dans les administrations et dans les esprits. Il avait été adjoint de M. Clémenceau, et avait signé la première déclaration des maires. Il passa ensuite aux insurgés, qui le firent chef de légion ; mais il avait peine à se faire accepter sous cette nouvelle forme. Il avait été nommé par le Comité central, confirmé ensuite par la Commune et le délégué à la guerre ; c'était purement et simplement un commandant imposé. Ses soldats le sommaient tous les jours de se retirer pour faire place à un chef élu. Il finit par se résigner à l'abdication après une longue résistance :

J'ai toujours répété, dit-il, qu'investi d'un pouvoir par ordre de la Commune et de son délégué à la guerre, j'étais prêt à me retirer sur un ordre contraire émané de la même source.

En attendant, je suis resté à mon poste, comme c'était mon devoir, et m'y suis maintenu. C'eût été un crime — de haute trahison que de l'abandonner sur la sommation qui me serait faite par tout autre que le délégué de la Commune, et de céder devant une tentative d'agression aussi misérable que celle dont l'état-major de la 17e légion a été l'objet dans la nuit du 5 au 6 mai.

 

Quand Rossel fit procéder à des examens pour les places d'officiers d'état-major, il inséra dans son arrêté la phrase suivante, qui montre bien la pénurie où il se trouvait : Attendu, dit-il, que les connaissances et les aptitudes militaires sont très-peu répandues dans la garde nationale, l'examen actuel portera principalement sur les aptitudes intellectuelles et la valeur morale et politique des candidats. C'était se contenter de peu. Le président du jury, chargé de composer le jury d'examen, est Arnold, membre du Comité central et de la Commune ; un jeune homme de trente ans, architecte, qui n'a jamais servi, et qui était, avant le 4 septembre, sous-inspecteur des travaux de Paris.

Si les officiers étaient pour Rossel des auxiliaires incapables, les membres du Comité central étaient des auxiliaires envahissants, qui ne tendaient à rien moins qu'à devenir des maîtres.

L'Officiel du 5 mai contenait la circulaire suivante :

Aux généraux, aux colonels et chefs de service dépendant de la délégation de la guerre.

J'ai l'honneur de vous informer que, d'accord avec le Comité de Salut public, — le Comité de Salut public venait de remplacer la commission exécutive —, j'ai admis en principe et je vais mettre immédiatement en pratique le concours complet du Comité central de la fédération de la garde nationale pour tous les services administratifs, et pour la plus grande partie des services d'organisation dépendant de la délégation de la guerre.

Cette séparation de pouvoirs pourra amener dans le personnel un changement dont je tiens à vous avertir.

Cet accord a été motivé de ma part par les raisons suivantes :

L'impossibilité de recruter en temps utile le personnel administratif nécessaire au service ;

La convenance de séparer absolument l'administration du commandement ;

La nécessité d'employer de la façon la plus efficace, non-seulement la bonne volonté, mais la haute autorité révolutionnaire du Comité central de la fédération.

Salut et fraternité.

 

Il est clair que, dans cette pièce, Rossel se présente comme ayant fait lui-même la séparation des deux services, en conservant la haute main sur l'un et sur l'autre. Il -n'en était rien. La séparation lui avait été imposée, et elle était complète. L'Officiel du 6 contient l'arrêté suivant du Comité de Salut public, qui lui enlève très-nettement toute ingérence dans l'administration :

Le Comité de Salut public arrête :

Art. 1er. La délégation à la guerre comprend deux divisions :

Direction militaire ;

Administration.

Art. 2. Le colonel Rossel est chargé de l'initiative et de la direction des opérations militaires.

Art. 3. Le Comité central de la garde nationale est chargé des différents services de l'administration de la guerre, sous le contrôle direct de la commission militaire communale.

Le Comité de Salut public,

ARMAND, GERARDIN, FÉLIX PYAT, LÉO MEILLET, RANVIER.

 

Cet arrêté limitait étrangement le pouvoir de Rossel. Il n'était plus que la moitié d'un ministre. Quelques jours après, nouvel abaissement.

Le citoyen Moreau, membre du Comité central, est nommé commissaire civil de la Commune auprès du délégué à la guerre. Et la Commune ne s'en tint pas là ; elle en vint à placer des commissaires auprès de tous les généraux, pour se conformer de plus en plus aux traditions révolutionnaires et aux pratiques de la Convention. Le cordonnier Dereure fut chargé de contrôler les opérations de Dombrowski. Le Comité central, ainsi rétabli dans la place, se mit à faire des nominations directes, sans plus se soucier ni du délégué, ni de la commission militaire communale. La Commune, sentant que si le Comité central redevenait tout-puissant sur la garde nationale, elle se trouverait sous sa main, et craignant peut-être un complot dont Rossel et Moreau seraient les chefs, publia le décret suivant, dont les considérants montrent qu'elle savait avoir affaire à forte partie :

La Commune de Paris,

Considérant que le concours du Comité central de la garde nationale dans l'administration de la guerre, établi par le Comité de Salut public, est une mesure nécessaire, utile à la cause commune ;

Considérant, en outre, qu'il importe que les attributions en soient nettement définies, et que, dans ce but, il convient que la commission de la guerre soit appelée à définir ces attributions, de concert avec le délégué à la guerre,

Décrète :

Article unique. La commission de la guerre, de concert avec le délégué à la guerre, réglementera les rapports du Comité central de la garde nationale avec l'administration de la guerre.

 

En vertu de ce décret, la commission de la guerre arrêta immédiatement que le Comité central ne nommerait plus à aucun emploi ; on lui laissa seulement le droit de proposer des candidats à la commission de la guerre. En outre, le Comité central tut astreint à rendre compte chaque jour de la gestion de chaque service.

Mais, finalement, à qui resta l'autorité ? Est-ce au Comité central, à la Commune ou à Rossel ? Par qui furent faites les nominations ? Chacun tirait de son côte. Rossel étant le plus ferme, était le plus obéi, et pourtant il ne l'était guère. On le voit par les destitutions qu'il était obligé de prononcer contre des officiers, pour s'être adressés directement au Comité central ou à la commission. La garde nationale était composée de légions, commandées, les unes par des colonels élus, les autres par des chefs que le Comité central leur avait donnés : organisation parfaitement absurde. Rossel prit un grand parti. Il y avait dans chaque légion des bataillons de marche et des bataillons sédentaires ; il prit les bataillons de marche, et en forma des régiments, dont il nomma les commandants. Cette mesure radicale ne passa pas sans soulever des orages. Il répondit qu'il conservait la légion comme centre administratif, mais qu'il avait voulu créer une unité tactique. Cette raison était indiscutable. On peut juger de la différence qu'il y avait entre les légions par deux chiffres. Plusieurs légions n'atteignirent pas le chiffre de 2.000 hommes ; la légion de Popincourt — onzième légion — en comptait 22.000. Rossel s'efforçait, par la création des régiments, de remédier à cette inégalité, et de diminuer l'autorité des chefs élus, ne pouvant pas la détruire. H voulait réduire les chefs de légions à des écritures et à des parades. Là ne se bornèrent pas ses réformes. Il se montra terrible contre les réfractaires, ce qui était à la fois une iniquité et une imprudence. Ce fut lui qui imagina le système des cartes d'identité. Tout citoyen était obligé de présenter sa carte d'identité, à toute réquisition d'un magistrat ou d'un officier de la garde nationale. Ces cartes d'identité étaient délivrées par un bureau de quartier. Les citoyens qui ne pouvaient pas prouver, par la présentation de leur carte, qu'ils appartenaient au service régulier de la garde nationale, étaient immédiatement incorporés dans le bataillon de leur quartier. La Commune hésita d'abord à voter un pareil décret ; elle se borna à prescrire des mesures pour la recherche et la punition des réfractaires. La carte finit pourtant par être exigée. La gloire d'avoir inventé cette nouvelle forme de persécution appartient sans conteste à Rossel. Pour montrer que les révolutionnaires les plus ardents n'avaient pas le droit de l'accuser de faiblesse ou de modérantisme, on peut citer cet ordre du jour émané de lui :

Il est défendu d'interrompre le feu pendant un combat, quand même l'ennemi lèverait la crosse en l'air ou arborerait le drapeau parlementaire.

Il est défendu sous peine de mort de continuer le feu après que l'ordre a été donné de le cesser, ou de continuer à se porter en avant lorsqu'il a été prescrit de s'arrêter. Les fuyards et ceux qui resteront en arrière isolément seront sabrés par la cavalerie ; s'ils sont nombreux, ils seront canonnés. Les chefs militaires ont pendant le combat tous pouvoirs pour faire marcher et poux faire obéir les officiers et soldats placés sous leurs ordres.

 

Il ne s'agissait pas de prendre ces déclarations pour des menacer vaines. Le président de la cour martiale avait prouvé que ce n'était pas seulement en paroles qu'il était impitoyable.

Dans la séance du 28 avril, deux jours avant la chute de Cluseret, Billioray disait : Il ne nous faut pas de dictature à la guerre. Dans cette partie du service, on se moque véritablement de la Commune en ne tenant pas compte de ses décisions. L'administration de la guerre est l'organisation de la désorganisation. Le mot était dur, mais il était juste. Il l'était sous Rossel tout autant que sous Cluseret. Le désordre n'était imputable ni à l'un, ni à l'autre. Il était partout ; il naissait de la situation elle-même. La Commune n'avait trouvé la précision et la fixité en rien. Elle ne savait pas, au bout de six semaines, pourquoi elle était, ni ce qu'elle était. Rossel était surveillé par Moreau, délégué civil à la guerre, par la commission militaire communale, par la Commune elle-même, par le Comité central de la fédération. Il avait sous ses ordres des généraux et des colonels membres de la Commune ; Eudes fit même partie du Comité de salut public dans l'organisation du 8 mai. La commission communale, le comité de la fédération, le comité central d'artillerie, les chefs de légion, les municipalités, les comités et sous-comités d'arrondissements lui disputaient pied à pied son autorité. Le gouvernement changeait chaque jour, et chaque gouvernement nouveau était plus incapable, plus tracassier et plus odieux que le précédent. La liste des commandants du fort d'Issy suffirait pour faire comprendre la situation militaire de la Commune. Le fort fut commandé d'abord par Mégy, puis par Larroque, colonel d'état-major. Au commencement de mai, la Commune y envoya Dombrowski ; le Comité central, de son côté, y envoya Wrobleski. Rossel, ne pouvant souffrir ces empiétements, les fit repartir l'un et l'autre pour leur quartier général. Il appela Eudes au commandement de la forteresse ; ce n'était pas avoir la main heureuse. Eudes, dès qu'il comprit de quoi il s'agissait, rentra dans Paris, abandonnant tout à son chef d'état-major Collet. Rossel alla plusieurs fois à Issy de sa personne. Il voulut même un moment y reprendre l'offensive ; il lui fallait pour cela 12.000 hommes ; qu'on lui avait promis. Il les attendit vainement. Sur ses réclamations pressantes, il en vint enfin 7.000. Ce n'était pas la même chose. Tout s'effondrait. Rossel avait dû s'y attendre. Il est étrange qu'avec ses connaissances militaires, jugeant ses confédérés avec une sévérité extrême, il ait pourtant accepté de jouer cette partie. Avait-il compté sur un soulèvement des grandes villes ? Sur une défection de l'armée ? Il était au moins persuadé que son autorité ne serait pas entravée, ou que, par son énergie, il briserait les résistances. Il avait toujours méprisé la Commune. Son plan était de l'annuler, par le moyen du Comité central avec le concours de deux ou trois hommes d'action, qui finalement lui firent défaut. Il s'isolait de plus en plus, dans les derniers jours, comme un homme qui achève son rôle, et qui veut tomber avec dignité. Il n'envoyait même plus de rapports. A la séance du 8 mai, Miot se plaint que la Commune n'ait plus reçu de rapport militaire depuis trois jours. — Le citoyen Dereure. Depuis huit jours nous n'en avons pas eu. — Le citoyen président (c'est, ce jour-là, le général Eudes). Voulez-vous envoyer deux membres au Comité de salut public ?Le citoyen Régére. A quoi bon ? Le Comité est comme nous. Il n'a rien reçu.

Les nouvelles de guerre que Rossel aurait pu donner, n'étaient pas de nature à réconforter la Commune. Les Versaillais avançaient chaque jour ; à Neuilly, à Auteuil, ils couvraient les remparts d'une pluie de feu. Le fort d'Issy, qui était comme perdu pour l'insurrection depuis la fin d'avril, et dont la situation désespérée avait entraîné la chute de Cluseret, prolongeait de quelques jours sa résistance, mais les hommes compétents ne pouvaient plus s'y tromper. On perdait du monde de part et d'autre, il aurait mieux valu en finir.

Le jour même où Rossel prenait possession du ministère, le colonel d'état-major Leperche, major de tranchée, avait adressé au commandant du fort d'Issy la sommation dont voici le texte :

Au nom et par ordre de M. le maréchal commandant en chef de l'armée, nous, major de tranchée, sommons le commandant des insurgés réunis en ce moment au fort d'Issy, d'avoir à se rendre, lui et tout le personnel enfermé dans le fort.

Un délai d'un quart d'heure est accordé pour répondre à la présente sommation.

Si le commandant des forces insurgées déclare, par écrit, en son nom et au nom de la garnison tout entière du fort d'Issy, qu'il se soumet, lui et les siens, à la présente sommation, sans autre condition que d'obtenir la vie sauve et la liberté, moins l'autorisation de résider à Paris, cette faveur sera accordée.

Faute par lui de répondre dans le délai indiqué plus haut, toute la garnison sera passée par les armes.

Tranchées devant le fort d'Issy, 30 avril 1874.

 

Le colonel Rossel, délégué à la guerre, répondit le lendemain :

Mon cher camarade,

La prochaine fois que vous vous permettrez de nous envoyer une sommation aussi insolente que votre lettre autographe d'hier, je ferai fusiller votre parlementaire conformément aux usages de la guerre.

Votre dévoué camarade,

ROSSEL,

Délégué de la Commune de Paris.

 

La Commune, amoureuse des fanfaronnades, battit des mains à cette réponse, et fit à peine attention à la sommation du colonel Leperche, qui annonçait très-clairement la défaite.

Il fallut encore quelques jours pour achever la prise du fort. La division Faron s'empara du château d'Issy dans la nuit du 1er au 2 mai. La gare de Clam art fut prise le 5. Enfin, le 38a de ligne entra le 9 mai dans la fort, qu'il trouva évacué, bien qu'encore garni de son matériel.

Le 9 mai à midi, Rossel expédie la dépêche suivante :

Le drapeau tricolore flotte. sur le fort d'Issy abandonné hier au soir par la garnison.

Il fait immédiatement afficher sa dépêche à profusion. Dans quel but ? On n'eût pas plus fait pour une victoire.

Le même jour Delescluze interrompt la séance de la Commune par ces paroles :

Vous discutez, quand on vient d'afficher que le drapeau tricolore flotte sur le fort d'Issy. Citoyens, il faut aviser sans retard. J'ai vu ce matin Rossel, il a donné sa démission ; il est bien décidé à ne pas la reprendre.

Tous ses actes sont entravés par le Comité central. Il est à bout de forces. J'ai été témoin de son désespoir.

 

Rossel écrivit la lettre suivante, qui mérite d'être conservée.

Paris, 9 mai 1871.

Citoyens membres de la Commune,

Chargé par vous à titre provisoire de la délégation de la guerre, je me sens incapable de porter plus longtemps la responsabilité d'un commandement où tout le monde délibère et où personne n'obéit.

Lorsqu'il a fallu organiser l'artillerie, le comité central d'artillerie a délibéré et n'a rien prescrit. Après deux mois de révolution, tout le service de nos canons repose sur l'énergie de quelques volontaires dont le nombre est insuffisant.

A mon arrivée au ministère, lorsque j'ai voulu favoriser la concentration des armes, la réquisition des chevaux, la poursuite des réfractaires, j'ai demandé à la Commune de développer les municipalités d'arrondissement.

La Commune a délibéré et n'a rien résolu.

Plus tard, le Comité central de la fédération est venu m'offrir presque impérieusement son concours à l'administration de la guerre. Consulté par le Comité de salut public, j'aï accepté ce concours de la manière la plus nette, et je me suis dessaisi, en faveur des membres de ce Comité, de tous les renseignements que j'avais sur l'organisation. Depuis ce temps-là, le Comité central délibère, et n'a pas encore su agir. Pendant ce temps, l'ennemi enveloppait le fort d'Issy d'attaques aventureuses si imprudentes, que je l'en punirais si j'avais la moindre force militaire disponible.

La garnison, mal commandée, prenait peur, et les officiers délibéraient, chassaient du fort le capitaine Dumont, homme énergique, qui arrivait pour les commander, et tout en délibérant, évacuaient leur fort, après avoir sottement parlé de le faire sauter, chose plus impossible pour eux que de le défendre.

Ce n'est pas assez. Hier, pendant que chacun était au travail ou au feu, les chefs de légion délibéraient pour substituer un nouveau système d'organisation à celui que j'avais adopté, afin de suppléer à l'imprévoyance de leur autorité, toujours mobile et mal obéie. Il résulta de leur conciliabule un projet au moment où il fallait des hommes, et une déclaration de principes au moment Où il fallait des actes.

Mon indignation les ramena à d'autres pensées, et ils me promirent pour aujourd'hui, comme le dernier terme de leurs efforts, une force organisée de 12.000 hommes, avec lesquels je m'engage à marcher à l'ennemi. Les hommes devaient être réunis à onze heures et demie. Il est une heure, et ils ne sont pas prêts. Au lieu d'être 12.000, ils sont environ 7.000. Ce n'est pas du tout la même chose.

Ainsi la nullité du comité d'artillerie empêchait l'organisation de l'artillerie ; les incertitudes du comité central de la fédération arrêtaient l'administration ; les préoccupations mesquines des chefs de légion paralysaient la mobilisation des troupes.

Je ne suis pas homme à reculer devant la répression, et hier, pendant que les chefs de légion discutaient, le peloton d'exécution les attendait dans la cour. Mais je ne veux pas prendre seul l'initiative des mesures énergiques, endosser seul l'odieux des exécutions qu'il faudrait faire pour tirer de ce chaos l'organisation, l'obéissance et la victoire. Encore si j'étais protégé par la publicité de mes actes et de mon impuissance, je pourrais conserver ce mandat. Mais la Commune n'a pas le courage d'affronter la publicité. Deux fois déjà je vous ai donné des éclaircissements nécessaires, et deux fois, malgré moi, vous avez voulu avoir le comité secret

Mon prédécesseur a eu le tort de se débattre dans cette situation absurde.

Éclairé par son exemple, sachant que la force d'un révolutionnaire ne consiste que dans, la netteté de sa situation, j'ai deux partis à choisir : Briser l'obstacle qui entrave mon action, ou me retirer. Je ne briserai pas t'obstacle, car l'obstacle, c'est vous et votre faiblesse ; je ne veux pas attenter à la souveraineté publique.

Je me retire, et j'ai l'honneur de vous demander une cellule à Mazas.

ROSSEL.

 

Cette longue lettre est un article de journal bien fait, et un peu déclamatoire. Elle contient un mot atroce : le peloton d'exécution attendait dans la cour. L'avoir fait est d'un criminel ; s'en vanter, même s'il l'a fait, n'est pas d'un homme politique. fi a pu le faire. C'est lui qui a fait installer les réfractaires du XIXe arrondissement dans les fossés du fort de Vanves pendant que le fort était bombardé à outrance.

Il voulait être arrêté, il le fut.

La Commune, formée en comité secret, renouvela son Comité de salut public, se mit en quelque sorte dans ses mains, en décidant qu'elle ne tiendrait plus que trois séances par semaine, et remplaça Rossel par un délégué civil, qui fut Delescluze.

Elle prenait ainsi la direction de la guerre. Ce fut la dernière de ses fautes. Elle n'avait cessé d'en commettre depuis le jour de son installation.

Qu'était-elle cette Commune qui, à l'heure décisive, acceptait, après tant d'autres responsabilités, celle des opérations militaires ? Quels étaient sa raison d'être et son but ?

Paris avait des griefs, fondés ou non, contre le Gouvernement et l'Assemblée ; c'était assez peut-être pour expliquer une émeute, mais, pour fonder un gouvernement, il faut une idée. On cherche vainement celle de la Commune dans ses déclarations et dans son histoire.

On voit bien ce qu'elle voulait renverser ; elle voulait renverser le Gouvernement et l'ordre social existant. On ne voit pas ce qu'elle voulait fonder.

Elle avait beau déclarer, quand elle avait intérêt à se faire petite, qu'elle n'était qu'une assemblée municipale, qu'elle ne réclamait que les franchises de Paris ; elle voulait renverser et remplacer le Gouvernement. Elle en faisait un de toutes pièces, ayant ses ministres, ses finances, son armée, son drapeau. Elle proscrivait en ces termes le drapeau national, qu'elle avait remplacé par le drapeau rouge : Les citoyens devront faire disparaître dans le plus bref délai le drapeau tricolore, qui, après avoir été celui de la révolution, est devenu la bannière flétrie des assassins de Versailles. Elle ne voulait pas seulement être un État dans l'État ; elle voulait être la capitale, ou plus exactement la souveraine d'une fédération de communes. Ce qui le prouve, c'est l'adresse de Paschal Grousset aux grandes villes ; c'est l'envoi en province de délégués et même de généraux ; c'est la Commune proclamée à Lyon, à Marseille, au Creuzot, à Toulouse. Une fédération de communes ! Les États-Unis, la Suisse sont des fédérations d'États. La Commune ne sait pas ce que c'est qu'une commune, elle ne sait pas ce que c'est qu'une fédération ; elle ne sait pas en quoi consiste l'unité nationale, ni à quoi elle sert. Elle fait une révolution avec un mot et une haine.

La haine de la bourgeoisie. La révolution du 18 mars a été faite exclusivement par les ouvriers, avait dit Frankel. La Commune le dit aussi, hautement, franchement, dès le premier jour : Je suis l'avènement du prolétariat. L'avènement à quoi ? A l'égalité ? non ; l'égalité existait. A la domination ? sans doute ; c'est ce qui s'appelle, en langue socialiste, l'égalité. La bourgeoisie a fait son temps : nous la remplaçons, comme elle avait, en 1789, remplacé la noblesse. On remplace et on renverse la noblesse, qui est un privilège. Mais, qu'est-ce que la bourgeoisie ? Un bourgeois est tout uniment un citoyen qui est éclairé et qui possède. On ne renverse pas la bourgeoisie, on y arrive. Ou bien encore, on la renverse, mais en supprimant les deux générateurs de la civilisation, qui sont la propriété et le foyer domestique. La Commune n'y manque pas. Elle laisse percer dans tous ses actes le dédain de la propriété et de la famille. Elle n'a ni système, ni principe ; c'est ce qui la réduit à détruire sans fonder, et à n'attaquer que faiblement, maladroitement, avec des contradictions et des incohérences. Le peu de lois qu'elle a faites montrent à la fois l'existence d'une rancune, et l'absence d'une doctrine.

La loi sur les échéances, la loi sur les loyers, lois de circonstance si l'on veut, ont pourtant ce double caractère. C'est certainement du socialisme, et du socialisme à l'état d'expédient.

La loi sur les échéances donne aux débiteurs un sursis de trois ans, à partir du 15 juillet 1871, et sans intérêts pendant ces trois ans. La loi sur les loyers fait cadeau de trois termes aux locataires, mène aux locataires en garni ; elle leur donne le droit exclusif de résilier leurs baux pendant une période de six mois, et proroge de trois mois les congés donnés par les propriétaires

La Commune ne se contente pas de rendre gratuitement tous les objets engagés au Mont-de-Piété pour un prêt ne dépassant pas 20 francs, ce qui comprenait plus de 800.000 articles ; elle annonce l'intention de liquider le Mont-de-Piété et de le remplacer par une institution communale de crédit au travail, dont personne dans l'assemblée, on le voit en lisant la discussion, ne se fait une idée un peu précise.

La Commune intervient dans les conventions entre les parties : les propriétaires ne pourront pas congédier les locataires pendant la durée du siège. Elle dispose des intérêts privés : les ateliers délaissés par leurs patrons seront ouverts ; ils seront exploités par les anciens ouvriers de la maison, formés en syndicat. Elle fait des règlements sur l'emploi du temps : le travail de-nuit est interdit pour les boulangers ; et sur les rapports entre ouvriers et patrons : les patrons ne pourront plus imposer d'amendes, ni exercer de retenues. Elle est, en toute occasion, hostile aux patrons : dans les marchés avec l'État ou la Commune, Ies associations coopératives auront la préférence. Elle dépouille de leurs charges sans indemnité tous les officiers ministériels qui ne font pas acte d'adhésion à la révolution du 18 mars. Plus tard, elle transforme les huissiers, notaires, commissaires-priseurs et greffiers en fonctionnaires nommés et appointés par le gouvernement.

Peu de jours avant la débâcle, Grélier fait paraitre à l'Officiel une note de trois lignes annonçant que les lites de rente des Versaillais seront brûlés.

Les habitants de Pâris sont invités de se rendre à leur domicile sous les quarante-huit heures ; passé ce délai, leurs titres de rente grand-livre seront brûlés.

Pour le Comité central,

GRÊLIER.

 

Quelle imprudence ! Jourde se retirera, si Grêlier n'est pas désavoué et puni. Plusieurs membres partagent son indignation. Un seul livre le secret de la comédie Il faudra sans doute le faire ; mais il est imprudent de le dire à présent. Après tout, ce Grêlier, auteur de la note, n'est pas le premier venu. Il était, avant le 26 mars, délégué du Comité central à l'intérieur. On savait bien, dans la Commune, que Grêlier n'avait agi que par ordre du Comité. On n'osait pas le dire, parce que le Comité était le vrai maître. On ne parla jamais que de Grêlier. Un membre se hasarda à dire : Il faut punir Grêlier et ses complices. Le mot parut imprudent ; il fut étouffé.

Il y eut aussi des décisions, et surtout des propositions qui touchaient à la famille.

Il fut décidé que, pour l'indemnité allouée aux femmes de gardes nationaux, les concubines seraient assimilées aux femmes mariées.

Le citoyen Vésinier fit la proposition suivante, à la séance du 17 mai : le temps manqua pour la discuter.

La loi du 8 mai 1816 est rapportée ; le décret du 21 mars 1803, promulgué le 31 du même mois, est remis en vigueur. — Ceci n'est que le rétablissement du divorce.

Tous les enfants reconnus sont légitimes et jouiront de tous les droits des enfants légitimes.

Tous les enfants, dits naturels, non reconnus, sont reconnus par la Commune et légitimés.

Tous les citoyens âgés de dix-huit ans, et toutes les citoyennes âgées de seize ans, qui déclareront devant le magistrat municipal qu'ils veulent s'unir par les liens du mariage, seront unis, à la condition qu'ils déclareront en outre qu'ils ne sont pas mariés, ni parents jus, qu'au degré qui, aux yeux de la loi, est un empêchement au mariage.

Ils sont dispensés de toute autre formalité légale.

Leurs enfants, s'ils en ont, sur leur simple déclaration seront reconnus légitimes.

 

Si cette belle proposition avait été mise en délibération, nul ne saurait dire ce qui serait advenu. L'habileté des grands politiques consistait à écarter les discussions de cette sorte, à les réserver pour les temps heureux où la Commune de Paris dicterait en paix ses lois à la France.

Le socialisme de la Commune n'est pas plus savant que sa politique, et sa politique ne vaut pas mieux que sa tactique militaire. On avait pris le nom de Commune dans l'histoire de la Révolution comme on y avait pris le drapeau rouge, et avec ce nom, sous ce drapeau, on allait à l'aventure.

Cette tragédie, qui faillit perdre la France et qui coûta tant de sang, commença, comme un mélodrame, par des tirades et des mascarades. On ne fait pas un soldat avec un plumet, ni un législateur avec une écharpe. Jamais on ne vit plus de confusion, d'incertitude, d'ignorance, de présomption, de contradictions.

Pendant le siège, après la capitulation, au lendemain du 18 mars, depuis l'avènement de la Commune, on ne cessait de crier contre les Prussiens. Mais la Commune comptait parmi ses membres un Prussien non nationalisé, Frankel ; elle en fit même un de ses ministres ; elle exempta du service militaire les Alsaciens-Lorrains, et eux seuls ; elle fit des avances aux généraux prussiens ; sa première parole fut pour déclarer qu'elle observerait scrupuleusement le traité avec la Prusse. Paschal Grousset, délégué aux relations extérieures, écrivit au commandant en chef du 3e corps de l'armée allemande une lettre qui resta sans réponse et dont voici le texte :

Général,

Le soussigné, membre de la Commune de Paris, délégué aux relations extérieures, a l'honneur de vous soumettre les observations suivantes :

La ville de Paris, engagée au même titre que toutes les autres parties de la République française par les préliminaires de paix signés à Versailles, a le devoir de connaître comment le traité s'exécute.

Il est pour elle de la plus haute importance de savoir notamment si le gouvernement de Versailles a effectué entre les mains du plénipotentiaire allemand un premier versement de 500 millions de francs ou de toute autre somme à valoir sur l'indemnité stipulée, et si, par suite de ce versement, les chefs de l'armée allemande ont arrêté la date de l'évacuation par les troupes placées sous leurs ordres, des forts de la rive droite qui font partie intégrante et inséparable du territoire de Paris.

Le soussigné vous demande, général, de vouloir bien lui communiquer les renseignements dont vous disposez à cet égard.

 

On avait déclaré, pendant le siège par les Prussiens, qu'il suffirait pour débloquer Paris de faire marcher le peuple entier dans une sortie torrentielle. Ce moyen était infaillible, et on y recourut contre l'armée française dans la mémorable journée du 3 avril. Dès le lendemain, Cluseret déclara que la guerre serait purement défensive : on se soumit ; on se disposa pour n'être plus, jusqu'à la fin, que des assiégés.

La première revendication avait été pour les franchises communales, et pour le droit que s'attribuait la garde nationale d'élire elle-même ses chefs. Plus de maires imposés ! Plus d'officiers non élus ! A peine installée, la Commune impose à la garde nationale ses généraux, aux arrondissements leurs municipalités.

On peut dire assurément qu'elle s'impose elle-même à Paris. Au 28 mars, malgré le concours des anciens maires, les abstentions furent de 54 sur 100 ; et le 16 avril, quand la Commune eut fait ses preuves et se trouva réduite à elle-même, les abstentions furent de 80 sur 100. (Votants, 53.679 ; abstenants, 205.173.) Il fut décidé, après coup, que le huitième des électeurs ne serait plus nécessaire pour rendre une élection valable. On fut élu avec 1.000 voix. Valider ces élections, s'écria Arthur Arnould, c'est le plus grand croc-en-jambe que jamais gouvernement ait donné au suffrage universel. Vous tombez dans le ridicule et l'odieux.

Un des griefs antérieurs au 18 mars était la suppression de six journaux par le général Vinoy. le Comité central en laisse supprimer deux le 18 mars ; la Commune, le 18 avril, en supprime quatre ; le 18 mai, elle en supprime dix. S'il faut en croire Vermorel, Félix Pyat aurait proposé ces suppressions, qu'il blâma ensuite dans son journal : détail d'un mince intérêt. La liberté de la presse trouva pourtant des défenseurs, même dans les rangs de l'insurrection. Des bataillons écrivirent à la Commune pour réclamer.

Autre grief d'avant le 18 mars : l'arrestation de Piazza et de Brunet la condamnation de Blanqui et de Flourens. L'insurrection, fidèle à ses anciennes revendications, abolit les conseils de guerre : Elle devait cela à nos frères de l'armée ; elle brûla la guillotine devant la statue de Voltaire : Le comité du XIe arrondissement a fait saisir cet instrument servile de la domination tyrannique, et en a voté la destruction pour toujours. Mais la Commune emprisonna Lullier, du Bisson, Bergeret, Brunel, Cluseret, Rossel ; elle laissa Raoul Rigault remplir les prisons ; il allait avec Ferré passer ses soirées aux Folies-Dramatiques et dressait ses listes pendant les entr'actes : elle donna aux maires, aux adjoints, aux membres des sous-comités d'arrondissements, aux officiers, sous-officiers et délégués des compagnies, le droit d'arrêter dans la rue les réfractaires, et de fouiller les maisons pour les y trouver. Les concierges étaient tenus de les dénoncer, sous peine d'emprisonnement. Après avoir hésité à voter la mesure des cartes d'identité, réclamée par Rossel, elle la vota pourtant, après la chute de Rossel ; tout citoyen, âgé de 19 à 40 ans, fut contraint d'avoir constamment sur lui sa carte d'identité et de l'exhiber à tout requérant. Un simple garde national non gradé qui vous rencontrait dans la rue — tout le monde était garde national —, pouvait exiger la production de votre carte, et si vous ne l'aviez pas, vous conduire en prison comme suspect.

En prison Tout le monde y allait et tout le monde y envoyait. Tous les généraux de la Commune furent mis en prison l'un après l'autre. Bergeret, emprisonné à Mazas, avait écrit sur les murs de sa cellule : Cluseret, je t'attends ici dans huit jours. La prédiction ne manqua pas de s'accomplir. On arrêtait des passants comme Chanzy, Langourian, Turquet ; des républicains avérés, des patriotes éprouvés comme Schœlcher ; les auteurs mêmes de la révolution du 18 mars, comme Assi. Un va-et-vient continuel d'arrestations et de libérations. Un jour que Dombrowski venait de se signaler dans un engagement où il avait eu l'avantage sur les Versaillais, il fut arrêté, sur le chemin de son quartier général, par un garde national ivre et conduit au poste. Il y resta quelques heures. On compte 3.632 entrées au dépôt, du 18 mars au 27 mai, rien que pour les hommes.

La Commune, qui avait aboli, en grande pompe, les conseils de guerre, décida ensuite qu'il y aurait un conseil de guerre par légion. Il fallait du temps pour organiser tant de conseils ; elle créa, en attendant, la cour martiale, qui fonctionna sur-le-champ. La cour fit sa jurisprudence : code de procédure, code pénal. Rossel opina pour qu'il n'y eût qu'une seule peine : la mort. La cour préféra d'y mettre un peu de variété. La Commune s'érigea elle-même en cour de justice pour les délits de presse. Elle déclara qu'elle jugerait ses propres membres. Elle fit le procès de Bergeret, celui d'Assi, celui de Cluseret. Elle signala sa modération, disent quelques-uns de ses défenseurs, par le décret sur les otages.

Elle avait aussi aboli la conscription et les armées permanentes. En revanche, elle incorpora de force dans la garde nationale tous les soldats présents à Paris, et tous les hommes de 19 à 40 ans, mariés ou non. Les soldats qui ne voulaient pas servir étaient emprisonnés. Il y en avait en nombre dans toutes les prisons. Il y en eut jusqu'à 1.333 à la Petite-Roquette. Cela finit pour beaucoup d'entre eux par un massacre. Rossel avait inventé de parquer les réfractaires dans un lieu où pleuvait la mitraille. Un chef de légion déclare — assez tard, le 21 mai — que la peine encourue par les réfractaires est celle de mort. Un autre, nommé Spinoy, décide que les magasins, débits et établissements de commerce, tenus par des réfractaires ou par leurs représentants, seront immédiatement fermés et mis sous scellés.

La Commune avait annoncé qu'elle réduirait les dépenses. Elle était par excellence le gouvernement du peuplé, le gouvernement à bon marché. Le Comité central n'avait touché que ses trente sous. La Commune ne s'était alloué que 45 fr. par jour. Plus de traitement au-dessus de 6.000 fr., plus de général en chef, et même plus de généraux ! Jamais pourtant, sous aucun régime, il n'y eut autant de généraux, ni autant de gaspillage d'argent et des ressources en tout genre, ni un nombre si extravagant d'officiers et de fonctionnaires. Ceux qui n'étaient ni officiers d'état-major, ni officiers de place, ni officiers de légion, ni officiers de corps franc, ni officiers d'intendance, étaient au moins commissaires ou délégués de quelque chose. Quelques jours après avoir réduit tous les traitements à 6.000 fr., et supprimé le grade de général, on régla que le général de l'artillerie toucherait 33 fr. par jour : une addition mal faite. Tous ces généraux avaient des aides de camp et des officiers d'ordonnance. Tout ce monde avait des appointements, portait des galons, se chamarrait d'aiguillettes. Non-seulement du faste, mais du scandale. Les officiers traversaient les foules au galop, écrasant les piétons ; ils avaient leurs voitures où ils étalaient des filles. Rigault,  pour l'exemple, en faisait de temps à autre une razzia. Il campait les filles à Saint-Lazare, les beaux officiers, en vareuses, à la queue d'une brouette : adieu les galons ! L'orgie recommençait le lendemain. Rien ne coûte si cher que le désordre. Malgré les efforts de Jourde, étudiant en médecine de vingt-huit ans, qui était à peu près, avec Delescluze, le seul homme de la maison, la dépense s'éleva, en un seul jour, à 1.800.000 fr. Elle était de 600.000 fr. en 'moyenne pendant le premier mois. Après avoir dépensé l'argent trouvé dans lés ministères et absorbé l'encaisse du ministère des finances (4 millions), le produit des recettes journalières —octroi, douanes, enregistrement, tabacs, etc. —, ne suffisant pas, on emprunta 20 millions à la Banque, qui ne put refuser de les donner, on frappa un impôt de deux millions sur les compagnies de chemins de fer, avec cette clause : payable dans les vingt-quatre heures. La dépense totale jusqu'au 27 mai s'éleva à 47 millions.

La Banque à Paris était un danger énorme, permanent. Elle pouvait être pillée ou brûlée. Elle ne fut que rançonnée. Il faut s'en estimer heureux. Le Gouvernement avait appelé à Versailles le gouverneur, M. Rouland, dont la présence à côté du ministre des finances était indispensable. M. Rouland maintint l'ordre dans les succursales, -et, de Versailles même, put veiller sur la Banque, et contribuer à son salut. Le sous-gouverneur, M. de Plœuc et les régents, restèrent Paris, et luttèrent contre les prétentions de la Commune, avec un mélange de concessions habiles et de fermeté inflexible quand l'occasion le réclamait, qui leur lait le plus grand honneur. M. Charles Beslay, qui avait été le premier président de la Commune, et qui en était le doyen d'âge, fut d'un grand secours. C'était un homme généreux, dévoué, enthousiaste, qui s'était successivement engoué, en politique et en socialisme, des systèmes les plus absurdes, mais qui n'avait jamais fléchi sur les principes d'une probité austère. Son âge — il avait soixante-dix-sept ans —, son passé — il avait été longtemps député —, sa réputation bien établie de républicain et de socialiste, le courage dont il avait donné des preuves multipliées, et peut-être, par-dessus tout, cette probité proverbiale, le rendaient très-considérable aux étranges compagnons que sa folie lui avait donnés. On ne l'aurait pas suivi en politique ; il le sentit bien, et n'essaya même pas. D'ailleurs, il n'avait aucune des grandes ni aucune des mauvaises qualités avec lesquelles on mène les hommes ; mais dans les matières de finances il était écouté et respecté. Il fut s'installer à la Banque en qualité de commissaire du gouvernement. Avec Beslay pour garant, et un bataillon d'employés bien disciplinés et bien armés, qu'elle entretint à l'intérieur, la Banque parvint à se tirer d'affaire. Il est à croire que Jourde n'y nuisit pas. Il comptait bien se faire donner des millions quand la Commune en aurait besoin ; mais il avait des idées trop nettes sur le crédit et la finance pour se prêter à des déprédations. Il y eut pour la Banque un moment terrible : c'est quand la Commune et lourde lui-même prétendirent qu'elle détenait les diamants de la couronne, et entreprirent de se les faire livrer. Si le siège s'était prolongé, il est probable que cette revendication aurait été le commencement de la fin, car une fois l'ennemi dans la place, il aurait tout dévasté. Heureusement, on en fut quitte pour la peur, et tout l'argent qui tut pris par la Commune passa par le guichet.

La Commune mettait la main sur nos grands établissements en attendant l'heure de les brûler. Elle les protégeait, disait-elle. Elle nomma doyen de la faculté de droit un professeur libre, M. Accolas ; doyen de la faculté de médecine, M. Naquet ; administrateur du muséum d'histoire naturelle, M. Ernest Mollé. Ni M. Accolas, ni M. Naquet ne prirent possession de leurs dignités nouvelles. M. Jules Simon, en rappelant les fonctionnaires à Versailles, avait excepté de cette mesure les médecins, les administrateurs des pensionnats et les gardiens des dépôts publics. Les conservateurs des musées, la plupart des bibliothécaires étaient à leurs postes. La Commune remplaça ceux qui étaient partis ; elle ne chassa pas ceux qui étaient restés, elle se borna à leur imposer des chefs. M. Vincent d'abord, M. Élisée Reclus ensuite furent préposés à la Bibliothèque nationale ; on adjoignit plus tard à ce dernier M. Guigard.

Les églises furent déclarées propriétés communales et mises à la disposition des municipalités. Il y eut à ce sujet de curieuses discussions dans le sein de la Commune. Un membre pouvait démontrer, preuves en main, que M. Haussmann avait vendu deux églises. Un autre affirma que certaines églises appartenaient à des associations nommées fabriques. Toutes les églises furent envahies, beaucoup furent pillées, deux ou trois seulement furent détruites. M. le général Appert donne la liste des églises envahies dans le courant d'avril, avec la date de l'envahissement : Saint-Eustache, envahie le 11 avril, Notre-Dame-de-Lorette, pillée le 13, Saint-Vincent-de-Paul ; Saint-Jean Saint-François, le 9, Saint-Martin, le 24, Saint-Pierre le 10, Notre-Dame-de-Clignancourt le 12, Saint-Leu le 13, Saint-Bernard le 13, Saint-Roch le 15, Saint-Honoré, Saint-Médard, Saint-Jacques-du-Haut-Pas, la chapelle Bréa, le 15 et le 16, Notre-Dame-de-la-Croix le 17, Saint-Ambroise le 22, Notre-Dame-de-Bercy (brûlée plus tard), Saint-Lambert, Saint-Christophe, Saint-Germain-l'Auxerrois, Sainte-Marguerite, Saint-Pierre-de-Montrouge du 28 au 30 avril. Le jour du vendredi-saint, un délégué pénétra avec une escouade dans la sacristie de Notre-Dame-de-Paris, fit ouvrir toutes les armoires, emballa les objets précieux, et se mit en devoir de les empiler sur une voiture de déménagement qu'il avait amenée. Un bedeau courageux s'échappe pendant l'opération, et va tout courant prévenir la Commune de ce qui se passe. On était, ce jour-là, en veine de tolérance à l'Hôtel de Ville, et puis, on n'y aimait pas ces empiétements ; car enfin, d'où venait-il, ce délégué ? De qui tenait-il ses pouvoirs ? Peut-être du Comité central ! On envoya sur l'heure un autre délégué, plus autorisé, qui enleva le chargement presque achevé, ouvrit les paquets et replaça les bijoux et les ornements dans les armoires du chapitre : triomphe complet pour la Commune, le bon sens et la sacristie. Le bedeau reconnaissant donna à la Commune un satisfecit dont le style et l'orthographe eurent quelque succès, même dans ce temps où l'on ne savait plus rire.

Le sort des églises variait selon l'esprit des municipalités Dans quelques arrondissements, on en fit des salles de clubs. On les dirait faites exprès. L'orateur montait dans la chaire pavoisée de drapeaux rouges ; le bureau siégeait au banc d'œuvre. Certaines églises servirent à deux fins : on faisait le culte dans le sanctuaire ; on tenait le club dans la nef. Au XXe arrondissement, le citoyen Le Moussu prit l'arrêté qu'on va lire :

Attendu que les prêtres sont des bandits et que les églises sont des repaires où ils ont assassiné moralement les masses, en courbant la France sous la griffe des infâmes Bonaparte, Favre et Trochu ;

Le délégué civil des Carrières près de l'ex-préfecture de police, ordonne que l'église Saint-Pierre-de-Montmartre sera fermée, et décrète l'arrestation des prêtres et des ignorantins.

 

Ce décret et ce style ne furent pas du goût de la Commune, et le délégué civil des Carrières près de l'ex-préfecture de police eut la douleur de se voir désavoué. Mais à mesure que le temps marchait, la colère contre le clergé allait croissant. L'archevêque de Paris, ses grands vicaires, des curés de paroisse, des aumôniers, des jésuites, des dominicains, des missionnaires furent jetés en prison ; des sœurs de Charité, les sœurs de Picpus, furent conduites à Saint-Lazare ; les biens des communautés furent séquestrés. A l'hôpital Beaujon, les sœurs furent remplacées par des citoyennes. Sur la fin, le culte fut interdit partout. Il avait été supprimé dans les prisons dès les premiers jours. Pour exciter la colère du peuple, qui n'avait pas besoin d'aliments, on publia les plus étranges sottises sur des squelettes séculaires trouvés dans un charnier près de l'église Saint-Laurent. La chapelle Bréa fut condamnée par décret à être rasée. C'était une chapelle élevée en mémoire du général Bréa, assassiné en juin 1848. Le même sort était réservé à la chapelle expiatoire de Louis XVI ; mais on n'eut pas le temps de mettre le décret à exécution.

On pense bien que l'instruction fut déclarée laque et que les maîtres et maîtresses congréganistes, furent chassés. L'opération fut longue et difficile. Il fallut renouveler les arrêtés, répéter et aggraver les menaces. On proscrivit aussi les crucifix. Ceux qui étaient en métal précieux furent portés à la Monnaie pour être convertis en lingots.

La maison de M. Thiers fut rasée.

Un premier décret n'avait pas été suivi d'exécution On s'en plaignait, aux bons jours, dans le sein de la Commune. Il faut en finir ! On en finit par le décret que voici :

Le Comité de salut public,

Vu l'affiche du sieur Thiers, se disant chef du pouvoir de la République 'française ;

Considérant que cette affiche, imprimée à Versailles, a été apposée sur les murs de Paris par les ordres dudit sieur Thiers ;

Que, dans ce document, il déclare qu'il ne bombarde pas Paris, tandis que chaque jour des femmes et des enfants sont victimes des projectiles fratricides de Versailles ;

Qu'il y est fait un appel à la trahison pour pénétrer dans la place, sentant l'impossibilité absolue de vaincre par les armes l'héroïque population de Paris,

Arrête :

1° Les biens meubles des propriétés de Thiers seront saisis. par les soins de l'administration des domaines ;

2° La maison de Thiers, située place Saint-Georges, sera rasée.

3° Les citoyens Fontaine et Andrieux sont chargés de l'exécution IMMÉDIATE de cet arrêté.

Les membres du Comité de salut public

ART. ARNAUD, EUDES, F. GAMBON, G. RANVIER.

21 floréal, an 79.

(Officiel du 11 mai.)

 

La colonne Vendôme fut abattue.

La Commune de Paris,

Considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symptôme de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international, une insulte permanente du vainqueur aux vaincus, un attentat perpétuel à l'un des trois grands principes de la République française, la fraternité,

Décrète :

Article unique. — La colonne de la place Vendôme sera démolie.

Le 12 avril.

 

Les modérés atermoyèrent tant qu'ils purent pour empêcher l'exécution de cette sentence de mort. Ils obtinrent d'abord d'attendre l'anniversaire du 5 mai. L'anniversaire passé, les ingénieurs n'étaient pas prêts, nouvel ajournement. Il fallut enfin s'exécuter. La colonne tomba le 16 mai.

Arthur Arnould disait : Vous tombez dans le ridicule et l'odieux. Avrial disait : Vous votez des décrets et vous n'avez aucun moyen de les faire exécuter. On se renvoie l'un à l'autre la responsabilité et l'on ne fait rien de bon. Vallès disait : J'ai visité votre prison du Cherche-Midi ; c'est un va-et-vient continuel d'arrestations et de mises en liberté. Et Billioray : L'administration de la guerre est l'organisation de la désorganisation. C'est une dictature incapable. Delescluze disait, dès le mois d'avril : Croyez-vous donc que tout le monde ici approuve ce qui s'y fait ? Il disait le 9 mai : On est arrivé au Comité de salut public. Que fait-il ? Des nominations particulières au lieu d'actes d'ensemble. Il vient de nommer le citoyen Moreau comme délégué civil à la guerre. Alors, que font les membres de la commission de la guerre ? Nous ne sommes donc rien ? Je ne puis l'admettre. Votre Comité de salut public est annihilé, écrasé sous le poids des souvenirs dont on le charge, et il ne fait même pas ce que pourrait faire une simple commission exécutive. — Le dégoût me prend, disait Vermorel, au milieu de tant de sottise, de tant de prétention, de tant de lâcheté. Le parti est perdu. L'idée communale était bonne ; mais nous n'avions pour la servir que des imbéciles, des fripons ou des traîtres : instruments vils ou ridicules. Point de caractère ; aucune bonne foi, rien que des personnalités grotesques ou monstrueuses ; de vraies pantalonnades. Je n'espère en rien : je ne crois en rien de ce que je vois et de ce qui m'approche. Nous avons vu ce que disait Rossel. Le réquisitoire de celui-là est complet. Voilà comment ils se jugeaient les uns les autres. On lisait dans une correspondance du Temps, en date du 14 mai, sur la situation de Paris : A l'heure où je vous écris, il n'existe plus rien, ou à peu près. La Commune ne se réunit plus, parce qu'elle ne se réunirait que pour s'arrêter. Pyat demanderait la tête de Delescluze ; Delescluze demanderait la tête du colonel Brunel, qui a déserté le, fort d'Issy. Le Comité central mettrait en accusation tous ceux qu'on oublierait. Rossel, Delescluze et Pyat jouent à cache-cache. Delescluze veut reprendre Rossel, Pyat voudrait le pendre. Pyat a le Comité pour lui, Delescluze a la Commune ; Rossel a une bonne cachette dont il ne sortira pas, redoutant plus ceux qui veulent le faire dictateur que ceux qui veulent lè faire fusiller.

Avec un tel désordre dans le gouvernement, il ne faut pas s'attendre à une population bien policée. Tous les jours on fait de nouveaux arrêtés contre les promenades des prostituées dans les rues, ce qui prouve seulement que les promenades ne cessaient pas. Rigault, qui avait des accès de sévérité pour les autres, passait les nuits en orgies, à l'ex-préfecture, avec son état-major. Jamais on n'avait vu tant d'ivrognes. La solde de 1 fr. 50 y passait ; on était obligé à toutes sortes de mesures pour en donner une partie aux femmes. Les municipalités ordonnaient de conduire en prison tout garde national qui serait rencontré ivre, ou en compagnie de prostituées. On aurait eu de la besogne. Voici une lettre de Cluseret aux généraux sous ses ordres, du temps de sa dictature : Général, on se plaint généralement, et spécialement à la Commune, de votre état-major trop somptueux, et qui se montre sur les boulevards avec des cocottes, des voitures, etc. Je vous prie de donner dans tout ce monde-là un vigoureux coup de balai. Vous êtes compromis par eux, et, avec vous, moi et notre principe. Et voici un portrait de l'officier de la garde nationale, tracé par Rossel de main de maître, du temps de sa dictature aussi : Ces gueux d'officiers de la Commune, trinquant au comptoir avec quelque sergent ; gueux déguisés en soldats, et qui transforment en guenilles l'uniforme dont on les a affublés ; le pantalon en vrille, le sabre dans les jambes, le ceinturon pendant sur une capote trop large, le képi crasseux couronnant une personne crasseuse, l'œil et la parole avinés : tels étaient les drôles qui prétendaient affranchir le pays du régime du sabre et qui ne pouvaient qu'y instituer le régime du delirium tremens.

Pas trop de probité : des hommes de paille dans les compagnies, des soustractions dans les perquisitions au profit des commissaires, et des perquisitions scandaleuses compensant la modicité des traitements. Il y eut même des pillages organisés. Le général Appert raconte celui de Neuilly, d'après le réquisitoire du commissaire du Gouvernement. Le 10 mai, le 257e bataillon vint remplacer le 117e. Jusque-là il n'y avait eu que des pillages isolés : la maison Daga, la maison Boucher, la pharmacie Grez et quelques autres. A partir du 18 mai, le 257e ne montre aucun scrupule et ne semble plus craindre que les révélations. Il y a encore dans le cantonnement des vieillards, des femmes, des enfants ; il faut à tout prix chasser ces témoins indiscrets. Le revolver au poing, on expulse ce qui reste d'habitants ; on brutalise et on menace de mort ceux qui résistent, on les conduit en troupeau à l'état-major sous une pluie de projectiles, pour les expédier de là sur Paris. Une mourante ne trouve même pas grâce devant ces hommes alléchés par le butin : comme elle ne peut marcher, on la porte sur un matelas à travers les jardins. Dès lors, ce ne sont plus qu'orgies et pillages. Comme toutes ces maisons ne sont séparées que par des murs de jardin, on chemine de l'une à l'autre par des brèches, et on pénètre dans les appartements en fracturant les portes et les fenêtres. Robes de soie et de velours, châles, dentelles, linge, rideaux, pendules, tableaux, curiosités et objets d'art, tout ce qui peut s'emporter est choisi, empaqueté et envoyé à Paris. Les caves renferment encore du vin, on s'enivre. Enfin, aux festins succèdent des bals hideux où ces voleurs se travestissent avec les dépouilles de leurs victimes, conviant à ces saturnales leurs concubines appelées de Paris, et aussi leurs femmes légitimes.

Les journaux du parti ne contribuaient pas peu par leur aigreur et leurs exagérations aux embarras du Gouvernement. Rigault et les autres ne se gênaient pas pour prononcer des suppressions ; ils allèrent même bien loin, en osant supprimer la Commune, journal de Millière, suspect, lui aussi, de modérantisme. Cependant il en restait une furieuse quantité : la Vérité, de Portalis ; la Lutte à outrance, journal du club de l'École-de-Médecine ; le Mot d'ordre, de Rochefort, qui soutenait Rossel — Rochefort se lassa sur la fin ; il s'enfuit déguisé, fut pris et conduit à Versailles où il entra le 20 mai — ; la Carmagnole, par Touchatout ; le Cri du peuple, de Jules Vallès ; le Père Duchesne, de Vermersch ; l'Ordre, l'Ami du peuple, publiés l'un après l'autre, mais sans succès, par Vermorel ; la Sociale, par André Léo ; la Montagne ; le Salut public, par G. Maroteau ; l'Action, le Tribun du peuple, par Lissagaray ; Paris libre, par Vésinier ; le Réveil du peuple, par Cournet et Razoua ; le Bonnet rouge, par Segondigné, etc., etc.

Avec cela, une ville pleine de clubs et de comités, qui font des adresses, qui se donnent des missions, qui s'attribuent un droit de contrôle sur tout et sur tous : l'Union républicaine centrale, l'Union républicaine pour les droits de Paris, le club des Jacobins, la Ligue de la délivrance Alsace-Lorraine, le club Saint-Eustache, le club Saint-Sulpice — clubs d'églises, cités comme exemple ; en mai, il n'y a presque plus d'églises sans club — ; le club de l'École-de-Médecine, un des plus actifs et des plus puissants, avant et après le 18 mars ; l'Alliance républicaine des départements, club formé de citoyens originaires des départements et habitants de Paris ; la Commission de conciliation du commerce, de l'industrie et du travail ; le comité central de l'Union des femmes pour la défense de Paris et les secours aux blessés, la Fédération des francs-maçons de tous les rites, la Charbonnerie de tous les pays, la Fédération des artistes : au-dessus de ces réunions, de ces associations, de ces corporations, l'Association internationale des travailleurs qui poursuivait persévérai-liment son but socialiste, et, sans se montrer, avait la main dans toutes les affaires politiques, et enfin le Comité central, son allié sinon son instrument, qui avait fait la révolution.

Les conciliateurs étaient fort nombreux à Paris, même dans les clubs, où on ne les écoutait pas toujours. C'était pour beaucoup une mission, pour quelques-uns une profession. Ceux et celles qui n'allaient pas dans les clubs, et restaient tristement dans leurs maisons, étaient aussi pour la conciliation, parce qu'ils étaient pour la paix. Les francs-maçons firent une manifestation solennelle à l'Hôtel de Ville ; ils se rendirent processionnellement sur les remparts pour y planter leurs bannières ; ils envoyèrent à Versailles des délégués, qui virent beaucoup de monde, parlèrent avec émotion des maux de la guerre et de la nécessité de la paix, et revinrent à Paris sans avoir rien obtenu. Les autres associations, celles mêmes qui, comme la Ligue de Paris, multiplièrent pendant deux mois leurs efforts, avec beaucoup d'énergie et un certain courage, n'eurent pas un meilleur succès. Les départements s'en mêlaient aussi. Les villes, grandes et petites, envoyaient des délégués pour négocier la paix, ou quand elles ne visaient pas à un rôle si relevé, pour la demander.

On se leurrait, de bonne foi, avec ces deux mots : la paix, la conciliation. Tout le monde aurait voulu la paix. Mais il y avait, à Versailles, le Gouvernement régulier et l'Assemblée issue du suffrage universel ; à Paris, des rebelles ; à Versailles, la vieille société française appuyée sur les principes éternels du droit ; à Paris, la négation de tout droit et de tout principe. Le Gouvernement de Paris n'avait qu'un moyen de faire la paix : se soumettre. Versailles aussi, c'est-à-dire la France, en avait un : promettre l'indulgence aux égarés, mais quand ils auraient déposé les armes, et en exceptant tous les chefs-et tous les assassins. Que venaient faire des conciliateurs dans une situation pareille ? S'ils ne faisaient qu'exprimer un vœu platonique, ils étaient presque ridicules ; s'ils proposaient de faire des concessions à la rébellion, ils étaient presque criminels. Le rôle de conciliateurs sérieux n'avait été possible que pour les maires de Paris, et pendant la première semaine de l'insurrection. A présent, il fallait se battre. Que parlait-on de ligues de la paix ? Le seul moyen d'avoir la paix était d'appuyer le Gouvernement.

Les conseils municipaux d'un grand nombre de villes du Midi résolurent de former une assemblée pour aviser aux moyens de conciliation. L'assemblée devait se tenir à Bordeaux, et les députations arrivaient déjà dans la ville quand le Gouvernement intervint. Les conseils municipaux sortaient de leur rôle, ils violaient la loi. C'est en vain que les délégués prétendirent qu'ils siégeraient comme individus, non comme conseillers municipaux. Si on pouvait tourner les lois aussi facilement, il n'y en aurait bientôt plus. La forme de la convocation ne laissait subsister aucune équivoque. Même quand les délégués n'auraient eu d'autre caractère que de former une assemblée nommée par les grandes villes, il y avait à craindre que cette réunion n'usurpât une autorité politique, ne voulût opposer les grandes villes aux campagnes, comme on le faisait journellement à Paris. Il ne faut pas oublier qu'on était alors en pleine guerre civile ; que la Commune de Paris était insurgée contre l'Assemblée nationale ; que plusieurs villes avaient à son exemple proclamé chez elles la Commune, et tenté une lutte aussi impuissante que criminelle contre le Gouvernement régulier du pays ; qu'il avait fallu, dans plusieurs localités, ouvrir le feu sur les insurgés ; que certaines municipalités parlaient au Gouvernement et à l'Assemblée sur un ton de menace ; que dans un langage fait pour énerver le sentiment du juste et de l'injuste, elles proposaient à l'Assemblée de traiter sur un pied d'égalité avec la Commune, confondant ainsi l'ordre légal et l'insurrection, le pouvoir créé par le vœu de la France et la dictature qui s'était imposée par le crime et régnait par la terreur. Une assemblée solennellement convoquée à Bordeaux, siégeant dans la salle même occupée un mois ou six semaines auparavant par l'Assemblée nationale, et nommée exclusivement par les grandes villes, aurait consacré l'antagonisme que la Commune voulait créer entre les villes et les campagnes. Comment une telle assemblée aurait-elle la sagesse de se renfermer dans le rôle qu'elle affectait de se donner ? Elle recevrait les adhésions des socialistes et des révolutionnaires ; elle ne tarderait pas à se croire des droits, une autorité supérieure ; elle serait pour Paris une auxiliaire, pour les ruraux de Versailles une ennemie. Non-seulement le Gouvernement eut raison de l'interdire, mais il est évident que, quand plus tard N. Thiers pesa sur l'Assemblée pour faire ôter aux conseils municipaux des villes le droit d'élire leurs maires, ces souvenirs étaient présents à son esprit. Il était d'ancienne date, partisan de la nomination des maires par le pouvoir. Il se confirma dans ses idées à cet égard en voyant l'attitude des grandes villes du Midi, en écoutant leur langage. Le congrès, qui n'avait pas pu se réunir à Bordeaux, trouva un asile à Lyon. Mais, averti par un premier échec, il ne chercha pas l'éclat, et n'affecta pas les formes d'une assemblée de représentants. II eut les allures et le langage de l'Union pour les droits de Paris, avec laquelle il se mit en rapport. Il envoya des délégués à Versailles, avec mission de voir d'abord M. Thiers, et de s'adresser ensuite, s'il y avait lieu, à la Commune de Paris.

M. Thiers recevait tous ceux qui se présentaient. C'était une merveille qu'il en trouvât le temps. Il dirigeait l'armée autant que le général en chef ; il ne passait pas un jour sans aller de sa personne aux avant-postes ; il tenait conseil avec les ministres tous les jours pendant plusieurs heures ; il avait, avec Berlin et les généraux allemands, des difficultés toujours renaissantes, qu'aggravait et redoublait la guerre civile. L'Assemblée, de son côté, voulait tout savoir, se mêlait de tout, voulait gouverner ; à chaque instant, elle envoyait chez lui, ou l'appelait chez elle. Il montait à la tribune, il parlait dans les commissions, il faisait les dépêches avec M. Jules Favre. Au milieu de ce travail écrasant, et de ces soucis de toute nature, il écoutait les discours des délégués avec patience. Il n'était pas facile de leur répondre. Les délégués trouvaient toujours qu'il ne faisait pas assez de concessions, et la droite qu'il en faisait trop. Il répondait pourtant, et d'une façon invariable, que, quant à la République, elle ne courrait aucun risque entre ses mains ; qu'il ne permettrait à aucun parti de l'attaquer ; qu'il rendrait le dépôt tel qu'il l'avait reçu à Bordeaux, honnêtement, fidèlement ; qu'il n'avait aucune arrière-pensée politique, ni aucun autre désir que de guérir les maux de la France. Il promettait pour Paris toute la liberté compatible avec la sécurité de l'État. Si l'insurrection mettait bas les armes, il s'engageait à ne poursuivre que les chefs et ceux qui s'étaient rendus coupables de délits de droit commun. Il consentait mène à payer la solde de la garde nationale jusqu'à ce que les ateliers fussent rouverts. Pouvait-il répondre autrement ? A droite, on aurait voulu qu'il refusât toute audience, ou, s'il en accordait, qu'il ne parlât que de sa volonté d'exterminer l'insurrection. On lui reprochait surtout ses ménagements pour la forme républicaine, qui allaient presque jusqu'à une adhésion. Les négociateurs, au contraire, trouvaient qu'il ne promettait 'rien, parce qu'il persistait à traiter les chefs de la Commune comme des rebelles. En réalité, presque tous ceux qui venaient à Versailles tenaient, dans leur fond, pour Paris. Les plus sages mettaient Paris et Versailles sur le même rang. Ils proposaient l'abdication simultanée de l'Assemblée et de la Commune, et l'élection d'une Assemblée nouvelle. C'était proposer de déserter le droit, et de légitimer la révolte. Les tentatives se renouvelèrent si souvent, et sous tant de formes, qu'on finit par craindre qu'elles n'altérassent le bon sens public. La Commune, de son côté, ne songea pas un instant à se soumettre. Quand elle accueillit l'idée d'une négociation, c'est qu'il s'agissait, suivant elle, de traiter de puissance à puissance ; encore ne le fit-elle qu'au dernier moment, lorsque l'armée était déjà dans Paris. Le 3 mai, Paschal Grousset s'écria : Je demande à la Commune d'en finir avec les négociateurs. Un autre dit : Nous ne sommes pas des belligérants ; nous sommes des juges. Un mot avait cours parmi les violents, à Paris comme à Versailles : Négociation, c'est trahison.

Les femmes se mêlèrent à ces efforts, mais dans des sens bien divers ; les unes, désirant ardemment la paix, ne voyant qu'elle, et l'implorant, pour ainsi dire, à genoux ; les autres, la repoussant avec violence, et voulant, comme elles le répétaient sans cesse au milieu des combattants, vaincre ou mourir.

La proclamation qu'on va lire fut affichée à Paris le 3 mai.

Les femmes de Paris, au nom de la patrie, au nom de l'honneur,-au nom même de l'humanité, demandent un armistice.

Elles pensent que la courageuse résignation dont elles ont fait preuve cet hiver pendant le siège leur a créé un droit d'être écoutées par les partis, et 'elles espèrent que leur titre d'épouses et de mères attendrira les cœurs à Paris comme à Versailles.

Lasses de souffrir, épouvantées des malheurs, cette fois sans gloire, qui les menacent encore, elles en appellent à la générosité de Versailles, à la générosité de Paris.

Elles supplient ces deux villes de déposer les armes, ne fût-ce qu'un jour, deux jours, le temps, pour des frères, de se reconnaître et de s'entendre, le temps de trouver une solution pacifique. Toutes les femmes, celles qui ont des petits enfants que les bombes peuvent atteindre dans leur berceau, celles dont les maris se battent par conviction, celles dont les maris et les fils gagnent le pain du jour aux remparts, celles qui sont aujourd'hui seules gardiennes du logis, toutes enfin, les plus calmes comme les plus exaltées, au fond de leur cœur, réclament de Paris et de Versailles la paix ! la paix !

Un groupe de citoyennes.

 

Voici la réponse, qui ne se fit pas attendre :

MANIFESTE DU COMTÉ CENTRAL DE L'UNION DES FEMMES

Pour la défense de Paris et les soins aux blessés.

Au nom de la révolution sociale que nous acclamons, au nom de la revendication des droits du travail, de l'égalité et de la justice, l'Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés proteste de toutes ses forces contre l'indigne proclamation aux citoyennes, parue et affichée avant-hier, et émanant d'un groupe anonyme dé réactionnaires.

Ladite proclamation poile que les femmes de Paris en appellent à la générosité de Versailles, et demandent la paix à tout prix !...

La générosité des lâches assassins !

Une conciliation entre la liberté et le despotisme, entre le peuple et ses bourreaux !

Non, ce n'est pas la paix, mais bien la guerre à outrance que les travailleuses de Paris viennent réclamer.

Aujourd'hui, une coalition serait une trahison ! Ce serait renier toutes 1e3 aspirations ouvrières acclamant la rénovation sociale absolue, l'anéantissement de tous les rapports juridiques et sociaux existant actuellement, la suppression de tous les privilèges, de toutes les exploitations, la substitution du règne du travail à celui du capital ; en un mot, l'affranchissement du travailleur par lui-même.

Six mois de souffrance et de trahison pendant le siège, six semaines de lutte gigantesque contre les exploiteurs coalisés, les flots de sang versés pour la cause de la liberté, sont nos titres de gloire et de vengeance !

La lutte actuelle ne peut avoir pour issue que le triomphe de la cause populaire ! Paris ne reculera pas, car il porte le drapeau de l'avenir. L'heure suprême a sonné... Place aux travailleurs ! arrière à leurs bourreaux !

Des actes ! de l'énergie !...

L'arbre de la liberté croît arrosé par le sang de ses ennemis.

Toutes unies et résolues, grandies et éclairées par les souffrances que les crises sociales entraînent toujours à leur suite, profondément convaincues que la Commune, représentante des principes internationaux et révolutionnaires des peuples, porte en elle les germes de la révolution sociale, les femmes de Paris prouveront à la France et au monde qu'elles aussi sauront, au moment du danger suprême, sur les remparts de Paris, — aux barricades, si la réaction forçait les portes, — donner comme leurs frères leur sang et leur vie pour la défense et le triomphe de la Commune, c'est-à-dire du peuple !

Alors victorieux, à même de s'unir et de s'entendre sur leurs intérêts communs, travailleurs et travailleuses, tous solidaires, par un dernier effort, anéantiront à jamais tout vestige d'exploitation et d'exploiteurs !

Vive la République sociale et universelle !...

Vive le travail !...

Vive la Commune !...

La Commission exécutive du Comité central,

LE MEL, JACQUIER, LEFÈVRE, LELOUP, DMITRIEF.

Paris, le 6 mai 1871.

 

Les citoyennes Lemel, Jacquier, Lefèvre, Leloup, Dmitrief ne se bornaient pas à faire des proclamations dans ce haut style. Elles purent, à quelques jours de là, Mettre en ligne un bataillon de 2.500 femmes, commandées par des hommes, bien armées et bien équipées, qui furent passées en revue le 15 mai dans la- cour des Tuileries par deux officiers généraux et un délégué de la Commune. Elles avaient comme les autres 1 fr. 50 de solde, et les vivres. On n'entendit pas parler de leurs exploits ; mais des femmes isolées, attachées aux compagnies en qualité de cantinières, ou qui s'y introduisaient, comme soldats, en uniforme, déployaient un courage dans la lutte, un acharnement que les hommes avaient peine à égaler, et une férocité qui ne contribua pas peu à rendre cette guerre civile particulièrement sanguinaire. On en trouve plus tard un grand nombre derrière les barricades. D'autres se chargèrent d'arroser les maisons avec du pétrole. Les pauvres malheureuses femmes qui prêchaient la conciliation et demandaient la paix en pleurant, avaient là un terrible voisinage.

La Commune avait attendu des grandes villes autre chose que des démonstrations sympathiques et des efforts de conciliation. Tandis qu'à Versailles on avait empêché le congrès de Bordeaux de se réunir, et qu'on se tenait prêt à dissoudre le congrès de Lyon dès qu'il ferait mine d'être autre chose qu'un club, à Paris, on s'indignait de cette intervention plus que timide, qui n'aboutissait qu'à dis discours et à des ambassades. Lyon, Marseille, Toulouse n'avaient pas pu maintenir leurs Communes, après les avoir proclamées. Le congrès des villes du Midi qui devait se réunir à Bordeaux, était mort avant de naître. On avait dû, dans les deux cas, céder à la force, la Commune de Paris voulait bien en convenir ; mais à présent qu'en rusant un peu, en cachant le but poursuivi, en acceptant pour délégués tous ceux qui se présentaient, on était parvenu à réunir un nombre important de fédéralistes, pourquoi cette assemblée prenait-elle des airs d'impartialité entre la Commune et la monarchie ? Paschal Grousset fut chargé de sermonner ces tièdes amis.

Qu'attendez-vous pour vous lever ? Attendez-vous que les soldats du droit soient tombés jusqu'au dernier sous les balles empoisonnées de Versailles ?

Attendez-vous que Paris soit transformé en cimetière, et chacune de ses maisons en tombeau ?

Grandes villes, le temps n'est plus aux manifestes. Vous avez des fusils et des munitions. Aux armes

... Ne l'oubliez pas, Lyon, Marseille, Lille, Toulouse, Nantes, Bordeaux et autres ! Si Paris succombait pour la liberté du monde, l'histoire vengeresse aurait le droit de dire que Paris a été égorgé, parce que vous aurez laissé accomplir l'assassinat.

 

Mais les grandes villes restaient sourdes à ces appels désespérés. Le congrès de Lyon n'avait ni généraux, ni soldats. Il faisait tout ce qui était en son pouvoir, en envoyant à Paris et à Versailles ses commissaires, et il ne cessa jusqu'à la fin d'en envoyer. Il y en avait encore à Versailles le 20 mai. Ils s'y rencontrèrent -avec des délégués de l'Union des syndicats, venus de Paris pour recommencer une fois de plus leur tentative de conciliation. Ambassadeurs du congrès de Lyon et ambassadeurs des syndicats de Paris se réunirent pour demander tous ensemble une audience au chef de l'État. On était alors au samedi soir, et on touchait le but avec la main. M. Barthélemy Saint-Hilaire remit tous ces diplomates attardés au lundi 22. Quand ils se présentèrent ce jour-là, ils apprirent que N. Thiers était à Paris depuis quelques heures.

Les conciliateurs, amis platoniques de la Commune, n'étaient pour elle qu'un embarras. Le Comité central de la garde nationale était plus qu'une gène ; c'était un danger. Quant il se vit évincé, le 26 mars, par le vote, il se dit que, s'il conservait intacte son action sur la garde nationale, la Commune ne serait qu'un gouvernement de parade qu'il pourrait à son gré diriger ou supprimer. Dès le 4 avril, la Commune sentait le besoin de dire à la population que le Comité central n'était pas le pouvoir dirigeant ; qu'il n'était tout au plus que le grand conseil de famille de la garde nationale. Il semblait que ce ne fût rien, et c'était tout, puisque tout citoyen faisait partie de la garde nationale et qu'il n'y avait pas dans Paris d'autre force armée. Le Comité central, plus clairvoyant que la Commune, avait une idée très-nette de la situation, et il agissait en conséquence.

Le 6 avril, il fait une proclamation, comme s'il était lui-même le Gouvernement :

AU PEUPLE DE PARIS.

A LA GARDE NATIONALE.

... Citoyens, ne vous y trompez pas ; c'est la grande lutte ; c'est le parasitisme et le travail, l'exploitation et la production qui sont aux prises...

Citoyens de Paris, commerçants, industriels, boutiquiers, penseurs, vous tous, enfin, qui travaillez et qui cherchez de bonne foi la solution des problèmes sociaux, le Comité central vous adjure de marcher unis dans le progrès. Inspirez-vous des destinées de la patrie et de son génie universel.

Le Comité central a la confiance que l'héroïque population parisienne va s'immortaliser et régénérer le monde.

 

Les membres du Comité délibèrent comme la Commune ; ils portent les mêmes insignes, visitent les bataillons sur les remparts, où ils sont reçus avec acclamation, font des affiches sur papier blanc, menacent les réfractaires de les renvoyer devant la cour martiale, procèdent à l'élection des délégués de compagnies et des cercles de bataillons. C'est à peine si on obéit aux décrets de la Commune, mais tout le monde prend les ordres du Comité. Le Comité fait nommer un de ses membres délégué civil à la guerre. Il oblige Cluseret et plus tard Rossel à se dessaisir en sa faveur de toute l'administration. Il s'installe avec ses bureaux dans le ministère. Il est ministre de fait, et ne laisse au général que le commandement des troupes. II va même un jour jusqu'à donner des ordres au général Wrobleski. Il essaie de mettre la main sur la solde de la garde nationale et l'ordonnancement des dépenses. II envoie ses instructions à Jourde qui sur-le-champ les porte à la Commune et déclare qu'il ne se soumettra pas. Mais le Comité est plus fort ; il réduit tout le monde à capituler, même la Commune, même le Comité de salut public, nommé tout exprès pour résister à la toute-puissance du Comité central. Le 18 mai, le Comité de salut public avait publié la menace que voici, menace qui aboutit en définitive à démontrer son impuissance :

Des ordres donnés par le Comité de salut public n'ont pas été exécutés, parce que telles ou telles signatures n'y figuraient pas.

Le Comité de salut public prévient les officiers de tous rangs, à quelque corps qu'ils appartiennent, ainsi que tous les citoyens, que le refus d'exécuter un ordre émané de lui entraînera le renvoi immédiat du coupable devant la cour martiale, sous l'inculpation de haute trahison.

Hôtel de Ville, le 28 floréal an 79.

Le Comité de salut public :

ARNAUD, BILLIORAY, EUDES, F. GAMBON, G. RANVIER.

 

Le Comité central, directement attaqué, oblige la Commune, dès le lendemain, à lui envoyer des délégués, ou, pour mieux dire, des ambassadeurs. Il signe avec ces délégués une proclamation. On dit qu'il y a lutte entre le Comité central et la Commune ? Mensonge de réactionnaires ! Il fait le jour même un règlement pour l'élection et le fonctionnement des délégués de compagnies, de bataillons et de légions. Il déclare que le Comité central prépare les moyens d'utiliser toutes les ressources de contrôle ;- toutes les forces morales et révolutionnaires de la fédération. Tous les cercles ou groupes de la fédération vont recevoir des instructions précises réglant leurs attributions propres, et établissant les relations nécessaires entre eux et le Comité central.

La Commune ne cesse ni de réclamer ni de se soumettre. Elle disparut le 23 mai et le Comité central reprit officiellement possession de l'autorité. Le secret de sa force est dans ce seul mot : il était organisé et la Commune ne l'était pas.

Rien de plus lamentable que l'histoire de cette pauvre assemblée. Elle donne son nom à la révolution ; elle en endosse toutes les responsabilités, et elle est constamment à la merci de ses propres généraux et du Comité central. Elle passa son temps à se chercher elle-même, à faire et à défaire des gouvernements. Les électeurs qui l'avaient élue étaient convoqués, en violation de toutes les lois, par le Comité central, qui lui-même tenait son pouvoir de l'émeute. L'élection, frappée de nullité par son origine, ne fut pas même régulière dans la forme. On déclara solennellement qu'il y avait 92 élus, mais en admettant comme élus cinq candidats qui n'avaient pas réuni un nombre de voix égal au huitième des électeurs inscrits. Même aventure en avril. A la suite des démissions, des morts et des élections doubles, il y avait 31 membres à élire. Vingt et un candidats seulement furent déclarés élus, et, sur ce nombre, dix n'avaient pas obtenu le huitième exigé par la loi. Quelques-tins refusèrent d'accepter : Rogeard, Briosne ; un autre ne siégea jamais, n'écrivit jamais, Menotti Garibaldi. Un des candidats qui consentirent à siéger n'avait guère obtenu qu'un millier de voix. Enfin, le cinquième seulement des électeurs avait pris part aux votes. Ce résultat ne parut à l'Officiel que le 20 avril. Les démissions furent très-nombreuses ; seize aussitôt après le 26 mars ; cinq du (et au 6 avril ; trois après les élections du 46. Parmi les démissionnaires, il y en avait, comme M. Ranc, qui auraient accepté une Commune, mais ils ne voulaient pas accepter celle-là.

Cette assemblée, ainsi nommée, n'arriva jamais à avoir une majorité compacte et homogène. Elle avait dans son sein des socialistes, des jacobins non socialistes, plagiaires de 1793, des clubistes qui ne savaient pas de quoi il était question. Elle changea trois fois en six semaines la forme du gouvernement, et le personnel du gouvernement plus de six fois. D'abord ce fut une commission exécutive de sept membres, ayant sous ses ordres neuf délégués ou ministres, et neuf commissions ministérielles ; puis les neuf délégués formèrent eux-mêmes le gouvernement ; puis on inaugura un comité de salut public composé de cinq membres, ayant les pleins pouvoirs de la Commune, même le pouvoir de destituer les délégués. Pour établir cette dictature, il fallut livrer une grande bataille au sein de la Commune. Le nom même faisait peur. Un premier scrutin qui ne portait que sur le nom, donna 26 voix contre 26. Ou renvoya le vote au lendemain 1er mai. Finalement le nom de Comité de salut public fut adopté par 34 votants contre 28, qui votèrent pour le nom de Comité exécutif. L'ensemble du décret réunit 45 voix contre 23. Neuf jours après, on exigeait la démission des membres du Comité, et on leur donnait des successeurs.

La division entre les membres de la Commune sur cette question de dictature était si profonde, que la minorité exigea des votes motivés et la publication in extenso des débats, résolutions très-graves pour une assemblée qui n'avait consenti à publier les procès-verbaux de ses séances que tardivement et sous la pression de l'opinion publique. On crut un moment que la Commune allait se scinder en deux assemblées, car les membres de la minorité s'étaient retirés dans leurs municipalités respectives, et refusaient de revenir siéger à l'Hôtel de Ville. Le Comité central en tremblait de joie. Les dissidents avaient préparé une déclaration qu'ils devaient lire à la séance du 15 mai. La majorité avertie déjoua leur projet en restant chez elle, ce qui rendit la séance impossible. La déclaration fut alors publiée par les journaux car il devenait nécessaire, disait-on, d'éclairer l'opinion publique.

DÉCLARATION.

Par un vote spécial et précis, la Commune de Paris a abdiqué son pouvoir entre les mains d'une dictature à laquelle elle a donné le nom de Comité de salut public.

La majorité de la Commune s'est déclarée irresponsable par son vote, et a abandonné à ce Comité toutes les responsabilités de notre situation.

Contrairement à sa pensée, nous revendiquons au nom des suffrages que nous représentons, le droit de répondre seuls de nos actes devant nos électeurs, sans nous abriter derrière une suprême dictature que notre mandat ne nous permet ni d'accepter ni de reconnaître.

Nous ne nous présenterons donc plus à l'assemblée que le jour où elle se constituerait en cour de justice pour juger un de ses membres.

Dévoués à notre grande cause communale, pour laquelle tant de citoyens meurent tons les jours, nous nous retirons dans nos arrondissements trop négligés peut-être. Convaincus d'ailleurs que la question de la guerre prime en ce moment toutes les autres, le temps que nos fonctions municipales nous laisseront, nous irons le passer au milieu de nos frères de la garde nationale et nous prendrons notre part de la lutte.

 

Cette déclaration était signée de vingt et un noms : Ch. Beslay, Jourde, Theisz, Lefrançais, Eug. Gérardin, Vermorel, Clémence, Andrieux, Serrailler, Longuet, Arthur Arnould, Clément Victor, Avrial, Ostyn, Frankel, Pindy, Arnould, Vallès, Tridon, Varlin, Courbet.

On ne persista pas dans ce projet de dislocation,. dont les conséquences auraient été graves pour la Commune. Quelques membres de la minorité revinrent, ils reçurent une bordée d'injures et rendirent coup pour coup. Tous les autres les suivirent. On bâcla une sorte de réconciliation.

Mais la diversité des aspirations et des tempéraments avait éclaté ; il y avait dans l'assemblée des girondins et des montagnards ; l'action commune n'était plus possible. Les uns voulaient garder quelque mesure ; les autres étaient impatients de toucher au but, fallût-il, comme autrefois, battre monnaie sur la place de la Révolution.

Les violents avaient déjà crié à plusieurs reprises : Nous ne sommes pas assez révolutionnaires ! C'est même, nous l'avons vu, pour les apaiser, que les modérés avaient fait voter le décret sur les otages. Passe encore le décret, disait-on sur la Montagne, pourvu qu'on l'exécute. Il n'a servi jusqu'ici qu'aux prisonniers ; il est temps de songer aux intérêts de la révolution. Qu'on fusille sur l'heure dix otages, cinq en grande cérémonie sur la place de l'Hôtel de Ville, et cinq aux avant-postes. — Et que devient aussi, disait-on, le décret sur la colonne ? La tactique des modérés est trop claire, elle est percée à jour : ils ajournent tout pour empêcher tout. On mit bon ordre à ces manœuvres réactionnaires quand on voulut raser la maison de M. Thiers. On inséra dans le décret que la maison serait rasée immédiatement, ce qui fut fait. Le parti violent de la Commune ne disait pas comme Delescluze : Nous mourrons sur les barricades ou sur les marches de l'Hôtel de Ville ; mais : nous nous ensevelirons sous ces ruines. Quelques jours avant la catastrophe, ce même parti réquisitionnait partout le pétrole.

Il semble que des hommes tels qu'Arthur Arnould, Ch. Beslay, Tridon, Vaillant, Courbet, Theisz, Avrial, lourde, Babick, Vermorel devaient souffrir profondément d'être tombés dans cette fournaise. Delescluze était aigri contre tous les partis et tous les hommes. Il ne répugnait ni à la guerre civile ni à la dictature ; mais il était austère dans sa vie, courageux, désintéressé, intelligent ; il ne partageait point les passions anti-sociales de ses confédérés. Il accepta, le 9 mai, la direction de la guerre, lui, journaliste, qui n'avait jamais été que journaliste, et ne savait rien des choses de la guerre. Se croyait-il général, pour avoir fait, vingt-huit ans auparavant, l'expédition de Risquons-Tout ? Croyait-il, comme les sots qui l'entouraient, aux généraux improvisés ? Cédait-il à sa vieille haine du militarisme ? On a dit qu'il se réservait de suivre les conseils de Rossel, et qu'il le consulta secrètement jusqu'à la fin. Cela est possible, et même probable.

Rossel, qui avait demandé une cellule à Mazas, avait obtenu davantage ; on l'avait déféré à la cour martiale. Il s'évada avec Ch. Gérardin, membre de la Commune qu'on lui avait donné pour gardien, mais il resta caché dans Paris jusqu'à la fin du siège, occupé, même pendant la lutte sur les barricades, à écrire paisiblement ses mémoires. On croit que Delescluze était dans le secret, et qu'ils se voyaient tous les jours. Delescluze, doublé de Rossel, n'en était pas moins un ministre de la guerre sans consistance. Rossel était certainement un bon officier ; il n'y a qu'une voix sur ce point, même dans l'armée ; était-il un bon général ? C'est une question toute différente. Il fit plus d'ordonnances et de remontrances, pendant son ministère, que d'exploits. Après tout, avec le désordre où l'on se trouvait et l'armée que l'on avait, la plus grande preuve de lucidité d'esprit que pût donner un général, était peut-être de s'en aller. Il le fit, et il en dit -publiquement la raison. Aidé ou non par lui, Delescluze ne pouvait plus songer à vaincre, mais à faire une belle fin. Voici comment le juge Rossel, dans ses papiers posthumes. Delescluze, s'il n'avait pas été affaibli par l'âge et par la maladie, aurait peut-être été l'homme de la révolution. II a marqué son arrivée au ministère de la guerre par plusieurs mesures heureuses et qui auraient pu remettre de l'ordre dans le gouvernement des affaires militaires ; quant aux questions techniques, il y était absolument étranger. Il ne parait pas non plus qu'il fût administrateur. Tout considéré, c'était un homme usé. Le 7 mars, il s'était relevé de quinze jours de maladie ; une longue déportation avait ruiné sa santé ; il ne parlait plus, il respirait à peine ; c'était un cadavre ambulant. L'acceptation du pouvoir était le sacrifice des misérables restes de sa vie, et cependant il accepta ; il accepta de la majorité de la Commune, dont il ne faisait pas partie, mais qu'il dominait de la grandeur de son passé, un rôle impossible, condamné d'avance, et dans lequel il ne fut pas soutenu. Il est tombé derrière une barricade ; mais déjà il avait succombé à la tâche. On a retrouvé son corps défiguré par une affreuse blessure que lui avait faite au cou une poutre tombée d'une maison voisine. Ses vainqueurs trouvent des paroles pour insulter sa mort.

Delescluze, qui avait été élu le 9 mai membre du Comité de salut public — le dernier sur cinq —, donna sa démission de ces fonctions pour se consacrer uniquement à la défense. Il avait succédé à Rossel le 10 mai ; il fut le dernier délégué au ministère de la guerre. C'est pendant cette dernière période du siège que la maison de M. Thiers fut rasée (10 mai) ; que la mesure relative aux cartes d'identité, ajournée une première fois, fut votée (14 mai) ; que la colonne Vendôme fut renversée (16 mai) ; que la Commune décréta la mise à exécution immédiate de la loi du 6 avril sur les otages (17 mai) ; que les derniers journaux indépendants furent supprimés (11 et 18 mai). L'armée de Versailles avançait lentement, mais sûrement. La Commune redoublait de fureur, en se sentant acculée et perdue.

Vers le milieu de mai, on cria de toutes parts dans Paris que M. Thiers bombardait. On avait fait aux Prussiens, sous le premier siège, un crime d'avoir bombardé Paris. Lui-même, M. Thiers, avait autrefois signalé à l'indignation de l'Europe le roi de Naples, qui bombardait sa capitale révoltée. Ce fut pendant huit jours le thème de toutes les déclamations à la Commune et dans les clubs. Mais M. Thiers ne bombardait pas Paris ; il bombardait les remparts de Paris sur les deux points où il voulait donner l'assaut, à Neuilly et à Auteuil. Les quartiers environnants étaient ravagés. C'est la dure nécessité de la guerre. Delescluze, de son côté, faisait bombarder Neuilly et Boulogne. Le colonel Henry fera établir immédiatement une batterie de trente mortiers du plus gros calibre à la tranchée du chemin de fer et des flancs des bastions 59, 60, 61 et 62. Ces mortiers sont destinés à bombarder Neuilly et Boulogne, ainsi que les ponts de bateaux. Ni M. Thiers, ni M. Delescluze ne pouvaient faire la guerre sans tirer le canon.

On portait contre M. Thiers une accusation plus odieuse encore. On l'accusait d'avoir fait mettre le feu à la cartoucherie de l'avenue Rapp.

On lisait ce qui suit en tête de l'Officiel du 18 mai :

Le gouvernement de Versailles vient de se souiller d'un nouveau crime, le plus épouvantable et le plus lâche de tous.

Ses agents ont mis le feu à la cartoucherie de l'avenue Rapp et provoqué une explosion effroyable.

On évalue à plus de cent le nombre des victimes. Des femmes, un enfant à la mamelle ont été mis en lambeaux.

Quatre des coupables sont entre les mains de la sûreté générale.

Le Comité de salut public,

ARNAUD, BILLIORAY, EUDES, GAMBON, RANVIER.

 

Il ne pouvait pas y avoir plus de cent victimes, puisque la cartoucherie n'employait que 16 hommes et 14 femmes, et M. Thiers ne pouvait pas y avoir mis le feu, puisque cet acte aurait été à la fois un crime et une stupidité. Delescluze n'hésita pas à répéter ce mensonge.

Hier, vous appreniez l'épouvantable forfait commis dans nos murs par nos infâmes ennemis, et vos cœurs patriotiques ont frémi d'indignation contre les coupables. Le nombre des victimes est bien au-dessous de ce qu'on avait à craindre. Une cinquantaine de blessés, la plupart des blessures légères, voilà tout ce qu'auront gagné les hommes de Versailles.

Delescluze n'était pas assez aveuglé par la haine pour croire que les hommes de Versailles avaient comploté l'incendie d'une manufacture. Il s'emparait de cette calomnie comme d'une arme de guerre, et s'efforçait jusqu'au bout de diffamer le Gouvernement qui allait le vaincre.

M. Thiers n'incendiait pas les manufactures, il ne bombardait pas Paris ; mais il prenait ses mesures pour mettre fin, dans le mois, à la guerre civile. La majorité de l'Assemblée, de plus en plus irritée et impatiente, l'y contraignait : les Prussiens parlaient de prendre eux-mêmes Paris, si le Gouvernement n'en finissait pas. Un autre motif encore plus pressant, c'était la situation de la France, dont cette guerre prolongée, déjà ruineuse par elle-même, supprimait l'activité et tarissait les ressources. Comment payer la rançon, comment renaître, si on ne ranimait pas l'industrie et le commerce ? Comment les ranimer, autrement que par la paix ? Et comment avoir la paix autrement que par la victoire ? M. Thiers, poussé par la nécessité la plus urgente, résolut de donner l'assaut, et fit pleuvoir la mitraille sur les deux points où l'on voulait ouvrir la brèche. On ne comptait pas être prêts avant le 24. Cette obligation de donner l'assaut, qui s'imposait à M. Thiers fatalement, le faisait frémir. Non-seulement l'assaut en lui-même serait meurtrier ; mais comment contenir nos soldats après la victoire s'ils étaient entrés par la brèche, c'est-à-dire au prix des plus grands périls et en marchant sur le corps des fédérés ? De toutes les difficultés que peut essayer de vaincre la volonté humaine, la plus énorme peut-être est d'exalter le soldat jusqu'à la fureur pour le lancer à l'assaut, et.de le rendre calme et maître de lui, aussitôt qu'il a franchi la muraille. Avant de se résoudre à verser le sang français pendant des heures entières et à créer entre l'armée et la population une longue suite de ressentiments et de vengeances, M. Thiers résolut de tout mettre en œuvre pour qu'une porte lui fût livrée. Il voulut, en premier lieu, s'adresser à la population parisienne et lui parler le langage du bon sens, de la modération, du patriotisme. Il lança, le 8 mai, la proclamation suivante, qu'il parvint à faire répandre à profusion dans la garde nationale et à laquelle la Commune répondit en faisant raser l'hôtel de la place Saint-Georges :

LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

aux Parisiens.

La France, librement consultée par le suffrage universel, a élu un Gouvernement qui est le seul légal, le seul qui puisse commander l'obéissance, si le suffrage universel n'est pas un vain mot.

Ce Gouvernement vous a donné les mêmes droits que ceux dont jouissent Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux ; et, à moins de mentir au principe de l'égalité, vous ne pouvez demander plus de droits que n'en ont toutes les autres villes du territoire.

En présence de ce Gouvernement, la Commune, c'est-à-dire la minorité qui vous opprime et qui ose se couvrir de l'infâme drapeau rouge, a la prétention d'imposer à la France ses volontés. Par ses œuvres, vous pouvez juger du régime qu'elle vous destine. Elle viole les propriétés, emprisonne les citoyens pour en faire des otages, transforme en déserts vos rues et vos places publiques, où s'étalait le commerce du monde, suspend le travail dans Paris, le paralyse dans toute la France, arrête la prospérité qui était prête à renaître, retarde l'évacuation du territoire par les Allemands et vous expose à une nouvelle attaque de leur part, qu'ils se déclarent prêts à exécuter sans merci, si nous ne venons pas nous-mêmes comprimer l'insurrection.

Nous avons écouté toutes les délégations qui nous ont été envoyées, et pas une ne nous a offert une condition qui ne fût l'abaissement de la souveraineté nationale devant la révolte, le sacrifice de toutes les libertés et de tous les intérêts. Nous avons répété à ces délégations que nous laisserions la vie sauve à ceux qui déposeraient les armes, que nous continuerions le subside aux ouvriers nécessiteux. Nous l'avons promis, nous le promettons encore ; mais il faut que cette insurrection cesse, car elle ne peut se prolonger sans que la France y périsse.

Le Gouvernement qui vous parle aurait désiré que vous puissiez vous affranchir vous-mêmes des quelques tyrans qui se jouent de votre liberté et de votre vie. Puisque vous ne le pouvez pas, il faut bien qu'il s'en charge, et c'est pour cela qu'il a réuni une armée sous vos murs, armée qui vient, au prix de son sang, non pas vous conquérir, mais vous délivrer.

Jusqu'ici il s'est borné à l'attaque des ouvrages extérieurs. Le moment est venu où, pour abréger votre supplice, il doit attaquer l'enceinte même. Il ne bombardera pas Paris, comme les gens de la Commune et du Comité de salut public ne manqueront pas de vous le dire. Un bombardement menace toute une ville, la rend inhabitable et a pour but d'intimider les citoyens et de les contraindre à une capitulation. Le Gouvernement ne tirera le canon que pour forcer une de vos portes, et s'efforcera de limiter au point attaqué les ravages de cette guerre dont il n'est pas l'auteur.

Il sait, il aurait compris de lui-même, si vous ne le lui aviez fait dire de toutes parts, qu'aussitôt que- les soldats auront franchi l'enceinte, vous vous rallierez au drapeau national pour contribuer, avec notre vaillante armée, à détruire une sanguinaire et cruelle tyrannie.

Il dépend de vous de prévenir les désastres qui sont inséparables d'un assaut. Vous êtes cent fois plus nombreux que les sectaires de la Commune. Réunissez-vous, ouvrez-nous les portes qu'ils ferment à la loi, à l'ordre, à votre prospérité, à celle de. la France. Les portes ouvertes, le canon cessera de se faire entendre ; le calme, l'ordre, l'abondance, la paix rentreront dans vos murs ; les Allemands évacueront votre territoire, et les traces de vos maux disparaîtront rapidement.

Mais si vous n'agissez pas, le Gouvernement sera obligé de prendre pour vous délivrer les moyens les plus prompts et les plus sûrs. Il vous le doit à vous, mais il le doit surtout à la France, parce que les maux qui pèsent sur vous pèsent sur elle ; le chômage qui vous ruine s'est étendu à elle et la ruine également ; parce qu'elle a le droit de se sauver, si vous ne savez pas vous sauver vous-mêmes.

Parisiens, pensez-y mûrement : dans très-peu de jours, nous serons dans Paris. La France veut en finir avec la guerre civile. Elle le veut, elle le doit, elle le peut. Elle marche pour vous délivrer. Vous pouvez contribuer à vous sauver vous-mêmes, en rendant l'assaut inutile, et en reprenant votre place dès aujourd'hui au milieu de vos frères.

 

En même temps qu'il adjurait les Parisiens de se secourir eux-mêmes, M. Thiers faisait entrer dans Paris, sous des déguisements, des soldats qui devaient s'aboucher avec leurs anciens camarades, et des hommes de cœur qui, en courant mille fois le risque de perdre la vie, consentaient à négocier avec les généraux de l'insurrection. Quelques citoyens restés dans Paris, mais ennemis de la Commune et désirant avec passion la fin de cette lutte parricide, avaient réussi à se rendre à. Versailles en franchissant les avant-postes ; ils parlaient d'officiers de la garde nationale disposés à ouvrir les portes, de citoyens prêts à combattre les fédérés au dedans pendant que l'armée s'approcherait des remparts, et les prendrait entre deux feux. Quelques-uns de ces intermédiaires n'étaient que des intrigants ; les autres, pour la plupart, bien intentionnés, mais peu éclairés, n'apportaient que des promesses équivoques et des projets irréalisables. Il y avait cependant à Paris des ennemis courageux et résolus de la Commune. L'amiral Saisset y avait eu pendant quelques jours une petite armée de 20.000 hommes. Il l'avait licenciée le 25 mars, à la veille des élections communales ; mais plusieurs de ces bons citoyens étaient restés secrètement affiliés et en correspondance avec leurs chefs, qui eux-mêmes correspondaient avec Versailles. On peut citer le colonel Charpentier, le colonel Domalain, le colonel de Beaufort ; les commandants Bonne, Dequevauvilliers, Polard, Durouchoux, Dumay, Galimard, Roulez. M. Lepage, auteur d'une histoire de la Commune de Paris, dit que M. Roulez fit trente-quatre fois la route de Paris à Versailles entre le 2 avril et le 19 mai. M. Barthélemy-Saint-Hilaire, qui se chargeait d'éconduire les intrigants et les naïfs, trouva les propositions de M. Roulez assez sérieuses pour le mettre directement en rapport avec M. Thiers. Il s'agissait de livrer une porte. M. Thiers, confiant dans la personne, mais peu rassuré sur l'entreprise, prit néanmoins toutes ses mesures pour arriver au moment fixé au pied du rempart. Il se rendit lui-même aux tranchées, et y passa la nuit, voulant partager ce grand péril avec l'armée, et ne rien donner au hasard. Mais le délégué à la guerre avait eu des soupçons ; le roulement des bataillons avait été changé. Il fallut se retirer après quelques heures d'attente, en donnant un 'prétexte au détachement pour éviter de le mettre dans la confidence. Cette tentative se renouvela deux fois. L'un des correspondants de M. Thiers, N. Lasnier, fut arrêté au moment où il rentrait à son domicile, rue de Maubeuge. On saisit chez lui deux grands coffres remplis de brassards tricolores. On eut la preuve plus tard que M. Charpentier était sur le point d'être arrêté quand les troupes entrèrent dans Paris.

Les négociations avec les généraux insurgés étaient assez actives, mais très-difficiles ; elles ne pouvaient se faire qu'au moyen d'intermédiaires ; le danger terrible encouru par les généraux les empêchait d'écrire, de sorte qu'on n'avait pas de garanties, et qu'on n'a pas aujourd'hui de preuves. Il ne se passait pas de jour que N. Thiers et M. Picard ne rendissent compte au conseil des ministres de propositions qu'on leur avait faites. Les généraux, qui se sentaient perdus, auraient dû se contenter d'un sauf-conduit pour s'enfuir jusqu'en Amérique ; ils demandaient, ou on demandait en leur nom, des sommes énormes. M Lissagaray raconte que Cluseret se vanta un jour à Delescluze d'avoir refusé un million, et que Delescluze lui tourna le dos. Si l'offre a été faite, ce n'est pas par un agent autorisé du Gouvernement. Nous mentionnerons une de ces tentatives, parce qu'elle a eu des conséquences tragiques. M. Georges Vaysset était en relations avec le secrétaire de Dombrowski. Le secrétaire, se disant autorisé par sen chef, demandait plusieurs sauf-conduits et une somme de 500.000 francs. M. Vaysset vit plusieurs fois M. Barthélemy Saint-Hilaire qui ne voulut pas donner d'argent sans avoir un gage de la véracité du secrétaire et de la fidélité du général. Un jour fut pris avec le secrétaire, un lieu de rendez-vous désigné, près de Saint-Denis ; M. Georges Vaysset s'y rendit, avec son ami M. Planat, ancien député de l'opposition au Corps législatif, qui avait voulu prendre sa part du dévouement et du péril. Ils ne trouvèrent que des agents de la Commune. M. Planat parvint à s'échapper. Georges Vaysset fut conduit au dépôt de la préfecture, et fusillé trois jours après.

Le Comité de salut public fit appeler Dombrowski. Coupable ou non, le rendez-vous donné par son secrétaire était indéniable. On avait arrêté d'autres généraux pour bien moins. M. Lissagaray, qui était ce jour-là à l'Hôtel de Ville, raconte ainsi l'entrevue — les Huit journées de mai dernière les barricades —. Introduit devant le Comité, dès la porte, croisant les bras et promenant son regard sur tout le monde, il s'écria violemment : — Il parait qu'on dit que je trahis ! — Personne ne répondit. Le membre de la Commune Dereure rompit le silence : — Si Dombrowski trahit, je trahis donc aussi ! Je réponds de lui comme de moi. — On laissa sortir Dombrowski. Il alla s'asseoir à la table des officiers, dîna avec eux ; à la fin du repas, il fit le tour de la salle, et, saris mot dire, serra la main à chacun. Tout le monde comprit qu'il se ferait tuer.

L'événement du 21 mai rendit toutes les négociations avec les généraux inutiles.

Le bataillon chargé ce jour-là de garder la porte de Saint-Cloud, déserta son poste. Était-ce mutinerie ou excès de confiance, ou désordre tout simplement ? Il est certain que le feu de nos batteries rendait les remparts inhabitables. Quelle qu'en fût la cause, le bataillon disparut. Un courageux citoyen, M. Ducatel, voyant que la porte n'était pas gardée, monta sur le rempart, arbora un mouchoir blanc au bout de sa canne et fit connaître la situation au capitaine de frégate Trèves, qui était accouru à son signal. Paris dut à M. Ducatel de ne pas être pris d'assaut. L'armée et la France lui doivent une solution plus prompte de la crise. La brèche était encore insuffisante, et le maréchal de Mac-Mahon demandait trois ou quatre jours pour la rendre plus praticable. Le capitaine Trèves franchit la premier l'enceinte fortifiée, avec le sergent Coutant, du 91e de marche, qui avait voulu l'accompagner. M. Trèves reconnut la position et éclaira le mouvement des premières colonnes de l'armée. Le 37e de marche entra d'abord ; presque toute la division Vergé suivit. A cinq heures et demie les troupes du général Douai s'emparèrent de la porte d'Auteuil en chassant devant elles des bataillons de fédérés qui s'étaient massés sur ce point. A ce même moment, le général Vinoy entrait dans Paris avec l'amiral Pothuau, ministre de la marine, et ils furent témoins de cet engagement qui fut court, mais très-vif. Le général Vinoy donna quelques ordres, et retourna à Versailles où il prit la division Faron et la division Bruat avec lesquelles il pénétra de nouveau dans Paris à deux heures du matin. L'armée avait enlevé dans la soirée la barricade du quai de Grenelle ; elle s'était établie sur les hauteurs du Trocadéro et de l'Arc de l'Étoile, où' les insurgés avaient fait des travaux de défense qu'ils abandonnèrent dans l'émotion de cette surprise. Ils s'enfuirent à toutes jambes par l'avenue des Champs-Élysées. Quelques-uns s'efforcèrent de traîner des canons, mais ils les laissèrent en route. L'armée s'en empara, et ne perdît pas un instant pour les mettre en batterie contre les fédérés. Pendant ce temps, des colonnes d'infanterie suivant le viaduc de ceinture ouvrirent au général de Cissey les portes du sud. Il entra par la porte de Sèvres, au débouché de la porte d'Issy, rive gauche, se rendit maitre de Grenelle et de Vaugirard et marcha sur l'École militaire où il arrivait le 22 aux premières lueurs du jour.

La plus grande partie de Paris s'endormit le 21 sans savoir la nouvelle de l'entrée des troupes. Ceux qui en entendirent parler ne voulurent pas y croire. Les bataillons de fédérés bousculés par l'armée avaient annoncé, dans les quartiers où ils s'étaient retirés, que l'enceinte était franchie. On accueillit leurs récits avec incrédulité. On croyait à une panique. Delescluze rédigea et envoya au Comité de salut public la note suivante. Les journaux en reçurent communication. Il la fit retirer partout ; mais elle parut cependant le lundi matin, 22 mai, dans le Cri du peuple.

L'observatoire de l'Arc-de-Triomphe nie l'entrée des Versaillais ; du moins, il ne voit rien qui y ressemble. Le commandant Renard, de la section, vient de quitter mon cabinet, et affirme qu'il n'y a eu qu'une panique, et que la porte d'Auteuil n'a pas été forcée ; que si quelques Versaillais se présentaient, ils ont été repoussés. J'ai envoyé chercher onze bataillons de renfort par autant d'officiers d'état-major qui ne doivent les quitter qu'après les avoir conduits au poste qu'ils doivent occuper.

Le délégué à la guerre ne tarda pas à recevoir des nouvelles qui mirent fin à son optimisme. Il donna aussitôt des ordres pour la guerre des rues et des barricades. Paris était perdu, mais il n'était pas encore pris. Feu grégeois, mines, fougasses, incendies, barricades nombreuses, immenses, scientifiquement construites, précédées de fossés profonds, luttes sanguinaires engagées de maisons en maisons, voilà ce que l'armée avait encore à vaincre. Il lui fallut pour cela une semaine entière. Toutes les horreurs des sièges les plus cruels dont l'histoire ait gardé le souvenir furent condensées dans ce court espace.

Delescluze écrivit dans la nuit sa dernière proclamation. Elle parut le lundi matin au Journal officiel, et fut placardée de tous côtés :

AU PEUPLE DE PARIS

A LA GARDE NATIONALE.

Citoyens,

Assez de militarisme ! Plus d'états-majors galonnés et dorés sur toutes les coutures.

Place au peuple, aux combattants aux bras nus ;

L'heure de la guerre révolutionnaire a sonné.

Le peuple ne conne rien aux manœuvres savantes, mais quand il a un fusil à la main, du pavé sous les pieds, il ne craint pas tous les stratégistes de l'armée monarchiste.

Aux armes, citoyens, aux armes ! II s'agit, vous le savez, de vaincre ou de tomber dans les mains impitoyables des réactionnaires et des cléricaux de Versailles ; de ces misérables qui ont, de parti pris, livré la France aux Prussiens, et qui vous font payer la rançon de leurs trahisons !

Si vous voulez que le sang généreux qui a coulé comme de l'eau depuis six semaines ne soit pas infécond, si vous voulez vivre libres dans la France libre et égalitaire, si vous voulez épargner à vos enfants et vos douleurs et vos misères, vous vous lèverez comme un seul homme, et, devant votre formidable résistance, l'ennemi qui se flatte de vous remettre au joug, en sera pour la honte des crimes inutiles dont il s'est souillé depuis deux mois.

Citoyens, vos mandataires combattront et mourront avec vous s'il le faut ; mais, au nom de cette glorieuse France, mère de toutes les révolutions populaires, foyer permanent des idées de justice et de solidarité qui doivent être et seront les lois du monde, marchez à l'ennemi, et que votre énergie révolutionnaire lui montre qu'on peut vendre Paris, mais qu'on ne peut ni le livrer ni le vaincre !

La Commune compte sur vous, comptez sur la Commune !

Le Comité de Salut public.

Le délégué à la guerre,

DELESCLUZE.

Ce même lundi, la Commune tint de bonne heure à l'Hôtel de Ville sa dernière séance. Les membres étaient peu nombreux et découragés. Félix Pyat montra que la défaite était inévitable et parla de traiter avec les Versaillais. Le mot ne fut pas relevé. On se défiait les uns des autres. On avait peur des Versaillais et on avait peur du peuple, qui aurait crié à la trahison. On voyait la mort de tous les côtés. On s'en remit pour les mesures à prendre au Comité, de salut public. Le Comité se sentait impuissant, il pensait à se servir des otages pour obtenir la vie sauve, et Billioray, au nom de ses collègues, s'en était ouvert à l'Union des syndicats, dès le jeudi précédent. Les membres du Comité présents à la séance du 22 ne s'associèrent pas aux insinuations de Félix Pyat. Ils se laissèrent charger de toute l'autorité et de toute la responsabilité sans prononcer une parole. Personne ne proposa un plan d'ensemble. Il fut convenu que chacun se retirerait dans sa municipalité pour activer les efforts individuels. Les quelques hommes énergiques qui se trouvaient là comprirent que l'assemblée ne pouvait plus rien, ni pour la cause ni pour son propre salut. Ils sortirent, les uns pour aller se venger ou pour aller combattre ; les autres, pour se cacher ou s'enfuir. Delescluze, toujours résolu à lutter, parce qu'il était résolu à mourir, s'établit à la mairie du XIe arrondissement, dont il fit son quartier général.

L'Hôtel de Ville était à peine évacué par la Commune que le Comité central s'y réinstalla. Plus d'un membre du Comité et aussi plus d'un membre de la Commune savaient qu'à deux jours de là l'Hôtel de Ville de Paris ne serait plus qu'une ruine sinistre ; mais tant qu'il était debout, c'était le siège officiel et historique du gouvernement révolutionnaire, et le Comité tenait à dater sa proclamation de l'Hôtel de Ville, pour bien montrer qu'il reprenait possession du pouvoir, et qu'il ne se cachait plus derrière ces deux simulacres, la Commune et le Comité de salut public. Que Paris se hérisse de barricades, et que derrière ces remparts improvisés il jette encore à ses ennemis son cri de guerre, cri d'orgueil, cri de défi, mais aussi cri de victoire ; car Paris, avec ses barricades, est inexpugnable. Grands mots, qui cachaient mal un grand et profond désastre. Le Comité central n'avait pas, plus que la Commune, un plan de défense arrêté. Ces moribonds n'étaient plus capables que de faire des proclamations et des incendies. Pendant que le Comité déclarait Paris inexpugnable, l'armée suivait un plan très-habilement conçu pour écraser l'insurrection en perdant le moins de monde possible. Elle s'avançait sur les deux rives en se fortifiant dans les positions qu'elle prenait et en faisant main basse sur toutes les armes qu'elle trouvait dans les maisons. Ainsi fut effectué le désarmement de la garde nationale, qu'on jugeait impossible. On reprit plus de 350.000 fusils. Le lundi soir, l'armée occupait, à droite, les Batignolles, la gare Saint-Lazare, le Palais de l'Industrie ; à gauche, le Corps législatif, la gare de l'Ouest, les Invalides, Vaugirard.

Le Comité de salut public adressa le 23, dans la matinée, une proclamation aux soldats. Mais qu'on était loin du 18 mars !

Soldats de l'armée de Versailles,

Le peuple de Paris ne croira jamais que vous puissiez diriger contre lui vos armes, quand sa poitrine touchera les vôtres ; vos mains reculeront devant un acte qui serait un véritable fratricide.

Comme nous, vous êtes prolétaires ; comme nous, vous avez intérêt à ne plus laisser aux monarchistes conjurés le droit de boire votre sang comme ils boivent vos sueurs.

Ce que vous avez fait au 18 mars, vous le ferez encore, et le peuple n'aura pas la douleur de combattre des hommes qu'il regarde comme des frères et qu'il voudrait voir s'asseoir avec lui au banquet civique de la liberté et de l'égalité.

Venez à nous, frères ; venez à nous : nos bras vous sont ouverts !

Le Comité de Salut public.

 

Le Comité publiait en même temps l'arrêté suivant :

Art. 1. Les persiennes ou volets de toutes les fenêtres demeureront ouverts ;

Art. 2. Toute maison de laquelle partira un seul coup de fusil ou une agression quelconque contre la garde nationale sera immédiatement brûlée.

Art. 3. La garde nationale est chargée de l'exécution stricte du présent arrêté.

 

Le mardi matin, l'Union républicaine pour les droits de Paris, envoya un de ses membres, M. Bonvalet, à l'Hôtel de Ville, pour demander à la Commune si elle n'essayerait pas de mettre fin à la lutte qui ensanglantait Paris depuis trois jours. Il y fut reçu par le Comité central qui, depuis la veille, avait pris la place de la Commune. La majorité fit mauvais accueil à ses propositions. Cependant, le soir, trois délégués, Rousseau, Grollard et Grélier, vinrent commencer des pourparlers avec l'Union républicaine. Ils ne voulaient négocier, disaient-ils, que si l'Assemblée commençait par changer le Gouvernement. Ainsi, à ce moment de la lutte, ils en &aient à poser leurs conditions, et de telles conditions !

Cela ressemblait à de la démence. Les membres de l'Union répondirent qu'il n'y avait rien à tenter. Rous-. seau prononça ces paroles : Nous ne pouvons être vaincus. Au besoin, nous aurons recours à des moyens extrêmes.

Déjà, le 16 mai, le Cri du Peuple, journal de Vallès, avait publié ces menaçantes paroles :

On nous avait donné depuis quelques jours des nouvelles de la plus liante gravité, dont nous sommes maintenant complètement sûrs.

On a pris toutes les mesures pour qu'il n'entre dans Paris aucun soldat ennemi.

Les forts peuvent être pris l'un après l'auge ; les remparts peuvent tomber. Aucun soldat n'entrera dans Paris.

Si M. Thiers est chimiste, il nous comprendra.

Que l'armée de Versailles sache bien que Paris est décidé à tout plutôt que de se rendre.

Le même journal publiait ce qui suit à la date du 20 mai

Paris, héroïque et désespéré, pourra sauter peut-être, mais s'il saute, ce sera pour engloutir le Gouvernement de Versailles et son année.

 

Rousseau parlait de moyens extrêmes ; le Comité de salut public ordonnait de brûler les maisons. Vallès menaçait de faire sauter Paris. La commission scientifique n'avait cessé de réquisitionner le pétrole. On a trouvé la pièce suivante sur le corps d'un insurgé tué le 28 mai à l'attaque de la mairie du XIe.

Comité de salut public.

Paris, le 23 mai 1877.

Ordre aux municipalités de requérir immédiatement tous les produits chimiques inflammables et violents qui se trouvent dans leur arrondissement et de les concentrer dans le XIe arrondissement.

Le Comité de salut public,

(griffe rouge du Secrétaire général)

Le Secrétaire-adjoint,

C. JAUFFRET.

Faites brûler les maisons assaillies par les Versaillais ou la réaction. C. J.

 

On a dit, à la décharge de la Commune, qu'il ne saurait y avoir à ce sujet de responsabilité collective ; qu'il n'y eut pas de délibérations. Sans doute. On ne voit de traces de délibérations nulle part. La Commune ne se réunit plus après le 22. Les membres étaient retirés dans les mairies encore au pouvoir de l'insurrection. On en voyait quelques-uns entrer à la mairie du XP, où ils venaient aux nouvelles. Le Comité central siégea à l'Hôtel de Ville le 23, puis à son ancien local de la rue Basfroy. Les détails manquent sur ce qui fut dit ou fait dans ces derniers conciliabules. Il faut croire, pour l'honneur de l'humanité, qu'aucune délibération ne fut ouverte nulle part sur l'assassinat des otages et l'incendie des `monuments de Paris. A la Commune, au Comité central, il y avait des hommes qui auraient protesté de toute leur énergie, qui auraient rendu leurs protestations et leur indignation publiques. Beslay, qui sauva la Banque, Theisz, qui sauva l'hôtel des Postes, Grêlier, qui s'est multiplié pour empêcher d'allumer des incendies, Varlin qui risqua sa vie pour sauver les victimes de la rue Haxo, Vallès, Vermorel, qui luttèrent contre Genton et Mégy pour sauver les otages de la Roquette, le pauvre Arthur Arnould, si peu fait pour un voisinage d'assassins et d'incendiaires, d'autres encore ne pouvaient être les complices de pareils forfaits. Il y avait une résolution arrêtée, c'est évident, mais entre un petit nombre de scélérats. N. Maxime Du Camp, qui déclare ne citer aucun texte sans en avoir l'original sous les yeux — les Prisons de Paris sous la Commune —, a publié la pièce suivante :

Paris, 3 prairial an 79 (22 mai). Le citoyen Millière, à la tête de 150 fuséens, incendiera les maisons suspectes et les monuments de la rive gauche. Le citoyen Dereure, avec 100 fuséens, est chargé des Ier et IIe arrondissements. Le citoyen Vésinier est chargé spécialement des boulevards, de la Madeleine à la Bastille. Ces citoyens devront s'entendre avec les chefs des barricades pour assurer l'exécution de ces ordres. Cette pièce ne porte pas de signature.

On a des preuves contre quelques-uns. On a le billet de Ferré : Faites flamber finances. On a l'ordre de Parent : — ce n'est pas Ulysse Parent, mais un officier fédéré portant le même nom — : Incendiez le quartier de la Bourse. Ne craignez pas. On a cette note du chef de légion Ulric : Je fais mettre le feu au Grenier d'abondance. On a le récit de l'incendie des Tuileries par M. V. Thomas, neveu de Clément Thomas. Les incendiaires sont Benot et Bergeret. M. Maxime Du Camp cite les noms des incendiaires de l'Hôtel de Ville. J. Ranvier, Hippolyte Parent, Pindy, Dudach se chargèrent de l'exécution de ce crime inepte et s'en acquittèrent en conscience, aidés par des fédérés du 1746 bataillon et deux compagnies des vengeurs de Flourens. Dans la matinée du 26, des fédérés du 174° bataillon passaient sur le quai Saint-Bernard et disaient joyeusement : —Nous venons d'allumer le château Haussmann, et nous allons à la Butte-aux-Cailles cogner sur les Versaillais.

Dans la soirée du 23 au 24, une partie de Paris fut en flammes. Le Ministère des finances brûla tout entier. — Faites flamber Finances ! — Le Palais-Royal et la Bibliothèque du Louvre, situés vis-à-vis, furent incendiés. Dans la journée, la bibliothèque avait été arrosée avec du pétrole. C'était, avant le 4 septembre, la bibliothèque de l'empereur. Il s'y trouvait quantité d'éditions précieuses, de reliures magnifiques, de belles gravures. M. Jules Simon en avait fait la bibliothèque des musées du Louvre, et s'occupait d'y réunir les publications intéressantes pour les artistes. Tout brûla jusqu'à la dernière feuille de papier. Pendant une demi-journée, on trembla pour les musées. Il ne fit pas de vent de ce côté. Les flammes montèrent tout droit. Ce fut un grand bonheur dans ce cruel désastre. On avait aussi rais le feu à quelques maisons de la rue Royale.

M. V. Thomas raconte en ces termes l'incendie des Tuileries :

Bergeret donna l'ordre à Benot de faire les préparatifs d'incendie et de mettre le feu au palais... Il n'était pas plus tôt désigné qu'il s'écria : Je m'en charge ! Aussitôt il se munit de bougies, de balais, de tous les ustensiles nécessaires pour répandre le pétrole contre les murailles et la poudre dans les escaliers et les appartements. Un baril de poudre fut placé au rez-de-chaussée du pavillon de l'Horloge et de grandes quantités de munitions dans la salle des Maréchaux.

Il fit saturer de pétrole les parquets et les murs de toutes les pièces. II arrangea une traînée de poudre allant de la cour intérieure au rez-de-chaussée du pavillon....

De dix à onze heures, Benot revint au Louvre où l'on se mit à souper. Après le café, vers minuit, Benot proposa d'aller jouir du coup d'œil sur la terrasse du Louvre. Vers deux heures du matin, une explosion formidable eut lieu. Tous les fédérés garnissant les postes furent en émoi. Bergeret les rassura en leur disant : Ce n'est rien ; ce sont les Tuileries qui sautent.

M. V. Thomas ajoute qu'après l'explosion des Tuileries, Bergeret écrivit ces mots au crayon, et les fit porter au Comité de salut public : Les derniers vestiges de la royauté viennent de disparaître. Je désire qu'il en soit de même de tous les monuments de Paris.

A-t-il fait cela ? A-t-il écrit cela ? Est-ce vrai ? Est-ce possible ?

Le 24, les incendies continuèrent et redoublèrent. Brûlés, sur la rive gauche, le palais de la Légion d'honneur, le palais du quai d'Orsay, où siégeaient le Conseil d'État et la Cour des comptes, la Caisse des dépôts et consignations à l'angle de la rue du Bac, dont plusieurs maisons furent détruites, les hôtels de la rue de Lille, une partie de la Croix-Rouge. Brûlés sur la rive droite, le quartier de la rue de Rivoli qui a vue sur la colonnade du Louvre, la Préfecture de police, le Palais-de-Justice, l'Hôtel-de-Ville, le théâtre de la Porte Saint-Martin, de nombreuses maisons, rue de Bondy, place du Château-d'Eau, boulevard Voltaire. Le Palais-Royal, auquel on avait mis le feu, fut sauvé, ainsi que le, Théâtre-Français, par l'arrivée des troupes. On fit sauter la poudrière située dans les terrains vagues du Luxembourg pour ne pas laisser de munitions aux Versaillais. Le 25, quand les insurgés furent délogés de la Butte-aux-Cailles par le général de Cissey, ils mirent le feu aux Gobelins en se retirant. Là furent consumées des tapisseries qui n'avaient pas d'égales dans le monde entier. Le 26, incendie de la gare de Lyon, des docks de la Villette, contenant pour vingt millions de marchandises.

Les artistes avaient formé un bataillon sous les ordres du commandant Monplat. Ils pensèrent qu'ils avaient un double droit, comme artistes et comme citoyens, de s'opposer à ces dévastations. Le commandant posa des piquets au Conservatoire des Arts-et-Métiers, aux Archives, à l'Imprimerie nationale, à la mairie du IIIe arrondissement, au Temple, à Notre-Dame. On doit à ces courageux citoyens la préservation de ces monuments. Les incendiaires se présentèrent et furent repoussés. Ils avaient pénétré dans la place, à la mairie du IIIe arrondissement, et tout aussitôt, se formant eu cour martiale, ils avaient jugé les artistes qui venaient de s'opposer à leur entrée, et les avaient condamnés à mort. Pendant que les juges délibéraient, les condamnés s'emparèrent des armes mises en faisceaux, et n'eurent pas de peine à mettre la cour martiale à la porte.

Les assassinats avaient commencé le 23 en même temps que les incendies.

Dès le 22, Raoul Rigault' était allé à la Conciergerie s'assurer par ses yeux de la présence de 34 gendarmes, qu'il y avait fait enfermer. Il dit en sortant : Ce sera pour demain. Le lendemain, 23, on vint les chercher avec un ordre de lui, pour les fusiller. Un surveillant, nommé Durlin, les sauva au péril de sa vie. Les anciens employés du service des prisons, restés dans Paris par ordre de M. Ernest Picard, furent partout admirables de dévouement.

Le soir du même jour, à l'heure où les flammes commençaient à monter, Raoul Rigault se rendait à Sainte-Pélagie, et taisait venir Chaudey au greffe. Chaudey avait reçu dans la journée la visite de sa femme. Il écrivait dans sa cellule. On entendait le bruit du canon se rapprocher, il pouvait croire à sa délivrance. Il vint comme il était, en robe de chambre et en pantoufles. Rigault, froidement, lui annonça qu'il allait mourir. J'ai une femme et un enfant, dit Chaudey. — Pas de pleurnicheries ! Chaudey ne pleurait pas. Vous allez voir, dit-il, comment meurt un républicain. Il attendit la mort debout, sans trembler, sans détourner la tête. L'assassin fit encore fusiller trois gendarmes qu'on gardait prisonniers depuis le 18 mars. Puis, sa besogne faite, il se retira, sinistre, songeant peut-être qu'il avait pour le lendemain une autre proie qui l'attendait à la grande Roquette. Mais, le lendemain, ce fut son tour de mourir.

Le 22 mai, Ferré, délégué à la police, le successeur et le disciple de Rigault, avait envoyé au directeur de la Santé un ordre qui resta sans effet grâce au dévouement des gardiens. Paris, le 22 mai 1871. Le directeur de la Santé a l'ordre de faire fusiller les gendarmes, sergents de ville et agents secrets bonapartistes qui sont détenus en cette prison, si les insurgés de Versailles ont l'audace de l'attaquer et de vouloir la prendre.

Le 24, à huit heures du matin, il fit fusiller M. Georges Vaysset, détenu à la Conciergerie, un des courageux citoyens qui avaient servi d'intermédiaires entre le Gouvernement et les généraux disposés à se vendre. Le corps fut jeté dans la rivière.

Les otages les plus importants étaient à la grande Roquette. Raoul Rigault était allé lui-même les chercher à Mazas, dans la journée du 22, et avait procédé à leur transfèrement. Il y avait là l'archevêque de Paris, l'abbé Deguerry, curé de la Madeleine, d'autres prêtres, jésuites, missionnaires, aumôniers, quelques laïques, M. Bonjean, président de chambre à la Cour de cassation, qui avait été sénateur sous l'Empire, M. Chevriaux, aujourd'hui inspecteur de l'Académie de Paris, etc. Des efforts avaient été faits, quelque temps auparavant pour délivrer l'archevêque. Il serait plus exact de dire que des efforts avaient été tentés pour délivrer Blanqui, prisonnier du Gouvernement, en l'échangeant contre l'archevêque, prisonnier de l'insurrection. La lettre suivante, écrite par l'archevêque à M. Thiers, expose la situation avec beaucoup d'exactitude. Elle fut portée à Versailles par un otage, M. l'abbé Lagarde, grand vicaire de Paris, qui avait donné sa parole de retourner à Mazas, et ne se crut pas obligé de la tenir.

Prison de Mazas, 12 avril 1871.

Monsieur le Président,

J'ai l'honneur de vous soumettre une communication que j'ai reçue hier soir, et je vous prie d'y donner la suite que votre sagesse et votre humanité jugeront la plus convenable.

Un homme influent, très-lié avec M. Blanqui par certaines idées politiques, et surtout par les sentiments d'une vieille et solide amitié — l'archevêque parle ici de M. Flotte, ancien député de la Seine —, s'occupe activement de faire qu'il soit mis en liberté. Dans cette vue, il a proposé de lui-même, aux commissaires que cela concerne, cet arrangement : Si M. Blanqui est mis en liberté, l'archevêque de Paris sera rendu à la liberté avec sa sœur, M. le président Bonjean, M. Deguerry, curé de la Madeleine, et M. Lagarde, vicaire général de Paris, celui-là même qui vous remettra la présente lettre. La proposition a été agréée, et c'est en cet état qu'on me demande de l'appuyer près de vous.

Quoique je sois en jeu dans cette affaire, j'ose la recommander à votre haute bienveillance ; mes motifs vous paraîtront plausibles, je l'espère.

Il n'y a que trop de causes de dissentiment et d'aigreur parmi nous. Puisqu'une occasion se présente de faire une transaction qui, du reste, ne regarde que les personnes, et non les principes, ne serait-il pas sage d'y donner les mains et de contribuer ainsi à préparer l'apaisement des esprits ? L'opinion ne comprendrait peut-être pas un tel refus.

Dans les crises aiguës comme celle que nous traversons, des représailles, des exécutions par l'émeute, quand elles ne toucheraient que deux ou trois personnes, ajoutent à la terreur des uns, à la colère des autres, et aggravent encore la situation. Permettez-moi de vous dire, sans autres détails, que cette question d'humanité mérite de fixer toute votre attention, dans l'état des choses à Paris.

Oserai-je, monsieur le Président, vous avouer ma dernière raison ? Touché du zèle que la personne dont je parle témoignait avec une amitié si vraie en faveur de M. Blanqui, mon cœur d'homme et de prêtre n'a pas pu résister à ses sollicitations émues, et j'ai pris l'engagement de vous demander l'élargissement de M. Blanqui le plus promptement possible. C'est ce que je viens de faire.

Je serais heureux, monsieur le Président, que ce que je sollicite ne vous parût point impossible ; j'aurais rendu service à plusieurs personnes et même à mon pays tout entier.

 

M. Thiers fit attendre deux jours sa réponse. Il voulait consulter les ministres, et ensuite la commission des quinze. Le conseil à l'unanimité, la commission à l'unanimité, opinèrent pour le refus. M. Thiers prépara une lettre en ce sens, qui n'arriva pas à sa destination, mais dont la conclusion et les motifs furent rendus publics.

L'archevêque avait sans doute raison de dire que des représailles, des exécutions par l'émeute, ajoutent à la terreur des uns, à la colère des autres ; que n'eût-on pas fait pour donner à la lutte un caractère moins sanguinaire ! Personne à Versailles ne croyait que les jours des otages fussent menacés ; non, personne. On savait, par une cruelle et récente expérience, ce que peuvent, dans un moment d'égarement, les foules ameutées. Mais les otages étaient en prison ; ils ne pouvaient périr qu'en vertu d'un ordre du gouvernement insurrectionnel, et quelque criminel que tût ce gouvernement, il n'irait pas jusqu'à ordonner un massacre de propos délibéré. En supposant qu'il fût assez pervers pour commettre un tel crime, et assez insensé pour se priver lui-même de son unique chance de salut, on ne proposait en échange de M. Blanqui, que cinq otages. Il en resterait encore près de deux mille entre les mains de l'émeute ; les suites d'une exécution, ou pour mieux dire d'un massacre, que redoutait si justement l'archevêque, ne seraient donc pas évitées. Le Gouvernement n'avait pas le droit de faire cet échange, il ne pouvait le faire qu'en violation de la loi et du droit, parce que Blanqui, condamné, mais condamné par contumace, devait nécessairement être jugé, et ne pouvait pas, en l'état, être l'objet d'une grâce. Enfin, la raison politique ne permettait pas de donner à l'insurrection un chef qu'elle regardait elle-même comme un accroissement de force considérable. Accepter cette offre, ne serait-ce pas consacrer et étendre l'abominable système des otages, et permettre aux hommes qui dominent dans Paris de multiplier les arrestations pour contraindre le Gouvernement à opérer de nouveaux échanges... Je suis donc, monseigneur, sans droit et sans pouvoir pour opérer l'échange que vous proposez, et auquel une commission de l'Assemblée a jugé, à l'unanimité, que le Gouvernement devait se refuser. Dans cette pénible position, j'ai du moins la confiance que les hommes qui ont osé vous arrêter, ne seront pas assez pervers pour pousser leurs violences plus loin.

Cette dernière phrase exprimait la pensée de tout le monde. Lorsque la ligne entra le 27, à la grande Roquette, abandonnée par les fédérés, le premier mot du capitaine fut celui-ci : Où est l'archevêque ? Où est M. Bonjean ? Ils étaient assassinés depuis trois jours. On ne saurait dire de qui vint l'ordre d'exécution. Il y avait eu un simulacre de cour martiale à la mairie du XIe arrondissement, où Delescluze s'était établi, et qui était le rendez-vous des membres de la Commune et des officiers insurgés. Qui donna l'ordre de réunir ce tribunal ; et en régla la composition ? Est-ce Raoul Rigault ? ou Ferré ? ou le Comité de salut public ? Le Président fut un nommé Genton, menuisier, ancien président de clubs à la fin de l'Empire et pendant le siège, personnage illettré dont la Commune avait fait un magistrat. On ne sait pas les noms de ses assesseurs, lui-même peut-être ne les savait pas ; il n'y fallait pas tant de façons. La cour prit séance à la mairie du XIe, le 24 mai à deux heures de l'après-midi. Quoiqu'elle fût composée de trois membres seulement, il y avait là des membres de la Commune qui prirent part à la délibération. Il fut d'abord question de fusiller soixante-six otages. On se réduisit à six, en stipulant que l'archevêque et M. Bonjean en seraient. Vallès et Vermorel s'opposèrent de toutes leurs forces à l'iniquité qu'on allait commettre, mais on étouffa leurs voix. Genton partit pour la grande Roquette avec cette sentence. Il était accompagné de Mégy et de Sicard. Il arriva vers cinq heures. L'ordre ne portait que deux noms, et demandait six victimes. Il faut les six noms, dit le greffier, qui ne songeait qu'à gagner du temps.

Genton prit le registre d'écrou et écrivit les six noms dans cet ordre : Darboy, Bonjean, Deguerry, Allard, Clerc, Ducoudray. Le greffier dit encore : Il faut l'approbation. Genton partit en courant pour la mairie du XIe et revint au bout de trois quarts d'heure avec l'approbation de Ferré.

Un peloton de 40 hommes, ayant à sa tête François — le directeur de la prison —, Genton, Mégy, Picard et Vérig — Vérig était le capitaine qui commandait le poste — monta au premier étage. Nous suivons le récit de M. Maxime Du Camp.

Ramain — un surveillant, non pas de l'ancien service ; un ami de François, amené par lui dans la prison — fit l'appel. — Darboy ! — On entendit une voix très-calme qui répondit : Présent ! — Bonjean ! — Le président répondit : — Me voilà, je prends mon paletot. — Ramain le saisit par le bras, le fit sortir en lui disant : — Ça n'est pas la peine, vous êtes bien comme cela ! — On appela Deguerry. — Nulle voix ne se fit entendre. On répéta le nom, et, après quelques instants, le curé de la Madeleine vint se placer à côté de M. Bonjean. Les pères Clerc, Allard, Ducoudray répondirent immédiatement et furent réunis à leurs compagnons, Ramain dit : — Le compte y est ! — Le peloton s'ébranla... Les chefs délibérèrent pendant un instant sur l'endroit où l'exécution se ferait. On serait trop en vue dans le petit jardin. Ramain ouvrit la porte donnant sur le premier chemin de ronde, L'archevêque passa le premier, descendit rapidement les cinq marches, et se retourna ; lorsque ses compagnons de martyre furent sur les degrés, il leva la main droite et prononça la formule de l'absolution : Ego vos absolvo ab omnibus censuris et peccatis. Puis il offrit son bras à M. Bonjean, qui marchait difficilement...

On les rangea contre le mur, faisant face au peloton d'exécution, Mgr Darboy le premier, puis M. Bonjean, l'abbé Deguerry, le père Ducoudray, le père Clerc, tous deux de la Compagnie de Jésus, et enfin l'abbé Allard, l'aumônier des ambulances, qui, pendant le siège, et lors des combats de la Commune, avait été si secourable aux blessés. Le peloton s'était arrêté à trente pas de ces six hommes restés debout et résignés. Ce fut Genton qui commanda le feu. On entendit deux feux de peloton successifs et quelques coups de fusils isolés. Il était alors huit heures moins un quart du soir.

 

Le lendemain, 25, à sept heures du matin, Genton revint à la grande Roquette et se fit livrer le banquier Jecker. On le conduisit à pied, à travers une multitude de rues, dans des terrains vagues, perdus, au delà du Père-Lachaise. C'est là qu'on le fusilla. M. Lissagaray, dans son Histoire de la Commune dit qu'il parut se résigner assez vite, et causa même chemin faisant. u Vous vous trompez, dit-il, si vous croyez que j'ai fait une bonne affaire ; ces gens-là m'ont joué. Genton n'avait avec lui que quatre hommes armés. M. Maxime Du Camp en nomme deux : François et Vérig.

Ce même jour, le jeudi 15, un autre massacre eut lieu à l'autre bout de Paris.

On avait fait, le 19, une descente à l'école Albert-le-Grand, dirigée par le P. Captier et les dominicains d'Arcueil. On accusait les dominicains de correspondre à l'aide de signaux avec l'armée ennemie. Ils n'y avaient pas songé. On entra donc dans leur maison ; on mit en prison le personnel, on fit main basse sur la caisse et l'argenterie. Il y avait vingt et un moines, quelques domestiques, un très-petit nombre d'enfants que leurs familles n'avaient pu rappeler, et quelques sœurs de charité. Les sœurs et les enfants furent envoyés à Saint-Lazare. On enferma les dominicains dans les casemates du fort de Bicêtre avec deux domestiques belges, et deux enfants au-dessus de quinze ans. Le surlendemain, on les mena à la prison du XIIIe secteur, déjà fort encombrée. L'un d'eux s'échappa dans le trajet ; on donna la liberté aux deux jeunes garçons ; les deux Belges furent relâchés comme étrangers. Les vingt autres se trouvèrent dans cette nouvelle prison à la discrétion de Serizier, un ouvrier tourneur transformé en colonel et en chef de légion qui, au début de l'insurrection, avait contribué avec Léo Meillet à sauver la vie du général Chanzy, mais devenu maintenant féroce après six semaines de combats, d'autorité absolue, et de surexcitations violentes. Serizier, qui avait horreur des prêtres, accabla ceux-ci de mauvais traitements. Il voulut les contraindre à travailler aux barricades. Ils refusèrent obstinément Nous sommes des infirmiers, lui dirent-ils, nous soignerons vos blessés, mais nous ne prêterons pas notre concours à la guerre. On n'avait pu les déshonorer, on résolut de les tuer ; mais de les tuer comme un gibier humain, au lieu de recourir au procédé vulgaire du peloton d'exécution, et de les coller au mur. Serizier plaça des gardes nationaux à quelque distance du secteur, comme à l'affût ; des femmes, en assez grand nombre, se joignirent à eux avec des fusils, pour prendre leur part de cette joie. Quand tout fut prêt, un adjudant entra dans la prison, et dit aux dominicains : Sortez, vous êtes libres. Il les fit pourtant sortir un à un. Le père Captier parut le premier sur la porte de la rue. Il vit les fusils braqués sur lui. Il s'écria : ô Dieu, est-ce possible ! Il tomba sur le degré même, percé de plusieurs balles. Ceux qui vinrent ensuite se mirent à courir dans des directions diverses. Ils trébuchaient fréquemment, gênés par leurs longs vêtements. Huit d'entre eux parvinrent à gagner des rues de traverse et à s'échapper. On était accouru de tout le quartier à ce spectacle. Les fenêtres étaient garnies d'hommes et de femmes qui riaient et applaudissaient.

Il faut encore raconter le massacre de la rue Haxo.

L'âme se glace à ces souvenirs ; mais si l'on veut que ces catastrophes soient les dernières, il ne faut pas reculer devant la terrible tâche de les raconter. Ce sont de lugubres annales, qui commencent au meurtre de Vincenzini, de Lecomte, de Clément Thomas...

Dans la journée du vendredi 26, alors que personne ne pouvait plus conserver d'illusions sur l'issue de la lutte, les meneurs songèrent à exécuter le plan qui avait été conçu par Delescluze, de réunir tous les otages à la mairie de Belleville, et de demander du Gouvernement la vie et la liberté, en échange de leur délivrance. Il y avait à côté d'eux une minorité qui ne comptait pas sur la clémence du Gouvernement, ou qui, affolée par la lutte, voulait avant toit se venger. Émile Gois, que l'on choisit pour extraire les prisonniers de la Roquette, appartenait à ce dernier groupe. II s'entendit aisément avec François, qui avait massacré les otages le 24, et assassiné Jecker le 25. François tenait ses listes prêtes, quand Émile Gois arriva avec son escorte. On fit descendre onze prêtres et quatre laïques de la division à laquelle avaient appartenu M. Bonjean et l'archevêque ; du quartier qu'on appelait le quartier des gendarmes, furent extraits trente-sept gendarmes ou gardes de Paris, et quinze sergents de ville. Gois fit remonter les quinze sergents de ville, trouvant son escorte à peine suffisante pour ce qui resterait. Les trente-sept gendarmes se bouclèrent le sac au dos, mirent leurs képis, et descendirent deux à deux, marquant le pas, sous la conduite de leur maréchal des logis, le nommé Geanty. Ils prirent la tête ; les laïques venaient ensuite, puis les prêtres. Émile Gois monta à cheval, et l'on partit.

L'escorte était dérisoire pour un si grand nombre de prisonniers, et sur le parcours, jusqu'à la rue de Puebla, la foule leur était sympathique. Une femme leur cria : Sauvez-vous donc ! Ils suivaient tous Geanty, comme s'ils étaient allés à la parade ; et soit que Geanty désespérât du succès, ou qu'il se trompât sur les intentions de leurs gardiens, ou enfin qu'il cédât machinalement à l'habitude de la discipline ; il marchait en avant, sans avoir la moindre pensée de fuite ou de résistance. A la rue Puebla, la foule se montra hostile. Des pierres furent jetées. On cria : A bas les calotins 1 Une foule immense regardait, de cette hauteur, le spectacle horrible et grandiose des incendies de Paris. Des fédérés repoussés des Buttes Chaumont arrivèrent, fuyant à toutes jambes. Se sentant là en sécurité relative et trouvant un aliment pour leur colère, ils demandèrent à grands cris qu'on leur livrât les prisonniers. Ils les auraient massacrés sur l'heure. L'escorte tint bon ; on acheva de gravir la rue de Puebla, et la rue des Rigoles qui y fait suite, au milieu d'une affluence énorme. G. Ranvier était sur le seuil de la mairie du XXe. Il fit entrer les prisonniers dans sa mairie. Il leur dit : Vous avez un quart d'heure pour faire votre testament, si cela vous amuse. En effet on se remit en route au bout d'un quart d'heure. On prête ce propos à Ranvier : Va me fusiller tout cela au rempart. Le cortège avait changé d'aspect. En tête, marchait une vivandière vêtue de rouge, le sabre en main, juchée à califourchon sur un cheval ; venaient ensuite des tambours et des clairons sonnant la charge ; puis, les otages, entourés, pressés, à peine garantis par leur escorte. On criait : Ici ! ici ! n'allons pas plus loin ! Les plus furieux écartaient les soldats, frappaient les prisonniers au visage. On remonta ainsi toute la rue de Paris et la rue Haxo, jusqu'à une cité qui porte aujourd'hui le numéro 83. C'était le quartier général du IIe secteur. Les derniers membres de la Commune et du Comité central, les derniers officiers fédérés s'y étaient retrouvés ce jour-là ; ils s'y étaient partagé ce qui restait d'argent dans la caisse ; Eudes, Bergeret, Jourde, venaient de partir. Varlin était encore là, Humbert, Latapy, Oudet, Hippolyte Parent. Une clameur immense, dominant le son des clairons et des tambours, annonça l'arrivée des otages. Varlin, qui devait suivre, bien peu de temps après, la même voie douloureuse, se jeta au-devant d'eux, essaya de faire reculer les assassins. Il fallut que ses amis employassent la force pour l'emmener ; on parlait déjà de le coller au mur comme les autres. Les otages furent poussés dans une petite cour, où il y avait une bâtisse, et un petit mur inachevé, haut de 50 centimètres. La cantinière sauta à bas de son cheval, et porta le premier coup. Geanty découvrit sa poitrine ; un prêtre se jeta devant lui ; ils tombèrent l'un et l'autre. A coups de fusil, à coups de révolver, on tirait sur ces malheureux, dit M. Maxime Du Camp. Des fédérés accourus au bruit s'étaient perchés sur une muraille voisine et chantaient à tue-tête en faisant un feu plongeant. Debout sur un petit balcon en bois, Hippolyte Parent, fumant un cigare et les mains dans ses poches, regardait et regarda jusqu'à la fin.

Le massacre ne suffisait pas ; on inventa un jeu. On força les malheureux à sauter par-dessus le petit mur ; les gendarmes sautèrent. On les tirait au vol, et cela faisait rire. Un prêtre dit : — Nous sommes prêts à confesser notre foi, mais il ne nous convient pas de mourir en faisant des gambades. — Un fédéré jeta son fusil par terre, saisit chacun des prêtres à bras le corps, et, pendant que la foule applaudissait, les enleva et les poussa au delà de la muraille indiquée. Le dernier prêtre résista ; il tomba entraînant le fédéré avec lui ; les assassins étaient impatients ; ils firent feu, et tuèrent leur camarade.

Quelques-uns respiraient encore ; la foule dirigea sur eux des décharges générales, les larda à coups de baïonnette, piétina sur leurs cadavres. Quand on fit la levée des corps, le 29 mai, on constata qu'un des cadavres avait reçu soixante-neuf coups de feu.

Le 24 mai, vingt-quatre heures après le commencement des incendies, le lendemain du meurtre de Chaudey, le jour même où l'archevêque et M. Bonjean avaient été assassinés, le Comité central, parlant. à sa manière, de conciliation, faisait afficher et répandre à profusion la déclaration suivante :

FÉDÉRATION RÉPUBLICAINE DE LA GARDE NATIONALE.

Comité central.

Au moment où les deux camps se recueillent, s'observent et prennent leurs positions stratégiques.

A cet instant suprême où toute une population arrivée au paroxysme de l'exaspération, est décidée à vaincre ou à mourir pour le maintien de ses droits,

Le Comité central veut faire entendre sa voix.

Nous n'avons lutté que contre un ennemi : la guerre civile. Conséquents avec nous-mêmes, soit lorsque nous étions une administration provisoire, soit depuis que nous sommes entièrement éloignés des affaires, nous avons pensé, parlé, agi en ce sens.

Aujourd'hui, et pour la dernière fois, en présence des malheurs qui pourraient fondre sur tous,

Nous proposons à l'héroïque peuple armé qui nous a nommés, nous proposons aux hommes égarés qui nous attaquent, la seule solution capable d'arrêter l'effusion du sang, tout en sauvegardant les droits légitimes que Paris a conquis :

1° L'Assemblée nationale, dont le rôle est terminé, doit se dissoudre ;

2° La Commune-se dissoudra également ;

3° L'armée dite régulière quittera Paris et devra s'en éloigner d'au moins 28 kilomètres ;

4° Il sera nommé un pouvoir intérimaire composé des délégués des villes ayant au moins 50.000 habitants. Ce pouvoir choisira parmi ses membres un gouvernement provisoire, qui aura pour mission de faire procéder aux élections d'une Constituante et d'une Commune de Paris ;

5° Il ne sera pas exercé de représailles ni contre les membres de l'Assemblée, ni contre les membres de la Commune, pour tous les faits postérieurs au 26 mars.

Voilà les seules conditions acceptables.

Que tout le sang versé dans une lutte fratricide retombe sur la tête de ceux qui les repousseraient.

Quant à nous, comme par le passé, nous remplirons notre devoir jusqu'au bout.

4 prairial, an 77.

Les membres du Comité central.

 

Mais, le 24, le général de Cissey était maitre du Luxembourg, du Panthéon, de la barrière d'Enfer ; ses troupes arrivaient sur le quai de la rive gauche en face de l'Hôtel de Ville, pendant que sur la droite l'armée occupait le XIIe et le IIe arrondissements. L'Hôtel de Ville, alors désert, et tout préparé pour l'incendie, était cerné par nos troupes. Il brûla entre deux corps d'armée. Le 25, le général de Cissey s'empare de la Butte-aux-Cailles après un combat sérieux. Le général Vinoy pousse jusqu'à la Bastille. Le Château-d'Eau est aux mains des assiégeants. Le général Ladmirault occupe la Chapelle et la Villette. C'est le jour même où Jecker fut assassiné, où l'on se donna, au XIIIe secteur, le plaisir d'une chasse au tiré sur les Dominicains. Le 26, Vinoy prend le faubourg Saint-Antoine et la gare de Lyon, que les insurgés incendient en se retirant. Il occupe la place du Trône. Il arrive jusqu'à l'enceinte du Père-Lachaise. Ladmirault est en possession de la rotonde du Temple. Douay prend, le 27, le reste du faubourg. La Commune est délogée du Père-Lachaise. Elle n'y livra pas de combat comme on l'a dit. Les fuyards n'essayèrent pas de s'embusquer dans les taillis et derrière les tombes. L'armée arriva sans obstacle, par les grandes artères, sur les hauteurs. Ladmirault tourna les Buttes-Chaumont, dont il fut maître le dimanche matin. L'insurrection resserrée, dès le 26, dans le faubourg de Belleville et Ménilmontant, signala sa dernière heure par les massacres de la rue Haxo et l'incendie des Docks de la Villette. Ferré retourna le 27 à la rue de la Roquette pour ramener dans Belleville 1.333 soldats, prisonniers à la petite Roquette, et 315 otages, qui restaient encore à la grande Roquette. Ceux-ci se mirent en état de résistance. Ferré, que le temps presse et qui croit avoir les régiments de ligne sur les talons, part avec les 1,300 soldats. Il a le temps de les ramener à Belleville et de les camper à l'église de Saint-Jean-Baptiste, où ils passèrent leur dernière nuit de captivité. Le dimanche matin, 28, il ne restait plus à prendre que quelques barricades. La dernière se rendit à quatre heures de l'après-midi. La proclamation suivante, très-simple et très-digne, annonça à Paris et à la France que cette horrible lutte était terminée :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

 Habitants de Paris,

L'armée de la France est venue vous sauver. Paris est délivré. Nos soldats ont enlevé, à quatre heures, les dernières positions occupées par les insurgés.

Aujourd'hui la lutte est terminée ; l'ordre, le travail et la sécurité vont renaître.

Maréchal de Mac-Mahon.

 

Quelques otages périrent encore par leur faute dans la journée du 27. La prison de la grande Roquette était libre. La plupart des détenus y restèrent pour attendre l'armée. Quelques-uns sortirent dans les rues avoisinantes, encore hérissées de barricades. Mgr Surat, grand-vicaire, M. Bécourt, curé de Bonne-Nouvelle, M. Bouillon, missionnaire, et un civil, M. Chaulieu, parvinrent jusqu'à la rue de Charonne, où ils furent arrêtés. Mgr Surat dit : Je suis prêtre, et je sors de la Roquette. On les massacra sur l'heure.

On a reproché à l'armée de n'avoir pas enlevé Paris dans les journées du 22 et du 23. Cette rapidité aurait, dit-on, sauvé la vie aux otages. Les barricades, qu'il fallait prendre une à une, n'existaient pas encore ; elles furent l'œuvre de ces deux journées. 582 barricades furent construites dans l'intervalle du dimanche au mercredi matin. Mais personne ne peut garantir ce chiffre, qui doit être exagéré. Toutes les barricades, quel qu'en fût le nombre, ne furent pas faites en deux jours. Depuis le 18 mars, on s'occupait, dans Paris, d'élever des barricades. Cluseret, Rossel avaient mis une grande énergie à travailler à cette opération. La Commune avait, pour les garnir, plus de canons qu'il ne lui en fallait, dans les forts et sur les remparts ; l'intérieur de la ville en était hérissé. L'entrée des troupes, dais la journée du 'dimanche 24, fut une surprise, et il y eut, chez les insurgés, un moment fie panique ; Passy, Auteuil, Grenelle furent à peine défendus ; l'armée en profita pour avancer rapidement jusqu'au Trocadéro. Mais le désarroi ne dura pas même une journée. Dans la nuit du dimanche au lundi, le tocsin sonna dans toutes les églises, la générale retentit dans toutes les rues avec un bruit assourdissant ; l'armée, au premier pas qu'elle fit pour pénétrer dans les rues, trouva les fusils et les canons braqués sur elle. On savait que les insurgés tenaient dans leurs mains 1.500 ou 2.000 otages ; mais on devait croire, on croyait qu'ils s'en serviraient pour négocier, et ce fut en effet la pensée de la grande majorité des combattants. Les forcenés, qui ont préféré leur vengeance à cette dernière chance de salut, auraient fait leurs assassinats plus tôt, si l'on s'était jeté sur eux avec une impétuosité aveugle, au risque de sacrifier les soldats ; ils auraient massacré les détenus en masse, ou mis le leu aux prisons. L'ordre avait été donné par eux d'incendier Mazas. M. Thiers resta fidèle, dans cette dernière semaine, à la règle qu'il s'était imposée dès le commencement : aller lentement, pour aller sûrement. Ceux qui le critiquent après coup ne mesurent pas les conséquences d'une défaite, ou seulement d'un temps d'arrêt dans la victoire. Le mouvement en avant pouvait être lent, sans trop de péril au point de vue politique ; le moindre mouvement de recul entraînait tout. Il fallait tenir compte de l'esprit de l'armée, de celui des grandes villes, de l'exaltation en sens contraire d'une partie de l'Assemblée, et enfin, et surtout, de la présence des Prussiens. Il plaît à des historiens, qui n'ont jamais manié la politique ni commandé des armées, de dire qu'on pouvait enlever Paris en deux jours ; que rien n'était plus facile. C'est de même qu'on accuse le général Trochu de n'avoir pas débloqué Paris. Le commandant de l'armée et ses généraux pensèrent comme M. Thiers, comme le Gouvernement, quels prise des rues de Paris était une entreprise difficile, redoutable ; qu'il y fallait autant d'habileté que de courage, et qu'on ne devait laisser derrière soi, ni combattants présents ni combattants futurs. Ils songèrent à la vie de leurs hommes. Une course précipitée et aveugle à travers Paris ne pouvait réussir, qu'à la condition d'innombrables sacrifices humains, tandis que les pertes de l'armée furent relativement légères. Cette guerre, ainsi conduite, fait honneur à l'humanité et à l'habileté de nos généraux. Ce sera très-certainement le jugement définitif de l'histoire.

Il est regrettable que des cruautés aient été commises par les vainqueurs. On peut les expliquer ; il est impossible de songer à les justifier. Le Gouvernement avait donné l'ordre formel de taire prisonniers tous ceux qui rendraient leurs armes. C'était aussi la volonté du maréchal et des principaux officiers de l'armée. Rien au monde n'est plus difficile que de surexciter l'ardeur du soldat, quand il est de ce côté de la muraille, et d'obtenir qu'il se rende maître de lui, aussitôt qu'il est de l'autre côté.

Il a tué, et il tue. La victoire, pendant la première heure, n'est qu'une vengeance. Les hommes qui voient couler leur sang, qui ont, marché sur les corps de leurs camarades, ne sauraient être cléments. Ils sont quelquefois féroces, et cela est profondément déplorable. Ici, la guerre avait été très-meurtrie. On s'était battu, pendant deux mois, tous les jours. L'armée, après la guerre étrangère, avait vu en frémissant d'indignation commencer une guerre civile. Les régiments qui rentraient de captivité, qui avaient tant besoin de repos et d'un bon accueil dans la patrie, s'étaient vus obligés de reprendre le harnais, de donner et de recevoir des coups de canon et des coups de fusil, pendant qu'ils étaient attendus dans leurs familles. Les incendies de Paris n'étaient pas faits pour adoucir les vainqueurs. Ces flammes qui les enveloppaient montraient à ces intrépides la rage et la fureur des hommes sous une nouvelle forme. Ils oubliaient qu'ils étaient en France, en voyant cette barbarie.

Parmi les chefs de l'insurrection, bien peu moururent en combattant. On peut citer Duval, Flourens, un colonel nommé Burgouin, le général Dombrowski, Delescluze, qui mourut le 25 mai sur une barricade, où il était venu pour mourir, et non pour combattre ; Vermorel, qui reçut, le dernier jour, une blessure mortelle ; Millière fusillé sur les marches du Panthéon. Rigault avait été arrêté, le 24, dans une maison où il cherchait à se cacher. Comme on l'entraînait : Je suis Raoul Rigault, dit-il. On le tua à bout portant d'un coup de révolver. Beaucoup des membres de la Commune et d'officiers réussirent à s'échapper. On ne mit la main que sur 27 membres de la Commune, 45 membres du Comité central, 2 généraux, 46 colonels et lieutenants-colonels, 11 intendants, 57 médecins. Les autres prisonniers, dont le nombre dépassait 30.000, n'étaient que le troupeau.

 

FIN DU TOME PREMIER