LE GOUVERNEMENT DE M. THIERS

8 FÉVRIER 1871 - 24 MAI 1873

 

CHAPITRE V. — LE COMITÉ CENTRAL.

 

 

M. Jules Ferry, qui remplissait les fonctions de maire de Paris, et dont M. Thiers appréciait hautement l'habileté et le courage, assistait toujours au conseil des ministres. Au conseil qui fut tenu le 17 mars, furent appelés, en outre, le général Vinoy et le général d'Aurelles de Paladines. On y fut presque unanimement d'avis qu'il fallait s'emparer dans la nuit du 17 au 18 des hauteurs de Montmartre et de l'artillerie que les fédérés y avaient accumulée, qu'il y allait de la sécurité de la France et de l'honneur du Gouvernement. Tant que cette menace de guerre civile existerait, le travail ne reprendrait pas, les Prussiens ne partiraient pas, la rançon ne se paierait pas. Le souvenir de la tentative faite quelques jours auparavant par M, Clemenceau, faisait croire qu'on ne rencontrerait pas une opposition trop vive. M. Clemenceau avait persuadé aux officiers d'un bataillon de son arrondissement qu'ils feraient un acte de patriotisme et de sagesse en laissant, le Gouvernement reprendre les pièces ; il avait averti le Gouvernement de ces dispositions, indiqué le jour où ce bataillon serait de garde. Au jour dit, à l'heure fixée, on s'était présenté avec des attelages ; mais, par suite d'un malentendu ou de l'action occulte du Comité central, les canons n'avaient pas été livrés. Ce n'en était pas moins un symptôme de fatigue ou d'apaisement. On se disait que le Comité central avait résisté tant qu'il avait pu croire qu'on n'en viendrait pas aux mains, mais qu'une fois l'action engagée, il lâcherait pied, ne résisterait pas à la loi par la force. S'il combattait, les premiers coups de fusil feraient sortir de leur apathie les gardes nationaux qui se refusaient à descendre, parce qu'ils se refusaient à admettre la réalité du péril. La division Faron, qui avait déjà acquis de la fermeté sous son habile chef, donnerait l'exemple aux soldats arrivés la veille.

Le général Vinoy ne partageait pas cet avis. Il était depuis longtemps aux prises avec le Comité central ; il connaissait à fond les dispositions de la garde nationale non fédérée, et quant à ce qu'on appelait son armée, il répétait avec insistance qu'il n'avait sous ses ordres qu'un corps en formation qu'il serait imprudent, d'engager parce qu'il ne donnait aucune garantie. Il aurait voulu qu'on attendît le retour de quelques-uns des régiments prisonniers en Allemagne.

Les troupes nouvelles de l'armée de Paris étaient à peine organisées, dit-il, dans le livre qu'il a écrit sur ces événements ; la plus grande partie des hommes ne figuraient dans le rang que depuis deux jours seulement, et les régiments n'avaient point par conséquent l'homogénéité et la cohésion nécessaires. On se préparait donc à engager un combat d'où dépendaient tant de graves et considérables intérêts, avec une petite armée de 23 à 30.000 hommes, en partie de médiocre qualité, contre 300.000 gardes nationaux, les uns indifférents, la plupart hostiles, ces derniers bien armés et possédant des moyens de résistance inattendus.

 

Ces raisons étaient très-fortes au point de vue militaire ; mais M. Thiers jugeait la situation en homme politique. Si l'on ne réussissait pasdanslanuitdul7avec des forces insuffisantes, c'était un échec sans doute, mais un échec explicable et réparable ; il n'en serait pas de même si on engageait l'ancienne armée, l'armée solide. Dans quel état nous revenait-elle ? Plusieurs mois de captivité pouvaient l'avoir transformée, au physique et au moral. C'en était fait de cette armée, si elle était repoussée par l'émeute ; si elle fraternisait avec les émeutiers, c'en était fait de la France. S'il était démontré, après l'épreuve décisive du 18 mars, qu'on n'avait pas pour soi la majorité de la garde nationale, il n'était plus possible de lutter contre Paris dans Paris ; il fallait le quitter et le reprendre. Ces raisons entraînèrent le conseil. Dans tous les cas, on n'aurait pu attendre plus de trois jours, car les résolutions que prendrait l'Assemblée n'étaient douteuses pour personne.

Les dispositions furent concertées entre M. Thiers, le général Le Flô, le général Vinoy et le général d'Aurelles. Le général Susbielle, ayant avec lui les généraux Paturel et Lecomte, fut chargé de s'emparer de Montmartre ; le général Faron se porta à Belleville pour se rendre maître des buttes Chaumont. On plaça de forts détachements à l'Hôtel-de-Ville et aux Tuileries ; il y eut aussi un corps de réserve à l'École militaire où les canons repris sur les gardes nationaux devaient être apportés. Toute l'armée de Paris se trouva ainsi sur pied. Les attelages d'artillerie étaient disposés dans les Champs-Elysées et sur la place de la Concorde, prêts à partir au premier signal.

Tout se passa d'abord comme on l'avait espéré ; le matin du 18, la butte Mon (martre et la butte Chaumont étaient au pouvoir de nos troupes. Mais la joie du Gouvernement fut de courte durée. Nous avions couronné les hauteurs sans difficulté, l'expédition n'ayant pas été prévue. Dès que la présence de nos régiments fut connue, le Comité fit battre la générale ; les fédérés se présentèrent, et reprirent leurs positions, comme ils les avaient perdues, sans coup férir ; vainqueurs sans avoir combattu. La troupe avait bien voulu marcher, mais devant les gardes nationaux et surtout devant les femmes, qui accoururent, elle ne voulut ni tirer, ni charger. Le résultat le plus clair de l'opération fut que les fédérés gardèrent leurs canons, et acquirent la certitude que la force était pour eux, et que le Gouvernement était abandonné et impuissant.

On a dit que s'il y avait eu un plus grand nombre d'attelages, et s'ils avaient été rendus sur le terrain en même temps que les soldats, on aurait pu atteler et transporter les pièces en une heure ou deux, et que par conséquent l'insuccès de l'opération avait eu pour cause une erreur commise dans les dispositions du général en chef. Celte opinion est généralement reçue, et on la répète couramment, quoiqu'elle ne supporte pas l'examen. Tous les événements de 1870-71 sont ainsi jugés par des esprits prévenus, mal renseignés, qui ne veulent tenir aucun compte des difficultés et des impossibilités. On ne pouvait, le 18 mars, employer plus de chevaux qu'on ne le fit, puisqu'on employa tous ceux qu'on avait. Le siège avait furieusement décimé notre cavalerie. On ne pouvait faire monter les attelages jusqu'au point d'attaque en même temps que les soldats, sans compromettre le succès de l'opération et la sûreté des troupes ; il suffit pour s'en convaincre de jeter un coup d'œil sur le réseau des rues qu'il fallait traverser, et sur les rampes qu'il fallait gravir. Enfin, on n'aurait pu atteler et transporter en une heure les canons dont on se disputait la possession, puisque, pour ne parler que de Montmartre, il y avait là cent soixante et onze pièces d'artillerie, enchevêtrées l'une dans l'autre, et dont une partie manquaient de leurs avant-trains.

Il n'est pas plus conforme à la vérité d'affirmer, comme on le fait, que les troupes furent maintenues dans l'inaction depuis cinq heures du matin jusqu'au moment où un bataillon de fédérés, se présentant avec la crosse en l'air, demanda à entrer en pourparlers. On avait transporté à bras, jusqu'au boulevard Courcelles, une soixantaine de pièces ; les gendarmes se hâtaient de les atteler, quand Bergeret accourut à la tête d'un détachement du 128e bataillon. Les forces qu'il amenait étaient trop supérieures pour que la lutte fût possible. La foule se précipita sur les attelages, coupa les traits, et reprit ainsi sans coup férir la majeure partie des canons.

C'est donc en vain qu'on s'efforce de rejeter la responsabilité de la défaite sur de prétendues fautes de l'autorité militaire ; le mauvais succès de la journée a pour cause unique l'inertie de la garde nationale et la défection d'une notable partie de l'armée. Là est la vérité, qu'il faut bien comprendre, sous peine de se tromper, non-seulement sur les événements de la journée, mais sur tous ceux qui ont suivi. Le rappel avait été battu sans relâche dans les quartiers riches. Qu'avait-il produit ? Le général Vinoy dit : moins de 1.000 hommes ; M. Thiers, dans sa déposition, dit : 600 hommes. De leur côté, les soldats marchaient malgré eux, comme il arrive toujours au début d'une pareille lutte. Quand ils se virent environnés de toutes parts par des gardes nationaux criant : Vive la ligne ! et par des femmes descendues en foule, qui se répandaient dans leurs rangs, leur reprochaient doucement leur conduite, et les exhortaient à faire cause commune avec le peuple, ils refusèrent d'obéir à leurs officiers, levèrent la crosse en l'air, ou même livrèrent leurs armes. Les émeutiers se sont vantés, chose odieuse, d'avoir acheté des fusils à des soldats pour quelques sous. Bon nombre de soldats se débandèrent, et descendirent dans Paris, disant qu'on était d'accord et que tout était fini. D'autres passèrent dans les rangs de l'insurrection, et on les vit quelques heures après parmi les assassins. Le général Lecomte fut saisi au milieu d'eux, enlevé de terre, et porté ou traîné jusqu'à la rue des Rosiers. Pendant que les soldats se conduisaient ainsi à Montmartre, où le 88e notamment avait levé la crosse en l'air, et livré passage aux fédérés, plusieurs autres régiments, sur d'autres points de la ville, donnaient des marques d'insubordination. Dans la soirée, un rassemblement s'étant porté sur l'Hôtel-de-Ville, le 120e de ligne, caserne au prince Eugène, déposa ses armes sans en avoir fait usage et fraternisa avec les insurgés. Le 135e, caserne au Luxembourg, ouvrit les grilles, passa à l'émeute. On voyait dans les rues les fédérés et les soldats de la ligne bras dessus bras dessous, poussant des cris séditieux, et désarmant les soldats qu'ils rencontraient quand ils refusaient de se joindre à eux. Le conseil des ministres, réuni en permanence aux Affaires étrangères apprit successivement que les fédérés étaient maîtres de Montmartre et de Belleville, et que le Gouvernement n'avait plus d'armée. Il était littéralement sous la main des insurgés qui pouvaient arrêter les ministres, ou les tuer, comme ils tuèrent, ce même jour, vers cinq heures de l'après-midi, le général Lecomte et le général Clément Thomas, tombés entre leurs mains

Il était environ neuf heures du matin quand le général Lecomte fut enlevé de vive force au milieu de ses soldats. Il ne fut défendu que par ses officiers, dont plusieurs furent saisis et arrêtés comme lui. La maison portant le n° 6 vers laquelle il fut traîné plutôt que conduit, appartient à madame veuve Scribe ; le comité militaire du XVIIIe arrondissement, nommé quelques jours auparavant dans une réunion qui avait eu lieu à la salle Robert, s'y tenait en permanence. Là, on demande au général d'adresser à sa brigade l'ordre écrit d'évacuer la bulle ; il s'y refuse. Le comité, n'ayant sous la main que quelques hommes, met son prisonnier sous escorte, et le dirige vers le Château-Rouge, chaussée Clignancourt, où se trouvait un poste très-nombreux de gardes nationaux. On criait sur son passage qu'il avait fait tirer sur le peuple. A une heure, un capitaine fédéré se présente avec un ordre écrit, et portant quatre signatures illisibles, pour le réclamer ; il le place, avec dix autres officiers amenés de divers côtés, au milieu d'un peloton d'environ soixante hommes, et le reconduit au n° 6 de la rue des Rosiers, sous les huées et les menaces de la foule. Une fois là, on l'enferme à part ; on met dans une autre salle les officiers qui l'accompagnent ; la foule entoure la maison, criant : A mort !

Vers trois heures, le général Clément Thomas, sans uniforme — il était remplacé depuis le 3 mars par le général d'Aurelles — descendait d'un fiacre place Pigalle et se dirigeait vers le boulevard Rochechouart. On le reconnaît. Il a déporté les citoyens en 1848 ! Il a insulté la garde nationale ! Il nous a vendus aux Prussiens ! — Déporté les citoyens en 1848 ! — C'est une haine tenace. Il devait y avoir là des fils de déportés. La Commune ne fut pas si vindicative pour Cluseret, qui se distingua par sa bravoure contre les insurgés de juin, et fut décoré à cette occasion. La même accusation contre les députés de 1848 s'était déjà produite dès le 28 février dans une proclamation de l'Internationale : Nous nous souvenons de juin 1848 ! Parmi les signataires de cette proclamation est un homme qui, député lui-même à cette date, avait comme tous ses collègues combattu l'insurrection. Ils ont raison, au surplus, ceux qui arrêtent Clément Thomas, de rappeler ce souvenir lugubre. Juin 1848, mars 1871, c'est la même lutte. Le général Clément Thomas doit mourir comme le général Bréa. Des gardes nationaux s'emparent de lui, et le traînent, sous les injures et les outrages, jusqu'à cette maison de la rue des Rosiers. Plus de deux mille personnes l'avaient suivi. On le jeta dans la chambre où était Lecomte. Pendant plus de deux heures, les officiers fédérés qui se trouvaient là luttèrent pour empêcher d'enfoncer la porte. On les menaçait à leur tour, on leur arrachait leurs galons. Le comité, qui paraissait vouloir éviter un meurtre, s'était transformé en cour martiale, procédait à un semblant d'interrogatoire. On demandait a Lecomte : Regrettez-vous d'avoir fait tirer sur le peuple ? — Lui, pensif et calme, répondait : Ce que j'ai fait est bien fait.

Pendant que trois ou quatre chefs hésitaient, cherchaient à gagner du temps, ceux qui les entouraient, qui les pressaient, et la foule du dehors, avaient hâte d'en finir. Pourquoi ces retards ? Nous sommes trahis ! On se ruait, au-dedans sur les juges, au dehors sur la maison. Les prisonniers étaient perdus. Dans un procès qui s'est déroulé devant le conseil de guerre au mois de mars 4878, le capitaine Franck donne un détail étrange et touchant. On vint demander au général Clément Thomas s'il voulait être fusillé dans la salle ou dans le jardin. Il était en train de me demander mon âge. Vingt ans, mon général. — C'est bien jeune pour être fusillé. Et se retournant du côté des insurgés : Dehors, leur répondit-il. Puis se penchant à mon oreille : Ainsi, me dit-il, ils pourront vous épargner.

A ce moment — il était cinq heures —, une violente poussée fait voler en éclats la porte et les fenêtres. La foule fait irruption. Des forcenés prennent Clément Thomas au collet : Tu nous as trahis à Montretout ! Un sergent de la ligne met le poing sous le nez au général Lecomte : Tu m'as f.... trente jours de prison ; c'est moi qui te tirerai le premier coup de fusil ! Le général Clément Thomas est expulsé de la chambre, poussé à coups de crosse et à coups de poings dans le jardin. Pendant le trajet, quelques coups de fusil l'atteignent et le couvrent de sang. On l'accule au mur. Il tient son chapeau de la main droite, et essaie de garantir son visage avec le bras gaucho. De nouveaux coups tirés irrégulièrement l'abattent sur le côté droit, la tête au mur et le corps plié en deux. On tire encore sur lui à bout portant ; on piétine sur le cadavre ; on lui donne des coups de crosse.

Puis, ce fut le tour de Lecomte. Plein de calme, il remet son argent au commandant Poussargues fait prisonnier avec lui, le charge de ses dernières recommandations pour sa famille, et marche devant les assassins avec une dignité si tranquille que plusieurs officiers insurgés le saluent.

Un fait curieux et significatif, c'est que dans le nombre considérable des bourreaux et dans le nombre bien plus considérable encore des furieux qui avaient applaudi à l'assassinat après l'avoir provoqué et rendu inévitable, il ne se trouva personne pour pousser à un nouvel attentat sur les dix officiers qui attendaient leur sort à quelques pas des victimes. Au contraire, ce lut à qui leur donnerait les moyens de se sauver. Les sauveteurs se nommaient d'ailleurs, et prenaient leurs précautions pour être reconnus ou retrouvés au besoin, et pour pouvoir invoquer le bénéfice de cette bonne œuvre.

A peu près à l'heure où tombaient les deux généraux, un train venant d'Orléans était arrêté à quelque distance des fortifications, sur l'ordre d'un capitaine fédéré appuyé par un fort peloton de gardes nationaux. Le capitaine faisait descendre de wagon le général Chanzy, qui se rendait à Versailles et dont la présence dans le train avait évidemment été signalée. M. Turquet, député à l'Assemblée nationale, témoin de cette arrestation se mit à côté du général et voulut partager son sort. Ils furent conduits l'un et l'autre, en voiture, au milieu des injures et des mauvais traitements, à la prison du secteur, où ils restèrent deux jours. Ils s'y trouvèrent avec le général Langourian de l'armée de la Loire, qui avait été arrêté presque au même moment que le général Chanzy. Plusieurs fois, pendant le trajet du chemin de fer au secteur, les jours du général Chanzy furent en péril ; il fut protégé contre les fureurs de la populace par un membre du Comité central, M. Léo Meillet, qui l'avait pris sous sa protection, et le défendit jusqu'au dernier moment avec présence d'esprit et courage. La foule ne parlait de rien moins que de fusiller le général Chanzy contre la chapelle du général Bréa. Elle disait : Qu'on tire un coup de fusil contre nous, et ce sera le cadavre de Chanzy que nous leur jetterons à la figure. Un historien ajoute ces mots, sans dire qui les a entendus : Il faut que la rive gauche ait son cadavre, comme la rive droite !

Ne trouvant plus le général en sûreté dans la prison du secteur, M. Léo Meillet le fit conduire à la prison de la Santé où il fut encore gardé plusieurs jours. On comprit enfin l'insanité de retenir comme otage un homme à qui on ne pouvait rien reprocher que ses victoires. Il fut relâché avec des excuses, et se rendit à son poste & l'Assemblée, où l'avait déjà précédé M. Turquet.

La fin de la journée du 18 et une partie de la nuit furent employés par les Comités d'arrondissement et le Comité central à consolider leur victoire, et à se préparer pour la lutte à laquelle ils s'attendaient pour le lendemain. Belleville et Montmartre, hérissées de barricades et d'artillerie, furent transformées en forteresses. Sur divers points de Charonne, du faubourg Saint-Antoine, du faubourg du Temple, des Gobelins, de Montrouge, de Vaugirard, de Grenelle, des Batignolles, se dressèrent des barricades garnies de canons et de mitrailleuses. Les barricades de Belleville s'étaient élevées le matin, sous les yeux mêmes des soldats du général Faron ; ceux qui les construisaient causaient tranquillement avec les sentinelles, et semblaient des ouvriers occupés à gagner le pain de la journée. Les bataillons fédérés restèrent sous les armes tout le jour et toute la nuit, les uns gardant les parcs d'artillerie et les barricades, les autres parcourant la ville dans tous les sens, paradant sur les boulevards et remontant jusqu'à la place de la Concorde. Ils n'eurent pas l'idée, ce jour-là, de faire fermer les portes de Paris pour tenir à leur merci le Gouvernement, et la petite armée réunie à l'École militaire, et qui hésitait entre la fidélité et la désertion. De même ils ne songèrent pas le lendemain à marcher sur Versailles où tout était en tumulte et en désordre dans cette première journée. Le Comité n'avait pas lui-même une autorité reconnue, respectée, ni une armée compacte, disciplinée, tacite à manier. Il ne pensa qu'à s emparer des ministères, ce qui est, dans toutes les insurrections parisiennes, la besogne du premier jour. Un bataillon entra, vers trois heures de l'après-midi, le 18 mars, dans la caserne du Château-d'Eau ; personne ne lit mine de lui résister. Des individus en bourgeois qui accompagnaient le bataillon, emportèrent les chassepots des soldats. Vers neuf heures du soir, Bergeret, tout fraîchement élu commandant de la légion de Montmartre, et Arnold, comme lui membre du Comité central, pénétrèrent jusque sur la place Vendôme, à la tête de deux bataillons. Le 1er bataillon —non fédéré —, y était de garde. Il se retira sans essayer de résister. Il est probable qu'il avait reçu l'ordre de ne pas engager la lutte. Bergeret mit aussitôt des détachements pour barrer les deux issues qui donnent l'une sur la rue de la Paix, l'autre sur la rue Castiglione. La prise de cette position était importante puisqu'elle livrait aux insurgés le ministère de la Justice, et les états-majors de la garde nationale, de l'armée et de la Place.

Les membres du Comité central, divisé ce soir-là en plusieurs groupes, siégeaient rue de l'Entrepôt, chaussée Clignancourt et rue Basfroi. Ils avaient donné à Ch. Lullier, membre du Comité, le commandement supérieur de la garde nationale, en attendant l'arrivée de Garibaldi, nommé général en chef. Ce fut Lullier qui envahit successivement les Tuileries, la plupart des mairies, et, dans la journée du lendemain, les ministères. On attachait, comme toujours, une grande importance à la possession de l'Hôtel de Ville. Une première tentative pour s'en emparer ne réussit pas, grâce à la fermeté de M. Ferry : mais le soir, le Gouvernement ayant donné partout l'ordre formel de se retirer, quelques bataillons fédérés entrèrent de plain-pied à l'Hôtel de Ville, qu'à leur profond étonnement ils trouvèrent complètement désert. Les membres du Comité central les suivaient à quelques pas. Ils s'installèrent dans le cabinet du maire de Paris, et ne songèrent plus qu'à régner. M. Thiers était déjà à Versailles. Les ministres, l'armée, tous les employés du Gouvernement allaient le suivre.

Ce départ était arrêté dans la pensée de M. Thiers depuis le moment où il avait été constaté que la garde nationale appartenant au parti de l'ordre refusait de niai cher. Dès la veille, il avait dit à M. Jules Simon : J'espère que la garde nationale, — la nôtre, — se décidera cette fois. Si elle vient en grand nombre, sa seule présence nous assure la fidélité de l'armée. Alors nous sommes très-forts ; les fédérés n'oseront pas même résister ; nous reprendrons les canons sans coup férir, et le Comité central sera dissous. Si la garde nationale ne se montre pas, il ne nous reste qu'une chance très-faible, c'est que le Comité n'ose pas commencer la lutte ; dans ce cas, nous vivrons comme nous le faisons depuis quinze jours, c'est-à-dire à peu près, et nous verrons venir les événements. Mais s'il y a de la résistance, et si l'armée ne montre pas de fermeté, nous n'avons qu'un moyen d'empêcher une révolution qui serait la ruine de la France, c'est de quitter Paris et d'aller refaire l'armée à Versailles. C'est le plan qui a réussi à Windischgraetz lors des événements de Vienne ; c'est celui que j'avais conseillé en 1848 à l'époque des journées de juin, pour le cas où l'insurrection triompherait. En juin 1818, la garde nationale avait compris qu'elle était en face de la guerre sociale, et sa présence à côté de l'armée avait décidé la victoire. M. Thiers espéra encore, pendant la matinée du 18, qu'elle descendrait ; mais quand il apprit qu'il venait à peine quelques hommes aux lieux de rassemblement des compagnies, il dit à ceux qui l'entouraient : Notre devoir est de nous retirer. Et comme on murmurait à côté de lui : Il s'agit de la France, dit-il, et non pas de nous.

Les maires et les députés républicains de Paris, commençant dès la première heure le rôle de pacificateurs auquel ils furent courageusement fidèles jusqu'à l'élection de la Commune, se réunirent plusieurs fois dans la je ornée du 18.

Une de ces réunions, qui eut lieu vers trois heures à la mairie du IIe arrondissement, envoya plusieurs de ses membres chez M. Picard et chez le général d'Aurelles de Paladines. Tout se passa en pourparlers ; aucune proposition ne fut faite, aucun accord n'eut lieu. Une autre réunion, plus nombreuse, tenue à six heures du soir à la mairie du Ier arrondissement, arrêta des résolutions précises. Elle pensa qu'on pourrait triompher des hésitations de la garde nationale républicaine, mais non socialiste, en nommant M. Dorian maire de Paris, M. Edmond Adam préfet de police, M. Langlois commandant en chef de la garde nationale, et M. le général Billot commandant en chef de l'armée de Paris. La plupart de ces personnages, et notamment M. le général Billot, étaient absents pendant qu'on disposait d'eux. Une commission composée de MM. Tirard, Vautrain, Vacherot, Bonvalet, Méline, Tolain, Hérisson, Millière et Peyrat, fut chargée de porter ces propositions au Gouvernement. La suite a démontré que, quand même le Gouvernement les aurait acceptées, l'insurrection aurait suivi son cours. La garde nationale, décimée par les départs pour la province, découragée par le siège, irritée contre l'Assemblée, manquait d'organisation et de cohésion. Le Comité central, enflé de sa victoire, aurait refusé de désarmer.

Quand la commission se présenta au ministère des Affaires étrangères à huit heures et demie du soir, M. Thiers était déjà parti pour Versailles. Les délégués virent un instant M. Jules Favre, qui venait d'apprendre l'assassinat des deux généraux ; ils trouvèrent au ministère de l'intérieur M. Ernest Picard. Le ministre leur promit de transmettre leur message. Il savait désormais, expérience faite, et même il voyait ce que les maires de Paris ne voulaient pas voir : c'est qu'il n'y avait ni garde nationale ni armée. La proposition fut pourtant adoptée par le Gouvernement quelques heures après, sur l'avis de M. Picard, mais sans illusion, et pour pouvoir dire que tous les moyens de pacification avaient été épuisés. De retour à la mairie du Ier arrondissement, les délégués délibéraient avec leurs collègues restés en permanence, lorsqu'on introduisit M. Mahias, secrétaire général de la mairie de Paris, qui venait avertir la réunion que l'Hôtel de Ville était désert, et la supplier d'en prendra possession pour ne pas laisser la caisse et les archives à la merci des insurgés. A la différence de M. Jules Ferry, qui n'était que le délégué du Gouvernement, les maires d'arrondissement avaient été élus par le suffrage universel ; plusieurs d'entre eux réunissaient à cette qualité celle de représentant de la Seine ; on pensait que leur autorité ne serait pas méconnue, surtout lorsqu'ils se présenteraient comme intermédiaires entre Paris et Versailles. La réunion chargea immédiatement quelques-uns de ses membres da se rendre à l'Hôtel de Ville. Les bataillons fédérés y arrivaient en même temps qu'eux, et presque aussitôt les membres du Comité central, qui refusèrent de les recevoir, en déclarant qu'ils se chargeaient eux-mêmes de prendre les mesures que les circonstances pourraient exiger. Les délégués des municipalités revinrent avec cette réponse à la mairie du Ier arrondissement, où M. Ferry venait d'arriver. A peine étaient-ils rentrés, que la mairie fut cernée par un détachement de fédérés, envoyés par le Comité central. On n'alla pas jusqu'à arrêter les maires et les députés de Paris, ils purent sortir en donnant leurs noms, et se réunirent sur-le-champ à la mairie du IIe. M. Ferry, qui aurait été infailliblement arrêté, sortit inaperçu par une petite porte donnant accès sur la place située entre la mairie et l'église Saint-Germain-l'Auxerrois.

Vers minuit et demi, M. Labiche, secrétaire général du ministère de l'intérieur, apporta aux maires et aux députés, réunis à la mairie du IIe arrondissement, la nomination du colonel Langlois comme général en chef commandant la garde nationale. M. Langlois était avec lui. M. Labiche annonçait en outre que le Gouvernement avait l'intention de nommer M. Dorian maire de Paris, et de faire procéder sans délai aux élections municipales.

Ces résolutions, conformes aux désirs des maires et des députés républicains, avaient été prises dans un conciliabule tenu par les ministres, rue Abattucci, au domicile de M. Calmon, sous-secrétaire d'État de l'intérieur. On avait choisi ce lieu de rendez-vous, parce que les ministères étaient envahis par les effarés et les donneurs de conseils. M. Jules Simon y arriva vers neuf heures, accompagné de l'amiral Pothuau et du comte Roger du Nord. Deux inconnus l'attendaient à la porte, quoique le lieu du rendez-vous eût été soigneusement tenu secret. Ne montez pas, la maison va être cernée ! Ils lui donnèrent à la hâte quelques détails dont l'exactitude fut ensuite constatée, sur l'assassinat des deux généraux, et s'éloignèrent en réitérant avec instance leur avertissement, et en refusant de donner leurs noms. M. Dufaure, le général Le Flô vinrent une heure après ; MM. Jules Favre et Picard, assez avant dans la nuit. On parla d'abord du double assassinat ; puis on dit : Il faut agir. La nomination du colonel Langlois était déjà convenue, on le fit venir ; il accepta, avec son dévouement et son courage ordinaires. Il fut décidé qu'on proposerait le lendemain à M. Thiers la nomination de M. Dorian comme maire de Paris, et qu'on saisirait la Chambre d'un projet de loi sur les élections municipales. Le projet serait déposé à la séance du 20 mars ; il s'appliquerait à toutes les communes. On ajournerait toutes les questions d'attributions, afin d'épargner le temps, et on demanderait l'urgence. M. Picard se chargea de la rédaction du projet, qui ne devait contenir que deux articles ; M. Jules Simon écrivit un dernier appel à la garde nationale, qui l'ut affiché dans Paris la lendemain matin. Quels sont les membres de ce Comité ? disait la proclamation. Personne à Paris ne les connaît. Quels qu'ils soient, ce sont les ennemis de Paris, qu'ils livrent au pillage ; de la France, qu'ils livrent aux Prussiens ; de la République, qu'ils livreront au despotisme. Les crimes abominables qu'ils ont commis ôtent toute excuse à ceux qui oseraient ou les suivre, ou les subir.

Voulez-vous prendre la responsabilité de leurs assassinats et des ruines qu'ils vont accumuler ? Alors, demeurez chez vous ! Mais si vous avez souci de l'honneur et de vos intérêts les plus sacrés, ralliez-vous au Gouvernement de la République et à l'Assemblée nationale.

On se sépara à minuit. MM. Picard et Jules Favre passèrent le reste de la nuit chez M. Calmon, où ils reçurent de la part de M. Thiers l'ordre pressant et formel de se rendre immédiatement à Versailles. MM. Dufaure, Jules Simon et leurs collègues de la guerre et de la marine se dirigèrent vers l'École militaire, d'où ils partirent avant le jour en même temps que l'armée. M. Langlois se rendit d'abord, comme nous l'avons vu, avec M. Labiche, à la mairie du IIe arrondissement, où ses collègues, les députés de la Seine, étaient en permanence. Il les quitta pour aller à l'Hôtel de Ville. Le Comité central le reçut immédiatement. Il fit part aux membres présents des décisions du Gouvernement. On lui demanda : Par qui avez-vous été nommé ?Par le Gouvernement ; par M. Thiers. — Nous ne reconnaissons pas son autorité ; la garde nationale nommera elle-même son chef. M. Langlois se retira. Ne pouvant plus espérer d'être reconnu par les fédérés, il pensa avec raison que sa nomination n'avait plus d'objet, et courut au Journal officiel reprendre son ordre du jour, déjà composé, et qui devait paraître le lendemain.

Les insurgés ne manquèrent pas, le dimanche matin, de se répandre en injures contre le Gouvernement qui venait de s'évanouir devant le souffle populaire. Ils n'eurent pas assez de colère et de mépris pour les fuyards. Beaucoup de Parisiens appartenant au parti de l'ordre partagèrent cette indignation. Ils se sentaient livrés entre les mains des insurgés, et accusaient un gouvernement qui désertait son poste et son devoir.

Mais on pouvait leur répondre qu'ils ne devaient accuser qu'eux-mêmes. Pendant vingt-quatre heures, le rappel avait battu sans relâche dans les quartiers qu'ils habitaient : combien de gardes nationaux avaient ; répondu ? Six cents, à peine ; on n'avait pas ou les l'utiliser. Le Gouvernement, réduit à céder devant l'émeute ou à risquer de lui tenir tête avec la faible armée dont il disposait, avait pris courageusement, et peut-être imprudemment — c'était l'avis du général Vinoy — le dernier parti. Mais la seule arme qui lui restât avait éclaté entre ses mains. La moitié de l'armée avait trahi ; elle hurlait maintenant dans les rues avec les émeutiers, et se disposait à changer son drapeau contre le drapeau rouge. Certes, le Gouvernement, dans ces conditions, pouvait rester à Paris, comme une sentinelle qui se fait tuer à son poste. Le Comité central aurait fait, le lendemain, arrêter M. Thiers et ses ministres, pour lui servir d'otages, ou les aurait laissé tuer, comme on venait de tuer Lecomte et Clément Thomas. Était-ce pour éviter un pareil sort que le Gouvernement s'était retiré à Versailles ? En vérité, ce serait juger bien sévèrement la nature humaine que de s'arrêter à une pareille hypothèse. Tous les ministres étaient hommes à attendre sans peur les événements ; ils avaient tous donné dans leur vie des preuves d'un courage plus difficile. Quelle aurait été la conséquence pour le pays de leur arrestation ou de leur mort, voilà ce qu'ils avaient examiné sans songer un moment à leurs personnes, et la question, étudiée sous cet aspect, ne pouvait être résolue que par le départ : non pas que les ministres, à l'exception de M. Thiers, fussent individuellement des personnes nécessaires, mais parce qu'un changement de gouvernement, dans les circonstances où il se serait produit, devait avoir des conséquences désastreuses. D'abord, il faut bien constater qu'il n'y a avait plus aucun moyen de lutte ; la tentative, qui était une témérité te 18, aurait été une insanité le 19. Avait-on la garde nationale ? Pas du tout. Quand l'amiral Saisset tut commandant supérieur, ou estima qu'il pouvait compter sur 20.000 hommes ; mais, en supposant le chiffre exact, c'est à peine si on aurait pu compter sur le quart de cet effectif pour une entreprise un peu énergique. Les bataillons avaient tous une préoccupation : défendre leur quartier, maintenir Tordre dans leur quartier. L'amiral se rendit à Passy, où il était personnellement populaire ; il demanda deux bataillons, pour reprendre le ministère de l'intérieur et l'Elysée : il vint 300 hommes. Ainsi on n'avait pas la garde nationale. Avait-on l'armée ? Règle générale : il est très-difficile d'engager l'armée contre le peuple, quand elle n'a pas au moins une partie de la garde nationale à côté d'elle. Certes l'épreuve était récente le 19 mars. On avait pu apprécier, la veille, les dispositions de l'armée. De l'armée ! Le mot n'est pas juste. 0 est injurieux pour l'armée véritable. Était-ce bien une armée qu'il y avait dans Paris ? Non ; c'était tout autre chose, c'était une armée en formation. Espérait-on que les 18 ou 20.000 hommes réunis à l'École militaire ne suivraient pas les traces du 88e régiment, du 120e, du 135e ? Il n'y avait qu'à les regarder ! Ces soldats, qui n'étaient pas encore des soldais, voyant le Gouvernement prisonnier ou mort, se seraient infailliblement débandés ; le Comité central n'aurait plus été un gouvernement insurrectionnel à côté d'un gouvernement régulier, il aurait été le gouvernement unique. Pouvait-on croire que l'Assemblée nationale, en qui résidait la souveraineté, et dont M. Thiers n'était que le délégué, nommerait un nouveau chef du pouvoir exécutif assez promptement pour qu'il n'y eût pas d'interrègne ? Quel choix ferait la majorité monarchique ? Comment le nouvel élu serait-il accueilli par les grandes villes, à demi entraînées dans le mouvement de Paris, par l'armée française que les préliminaires de paix avaient cantonnée derrière la Loire, et par cette autre armée que les prisons de l'Allemagne allaient nous rendre ? L'unanimité que le nom de M. Thiers avait produite, quel autre nom la rencontrerait ? Quel était le général qui obtiendrait l'adhésion des républicains ? Quel était Il civil qui commanderait l'obéissance de l'armée ? Avant de pourvoir à la formation d'un gouvernement nouveau, l'Assemblée devait se réunir : dans quelles conditions ? dans quel lieu ? Impossible de songer à Versailles, que le Comité aurait occupé sans coup férir dans la journée du 19. Pendant que les députés dispersés auraient cherché dans quelque ville lointaine un asile et la sécurité, que serait-il advenu de la France ? A qui se serait donnée l'armée ? Se serait-elle souvenue des anciennes légendes, ou des dernières défaites ? Qu'auraient fait dans ce terrible interrègne les Allemands, nos ennemis de la veille, qui occupaient un tiers du territoire ? En voyant disparaître te Gouvernement avec lequel ils avaient traité, n'auraient-ils pas déclaré la paix rompue ? Ils pouvaient prendre Paris, marcher sur la Loire, disperser notre armée alors sans unité et sans commandement, ou traiter avec l'homme qui nous avait perdus, et lui donner un semblant de souveraineté sous la protection de leurs baïonnettes. Personne n'ignorait qu'ils avaient ébauché, quelques semaines auparavant, un projet d'alliance avec l'impératrice. M. Thiers vit tout cela d'un coup d'œil. Il comprit qu'il fallait assurer la sécurité de l'Assemblée, conserver à la France un gouvernement, soustraire à la honte d'une défection nouvelle ou d'un désarmement ce qui restait de l'armée de Paris La guerre civile devenant inévitable, il voulut la faire avec des chances de victoire assurées. Paris a crié le lendemain : On m'abandonne ! C'est en restant dans Paris que la Gouvernement aurait perdu Paris et la France.

M. Thiers quitta Paris le premier, le 18, vers cinq heures de l'après-midi, après avoir donné par écrit l'ordre de faire partir l'armée et d'évacuer les forts de la rive gauche, pour ne pas laisser à l'insurrection des occasions de succès faciles. Plusieurs de ses ministres avaient résisté, M. Jutes Favre, M. Picard. Le maire de Paris, M. Jules Ferry, qui depuis quinze jours réclamait un successeur, et qui n'en fit pas moins son devoir avec une énergie indomptable, écrivait qu'il tiendrait indéfiniment dans l'Hôtel de Ville avec 500 hommes. Il reçut l'ordre formel de se retirer, et ne voulut le faire qu'après le dernier homme de service. Le départ de l'armée ne s'effectua pas sans péril. Les derniers régiments hésitaient à avancer, regardaient en arrière. Le général Vinoy fut plus d'une fois obligé d'aller de sa personne les rallier et les porter en avant. Il mit des gendarmes, dont on était sûr, à l'arrière-garde, pour empêcher les désertions. La neige couvrait la terre comme un linceul. La nuit durait encore quand les derniers soldats traversèrent la Seine. A partir de Sèvres, le général plaça des postes, et disposa tout pour la défense de Versailles. Un régiment qui n'avait pas été averti à temps, resté à Paris, enfermé dans le jardin du Luxembourg, résista à toutes les tentatives d'embauchage, ouvrit les grilles par force, traversa Paris tambour battant, et vint à Versailles rejoindre l'armée française. C'est le 63e régiment de marche, dont presque tous les hommes appartenaient à l'infanterie de marine et au 43e de ligne.

En arrivant à Versailles, le 19, à quatre heures du matin, M. Jules Simon descendit à la préfecture chez le président du conseil, qu'il trouva debout. Il lui demanda s'il avait pensé à envoyer des troupes au Mont-Valérien, qui n'avait, pour toute garnison, comme il venait de l'apprendre à l'École militaire, que deux bataillons de chasseurs à pied désarmés. M. Thiers le remercia vivement, et lui dit qu'une forteresse comme le Mont-Valérien ne pouvait être emportée par une attaque de tirailleurs et un assaut à la baïonnette, qu'il y avait là des canons, un commandant résolu, et qu'un seul coup de canon suffirait pour mettre en fuite un rassemblement tumultueux de gardes nationaux ; qu'une attaque en règle et avec des forces suffisantes n'était pas à craindre dans cette première journée, mais qu'il comprenait la nécessité d'agir promptement. La difficulté n'était pas d'envoyer un régiment, si on l'avait eu, elle était de le trouver. Plusieurs députés, parmi lesquels M. Buffet, vinrent, dans la matinée, lui exprimer leurs inquiétudes sur le même sujet. Le général Vinoy, averti par une dépêche du colonel Lochner, qui commandait le fort, cherchait avec M. Thiers un régiment qui donnât pleine sécurité. A la fin, le choix s'arrêta sur le 119e de ligne, commandé par le colonel Cholleton. Ce régiment, établi à Versailles depuis le \% et logé chez l'habitant, était très-reposé et animé d'un excellent esprit. Les ordres furent donnés le 20 mars, à une heure du matin. Les fédérés se présentèrent au Mont-Valérien, dans la soirée du même jour, pour en prendre possession, mais ils le trouvèrent fortement occupé, ils se retirèrent avec précipitation, et aucune tentative n'eut lieu contre le fort avant le combat du 3 avril.

M. Thiers fit expédier la circulaire suivante dans les départements. A partir de ce jour, et jusqu'à la reprise de Paris, il écrivit, chaque soir, de sa propre main, des bulletins qu'on envoyait aux préfets par le télégraphe.

Versailles, le 19 mari 1871, 3 heures 25 m. du matin.

Le Gouvernement tout entier est réuni à Versailles ; l'Assemblée s'y réunit également.

L'armée, au nombre -le 40.000 hommes, 3'y est concentrée en bon ordre, sous le commandement du général Vinoy. Toutes les autorités, tous les chefs de l'armée y sont arrivés.

Les autorités civiles et militaires n'exécuteront d'autres ordres que ceux du Gouvernement légal, résidant à Versailles, sous peine d'être considérées comme en état de forfaiture.

Les membres de l'Assemblée nationale sont invités à accélérer leur retour, pour être tous présents à tu séance du 20 mars.

La présente dépêche sera livrée à la connaissance du public.

A. THIERS.

 

L'ordre fut en même temps transmis à tous les employés des ministères de se rendre à Versailles, aussitôt que possible, pour se mettre à la disposition du Gouvernement. Cette mesure était indispensable pour assurer les services publics, et ôter une arme dangereuse à l'insurrection. On n'excepta que tes employés dont la présence à Paris était nécessaire, les médecins des hôpitaux, les proviseurs des lycées où se trouvaient des pensionnaires, les conservateurs des musées ou dis bibliothèques, les chefs de service de la Banque, à l'exception du gouverneur, dont la présence auprès du chef de l'État était absolument indispensable. Tous les services furent rapidement installés dans le palais.

On ne reconnaissait plus la ville de Versailles. Phénomène singulier ; rien n'était changé en elle, excepté sa physionomie. On y respirait un air de misère. Les Prussiens, toujours très-réguliers sous l'œil du maître, n'avaient rien détruit. Çà et là, quelques affiches, quelques inscriptions en allemand dans les chemins de fer et sur les casernes, beaucoup de malpropreté dans les rues, voilà tout ce qui restait d'eux au dehors. Ils avaient laissé plus de traces dans les restaurants et les cafés où les arrivants affluaient, et qui avaient pris l'aspect et contracté l'odeur des tavernes allemandes : une odeur de tabac, de bière et de cuir. La ville était d'ailleurs affamée, on ne savait comment se nourrir. Le roi, ou plutôt, puisqu'il s'était donné ce titre à Versailles même, l'empereur avait habité l'hôtel de la Préfecture. Il n'y avait rien changé. En partant, il fit arrêter sa voiture au moment de franchir la grille, et appelant le portier, il lui montra un petit bougeoir doré, sans aucune valeur, qu'il tenait à la main. J'emporte cela comme souvenir, dit-il, qu'on n'inquiète personne à ce sujet. M. Jules Simon, accompagné des conservateurs du Musée, parcourut le palais jusqu'aux combles ; rien n'avait été distrait ; deux cadres seulement, contenant de petits tableaux sans importance, se trouvaient vides ; les toiles avaient été coupées avec un canif au ras de la bordure. M. Thiers s'installa à la Préfecture que l'empereur venait de quitter, comme un nouveau préfet qui prend la chambre et le cabinet de son prédécesseur. Les grandes avenues, et principalement la place située devant le palais, qu'on appelle la Place d'Armes, étaient encombrées de soldats logés sous la tente, les baraquements de Satory, délaissés par les Allemands, n'ayant pu contenir toute l'armée. Des canons, des chevaux, des soldats pêle-mêle au milieu d'une boue inextricable ; de grands tas de neige relevés à la hâte ; çà et là des fagots allumés, une cuisine eu plein vent ; nulle apparence d'ordre ou de discipline, un air de colère et de défi sur tous les visages : cela ressemblait plutôt à une horde qu'à des troupes réglées. Les soldats ne saluaient plus leurs officiers, et les regardaient, en passant à côté d'eux, d'un air menaçant. On voyait défiler à travers cette cohue, des familles entières, portant leurs cartons et leurs paquets. C'étaient des bourgeois chassés de Paris par la peur, des employés venant à Versailles se grouper autour de leurs chefs, et des députés arrivant des départements pour la séance qui devait avoir lieu le 20 mars.

Les députés se trouvèrent à leur poste, à l'heure dite, au grand complet. Tous étaient consternés et indignés. Mais il y avait des nuances dans leurs sentiments et leurs résolutions, suivant leur parti. On voyait très-bien que les républicains méditaient une conciliation et les monarchistes une vengeance. La mort de Clément Thomas et de Lecomte ajoutait énormément à ce que la situation avait de sinistre. On n'avait plus seulement affaire à une insurrection politique ; c'était une guerre sociale, qui ramenait les souvenirs détestés de la Terreur. Cette impression était celle de toute la France. Les membres du Comité central eux-mêmes le sentaient. Ils étaient partagés entre le besoin de se disculper de toute participation à ces attentats et une sorte de joie sauvage qu'ils eu éprouvaient, et qu'ils ne pouvaient cacher. Dans le même numéro du Journal officiel, le 19 mars, ils partaient à la première page de la boue sanglante dont on voulait flétrir leur honneur, et ils s'indignaient, à la seconde, d'entendre appeler celle exécution un assassinat. — Ces deux hommes, disaient-ils, ont subi les lois de la guerre. Que pouvaient dire de plus les hommes du Comité central, pour se rendre l'objet de l'exécration universelle ?

La séance du 20 mars s'ouvrit sous ces impressions.

M. Grévy prononça les paroles suivantes :

Messieurs, il semblait que les malheurs delà patrie fussent au comble. Une criminelle insurrection qu'aucun grief plausible, qu'aucun prétexte sérieux ne saurait atténuer, vient de les aggraver encore. Un gouvernement factieux se dresse en face de la souveraineté nationale, dont vous êtes seuls les légitimes représentants. Vous saurez vous élever avec courage et dignité à la hauteur des grands devoirs qu'une telle situation vous impose. Que la nation reste calme et confiante ; qu'elle se serre autour de ses élus ; la force restera au droit. La représentation nationale saura se faire respecter, et accomplir imperturbablement sa mission, en pansant les pluies de la France, et en assurant le maintien de la République malgré ceux qui la compromettent par les crimes qu'ils commettent en son nom.

La guerre civile, qui existait de fait à Paris depuis la fin de janvier, était, en quelque sorte, officiellement commencée à partir du 18 mars, puisqu'un gouvernement insurrectionnel siégeait à l'Hôtel de Ville. Si les Allemands n'intervenaient pas pour tirer parti de nos nouveaux malheurs, l'issue du conflit ne pouvait être douteuse. L'immense majorité du pays était avec l'Assemblée et le Gouvernement légal. Le Comité central essayait bien d'entraîner dans son mouvement les grandes villes ; il disait dans ses lettres et dans ses proclamations que les ruraux avaient voulu conclure la paix aux frais des grandes villes ; qu'ils voulaient nous ramener à la monarchie ; que c'était à la population avancée des grandes villes qu'il appartenait de régler les destinées de la France ; il envoyait des émissaires à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, dans tous les grands centres ; le 23 mars, la Commune fut proclamée à Lyon et à Marseille, le 24 à Toulouse ; il y avait des troubles à Béziers, à Narbonne ; Saint-Étienne s'agitait ; il eut, comme Paris, son assassinat : te nouveau préfet, M. de l'Espée, fut assassiné le jour même de son arrivée. Malgré tout, personne dans l'Assemblée ne doutait de la victoire. M. Thiers, surtout, était très-affirmatif. Les Prussiens ne bougeront pas, tant que les conditions du traité seront exécutées. L'insurrection de deux ou trois villes sera l'affaire de quelques jours. La France tout entière est avec nous. — Je referai l'armée, disait-il ; je réponds d'elle. Nous reprendrons Paris, ou Paris se rendra. Nous avons, même dans Paris, la majorité. Tel était son langage, dans l'intimité, au conseil, dans les couloirs de la Chambre, à la tribune, dans sa correspondance avec les généraux, les préfets et nos agents diplomatiques. Il ne cessa pas une minute de travailler au succès, et d'y compter. Nous verrons toutes ses prévisions se réaliser de point en point.

A Paris, dans l'Assemblée, dans toute la France, mais à Paris surtout, il se forma deux courants d'idées. Les uns pensaient que la lutte était trop engagée pour pouvoir être résolue autrement que par la force ; les autres croyaient, malgré tout, à la possibilité d'une-conciliation. L'idée même d'une conciliation, quelles qu'en pussent être les bases, paraissait criminelle à la majorité de l'Assemblée dont la colère était allée grandissante, à mesure que l'insurrection parisienne se développait.

Les maires de Paris, — il y en avait plusieurs parmi les membres de l'Assemblée —, montant à la tribune pour réclamer des mesures d'apaisement en faveur de cette immense population parisienne, victime et non complice du Comité central, étaient reçus comme des partisans de l'émeute, eux qui, depuis le 18 mars, ne cessaient d'exposer leur vie pour la combattre. La majorité répondait aux propositions les plus justes, les moins révolutionnaires, à la proposition, par exemple, de voter d'urgence une loi sur le conseil municipal, par des interruptions comme celles-ci : Il faut d'abord que Paris désarme et l'on verra après !Il faut que Paris se soumette, entendez-vous ? Oui, il faut que Paris se soumette !Appelons la province, et marchons s'il le faut sur Paris ; il faut qu'on en finisse ! On n'attaquait pas seulement Paris, on injuriait personnellement les maires. On criait à M. Tirard, qui déployait un grand courage dans sa lutte contre l'insurrection : Blâmez vos amis au moins. — Blâmez ceux qui égorgent ! Dans la séance du 28 mars, le comte de la Rochethulon, après avoir montré à l'Assemblée une bande de papier qui avait été collée sur la porte de sa maison, à Paris, et qui portait ces mots imprimés en gros caractères : Bon à fusiller, prononça ces paroles :

Je prie mes honorables collègues de la gauche, aujourd'hui maîtres de Paris, de vouloir bien directeurs collègues que je me considère comme en état de légitime défense. Et comme un violent tumulte s'éleva, M. de la Rochethulon, sommé de s'expliquer, ajouta, en montrant une affiche signée par les maires de Paris : Il est un fait positif, c'est qu'il y a certains membres de cette Assemblée, démissionnaires ou autres, qui ont pactisé avec l'émeute.

M. Prax-Paris, parlant des maires de Paris dans la séance du 4 avril, les appelait les ambassadeurs accrédités de l'émeute.

Accueillis à l'Assemblée de Versailles comme on vient de le voir, les maires de Paris et les députés de la Seine n'étaient pas plus en faveur devant les meneurs de l'insurrection. A Versailles, on les injuriait ; à Paris, on les chassait de leurs mairies, on les emprisonnait, on les révoquait. Le Comité voulant faire les élections communales le 22, avait chargé les maires d'y présider ; c'eût été s'associer à l'insurrection : ils refusèrent. Cette résistance indigna le Comité, qui appelait cela : résister au peuple. Il avait déjà, en fait, occupé la plupart des mairies ; c'était un des exploits de Lullier dans la journée du 19 ; la mesure fut régularisée et généralisée le 23, après le refus des maires. Il faut, dit Henri, un des généraux de fabrication nouvelle, faire occuper par des bataillons fidèles les mairies dissidentes. Quand il n'y aura pas de bataillon fidèle dans l'arrondissement, on aura recours aux bat niions de l'Hôtel de Ville. Ce fut le cas du IXe arrondissement, comme le constate une proclamation du maire, M. Desmarest : L'envahissement de notre mairie par une force militaire étrangère au IXe arrondissement, met en ce moment obstacle à l'accomplissement du service public dont nous avions accepté la charge et l'honneur. Toutes les mairies, à l'exception des mairies du Ier, du IIe et du XVIe arrondissement, furent envahies soit par les bataillons fédérés de l'arrondissement, soit par les prétoriens de l'Hôtel de Ville. Plusieurs maires publièrent des protestations énergiques : Le maire et les adjoints du XVIIe arrondissement dépossédés par la force, déclarent qu'à partir de ce jour tout acte municipal est suspendu dans l'arrondissement. L'usage du cachet de la Mairie, les réquisitions, l'emploi des fonds par les envahisseurs seront considérés comme autant d'actes criminels. La municipalité conserve les pouvoirs qui lui ont été délégués par le suffrage universel pour en user suivant son droit incontestable, aussitôt que l'usurpation éphémère aura pris fin. M. Henri Martin, résolu à défendre énergiquement la République et à seconder les efforts conciliateurs des députés de Paris, organisa, de concert avec les officiers du 38e et du 72e bataillon, un service de protection et de surveillance : il appela à lui tous les citoyens dévoués à la République et amis de l'ordre. Cet exemple fut suivi par plusieurs arrondissements, notamment par le IIIe. La protestation de M. Clemenceau doit être citée en entier : Citoyens, aujourd'hui, à midi (le 22 mars), la mairie du XVIIIe arrondissement a été envahie par une troupe armée. Un officier de garde nationale a osé sommer le maire et ses adjoints de remettre la mairie aux mains d'un délégué du Comité central de la garde nationale. Le maire et ses adjoints, revêtus des insignes municipaux, ont, en présence de tous les employés de la mairie, sommé le chef de poste d'expulser les envahisseurs. Celui-ci, après en avoir conféré avec son commandant, a répondu qu'il se refusait à obtempérer cet ordre, et qu'il était disposé à prêter mainforte aux violateurs de la loi. Le chef des envahisseurs a alors mis en arrestation le maire et deux de ses adjoints, qui ont été conduits au poste entre deux haies de gardes nationaux. Quelques minutes après, on venait déclarer au maire et aux deux adjoints élus du XVIIIe arrondissement qu'ils étaient libres de se retirer. Citoyens, nous avons à cœur d'éviter un conflit dont les résultats désastreux nous épouvantent. Voilà pourquoi nous cédons à la force sans en appeler à la force. Mais nous protestons hautement contre l'attentat dont la garde nationale du XVIIIe arrondissement s'est rendue coupable sur la personne de magistrats républicains librement élus, et qui se rendent ici le témoignage qu'ils ont accompli leur devoir. Ainsi, on ne se bornait pas à expulser les maires, on les emprisonnait. Le 23 mars, on afficha dans le IVe arrondissement une proclamation de la commission chargée par le Comité central de procéder aux élections municipales ; elle débutait par ces mots : La municipalité du IVe arrondissement ayant déserté la mairie, et presque tous les services étant en complète désorganisation... Dans le XIIe arrondissement, le Comité central avait remplacé la municipalité élue par une commission provisoire. De même dans le Ve arrondissement. Le maire provisoire, Régère, acceptait, disait-il, la délégation du Comité central dans un but de conciliation et d'ordre. Faire une révolution au nom des libertés communales, et en même temps expulser les maires élus de leurs mairies, les emprisonner, les remplacer par des commissions provisoires, ce n'était qu'un jeu pour le Comité central.

Mais les maires de Paris qui avaient déjà rendu tant de services pendant le siège, s'étaient mis dans l'esprit qu'ils avaient un nouveau devoir à remplir, celui d'empêcher l'effusion du sang, et ni les colères de la droite, ni les menaces des insurgés ne purent les en distraire un moment. Ils avaient devant les yeux, comme objet constant de leur sollicitude, non les fauteurs de l'insurrection, qu'ils combattaient pied à pied, mais la population républicaine honnête, à laquelle eux-mêmes appartenaient, et qui, réclamant pour la ville de Paris le droit commun, inquiète pour la République à cause des opinions de la majorité et du passé de M. Thiers, n'en était pas moins remplie d'horreur pour le prétendu gouvernement qui pratiquait ou glorifiait l'assassinat, soumettait Paris à une tyrannie imbécile, et se vantait de faire la guerre à la bourgeoisie au nom du prolétariat. A côté des meneurs, il y avait les dupes, et à côté des dupes, les victimes. On parlait sans cesse de l'insurrection de Paris ; il aurait fallu dire : d'une moitié de Paris ; non pas même de la moitié, car c'est tout au plus si les insurgés pouvaient compter sur le quart de la population. La proclamation d'un gouvernement insurrectionnel qui conduisait droit à la Commune, et l'assassinat des deux généraux, avaient ouvert les yeux aux abstenants, aux réfractaires du 18 mars. Ils comprenaient maintenant dans quels abîmes ils avaient roulé par leur faute, et ne demandaient que les moyens de concourir à leur propre salut. Cependant, dans cette guerre qu'on allait entreprendre, si on en venait à la guerre, Paris souffrirait tout entier, les bons comme les mauvais, et peut-être les bons plus que les mauvais.

Cette population honnête avait commis une faute contre la patrie et contre elle-même en s'abstenant le 18 mars ; mais il ne faut pas user, en politique, d'une justice impitoyable, il faut tout peser au poids de l'humanité. Soixante mille absents dans les rangs de la garde nationale bien intentionnée, la constituaient en état de minorité ; il n'était que juste d'en tenir compte aux abstenants. On doit leur tenir compte aussi de la composition de la garde nationale. On avait armé tout le monde pendant le siège, les mauvais comme les bons, les nomades et même les étrangers, comme les résidents. Il y avait dans toutes les compagnies, même dans les meilleures, beaucoup de mélange. Les officiers, notamment, avaient été choisis en vue de la guerre, comme pour une armée, et non en vue du maintien de l'ordre, comme pour une garde nationale. L'insurrection ayant été faite au nom de la garde nationale, par des délégués et des officiers de la garde nationale, l'armée de l'ordre et celle de la révolution avaient des cadres communs, et plus d'une compagnie, composée en majorité d'ennemis de la Commune, se trouvait placée sous les ordres d'un communard. Difficulté encore plus inextricable : la situation manquait de clarté, ce qui rendait le dévouement impossible. Les gardes nationaux sur lesquels le Gouvernement avait compté, se croyaient abandonnés par l'Assemblée, par l'armée et par le Gouvernement : par l'Assemblée qui avait voulu siéger à Versailles, et qui, sans M. Thiers, aurait reculé jusqu'à Fontainebleau ; par l'armée, dont une partie notable avait fait défection le 18 ; par le Gouvernement, qui s'était retiré pour des motifs impérieux sans doute, mais que tout le monde n'était pas en mesure de connaître et d'apprécier. Enfin, et c'était là la préoccupation du plus grand nombre, ils croyaient n'avoir à choisir qu'entre l'anarchie et la monarchie. La Commune à Paris, le roi à Versailles : dure alternative pour des républicains conservateurs. Ils se trompaient ; leurs alarmes sur le Gouvernement n'étaient pas fondées, leurs alarmes sur l'Assemblée étaient exagérées ; ils ne voyaient pas, derrière le Comité central, le communisme et la barbarie ; ils prenaient, on s'abstenant, la résolution la plus funeste : leur erreur n'en est pas moins une excuse sur laquelle Il était aussi injuste qu'impolitique de fermer les yeux. Les maires croyaient, ils ne cessèrent de croire, que le parti de l'ordre se lèverait en armes, avec une unanimité imposante, dès que l'Assemblée, en proclamant les franchises municipales dé Paris, ôterait aux hésitants leurs derniers scrupules, et à l'insurrection le prétexte dont elle s'était couverte. S'agissait-il, après tout, de juger des hommes ? Il ne fallait voir que l'intérêt du pays, et l'intérêt du pays criait que tout devait être rais en œuvre pour éviter la guerre civile. Tels étaient les sentiments des maires de Paris, lorsqu'avec un dévouement que rien ne rebutait, ils s'interposaient entre des haines également violentes, quoique très-inégalement justifiées.

Tous leurs efforts tombèrent devant le parti pris de l'Assemblée qui, dans sa haine trop légitime pour la Commune et dans sa malveillance pour Paris et la République, repoussait les mesures conciliatrices, ou les dénaturait sous prétexte de les amender, ou les acceptait trop tard ; et devant l'obstination criminelle du Comité central, qui voulait faire la Commune, en être le maître, et, par elle, gouverner la France. Gouvernement de combat de part et d'autre. Soit dit sans aucune comparaison entre les causes et entre les personnes.

Le Comité central avait eu des pourparlers avec les maires pendant la nuit du samedi au dimanche, tantôt leur parlant en maître, et tantôt s'efforçant d'obtenir leur connivence pour certaines opérations déterminées. Il n'avait pu se mettre d'accord avec eux sur aucun point. Il avait fait paraître, le dimanche matin 19 mars, deux courtes proclamations, l'une au peuple, l'autre aux gardes nationaux. Elles étaient signées de vingt noms seulement, et il est à remarquer que, de soixante noms dont le Comité central aurait dû se composer à raison de trois délégués par arrondissement, il n'en a jamais para, sur les diverses proclamations, que quarante-huit. Il n'y a aussi que quarante-huit noms sur la liste fournie par le général Vinoy, des membres qui composaient le Comité à la date du S mars. Le nom d'Assi figurait le premier sur les affiches du 19, de sorte qu'on disait sur les boulevards de la Madeleine et des Italiens : Le gouvernement de M. Assi, non sans se souvenir qu'Assi avait joué le principal rôle dans les grèves d'Anzin et du Creuzot.

Ces deux affiches renouvelaient les attaques contre le Gouvernement et l'Assemblée qu'on accusait de vouloir renverser la République ; elles annonçaient la levée de l'état de siège, et la convocation du peuple de Paris dans ses sections pour faire ses élections communales. Le Comité ajoutait : Notre mandat est expiré.

Les maires et les députés se réunirent à deux heures à la mairie du IIIe arrondissement. Une quarantaine de chefs de bataillon assistèrent à la réunion. On pourrait définir l'esprit de la réunion en disant que l'Assemblée l'inquiétait, et que le Comité l'indignait. Par dessus tout, on voulait éviter une lutte fratricide dans Paris. On tomba d'accord que les défiances s'apaiseraient si l'Assemblée accordait les élections municipales immédiates, le droit pour la garde nationale d'élire ses chefs et la révision de la loi sur les échéances. Les maires se flattaient avec ces concessions d'obtenir la retraite du Comité. Ils voulurent être investis de toute l'autorité administrative. Le Gouvernement, sans partager toutes leurs opinions, mais animé comme eux de l'ardent désir de dénouer pacifiquement la situation, leur donna pleins pouvoirs pour administrer. Au fond, les maires ne faisaient que reprendre la politique de temporisation et d'apaisement dont il avait usé lui-même jusqu'au 18 mars, qu'il ne pouvait plus continuer après une lutte ouverte, mais qui, essayée avec mesure et prudence par les élus du suffrage universel, conservait peut-être encore quelques faibles chances de succès.

La première démarche devait être de renouer les communications avec les chefs de l'insurrection. Précisément le Comité central, soit qu'il fût inquiet de sa situation, ou qu'il cherchât à gagner du temps, ou qu'il voulût ménager le pouvoir municipal issu du suffrage universel, proposa lui-même une entrevue. Elle eut lieu à l'Hôtel de Ville. La réunion du IIIe se fit représenter par deux députés et six maires ou adjoints. La discussion fut très-vive, et se prolongea pendant une partie delà nuit du dimanche au lundi. Le Comité se montrait inflexible pour ce qu'il appelait ses droits sur fa garde nationale ; il voulait conserver en conséquence l'autorité militaire, mais il paraissait dispose à céder aux maires les pouvoirs administratifs. Il voulut, avant de donner son dernier mot, délibérer séparément. A minuit, Varlin, Jourde, Boursier, et un quatrième dont le nom est resté inconnu, vinrent déclarer aux représentants des municipalités que le Comité ne se réserverait que l'autorité militaire. Les délégués des maires insistèrent pour que l'Hôtel de Ville leur fût remis, afin de marquer, en quelque sorte, par un signe sensible, que l'autorité administrative retournait entre leurs mains. Ils obtinrent encore ce point, et l'on se sépara, vers quatre heures du matin, d'accord sur une convention que MM. Lanjalley et Cornez qui semblent avoir puisé ce renseignement à une source officielle, résument ainsi :

L'administration municipale devait être remise, à neuf heures du matin, aux officiers municipaux élus, représentés par une délégation. Les citoyens Don valet, maire du HP arrondissement ; Murat, adjoint du Xe, et Denizot, adjoint du XIIe, devaient s'installer à ladite heure, à l'Hôtel de Ville.

Le Comité central devait quitter l'Hôtel de Ville et se transporter place Vendôme, à l'état-major, où il aurait continué à gouverner la garde nationale.

Enfin les députés et maires, ne pouvant accorder les élections municipales, que l'Assemblée seule peut établir législativement, devaient publier une affiche où ils promettaient de s'interposer auprès de l'Assemblée pour obtenir ces élections, et aussi par la même raison, celles des officiers de la garde nationale pour tous les grades.

Le gouvernement de l'Hôtel de Ville — MM. Lanjalley et Corriez désignent ainsi le Comité central — devait, quelques heures après cette affiche apposée, en apposer une, où il aurait de son côté annoncé les résolutions qui précèdent.

 

Il semblait bien cette fois qu'on marchait à une transaction, pourvu que le Gouvernement et l'Assemblée n'y missent pas obstacle, et les députés partirent pour Versailles, avec la résolution d'y tenir leur promesse. Ils firent, avant leur départ, placarder l'affiche suivante sur les murs de Paris :

Citoyens,

Pénétrés de la nécessité absolue de sauver Paris et la République en écartant toute cause de collision, et convaincus que le meilleur moyen d'atteindre ce but suprême est de donner satisfaction aux vœux légitimes du peuple, nous avons résolu de demander aujourd'hui même à l'Assemblée nationale l'adoption de deux mesures, qui, nous en avons l'espoir, contribueront, si elles sont adoptées, à ramener le calme dans les esprits.

Ces deux mesures sont : l'élection de tous les chefs de la garde nationale et l'établissement d'un conseil municipal élu par tous les citoyens.

Ce que nous voulons, ce que le bien public réclame en toute circonstance, c'est l'ordre dans la liberté et par la liberté.

Vive la France ! Vive la République !

Les représentants de la Seine,

LOUIS BLANC, VICTOR SCHŒLCHER, A. PEVRAT, EDM. ADAM, FLOQUET, MARTIN BERNARD, LANGLOIS, ED. LOCKROY, FARCY, H. BRISSON, GREPPO, MILLIÈRE.

Les maires et adjoints de Paris,

(Suivent les signatures).

 

Les conditions convenues étant remplies de leur côté, MM. Bonvalet, Murat et Denizot se présentèrent le 20 mars à neuf heures du matin, pour prendre possession de l'Hôtel de Ville. Mais le Comité central s'était ravisé. Il fit donner lecture aux commissaires d'une note écrite, portant que, dans les circonstances actuelles, le Comité était responsable des conséquences de la situation, et ne pouvait se dessaisir ni du pouvoir militaire, ni du pouvoir civil.

Le Journal Officiel qui paraissait pour la première fois sous l'autorité du Comité central contenait : 1° une note où le Comité justifiait sa propre conduite ; 2° un arrêté du Comité central portant que les élections du conseil communal de la ville de Paris auraient lieu le mercredi 22 mars au scrutin de liste et par arrondissement, à raison s un conseiller par vingt mille habitants on fraction excédant de plus de 10.000 ; 3° une déclaration de V. Grêlier, se qualifiant de délégué du Gouvernement au ministère de l'intérieur, et dont voici les propres termes : Nous déclarons, dès à présent, être fermement décidés à l'aire respecter les préliminaires de paix, afin de sauvegarder à la fois le salut de la France républicaine et de la paix générale. Le Comité déclarait en outre qu'en attendant rétablissement de la véritable République, il conservait, au nom du peuple, l'Hôtel de Ville.

Ainsi le Comité brisait la convention conclue à quatre heures du matin, et loyalement exécutée par les députés et les maires. Les députés, déjà rendus à Versailles pour la séance du 20 mars, furent immédiatement avertis de ce manque de foi. Ils n'en persistèrent pas moins dans leurs résolutions. MM. Clemenceau et Tirard déposèrent, le jour même, la proposition de loi relative aux élections municipales ; et M. Lockroy, la proposition relative aux élections de la garde nationale.

La première était ainsi conçue :

Art. 1er. Il sera procédé dans le plus bref délai à l'élection d'un conseil municipal pour la ville de Paris.

Art. 2. Ce conseil sera composé de 80 membres.

Art. 3. Le conseil nommera dans son sein son président, qui aura le titre cl exercera les fonctions de maire de Paris.

Art. 4. Il y a incompatibilité entre tes fonctions de conseiller municipal et celles de maire ou d'adjoint de l'un des arrondissements de Paris.

 

Voici le texte de la seconde proposition :

Art. 1. Les caporaux, sergents et officiers, jusques et y compris le grade de capitaine, seront élus au suffrage direct par les gardes nationaux.

Art. 2. Les chefs de bataillon et porte-drapeaux seront élus par les officiers du bataillon, et par des délégués nommés dans chaque compagnie en nombre égal à celui des officiers.

Art. 3. Les colonels et les lieutenants-colonels seront élus par les capitaines et les chefs de bataillon.

Art. 4. Le général en chef des gardes nationales de la Seine sera élu par les colonels, les lieutenants-colonels et les chefs de bataillon.

Art. 5. Le général nomme son état-major. Les colonels nomment également leur état-major. Les chefs de bataillon nomment les capitaines adjudants-majors et les adjudants sous-officiers.

 

Ces deux propositions portaient les mêmes signatures que la proclamation affichée à Paris le matin, et, en outre, celles de MM. Jean Brunet, Tolain, Clemenceau, Tirard, Edgard Quinet, Cournet et Razoua.

M. Millière déposa ensuite une proposition dont voici les termes :

Les délais accordés par la loi du 10 mars pour le paiement des effet de commerce qui y sont désignés, sont prorogés de trois mois.

 

L'Assemblée, d'accord avec le Gouvernement, vote l'urgence du projet sur les élections municipales, et du projet sur les effets de commerce. L'urgence ne fut las demandée pour les élections de la garde nationale.

Ainsi, la majorité elle-même, malgré de trop légitimes griefs, accordait ce jour-là tout ce quelle pouvait accorder, c'est-à-dire l'urgence des deux projets de loi. En outre, le Gouvernement renouvelait officiellement l'autorisation déjà donnée aux maires de Paris dans la nuit du 18 d'exercer tous les pouvoirs administratifs. M. Tirard et ses collègues, malgré le manque de parole dont ils avaient été victimes le matin même, se déclaraient prêts à continuer leurs efforts pour terminer pacifiquement la sédition de Paris.

Leur premier acte devait être d'empêcher les élections fixées au 22 par le Comité central. M. Tirard s'y était engagé à la tribune.

Si nous pensions, avait-il dit, à pactiser avec l'émeute, nous nous prêterions à la résolution prise parle Comité central de faire des élections mercredi prochain. La convocation est affichée sur les murs de Paris. Eh bien ! nous avons déclaré, nous, municipalités, que nous nous opposerions à cette élection. Quant à moi, je m'y opposerai.... (Très-bien ! très-bien !)

M. Clemenceau. — Et moi aussi !

M. Tirard. — Nous nous y opposerons tous. Nous ne fournirons ni les listes d'électeurs, ni les locaux, ni les urnes, rien de ce qui est nécessaire ordinairement pour les élections. (Très-bien ! très-bien !)

 

Cette promesse de M. Tirard fut tenue. Une affiche, signée par les députés et les maires, parut le 21. On-y annonçait le vote de l'urgence pour les élections municipales. La garde nationale, disaient les signataires, ne prendra conseil que de son patriotisme ; elle tiendra à honneur d'écarter toute cause de conflit, en attendant les décisions qui seront prises par l'Assemblée nationale.

Le même jour, trente-cinq journaux de toute nuance politique, publiés à Paris, contenaient la déclaration suivante :

AUX ÉLECTEURS.

Attendu que la convocation des électeurs est un acte de souveraineté nationale ;

Que l'exercice de cette souveraineté n'appartient qu'aux pouvoirs issus du suffrage universel ;

Que par suite, le Comité qui s'est installé à l'Hôtel de Ville n'a ni droit ni qualité pour faire cette convocation ;

Les représentants des journaux soussignés considèrent la convention affichée pour le 22 mars comme nulle et non avenue, et engagent les électeurs à n'en pas tenir compte.

Ont adhéré : Le Journal des Débats, — le Constitutionnel, — l'Électeur libre, — le Petit Moniteur, — la Vérité, — te Figaro, — le Gaulois, — la Petite Presse, — le Petit Journal, — Paris-Journal, — le Petit National, — la Presse, — la France, — la Liberté, — le Pays, — le National, — l'Univers, — la Cloche, — la Pairie, — le Français, — la Gazette de France,— l'Union, — le Bien public, — l'Opinion nationale,— l'Avenir libéral, — Journal des villes et des campagnes, — le Journal de Paris, — le Moniteur universel, — la France nouvelle, — le Monde, — le Temps, — le Soir, — l'Ami de la France, — le Messager de Paris, — le Peuple français.

 

Cette démarche des journaux était d'autant plus courageuse que le Comité central ne se montrait pas très-respectueux pour les droits de la presse. L'Officiel du 20 mars contenait un entrefilet, qui ressemblait fort à une menace : Les autorités républicaines delà capitale, disait cette note, veulent faire respecter la liberté de la presse, ainsi que toutes les autres ; elles espèrent que tous les journaux comprendront que le premier de leurs devoirs est le respect dû à la République, à la vérité, à la justice et au droit, qui sont placés sous la sauvegarde de tous. — Les autorités républicaines de la capitale s'étaient chargées elles-mêmes de fournir un commentaire à ces paroles ambiguës en interdisant le 19 mars la publication du Gaulois et du Figaro. Elles ne firent pas subir le même sort aux trente-cinq journaux qui avaient adhéré à la protestation ; elles se bornèrent à les en menacer. C'est un véritable attentat commis par la presse réactionnaire contre la souveraineté du peuple de Paris, disait le Journal officiel du 22. C'est une provocation directe à la désobéissance Une répression sévère sera la conséquence de tels attentats s'ils continuent à se produire. Le Journal officiel recommence ses menaces le lendemain : Nous ne pouvons pas attentera la liberté de la presse ; seulement, le Gouvernement de Versailles ayant suspendu le cours ordinaire des tribunaux, nous prévenons les écrivains de mauvaise foi auxquels seraient applicables en temps ordinaire les lois de droit commun sur la calomnie et l'outrage, qu'ils seront immédiatement déférés au Comité central de la garde nationale.

Malgré ce ton arrogant, le Comité reculait devant les protestations réunies de la presse, des maires élus par le suffrage universel et des députés de la Seine. Il avait déjà remis au 23 les élections annoncées d'abord pour le 22. Dos manifestations du parti de l'ordre, qui curent lieu sur les boulevards et la place Vendôme le 21 et le 22 mars, et dont la seconde fut ensanglantée, contribuèrent à rendre un plus long ajournement nécessaire pour l'accomplissement des projets du Comité.

La population des quartiers habités par la banque et le haut commerce commençait à sortir de sa torpeur. L'énergie des maires lui rendait le courage. Un certain nombre de chefs de bataillons non fédérés assistaient à leurs délibérations. Des gardes nationaux dévoués à l'ordre stationnaient pendant la journée sur la place de la Bourse, devant les mairies restées libres du Ier et du IIe arrondissement. Ils s'étaient maintenus en possession de la gare Saint-Lazare ; il est vrai que leur présence y était inutile pour faciliter les communications entre Paris et Versailles, parce que les fédérés faisaient visiter les trains à Asnières, où ils avaient établi un poste. Une réunion avait été tenue au Grand-Hôtel, le mardi 21. Quelques personnes en étaient sorties en criant : Vive la paix ! Les promeneurs du boulevard les avaient suivies en poussant le même cri. On résolut de recommencer cette procession le lendemain en y appelant un plus grand nombre de manifestants.

On se réunit à cet effet le mercredi, vers midi, devant le Grand-Hôtel. Les promoteurs de la manifestation portaient un grand drapeau tricolore ; ils étaient suivis par environ 600 personnes appartenant à la bourgeoisie, et criant : Vive la paix ! comme la veille. La foule suivait étonnée, mais sympathique et confiante. La manifestation remonta jusqu'à la Bourse, où les gardes nationaux lui présentèrent les armes. Elle revint ensuite sur ses pas, et s'engagea dans la rue de la Paix.

La place Vendôme était le quartier général de l'insurrection. Le Comité siégeait à l'Hôtel de Ville ; mais les officiers supérieurs de la garde nationale se tenaient constamment à la place Vendôme, où ils étaient en force. Un cordon de sentinelles en barrait les deux entrées sur la rue de la Paix et la rue de Castiglione. La manifestation rencontra d'abord deux sentinelles avancées, qui voulurent s'opposer à son passage ; mais la manifestation passa outre, et les sentinelles furent obligées de se replier. Que se passa-t-il alors ? Il est absurde d'imaginer qu'une bande de 6 à 700 personnes qui étaient sans arme, aient songé à engager une lutte avec des gardes nationaux beaucoup plus nombreux, armés jusqu'aux dents, et qui les couchaient en joue. Mais il est probable que les plus hardis parmi les manifestants, pensèrent que les fédérés ne tireraient pas sur des citoyens désarmés ; qu'en tous cas ils voulurent en courir le risque, ce qui est certain, c'est que les insurgés firent des sommations, avec roulement de tambour, et que les manifestants ne se dispersèrent pas. Tout à coup une décharge retentit. Les insurgés prétendent qu'un coup de pistolet, tiré d'une fenêtre, avait blessé un garde national. Si le fait est vrai, il est l'acte d'un fou. Ce coup de pistolet, tiré d'une fenêtre, aurait justifié une perquisition dans la maison d'où le coup était parti : il n'explique ni ne justifie une décharge générale sur un attroupement désarmé. La manifestation n'avait pas tiré ; la manifestation n'avait pas de fusils ; l'ordre de tirer sur elle fut donné par les mêmes hommes qui, dans le journal de la veille, avaient justifié les assassins de Lecomte et de Clément Thomas. Toute cette foule inoffensive, pacifique, prise à l'improviste par une volée de coups de fusils, s'enfuit à toutes jambes dans toutes les directions, laissant dans la rue de la Paix huit blessés et treize cadavres.

Le lendemain, jeudi 23 mare, parut à l'Officiel la proclamation suivante :

Citoyens,

Votre légitime colère nous a placés, le 18 mars, au poste que nous ne devions occuper que le temps strictement nécessaire pour procéder aux élections communales.

Vos maires, vos députés, répudiant les engagements pris à l'heure où ils étaient des candidats, ont tout mis en œuvre pour entraver ces élections que nous voulions faire à bref délai.

La réaction soulevée par eux nous déclare la guerre.

Nous devons accepter la lutte et briser la résistance, afin que vous puissiez y procéder dans le calme de votre puissance et de votre force.

En conséquence, les élections sont remises à dimanche prochain 26 mars.

Jusque-là les mesures les plus énergiques seront prises pour faire respecter les droits que vous avez revendiqués.

 

C'est à la suite de cette proclamation que les dernières mairies restées libres furent envahies, à l'exception des mairies du Ier, du IIe et du XVIe arrondissement. Des délégués du Comité central se présentaient, et sommaient les maires de se retirer. Les maires protestaient, et déclaraient qu'ils ne céderaient qu'à la force. On appelait alors le chef de poste, et on lui posait cette question : Obéirez-vous à la municipalité, ou au Comité central ? Il répondait invariablement : au Comité central, et la municipalité se retirait.

Cette guerre ouverte aux municipalités, les menaces de la proclamation, la fusillade du 22, inspirèrent aux maires de Paris la résolution de tenter une démarche qui eut lieu, le 23, à Versailles. Ne pouvant plus rien espérer du Comité central, ils résolurent de faire à l'Assemblée un dernier et solennel appel.

Les événements se précipitaient, pendant cette fatale semaine, avec une telle rapidité, et les moindres mouvements de la rue prenaient soudain une telle importance, qu'avant de partir pour Versailles et de quitter Paris pour quelques heures, ils crurent indispensable de donner un chef à la garde nationale.

L'amiral Saisset avait été nommé député de la Seine le mois précédent à une très-forte majorité. Il n'avait pas réuni moins de 151.317 suffrages. Il était populaire à Paris, non-seulement par son courage et ses services personnels, mais par le sang de son fils, tué pendant le siège. Il se promenait sur les boulevards le lendemain de l'émeute ; il fut reconnu et acclamé par la foule. Des officiers de la garde nationale, en grand nombre, l'entourèrent : Mettez-vous à notre tête ! Quelques-uns partirent immédiatement pour Versailles afin de demander &a nomination à M. Thiers. Ils disaient : Tout le monde se ralliera à un pareil chef. M. Thiers consentit sur-le-champ, signa la nomination qui fut notifiée à l'amiral le dimanche 19 mars, à dix heures du soir. Le premier soin de l'amiral Saisset avait été de se mettre en rapport avec les maires, élus par le suffrage uni vu sel, persuadé que leur assentiment lui donnerait de la force. De leur côté, les maires de Paris, partageant ce sentiment, et croyant qu'une désignation venant de leur initiative serait plus populaire qu'une nomination émanée directement du pouvoir exécutif, voulant d'ailleurs entourer l'amiral de quelques hommes populaires à Paris par leurs opinions et leur courage, firent placarder, dans la matinée du 23, l'affiche suivante :

L'assemblée des maires et adjoints de Paris,

En vertu des pouvoirs qui lui ont été conférés,

Au nom du suffrage universel dont elle est issue, et dont elle entend faire respecter le principe,

En attendant la promulgation de la. loi qui conférera à la garde nationale de Paris son plein droit d'élection ;

Vu l'urgence ;

Nomme provisoirement :

L'amiral Saisset, représentant de la Seine, comme commandant supérieur de la garde nationale de Paris,

Le colonel Langlois, représentant de la Seine, chef de l'état-major général,

Le colonel Schœlcher, représentant de la Seine, commandant en chef de l'artillerie de la garde nationale.

 

En même temps qu'ils prenaient cette mesure, les maires partaient ensemble -pour Versailles, résolus a se rendre en corps à la séance de l'Assemblée, où l'un d'eux, parlant en leur nom, exposerait la situation de Paris, et demanderait aux représentants de voter d'urgence les lois électorales, et de fixer les élections à une date très-rapprochée.

Le parti républicain avancé est quelquefois un peu théâtral. Les maires auraient du se borner à être reçus par le bureau, et remettre leurs propositions entre les mains de M. Grévy, qui était homme à leur rendre justice et à leur prêter appui. Mais tout pleins de l'importance de leur démarche et du sentiment de leur dévouement, ils voulurent et cherchèrent la solennité. Hantés parles souvenirs de la première Révolution, quelques-uns d'entre eux auraient voulu paraître à la barre et avoir les honneurs de la séance. Ils se contentèrent d'une tribune, mise à leur disposition avec empressement, mais ils y entrèrent en corps, avec leurs écharpes, et en criant : Vive la République ! La gauche répondit à ce cri qui lui était cher ; la droite, en voyant ces honnêtes gens qui luttaient pour l'ordre avec tant de courage, crut voir l'émeute en personne se dresser devant elle ; elle se crut, comme les maires, mais avec des sentiments bien différents, revenue aux temps de la première révolution ; elle n'avait pas besoin du spectacle qu'on lui donnait pour évoquer ces fantômes toujours présents à son souvenir. Elle cria : à l'ordre ! demanda l'expulsion de ces intrus qui paraissaient devant elle avec leurs écharpes, et criaient : Vive la République ! dans les tribunes où tous les cris sont interdits. Il s'ensuivit une scène de tumulte qui fut de courte durée, parce que M. Grévy se hâta de lever la séance en vertu d'une délibération prise antérieurement, et de la renvoyer à neuf heures du soir. A la reprise de la séance, M. Arnaud (de l'Ariège), député, l'un des maires de Paris, lut à la tribune la déclaration de ses collègues. Elle était ainsi conçue :

Messieurs,

Nous avons des communications très-importantes à vous faire. Paris est à la veille, non pas d'une insurrection, mais de la guerre civile, — de la guerre civile dans tout ce qu'elle a de plus affreux. La population attend avec une anxiété inexprimable, de vous d'abord, Messieurs, et de nous autres ensuite, des mesures qui soient de nature à éviter une plus grande effusion de sang.

Nous croyons bien connaître l'état des esprits, et nous sommes convaincus que le triomphe de l'ordre et le salut de la République exigent ce qui suit.

Selon nous, il serait d'une indispensable nécessité :

Premièrement, que l'Assemblée nationale se mit en communication permanente avec les maires de Paris par les moyens que, dans sa sagesse, elle jugera les meilleurs ;

Secondement, qu'elle voulût bien autoriser les maires à prendre au besoin les mesures que le danger public réclamerait impérieusement, sauf à vous rendre compte de leur conduite et à en répondre ;

Troisièmement, que l'élection du général en chef de la garde nationale par la garde nationale fût fixée au 28 de ce mois :

Quatrièmement, que l'élection du conseil municipal de Paris eût lieu, même avant le 3 avril, si c'est possible ;

Et enfin, en ce qui concerne la loi relative à l'élection municipale, que la condition d'éligibilité fût réduite à six mois de domicile, et que les maires et adjoints procédassent de l'élection.

 

L'orage de l'après-midi fut, comme il arrive souvent, suivi d'une accalmie. L'adresse fut accueillie avec déférence. Quoique délibérée par les maires et présentée en leur nom, elle n'était signée que par des députés, en même temps maires ou adjoints des arrondissements de Paris. L'urgence fut votée sans opposition. M. Grévy prononça quelques paroles destinées à diminuer l'effet des démonstrations hostiles de la droite. Malgré ces atténuations et ces remèdes, les maires durent emporter de cette séance la conviction que leur rôle de pacificateurs les condamnait à subir l'injustice des deux partis. Ils avaient déclaré à la tribune — paroles de M. Clemenceau — qu'ils ne conservaient plus d'illusions sur le Comité central ; ils ne pouvaient plus, après la séance du 23, en conserver sur la droite de l'Assemblée.

Ils s'étaient bien avancés, dans leurs déclarations aux Parisiens. Annoncer publiquement, par des affiches, ce qu'on va demander, c'est presque promettre de l'obtenir. M. l'amiral Saisset, qui était d'accord avec eux dans leurs espérances et dans leurs nobles efforts, avait été jusqu'à déclarer que tous ces rêves de pacification étaient des faits accomplis. Voici ce qu'on affichait, par ses ordres, dans la matinée du 24 :

Chers concitoyens,

Je m'empresse de porter à votre connaissance que, d'accord avec les députés de la Seine et les maires élus de Paris, nous avons obtenu du Gouvernement de l'Assemblée nationale :

1° La reconnaissance complète de vos franchises municipales ;

2° L'élection de tous les officiers de la garde nationale, y compris le général en chef ;

3° Des modifications de la loi sur les échéances ;

4° Un projet de loi sur les loyers, favorable aux locataires, jusques, et y compris, les loyers de 1.200 fr.

En attendant que vous me confirmiez ma nomination ou que vous m'ayez remplacé, je resterai à mon poste d'honneur, pour veiller à l'exécution des lois de conciliation que nous avons réussi à obtenir, et contribuer ainsi à raffermissement de la République.

 

Le Gouvernement de l'Assemblée dont parle l'amiral dans cette proclamation, c'était M. Thiers, ce n'était pas l'Assemblée. M. Thiers ne pouvait pas s'associer ouvertement aux démarches des maires, d'abord parce qu'il n'aurait pu le faire dans sa position, sans donner une sorte de consécration à l'émeute, et ensuite, parce qu'il connaissait les sentiments de la majorité, avec laquelle il était d'autant plus obligé de compter, que le pays ne pouvait pas supporter une crise gouvernementale ajoutée à tous ses autres périls. Mais désirant avec une passion extrême d'éviter l'effusion du sang, il favorisait dans la limite du vrai et du possible les efforts des maires, et poussait aux mesures d'apaisement. Les maires l'avaient donc trouvé disposé à entrer jusqu'à un certain point dans leurs vues. Il pensait que des lois devaient être faites dans lopins bref délai — il avait dit lui-même à la tribune : dans les quarante-huit heures — sur les élections municipales, sur la garde nationale, sur les échéances et sur les loyers. Il les voulait libérales, ce qui ne veut pas dire qu'il acceptât les bases posées par l'amiral Saisset, surtout en ce qui touchait l'élection du commandant de la garde nationale. Il ne promettait que son appui, parce qu'il ne pouvait donner que cela. Aucun gouvernement ne promet de faire des lois, il promet seulement d'en proposer. Quelle que fût l'influence de M. Thiers sur l'Assemblée, il n'était plus, à cette date, tout-puissant. Maigre toute sa réserve il laissait voir un penchant à la conciliation, qui inquiétait et irritait le côté droit. On savait pourtant, à n'en pas douter, qu'il ne montrerait de douceur que pour les égarés, et qu'il était également incapable de pardonner aux meneurs de la révolution, et de pactiser avec leurs principes. Il avait cru devoir, en plusieurs circonstances, affirmer qu'il maintiendrait la République, et quoique ces déclarations fussent conformes à ce qu'on appelait le pacte de Bordeaux, comme il prit soin de le démontrer lui-même à la séance du 27 mars, elles paraissaient presque factieuses, sinon à toute la droite, du moins aux violents et aux meneurs de ce côté de la Chambre. L'amiral Saisset, dans sa généreuse ardeur, s'exagérait la portée des promesses et du pouvoir de M. Thiers, et les maires, sans aller aussi loin que l'amiral dans leurs espérances, croyaient que leurs propositions, pour lesquelles l'urgence avait été votée sans débat, et qui étaient à leurs yeux le dernier moyen de salut, seraient presque intégralement adoptées. Cette espérance les encourageait à aller de l'avant. Le danger leur paraissait si terrible, qu'ils ne se lassaient pas de se dévouer.

Des le lendemain de la séance où M. Arnaud de l'Ariège avait lu l'adresse des maires à la tribune de l'Assemblée, le Comité central, comprenant l'importance de la proclamation de l'amiral, résolut de recommencer les pourparlers, en la prenant pour base. Ils chargèrent le général Brunel et un autre de leurs collègues du rôle de négociateurs. Les négociateurs ne se présentèrent pas cette fois d'une façon amicale ; ils vinrent à la tête d'un fort détachement, et avec de l'artillerie, ce qui causa dans Paris une véritable panique. Malgré cet appareil, oubliant même la proclamation du 23, où le Comité leur déclarait la guerre, les maires acceptèrent la discussion. Elle eut lieu dans l'après-midi, Commencée à la mairie du Ier arrondissement, elle se poursuivit à la mairie du IIe où Brunel se rendit avec sa troupe, et où se trouvaient réunis douze maires et adjoints, avec plusieurs députés. Pendant la délibération, qui fut longue, les gardes nationaux réunis autour du palais de la Bourse, et ceux que Brunel avait amenés avec lui restaient en présence, et l'on pouvait prévoir une lutte sanglante si l'accord ne se faisait pas.

On était surtout divisés sur la date dos élections municipales. Le Comité maintenait la date du 26 mars ; les maires auraient préféré le 3 avril, parce qu'ils pensaient qu'à ce moment le projet de loi municipale présenté par M. Ernest Picard pouvait être voté. Ils se crurent autorisés à proposer, comme transaction, la date du 30 mars, que le général Brunel finit par accepter après une sérieuse résistance. Ce point étant réglé, l'accord parut complet à tout le monde. Il y eut bien quelques difficultés sur l'élection du général en chef. M. Schœlcher l'aurait voulue à deux degrés ; M. Brunel déclara qu'elle serait faite par le suffrage universel direct, ou que les négociations seraient rompues. Sur cette menace, les objections tombèrent. On fixa le 30 mars pour l'élection municipale, le 2 avril pour l'élection du général en chef par le suffrage universel direct. Brunel parut sur le seuil de la mairie avec les maires, cl déclara que la paix était conclue. Son escorte poussa des acclamations auxquelles répondirent avec entrain les gardes nationaux du parti de l'ordre. La nouvelle courut aussitôt dans Paris où elle répandit l'allégresse.

Pendant qu'on était en joie à Paris dans l'après-midi du 24, à Versailles on se préparait à délibérer sur la proposition des maires dont l'urgence avait été déclarée la veille. La commission avait été nommée à deux heures ; elle avait choisi pour président M. de Peyramont et s'était mise immédiatement à l'œuvre. Son rapport n'étant pas terminé à six heures du soir, M. Jules Simon proposa une séance de nuit qui fut immédiatement résolue. Tout allait donc pour le mieux jusque-là à Versailles et à Paris.

Mais tout fut perdu à la fin de la soirée. L'Assemblée, réunie à dix heures, attendit quelque temps la commission, qui était chez M. Thiers ; puis M. de Peyramont monta à la tribune pour demander l'ajournement, et enfin M. Thiers vint en personne taire la même demande, sans donner de motifs. Si la discussion a lieu, dit-il, on verra que le Gouvernement n'a pas lieu de la redouter pour lui-même ; mais il la redoute pour le pays. Une parole imprudente peut faire couler des flots de sang. L'Assemblée d'ailleurs ne pouvait pas discuter, puisque le rapport n'était pas lait. M. Arnaud de l'Ariège retira purement et simplement sa proposition à la séance du lendemain.

Que s'était-il passé ?

Il s'était passé que les violents, à Paris et à Versailles, l'avaient une fois de plus emporté sur les hommes de bon sens A Versailles, en apprenant la nouvelle de la proclamation de l'amiral Saisset, les membres les plus remuants de la droite avaient crié à la trahison. Ils s'étaient réunis à la hâte dans un bureau, et ne pensaient à rien moins qu'à donner tous les pouvoirs du Gouvernement au prince de Joinville. A Paris, le Comité central avait refusé sa ratification au traité conclu par son délégué. L'amiral Saisset fait des propositions acceptables, avait dit Assi qui présidait, comme toujours, la séance de l'Hôtel de Ville ; mais qui nous dit qu'elles seront tenues après l'élection ? Commençons par élire la Commune. Nous sommes maîtres de la situation ; nos adversaires, bien que décidés en apparence à la lutte, n'ont ni organisation, ni communauté d'idées. Bergeret insista dans le même sens. Les maires étaient réunis à là mairie du IIe arrondissement, quand Ranvier et Arnold vinrent les avertir que la convention était rompue, et que les élections auraient lieu le 26.

Le Comité central fit connaître sa volonté à la population par une affiche ainsi conçue :

Citoyens, entraînés par votre ardent désir de conciliation, heureux de réaliser cette fusion, but incessant de tous nos efforts, nous avons loyalement ouvert à ceux qui nous combattaient une main fraternelle. Mais la continuité de certaines manœuvres, et notamment le transfert nocturne de mitrailleuses à la mairie du IIe arrondissement, nous obligent à maintenir notre résolution première.

Le vote aura lieu dimanche 26 mars.

Si nous nous sommes mépris sur la pensée de nos adversaires, nous les invitons à nous le témoigner en s'unissant à nous dans le vote commun de dimanche.

 

Les maires étaient en droit, assurément, de cesser toute communication avec un Comité qui accordait d'abord et refusait ensuite, dont les concessions n'étaient jamais qu'une comédie, et qui, pour marcher plus aisément à son but, ne cessait de leurrer ses adversaires par des semblants de négociations. Leur première pensée fut de tenir le 26 la même conduite que le 22 et le 23, c'est-à-dire de ne pas se prêter à l'élection et de protester à l'avance contre les résultats. Puis ils se dirent encore une fois que le Comité central n'avait pour lui qu'une minorité. Si tous ceux qu'il effrayait voulaient voter avec unanimité, il aurait nécessairement le dessous, et serait obligé de disparaître. Les maires obtiendraient ainsi, de la population elle-même, le salut de Paris et la conservation de la paix qu'ils avaient vainement demandée au Comité central, lis savaient d'ailleurs que leurs propre ? adhérents étaient divisés sur la question de l'opportunité du vote, et que beaucoup de gardes nationaux étaient décidés à aller au scrutin, quelle que fût la résolution prise parles maires. Le chef du 10e bataillon avait dit devant M. Schœlcher : Nos hommes ne se battront pas, et on votera dimanche. Ranvier et Arnold revinrent dans la journée du 23, et offrirent de rendre aux maires les dix-huit mairies dont ils avaient été expulsés s'ils consentaient à convoquer les électeurs et à présider au vote. S'ils refusaient, les élections n'en auraient pas moins lieu, et elles auraient lieu sans leur concours. La réunion qui se composait à ce moment, de sept maires, vingt-sept adjoints et six députés, après une longue discussion, et avec beaucoup d'hésitation, se résigna. C'était pousser bien loin l'oubli des injures, mais le désir ardent d'échapper à la guerre civile rendait tout acceptable, t Que ne souffrirait-on pas, se disaient entre eux les membres de la réunion, pour empocher l'effusion du sang et ne pas fournir d'occasion aux Prussiens !

La convention fut rédigée dans les termes suivants :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Liberté, Égalité, Fraternité.

Les députés de Paris, les maires et adjoints élus, réintégrés dans les, mairies de leurs arrondissements, et les membres du Comité central fédéral de la garde nationale, convaincus que le seul moyen d'éviter la guerre civile, l'effusion du sang dans Paris, et, en même temps, d'affermir la République, est de procéder à des élections immédiates, convoquent pour demain dimanche, tous les citoyens dans les collèges électoraux.

Les bureaux seront ouverts à huit heures du matin et seront fermés à minuit.

Les habitants de Paris comprendront que, dans les circonstances actuelles, le patriotisme les oblige à venir tous au vote, afin que les élections aient le caractère sérieux qui seul peut assurer la paix dans la cité.

Vive la République !

Les représentants de la Seine présents à Paris :

CLEMENCEAU, FLOQUET, GREPPO, LOCKROY, SCHŒLCHER, TOLAIN.

Les maires et adjoints de Paris :

Ier arrondissement : AD. ADAM, J. MÉLINE. — IIe : BRELAY, LOISEAU-PINSON. — IIIe : BONVALET, MURAT. — IVe : VAUTRAIN, DE CHATILLON, CALLON, LOISEAU. — Ve : COLLIN, JOURDAN. — VIe : LEROY. — IXe : DESMAREST. — Xe : A. MURAT. — XIe : MOTTU, BLANCHON, TOLAIN. — XIIe : GRIVOT, DENIZOT, DUMAS, TURILLON. — XIIIe : COMBES, LÉO MEILLET. — XVe : JOBBÉ-DUVAL. — XVIe : SÉVESTE. — XVIIe : F. FAVRE, MALON, VILLENEUVE, CACHEUX. — XVIIIe : CLEMENCEAU. — XIXe : DEVEAUX, SARTORY.

Les membres du Comité central délégués :

G. RANVIER, G. ARNOLD.

 

Cette proclamation fut envoyée à l'imprimerie nationale, où elle fut falsifiée par le Comité central. Au lieu de ces mots : les députés de Paris, les maires et adjoints élus réintégrés dans les mairies de leurs arrondissements, et les membres du Comité central, convaincus, etc., on mit : Le Comité central de la garde nationale, auquel se sont ralliés les députés de Paris, les maires et adjoints, convaincus, etc., convoque, etc. En outre, on supprima la signature de M. Cation, et on ajouta celles de MM. E. Ferry, André, Nast, adjoints du IXe ; Poirier, adjoint du XIe ;Sextius Michel, adjoint du XVe ; Chaudet, adjoint du XVIe ; Latond, Dercure et Jaclard, adjoints du XVIIIe.

MM. Tirard, Arnauld de l'Ariège et Brisson, qui ne connurent le texte de la convention qu'à Versailles, déclarèrent qu'ils n'y adhéraient pas.

M. André Murat adressa le jour même du vote, la lettre suivante à tous les journaux.

Monsieur le rédacteur,

Il faut, au moment de l'ouverture du scrutin et en présence du fait inqualifiable de la falsification du texte de la convention signée par les maires, adjoints, représentants du peuple présents à Paris, et MM. Ranvier et Arnold, membres du Comité central, que la vérité soit connue sur lés rapports entre la réunion des maires et le Comité central.

Dimanche, 10, une délégation de maires et de députés se rendit à l'Hôtel de Ville pour inviter le Comité central à laisser aux municipalités élues l'administration générale de la ville de Paris, en même temps que celle de leurs arrondissements respectifs, après une longue discussion, le Comité voulant en délibérer, la délégation se retira à la mairie du IIe, où quatre délégués du Comité vinrent peu après ; et là, d'un commun accord, il fut convenu que l'Hôtel de Ville serait rendu le lendemain à neuf heures, à une commission des maires ; cette promesse n'a pas été tenue.

Après ce refus, et comme il était impossible aux municipalités de reconnaître l'autorité civile du Comité, elles protestèrent et se virent expulsées l'une après l'autre de leurs mairies.

Vendredi, alors que la situation était des plus tendues, que les municipalités faisaient des efforts inouïs pour faire accepter du Gouvernement et de l'Assemblée les élections réclamées avec raison, le général Brunel, du Comité, vint investir la mairie du Ier arrondissement avec plusieurs bataillons et des canons.

Là, et pour éviter l'effusion du sang, une transaction intervint. La municipalité s'engagea à faire faire les élections le 30. Le général se rendit ensuite à la mairie du IIe, où les maires réunis donnèrent leur approbation à cette nouvelle convention. Le Comité central, protestant la signature de son général, refuse de la ratifier.

De nouvelles négociations dans le but de la conciliation furent tentées officieusement d'abord, et officiellement ensuite, et samedi, à midi, une affiche fut faite par les maires et acceptée par le Comité central.

L'on pouvait croire que tout était terminé, et pour ma part je me rendis à ma mairie vers deux heures et demie pour reprendre mes fonctions et prendre les mesures nécessaires pour que les élections pussent avoir lieu dimanche, ce qui me fut refusé, le Comité central ne voulant pas accomplir la convention. Le soir, une affiche apposée par ledit Comité annonce que les maires se sont ralliés au Comité, ce qui est faux, et pour mieux tromper l'opinion publique, le signe de nos noms.

Ces violations de conventions faites, et l'apposition de nos signatures sur une affiche n'émanant pas de nous, constituent la moralité et nous indiquent la confiance qu'il est possible d'avoir dans la bonne foi et l'honorabilité de pareilles gens.

A. MURAT,

Adjoint au Xe arrondissement.

 

Cette lettre, qui fait infiniment d'honneur à M. Murat, parut le matin. Dans la soirée, le Comité central, ne pouvant répondre autrement, mit M. Murat en prison.

Les maires étaient allés bien loin dans leurs concessions. Ils avaient accepté le Comité central comme une autorité honnête, sinon régulière ; ils s'étaient en quelque sorte déclarés prêts à subir son voisinage, si seulement il voulait bien leur rendre leurs mairies et leur laisser l'autorité administrative en toute matière civile. Pour répondre à ces procédés par trop conciliants, le Comité, de propos délibéré, commettait un faux, dont les conséquences n'allaient à rien moins qu'à déshonorer les signataires de la proclamation. Néanmoins. M. Murat fut le seul à protester et à se retirer ; ses collègues réservèrent leurs protestations pour une heure plus clémente. Ils ajoutèrent encore cette marque d'abnégation à tant de sacrifices qu'ils avaient faits dans l'intérêt de la paix publique

Il ne restait plus qu'à voter.

Le scrutin allait faire disparaître ensemble le Comité central et les maires ; le Comité, qui avait fait l'insurrection du 18 mars, les maires qui avaient courageusement lutté contre sa dictature, et dirigé à la fois la conciliation et la résistance.

Le parti de l'ordre s'abandonna encore une fois lui-même. Le scrutin, si tout le monde avait fait son devoir, aurait pu donner la paix : il donna la Commune.

M. Louis Blanc avait proposé à l'Assemblée de décider qu'en approuvant les élections du 26, les maires de Paris avaient agi en bons citoyens. La commission d'initiative fit son rapport le 27, le lendemain même du vote. Elle conciliait à ne pas prendre la proposition en considération. M. Thiers et M. Jules de Lasteyrie, président de la commission de quinze membres, nommée pour recevoir les confidences du Gouvernement et lui faire celles de l'Assemblée pendant la durée de l'insurrection, prirent seuls la parole, et ce fut pour prier l'Assemblée de voter sans commentaire les conclusions de la commission. Le discours de M. Thiers, quoique très-court, est mémorable. Il traita de misérables calomniateurs ceux qui l'accusaient de vouloir renverser la République. Je veux, dit-il, je veux uniquement rétablir la santé de la France. Quand cela sera fait, je vous la rendrai avec la forme de gouvernement qu'elle a aujourd'hui. Vous discuterez alors, les partis discuteront sur la forme définitive à lui donner. Tout dépendra de la conduite que chacun d'eux aura tenue jusque-là ! La victoire sera au plus sage. Revenant alors sur la question même, il se borna à déclarer que la France ne serait pas opprimée par Paris, ni Paris par la France ; que toutes les communes de France, Paris compris, jouiraient de tous leurs droits et de la plénitude de la liberté. Il pria l'Assemblée de s'occuper sans délai de la loi municipale. M. Jules de Lasteyrie ne voulut pas manquer à la discrétion que M. Thiers attendait des membres de la commission. Sa dernière phrase laissait pourtant deviner la politique du Gouvernement qui, tout en maintenant les principes d'ordre et de légalité, ne voulait pas décourager les efforts qui tendaient à empêcher l'effusion du sang. Nous ne voulons empêcher aucune mesure modérée et conciliatrice, s'écria-t-il ; mais nous disons au Gouvernement : Si jamais le crime, le pillage et l'assassinat se donnaient carrière dans Paris, il faudrait être prêts à Versailles.

A peine l'Assemblée a\ait-elle clos la discussion en refusant de prendre en considération la proposition de M. Louis Blanc, que M. Louis de Saint-Pierre porta à la tribune une protestation, signée par 81 députés, contre les élections de la veille. L'Assemblée consultée refusa l'urgence. Même dans la droite, tous les esprits sensés comprenaient le danger des discussions publiques dans un moment pareil.

La proposition de M. Louis Blanc avait été inspirée par un bon sentiment ; elle n'exprimait rien qui ne fût de toute justice. Mais approuver officiellement les maires d'avoir conseillé le vole, n'était-ce pas approuver le vote lui-même, et donner une sorte de consécration à la Commune ?

Tout le monde comprenait et tout le monde sentait que, malgré le vote émis dans la séance du 27, les maires de Paris emportaient l'estime du Gouvernement, de l'Assemblée et de tous les patriotes.

Le Comité central, au contraire, s'était signalé, par tous ses actes, au mépris de l'histoire.

Nommé, dans l'origine, par un grand nombre de bataillons de la garde nationale pour s'occuper exclusivement des intérêts de la garde nationale, il pouvait assurément exprimer le vœu que tous les officiers fussent élus, il fit tout autre chose ; il décida que les officiers seraient élus, ce qui était usurper le pouvoir législatif. Il déclara qu'il n'obéirait pas aux chefs régulièrement nommés par le Gouvernement, ce qui était se mettre en état de rébellion. Lui qui ne voulait que des chefs élus, et qui faisait, soi-disant, une révolution pour cela, il nommait généraux, de sa propre autorité, Garibaldi, Cluseret, Bergeret, Eudes, Duval, Henry, Gasnier, Brunel, Raoul du Bisson. Flourens, selon sa coutume, s'était nommé lui-même : le Comité se hâta de le pourvoir d'un commandement.

Il avait, dès le mois de février, réclamé les canons donnés par la garde nationale pendant le siège ; ce fut là son entrée de jeu. Il les revendiquait à titre de propriété de la garde nationale, ce qui est une mauvaise raison, car on n'est pas propriétaire de ce qu'on a donné. On lui proposa, dans un esprit de conciliation, non pas de rendre en masse tous les canons à toute fa garde nationale ; mais de confier à chaque bataillon les canons donnés par lui, achetés de ses derniers. Ce n'était pas là son compte. Il voulait avoir des canons et il les eut, avec des projectiles et des fusils, que la garde nationale n'avait jamais donnés et qu'il s'adjugea. Il éleva des barricades autour de ses parcs d'artillerie. Il y plaça des canons la gueule tournée contre la ville.

Il fit, dans le même mois de février, battre le rappel : désordre et usurpation, Il attaqua Mazas, Sainte-Pélagie, la Santé, et délivra des prisonniers, dont il fit dans la suite des généraux

Il placarda, le 12 mars, sur les murs de Paris, une affiche qui provoquait les soldats à la rébellion.

Le 18, il fit marcher un bataillon fédéré contre la ligne ; il fit descendre des hauteurs de Montmartre et de Belleville un troupeau de femmes qui entourèrent les soldats, pénétrèrent dans leurs rangs, les poussèrent d'abord à la désobéissance et ensuite à la défection. Il entra dans les casernes, donna du vin aux soldats, et leur prit ou leur acheta leurs fusils. Dans la séance tenue le 22 mars, à l'Hôtel de Ville, le citoyen Viard ayant proposé l'envoi à Versailles d'émissaires secrets chargés d'instruire la troupe de ses véritables devoirs, le citoyen Assi, président, lui répondit que les émissaires étaient partis depuis plusieurs jours. Il alla de l'embauchage à l'incorporation forcée. Un décret du 22 mars porte que les soldats actuellement à Paris seront incorporés dans la garde nationale et en toucheront l'indemnité.

Il affirmait n'avoir pas ordonné l'assassinat de Clément Thomas et de Lecomte. Mais il appelait cet assassinat : une exécution ; et il s'en constituait le défenseur. Jamais il ne fit l'enquête qu'il avait annoncée. Plusieurs de ceux qui s'étaient signalés dans ces tristes scènes reçurent de l'avancement ; Ras et Herpin Lacroix, capitaines, devinrent chefs de bataillon ; Simon Mayer, capitaine, fut commandant de la place Vendôme ; Kadanski, menuisier, qui avait la haute main au poste de la rue des Rosiers, entra dans l'état-major. Verdagner, sergent de la ligne, qui avait passé un des premiers à l'insurrection, et qui se vantait d'avoir tiré un coup de fusil au général Lecomte, obtint le commandement d'un bataillon.

Il n'en coûtait pas au Comité de justifier les assassinats, ou d'y provoquer. On lit dans le Journal officiel du 28 mars, en tête de la partie non officielle, la note que voici :

Nous reproduisons l'article suivant du citoyen Ed. Vaillant, qui nous parait répondre d'une façon satisfaisante à une des difficultés du moment.

Le rédacteur en chef du Journal officiel,

CH. LONGUET.

 

Cet article, qui répondait d'une façon satisfaisante à une difficulté du moment, se terminait par ces paroles : La Société n'a qu'un devoir envers les princes : la mort. Elle n'est tenue qu'à une formalité : la constatation d'identité. Les d'Orléans sont en France ; les Bonaparte veulent revenir : que les bons citoyens avisent ! Le Journal officiel, dans son numéro du 31 mars, constate que les journaux réactionnaires firent grand bruit de cet article. Cet article étant signé, dit-il, n'exprime qu'une opinion individuelle, opinion d'ailleurs très-soutenable.

Le Comité avait tiré sur le peuple le 22 mars ; tiré sur une manifestation inoffensive, désarmée, criant : Vive la paix ! Averti par une première manifestation qui avait eu lieu la veille, et par la convocation qui était publique — ce qui suffirait pour prouver qu'on n'avait nulle idée de recourir à la force —, il avait chargé Lullier et Moreau de prendre des mesures énergiques pour empêcher, sans effusion de sang, si faire se pouvait, cette manifestation. Vers quatre heures, on apporte au Comité, à l'Hôtel de Ville, un rapport du général du Bisson sur les événements de la place Vendôme (13 morts, 8 blessés). Le citoyen Avoine offre de voter des remerciements au général et à tout l'état-major, qui ont bien mérité de la patrie. La proposition est votée à l'unanimité.

C'est aussi à l'unanimité qu'on vote la suppression des conseils de guerre. Les conseils de guerre sont et ne peuvent être autre chose que des tribunaux d'exception. Devant eux on est condamné d'avance : la justice en est illusoire. Il est de notre devoir d'émanciper l'armée ; c'est à sa solidarité avec la garde nationale que nous devons la victoire de la liberté. Le vote eut lieu dans la séance du 19. On trouve cette mention dans le résumé officiel de la séance du 23 : Le Comité ratifie les condamnations à mort prononcées la veille sur la proposition des généraux Henri et du Bisson.

Le Comité avait affiché sur les murs de l'Hôtel de Ville : Tout individu pris en flagrant délit de vol sera fusillé. L'intention est louable, la peine énorme, la procédure plus que sommaire. Autre affiche : Le Comité central apprend que des hommes, vêtus d'uniformes de gardes nationaux et reconnus pour d'anciens gendarmes et sergents de ville, ont tiré sur les lignes prussiennes. Le Comité prévient que, si un cas semblable se représentait, il prendrait lui-même les mesures nécessaires pour s'assurer des coupables et les ferait immédiatement passer par les armes. Ainsi, après avoir supprimé l'état de siège et les conseils de guerre de l'armée permanente, le Comité se transformait lui-même en haute cour de justice ; il édictait les peines, et il les appliquait. Il avertissait les journaux que s'ils avaient le malheur de broncher, ils seraient déférés devant lui. Il les menaçait de peines sévères s'ils s'opposaient de nouveau à la volonté du peuple. S'agissait-il aussi pour les journalistes récalcitrants d'être passés par les armes ?

Le Comité — on ne s'en étonnera pas — avait des opinions avancées en matière de répartition des charges publiques. Il publie dans le numéro du 24 mars, la curieuse statistique que voici ; les élucubrations de cette force constituent ce qu'on appelait pompeusement la science dans le langage des clubs et des réunions publiques.

En étudiant le jeu de nos institutions économiques, on constate que les diverses fortunes se forment et se développent dans les proportions suivantes : 1, 2, 4, 8, 16 et, inversement, que les ménages possédant ces diverses fortunes sont dans le rapport de 46.3, 4.2.4. Il ne peut pas en être autrement, sans quoi la misère ou l'opulence seraient générales.

L'ensemble de ces deux proportions constitue la loi qui préside à la répartition de la richesse entre les cinq groupes de la population, dont la situation est : misérable, tolérable, aisée, riche et opulente.

La richesse mobilière et immobilière de la France étant d'environ 310 milliards et le nombre des ménages de 13.950.000, une simple proportion arithmétique donne les résultats suivants :

Premier groupe, 7.200.000 ménages. Indigents de toute espèce, travailleurs au salaire minime, possédant des liardes, instruments de travail : 10 milliards.

2e groupe, 3.600.000. Ouvriers possédant la terre ou le métier qui leur permet de travailler à leur compte : 20 milliards.

3e groupe, 4.800.000. Petite bourgeoisie, commerce de détail : 40 milliards.

4e groupe, 900.000. Moyenne bourgeoisie, commerce de gros : 80 milliards.

5e groupe, 430.000. Grands propriétaires, gros capitalistes : 460 milliards.

Eh bien ! que les fortunes de ce dernier groupe, composé eu grande partie des organisateurs ou des favoris du banditisme, soient taxées d'une remise de 3 à 4 %, et on réalisera immédiatement la somme nécessaire à la rapacité allemande.

 

Le citoyen Grollard, membre du Comité, avait trouvé un moyen plus simple, et selon lui, plus pratique, de payer les cinq milliards d'indemnité ; il s'agissait tout simplement de confisquer et de vendre au profit de la Commune les biens de tous les députés, sénateurs et ministres, ayant voté la guerre contre la Prusse. Le citoyen Grêlier, délégué à l'intérieur, qui se rend mieux compte de coque c'est qu'une somme de cinq milliards, se contente d'annoncer à l'Officiel que les auteurs de la guerre paieront la majeure partie de la rançon.

Le Comité prenait en maintes intérêts des locataires. Jusqu'à nouvel ordre, et dans le seul but de maintenir la tranquillité, les propriétaires et les maîtres d'hôtel ne pourront congédier leurs locataires. Il n'était pas bienveillant pour les propriétaires et les maîtres d'hôtel ; il les condamne solidairement avec les auteurs de la guerre au paiement intégral de l'indemnité. Le citoyen Blanchet approuve la proposition de vendre les biens des députés, sénateurs et ministres ayant voté la guerre ; mais il est d'avis que l'on doit ajouter à cette mesure de salut public un impôt sur le moulant des loyers, payés ou non. La proposition est adoptée. Il sera statué ultérieurement sur la quotité de l'impôt à payer.

Les triomphateurs de la journée du 18 mars qualifiaient la révolution qu'ils croyaient faite de son véritable nom : ils l'appelaient l'avènement du prolétariat : Le prolétariat a compris qu'il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées et d'en assurer le triomphe en s'emparant du pouvoir.

Le Comité avait déclaré que le mouvement qui venait d'avoir lieu était purement municipal et purement local. A peine vainqueur, il se dorme des ministres. Il envoie des délégués pour révolutionner Lyon. Marseille, Bordeaux, toutes les grandes villes.

Amouroux lui écrit de Lyon, le 24 mars, au nom de la délégation :

Nous sommes arrivés à Lyon et immédiatement introduits à l'Hôtel de Ville. Nous avons dû paraître au balcon, aux acclamations de plus de 20.000 citoyens.

Dix-huit bataillons sur 24 sont heureux de se fédéraliser avec les 215 bataillons de Paris.

Le Gouvernement de Versailles n'est pas reconnu.

En somme, la cause du peuple triomphe, et Paris seul est reconnu comme capitale.

 

Le Comité disait, dans son Journal officiel : C'est à Paris qu'incombe le devoir de faire respecter la souveraineté du peuple, et d'exiger qu'il ne soit point porté atteinte à ses droits. Il regardait le peuplé de Paris comme investi du droit de gouverner la France, en vertu de ses opinions avancées. C'était du moins l'avis de Cluseret, son général : La source de tout pouvoir, et le seul pouvoir à Paris, c'est vous, gardes nationaux de la Seine, vous, le peuple avancé. Le Comité comptait sur la presse, sur les départements éclairés ou désabusés. Il comptait sur les grandes villes pour faire marcher les petites. Les grandes villes ont prouvé qu'elles sont animées du même esprit républicain que Paris ; les nouvelles autorités républicaines espèrent donc qu'elles lui apporteront leur concours sérieux et énergique. Il est vrai qu'il ajoute dédaigneusement : Les campagnes seront jalouses d'imiter les villes.

Nous l'avons vu déclarer, dès le 20 mars, qu'il ferait respecter les préliminaires de paix, résolution admirable de la part d'un Comité qui s'était tant de fois prononcé pour les sorties torrentielles et la guerre à outrance, qui avait traité de trahisons et de marchés faits à prix d'or la reddition de Paris, et ces mêmes préliminaires de paix qu'il était, disait-il, fermement décidé à faire respecter. Le général prussien qui commandait le troisième corps d'armée à Compiègne, ayant fait entendre que si les événements prenaient un caractère d'hostilité contre les troupes allemandes, la ville de Paris serait traitée en ennemie, le Comité s'empressa de répondre que la révolution accomplie à Paris étant essentiellement communale, ne pouvait en aucune façon être agressive contre les armées allemandes.

Le général Von Schlotheim, dans la note qu'il adressa aux chefs de l'insurrection, promettait de garder une attitude pacifique s'il n'était pas provoqué. Le Comité, publiant ce document, altéra le mot, et parla d'une attitude amicale. Il ose dire, dans sa proclamation du 24 mars : Les Prussiens nous jugeant à notre valeur, ont reconnu notre droit. Il mentait. Quand même ïl aurait dit la vérité, il n'aurait pu parler ainsi sans déshonneur. C'est avec la même bonne foi qu'il affirmait, dans ses proclamations officielles, que le roi était à Versailles, que l'armée de M. Thiers était composée de zouaves pontificaux, et qu'elle était commandée par Charette.

Assi disait un jour à son Comité : Les maires et les députés de Paris ne méritent aucune confiance ; les ministres sont des canailles ; les députés, des imbéciles féroces ; il est difficile de mettre une ombre de confiance dans des gens pareils. On traitait les maires en conséquence.. Le Comité leur promet, le 22 mars, à six heures du soir, de leur livrer l'Hôtel de Ville ; à minuit, il le refuse. Il consent, le 24, à fixer au 30 les élections ; le 25, il reprend la date du 26. Il obtient l'adhésion des maires pour ces élections du 26, à la condition de leur restituer leurs mairies ; mais il falsifie odieusement l'affiche dont les termes avaient été arrêtés en commun, il ne tient pas la parole donnée pour la restitution des mairies, en sorte que les premiers mots de la proclamation : Les maires réintégrés dans leurs mairies, deviennent un mensonge. Il déclare tous les jours, le 19 mars, le 20, le 21, le 24, le 26, qu'il va se retirer, qu'il se retire, qu'il laisse la place à la Commune ; mais il dresse des listes de candidats officiels sur lesquels il a soin d'inscrire les noms de tous ses membres. Une fois la Commune nommée et installée, au lieu de disparaître suivant sa promesse, il se transforme en sous-comité en gardant Assi pour président, et il n'attend que le moment de ressaisir le pouvoir. Voilà le Comité central de la garde nationale.

Ceux qui ont pénétré dans la salle de l'Hôtel de Ville où il tenait ses séances, en ont remporté une impression de dégoût et presque d'horreur. Cela ne ressemblait guère à un conseil de Gouvernement ; non, pas même à un corps de garde. Des victuailles partout, de la boisson, des pipes, des gens débraillés, le fusil en bandoulière, une malpropreté révoltante, des cris assourdissants, des airs et des propos farouches. Un membre du Comité, selon un témoin peu suspect, a l'aimable habitude de vous coucher enjoué avec son fusil chargé tout le temps qu'il vous parle ; il remet son fusil sous son bras pendant que vous lui répondez. C'est grotesque, sans doute ; n'est-ce que cela ? N'est-ce pas l'indice d'un état mental particulier ? De ce bouge sortaient les apologies de l'assassinat, les provocations à la guerre civile et à la guerre sociale. M. Tirard disait le 21 mars à la tribune de l'Assemblée : Quand on va à l'Hôtel de Ville, on sait bien quand on y entre, mais on ne sait pas si on en sortira.

Les élections ne répondirent ni aux espérances du Comité ni à celles des maires.

Les maires s'étaient flattés que le parti de l'ordre voterait, et qu'il volerait avec ensemble ; le parti de l'ordre, presque tout entier, s'abstint. Los adversaires du Comité qui votèrent ne purent faire passer que 46 de leurs candidats. La partie était perdue, les 46 candidats élus donnèrent aussitôt leur démission. La Commune, après ces démissions, et en tenant compte de quelques élections doubles, se trouvait réduite à 66 membres ; après le 6 avril, par suite de démissions nouvelles, elle tomba à 62.

Le Comité central n'avait fait passer que 43 de ses membres. Il pouvait compter, comme lui appartenant, les 47 membres élus de l'Internationale. Cela faisait, en tout, 38 membres, parce que deux des élus, Varlin et Assi, appartenaient à la fois au Comité central et à l'association internationale. Les autres membres de la Commune étaient des journalistes, de l'école de Delescluze ou de celle de Blanqui, et des orateurs de clubs. Ce résultat était fâcheux pour le Comité qui prévoyait un antagonisme entre sa politique et une majorité dont Delescluze serait le chef.

Mais si, au lieu de compter les élus, on tenait compte du nombre des votants, les résultats prouvaient que le parti de l'ordre était une fois de plus battu par sa faute.

En effet, le nombre des inscrits était de 481.970. Sur ce nombre, 224.197 électeurs, soit 16 % du chiffre total, avaient pris part au vote ; 89.731 votants avaient donné leurs voix aux 16 élus opposés à la révolution du 18 mars qui donnèrent leur démission immédiatement. Ces 80.731 voix, jointes aux 257.773 abstentions, forment un total de 347.504 voix sur 482.970 électeurs inscrits. Il faudrait encore déduire du nombre des voix restées fidèles au Comité central, celles qui se portèrent sur d'anciens membres des municipalités qui n'avaient pas accepté la candidature. M. Hérisson, 2.270 ; M. Jozon, 2.202 ; le docteur Loiseau, 1.819 ; M. Carnot 1.922 ; M. Denormandie 1.806, etc., etc.