LE GOUVERNEMENT DE M. THIERS

8 FÉVRIER 1871 - 24 MAI 1873

 

CHAPITRE III. — PRÉLIMINAIRES DE PAIX.

 

 

Pendant la guerre, il s'était formé en France deux courants d'idées opposés, aussi violents l'un que l'autre ; ceux-ci voulant la guerre à outrance, la guerre jusqu'à l'extermination ou la victoire, et ceux-là désirant ardemment la paix, et résignés à la subir au prix de cruels sacrifices. Le Gouvernement de la Défense, objet en toutes choses d'accusations contradictoires, a été maudit par les uns pour avoir voulu la paix, et condamné par les autres pour avoir, disent-ils, retardé la paix en retardant la convocation d'une assemblée. R est certain que la Délégation de Tours et Bordeaux était, en majorité, pour la guerre à outrance, et que le Gouvernement siégeant à Paris a constamment désiré la paix.9Cette différence d'opinions a éclaté dans les derniers jours ; elle était sensible dès le commencement, sans amener un désaccord dans la pratique, parce que les Prussiens se montrèrent décidés à abuser de la victoire. On était aussi incapable, à Paris, d'accepter une paix honteuse, qu'on l'eût été, à Bordeaux, de refuser une paix honorable. Les efforts tentés à Ferrières, par M. Jules Favre, et à Versailles par M. Thiers, pour obtenir un armistice, n'ayant pas abouti, le Gouvernement de Paris prit la résolution d'attendre le secours que Bordeaux ne cessait dp promettre, et de soutenir le siège jusqu'au moment où la famine y mettrait fin. Convoquer une assemblée sans armistice, quand le tiers de la France était envahi, et mettre entre les mains de cette réunion d'hommes, appelés très-irrégulièrement, peut-être inconnus les uns aux autres, nécessairement troublés par la gravité des événements et la responsabilité immense, lui mettre entre les mains la direction des armées ou la négociation de la paix, cela paraissait à tous les esprits l'approfondissement de notre désorganisation matérielle et morale, presque l'équivalent d'une reddition à merci. Le 14 janvier, un ami particulier de M. Thiers, sachant que le siège allait finir parce que la famine était imminente, lui écrivit de Paris une lettre tout à fait privée, pour lui demander s'il ne serait pas possible, dans la situation des départements, de convoquer immédiatement une assemblée en réservant la place des députés que Paris nommerait après la levée de l'état de siège. C'est le seul moyen, disait-il, d'avoir un négociateur pour la paix qui n'ait pas à traiter en même temps de la reddition de la place. Le jour où le général Trochu se rendra à Versailles, et ce jour n'est pas éloigné, puisque nous n'avons plus rien, M. de Bismarck va lui demander la France. La bataille de Buzenval précipita tout, acheva tout.

Il est à remarquer que, pendant toute la durée du siège, le Gouvernement ne put faire de démarches pour la paix qu'en se cachant, fl n'en fit plus après le 31 octobre. La population voulait la guerre pour la guerre et conservait l'espoir de vaincre. Tout le monde s'était enrôlé dans la garde nationale ; on avait eu pour les régiments de marche, et sur-le-champ, plus d'engagements qu'il n'en fallait. Ces soldats improvisés ne demandaient qu'à s'instruire, à servir aux avant-postes, à faire des sorties. Ils étaient affolés de l'idée que la garde nationale pouvait vaincre l'armée prussienne. Ils ne redoutaient que devoir le Gouvernement entrer en pourparlers avec les assiégeants. Quand M. Jules Favre alla à Ferrières, il cacha son départ à la population et à la majeure partie du Gouvernement. Son rapport, publié quelques jours après, obtint un succès universel, moins pour le courage du négociateur, que tout le monde d'ailleurs admira, que parce qu'on y trouvait de nouveaux griefs contre la Prusse, et de nouveaux motifs de s'encourager dans la résistance. La fatale journée du 31 octobre fut faite à ce cri : Pas d'armistice ! L'émeute du 31 octobre réussit en effet à rendre l'armistice impossible ; elle ne réussit qu'à cela. Les mêmes meneurs, pour les mêmes motifs, firent la journée du 22 janvier. Au moins le 31 octobre, on pouvait conserver des espérances ; on avait des vivres ; des secours étaient promis. Le crime était de placer à cette date une explosion de haine contre la bourgeoisie, et la démence était de vouloir remplacer le général Trochu par M. Gustave Flourens. Mais quand on fit l'émeute du 22 janvier, nous n'avions plus de pain, on ne pouvait plus espérer de secours, on ne pouvait plus se tromper, après l'épreuve de Buzenval, sur nos ressources militaires ; cependant, on tira le fusil contre le Gouvernement. Une seconde fois, M. Jules Favre fut obligé de se cacher comme un voleur pour accomplir la tâche la plus pénible qui pût être imposée à son ardent patriotisme. Dans cette population menacée de mourir de faim tout entière, à bref délai, le moindre bruit de négociation soulevait des cris de colère. Il y avait des provisions, mais on les cachait pour affamer le peuple et le forcer à se rendre ! Un officier écrivait dans un journal : Vous avez des provisions pour six mois ! On avait été battu à Buzenval, mais par la faute des généraux. La sortie n'avait pas été vraiment torrentielle ! Les journaux révolutionnaires imprimaient tous les matins que, quand le peuple entier marche, il est invincible. Six semaines plus tard, à Bordeaux, dans cette séance du 10 mars où M. Thiers apporta les préliminaires de la paix, comme il ne cessait de dire aux héroïques, aux belliqueux, qui ne voulaient rien entendre : Et le moyen ! et le moyen !Le moyen, lui répondirent des hommes éclairés, intelligents — voir le compte rendu officiel de la séance —, le moyen ! On vous l'apprendra si vous l'ignorez. La levée en masse ! Que les 750 députés se mettent à la tête de la nation armée, et nous culbuterons l'ennemi ! Cela se disait le 10 mars, par des députés, après plus d'un mois de réflexion, avec l'état de nos troupes et de nos armements sous les yeux. Faut-il s'étonner qu'à Paris, au moment du coup d'assommoir qui faisait perdre la raison aux plus forts, lorsqu'il fut manifeste que le Gouvernement négociait, un cri se soit élevé dans toute cette grande ville décimée par l'épidémie et par le feu, à demi mourante de faim : Nous sommes trahis !

Ce cri eut de l'écho en province. C'est une des plus grandes injustices de l'histoire. On disait unanimement que la population s'était immortalisée ; mais beaucoup ajoutaient que le Gouvernement avait trahi parce qu'il avait capitulé ; les plus modérés l'accusaient d'incapacité et de faiblesse. On s'étonnait de la chute : il aurait fallu s'étonner qu'elle n'eût pas eu lieu trois mois plus tôt. Ce Gouvernement incapable avait mis en état les falsifications ; il avait créé une armée qui, quoique improvisée, et ne pouvant pas avoir la solidité des vieilles troupes, fit parfaitement le service de place, et montra de l'entrain et du courage quand on la déploya sous le feu de l'ennemi ; il avait fait durer les vivres au delà de toute espérance ; il avait tenu tête à deux émeutes ; il n'avait, après la révolution du 4 septembre, ni versé une goutte de sang, ni ordonné une arrestation, ni fait un acte quelconque de vengeance ; il avait assuré dans Paris, pendant cinq mois, l'ordre matériel. Paris n'avait été ni pris, ni rendu : il avait été affamé. Le Gouvernement avait prolonge ti longtemps la résistance, qu'il ne fui restait plus de temps pour négocier. Tous les magasins publics étaient vides, les routes étaient rompues ; l'ennemi le savait ! Un retard d'un jour ou deux pouvait causer une des plus effroyables famines dont on eût gardé le souvenir. La convention d'armistice fut moins dure qu'on ne devait le craindre dans de pareilles circonstances, et c'est méconnaître la vérité que de n'en pas attribuer tout le mérite à M. Jules Favre.

Il ne serait pas moins injuste de nier le service que le Gouvernement rendit à la France, en faisant procéder aux élections avec une liberté complète, et une telle promptitude, que l'Assemblée put tenir sa première séance quatorze jours après la date du décret de convocation. La principale mission de cette Assemblée une fois réunie, quelques-uns disaient : sa seule mission, était de délibérer.sur la paix ou sur la guerre. On n'avait que douze jour3 pour prendre un parti : l'armistice expirait le 22 février.

La paix avait des adversaires dans l'Assemblée. Nous en savons le nombre ils étaient 107. Il y avait sans doute parmi eux des hommes sincères qui, croyant de bonne foi que la France pouvait encore lutter avec des chances de succès, regardaient le traité de paix comme une lâcheté et une trahison. Il y avait aussi des députés de l'Alsace et de la Lorraine, qui ne pouvaient se résigner à comprendre la vérité, ou peut-être à s'avouer à eux-mêmes qu'ils la comprenaient. M. Thiers eut un mot terrible pour une troisième classe de partisans de la guerre qui venaient courtiser à la tribune une fausse popularité au risque de perdre leur pays. La France certainement pouvait encore lutter, mais elle ne pouvait plus vaincre. Nous avions été battus, et on peut dire, écrasés dans la période de guerre qui venait de finir ; comment pouvions-nous sérieusement espérer la victoire dans une période nouvelle, quand nous avions perdu trente et un départements, Strasbourg, Metz, Paris, une partie des généraux et quatre cent vingt mille hommes prisonniers en Allemagne, sans compter les hommes tués sur le champ de bataille ? Ceux qui voulaient encore combattre disaient qu'il nous restait 200.000 hommes. Mais de quelles troupes ? et avec quels officiers ? Nous avions encore, suivant eux, un bon matériel. Qui aurait osé comparer ce qui restait dans nos arsenaux, ce que nous avions dans nos camps, avec les immenses ressources de l'Allemagne, et les cinq cent mille hommes disciplinés, aguerris, bien commandés, qu'elle pouvait mettre immédiatement en ligne contre nous ? On parlait de levée en masse ; mais ce ne sont que des mots. Une multitude n'est pas une armée. Des hommes qui ne savent ni marcher, ni tirer, ni soutenir le feu, ni braver la fatigue et les privations, sont une faiblesse et non une force. Elle était faite, la levée en masse ; l'épreuve était complète ! M. Gambetta avait tiré de la nation avec une vigueur admirable tout ce qu'elle pouvait et voulait donner. La révolution, disait-on, avait vaincu le monde par la levée en masse. La révolution a commencé par des victoires, parce qu'elle avait à sa dis position la vieille armée française, disciplinée, aguerrie, et Dumouriez pour la commander. Quand elle a opposé à l'Europe des recrues, commandées par des généraux de rencontre, elle a subi une suite de revers qui ont mis la patrie à deux doigts de sa perte. Et pourtant la science de la guerre était loin de la perfection où le génie de Napoléon la porta quelques années après. Aujourd'hui les voies ferrées, la transformation des armes donnent à une armée bien commandée, et fournie d'un grand et bon matériel de guerre, une puissance contre laquelle la simple supériorité du nombre ne peut rien. Les Allemands avaient contre nous, au commencement de février 1871, la supériorité du nombre, la supériorité du commandement, la supériorité des ressources en matériel de guerre et en argent. Ils avaient la force morale que donnent six mois de succès inouïs. La lutte que nous aurions continuée aurait été terrible pour eux ; pour nous, elle aurait été mortelle. La France, en traitant, pouvait compter qu'elle se relèverait un jour, comme la Prusse elle-même se relevait, soixante ans après Iéna ; en continuant la guerre, elle se condamnait au sort delà Pologne. Espérait-on que l'Europe interviendrait pour nous sauver ? Était-elle intervenue après le 4 septembre ? On put mesurer, au cours de la négociation, l'étendue des secours que nous réservait la diplomatie européenne. Tout le monde nous plaignait, et tout le monde nous laissait égorger. En Russie, le peuple était pour nous ; l'empereur était pour son oncle, l'empereur d'Allemagne. Il lui recommandait la modération dans la victoire ; mais il déclarait à l'Autriche, dont les sympathies nous étaient acquises, que si elle se mettait du côté de la France, il se mettrait, lui, du côté de la Prusse. L'Italie, que tant de raisons devaient rattacher à nous, s'effrayait déjà de la puissance du parti clérical dans l'Assemblée, et comprenait que, si ce parti doublement aveugle arrivait au pouvoir, il mettrait nos armées au service du Pape. L'Espagne, très-sympathique, mais en proie à des déchirements intérieurs, ne pouvait rien. L'Angleterre, aussi impolitique que l'avait été le Gouvernement français après Sadowa, ne nous accorda que son appui moral, et le donna seulement à la fin des négociations, quand il ne pouvait plus servir qu'à irriter M. de Bismarck, sans aucun profit pour nous.

Le patriotisme, dans les circonstances où nous nous trouvions, conseillait, ordonnait de subir la paix. On parlait de paix déshonorante, de paix honteuse : la résistance de Paris, la glorieuse lutte de la province mettaient l'honneur à l'abri. Sans doute, s'il avait fallu, pour avoir la paix, sacrifier l'avenir de la France ; mourir pour mourir, mieux valait mourir eu combattant. Si, au contraire, en acceptant pour la génération présente toutes les calamités, on conservait le droit de compter sur l'avenir, le véritable honneur était de se soumettre à un désastre que l'Empire avait organisé de ses propres mains. L'unique préoccupation des hommes sérieux, des vrais patriotes, était celle-ci : avoir un lendemain !

Quelles seraient les prétentions de la Prusse ? Elle demanderait une rançon énorme, peut-être une diminution de nos forces en effectif et en forteresses, certainement une cession de territoire. Nous ne pouvions conserver aucune illusion sur ce dernier point. Mémo avant la guerre, on savait que la Prusse menaçait l'Alsace et la Lorraine. On en riait aux Tuileries ! Quand le général Ducrot, qui commandait à Strasbourg, avertissait le Gouvernement impérial des propos qui se tenaient à Berlin, des études qu'on y faisait pour préparer une campagne d'invasion, on en riait ! L'Allemagne avoua tout haut ses prétentions dès nos premiers désastres. Circonstance à noter : l'Europe se tut. Le lendemain de Sedan, M. de Bismarck dit au général de Wimpffen, qui avait pris le commandement à la dernière heure : C'en est assez, il faut que la France soit châtiée de son orgueil, de son caractère agressif et ambitieux. Nous voulons pouvoir enfin assurer la sécurité de nos enfants et, pour cela, il faut que nous ayons entre la France et nous un glacis : il faut un territoire, des forteresses et des frontières qui nous mettent, pour toujours, à l'abri de toute attaque de sa part.

Quelques jours après, a lieu l'entrevue de Ferrières. Voici un passage de la conversation entre M. de Bismarck et M. Jules Favre :

— Vous nous avez déclaré la guerre sans motif, dit le chancelier, et dans l'unique dessein de nous prendre une partie de notre territoire. L'Allemagne, qui n'avait pas cherché cette occasion, l'a saisie pour sa sécurité, et cette sécurité ne peut être garantie que par une cession de territoire. Strasbourg est une menace perpétuelle contre nous. Il est la clef de la raison et nous la voulons.

J'ai répliqué : — Alors, c'est l'Alsace et la Lorraine.

Le comte a répondu : — Je n'ai pas parlé de la Lorraine. Mais quant à l'Alsace, je suis très-net. Nous la regardons comme absolument indispensable à notre défense.

 

M. de Bismarck, à un autre moment, dans cette même entrevue, parla de la Lorraine. Rie déclare expressément dans une lettre écrite par lui à Ferrières, le 24 septembre, pour rectifier quelques-unes des assertions contenues dans le rapport de M. Jules Favre, et qui fut publiée en allemand dans le North German Correspondant.

J'ai déclaré expressément à M. Jules Favre que je me refusais à entamer le sujet de la nouvelle frontière réclamée par nous, jusqu'à ce que le principe d'une cession de territoire eût été ouvertement reconnu par la France. Comme conséquence de cette déclaration, la formation d'un nouveau département de La Moselle, contenant les circonscriptions de Strasbourg, Château-Salins, Sarreguemines, Metz et Thionville, fut mentionnée par moi, comme un arrangement conforme à nos intentions....

 

M. Jules Favre, rectifiant à son tour les rectifications de M. de Bismarck, résume ainsi, dans une circulaire adressée aux représentants de la France à l'étranger, cette partie si importante de la conférence :

J'ai reconnu que sur ce sujet le chancelier de la Confédération du Nord m'avait opposé, dès les premiers mots, une sorte de fin de non-recevoir tirée de ma déclaration absolue que je ne consentirais à aucune cession de territoire ; mais mon interlocuteur ne peut pas avoir oublié que, sur mon insistance, il s'expliqua catégoriquement, et mentionna, pour le cas où le principe de la cession territoriale serait admis, les conditions que j'ai énumérées dans mon rapport : l'abandon par la France de Strasbourg avec l'Alsace entière, de Metz et d'une partie de la Lorraine.

 

Les intentions de l'Allemagne étaient si bien connues de tout le monde en France, que M. Michel Chevalier, dans une lettre écrite à M. Gladstone le 12 septembre, en parlait ainsi : La conquête de l'Alsace et de la Lorraine par la Prusse est une affaire de caprice. Nancy est aussi Français que Paris, et les deux capitales de l'Alsace, Strasbourg et Mulhouse, à peu près autant. L'Allemagne n'a aucun intérêt à s'incorporer l'Alsace et la Lorraine, qui sont en dehors de sa topographie et de son hydrographie.

On pouvait, d'ailleurs, avant la conclusion de la paix, constater un fait frappant et significatif. Quand l'Allemagne envahissait un pays qu'elle voulait conserver, elle y mettait aussitôt des institutions allemandes définitives. Quand, au contraire, à ses yeux, l'occupation n'était que provisoire, elle nommait un administrateur qui laissait subsister les institutions françaises. Les alarmes des populations lorraines n'étaient pas moins rives que celles des populations alsaciennes. Les unes et les autres s'étaient traduites, à Bordeaux, par une déclaration que M. Keller se chargea de porter à la tribune, dans la séance du 17 février, quelques heures avant le vote qui confia le Gouvernement de la France à M. Thiers. Elle était signée par tous les députés du Bas-Rhin, du Haut-Rhin, de la Moselle et de la Meurthe, au nombre de trente-cinq. L'Alsace et la Lorraine ne veulent pas être aliénées... Tous unanimes, les citoyens demeurés dans leurs foyers, comme les soldats accourus sous les drapeaux, les uns en votant, les autres en combattant, signifient à l'Allemagne et au monde l'immuable volonté de l'Alice et de la Lorraine de rester françaises. La France ne peut consentir ni signer la cession de la Lorraine et de l'Alsace sans mettre en péril la continuité de son existence nationale et porter elle-même un coup mortel à sa propre imité...

L'émotion de l'Assemblée fut poignante en entendant cette lecture. L'Assemblée avait de grandes choses à faire ce jour-là : il s'agissait de constituer le Gouvernement. On proposa de renvoyer au lendemain l'examen de la proposition de M. Keller. M. Thiers exigea qu'elle fût discutée le jour même.

L'Assemblée doit comprendre que, sur un sujet aussi grave, il faut agir en hommes sérieux.

Il ne faut pas que les paroles nous entraînent ; il faut que nous sachions ce que nous voulons mettre derrière nos paroles.

Il n'y a qu'une chose digue de vous, digne de la France, digne d'un vrai patriotisme ; c'est de prendre votre parti tout de suite pour qu'on sache ce que vous voulez tous. Renvoyer à demain serait une puérilité. Sachez-le bien, vous ne pouvez vous cacher derrière le Gouvernement que vous instituerez. Ayez le courage de votre opinion : ou la guerre, ou la paix.

Je vous promets, si je puis quelque chose sur vos destinées, de vouer, comme d'autres, mes efforts au service du pays, tant que je pourrai lui être utile ; mais je ne saurais, — je vous le dis dès à présent — accepter une mission qu'en honnête homme et en bon citoyen je ne saurais remplir.

Une heure après, M. Beulé, nommé rapporteur pendant l'interruption de la séance, proposait la résolution suivante, qui fut votée à une très-grande majorité :

L'Assemblée nationale, accueillant avec la plus vive sympathie la déclaration de M. Keller et de ses collègues, s'en remet à la sagesse et au patriotisme des négociateurs.

 

C'était un blanc-seing. La nomination de M. Thiers comme chef du pouvoir exécutif eut lieu immédiatement après. La nuit et la journée du lendemain lurent employées par lui à former son cabinet. Il put communiquer à l'Assemblée la composition du nouveau ministère et développer son programme, le dimanche 19. Il partit le même soir, avec M. Jules Favre, pour Paris, ou plutôt pour Versailles, où il se rendit de très-bonne heure, le mardi, 21. Il avait voulu, pour cette fois, y aller seul. Il y trouva une difficulté inattendue.

L'Assemblée avait nommé une commission de quinze membres, qui devait se rendre à Paris pour assister les négociateurs de sa présence et de ses conseils, sans néanmoins partager leur responsabilité, et pour diminuer ainsi autant que possible les inconvénients du séjour de l'Assemblée à Bordeaux, pendant que les conditions de la paix se discutaient à Versailles. Les commissaires avaient eu la pensée de faire demander des sauf-conduits à Londres par M.de Chaudordy, précaution absolument inutile, qui eut le double inconvénient de retarder d'un jour leur voyage, et d'irriter M. de Bismarck, fort préoccupé d'éviter toute intervention des neutres. Ce fut lui qui se chargea de donner ces détails à M. Thiers au début de l'entrevue, avec un emportement à peine tempéré parla courtoisie qu'il se sentait obligé de montrer envers son illustre interlocuteur. Après ce désagréable incident, on convint d'une prolongation d'armistice. M. Thiers écrivait le soir à M Jules Simon ; Je me suis battu tout un jour avec M. de Bismarck. J'ai obtenu une prolongation d'armistice jusqu'à minuit dimanche — on était au mardi — ; il a fallu pour cela une lutte acharnée, ce qui vous prouve que la crise ne saurait je prolonger longtemps. M. de Bismarck, à ce moment-là, voulait enfermer les négociateurs dans de très-courts délais, parce qu'il avait la prétention de faire accepter ses propositions comme un ultimatum ; nous verrons qu'il se relâcha de cette rigueur à la fin des négociations, quand on fut d'accord sur les bases principales, et qu'il consentit alors, sans difficultés, à prolonger l'armistice jusqu'au 12 mars ; mais le mardi 21 février, jour de l'arrivée de M. Thiers, il entendait que tout fût convenu et signé le 26, et refusa avec obstination d'accorder un seul jour de plus. Ce premier point réglé, il fit connaître ses propositions : la France paierait une rançon de six milliards ; elle livrerait toute l'Alsace, y compris Belfort, Metz avec ses forteresses et une notable partie de la Lorraine ; les Prussiens entreraient dans Paris et y resteraient jusqu'à l'échange des ratifications.

M. Thiers protesta contre des conditions qu'il déclara non-seulement exorbitantes, mais irréalisables. Six milliards représentaient plus de deux fois l'épargne de la France. Ce n'était pas une contribution de guerre : pour compenser les dépenses et les pertes matérielles de l'Allemagne, deux milliards auraient suffi. On en demandait six, dans le but évident d'épuiser les ressources de la France. Avait-on réfléchi aux conséquences, pour l'Allemagne elle-même, et pour l'Europe tout entière, de l'appauvrissement, de la ruine d'une nation placée géographiquement comme nous le sommes, et mêlée à toutes les opérations commerciales et financières du monde ? Avait-on mesuré les suites de la perturbation monétaire que devait infailliblement entraîner l'acquittement d'une pareille charge ? Le démembrement de la Franco n'était ni plus politique, ni plus praticable. Les populations ne se donneraient pas ; la France ne pourrait pas les livrer ; la commission des quinze n'accepterait pas que la discussion fût continuée sur de pareilles basse La sagesse conseille de faire toujours succéder à la guerre une paix sérieuse et durable : mais ici, on condamnait les deux pays à rester profondément divisés ; on ne finissait pas la guerre, on la suspendait seulement, car la patrie ne se sentirait pas maîtresse d'elle-même, tant que ces deux provinces seraient exilées de son sein. Nous ne pouvions sans forfanterie prétendre qu'en continuant la guerre, nous avions l'espérance de triompher ; mais l'Allemagne savait ce qu'il lui en coûterait à elle-même pour anéantir les dernières armées de la France. Si l'on nous poussait au désespoir, nous nous ferions écraser, plutôt que de subir des conditions déshonorantes. M. Thiers ne se contenta pas de faire entendre le langage à M. de Bismarck. Il voulut voir l'empereur. L'audience fut accordée à contre-cœur : elle fut très-courte. L'empereur déclina tout débat politique. Il ne put empêcher M. Thiers de lui rappeler en quelques paroles enflammées, quoique respectueuses, toutes les raisons qui condamnaient cette politique d'extermination. Au total, rien ne fut obtenu dans cette première journée. Toute l'habileté de M. Thiers, toute son éloquence se brisèrent devant une résolution immuable. Il retourna à Versailles le lendemain, et cette fois encore, il ne voulut pas être accompagné. Ayant une opinion très-élevée delà capacité politique de M. de Bismarck, il voulait lui parler dans le tête-à-tête le langage de la politique. Il espérait lui démontrer que la cession de Metz rendrait les deux nations irréconciliables, et que la France, y mit-elle toute sa bonne volonté, ne pourrait pas payer les six milliards. Mais il trouva le chancelier de l'empire plus inflexible que la veille, plus hostile à toute idée de négociation ou d'arrangement. M. de Bismarck déclara qu'en Allemagne les esprits les plus sérieux évaluaient les pertes éprouvées à quinze milliards. Il était universellement taxé de faiblesse pour en avoir demandé six. Il fut même sur le point de refuser toute conversation, prétendant que ses propositions étaient un ultimatum, auquel il fallait répondre par oui ou par non.

M. Thiers répondit qu'un armistice avait été conclu ; qu'en vertu des termes mêmes de cette convention, une Assemblée avait été convoquée pour discuter sur la paix ou la guerre ; qu'il se présentait, au nom de cette Assemblée, et par conséquent au nom de la France entière, en vertu d'une convention signée par M. de Bismarck, sur la foi d'un traité, en qualité de négociateur ayant la droit d'être entendu, et non comme l'envoyé d'une armée qui s'est rendue à discrétion et n'a plus qu'à attendre les ordres du vainqueur. M. de Bismarck se sentit un peu confus d'avoir cédé à un emportement si blessant pour nous et si peu digne de lui. Il reprit la conversation, mais sans céder un pouce de terrain. Il annonça même à M. Thiers qu'il s'était bénévolement occupé de nous faciliter le paiement des six milliards ; qu'il avait sous la main deux financiers disposés à se charger de l'opération par des moyens qui la rendraient sûre et facile. Vous paierez, dit-il, sans vous en apercevoir. M. Thiers revint à Paris, croyant n'avoir rien gagné.

Le lendemain (jeudi 23 février), les deux banquiers annoncés se présentèrent. M. de Bismarck avait eu raison de vanter leur habileté et leur importance : ce n'étaient rien moins que le comte de Henkel et M. Bleichrœder, les deux premiers banquiers de l'Allemagne. M. Thiers ne voulut les entendre qu'en présence de la commission. Leur système était ingénieux en effet ; il nous donnait du temps, ou plutôt il nous le vendait, et aboutissait, en dernière analyse, à doubler notre rançon. Ils insistèrent longtemps, ce qui se comprend à merveille ; mais on comprend aussi que nos commissaires n'étaient pas, plus que M. Thiers, tentés d'accepter leurs offres ; qu'ils subissaient cette entrevue comme une aggravation de peine, et qu'ils avaient, à l'avance, résolu de se confier à la France pour sortir de nos embarras, et non à l'habileté intéressée de nos ennemis.

Après cette entrevue, qui eut lieu le matin, M. Thiers retourna à Versailles, cette fois avec M. Jules Favre, qui ne le quitta plus jusqu'à la fin des négociations. En les recevant, M. de Bismarck leur fit connaître que l'empereur consentait à une réduction d'un milliard. Toutes les instances, toutes les argumentations des négociateurs, pour obtenir une fixation plus équitable et moins accablante, demeurèrent inutiles. On était convenu, pour arriver plus vite à une conclusion, de ne faire qu'un traité préliminaire, qui fixerait seulement les bases de la paix d'une manière définitive, et renverrait à un traité ultérieur les stipulations de détail. On discuta donc, pendant les trois journées du jeudi, du vendredi et du samedi, sur le chiffre de la rançon, sur le mode et les époques de paiement, correspondant à l'évacuation successive du territoire par les troupes allemandes, sur les concessions territoriales, et sur l'entrée des Prussiens à Paris. Le grand succès de M. Thiers, fut d'obtenir que Belfort nous serait conservé ; Il l'emporta, pour ainsi dire, de vive force. M. Jules Favre, témoin oculaire, a raconté toute la scène avec tant de passion et d'énergie, que nous ne saurions nous dispenser de mettre son récit sous les yeux de nos lecteurs.

Je le vois encore, dit M. Jules Favre, pâle, agité, s'asseyant et se levant tour à tour ; j'entends sa voix brisée par le chagrin, ses paroles entrecoupées, ses accents à la fois suppliants et fiers, et je ne sais rien de plus grand que la passion sublime de ce noble cœur, éclatant en plaintes, en menaces, en prières...

Quand il eut fait valoir, avec son inimitable éloquence, l'énormité de nos sacrifices, la rigueur inouïe qui nous imposait, outre la mutilation de notre territoire, une écrasante rançon, les liens antiques qui nous rattachaient à une ville qui n'avait jamais appartenu à l'Allemagne et qui n'avait rien de germanique, voyant l'inflexibilité de son interlocuteur, il s'écria : — Eh bien ! qu'il en soit comme vous le voulez, monsieur le comte ! ces négociations ne sont qu'une feinte. Nous avons l'air de délibérer, nous devons passer sous votre joug. Nous vous demandons une cité absolument française, vous nous la refusez : c'est avouer que vous avez résolu contre nous une guerre d'extermination, faites-la. Ravagez nos provinces, brûlez nos maisons, égorgez les habitants inoffensifs ; en un mot, achevez votre œuvre. Nous vous combattrons jusqu'au dernier souffle. Nous pourrons succomber, au moins nous ne serons pas déshonorés !

M. de Bismarck parut troublé. L'émotion de M. Thiers l'avait gagné ; il lui répondit qu'il comprenait ce qu'il devait souffrir et qu'il serait heureux de pouvoir lui faire une concession. — Mais, ajouta-t-il, il serait mal à moi de vous promettre ce que je ne peux vous accorder. Le roi m'a commandé de maintenir nos conditions, lui seul a le droit de les modifier. Je dois prendre ses ordres. Il importe, toutefois, que je confère avec M. de Moltke. Si j'ai son consentement, je serai plus fort — Il sortit.

Il était de retour au bout d'un quart d'heure. Le roi était à la promenade et ne devait rentrer que pour dîner. M. de Moltke était également absent. On ne peut se figurer notre anxiété. Elle fut à son comble, lorsque, une demi-heure après, environ, M. de Moltke fut annoncé. Nous ne le vîmes point, M. de Bismarck s'enferma avec lui.

Je ne crois pas que jamais accusé ait attendu son verdict dans une plus fiévreuse angoisse. Immobiles et muets, nous suivions d'un œil consterné l'aiguille de la pendule qui allait marquer l'heure de notre arrêt. La porte s'ouvrit enfin, et, debout sur le seuil, M. de Bismarck nous dit : — J'ai dû, selon la volonté du roi, exiger l'entrée de nos troupes à Paris. Vous m'avez exposé vos répugnances et vos craintes, et demandé avec instance l'abandon de cette clause. Nous y renonçons, si, de votre côté, vous nous laissez Belfort.

Rien, répondit M. Thiers, n'égalera la douleur de Paris ouvrant les portes de ses murailles intactes à l'ennemi qui n'a pu les forcer. C'est pourquoi nous vous avons conjuré, nous vous conjurons encore de ne pas lui infliger cette humiliation imméritée. Néanmoins, il est prêt à boire le calice jusqu'à la lie, pour conserver à la patrie un coin de son sol et une cité héroïque.

Nous vous remercions, monsieur le comte de lui fournir l'occasion d'ennoblir son sacrifice. Son deuil sera la rançon de Belfort, que nous persistons, plus que jamais à revendiquer. — Réfléchissez, nous dit M. de Bismarck ; peut-être regretterez-vous d'avoir rejeté cette proposition. — Nous manquerions à notre devoir en l'acceptant, répliqua M. Thiers. — La porte se referma et les deux hommes d'État prussiens reprirent leur conférence.

Elle nous parut durer un siècle : après le départ de M. de Moltke, le chancelier nous fit connaître qu'il n'y avait plus que le roi à convaincre. Il dut, malgré notre impatience, attendre que le monarque eût achevé son repas ; vers six heures et demie, il se rendit auprès de lui. A huit heures, M. Thiers recueillait le fruit de son vaillant effort. Il avait rendu Belfort à la France.

 

Pour comprendre l'importance du succès obtenu, il faut se rappeler qu'entre le ballon des Vosges et la ligne du Jura, il existe un creux profond par lequel, à toutes les époques, toutes les invasions ont passé. On y a construit la place de Belfort, qui commando cette trouée. Si Belfort était resté aux Allemands, ils avaient une voie toute tracée, entre le Jura et les Vosges, pour pénétrer au cœur de la France. Après la perte de Strasbourg, la possession de cette forteresse nous devenait indispensable. M. Thiers lutta quatorze heures, et pendant cette lutte en quelque sorte désespérée, lui qui regardait la paix comme absolument nécessaire, il se demanda plusieurs fois s'il ne valait pas mieux continuer la guerre, que de laisser notre frontière de l'est ouverte à de prochaines invasions.

Lorsqu'à son retour à Paris, M. Thiers fit connaître ce succès inespéré à la commission parlementaire, tous les membres lui exprimèrent, avec chaleur, une reconnaissance sans bornes. Ce n'était pas seulement quelques lieues de territoire qu'il nous rendait ; c'était une position importante sur nos frontières. Chaque soir, en revenant de Versailles, M. Thiers, non sans demander le secret le plus absolu, mettait la commission au courant de ce qui s'était passé. Il trouvait encore le temps, avant de prendre quelques heures de repos, d'écrire à M. Jules Simon. Nous avons fait hier un premier rapport à la commission, lui écrivait-il le 24 février. Elle n'a pas semblé trop mécontente. Nous lui avons tant et tant demandé le secret, que j'y compte un peu. L'ignorance où est la Bourse me prouve que le secret n'est pas trop mal gardé. Dans deux jours nous saurons où nous en sommes.

Il lui écrivait le 2S : Hier, M. Jules Favre et moi avons passé huit heures en conférence avec M. de Bismarck. Partis à onze heures et demie du matin, nous étions à dix heures du soir à Paris. Je voudrais que la France pût voir ce que nous avons fait pour lui épargner des pertes et des humiliations. La paix sera signée ce soir, et je me suis demandé vingt fois si nous finirions par l'avoir. Elle est certainement moins mauvaise qu'on n'aurait pu le craindre dans notre position, nous trouvant aux pieds d'un vainqueur qui sait que nous pouvons exposer la France à d'affreux ravages, prolonger une lutte sanglante et destructrice, mais non changer le résultat final. Ne dites un mot de cela à personne, surtout rien sur le caractère delà paix. Il faut qu'elle ne soit pas défigurée d'avance par les mauvais propos des partis. Si, comme nous l'espérons, elle est signée ce soir — sous forme de préliminaires très-précis —, nous vous l'annoncerons par le télégraphe demain matin. Nous partirons lundi si nous le pouvons, car chaque heure nous coûte des millions.

La paix ne fut pas signée le samedi. M. Thiers trouva, ce jour-la, en arrivant à Versailles, M. de Bismarck particulièrement excité. Sa réception fut contrainte et hautaine, son langage acerbe, presque menaçant. Il accusa M. Thiers de vouloir traîner les pourparlers en longueur, de chercher des prétextes pour recommencer la guerre. Celte irritation avait une cause que nos négociateurs pénétrèrent aisément. Il avait été averti officiellement la veille que le gouvernement anglais était dans l'intention de faire des représentations à l'Allemagne sur le chiffre de l'indemnité de guerre, lise laissa aller jusqu'à dire : Je le vois bien, vous n'avez d'autre but que de rentrer en campagne, vous y trouverez l'appui et les conseils de vos bons amis, messieurs les Anglais. L'Angleterre, en témoignant le désir que l'indemnité fût réduite à une somme dont on pourrait raisonnablement attendre le paiement, nous donnait tout l'appui que nous pouvions espérer d'elle, après tout ce qui s'était passé, et loin de pensera recommencer la guerre, M. Thiers et M. Jules Favre n'étaient préoccupés que de hâter la conclusion de la paix. M. de Bismarck repoussa durement, violemment, les assurances qui lui furent données de nos intentions pacifiques, dont il n'aurait pas douté, à cette date, s'il avait été de sang-froid. Je suis bien bon, s'écria-t-il, de prendre la peine à laquelle vous me condamnez ; nos conditions sont des ultimatums, il faut les accepter ou les rejeter. Je ne veux plus m'en mêler ; amenez demain un interprète, désormais je ne parlerai plus français. Et il se mit en effet à discourir en allemand avec une extrême véhémence.

M. Thiers laissa voir qu'il était offensé, mais sans se départir un instant de sa dignité et de son calme. Cette orageuse et cruelle journée ne fut en somme qu'une journée perdue. M. de Bismarck insista vivement pour nous faire accepter ses deux banquiers, et son système d'échéances et d'opérations de trésorerie ; M. Thiers persista dans son refus. Quand on se sépara le soir à dix heures, tout restait convenu dans les termes acceptés les jours précédents. Il ne restait, plus qu'à transcrire les conventions à la suite les unes des autres, et à les signer. Il fut décidé qu'on échangerait les signatures le lendemain dimanche, 26 février, à une heure et demie. Nos négociateurs furent exacts au rendez-vous ; mais il fallut attendre pendent trois heures que le travail des bureaux de la chancellerie fût terminé. Les doubles apportés et collationnés, M. de Bismarck annonça qu'il allait faire entrer ses collègues de Bavière, de Wurtemberg t\ de Bade. Ils entrèrent en effet, entendirent la lecture du traité sans se permettre une observation, et y apposèrent leur signature. M. de Bismarck envoya chercher une plume d'or que les dames d'une ville allemande lui avaient offerte pour la circonstance. M. Thiers et M. Jules Favre ne trouvèrent pas une parole à échanger en revenant à Paris. M. Thiers eut constamment les yeux mouillés de larmes ; il les essuyait sans dire un mot, en proie à la plus effroyable douleur que le cœur d'un homme puisse ressentir. En mettant le pied au ministère des affaires étrangères, il fit partir pour Bordeaux un télégramme chiffré dont voici la teneur.

Le chef du pouvoir exécutif à M. Jules Simon.

Paris, 27 février, 7 heures du soir.

Les préliminaires de paix ont été signés aujourd'hui après de longues et pénibles luttes. Ils sont rigoureux comme argent, mais sous le rapport du territoire, ils sont moins désavantageux qu'on ne pouvait le craindre. On nous rend Belfort et les cinq sixièmes de la Lorraine. L'indemnité de guerre est de cinq milliards dont le paiement est réparti sur plusieurs années.

Comme il convient de réserver à l'Assemblée nationale la première connaissance des conditions, ne publiez que le fait de la conclusion de la paix.

 

M. Thiers arriva à Bordeaux le 28 février ; il entra sur-le-champ dans l'Assemblée, qui était en séance, et lut un projet de loi commençant par ces mots : L'Assemblée nationale, subissant les conséquences de faits dont elle n'est pas l'auteur, ratifie les préliminaires de paix dont le texte est ci-annexé, etc. M. Barthélémy Saint-Hilaire donna ensuite lecture des articles.

L'article 1er comprend la cession de territoires. Nous perdons toute l'Alsace, moins Belfort et son territoire. Nous gardons toute la Lorraine, moins Metz, son territoire et quelques villages.

L'article 2 stipule la rançon de cinq milliards. Un milliard sera payé dans le cours de 1871, et le reste de la dette dans un espace de trois années à partir de la ratification.

L'article 3 règle les détails de l'évacuation, qui aura trois périodes principales : la première commencera aussitôt après la ratification, la seconde après le versement du premier demi-milliard, et la troisième après le paiement de deux milliards. Pendant cette troisième période, et jusqu'au complet acquittement, les départements de la Marne, des Ardennes, de la Haute-Marne, de la Meuse, de3 Vosges, de la Meurthe, ainsi que Belfort et son territoire, continueront seuls d'être occupés.

L'occupation de l'intérieur de Paris et des forts de la rive gauche cessera après la ratification ; celle des forts de la rive droite et du département de la Seine, après le versement du premier demi-milliard.

L'armée française se retirera derrière la Loire jusqu'à la signature du traité de paix définitif, ne laissant sur la rive gauche du fleuve que les garnisons indispensables pour les forteresses, et quarante mille hommes pour la garde de Paris. A partir du paiement de deux milliards, le chiffre de l'armée d'occupation ne pourra dépasser cinquante mille hommes. À la même date, l'empereur d'Allemagne déclare qu'il sera disposé à accepter une garantie financière comme équivalent de la garantie résultant de l'occupation territoriale.

L'article 4 supprime toutes réquisitions en argent et en nature, à la charge par le Gouvernement français de pourvoir à l'alimentation des troupes allemandes.

L'article 5 sauvegarde les intérêts des citoyens dans les tcàTÎtoire3 cédés, et leur assure le droit d'opter pour la France, sans avoir à supporter aucune perte dans leurs propriétés.

L'article 6 dispose que les prisonniers de guerre seront rendus immédiatement après la ratification des préliminaires, et prescrit les mesures nécessaires pour accélérer cette opération.

L'article 7 désigne Bruxelles comme le lieu où s'ouvriront les négociations pour le traité de paix définitif, aussitôt après la ratification du traité préliminaire.

L'article 8 rend immédiatement aux autorités françaises la perception des impôts ; l'administration proprement dite leur sera remise seulement après la ratification du traité de paix définitif.

Les deux derniers articles — articles 9 et 10 — sont de pure forme.

A cette convention était jointe une convention spéciale en quatre articles, dont M. Barthélémy Saint-Hilaire donna également lecture à la tribune.

L'article 1er prolonge l'armistice jusqu'au 12 mars.

La convention du 28 janvier portait dans son article 4 que les troupes allemandes n'entreraient pas dans Paris. Cet article était remplacé par un article 2 ainsi conçu : La partie de la ville de Paris, à l'intérieur de l'enceinte et comprise entre la Seine, la rue du Faubourg-Saint-Honoré et l'avenue des Ternes, sera occupée par les troupes allemandes, dont le nombre ne dépassera pas 30.000 hommes. Le mode d'occupation et les dispositions pour le logement des troupes allemandes dans cette partie de la ville seront réglés par une entente entre deux officiers supérieurs des deux armées, et l'accès en sera interdit aux troupes françaises et aux gardes nationales pendant la durée de l'occupation.

L'article 3 interdisait aux troupes allemandes de lever des contributions en argent dans les territoires occupés, mais il y autorisait la perception par les Allemands des impôts dus à l'État.

Enfin, on vertu de l'article 4, les deux parties contractantes demeuraient libres de dénoncer l'armistice à partir du 3 mars, avec un délai de trois jours pour la reprise des hostilités, s'il y avait lieu.

En se rappelant les exigences formulées le 21 février par M. de Bismarck, on voit sur-le-champ ce qui avait été obtenu par nos négociateurs. En première ligne, on leur devait la forteresse de Belfort et la réduction d'un milliard sur le chiffre primitif de la demande. On leur devait aussi la substitution éventuelle d'une garantie financière à la garantie territoriale, après le paiement de deux milliards, la suppression des réquisitions en argent et en nature, le rapatriement immédiat des prisonniers, le rétablissement des autorités françaises après la signature de la paix. Ces concessions, péniblement arrachées à M. de Bismarck, à force de talent et d'énergie, avaient paru autant de victoires à M. Thiers, à M. Jules Favre, à la commission parlementaire ; l'Assemblée, qui ne voyait que le résultat total des négociations, le trouvait accablant. La lecture des conventions fut entendue avec consternation, dans un silence morne, interrompu de temps en temps par un gémissement qui courait sur tous les bancs. Tout était prévu, et tout paraissait nouveau. Il en est ainsi de ceux qui entourent un moribond ; ils ont beau savoir que l'agonie ne peut pas se prolonger, la mort les surprend toujours, et leurs angoisses redoublent toujours.

M. Thiers demanda l'urgence. Il y avait mille raisons de la voter. Biais quoi I sur l'heure, à peine remis des émotions poignantes de cette lecture, consommer un tel sacrifice ! Ceux qui auraient voulu la continuation de la guerre demandaient, au moins, le temps d'étudier et de discuter. M. Tolain, M. Millière, M. Langlois, M. Turquet, combattirent l'urgence, qui fut votée à une grande majorité. M. Schœlcher, M. Gambetta, demandèrent alors la remise au lendemain, pour qu'on eût le temps d'imprimer et de distribuer le projet de loi. Biais M. Thiers insista pour que la Chambre, malgré l'heure avancée, se retirât immédiatement dans ses bureaux. Il n'y a pour vous dans ce traité que trois ou quatre questions à résoudre. Il fallait un long et sérieux examen aux négociateurs qui ont discuté avec désespoir, et même avec des larmes, chaque disposition du traité, et qui ont usé de toutes leurs forces pour conserver au pays son territoire et ses richesses ; mais pour vous, je le répète, il n'y a que trois ou quatre questions dont la solution est dans tous les esprits et dans tous les cœurs. Il revint à la charge à plusieurs reprises, répondant à toutes les objections : Je ne vous demande qu'une chose ; c'est de témoigner, par un vote, tout le zèle que vous voulez apporter dans l'exécution du traité.

En montrant seulement cette disposition, vous pouvez exercer sur l'état de Paris une influence considérable, et peut-être même pouvez-vous épargner ainsi à notre capitale une grande douleur.

Il disait là la véritable raison, la raison principale de son insistance. Les Prussiens, d'après les termes du traité, devaient évacuer Paris aussitôt la ratification prononcée. Ils n'étaient pas encore dans Paris le 28. Il y avait des dispositions à prendre, d'accord avec l'intendance et l'état-major de la place. Ils devaient entrer seulement le 1er mars, et l'empereur se proposait de venir, le 3, passer une revue aux Champs-Elysées. On ne pensait qu'à cela à Paris, tandis qu'à Bordeaux, où le traité était nouveau, on ne pensait qu'à cette paix honteuse et inacceptable. M. Jules Favre écrivait à M. Jules Simon le 26 février : Rien ne peut assurer qu'il n'y ait pas quelque acte de folie au moment de l'entrée des Prussiens. Ils occuperont les Champs-Elysées jusqu'aux Tuileries. Ils resteront jusqu'à la ratification des préliminaires. Il faudra donc que cette ratification soit prompte. Du reste, à quoi bon discuter ? Qui n'a son avis ? Étaler les malheurs de la patrie, n'est-ce pas une impiété ? Y ajouter le spectacle des dissensions civiles, n'est-ce pas un crime ? L'Assemblée le comprendra. Le cœur de nos collègues saigne avec le nôtre. Ils auront la même pensée que nous.

La discussion qui eut lieu le 1er mars, fut en effet très-courte, puisqu'elle n'occupa qu'une séance ; mais elle fut très-passionnée. Le rapporteur était M. Victor Loft-âne. Nous ne désirons qu'une chose, dit-il, pour raffermissement et l'apaisement de nos consciences. C'est que cette paix ne soit désapprouvée que par ceux qui auraient osé décider la prolongation de la guerre. Tout était là en effet. M. Edgar Quinet, M. Victor Hugo, M. Louis Blanc prononcèrent d'admirables discours, tous roulant à peu près sur le même thème : l'horreur des concessions demandées, et la possibilité de recommencer la lutte. Jusqu'ici, dit M. Quinet, les conquérants se contentaient de mettre la main sur un territoire, de s'en emparer par la force. Ils le gardaient s ils le pouvaient. C'était le droit de la guerre. Aujourd'hui les prétentions de la Prusse sont toutes nouvelles. Après avoir saisi l'Alsace et la Lorraine, elle prétend faire consacrer cette prise de possession par le suffrage universel. Ce qui n'est jusqu'ici qu'une déprédation deviendrait ainsi le droit, consacré par les Français ! M. Victor Hugo montra, avec une grande profondeur, les conséquences politiques du démembrement. Il y a désormais en Europe deux nations qui seront redoutables : l'une, parce qu'elle sera victorieuse, l'autre, parce qu'elle sera vaincue. Il affirma que l'Allemagne ne garderait pas sa conquête. Prendre n'est pas posséder. Possession suppose consentement. Est-ce que la Turquie possédait Athènes ? Est-ce que l'Autriche possédait Venise ? Est-ce que la Russie possède Varsovie ? Est-ce que l'Espagne possède Cuba ? Est-ce que l'Angleterre possède Gibraltar ? M. Victor Hugo avait raison ; mais il avait tort d'avoir raison, devant une Assemblée qui subissait la loi d'une nécessité inexorable. Plus l'Assemblée voyait et sentait comme lui, plus elle s'irritait contre lui. Elle finit par perdre le respect, qui était doublement dû à la personne de M. Victor Hugo et à la cause qu'il défendait. Il s'en souvint, le 8 mars, lorsque, ayant voulu exprimer la reconnaissance des républicains pour le général Garibaldi, il se vit une seconde fois interrompu et attaqué par la droite. On sait qu'il donna sur l'heure sa démission. M. Grévy le pria vainement de la retirer, il refusa même de la lire ; mais M. Victor Hugo persista. La lettre de démission fut lue à la séance du lendemain : C'est un malheur ajouté à tant d'autres, s'écria M. Louis Blanc, que cette voix puissante ait été étouffée au moment où elle proclamait la reconnaissance de la patrie pour d'éminents services. Ce sentiment sera partagé par fous ceux qui chérissent ou révèrent le génie combattant pour la liberté.

M. Victor Hugo, en combattant le traité de paix, avait annoncé qu'un jour la France prendrait sa revanche contre l'Allemagne. On entendra la France s'écrier : C'est mon tour ! Allemagne, me voilà !!! Suis-je ton ennemie ?... Non ! je suis ta sœur ! Je t'ai tout repris, et je te rends tout, à une condition, c'est que nous ne ferons plus qu'un seul peuple, qu'une seule famille, qu'une seule République. Je vais démolir mes forteresses, tu vas démolir les tiennes. Ma vengeance, c'est la fraternité !

Les orateurs qui, après lui, montèrent à la tribune, ne parlèrent que delà guerre. Ils s'attachèrent à démontrer que nous pouvions encore combattre avec des chances de succès. M. Brunet proposa la création d'une commission militaire qui examinerait nos moyens d'action. M. Louis Blanc demanda si nous ne trouverions pas le moyen de déconcerter les Prussiens dans la science du meurtre et les mathématiques du carnage, en faisant de tous les éléments de nos forces un tout homogène, en substituant la guerre de partisans à la grande guerre, en évitant les batailles rangées, en opposant aux armées ennemies, si fortes par l'organisation et par le nombre, non plus des masses d'hommes levés au hasard et indisciplinés, mais un grand nombre de petits corps mobiles dont l'action variée, continue, imprévue, aurait pour but de harceler l'ennemi, de l'épuiser, et de déjouer sa stratégie savante...

M. Thiers n'était monté une première fois à la tribune que pour demander, en quelque sorte, à ne pas prendre la parole.

S'il y avait à mes yeux une seule chance de soutenir la lutte, de la soutenir heureusement, jamais je ne me serais imposé une douleur qui a été une des plus grandes de ma vie, celle de signer les préliminaires du traité que je vous ai apporté. C'est la conviction absolue que j'ai de l'impossibilité de continuer cette lutte qui m'a contraint à courber la tête sous la force de l'étranger. Je supplie qu'on ne m'impose pas la nécessité de donner les motifs de ma conviction ; mon silence est un sacrifice que je fais à la sûreté et à l'avenir de mon pays. (Très-bien ! très-bien !) Oui, ma conviction profonde, c'est qu'en faisant la paix aujourd'hui et en nous soumettant à une grande douleur, c'est l'avenir du pays que nous sauvons, c'est sa future grandeur que nous assurons. Il n'y a que cette espérance qui ait pu me décider.

Je ne conseille rien à l'Assemblée ; je ne puis la conseiller que par mon exemple. (Très-bien l très-bien !) Je me suis imposé, je le répète, une des plus cruelles douleurs de ma vie. (Ici l'orateur est arrêté par son émotion, et l'Assemblée éclate en applaudissements.) Je conjure mes honorables collègues de ne pas m'obliger à m'expliquer davantage. Il faudrait que j'y fusse contraint par l'intérêt du pays, par l'intérêt de la patrie, pour entrer plus longuement dans cette discussion.

 

On peut dire que presque toute l'Assemblée comprenait ces paroles, qu'elle s'associait à ces sentiments. Même parmi les 107 représentants qui devaient, quelques heures après, voter contre la ratification du traité, plus de la moitié reconnaissait, non pas l'impossibilité de la lutte, car cette impossibilité n'existait pas, mais l'impossibilité d'une lutte heureuse. Quelques orateurs cependant s'obstinèrent à parler, contre le vœu assez manifeste de l'Assemblée ; dans quel espoir ? il est difficile de le comprendre, car chacun avait réfléchi, avait étudié : c'était le gros souci, la grosse peine du moment ; aucun Français n'aurait pu l'arracher de sa pensée ; les députés, chargés d'une si grande responsabilité, n'étaient pas venus à la séance pour y recevoir tout à coup des lumières sur l'état de nos ressources. Le parti de chacun était donc pris. Tout au plus, dans les bureaux, où l'on pouvait entrer dans tous les détails, où la publicité n'existe pas, mirait-on pu discuter pour convaincre ; mais en séance publique, on ne pouvait discuter que pour accuser. Et, en effet, tous les discours concluaient à une accusation contre M. Thiers. C'est une paix inacceptable, disait-on. C'est un traité de honte !Que celui qui parle de honte se lève ! s'écria-t-il. A la fin, il fut obligé de remonter à la tribune et de mettre la vérité sous les yeux de ceux qui ne la voyaient pas ou feignaient de ne pas la voir. Il le fit en peu de mots. Il montra ce qu'étaient nos régiments au début de la guerre. Des cadres vides. Nous faisions la guerre avec des cadres vides, un matériel insuffisant, un général incapable, et un plan de campagne absurde. Voilà le crime de l'Empire. 117 régiments, sur 120, furent faits prisonniers à Sedan et à Metz. Sans doute, on créa des armées pour les remplacer, mais ces armées n'étaient que des agglomérations d'hommes, vouées malgré leur bravoure et l'habileté de quelques généraux, à la défaite et au carnage. On ne fait pas un soldat en un jour ; on ne fait pas des cadres en une année. Où sont-elles, ces armées sorties du sol ? En Allemagne ; il ne nous reste sous les drapeaux que deux cent mille recrues. La levée en masse, en la supposant possible, ne vous donnera pas un officier, pas un sergent. Nous reprendrions la lutte quand nous avions perdu quatre cent vingt mille hommes, tous nos anciens cadres d'officiers et sous-officiers exercés et aguerris, un matériel immense, Strasbourg, Metz, Paris, toutes les positions au nord de la Loire ? Ce n'est pas la faiblesse de la France que je viens plaider. Je mourrais plutôt que de la plaider. Je veux conserver l'espérance, car sans l'espérance je ne pourrais pas vivre. Je veux seulement vous dire que votre organisation a été brisée, et que vous ne pouvez pas la refaire en quelques jours. S'il y a des hommes du métier qui croient pouvoir dire le contraire, qu'ils viennent le déclarer du haut de cette tribune, et je leur répondrai. M. Thiers indiquait à grands traits, dans ce discours qui ne dura que quelques minutes, la vérité sur notre situation ; ce n'était ni le temps, ni le lieu d'entrer dans des détails précis. Le malheur des gouvernements représentatifs, c'est que trop souvent, dans les situations critiques, on ne peut pas tout dire, on ne peut pas donner le vrai motif. L'Assemblée, sur la proposition de M. Barthélémy Saint-Hilaire, avait prescrit dans la séance du 19 février une enquête sur l'état de nos ressources militaires. Cette enquête avait été faite rapidement ; les résultats n'en furent publiés que le 11 mars, mais déjà les membres de la commission en connaissaient les principaux chiffres ; M. Brunet le déclara à la tribune ; il affirma que nous pouvions mettre en ligne un million d'hommes et 12.000 canons attelés. Je fais partie de la commission militaire, et depuis le premier jour jusqu'au dernier, j'ai cherché à me rendre compte de l'état réel de nos forces.... Je dis que, tant au point de vue du personnel, qui comprend un million d'hommes, qu'au point de vue du matériel, qui comprend 19.000 canons attelés, nous sommet dans une position telle que, avec de grands efforts et une bonne direction venant d'un pouvoir exécutif convaincu, il est possible de rétablir nos armées et de continuer la lutte. Ainsi, dans cette même séance du 1er mars, M. Brunet, membre de la commission, parle d'un million d'hommes, et M, Thiers, chef du pouvoir exécutif, déclare que nous ne pouvons pas tenir tête à une armée régulière de 600.000 hommes. L'Assemblée se serait expliqué cette contradiction apparente, celle aurait vu la vérité avec évidence, si celle avait eu sous les yeux le rapport de l'amiral Jauréguiberry, qui ne fut distribué que dix jours après. Oui, la France avait appelé un million d'hommes ; mais sur ce million, il y avait 420.000 prisonniers. Elle avait encore une armée active de 534.000 hommes, une réserve de 351.000 hommes, et la classe de 1871, qu'on pouvait appeler à bref délai, formant 133.000 hommes. Cela faisait plus d'un million sur le papier. L'illusion était de croire qu'on avait ce million dans la main.

Par malheur, le rapport de M. Jauréguiberry mettait cette illusion à néant. Nous dirons tout à l'heure comment il juge l'armée active. Commençons, avec lui, par l'armée de réserve : Les hommes existant dans les divisions territoriales, dans les dépôts, en Algérie, et un grand nombre de gardes nationaux mobilisés réunis dans les camps d'instruction, formeront, lorsqu'ils seront armés, équipés et instruits, la réserve de l'armée active : ils ne pourraient mettre en ligne aujourd'hui plus de 53.087 soldats d'armes diverses. — Il sera possible d'ajouter, plus tard, à ces forces la classe de 1871, dont l'effectif atteint 132.000 recrues. Biais le ministre de la guerre n'a pas jugé convenable d'appeler encore ces jeunes gens sous les drapeaux, parce qu'il est hors d'état de les armer, de les habiller et de les exercer. Voilà donc environ 351.000 hommes qui forment notre réserve, comme le dit l'amiral, et qui pourront être une armée quand on les aura exercés, disciplinés, équipés, aguerris. On pourra alors compter sur eux pour rétablir nos armées, comme le dit M. Brunet ; mais il ne s'agit pas d'armées à rétablir, il s'agit d'armées à mettre en ligne le 6 mars, jour où les hostilités peuvent être reprises d'après les termes de l'armistice. Or, sur ces 354.000 hommes, ou 500.000 hommes, si l'on tient à compter la classe de 1871, combien pouvait-on en mettre en ligne, à cette date, puisque c'est la date qui importe ? L'amiral Jauréguiberry répond, avec une précision inexorable : 53.087. M. de Guiraud, dans un rapport supplémentaire sur l'effectif de l'armée, donne le même chiffre, mais, circonstance à noter, à ces mots : 53.100 hommes prêts à servir, il ajoute : manquant d'armement. C'est donc, en définitive, sur les armées actives, et sur elles seules, qu'il faut compter. La France ne peut donc compter, en ce moment, dit le rapport, que sur les troupes entrant dans la composition des années actives. Ce sont ces années qui seront immédiatement appelées à soutenir la lutte, si les hostilités recommencent. Veut-on savoir maintenant quel était, au 1er mars 1871, l'effectif des dix corps d'armée composant notre armée active ? Il montait à 531.552 hommes, ce qui est un peu moins que le million de M. Brunet. Sur ces 531.552 hommes, il faut défalquer pour la gendarmerie, 2.090 hommes, pour l'état-major 2.375, pour les services administratifs 6.408, soit environ 11.000 hommes. M. de Mornay, autre rapporteur, défalque, en outre, les corps francs, 16.022 hommes. Les corps francs, dit-il, très-nombreux au commencement de la guerre, sont aujourd'hui excessivement réduits. Leur présence en avant des armées a d'ailleurs été fort peu avantageuse ; et à l'exception de quelques corps francs spéciaux dont les exploits rappellent les plus beaux traits d'héroïsme de notre histoire, l'autorité militaire s'est vue dans la nécessité de dissoudre la plupart de ces compagnies franches quelquefois plus dangereuses qu'utiles, et dont l'insoumission et l'indiscipline étaient un entraînement très-fâcheux pour les soldats réguliers. Les deux rapporteurs, l'amiral Jauréguiberry et M. de Mornay, jugent très-sévèrement les mobilisés. Il faut citer les paroles de l'amiral : Quant aux gardes nationaux mobilisés, dont tous les cadres sont le produit de l'élection, on est malheureusement forcé d'admettre qu'ils n'ont généralement rendu presque aucun service, et que leur ignorance du métier de la guerre, leur indiscipline et leur manque de fermeté en présence de l'ennemi, ont fréquemment été la cause d'échecs sérieux. Quelques glorieuses exceptions doivent être cependant signalées, car on pourrait citer des bataillons de mobilisés qui ont rivalisé d'ardeur avec de vieux soldats.

Il n'est pas impossible, ajoute-t-il, de remédier à l'infériorité relative de cette portion considérable de nos troupes ; mais, pour y parvenir, il faudrait refaire complètement leurs cadres, leur donner une instruction militaire et des habitudes de discipline qui ne peuvent s'acquérir qu'au bout d'un certain temps, sous la direction de chefs capables, en même temps énergiques et patients. Il faut donc encore éliminer, avec l'amiral, 135.735 gardes nationaux mobilisés qui, de même que les hommes de réserve, auraient pu devenir de bons soldats avec le temps ; mais le temps était précisément ce qui nous manquait le plus, et l'Allemagne, qui nous savait désorganisés, n'avait même pas voulu nous donner jusqu'au 12 mars ; elle avait tenu à rester maitresse de recommencer immédiatement la guerre. L'armistice pourra être dénoncé le 3 ; les hostilités pourront recommencer le 6. Toutes ces éliminations faites, que nous restait-il à mettre en ligne, comme infanterie ? 69.307 hommes, provenant des régiments de marche, et 135.735 mobiles, en tout 201.942 hommes. C'est le chiffre de l'amiral Jauréguiberry : En résumé, on ne peut réellement aujourd'hui opposer aux armées ennemies que les 205.000 hommes d'infanterie appartenant aux régiments de marche et de mobiles ; presque tout le reste est un embarras, une source de désordre, et ne pet fournir des soldats dignes de ce nom que dans quelques mois.

Ajoutons cependant une petite troupe que mentionne plus loin l'amiral ; petite par le nombre, grande par l'habitude de toutes les vertus militaires ; une petite troupe de 14.000 soldats d'infanterie de marine. Cela porte notre infanterie à un total de 220.000 hommes.

Et voici comment conclut l'amiral Jauréguiberry :

Il ne nous reste donc, en dehors des armes spéciales, que 220.000 hommes d'infanterie capables d'opposer quelque résistance.

Cette résistance sera-t-elle couronnée du succès que nous désirons tous si ardemment ? Nous n'osons même pas l'espérer ; car, il ne faut pas se le dissimuler, pour vaincre des armées aussi nombreuses, aussi bien organisées que le sont, à tous égards, celles contre lesquelles nous sommes appelés à lutter, il est indispensable que nos troupes soient, non-seulement instruites et bien armées, mais surtout animées d'un esprit de ténacité indomptable, d'un mépris du danger, d'un sentiment exalté de patriotisme, que malheureusement tous ne possèdent pas.

Les 220.000 soldats d'infanterie sur lesquels nous pouvons compter, jusqu'à un certain point, se lassent trop facilement décourager. Une lutte qui dépasse quelques heures les fatigue, les déconcerte, et comme nos ennemis ont toujours à leur disposition des réserves que la faiblesse numérique de nos armées nous empêche de préparer, il en résulte qu'à la suite d'un combat acharné, pendant lequel nous avons réussi à conserver nos positions, nous sommes contraints de finir par nous replier, parce que l'ennemi a pu opérer, à grande distance, un mouvement tournant, ou recommencer l'attaque avec des troupes fraîches.

Nos soldats lutteraient avec plus d'opiniâtreté, et ne se débanderaient pas, si les cadres de nos régiments étaient mieux composés.

Les désastres du début de la guerre ont enlevé à la France presque tous les meilleurs officiers et sous-officiers de son armée...

 

Il faut insister sur ces détails, parce qu'on entend aujourd'hui des hommes de bonne foi répéter aveuglément que nous avions un million d'hommes à mettre en ligne, ou qu'on pouvait ramener la victoire en décrétant la levée en masse. Ce sont les faits constatés par un homme tel que Jauréguiberry qui répondent. La commission comptait dans son sein huit généraux, trois colonels en activité, plusieurs anciens officiers. Il n'est pas possible, après de telles constatations, d'accuser la France de lâcheté. Elle a subi la paix, parce qu'elle ne pouvait continuer la guerre sans courir à des catastrophes irréparables. Les 205.000 hommes que nous pouvions opposer aux 500.000 hommes aguerris de l'année allemande, étaient composés de soldats provenant d'armes et de régiments divers, car nous n'avions plus un seul régiment de ligne ancien. Ces soldats formaient, si l'on veut, un régiment, puisqu'ils avaient on numéro, un drapeau, un colonel ; mais le vrai régiment, le régiment qui est une famille, où les officiers connaissent leurs soldats, et les soldats leurs officiers, AU tout le monde se sent entouré d'amis et de témoins, où l'on a un héritage d'honneur à défendre en commun, ce régiment, l'honneur et la force de la vieille armée française, où était-il ? Tous ces corps, dit Jauréguiberry, en parlant des 205.000 hommes qui formaient, à eux seuls, presque toute notre armée, tous ces corps ont des cadres pour la plupart nouveaux, dont la capacité et l'expérience laissent trop souvent à désirer. Quand l'amiral se prononçait ainsi sur le chiffre et le moral de nos troupes, avec la sûreté de jugement d'un véritable homme de guerre, il ne pouvait pas prévoir le spectacle que donnerait à Paris, le 18 mars, une partie de notre armée ; il n'avait pas vu, le lendemain de l'insurrection, les soldais réunis à Versailles, sans résolution, sans discipline, sachant à peine s'ils se décideraient à obéir et à combattre. Sans doute, cette même armée se reforma rapidement après le premier feu. Biais qui ne se souvient encore aujourd'hui des angoisses de tous les patriotes jusqu'au moment où le corps d'armée du général Vinoy, descendant des hauteurs de Montretout, dispersa les insurges et les chassa derrière Neuilly ? Déjà, à cette date l'Allemagne nous avait rendu une partie de nos soldats prisonniers ; on avait pu reconstituer les cadres, ce qui est capital, et ce qui était impossible sans la paix. Juger de ce qu'aurait pu faire notre armée si tous les prisonniers étaient restés en Allemagne, par ce qu'elle a fait avec les bons officiers et les bons sous-officiers qui appartenaient aux anciens régiments et qui venaient de nous être rendus, ce serait commettre une erreur aussi grave que celle des orateurs qui, dans la séance du 1er mars, comptaient cornue effectif de guerre, prêt à entrer en ligne le lendemain, des recrues ne sachant pas se servir d'un fusil, et même n'en ayant pas. Deux grands faits reportent invinciblement du rapport de l'amiral Jauréguiberry : nous ne pouvions pas combattre aujourd'hui, et nous pouvions revivre demain. Donc, il fallait subir la paix, afin de réserver l'avenir. Qu'on relise le discours de M. Thiers, dans la mémorable et funèbre séance où il fit ratifier Le traité de paix ; c'est cette double conclusion qu'on y trouvera. Et les années écoulées depuis ont consacré sur les deux points l'exactitude de ses paroles. L'Assemblée, qui avait alors en lui une confiance sans bornes, devina ce qu'il taisait, lui sut gré de sa réserve, et se hâta, comme il en exprimait le désir, et comme chacun en sentait la nécessité, de clore la discussion. Il était plus que temps d'en finir. C'est ce jour même, 1er mars, que les Prussiens envahissaient les Champs-Élysées ; l'empereur d'Allemagne devait faire son entrée solennelle le surlendemain. En votant immédiatement, on pouvait délivrer Paris après une occupation de quarante-huit heures, empêcher des fêtes militaires qui auraient été pour nous une insulte, et pour tout le inonde un péril. M. Thiers n'avait pu que le faire entendre ; M. Cochery ne cessait de le rappeler. La séance s'était déjà prolongée, à cause de l'incident imprudemment soulevé par M. Coati, et qui avait amené la déclaration de déchéance. De nombreux orateurs étaient encore inscrits, M. Henri Martin, M. André (de la Moselle), M. Langlois, M. Brisson, M. Delescluze, M. Floquet, M. Clemenceau, M. Tolain. Ils renoncèrent successivement à la parole. Qu'auraient-ils pu dire après M. Victor Hugo, M. Edgar Quinet, M. Louis Blanc ? Qu'au raient-ils répondu à M. Thiers ? Le général Changarnier, en quelques mots d'une dignité suprême, avait conseillé la paix. L'Assemblée la vota par 518 voix contre 107. On remarqua beaucoup, dans le recensement des votes, et on a souvent répété depuis, que quatre généraux, B1M. Billot, Chanzy, Loysel et Mazure, avaient voté contre la paix. Le général Deligny s'était abstenu ainsi que les princes d'Orléans. Eu revanche, la ratification avait été votée par 19 généraux et amiraux, MM. d'Aurelles de Paladines, Chabaud-Latour, Chabron, Changarnier, Chareton, Dompierre d'Hornoy, Ducrot, Fourichon, Frébault, Jauréguiberry, La Roncière le Noury, Le Flô, Martin des Pallières, Montaignac, Pellissier, Pothuau, Saisset, du Temple, Trochu. Parmi les quatre opposants qui, ce jour-là, votèrent silencieusement, un seul, le général Chanzy, a fait connaître son opinion en parlant, le 18 mai 1871, contre le traité de paix définitif. Il serait téméraire d'exprimer une opinion sur l'arrière-pensée des trois autres, mais on peut très-bien admettre que, dans l'hypothèse, invraisemblable mais non impossible, d'une reprise des hostilités, ils ne voulaient pas avoir déclaré avant de s" battre, qu'on ne pouvait plus se battre avec succès.

M. Jules Simon avait pris ses mesures pour que le texte de la loi, revêtu de toutes les formalités officielles, pût être immédiatement porté à Paris et communiqué à M. de Bismarck. Le document était copié à l'avance et prêt à recevoir les signatures nécessaires, qui furent apposées dans la salle même, immédiatement après le vote. Un train attendait sous vapeur, et partit aussitôt pour Paris, lui portant la délivrance.

La ratification du projet de loi fut le signal de nombreuses démissions. M. Girot-Pouzol avait donné la sienne au début de la séance. Je ne saurais me résoudre à voter le projet, mais comme je sais qu'en agissant ainsi je ne donnerais pas satisfaction à mes électeurs, je donne ma démission. La démission de M. Grosjean et de ses collègues de la Moselle, du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, émut péniblement l'Assemblée. En voici les termes :

Les représentants de l'Alsace et de la Lorraine ont déposé, avant toute négociation de paix, sur le bureau de l'Assemblée nationale, une déclaration affirmant de la manière la plus formelle, au nom de ces provinces, leur volonté et leur droit de rester françaises.

Livrés, au mépris de toute justice et par un odieux abus de la force, à la domination de l'étranger, nous avons un dernier devoir à remplir.

Nous déclarons encore une fois nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement.

La revendication de nos droits reste à jamais ouverte à tous et à chacun, dans la forme et dans la mesure que notre conscience nous dictera.

Au moment de quitter cette enceinte, où notre dignité ne nous permet plus de siéger, et malgré l'amertume de notre douleur, la pensée suprême que nous trouvons au fond de nos cœurs est une pensée de reconnaissance pour ceux qui, pendant six mois, n'ont pas cessé de nous défendre, et d'inaltérable attachement à la patrie dont nous sommes violemment arrachés.

Nous vous suivrons de nos vœux, et nous attendrons avec une confiance entière dans l'avenir, que la France régénérée reprenne le cours de sa grande destinée.

Vos frères d'Alsace et de Lorraine, séparés en ce moment de la famille commune, conserveront à la France, absente de leurs foyers, une affection fidèle, jusqu'au jour où elle viendra y reprendre sa place.

 

Cette démission était signée de vingt-huit députés ; elle fut suivie de la démission de trois députés de la Meurthe : MM. Varroy, Brice et Claude. Quelques-uns des démissionnaires revinrent ensuite siéger dans l'Assemblée par des élections nouvelles, ou à la suite d'un incident parlementaire qui fut suscité dans la séance du 11 mars par la démission de MM. Georges et Denfert-Rochereau, et dont nous rendons compte sur-le-champ.

M. Grévy, après avoir donné lecture des lettres de ces deux députés, prononça les paroles suivantes :

Le président saisit l'occasion qui lui est offerte de faire observer à M. Georges et à M. Denfert, ainsi qu'à ceux de nos collègues qui, se trouvant placés dans une situation analogue, ont cru devoir donner leur démission, que malgré les changements qu'ont pu subir dans leur état les populations qui les ont élus, ils sont et doivent rester les représentants du peuple français. Il est de mon devoir de faire cette réserve dans l'intérêt de l'Assemblée comme des populations de l'Est qui doivent rester françaises. Je ne puis qu'inviter M. Georges et ceux de nos collègues qui sont dans la même situation à ne pas persévérer dans leur retraite et dans leur démission.

 

Ces paroles furent accueillies par un assentiment unanime. M. Georges, présent à la séance, retira sa démission immédiatement ; MM. Varroy, Brice, Claude, Bamberger, André et Deschange l'imitèrent. Biais vingt députés furent définitivement perdus pour la représentation nationale. Ce fut un deuil pour la patrie. C'en fut un aussi pour le parti républicain, qui voyait ainsi diminuer sa force numérique, et qui eut à le regretter amèrement dans deux ou trois occasions solennelles où il fut battu par une ou deux voix de majorité.

Le 2 mars vinrent des démissions d'une tout autre nature : d'abord la démission collective de MM. Rochefort, Ranc, Tridon et Malon. Ce dernier signe : B. Malon, de l'Internationale. Leur lettre déclare l'Assemblée déchue ; c'est un acte formel d'insurrection, un avant-coureur de l'insurrection du 18.

Par son vote du 1er mars, l'Assemblée a livré deux provinces, démembré la France, ruiné la patrie. Elle n'est donc plus l'expression du pays, et ses délibérations sont désormais frappées de nullité.

D'ailleurs, le vote de quatre généraux commandant nos corps d'armée, et l'abstention significative de trois autres, donnent un démenti formel aux assertions de fil. Thiers sur notre impuissance à continuer la guerre.

En conséquence, notre conscience nous défend de siéger un jour de plus dans une Assemblée dont nous ne pouvons reconnaître les actes comme valables.

 

Les trois généraux dont l'abstention est mentionnée dans cette lettre, sont le général Deligny, le duc d'Aumale et M. de Charette. M. de Charette était à Rennes au moment du vote. Sa démission, fondée sur de tout autres motifs que le vote du 1er mars, parvint à l'Assemblée le 6.

La lettre de M. Félix Pyat est conçue dans le même esprit que celle de MM. Rochefort, Ranc, Tridon et Malon :

Citoyen président,

Le vote de l'Assemblée nationale m'impose un devoir de conscience : le devoir de déclarer que ce vote a porté atteinte à mon mandat de représentant. Je suis le mandataire du peuple souverain et non son maître, et si je me suis tu avant le vote, c'est que je n'étais pas autorisé à débattre un pareil traité.

J'ai reçu du peuple un mandat impératif. Je ne connais pas le mandat des autres, mais je connais le mien. Le voici : Paix honorable, France et république indivisibles.

Je dois donc protester ; non pas donner ma démission, que l'Assemblée n'a pas le pouvoir d'accepter, car elle est dissoute de droit par son vote, car elle ne représente plus la France, toute la France qui l'a nommée le 8 février : elle n'est plus.

Je dois, fidèle à mon mandat, à l'unité de la France, au devoir de la représenter telle qu'elle était quand sa capitale m'a fait l'honneur de me nommer, je dois protester en sortant de l'Assemblée qui ne peut plus la représenter tout entière, et je n'y rentrerai plus tant que ce vote parricide ne sera pas annulé.

Salut et fraternité.

FÉLIX PYAT.

 

M. Ledru-Rollin avait pris les devants. Sa démission est du 28 février ; mais elle est fondée sur les mêmes motifs, car en la donnant, il avait protesté par avance contre ce qui va se passer de déchirant et de funeste.

Telle est, en bref, la douloureuse histoire des préliminaires du traité de paix.

Le traité définitif, qui n'était que l'application de bases posées par ces préliminaires, fut discuté à Francfort pendant l'insurrection de Paris, et voté à Versailles le 20 mai 1871.