LE GOUVERNEMENT DE M. THIERS

8 FÉVRIER 1871 - 24 MAI 1873

 

CHAPITRE IV. — PARIS AVANT LE 18 MARS.

 

 

L'insurrection de la Commune, qui triompha le 18 mars, n'a pas commencé ce jour-là. On retrouve les mêmes acteurs avec le même but dans toutes les insurrections qui ont troublé Paris en février et mars 1871 ; on les retrouve le 31 octobre et le 22 janvier. Il y aurait sans doute de l'exagération à prétendre qu'ils prirent une part principale dans la journée du 4 septembre : c'est la population tout entière, c'est une foute où tous les partis étaient confondus et que l'indignation rendait toute-puissante, qui renversa le gouvernement impérial sans se demander, dans ce premier moment de colère, ce qu'elle mettrait à la place ; mais les futurs organisateurs de la Commune étaient là ; eux seuls peut-être avaient un parti pris et une direction ; ils entrèrent les premiers dans l'Assemblée, ils marchèrent à l'Hôtel-de-Ville avec l'intention préméditée d'y saisir le pouvoir. Ils avaient constitué d'avance leur gouvernement, dont Blanqui et Delescluze étaient les principaux chefs, et ils en jetaient déjà les listes par les fenêtres de la salle Saint-Jean, quand M. Jules Favre, paraissant sur le balcon, fut salué par des acclamations qui rendirent toute compétition impossible. Ils subirent, avec un regret amer qu'ils n'essayèrent pas de dissimuler, la création du Gouvernement de la Défense, improvisée sur l'heure par les cinq cent mille hommes qui encombraient la place de la Concorde, la place de Bourgogne, les quais, la place de l'Hôtel-de-Ville et l'Hôtel-de-Ville lui-même, et qui, d'une commune voix, pour éviter les hésitations et les délais, imposèrent ce fardeau aux députés de Paris. Décimés après le coup d'État du 2 décembre et les proscriptions qui en furent la conséquence, iis avaient laissé les républicains libéraux et conservateurs engager seuls la lutte contre l'Empire. Ils ne parurent, ni comme orateurs dans les réunions électorales, ni comme candidats, aux élections de 18o7, 1858, 1863. Ils curent pour la première fois un candidat à eux dans les élections partielles de 1861.

La première organisation des ouvriers, et elle n'avait au début rien de politique, remonte à 1862. Soixante délégués, désignés par eux dans les différents corps d'état, furent envoyés, aux frais du Gouvernement, à l'exposition de Londres. De retour à Paris, il fallut rédiger les rapports, les lire en commun, en surveiller la publication, ce qui prit beaucoup de temps. Les soixante ne demandaient pas mieux que de devenir une représentation permanente des ouvriers, et les ouvriers ne demandaient pas mieux que d'en avoir une. Deux ans après, en 1861, les soixante formaient encore une sorte de comité central, qui prétendait parler au nom des ateliers de Paris. L'occasion des élections partielles leur parut bonne pour s'affirmer. Ils publièrent un manifeste politique et social, et voulurent avoir un candidat ouvrier Ce candidat fut M. Tolain, qui se porta contre M. Garnier-Pagès, et n'eut que 493 voix.

C'est alors que Proudhon publia son livre sur la Capacité politique des classes ouvrières. Puisque c'est, dit-il, aux élections de 1863-61 que la plèbe ouvrière a fait pour la première fois acte de volonté et de personnalité ; puisque c'est à cette occasion que nous l'avons entendue bégayer son idée ; puisque son début a été tout à la fois une grande victoire et une grande faute, commençons par lui montrer les conséquences de son coup d'essai. La grande victoire était d'avoir battu le Gouvernement par un coup de boutoir populaire, et la grande faute, selon Proudhon, d'avoir sacrifié les candidatures ouvrières aux candidats bourgeois.

A partir de ce moment, le mouvement socialiste, qui s'était arrêté en 1832, prit de jour en jour plus d'importance. Proudhon y contribua par ses livres, M. Tolain par son activité très-intelligente, et le gouvernement par la tactique qu'il adopta, après quelques hésitations, d'exagérer, dans ses journaux et dans ses discours, la force des socialistes, et d'imputer la responsabilité de leurs doctrines à tous les républicains, afin de pouvoir se présenter lui-même comme l'unique sauvegarde des intérêts sociaux. Le 26 septembre 1864, M. Tolain se rendit à Londres, avec deux autres délégués ouvriers, pour assister au grand meeting de Saint-Martin's Hall, où furent jetées les bases de l'Association internationale des travailleurs. A son retour, il établit rue des Gravilliers le bureau de la section française, et prit soin d'envoyer les statuts de l'association au ministre de l'intérieur et au préfet de police. Il assista, comme délégué de la section française, aux divers congrès de l'association, qui eurent lieu à Londres en 1863, à Genève en 1866, à Lausanne en 1867, à Bruxelles en 1868, à Bâle en 1869. Avec le sens pratique dont il a toujours fait preuve, et qui n'a cessé de se développer chez lui, il y défendait les droits de la propriété individuelle contre les communistes, qui finirent par devenir prépondérants, et par donner à l'Internationale, dont le but avait été mal défini pendant les trois premières années, le caractère d'une association politique, ayant pour objet immédiat la revendication des droits politiques des ouvriers, et pour théorie le communisme.

La revendication des droits politiques des ouvriers n'aurait eu aucune opportunité pour des citoyens français, même sous l'empire, si on l'avait prise dans son sens naturel ; Tous les Français avaient en effet les mêmes droits civils et politiques ; les ouvriers pouvaient être élus, comme les autres citoyens, personne ne songeait à le contester. Biais ce qu'ils appelaient leurs droits politiques, ce n'était pas le droit de courir dans les élections les mêmes chances que les autres ; c'était le droit d'avoir une représentation directe, spéciale dans le Parlement ; un banc des ouvriers au Corps législatif, comme il y avait au Sénat un banc des évoques. C'était bien sans doute une question sociale ; car si l'ouvrier est élu en vertu du droit commun, il représente l'égalité, et s'il est élu parce qu'il est ouvrier et sous prétexte que les ouvriers ont un droit exceptionnel à envoyer quelques-uns des leurs au Parlement, il ne représente plus que la lutte du travail contre le capital. En 1867, à la suite de la manifestation avortée du 2 novembre, on fit une perquisition chez M. Chouteau, membre, en 1871, du Comité central, et on y trouva les statuts d'une société secrète, qui s'appelait : la Commune révolutionnaire des ouvriers de Paris.

Tous les ouvriers n'étaient pas socialistes, et tous les ouvriers socialistes n'étaient pas de l'Internationale. Cette dernière association devait beaucoup de son importance à la peur qu'on avait d'elle dans le parti conservateur. Elle grandissait cependant. L'union se faisait tout naturellement entre elle et les écrivains communistes, ou simplement socialistes, qui se chargeaient de répandre, par des brochures, des conférences ou des articles de journaux, les idées de Proudhon et celles de Blanqui. Les révolutionnaires, qui rêvaient le retour aux principes de 1793, et qui avaient pour principal meneur Delescluze, ne pouvant réussir qu'avec le concours des ouvriers, les appuyaient dans leur révolte, sans s'associer à leurs théories. Les promenades à la tombe de Baudin, mort pour la liberté dans les journées de décembre, et les poursuites dont elles furent l'occasion et le prétexte cimentèrent l'alliance. Des réunions populaires où les attaques contre le Gouvernement se mêlaient aux attaques contre la propriété, et qui se multiplièrent à partir de 1868, mirent en évidence la plupart des hommes de la future commune, Peyrouton, Gaillard père et fils, Longuet, Briosne, le menuisier Pindy, Vermorel, Ducasse, Lefrançais, Humbert. M. Félix Pyat, eut aussi, en 1863, sa condamnation, et, comme conséquence, un renouveau de popularité. Les hommes de combat, — combats de la presse, combats des sociétés secrètes, combats de la rue, — réapparaissaient de tous côtés. Puis vinrent les grèves, les coalitions menaçantes, les répressions atroces. Les troubles de la Ricamarie laissèrent derrière eux onze cadavres — neuf hommes et deux femmes —. Les scènes d'Aubin ne furent pas moins lugubres.

Ces terribles commentaires rendaient plus odieuses les prédications communistes, et le Gouvernement, fidèle à sa politique, s'en servit contre ses ennemis, qui, pour l'immense majorité, les répudiaient, en avaient horreur. Les républicains conservateurs, objet de la haine ou des méfiances des communistes, ne pensèrent pas qu'il fût possible d'égarer l'opinion au point de lot rendre solidaires de doctrines et de pratiques anti libérales. Ils ne luttèrent pas assez énergiquement contre la calomnie, et il leur arriva plusieurs fois de lui fournir des prétextes. Tandis que le Gouvernement leur imputait tous les désordres matériels et toutes les idées fausses ou perverses, ils se contentaient de dénégations dédaigneuses, et même, dans leur besoin de trouver des .auxiliaires pour la lutte, ils subissaient, non des alliances, mais des voisinages compromettants. Ils combattaient les doctrines, mais ils montraient trop d'indulgence pour les hommes. Ce fut une faute, qu'expliquent sans la justifier les violences électorales de l'Empire, ses abus d'autorité de toutes sortes, ses scandales financiers, et sa déplorable politique extérieure.

La séparation se fit pourtant, et très-formelle, et très-décisive, en 1869, à l'époque des élections. Les révolutionnaires opposèrent Rochefort à Jules Favre, Raspail à Garnier-Pagès, Vallès à Jules Simon, Barbes à Glais-Bizoin. Ils avaient pensé à présenter Ledru-Rollin, puis Louis Blanc dans tous les arrondissements : ces deux noms ne parurent pas assez purs. L'élection de leurs candidats devait être le préliminaire de l'émeute. Pour bien exprimer leur but, et quoique Rochefort et Raspail eussent prêté serment, ils appelèrent leurs candidats : les inassermentés. M. Lullier, aussi candidat en 1869, et qui, depuis, fut général, de la Commune, s'écriait dans sa circulaire : Danton sortira de l'ombre ! M. Maurice Joly demandait le droit pour le peuple de s'opposer à la promulgation des lois, le mandat annal, le mandat impératif, une constituante. On attend des électeurs de Paris, disait Lefrançais, une manifestation qui rende à la France rentière conscience d'elle-même. Le citoyen Lombard attaquait directement les députés de la gauche. Nous avons, disait-il, quatre députés à nommer ; quel avantage aurons-nous à avoir quatre députés irréconciliables de plus ? Nous les avons vus, ces députés irréconciliables : un bien grand mot, de bien petits députés. Qu'ont-ils fait ? Rien, rien, rien. Votez pour un inassermenté sans vous inquiéter de sa personnalité ; votez pour qui vous voudrez, pour le plus misérable, pour le plus obscur, pour un chiffonnier si vous voulez ; mais, je vous en supplie, votez pour un inassermenté.

Après les élections qui donnèrent la victoire aux républicains modérés, l'agitation continua. Le Gouvernement n'avait pas convoqué les Chambres pour le 26 octobre, comme il y était obligé par la loi. M. de Kératry proposa à ses collègues de se réunir sans convocation, et de se rendre solennellement le 26 au Palais Bourbon pour y tenir une première séance. C'était, pour les meneurs, une occasion d'émeute toute trouvée ; mais la réaction, de son côté, se promettait, non sans raison, un éclatant triomphe. Les républicains conservateurs firent avorter la manifestation. M. Jules Simon revint de Naples tout exprès. J'ai fait tout au monde, écrivait-il quelque temps après dans une lettre qui lut rendue publique, pour qu'il n'y eût te 26 ni mouvement, ni apparence de mouvement ; si ma popularité en souffre, comme vous le dites, tant pis pour moi, tant pis peut-être pour la cause que je sers. Sa popularité n'en souffrit pas dans son parti. Les républicains sensés, modérés, approuvèrent hautement l'abstention des députés. Il en fut autrement dans le parti révolutionnaire. Une réunion qui se tenait au boulevard Clichy, et que Millière présidait, convoqua MM. Jules Simon, Pelletan, Bancel, Ferry, pour s'expliquer, disait-elle. L'explication, dès le commencement, tourna en altercation, et les députés, voyant que la discussion ne serait ni libre, ni loyale, se retirèrent après avoir protesté.

Chaque jour élargissait l'abîme entre les révolutionnaires et les libéraux. MM. Raspail et Rochefort, qui siégeaient à côté du groupe républicain de la gauche, mais sans assistera ses réunions, et sans avoir même des relations de simple politesse avec les membres qui la composaient, présentèrent le 8 décembre un projet de loi que M. Forcade de La Roquette qualifia de conception ridicule :

Un État est le multiple de la Commune, la Commune est le multiple de la famille. Le Conseil municipal élu pour trois ans, nommera le maire pour un an. En cas de différends entre deux communes, un jury de dix membres les juge ; si c'est entre deux arrondissements, ils sont soumis au Corps législatif.

Le Corps législatif, librement élu par le suffrage universel, est la Commune des Communes... L'impôt progressif remplace tous les autres impôts. Le Corps législatif fixe annuellement le chiffre de l'impôt ; il est réparti par la Commune.

... Le Corps législatif nomme les généraux.

 

Ces belles imaginations passionnèrent la foule toujours grossissante des révolutionnaires et des communistes. M. Rochefort était l'idole de cette foule. Il la tint tout entière dans sa main le jour des funérailles de Victor Noir. Il eut la sagesse de ne pas la lancer sur Paris. Un mot lui suffit pour la contenir ; nul autre , si ce n'est M. Raspail, n'aurait pu se faire écouter. M. Rochefort fut arrêté quelques jours après dans des conditions déplorables, qui devinrent l'occasion d'une émeute. M. Flourens séquestra un commissaire de police ; Blégy tua un agent d'un coup de revolver. La police fit 430 prisonniers. La gauche protesta contre une politique de provocation et de répression à outrance, sans accepter d'ailleurs aucune solidarité avec les principes et la personne des manifestants. Je ne comprends pas, dit M. Ollivier, (15 février 1870), que les membres qui siègent à l'opposition, qui ont toujours très-nettement déclaré que leur politique n'était pas une politique révolutionnaire ; que les hommes qui représentent d'une manière si libre et si éclatante l'opposition légale constitutionnelle, s'associent à une politique qui est la négation et la satire de leur propre politique autant que de la nôtre. La gauche ne s'associait ni à la politique de Flourens, ni au crime de Mégy ; elle réclamait, comme c'était son devoir, pour des hommes qui la calomniaient, qui la condamnaient, les formes protectrices de la loi. Qu'avait-elle de commun avec les doctrines et la conduite d'Assi, le meneur des grévistes du Creuzot, avec le discours régicide de Félix Pyat au banquet anniversaire du 21 janvier, avec la tentative d'assassinat de Beaury, avec les trente-huit prévenus du procès de l'Internationale et les soixante-douze accusés du procès de Tours ? Les députés de la gauche, et c'était là leur tache indélébile aux yeux des jacobins et des socialistes, étaient des libéraux et des bourgeois ; républicains à leur manière, qui n'était pas la bonne ; partisans de l'égalité devant la loi, qui laisse subsister les privilèges, puisqu'elle maintient la propriété, l'hérédité et les prétendus droits du capital. Dans la séance du conseil fédéral de l'Internationale, tenue le 12 janvier 1871, comme on proposait à l'association internationale d'accepter pour organe la Lutte à outrance, journal fondé par une société qui prenait le titre d'association républicaine, Léo Frankel, membre important du conseil fédéral, et depuis membre de la Commune, prononça ces paroles : J'accepte la Lutte à outrance. L'ouvrier français — Frankel est prussien — a besoin d'avoir une idole, laissons-le en avoir ; mais haïssons et combattons avec lui la bourgeoisie. La république bourgeoise n'est plus à discuter ; la Lutte à outrance devra discuter la république sociale. Tous ces hommes qui furent plus tard la Commune : Proton Millière, Félix Pyat, Cournet, Razoua, Flourens, Ferré, Fontaine, Jaclard, Gromier, Mégy, Sapia, Tibaldi, Raoul Rigaut ; tous ces hommes avaient pour la république bourgeoise le même mépris et le même dégoût que Léo Frankel, Protot, Tridon, avocats ; Millière, docteur en droit ; Félix Pyat, un lettré ; Flourens, un professeur ; Raoul Rigaut, étudiant en médecine, étaient ennemis de la bourgeoisie, comme les révolutionnaires de 1793 pouvaient l'être de la noblesse ; les députés de la gauche leur étaient odieux comme bourgeois, ou, ce qui était la même chose à leurs yeux, comme ennemis du socialisme. Ils auraient tous dit, avec le docteur Tony Moillin, qui devint un des maires de Paris sous la Commune : Les députés vous trompent indignement.

Leur colère, déjà violente sous l'Empire, grandit encore après le A septembre, où le pouvoir leur avait glissé des mains. Lacord disait, le 19 juin 1871, au conseil fédéral des associations ouvrières : Les travailleurs devaient s'emparer du pouvoir le 4 septembre. S'ils avaient fait leur devoir, tout aurait tourné autrement le 31 octobre. Si l'Internationale avait eu son journal, elle aurait tué le Gouvernement. D'autres, du même parti, sinon de la même association, avaient des journaux, avec lesquels ils s'efforçaient, selon le vœu exprimé par Lacord, de tuer le Gouvernement. Ce sont eux qui ne cessèrent pendant le siège de répéter que le peuple était invincible, qu'il suffisait pour débloquer Paris de mettre en campagne la totalité de la garde nationale ; eux qui demandèrent pour Flourens le poste de gouverneur de Paris et de général en chef de l'armée ; eux qui soutinrent, au moment de la capitulation, que nous avions une armée intacte de-trois cent raille hommes, et des vivres pour trois mois, pour six mois. Émeutes, journaux, pamphlets, affiches, déclamations dans les clubs, dans les rues, dans les cafés, dans les corps de garde, tout leur était bon contre le Gouvernement de bourgeois installé à l'Hôtel-de-Ville.

Non-seulement les hommes de la Commune ne sont pis sortis de terre le 18 mars comme une génération spontanée ; mais on les connaissait par leurs noms depuis plus de deux ans ; on les devinait, on les sentait depuis plus de six ans ; on savait leur but, leurs moyens d'action ; on pouvait compter leurs échecs, et mesurer d'un échec à l'autre le progrès de leurs forces.

Ils avaient déjà sous l'Empire leurs journaux, leurs clubs, et l'Internationale, groupe très-restreint, mais que son organisation rendait puissant. Il leur fallait, pour arriver à leurs fins, une organisation plus compréhensive, une autorité plus définie. Dès que la garde nationale fut rétablie, après le 4 septembre, dans des proportions qu'elle n'avait jamais connues auparavant, ils comprirent que, s'ils pouvaient y fonder solidement leur influence, ils seraient les maîtres du Gouvernement, car ils auraient à la fois le nombre et la fora. Il n'y avait pas à songer aux grades, qui étaient très-disputés, et qui d'ailleurs créaient des influences personnelles, au lieu de l'influence collective qu'ils recherchaient. Ils s'efforcèrent d'entrer dans les conseils existants, et d'en créer de nouveaux. Des efforts multiples, tentés par d'autres dans le même but, leur profitèrent. Il y avait des réunions d'officiers, des réunions de chefs de bataillons, des comités de vigilance ; les comités et les réunions étaient la grande mode du moment, parce que tout le monde voulait faire des discours, des manifestations, être président ou délégué. Les futurs membres de la Commune se faufilèrent partout. Ils entrèrent aussi dans les comités d'armement et les conseils de famille, que le Gouvernement lui-même avait institués dans chaque compagnie. Ces derniers conseils étaient chargés de détails administratifs, et investis de certaines attributions disciplinaires. Ils prirent rapidement une influence, qui, dans certains bataillons, devint prépondérante. L'autorité y contribua, en leur confiant le service de la solde. D'abord centralisé entre les mains des secteurs, qui ne connaissaient pas le personnel des bataillons, et n'avaient ni le temps ni le moyen de se livrer à un contrôle efficace, le service de la solde passa ensuite aux maires d'arrondissements ; mais les mêmes inconvénients se reproduisirent, quoiqu'à un moindre degré, et les maires, accablés d'attributions, demandèrent à être exonérés de celle-là. Les conseils de famille étaient mieux placés pour apprécier les besoins et découvrir les fraudes, ils acceptèrent avec empressement une tâche que les autres délaissaient. Maitres de la solde, ils furent bientôt maîtres des hommes. En se fédérant, ils devenaient maîtres du bataillon. Presque partout, le conseil de famille absorba le comité d'armement et le comité de vigilance, et se chargea de leurs fonctions. Il y avait aussi des comités de vigilance d'arrondissement, sortis de l'initiative des gardes nationaux, comités dont la puissance était d'autant plus grande qu'elle était collective et irresponsable. Les officiers furent réduits en quelques semaines à n'être plus que des instructeurs. Ils commandaient l'exercice, mais ils étaient soumis comme leurs hommes à une autorité occulte qui était celle des comités et des conseils. Cela fut très-frappant dans la journée du 31 octobre. Quelques bataillons vinrent à l'Hôtel-de-Ville tambours battants, avec des officiers dévoués au Gouvernement, qui paraissaient les conduire. Arrivés devant la grille, les hommes s'arrêtaient tout à coup, mettaient la crosse en l'air, et criaient : Pas d'armistice ! Plus d'un officier, appréciant la différence entre l'être et le paraître, entre l'autorité et le clinquant, déposa ses galons pour être simplement membre du conseil de vigilance ou du conseil de famille. L'idée de fédération entre les bataillons, ou les comités qui menaient les bataillons, fut soufflée par l'Internationale et se propagea rapidement. Tous les affiliés comprirent que s'ils donnaient à la garde nationale une organisation politique en dehors de son organisation militaire, ils la rendraient maîtresse absolue de Paris.

La fédération ne l'ut pas complète du premier coup. Là aussi, la même idée était venue à la fois de deux ou trois côtés. Le Comité central de vigilance donna signe de vie avant tous les autres. Il existait depuis le 4 septembre et faisait afficher des proclamations qui disparaissaient dans le nombre et n'attiraient que faiblement l'attention publique. Après la bataille de Champigny (2 décembre), il demande, dans une affiche, la guerre à outrance et la mise en accusation des membres du Gouvernement. Ce coup d'éclat le met hors de pair. Il prend dès lors le nom de Fédération républicaine de la garde nationale, pour se distinguer des comités de vigilance d'arrondissement. Vingt jours après, il commence la publication périodique de ses affiches rouges, lues désormais avec avidité par tous ceux qui ont fait, voulu ou approuvé l'insurrection du 31 octobre. La Fédération républicaine de la garde nationale ne recherche pas la protection de l'anonymat. Les membres du Comité signent les affiches. Ceux qui signent le plus souvent, et prennent la part la plus active à la rédaction, s'appellent Bouis, Barroud, Chouteau, Fabre, Gandier, Gouhier, Grêlier, Lavalette, Moreau, Pougeret, Prudhomme et Rousseau.

Le général Vinoy croit trouver la première origine du Comité central qui a fait l'insurrection du 18 mars dans un appel à la garde nationale, signé Lemaitre, qui fut répandu à profusion et dont nous reproduisons le texte :

PROPOSITION FAITE A LA GARDE NATIONALE DE LA SEINE.

En vue d'assurer, tant pour le présent que pour l'avenir l'unité d'action de la garde nationale, nous proposons d'établir immédiatement, dans chacun des arrondissements de Paris, un comité composé d'un garde et d'un officier de chaque bataillon. Chacun de ces comités nommera un délégué, et ces délégués réunis formeraient un comité central, qui devra s'occuper des questions urgentes relatives à l'organisation sérieuse de la garde nationale.

Cette organisation nouvelle pourrait être ainsi composée :

Chaque arrondissement mettrait à sa tête un officier de marine ou autre, avec le titre de général d'arrondissement.

Les généraux choisiraient entre eux pour général en chef un homme ayant la conscience de son devoir et de la responsabilité qui lui incomberait à un moment donné ; il tiendrait entre ses mains toute cette armée colossale de citoyens, soit pour nous empêcher de tomber dans les pièges que l'ennemi pourrait nous tendre en vue de l'occupation de Paris, soit pour nous entendre sur le sort final de la France.

Les officiers du 145e bataillon réunis en commission d'initiative :

LEMAITRE, commandant,

MAROTEL, capitaine, etc.

Les bataillons voudront bien envoyer tout de suite leurs adhésions et les noms des délégués provisoires :

Au café de la Garde Nationale, rue de Bretagne, 49.

 

L'idée n'était pas nouvelle, comme le croit le général Vinoy. Elle était déjà venue aux membres de la Fédération républicaine, et la situation de Paris à la suite de la capitulation suggéra la même pensée à plusieurs groupes de citoyens.

Le 15 février, à l'instigation de Chalain, ouvrier tourneur, âgé de vingt-cinq ou vingt-six ans, qui était membre de l'Internationale et fit plus tard partie de la Commune, des habitants du XVe arrondissement provoquèrent une réunion de délégués de tous les bataillons au Vaux-Hall. L'assemblée, après une délibération confuse, s'ajourna au 24. Ce jour-là, il ne vint pas moins de deux mille délégués. La Fédération républicaine de la garde nationale, déjà tout organisée, y était en nombre. Elle fit proposer des statuts qui n'étaient que la reproduction des siens. Dans le fond, les deux assemblées provoquées par Chalain n'aboutirent qu'à augmenter le nombre des adhérents de la Fédération, qui prit dès lors le nom de Comité central.

En dehors de la Fédération, et, conséquemment, du Comité central, il existait à cette date une agglomération de délégués, qui prenait le nom de Comité fédéral républicain. Ce n'était d'abord qu'une réunion de chefs de bataillon ayant pour but de discuter la question de solde. Des officiers de tout grade y entrèrent, et, en peu de temps, l'association prit un caractère politique. Les assemblées avaient lieu chez Lemardelay, sous la présidence du comte du Bisson, successivement colonel dans l'armée de Cabrera, et général dans celle de Ferdinand II ; légitimiste jusqu'à l'âge de soixante ans, et que nous verrons bientôt général de la Commune. Le Comité central, qui voulait gouverner seul, et qui avait fait tourner à son profit les propositions du commandant Lemaitre, et les réunions provoquées par Chalain, mit en avant l'idée d'une fusion. A la suite de divers pourparlers, des délégués furent nommés de part et d'autre : Bergeret, Bourdier, Chouteau, Courty, Pindy, Varlin, Viart, pour le Comité central ; et pour le Comité fédéral, Raoul du Bisson, Jaclard, Tribalet, Garcin, Grêlier, et un sous-lieutenant dont on n'a pu retrouver le nom. L'entente eut lieu. Dans une réunion commune, qui fut tenue le 3 mars, on décida de faire revivre le nom de Fédération républicaine de la garde nationale. Le nom complet du fameux Comité central était donc : Comité central de la Fédération républicaine de la garde nationale. Il conserva le local qu'il occupait rue de la Corderie, et les réunions de chez Lemardelay cessèrent. On adopta ensuite, presque sans discussion, dans cette même réunion du 3 mars, des statuts en dix articles, dont voici les principaux :

FÉDÉRATION RÉPUBLICAINE DE LA GARDE NATIONALE.

Déclaration préliminaire. La République étant le seul gouvernement de droit et de justice ne peut être subordonnée au suffrage universel, qui est son œuvre,

La garde nationale a le droit absolu de nommer tous ses chefs et de les révoquer dès qu'ils ont perdu la confiance de ceux qui les ont élus...

Article 1er. — La Fédération républicaine de la garde nationale est organisée ainsi qu'il suit :

1° L'assemblée générale des délégués ;

2° Le cercle de bataillon ;

3° Le conseil de légion ;

4° Le comité central.

Article 2. — L'assemblée générale est formée :

1° D'un délégué élu à cet effet dans chaque compagnie sans distinction de grade ;

2° D'un officier par bataillon, élu par le corps des officiers ;

3° Du chef de bataillon.

Les délégués, quels qu'ils soient, sont toujours révocables par ceux qui les ont nommés.

Art. 3. — Le cercle de bataillon est formé :

1° Du délégué à l'assemblée générale ;

2° De deux délégués par compagnie, élus sans distinction de grade ;

3° De l'officier délégué à l'assemblée générale ;

4° Du chef de bataillon.

Art. 4. — Le conseil de légion est formé :

1° De trois délégués par cercle de bataillon, élus tans distinction de grade ;

2° Des chefs de bataillon de l'arrondissement.

Art. II. Le Comité central est formé :

1° De trois délégués par arrondissement, élus sans distinction de grade par le conseil de légion ;

2° D'un chef de bataillon par légion, délégué par ses collègues.

 

L'article 5 chargeait les comités, entre autres attributions, de prévenir toute tentative qui aurait pour but le renversement de la République, et d'élaborer un projet de réorganisation complète des forces nationales.

Outre ces statuts, la réunion mit à l'étude des comités le projet de résolution suivant : Dans le cas où, comme certains bruits tendent à le faire croire, le siège du Gouvernement viendrait à être transporté ailleurs qu'à Paris, la ville de Paris devrait se constituer immédiatement en République indépendante.

Environ 215 bataillons adhérèrent à la Fédération, et envoyèrent leurs délégués, avec des procès-verbaux en règle, portant la signature des sergents-majors, à une nouvelle réunion, qui eut lieu au Vaux-Hall le 13 mars. Cette fois, on appliqua les statuts, en procédant à l'élection des principaux chefs de la garde nationale. Garibaldi fut nommé général, Lullier colonel d'artillerie, Jaclard et Faltot chefs de légion.

Ainsi le Comité central se rattache, par son origine, à tout le mouvement révolutionnaire et socialiste depuis les élections de 1861. Il absorbe l'ancien Comité de vigilance, qui prit aussi le nom de Comité central et de Fédération républicaine de la garde nationale, et qui publia des affiches rouges pendant le siège ; le Comité provisoire ou Comité central de la garde nationale, fondé le 15 février sur l'initiative de Chalain et de divers citoyens du XVe arrondissement, et le Comité fédéral républicain, réunion d'officiers qui avait lieu chez Lemardelay sous la présidence de Raoul du Bisson. Il reçoit une organisation très-régulière dans les deux réunions du 3 et du 13 mars. Il est le produit d'une élection à quatre degrés, avec cette circonstance que les électeurs des degrés intermédiaires restent constitués en. cercles et en comités, subordonnés au Comité central et transmettant ses ordres aux 215 bataillons fédérés. On a dit de ce Comité central qui fit la révolution du 18 mars, qu'il était composé d'inconnus ; inconnus ou non, ses membres étaient investis d'une puissance formidable, et ils s'étaient dès longtemps accoutumés à l'exercer. Le 31 octobre, le 22 janvier ne furent pas, autant qu'on l'a cru, des coups de surprise. Ces émeutes furent réprimées à grand'peine ; elles le furent cependant, pour des causes qu'il importe de rappeler, précisément parce qu'elles avaient cessé d'exister à l'époque où nous sommes parvenus.

En premier lieu, l'organisation définitive des forces révolutionnaires par la constitution d'un Comité central unique ne remonte pas au delà des assemblées générales des 15 février, 3 et 13 mars.

Secondement, jusqu'à la capitulation, tous les bataillons appartenant au parti de l'ordre étaient au complet de leur effectif et ils faisaient plus que balancer les forces du parti révolutionnaire.

Troisièmement, l'armée de Paris proprement dite, l'armée régulière, la ligne, obéissait au Gouvernement.

Quatrièmement, on était, pendant le siège, en face de l'ennemi ; on avait le sentiment d'un grand devoir patriotique à remplir ; on conservait l'espérance de vaincre ; on n'avait subi ni la honte delà capitulation, ni le désarmement.

Nous venons de voir comment les forces révolutionnaires avaient grandi depuis la fin du siège. Il sera facile de montrer que les forces de résistance avaient décru avec une rapidité au moins égale.

Aussitôt que les portes de Paris furent ouvertes, tous ceux qui avaient les moyens de s'éloigner s'empressèrent d'aller retrouver leurs familles. Les rapports de l'état-major de la garde nationale constatent que soixante mille gardes nationaux, les plus dévoués, les mieux posés, ceux qui naturellement ont intérêt à défendre l'ordre, ont abandonné Paris à mesure que les voies de communication ont été praticables. La proportion entre conservateurs et révolutionnaires, dans les rangs de la garde nationale, changea donc du fout au tout dans le courant de février, et c'est ce qui explique, sans remonter aux causes morales, pourquoi le rappel battu dans ce qu'on appelait les bons quartiers ne produisit aucun résultat appréciable ni le 24 février ni le 1er mars, ni surtout le 18. Ce départ en masse, dans de telles circonstances, était plus qu'une abdication, c'était presque une complicité. M. Jules Favre a demandé pardon à Dieu et aux hommes d'avoir tant travaillé pour empêcher le désarmement de la garde nationale : il n'a pas besoin de pardon, d'abord parce que le désarmement était impossible à la date où il nous en a préservés, et ensuite parce que la conservation des armes de la garde nationale eût été sans danger, si seulement les gardes nationaux qui avaient sauvé le Gouvernement le 31 octobre étaient restés à leur poste.

Biais leur désertion ne s'explique pas seulement par le désir égoïste de revoir leurs familles, de remettre en ordre leurs affaires, de demander la santé à un ciel plus clément. Tandis que le parti révolutionnaire marchait à la Commune, ses adversaires ne savaient plus où ils allaient. Parmi ces adversaires, ceux qui étaient monarchistes comprenaient leur impuissance, dont leurs divisions n'étaient pas la seule cause ; ceux qui étaient républicains se sentaient irrités et découragés. Quoique la fin du siège fût prévue, et qu'il eût duré au delà de toute espérance, bien peu parmi les républicains les plus sensés et les plus éclairés, consentaient à reconnaître que le Gouvernement avait obéi, en rendant Paris, à une nécessité inéluctable. Si même on lui pardonnait d'avoir cédé, on ne lui pardonnait pas le langage qu'il avait tenu pendant la lutte pour exciter et soutenir le courage des souffrants et des combattants. On mettait sur lui toute la responsabilité de la chute ; selon les exaltés, il avait trahi ; selon les modérés, il avait été incapable. Les trois cent mille hommes armés, les fortifications achevées, les canons fondus, les vivres trouvés, les émeutes apaisées, l'ordre maintenu, tout cela était mis sur le compte de la population ; on ne mettait au compte du Gouvernement que la défaite. Seul, M. Gambetta conservait son prestige ; mais M. Gambetta ne faisait plus partie du Gouvernement ; il n'avait pris aucune part à la capitulation. L'Assemblée de Bordeaux était, en majorité, monarchiste ; elle avait mis à la tête du gouvernement M. Thiers, qui avait servi le roi Louis-Philippe, pendant dix-huit ans, avec un éclat incomparable. Comment ne pas craindre pour la République, avec ce chef et cette assemblée ? Plus d'un républicain, qui n'était ni socialiste ni révolutionnaire, hésitait. On se demandait si, en combattant pour l'ordre, on n'allait pas en même temps combattre pour une dynastie.

L'Assemblée, dans tous ses actes, montrait pour Paris une défiance qui chez quelques-uns de ses membres allait jusqu'à l'hostilité. On avait traité les députés de ruraux, injure assurément fort déplacée ; ils étaient au moins des provinciaux, très-décidés à ne plus souffrir la domination de Paris. M. Thiers qui, à ce moment, pouvait tout sur eux, n'essaya même pas la tâche impossible de les ramener au Palais-Bourbon ; le triomphe de son influence et de son éloquence fut d'obtenir qu'on préférât Versailles à Fontainebleau pour les séances de l'Assemblée. Ainsi, pour prix de son courage pendant cinq mois de siège, Paris était déclaré suspect, perdait son rang de capitale ! A tous ces griefs se joignaient, pour le plus grand nombre, comme causes d'agitation et de mécontentement, d'âpres soucis domestiques. Tandis que les ouvriers, voyant les ateliers fermés, et ne vivant, avec leur famille, que de leur solde, craignaient de perdre cette dernière ressource maintenant que la paix était faite, les petits bourgeois qui, depuis six mois, dépensaient sans rien gagner, manquaient de fonds et de courage pour rouvrir leur boutique ou leur atelier ; une boutique, un atelier, sans chalands, sans fonds de roulement, et même, pour la plupart, sans outils, car tout était ravagé et dévasté ! Et l'impossibilité de vivre était, en quelque sorte, peu de chose devant l'impossibilité de payer les anciennes dettes, c'est-à-dire de garder son honneur d'industriel ou de commerçant. Les loyers étaient échus, les termes n avaient pas été payés, on en demandait la remise ; les plus modérés, les plus sensés, ceux qui comprenaient que l'Assemblée ne pouvait pas sacrifier les droits des propriétaires, demandaient au moins un long ajournement. On s'ingénierait, on obtiendrait des indemnités, on se soumettrait aux plus dures économies ; payer sur l'heure était impossible. De même pour les effets de commerce. Le Gouvernement delà Défense avait accordé des délais qui maintenant étaient expirés. Il fallait régler cette situation par une loi. L'Assemblée de Bordeaux, dans sa séance du 10 mars, avait voté une loi dont l'article principal était ainsi conçu : Tous les effets de commerce échus du 13 août au 12 novembre 1870 seront exigibles sept mois, date pour date, après l'échéance inscrite aux titres, avec les intérêts depuis le jour de cette échéance, Les effets échus du 13 novembre au 12 avril prochain, seront exigibles, date pour date, du 13 juin au 12 juillet, avec les intérêts depuis le jour de la première échéance. C'était ne pas comprendre l'étendue du mal. Les billets échus le 13 août 1870 devenaient exigibles le 13 mars 1871, le jour même de la promulgation de la loi. Personne n'était en mesuré. Les communications n'étaient pas rétablies entro Paris elles départements, les succursales de la Banque hâtaient pas ouvertes, les transactions commerciales étaient impossibles, on ne trouvait plus d'escompte. Du 13 au 11 mars, il y eut dans Paris près de cent cinquante mille protêts ; il y aurait eu quarante mille déclarations de faillites si on avait exécuté la loi au pied de la lettre. Les réclamations s'élevèrent de toutes parts : de Lille, de Rouen, du Havre. Une pétition avait été signée à Paris par les bureaux de soixante chambres syndicales, représentant 7.000 commerçants. L'intérêt même du créancier, qui n'est pas de faire des frais inutiles, mais d'obtenir sécurité pour sa créance, exigeait un délai plus prolongé. On ne le comprit que plus tard ; on refit la loi, le 27 avril, dans des conditions moins restrictives ; mais, le 10 mars, on s'était montré dur, imprévoyant. Il ne fut pas même question à Bordeaux des loyers, autre plaie saignante pour tout ce qui avait été le théâtre de la guerre, et surtout pour une ville comme Paris dont le siège avait duré cinq mois, et dans laquelle le taux des loyers est si élevé. M. Tirard, interroge plus tard, dans la séance du 20 mars, sur les causes de l'abstention de la garde nationale dans le deuxième arrondissement, pendant les journées du 17 et du 18, répondit sans hésiter : C'est la loi sur les échéances. Presque tout le monde se trouvait menacé dans Paris : les ouvriers, de perdre la solde de garde national sans trouver du travail ; les locataires, d'être expulsés, de voir leurs meubles saisis ; les commerçants, d'être mis en faillite. Il est douloureux, mais il est vrai de dire qu'à la conclusion de la paix, ce fut Paris, après l'Alsace et la Lorraine, qui fut le plus durement frappé. Cette grande ville qui avait souffert le bombardement, la famine et les ravages de l'épidémie, sans se rendre, et dont les murailles étaient intactes, fut condamnée à subir l'injure d'une occupation. On eût dit que tout le monde s'entendait pour décourager les sages et enflammer les violents.

L'émotion profonde, mêlée de honte et de colère, causée par la capitulation, devait aller en grandissant. Elle ne produisit pas d'émeutes dans les premiers jours, car on ne saurait donner le nom d'émeutes aux promenades d'ouvriers et de soldats avinés, criant à la trahison et proférant des menaces contre les Prussiens et le Gouvernement. Le ravitaillement et les élections absorbaient alors tous les esprits.

Pendant la courte période électorale, qui s'ouvrit presque sur-le-champ, la violence des clubs n'eut pas de bornes. Les attaques contre la propriété et la bourgeoisie furent aussi ardentes que les attaques contre le Gouvernement de la Défense nationale. Des comités électoraux se formèrent de toutes parts, en quantité prodigieuse. Il y eut aussi un nombre inouï de candidatures isolées. Si grand fut le nombre des concurrents, et si étrange l'éparpillement des votes, qu'il fallut plusieurs jours pour faire le dépouillement du scrutin, auquel avaient pris part 515.600 électeurs.

Rien n'est plus douloureux et plus instructif que de lire les affiches électorales. Il y en a de perverses, de grotesques ; il y en a, heureusement, mais en petit nombre, de courageuses. En voici une qui pourrait bien avoir été inspirée par le fameux Comité central. Elle est imprimée sur papier rouge.

COMITÉ CENTRAL

RÉVOLUTIONNAIRE ET SOCIALISTE

Des clubs et comités électoraux du 20e arrondissement de Paris,

Attendu que Paris ne s'est pas, comme il a été dit, rendu pour éviter la famine ;

Attendu que la conduite du Gouvernement de la Défense nationale, depuis le 4 septembre, a été une suite de mensonges, de lâchetés et d'infamies ;

Attendu que le Gouvernement n'avait à traiter aucune capitulation ;

Les députés envoyés à Bordeaux devront :

1° Mettre eu accusation ce Gouvernement ;

2° Demander la guerre, et donner leur démission plutôt que de traiter la paix.

 

Cette affiche est signée par Raoul Rigault, Lavalette, Tanguy et Varlet. Suit la liste des 43 candidats qu'elle recommande, et qui ont tous, à l'exception de trois ou quatre, fait dans la suite partie de la Commune.

Les membres du Gouvernement avaient été portés isolément sur quelques listes, suivant le caprice de ceux qui les avaient dressées. Ils n'avaient fait aucune liste collective, aucune profession de foi, aucune démarche. Le comité libéral modéré, que présidait M. Dufaure, les avait systématiquement exclus, non par hostilité, disait-il, mais pour ne pas affaiblir leur autorité en mêlant leurs noms aux discussions électorales.

Les noms des membres de la Défense nationale ne figurent pas sur notre liste. Le comité tient à dire que leur omission ne doit être prise ni pour une condamnation ni pour un blâme, mais pour un acte de prévoyance politique.

Les honorables personnages que nous omettons ont été appelés au Gouvernement de Paris et de la France, lo4septembre, par la nécessité ; le 3 novembre, par l'immense majorité de Paris ; entre eux et ceux qui leur donnèrent l'autorité, il était bien entendu qu'ils l'exerceraient jusqu'à ce qu'elle ait été confiée à d'autres mains par une Assemblée nationale. Ils doivent conserver cette autorité, et d'autant plus forte que l'on, sera plus près du moment ou elle prendra fin. Le comité pense qu'elle pourrait sortir affaiblie ou compromise d'une lutte électorale dans laquelle les membres du Gouvernement seraient engagés...

Au nom du Comité, le président,

DUFAURE.

 

Cet acte de prévoyance politique n'épargna aucune injure aux membres du Gouvernement. Au moment où la lutte fut terminée par la proclamation des élus, l'Assemblée existait déjà, et l'autorité du Gouvernement pour lequel on avait montré, dans son propre parti, tant de sollicitude, n'avait plus lieu de s'exercer. Il est d'ailleurs assez probable que l'appui même de ses amis, s'ils le lui avaient donné, ne l'aurait pas sauvé d'une défaite qui fut bruyamment saluée par les socialistes comme une condamnation et une marque de mépris. M. Jules Favre, qui passa seul, avec M. Dorian et M. Gambetta, croyait, à la date du 10 février, que les membres du Gouvernement de Paris ne seraient élus ni à Paris ni ailleurs. Il disait dans une lettre à M. Jules Simon, écrite le 10, à onze heures du soir : La confusion a été si extrême que le dépouillement n'est pas fini à l'heure où je vous écris ; mais nous avons dès à présent la certitude que pas un membre du Gouvernement n'est élu. Cela nous crée une situation fort difficile. Toutefois, nous tâcherons de nous en tirer. Nous resterons à notre poste tant que cela sera nécessaire, on faisant tout ce qui sera possible pour précipiter la réunion et la mise en action de l'Assemblée. Ce qu'il y a de plus important à l'heure où nous sommes, c'est d'obtenir de M. de Bismarck une prolongation de l'armistice. Je le verrai demain pour cela, et je ne suis pas sans inquiétude sur l'impression que lui causera le scrutin de Paris.

La liste des élus ne fut publiée au Journal officiel que le 18 février. MM. Louis Blanc, Victor Hugo, Gambetta, Garibaldi et Quinet en tenaient la tête. M. Louis Blanc avait obtenu 216.530suffrages ; M. Edgar Quinet, 199.472. M. Rochefort venait immédiatement après lui, avec 165.070 suffrages. Quelques généraux qui s'étaient illustrés pendant le siège figuraient au nombre des quarante-trois élus : l'amiral Saisset, l'amiral Pothuau, le général Frébault. Le Gouvernement de Bordeaux n'était représenté que par M. Gambetta ; celui de Paris par MM. Jules Favre et Dorian. M. Dorian était élu par 128.480 voix ; M. Jules Favre arrivait le trente-quatrième, avec 81.722 voix. M. Thiers (103.220 voix) n'était que le vingtième élu. Il y avait quelques républicains modérés, en petit nombre : M. Henri Martin, M. Vacherot, M. Sauvage, M. Littré, M. Léon Say et deux ou trois autres. Les membres futurs de la Commune étaient MM. Delescluze (181.142 voix), Félix Pyat, Gambon, Ranc, Malon, Cournet. Paris avait élu, en outre, MM. Rochefort, Razoua, et enfin, MM. Lockroy, Clemenceau, Hoquet, Millière, qui, sans appartenir, en aucune façon, à la Commune, donnèrent leur démission de députés de Paris après le commencement des hostilités.

Le ravitaillement marcha plus vit qu'on ne l'espérait, mais trop lentement encore pour les besoins d'une ville de deux millions d'habitants, mourant de faim et de froid, et surexcités par tant de raisons. La ville de Londres contribua à ce qu'on pourrait appeler le sauvetage de Paris, avec un empressement et une générosité que Paris n'oubliera jamais. M. Jules Favre, dans les beaux mémoires qu'il a publiés sur le Gouvernement de la Défense nationale, dit que les Prussiens facilitèrent de toute leur bonne volonté l'arrivage des approvisionnements, et que M. de Bismarck offrit tout son disponible, qui représentait pour nous un jour et demi de subsistance ; le général Vinoy affirme au contraire que, le 3 février, en recevant communication de la proclamation de M. Gambetta contre la conclusion de l'armistice, l'ennemi fit arrêter partout les convois d'approvisionnement en marche sur Paris. Cependant, ajoute le général, il consentit ensuite à lever un interdit exorbitant qui, s'il eût été maintenu pendant quelques heures de plus, menaçait d'avoir des conséquences déplorables.

Le général dit : pendant quelques heures de plus, et non pas : pendant un jour de plus. C'est qu'en effet, on était réduit à compter par heures. Les approvisionnements qui, selon les affiches de Raoul Rigault et les journaux hostiles, abondaient dam les magasins au moment de la capitulation, étaient en réalité tellement restreints qu'il fallut continuer le rationnement jusqu'au 10 février, et qu'on craignit de manquer très-littéralement de pain. Les chemins de fer étaient rompus, leurs ponts brisés, leur matériel roulant dispersé, hors de service, leur personnel désorganisé. Le fleuve même avait été barré au-dessus et au-dessous de Rouen par des vaisseaux coulés et par l'établissement de torpilles ; il fallut du temps et des efforts pour le rendre à la navigation. Le Journal officiel constate qu'un premier train de farines, venant de Rennes, arriva le 3 février, à trois heures, par la gare de l'Ouest (Saint-Lazare). Le même jour la ligne d'Orléans apporta 218 bœufs, venant de Cholet, et trois wagons de foin. On reçut aussi, par la ligne du Nord, le premier envoi du comité de Londres. Co premier arrivage se composait de lait concentré, de fromage, de lard, de bouillon Liebig, de biscuit de farine blanche, de soupe, de conserve, etc. Un train venant de Lille, le 4 février, apporta 6.000 quintaux de farine et un wagon de charbon. A partir de ce moment, les arrivages se succédèrent sans interruption. Biais les achats dans les lieux de production n'allaient pas aussi vite qu'on l'aurait voulu ; le passage des armées avait affamé et dévasté le pays. M. Magnin se rendit à Dieppe pour hâter le ravitaillement.

Les cultivateurs des environs de Paris avaient établi un marché au pont de Neuilly ; la foule s'y précipita il y eut des désordres graves, malheureusement trop explicables par ta souffrance générale. Les gardiens de la paix ne suffirent pas à les réprimer ; il fallut recourir à la gendarmerie, qu'on ne put employer à cette proximité des avant-postes sans obtenir la permission des Prussiens. Presque tous les chemins de fer étaient ouverts à la circulation ; mais il y avait deux millions de bouches à nourrir. On avait levé la réquisition des grains et farines le 7 lévrier, comptant sur des arrivages plus rapides. Le 12 février, Belleville faillit manquer de pain ; les boulangers ne reçurent que 32o sacs de farine au lieu de 800. Les derniers sacs furent distribués dans la matinée du 13 ; les autres vivres étaient totalement épuisés. Par un bonheur providentiel, c'est ce même jour, 13 février, que l'arrivage des farines, qui avait été très-restreint dans les dix jours précédents, devint assez général et assez complet pour faire cesser toute appréhension. On ne peut songer, sans frémir, aux malheurs qu'aurait occasionnés un seul jour de retard. Huit jours après, les marchés de la ville avaient à peu près repris leur aspect accoutumé. Paris pouvait manger : le Comité central attendait ce moment pour entrer en scène.

C'est en effet, on s'en souvient, le 15 février, que fut lancé l'appel à la garde nationale par les habitants du xv 8 arrondissement et que commencèrent les négociations pour réunir les différents comités en une fédération unique. Le 16, au moment où l'Assemblée nommait son bureau, le général Clément Thomas, sentant qu'il n'avait plus aucune action sur la garde nationale, entièrement livrée à ses comités, et ne voulant pas conserver une autorité de parade, résignait ses fonctions ; le général Vinoy, qui commandait l'armée de Paris, tut chargé provisoirement du commandement de la garde nationale. Ce choix était loin d'être populaire. On disait dans les conciliabules : C'est un sénateur de l'Empire ! On ne criait pas moins contre le général Valentin, nommé préfet de police, et contre ses gendarmes. On apprit avec irritation la nomination de M. Thiers, considéré comme monarchiste, et la présence de trois membres du Gouvernement de la Défense dans le Gouvernement nouveau, M. Thiers crut qu'il satisferait la garde nationale en lui donnant pour chef M. d'Aurelles de Paladines. Il écrivait le 24 février à M. Jules Simon :

M. Jules Favre, M. Picard et moi, nous avons fait un choix que vous approuverez, je l'espère, pour le commandement de la garde nationale de Paris. On nous disait que c'était une mesure urgente à prendre, et on avait certainement raison. J'ai pris le consentement du général Vinoy, qui se conduit ici à merveille, et qui a la confiance générale. Le choix dont je vous parle est celui du général d'Aurelles de Paladines, qui est estimé partout, mais particulièrement ici, parce qu'il a été le seul à remporter un avantage incontesté, à Coulmiers. Il a consenti avec réflexion, mais a mis une condition, c'est de n'entrer en charge qu'après la-solution d'une question qui occupe ici tout le monde, le passage des Prussiens à travers Paris. La question n'est pas résolue, et les propos des journaux, les manifestations de certains de nos amis, sont loin de faciliter la solution. L'avis des gens compétents est que la question n'est pas aussi grave qu'on veut la faire. Mais les bravades d'un certain côté montent au plus haut point l'amour-propre prussien et nous gênent beaucoup.

Nous aurions bien voulu, MM. Jules Favre, Picard et moi, pouvoir vous consulter sur le choix du général d'Aurelles ; mais l'urgence étant constatée ici, particulièrement par les autorités locales, qui disaient qu'on laissait Paris sans gouvernement, et que l'espérance d'un bon choix a rassurées, il a fallu prendre son parti, surtout le candidat étant irréprochable et se trouvant à Paris au sein de la commission.

 

M. Thiers se trompait en croyant que la nomination du général d'Aurelles serait bien accueillie. On ne se souvint pas de la bataille de Coulmiers ; on ne voulut voir en lui que le général révoqué par M. Gambetta. Tout autre choix aurait été accueilli avec la même défaveur. La garde nationale voulait élire son chef, tous ses chefs, et déclarait, par l'organe de son Comité, qu'elle en avait le droit absolu. Le 18 février, l'ennemi, qui était en possession des forts, en retourna les défenses, de manière à diriger toute l'artillerie sur l'enceinte, dans le cas où la paix ne serait pas conclue. Cette démonstration, très-superflue et très-intempestive, produisit une grande irritation, non contre les Prussiens, mais contre le Gouvernement de la Défense, qui nous avait livrés, et contre l'Assemblée, complice de sa trahison. Il faut toujours, au peuple, une victime et une idole. La victime, en février, était le Gouvernement de la Défense. On avait tant de colère contre lui, qu'on en oubliait de haïr les Prussiens. Une mesure d'économie, très-sage en elle-même, fut très-mal reçue, Le 19, la solde de 1 fr. 50, allouée jusque-là à tous les ouvriers servant dans la garde nationale, cessa d'être accordée de plein droit par les conseils de famille des compagnies. Il fallut, pour l'obtenir, la demander par écrit et prouver qu'on ne pouvait pas se procurer du travail. En même temps, le bruit se répandit dans les bataillons que les Prussiens entreraient dans Paris et que l'Assemblée n'y siégerait pas, qu'elle transférerait ailleurs le gouvernement. La loi sur les échéances irritait ; la loi sur les loyers, impatiemment attendue, n'était pas en discussion.

L'agitation des quartiers populeux, Belleville, Montmartre, allait croissant ; les promenades avec accompagnement de cris et de menaces se multipliaient. La date du 24 février parut opportune pour une grande démonstration. Il fut décidé, dans une réunion tenue au Vaux-Hall, que les bataillons fédérés se rendraient en armes au pied de la colonne de Juillet en criant : Vive la République ! On prit en même temps deux résolutions très-graves ; la première était ainsi formulée : La garde nationale proteste, par l'organe de son Comité central, contre toute tentative de désarmement, et déclare qu'elle y résistera au besoin par les armes. La seconde résolution, adoptée malgré les énergiques protestations de la partie raisonnable de l'assemblée, portait que les délégués soumettraient à leurs compagnies respectives le projet de loi suivant : La garde nationale, lors de l'entrée des Prussiens à Paris, se portera à leur rencontre, en armes, pour s'y opposer. Le jour précis de l'entrée de l'ennemi n'était pas connu ; on crut généralement que ce serait le 27. En attendant, on se compterait dans la démonstration pacifique du 21 février. Le mot d'ordre fut immédiatement donné dans les clubs.

L'affluence fut considérable autour de la colonne de Juillet dans la journée du 21. On vit dans la foule des marins, des soldats. Les gardiens de la paix qui se présentèrent sans armes pour faire leur service, furent hués et siffles ; il n'y eut pas, ce jour-là d'incident plus grave. La matinée du lendemain fut assez tranquille. La foule ne commença à se montrer que vers deux heures. A trois heures, on comptait sur la place environ 3.000 personnes. Les députations de la garde nationale apportèrent dos couronnes d'immortelles. Quelques-unes venaient en corps, conduites par leurs officiers, précédées de clairons ou de tambours. L'arrivée de deux mille hommes de la garde mobile de la Seine fut saluée par de grandes .acclamations ; des clairons montés sur l'esplanade de la colonne sonnèrent la charge. On vit aussi défiler un bataillon de chasseurs à pied, portant sur leur képi le numéro 137. La foule se montra plus turbulente et plus malveillante que la veille. L'exaltation fut même très-grande dans la soirée. Quelques femmes bien vêtues furent poursuivies ; les gardiens de la paix furent réduits à se cacher. La place ne se vida que vers dix heures.

Deux incidents déplorables signalèrent la journée du 26. A une heure, le drapeau rouge fut arboré sur la colonne ; à trois heures, un agent de police en bourgeois, nommé Vincenzini, est reconnu sur la place ; on le poursuit, il s'enfuit à toutes jambes ; il est atteint sur le quai ; des artilleurs, des marins, des chasseurs à pied s'emparent de lui, l'entraînent vers le parapet. A l'eau ! à l'eau ! crie la foule, ou les femmes ne manquent pas. On l'attache à une planche, on le précipite dans le fleuve. La planche surnage, le malheureux implore du secours. On lui jette des pierres, on le tue.

Le Comité central avait réussi à compter ses forces, il les avait pour ainsi dire, passées en revue sur la place de la Bastille. Il poursuivait maintenant un autre but : les bataillons n'avaient que des fusils, et peu de cartouches ; il voulait leur donner des munitions et de l'artillerie. L'entrée des Prussiens lui fournit pour cela un prétexte. Il est vraisemblable que le Comité avait compris, dès le commencement, l'absurdité d'engager une lutte avec l'armée prussienne, mais qu'il voulut profiter de l'agitation que ce projet avait fait naître, pour compléter l'armement de la future insurrection ! L'idée mise en avant à la réunion du Vaux Hall avait enflammé les imaginations, et pendant les deux derniers jours de février, on ne rêva plus que la bataille. Des canons appartenant à la garde nationale, puisqu'elle les avait payés de ses deniers au moyen de souscriptions volontaires pendant le siège, se trouvaient sur la route que les Prussiens allaient suivre, à Neuilly et dans l'avenue de Wagram. Impossible de les laisser prendre par l'ennemi ! Cette pensée court dans tous les bataillons. Le Comité central fait sonner le tocsin. Les compagnies partent à mesure qu'elles sont rassemblées, et se hâtent de mettre en sûreté l'artillerie du peuple. Il n'y eut pas de résistance. Les artilleurs qui gardaient les canons prêtèrent la main à l'enlèvement. Il était environ six heures du soir lorsque les premiers arrivés s'attelèrent aux pièces, et se mirent à les traîner vers les faubourgs en traversant la place de la Bastille, encore encombrée de monde. On plaça les canons ainsi accaparés, un peu partout, place des Vosges, à Belleville, aux Buttes-Chaumont, à Charonne, à la Villette, à Montmartre. Les dépêches de toute la nuit, adressées à M. Thiers par les généraux, furent inquiétantes :

— 9 heures 30 minutes du soir.

On bat le rappel dans Belleville ; les bataillons se groupent en armes.

— 11 heures 40.

Deux mille gardes nationaux armés, munis de cartouches, sont réunis sur le boulevard de Belleville ; les tambours disent que le rendez-vous est fixé place du Château-d'Eau. Le mot d'ordre est donné par le Comité central qui siège rue de la Corderie.

— 11 heures 50.

On vient d'enlever les canons du parc de la Muette, on les traîne au Trocadéro et au Champ-de-Mars. La réunion de la Marseillaise a résolu d'opposer la force à l'entrée des Prussiens, elle attend les ordres du Comité central de la rue de la Corderie.

— 11 heures 50.

Les bataillons se rassemblent en armes et disent vouloir s'opposer à l'entrée des Prussiens. L'animation est grande, te mouvement essentiellement patriotique et uniquement dirigé contre l'ennemi. La prolongation de l'armistice suspendra ce mouvement ; mais il est certain qu'il se reproduira si les Prussiens doivent entrer dans Paris. N'y a-t-il pas là un danger véritable, et n'y aurait-il pas lieu d'en tenir compte dans les négociations ?

 

C'est le général commandant le e* secteur qui parle ainsi à M. Thiers, le 20 février. M. Thiers était arrivé le 20 à Paris ; c'est précisément entre le 20 et le 26 qu'il avait négocié la paix avec M. de Bismarck ; la convention supplémentaire qui réglait l'entrée des Prussiens à Paris porte cette même date du 26. Les négociateurs n'avaient pas manqué d'avertir M. de Bismarck ; ils ne connaissaient que trop les désordres de Paris ; lui-même s'en montrait troublé, mais il se disait hors d'état de résister sur ce point à la volonté de son armée. M. Thiers dut partir pour Bordeaux le 27, allant affronter au sein de l'Assemblée des luttes terribles, et ne sachant pas si le sang ne coulerait pas à flots dans Paris. Les promenades commencées le 24 février durèrent jusqu'au 1er mars. Une lutte en règle de la garde nationale pour, s'opposer à l'entrée des Prussiens n'était ni probable, ni possible ; mais il suffisait d'une attaque partielle, d'un acte de folie isolé, pour amener une catastrophe.

L'enlèvement des canons par les bataillons fédérés fut achevé dans les journées du 27 et du 28 février. L'autorité ne pouvant l'empêcher, puisqu'elle ne disposait plus d'aucune force, essaya d'obtenir que chaque bataillon reprit seulement les canons qu'il avait lui-même donnés ; on espérait par ce moyen sauver les canons donnés autrefois par les quartiers riches ; mais le Comité central ne voulait pas laisser d'artillerie aux bataillons qui n'étaient pas fédérés. Il s'occupait avec persévérance, et non sans intelligence, d'accumuler des engins de guerre et des munitions. Pendant que la foule agissait au hasard, il provoquait le pillage des bastions et des magasins appartenant à l'industrie privée pour se procurer de la poudre et des balles. Il faisait enlever les fusils des douaniers et des employés de l'octroi dans les postes occupés par eux, et dans les gares où on les avait casernes. Le général commandant le 2e secteur, ayant voulu s'opposer au pillage des munitions, fut arrêté et gardé à vue.

Préfet de police au général en chef.

27 février, 1 heures du matin.

Le général commandant le 2e secteur est fait prisonnier dans son secteur ; on a coupé les fils télégraphiques ; les gardes nationaux, partout où ils se présentent, invoquent le même prétexte ; ils veulent des cartouches pour s'opposer à l'entrée.

 

Le Comité central se préparait à la guerre, mais ce n'était pas contre les Prussiens. Il mettait les munitions de 7 avec les pièces du même calibre, et séparait les cartouches de chassepot des cartouches de fusil à tabatière. Il se faisait remettre, en employant au besoin la violence, les clefs des poudrières. Il avait replacé sur leurs affûts, en violation de l'article S de la convention, les canons du bastion 30. Six pièces étaient en batterie devant la porte de La Chapelle. Pour protéger l'artillerie qu'il avait réunie sur les hauteurs de Montmartre, il avait élevé des barricades dans toutes les rues avoisinantes. Il cachait si peu sa présence et sa direction que deux officiers se présentèrent au général commandant le quartier pour réclamer des munitions, en exhibant un ordre écrit du Comité central. Quoique le mouvement étendu sur toute la ville fat nécessairement désordonné, on y sentait cependant, à des signes certains, les traces d'une direction ; le Comité central faisait, à sa manière, de l'ordre avec du désordre.

Le 27, le 28, les nuits ne sont pas plus calmes que les journées. Dans la nuit du 27, des bandes composées chacune de cinq cents hommes environ, affluent sur la place de la Concorde, et remontent les Champs-Elysées, parce qu'on croit que l'ennemi va venir. Le général Vinoy évalue ces bandes à trois mille hommes ; il dit que, dans cette nuit du 27, huit mille hommes en armes furent continuellement sur pied, errant dans les divers quartiers de Paris.

On ne signale pas d'autre meurtre que celui de Vincenzini. Trois Prussiens reconnus dans une voiture, rue Turbigo, furent poursuivis par la foule. Les cris : A l'eau ! se faisaient entendre. Un officier les sauva, en se chargeant de les conduire, rue de la Corderie, au Comité central. Il y eut, dans les gares, des désordres assez graves, outre l'enlèvement des fusils. On fouilla des trains, on les fit rétrograder. On arrêta les ouvriers du chemin de fer du Nord, au nombre de onze cents, comme ils se présentaient pour entrer dans les ateliers, et on les fit travailler aux barricades et au montage des canons. La réunion tenue à la Marseillaise avait nommé général en chef de la garde nationale un certain Darras, qui disparaît ensuite presque complètement. Une affaire plus sérieuse fut l'enlèvement de Brunel et Piazza, détenus à Sainte-Pélagie depuis le 22 février, qui furent portés comme en triomphe, et qui devinrent, plus tard, des personnages importants dans l'armée de la Commune.

Il est impossible de ne pas se demander, en lisant ' ces récits, ce que faisait donc l'autorité. On se plaignait 'partout de sa faiblesse ; on la lui reproche partout aujourd'hui en termes amers. Laisser reprendre les cannons, quelle faute ! On ne se demande pas si l'autorité avait un moyen quelconque de s'y opposer. L'autorité était faible, en effet ; la question est de savoir si elle l'était par la faute de sa volonté ou de sa situation. M. Ernest Picard, ministre de l'intérieur, était un esprit plein de décision, un cœur très-ferme ; M. Jules Ferry avait prouvé, en deux occasions mémorables, qu'il savait braver le péril matériel et le péril de l'impopularité ; le général Vinoy, gouverneur général de Paris, est un officier vigoureux, plus enclin à la lutte sans merci qu'à la soumission. Biais que peuvent quelques hommes de cœur, quand ils sont complètement désarmés ? L'autorité qui se trouvait en face du Comité central et des fédérés comprenait, comme on l'avait compris avant elle pendant le siège, toute l'horreur d'une guerre civile, et dans l'état où se trouvaient la garde nationale et l'armée, elle savait qu'elle ne pouvait tenter un acte de vigueur sans courir des chances de guerre civile, et d'une guerre civile où l'autorité aurait le dessous.

Dans la garde nationale, les bataillons qu'on appelait les bons bataillons, fatigués par le siège, accablés de chagrin et de honte par la capitulation, peu rassurés par la composition du Gouvernement, décimés d'ailleurs par le départ pour les départements de soixante mille hommes de leur effectif, ne répondaient pas, ou répondaient eu nombre insignifiant aux appels fréquemment battus.

On a dit que les gardes nationaux ne descendaient pas, parce qu'on leur avait refusé des munitions en quantité suffisante. Les distributions de cartouches se faisaient avec précaution, parce qu'on ne voulait ni les gaspiller, ni les donner aux suspects. Qui a jamais pu croire qu'une fois la garde nationale engagée, on ne lui distribuerait pas toutes les munitions dont on disposait ? Il ne faut pas ruser avec l'histoire. La vérité est qu'à celte date il y avait un esprit de révolte dans les trois quarts de la garde nationale, et un esprit de découragement absolu dans tout le reste. Pour nier l'exactitude de cette proportion entre les bons bataillons elles mauvais, il faut oublier le nombre des absents. Les cadres mêmes des bataillons de l'ordre étaient désorganisés.

Les deux ou trois hommes qui représentaient seuls. le gouvernement de Paris, ne savaient pas eux-mêmes à quel point la garde nationale leur ferait défaut. Ils crurent jusqu'au dernier moment qu'elle se réveillerait quand elle comprendrait l'énormité du péril. Ils ne connaissaient pas encore le chiffre énorme des absents. C'était là la plus grande plaie. Celte désertion irréfléchie et peu patriotique au moment du plus grand danger donna la victoire au Comité central et bientôt à la Commune.

Pendant l'occupation des Champs-Elysées par les Prussiens, on battit le rappel pour former autour d'eux un cordon de gardes nationaux ; personne ne se présenta ; il fallut offrir une haute paie. Ce moyen même ne réussit pas. Cependant on croyait encore aux bons bataillons. Le jour de l'évacuation, quand les Gobelins furent sérieusement menacés, à cause d'une quantité considérable de munitions qui s'y trouvait, et dont le Comité central voulait s'emparer, si M. Jules Favre ne voulut pas recourir à la troupe de ligne, c'est qu'il comptait sur les bons bataillons. M. Thiers, consulté par le télégraphe, fut du même avis. Il répondit de Bordeaux. : Il n'est pas possible que la garde nationale n'intervienne à son tour, et ne fasse cesser les désordres qui nous inquiètent. Quelques jours plus tard, pendant toute l'après-midi du 17 mars, et une partie de la nuit, on battit le rappel dans les quartiers dévoués à l'ordre : personne ne répondit. Cette ressource, de la bonne garde nationale, la meilleure de toutes, parce qu'elle met fin, le plus souvent, aux émeutes par sa seule présence, faisait absolument défaut à l'autorité.

Les anciens sergents de ville, les gardiens de la paix, comme on les appelait depuis le 4 septembre, avaient été enrégimentés pendant la guerre ; ils formaient une troupe assez importante. Biais désarmés, comme le reste de l'armée, depuis l'armistice, ils étaient en outre l'objet de la haine particulière de la population des faubourgs ; ils ne pouvaient se présenter dans une foule sans être insultés, poursuivis, .malmenés, ris. n'étaient pas assez nombreux pour tenir tête à des bandes armées. Il leur eût été impossible de faire une arrestation, et surtout d'arrêter les chefs du mouvement, protégés et défendus par de véritables gardes du corps qui ne laissaient approcher personne.

Quant à l'armée, il y eut deux phases différentes dans sa situation. Jusqu'au 15 mars, l'armée de Paris, celle du moins qui avait des armes, se composait de 15.000 hommes — la division Faron et les gendarmes —. Les autres soldats présents dans Paris étaient ceux qui avaient combattu pendant le siège, et qui venaient d'être désarmés en vertu de la convention d'armistice. L'effectif total était de 213.000 hommes. En défalquant les 12.000 de la division Faron, et les 3.000 gendarmes qui avaient conservé leurs armes, on peut dire qu'ils formaient une agglomération d'environ 223.000 hommes ; une agglomération et non une armée, agglomération d'ailleurs en voie de dissolution, puisqu'elle comptait dans son sein 103.000 gardes mobiles, les engagés pour le temps de la guerre, les anciens militaires libérés qu'on avait rappelés sous les drapeaux et les libérables dans les premiers mois de 1871. Loin qu'on pût compter sur ces soldats, qui allaient cesser de l'être, il était d'un grand intérêt pour l'ordre de les licencier au plus vite. Les mobiles de la Seine, notamment, n'obéissaient plus à leurs chefs. Bien plus, ils avaient adopté comme une espèce de mode de les arrêter et de les conduire prisonniers au Comité central, qui la plu part du temps les relâchait. On licencia aisément les 20.000 mobiles de la Seine, et on n'y gagna pas grand'chose puisqu'ils restèrent là. On fit partir les autres, dès qu'on le put, soit à pied, en traversant les lignes ennemies, soit parles voies ferrées à mesure qu'elles furent rétablies. Cette opération difficile fut terminée le 14 mars. Les libérables de l'armée active se trouvèrent aussi licenciés à la même époque ; l'ancienne armée de Paris s'évanouissait ; mais il en venait, tout à point, une nouvelle que M. Thiers envoyait, à la demande instante du général Vinoy, et avec l'autorisation des Prussiens, qui comprirent l'urgente nécessité de laisser sommeiller l'article 3 des préliminaires de paix.

Cette armée, composée de 4.420 hommes d'infanterie et d'une division de cavalerie, avait été prise tout entière dans les bataillons de marche ; elle arrivait avec ses libérables, qu'il fallut sur-le-champ renvoyer dans leurs foyers. Il en résulta une réduction considérable dans l'effectif déjà trop faible des compagnies ; les régiments se réduisaient à rien ; c'étaient moins des régiments constitués que des corps eu formation. On s'occupa de les rétablir sur un pied convenable, en versant leur effectif dans les anciens régiments portant le même numéro, à mesure que ceux-ci revenaient de captivité. Cette opération difficile, et pendant laquelle une armée n'existe que sur le papier, n'était pas terminée le 17 murs. Les soldats qui arrivaient rencontraient les mobiles de la Seine et tous les libérés de l'ancienne armée de Paris qui n'étaient pas retournés dans leurs départements ou qui étaient domiciliés à Paris avant la guerre. Il y en avait un grand nombre : on s'en apercevait dans toutes les émeutes, où ils se rendaient en képi et en pantalon rouge et où leur présence ne manquait jamais de soulever de chaleureuses acclamations. Blême avant leur licenciement, on avait dû les loger chez l'habitant, pour rendre aux administrations publiques les écoles, les lycées, les palais, dont on avait fait des casernes pendant le siège. A ces anciens soldats il faut ajouter une nuée de francs-tireurs et de volontaires étrangers, aventuriers plutôt que soldats, pour qui le désordre était une ressource. Voilà dans quel milieu se trouvaient en quelque sorte noyés les régiments que l'on faisait entrer à Paris, et ceux qui composaient la petite armée de Faron. Tous ces hommes, qui avaient cessé d'être soldats, et qui n'avaient pas recommencé à être ouvriers, furent pour leurs camarades de l'armée active une cause incessante de démoralisation. Certes, une armée commandée par des hommes tels que le général Vinoy et le général Faron, était dans des mains vigoureuses ; mais elle n'avait ni cohésion, ni esprit de corps, ni discipline. Les désarmés et les libérés eurent bientôt fait de la tourner du côté des fédérés, qui criaient : Vive la ligne ! sur son passage. Ils trouvaient en eux-mêmes un agent puissant d'embauchage pour l'émeute. S'il y avait, dans le Comité central et ses adhérents, une arrière-pensée politique, le plus grand nombre, parmi les manifestants, n'étaient poussés que par la colère contre les Prussiens, l'orgueil du drapeau et du nom delà France ; or, ces sentiments étaient aussi puissants dans le cœur des soldats que dans le cœur des citoyens. Tous les généraux se sentaient impuissants, leurs dépêches en font foi : Voulez-vous qu'on résiste ? mes hommes ne sont pas sûrs ? ou encore : Je ne sais ce que feront mes hommes ; ou bien : Ces désordres sont graves, je n'ai aucun moyen pour résister. Le général Vinoy, voulant en avoir le cœur net, passa une revue ; l'attitude des soldats fut provocante ; on était à deux doigts d'une mutinerie. Le général en chef était si peu en état de résister, que vers le milieu de mars, il replia ses troupes et les ramena vers le centre. Il arrivait fréquemment que les généraux commandants de secteurs, pour résister à l'enlèvement des canons ou pour empêcher le pillage des magasins d'armuriers, envoyaient un détachement de soldats : les hommes ne consentaient pas toujours à marcher ; arrivés sur le terrain, ils n'agissaient pas, ou même fraternisaient ouvertement avec les fédérés. Il y eut de très-honorables exceptions, de magnifiques exceptions ; des gendarmes, des soldats aimèrent mieux se laisser emprisonner pendant toute la durée de la Commune que de combattre contre l'armée française ; quelques-uns payèrent de leur vie ce dévouement au devoir ; mais le gros de l'armée de Paris était corrompu. Les gens de la Commune ont pris soin de le démontrer après le 18 mars par leurs félicitations et leurs cris de joie. Nos frères de l'armée n'ont pas voulu porter la main sur l'arche sainte de nos libertés. On parlait ainsi en public. Quand on était entre soi, on jugeait plus sévèrement nos frères de l'armée, qui s'étaient donnés ou vendus ; mais ces jugements méprisants portés à huis clos n'en prouvent que mieux la réalité et l'immensité delà trahison. Le détail vaut assurément la peine d'être donné. Un jour, à l'Hôtel-de-Ville, après le 18 mars, on se demandait ce qu'on ferait des soldats. Un membre proposa de les incorporer dans la garde nationale ; un autre, le nommé Rousseau, s'éleva contre la proposition avec énergie, en disant qu'on ne devait avoir aucune confiance en des hommes qu'on avait vus vendre leurs armes au premier venu pour quelques pièces de monnaie. Voilà où en était l'armée de Paris. Si le général Lecomte fut tué le 18, c'est que ses hommes l'abandonnèrent ; il fut pris au milieu d'eux par les assassins.

Dans une réunion tenue le 1" mars (jour de l'entrée des Prussiens) par le Conseil fédéral de l'Internationale, Bidet donne ce renseignement : J'ai eu la preuve ce soir que Vinoy n'est plus obéi. La ligne veut éviter tout conflit avec le peuple. Vinoy l'a envoyée chercher les canons à la Place royale. La garde nationale a refusé de les livrer. La ligne n'a pas insisté. Et Babick fait cette réflexion : L'influence de ces événements est considérable dès maintenant ; ce peut être là un avantage, immense. Puisque les soldats désobéissaient à leur général quand il ne s'agissait que d'enlever les canons, il est facile de prévoir ce qui serait arrivé si on les avait envoyés dans un quartier de Belleville ou de Montmartre pour arrêter les chefs de la fédération. Quand même on aurait trouvé à compléter une compagnie d'hommes sûrs et dévoués, il aurait été impossible de faire une arrestation sans courir à une lutte sanglante. Pouvait-on s'exposer à un tel danger, au moment de l'entrée des Prussiens ? Ni M. Thiers, ni MM. Jules Favre et Jules Ferry, qui restèrent seuls chargés de représenter le Gouvernement à partir du 27, ne le pensèrent, ta général Vinoy et tous les généraux sous ses ordres partagèrent ce sentiment. Il est aisé, quand les événements sont éloignés, d'accuser l'autorité de faiblesse ; ceux qui sont au milieu des faits, qui mesurent la portée de leurs moyens d'action, qui voient les conséquences d'une défaite, montrent souvent plus de courage en temporisant qu'il ne leur en aurait fallu pour lutter. Co fut l'histoire du nouveau Gouvernement dans ces jours néfastes de la fin de février, comme c'avait été celle du Gouvernement de la Défense pendant la plus grande partie du siège de Paris.

L'incertitude qui avait régné sur le jour fixé pour l'entrée des Prussiens avait peut-être produit un résultat favorable. La colère s'était usée, le zèle s'était fatigué pendant quatre jours. Une lutte ne pouvait résulter que d'un moment de colère aveugle ; tout le monde, à la réflexion, en avait compris l'insanité. Le Gouvernement était certain de n'avoir pas à craindre un engagement général, mais il redoutait des désordres partiels qui auraient servi de prétexte à l'ennemi. Le Comité central, qui tenait à paraître tout diriger, et qui probablement, résolu dès le principe à subir l'occupation que personne au monde ne pouvait plus empêcher, s'en était servi comme d'un prétexte pour s'emparer des canons et des munitions, et pour établir son autorité sur les bataillons fédérés, fit afficher dans la soirée du 28 la proclamation suivante :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Liberté, Égalité, Fraternité,

Comité central de la garde nationale.

Citoyens,

Le sentiment général de la population parait être de ne pas s'opposer à l'entrée des Prussiens dans taris. Le Comité central, qui avait émis un avis contraire, déclare qu'il se rallie à la résolution suivante :

Il sera établi, tout autour des quartiers que doit occuper l'ennemi, une série de barricades propres a isoler complètement cette partie de la ville. Les habitants de la région circonscrite dans ces limites, devront l'évacuer immédiatement.

La garde nationale, de concert avec l'armée formée en cordon tout autour, veillera à ce que l'ennemi, ainsi isolé sur un sol qui ne sera plus notre ville, ne puisse, en aucune façon, communiquer avec les parties retranchées de Paris.

Le Comité central engage donc toute la garde nationale à prêter son concours à l'exécution des mesures nécessaires pour arriver à ce but, et à éviter toute agression qui serait le renversement immédiat de la République.

Fait à Paris, le 28 février 1871.

Les membres de la Commission :

ANDRÉ ALAVOINE, BOUIT, FROUTIER, BOURSIER, DAVID, DOISSSON, HAROUD, GRITZ, TESSIER, RAMEL, BADOIS, ARNOLD, PICONNEL, MASSON, AUDOYNEAU, WEBER, LAGARDE, JEAN LAROQUE, JULES BERGERET, DOUCHAIN, LAVALETTE, FLEURY, MALJOURNAL, CHOUTEAU, CADOZE, GASTEAU, DUTIL, MATTE, MUTIN.

 

Le plan auquel le Comité central se ralliait n'était autre que celui du général Vinoy qui avait publié de son côté une proclamation.

Parmi les noms des membres de la Commission du Comité central se trouve celui de Chouteau, qui appartenait à l'Internationale. Le conseil fédéral de l'Internationale avait décidé, après hésitation, que quatre de ses membres tenteraient de se faire déléguer par les compagnies pour faire partie du Comité central. Il avait été stipulé que ces quatre membres agiraient en leur nom personnel, sans compromettre l'association, mais qu'ils la renseigneraient, et qu'en réalité ils suivraient ses inspirations. Cette association tenait beaucoup à ce qu'elle appelait son influence morale ; elle ne voulait être étrangère à rien ; elle entendait se mêler à l'action politique, sans permettre toutefois que la politique fût autre chose qu'un moyen de servir sa propagande sociale. MM. Lanjalley et Corriez, auteurs d'une histoire du 18 mars, prétendent qu'avant de rédiger le manifeste du 28 février, le Comité central s'était adjoint quelques membres du Conseil fédéral de l'Internationale, à titre de membres libres, afin de contrebalancer l'influence de l'élément violent et exalté qui existait en lui. Le Comité central n'appelait pas les membres de l'Internationale pour lui servir de modérateurs ; il ne craignait pas, à ce point, sa propre violence ; il faisait le 28 ce qui était déjà dans ses arrière-pensées le 24, mais il acceptait volontiers le concours de l'Internationale pour expliquer et couvrir la transformation apparente de sa politique.

Quant à l'Internationale, dont le comité dirigeant était composé d'hommes très-avisés, elle était fort éloignée des idées de résistance. Voici un document qui le prouve :

Parts, 28 février.

De nombreuses délégations se sont présentées à la Corderie depuis qu'il est question de l'entrée des Prussiens et ont déclaré qu'elles pensaient trouver là une organisation militaire toute prête pour marcher contre l'envahisseur lorsqu'il mettrait le pied dans Paris.

Les membres présents ayant prié les délégués d'indiquer quels groupes ils représentaient, il a été cité des noms de citoyens qui n'ont reçu aucun mandat des comités constituant la réunion de la Corderie : Association internationale des travailleurs. — Chambre fédérale des sociétés ouvrières. — Délégation des vingt arrondissements.

Dans ces circonstances, les trois groupes de la Corderie informent les travailleurs de Paris qu'ils n'ont donné mandat à personne au sujet d'une action contre les Prussiens.

Les membres présents croient de leur devoir de déclarer que, dans leur pensée, toute attaque servirait û désigner le peuple aux ennemis de la révolution, monarchistes allemands ou français, qui noieraient les revendications sociales dans un fleuve de sang.

Nous nous souvenons des lugubres journées de juin.

Les membres de la commission :

HENRI GOULLÉ, PINDY, JULES VALLÈS, ROCHAT, ROUEYROL, LÉO MEILLET, CH. BESLAY, AVRIAL, ANTOINE ARNOUD.

 

Le Gouvernement avait formé, autour de la partie de Paris occupée par les Prussiens, deux cordons de troupes, fournis, le premier, par les régiments du général Faron, le second par la garde nationale. La garde nationale se prêta peu à ce service, malgré une haute paie ; cependant lés deux cordons furent formés, et ne furent franchis, surtout pendant la première journée, que par un nombre de curieux tout à fait insignifiant. Il avait été verbalement stipulé que les Prussiens pourraient visiter, individuellement et sans armes, le Louvre et les Invalides ; en conséquence, le gouvernement avait fait fermer toutes les grilles du jardin des Tuileries, de la place du Carrousel et de la cour du Louvre. On avilit même tendu des toiles pour isoler plus complètement le Louvre, et dérober à l'ennemi la vue de Paris, aux Parisiens celle de l'ennemi. A l'intérieur de la ville, les cafés, les magasins étaient fermés ; la plupart portaient cette inscription : Fermé pour cause de deuil national. Peu ou point de voitures ; à peine quelques passants : une ville morte. La Bourse était déserte ; les kiosques sans journaux. Trente-sept journaux, d'opinions les plus diverses, avaient publié une déclaration commune, annonçant qu'ils ne paraîtraient point, et engageant les citoyens au calme et à la dignité. Aucun d'eux ne publia de compte-rendu. Dans la nuit, des mains inconnues avaient couvert d'un voile noir la figure des statues de la place delà Concorde. Quelques maisons avaient aussi arboré des drapeaux noirs. L'avant-garde des Prussiens entra dans la grande avenue des Champs-Elysées, le 1er mars, à huit heures, sans passer sous l'Arc-de-Triomphe, dont le grand arc avait été rendu inaccessible au moyen de pierres et de décombres. Elle était précédée d'un état-major fort nombreux, qui poussa jusqu'à la place de la Concorde, et en fit plusieurs fois le tour comme pour en prendre possession. Un régiment, qui semblait être une seconde avant-garde, entra vers dix heures et demie. L'empereur, pendant ce temps-là, passait le gros de l'armée en revue sur le terrain de courses de Longchamp. Il retourna ensuite à Versailles, avec le prince impérial, et n'entra jamais dans Paris. Le corps d'occupation avec ses fifres et ses tambours descendit, vers trois heures, la grande avenue des Champs-Elysées. Énorme affluence d'officiers de toutes armes, parce qu'ils avaient, en grand nombre, demandé l'autorisation de se joindre à l'état-major du général de Kammecke, qui commandait le corps d'occupation. M. de Bismarck ne vint que le lendemain, en calèche, et ne dépassa pas l'avenue de la Grande-Armée.

Les Prussiens arrivèrent avec tout l'appareil de la guerre, comme des soldats qui vont au feu et non à la parade. Leur matériel, ambulances, télégraphes, caissons, voilures à fourrage, encombra le palais de l'Industrie, la rotonde des Panoramas et le Cirque. Une quantité de soldats et d'officiers furent logés chez l'habitant. Le général de Kammecke établit son quartier général dans l'hôtel de la reine Christine. Les soldats allemands, très-surveillés par leurs chefs, et peut-être se sentant sur un terrain rainé de toutes parts, ne se rendirent coupables ni de sévices, ni de provocations, ni de déprédations. Sur le rond-point des Champs-Elysées, pendant que les Prussiens exécutaient la retraite aux flambeaux, un passant les siffla ; poursuivi, il escalada une barricade de planches, qui se trouvait là pour une construction. Les Prussiens enfoncèrent la porte de la maison voisine pour le chercher et blessèrent le concierge et quelques personnes, des passants ou des voisins. Du côté de la Manutention, une pierre fut lancée contre un soldat prussien et lui creva l'œil. Le coupable fut saisi et exécuté sur place. Dans la ville, on donna la chasse à des Alsaciens, qu'on prenait pour des Allemands ; quelques-uns coururent des dangers sérieux. Des femmes de mauvaise vie furent fouettées pour s'être approchées des soldats prussiens. Les clubs siégeaient en permanence ; on y éclatait en menaces ; il y eut même quelques folles démonstrations ; on roula jusque dans la salle de la Marseillaise des tonneaux de poudre, avec lesquels on voulait, disait-on, faire sauter le palais de l'Elysée. Des artilleurs de la garde nationale, aidés de femmes et d'enfants, mirent en batterie cinq pièces de canon sur la plate-forme du Moulin de la Galette, en vue de l'armée prussienne.

Mais le plus grand danger, celui qui effrayait le plus le Gouvernement et ie général Vinoy, venait de l'article qui permettait aux Prussiens de visiter le Louvre et les Invalides. Le général Vinoy se déclara prêt à exécuter la convention en ce qui concernait la visite des Invalides ; mais il montra les dangers courus par les visiteurs qui s'aventureraient si loin de la partie occupée, et ajouta que, désarmé comme il l'était, en présence d'une foule irritée et armée, il ne pouvait pas être responsable des suites de leur imprudence. M. de Kammecke céda sur ce point. Il insista pour que son armée pût entrer dans le Louvre. Le général Vinoy lui représenta que les galeries n'avaient plus aucun intérêt ; que poulain le siège, M. Jules Simon avait fait détacher et rouler les principales toiles pour les déposer dans des galeries à demi souterraines qui paraissaient inaccessibles aux obus et aux boulets. Les Prussiens ne verraient que des cadres vides. Quant aux musées de sculpture situés au rez-de-chaussée, M. Jules Simon en avait fait murer et blinder les fenêtres ; ils se trouvaient momentanément transformés en caveaux obscurs.

Il fut, en conséquence, arrêté qu'on visiterait la cour carrée, mais qu'on n'entrerait pas dans les galeries. On y entra pourtant ; des officiers, trouvant une porte ouverte, pénétrèrent dans la galerie d'Apollon. Ils eurent même l'imprudence d'ouvrir la fenêtre qui donne sur le balcon de Henri III, et de s'y presser pour contempler l’admirable, point de vue que forment les quais, la Seine et la Cité. Dès que la foule, qui encombrait les ponts et les rues, aperçut ces uniformes, une acclamation immense de colère et de défi partit de son sein. On jeta des pièces de deux sous en criant : Voilà le commencement des trois milliards ! Près de trois cent mille gardes nationaux armés erraient alors par la ville ; un seul coup de fusil pouvait amener un massacre et renouveler la guerre.

La paix fut ratifiée à Bordeaux par l'Assemblée le jour même de l'entrée des Prussiens, le 1er mars. On en reçut la nouvelle à Paris à sept heures du soir. L'occupation n'aurait duré qu'un seul jour, si les Prussiens s'étaient contentés de la dépêche télégraphique ; elle n'aurait duré qu'un jour et demi s'ils s'étaient retirés à l'heure même où l'instrument authentique de la ratification parvenait au ministère des Affaires étrangères. M. de Bismarck, par des lenteurs et des formalités, parvint à la faire durer deux jours. On a dit que l'empereur Guillaume voulait faire une entrée solennelle aux Champs-Elysées, ayant à ses côtés M. de Moltke et M. de Bismarck, et que le 3 mars était le jour désigné. Qu'il ait eu ou non cette fantaisie cruelle et périlleuse, il fallut y renoncer devant le texte formel de la convention. L'évacuation commença le 3 mars, de bonne heure ; elle eut lieu sans incident ; à midi elle était terminée. La foule se précipita dans les Champs-Elysées, désertés par l'ennemi. Les cafés où les Prussiens s'étaient attablés, le café Dupont, le restaurant Le Doyen, furent dévastés et pillés par une bande de misérables. Une compagnie de marche d'un des bataillons de la garde nationale suffit pour rétablir l'ordre.

Le Comité central n'était pas resté inactif pendant les deux journées de l'occupation allemande. Il se sentait d'autant plus libre d'agir, que tous les soldats de la division Faron étaient employés à entourer et à surveiller les Prussiens. A partir de l'évacuation il déploie une activité nouvelle, comme s'il avait hâte d'achever ses préparatifs de guerre civile. Le 3 mars, il lance quatre bataillons sur le poste des Gobelins occupé par les gardiens de la paix, désarme les soldats, s'empare de leurs fusils et de l'énorme quantité de munitions renfermée dans l'établissement ; le 4, il enlève 29 obusier ? du parc de La Villette ; deux jours après, il met la main sur 2.000 fusils appartenant aux soldats blessés ou malades en traitement à l'hôpital Saint-Antoine. Le 10, il charge trois bataillons de saisir les canons déposés au Luxembourg ; l'entreprise ne réussit pas ; le 14, il fait arrêter un convoi de treize voitures portant de la poudre, la dernière voiture seulement reste entre ses mains. Le 16, il en veut aux poudrières du neuvième secteur ; le 131e de marche, qui est chargé de s'en rendre maître, recule devant l'attitude énergique du 21e bataillon. Le Comité est partout ; c'est lui qui suscite des émeutes dans la garde mobile, lui qui met la main sur les poudres de l'État emmagasinées dans les bastions, lui qui, pour mieux organiser la lutte prochaine contre l'armée régulière, fait retirer les canons qu'il avait d'abord déposés place des Vosges, pour les transférer sur les hauteurs de Belleville et de Montmartre ; lui qui fait attaquer Sainte-Pélagie dans le but d'en retirer les prisonniers arrêtés à la suite du 31 octobre et du 22 janvier ; lui enfin qui ne cesse de diriger contre la ligne des tentatives d'embauchage, activement secondé dans cette œuvre par les anciens mobiles de la Seine et les libérés des autres catégories. Le 11 mars, on apprend dans Paris que l'Assemblée siégera à Versailles, que Blanqui et Flourens 'sont condamnés à mort par contumace pour leur participation à l'émeute du 31 octobre ; que l'autorité vient de supprimer six journaux : le Vengeur, de Félix Pyat, le Cri du Peuple de Jules Vallès, le Mot d'Ordre, de Rochefort, le Père Duchesne, de Vermersch, la Caricature, de Pilotell, et la Bouche de fer, de Paschal Grousset. Le général Vinoy pense avec trop de raison que ces nouvelles ne peuvent manquer d'exaspérer les fédérés ; il prévient tous les commandants de secteurs de redoubler de vigilance. Dès le lendemain, en effet, le Comité publie une adresse à l'armée, qui est une provocation formelle à la révolte. C'est une affiche rouge, placardée sur tous les murs de Paris ; en voici le texte :

À L'ARMÉE

Les délégués de la garde nationale de Paris.

Soldats, enfants du peuple !

On fait courir en province des bruits odieux.

Il y a à Paris 300.000 gardes nationaux, et cependant on y fait entrer des troupes que l'on cherche à tromper sur l'esprit de la population parisienne. Les hommes qui ont organisé la défaite, démembré la France, livré tout notre or, veulent échapper à la responsabilité qu'ils ont assumée, en suscitant la guerre civile. Ils comptent que vous serez les dociles instruments du crime qu'ils méditent.

Soldats citoyens, obéirez-vous à l'ordre impie de verser le même sang qui coule dans vos veines ? Déchirerez-vous vos propres entrailles ? — Non, vous ne consentirez pas à devenir parricides et fratricides !

Que veut le peuple de Paris ?

Il veut conserver ses armes, choisir lui-même ses chefs, et les révoquer quand il n'a plus confiance en eux.

Il veut que l'armée soit renvoyée dans ses foyers pour rendre au plus vite les cœurs à la famille et les bras au travail.

Soldats, enfants du peuple, unissons-nous pour sauver la République. Les rois et les empereurs nous ont lait assez de mal. Ne souillez pas votre vie. La consigne n'empêche pas la responsabilité de la conscience. Embrassons-nous à la face de ceux qui, pour conquérir un grade, obtenir une place, ramener un roi, veulent nous faire entr'égorger.

Vive à jamais la République !

Voté dans la salle du Vaux-Hall, le 10 mars 1871.

 

Il n'y avait point de signatures. L'affiche était lue avec enthousiasme dans les quartiers où les fédérés dominaient, et non sans une certaine sympathie dans les quartiers dévoués à l'ordre. La population parisienne, dans sa très-grande majorité, est républicaine, et les républicains même les plus conservateurs n'étaient pas rassurés sur l'avenir de la République, mis entre les mains de M. Thiers. La perspective d'une lutte sanglante entre la troupe et les fédérés les faisait frémir ; ils se demandaient quel parti ils devaient prendre dans cette collision, eux qui n'avaient point adhéré à la fédération, et qui ne se sentaient pas de confiance pour le gouvernement régulier. Même parmi eux, la suppression des six journaux n'était pas populaire. Les conservateurs de toutes nuances, en y comprenant les conservateurs monarchiques, persistaient à vouloir la liberté de la presse. Il est à remarquer que la population parisienne s'est toujours montrée unanime sur cette question, sans distinction de parti. Pendant le siège, la suppression d'un journal qui livrait les secrets du Gouvernement fut tellement impopulaire qu'il parut impossible d'y persister. Le maire de Paris, le préfet de police, adressent cette dépêche au ministre de l'intérieur et au commandant en chef :

L'arrêté de suppression excite une agitation sérieuse et qu'il ne faut pas dédaigner. Beaucoup de groupes, même dans les quartiers paisibles. On posa une affiche rouge, à l'armée, qui est un appel à la désobéissance et à l'insurrection. Les soldats la lisent volontiers, cela peut devenir grave ; ne pourrait-on pas arrêter l'affichage ?

Le préfet de police écrit au général en chef, le 12 mars, à quatre heures du matin :

Je fais disparaître comme je peux l'affiche à l'armée, mais les adjudants-majors devraient la faire arracher des murs des casernes.

M. Charles Yriarte, dans son livre intitulé : les Prussiens à Paris, raconte qu'il tenta d'arracher une de ces affiches, apposée sur un des piliers de la rue de Rivoli. Il fut en un instant entouré par la foule, menacé, heurté et violemment malmené. Il semblait, dit-il, que la population tout entière fit cause commune avec l'émeute ; une sorte de faiblesse poussée jusqu'à la lâcheté nous laissait tous rouler à l'abîme.

Le général d'Aurelles de Paladines, désigné depuis plusieurs jours pour le poste de commandant supérieur de la garde nationale, mais retenu à Bordeaux par ses devoirs de député et de membre de la Commission des quinze, était accouru à Paris aussitôt après la ratification du traité de paix. Sa nomination officielle est du 'à mars. Elle fut annoncée de Bordeaux au Comité central, par une lettre de Cluseret, où on lit ces paroles : Le général d'Aurelles de Paladines est, après Gambetta et Trochu, l'homme le plus coupable envers la France. C'est lui qui a livré l'armée de la Loire à l'ennemi suis combattre, car on ne peut donner le nom de combat à sa fuite honteuse. Il devrait passer devant un conseil de guerre, et c'est lui que M. Thiers choisit pour mettre à votre tête ! Et de quel droit celte nouvelle insulte ? Où est le mandat de M. Thiers et celui de l'Assemblée qui lui a conféré ses pouvoirs ? Élue par les paysans pour un objet déterminé : traiter de là honte de la France aux frais des villes, elle a accompli son triste mandat. Maintenant, elle n'est plus rien qu'un groupe de factieux. La source de tout pouvoir, et le seul pouvoir à Paris, c'est vous, gardes nationaux de la Seine, vous, le peuple avancé... Le jour même de son arrivée à Paris, 4 mars, le général d'An relies convoqua à l'état-major les chefs de bataillon. Un très-petit nombre d'entre eux répondirent à son appel. Le général publia un ordre du jour où il parlait de discipline cl de répression. Mon premier devoir est d'assurer le maintien de l'ordre, le respect des lois et de la propriété. Il est nécessaire que le travail répare le plus tôt possible les malheurs de la guerre. L'ordre seul peut nous ramener la prospérité. J'ai la ferme volonté de réprimer avec énergie tout ce qui pourrait porter atteinte à la tranquillité de la cité. Il n'y a rien à redire à ces paroles, mais elles n'étaient pas faites pour apaiser les esprits. Le général avait la volonté de réprimer et de punir les fauteurs de troubles ; il n'en avait pas le moyen ; tout le monde le savait, et les fédérés mieux que personne. Pour bien montrer qu'ils ne tenaient aucun compte du général qu'on leur donnait, ils s'empressèrent d'élire des généraux. Ils le firent sans mot d'ordre, à la hâte, en guise de protestation, et dans une telle confusion qu'on ne savait plus si le général en chef était Darras, ou Henri, ou Duval. Darras devint plus tard intendant, ou quelque chose de pareil, sous la Commune. Duval est cet ouvrier transformé en général que Vinoy fit fusiller après une des premières rencontres, et qui eut au moins le mérite de mourir en homme de cœur. Quant à Henri, qui fut plus tard chef de l'état-major de Bergeret, il exerça à la suite de sa nomination, le 5 mars, une certaine autorité ; il eut son état-major, et même, à l'imitation de Flourens, ses gardes du corps. C'est lui qui prit le commandement à la Chaussée-du-Maine, dans la journée du 18 mars. Une réunion tenue au Vaux-Hall, lieu d'où partaient ordinairement les résolutions sérieuses, acclama Garibaldi comme général en chef. C'était un général in partibus, mais on lui donnait des lieutenants très-effectifs dans les personnes de Piazza et de Brunel. Ce qui ressort le plus évidemment de toutes ces élections de généraux, c'est que le général d'Aurelles de Paladines, ou tout autre chef que le Gouvernement nommerait à sa place, ne serait pas obéi. Le Gouvernement avait voulu un homme résolu, il l'avait ; mais qu'est-ce que la volonté-sans la force ? C'était aussi un homme résolu que le général Valentin, nommé douze jours après préfet de police. Ces deux nominations, d'Aurelles et Valentin, ne paraissaient rassurantes que parce qu'on ne connaissait ni la puissance des fédérés, ni la désorganisation et l'anéantissement de ce qu'on prenait pour l'armée de l'ordre. Tout s'écroulait. L'Assemblée allait venir, dans quelques jours, siéger à Versailles ; la majorité, animée comme elle l'était contre Paris, décidée, comme elle le disait, à ne plus souffrir que Paris envoyât tous les six mois à la province un gouvernement tout fait, ne pouvait manquer de prendre des résolutions violentes. Il fallait en finir avant son arrivée. M. Thiers résolut de tenter un grand effort pour rentrer en possession des canons. S'il réussissait, l'autorité reprenait le dessus, tout devenait facile. S'il échouait, il se retirait à Versailles pour y reconstituer l'armée, et préparer la reprise de Paris. Tout était préférable à la prolongation d'une crise qui mettait le Gouvernement en présence de l'émeute organisée, des conservateurs indifférents, et de l'armée prête à lever la crosse en l'air, ou à fraterniser avec la révolte.