Qui n'a pas vu la ville de Bordeaux quand elle était capitale de la France, se ferait difficilement une idée de la population bruyante et affairée qui encombrait alors ses hôtels et ses rues. Cette belle ville calme, polie, aimable, était à la fois une capitale politique, une Bourse gigantesque, et le quartier général d'un corps d'armée. La place des Quinconces disparaissait sous de longues files de canons ; la préfecture, où M. Gambetta résidait, renfermait à la fois le Gouvernement, le ministère de l'intérieur, le ministère de la guerre, la police, l'administration des télégraphes et la préfecture de la Gironde. Dans les grandes salles du conseil général qui longent le théâtre, fonctionnaient les anciens commis du temps de l'Empire, rangés sous les yeux de leurs directeurs, comme des écoliers sous la férule de leurs maîtres d'étude ; le cabinet du préfet, les anciens salons de réception et même un peu les antichambres étaient encombrés par des employés d'une autre espèce, plus remuants, tout aussi affairés, qu'on avait pu voir cinq mois auparavant dans les bureaux de rédaction des journaux démocratiques. C’est à peine si le tout-puissant ministre s'était réservé un cabinet pour lui seul. Avait-il besoin d'un peu de tranquillité pour écrire un arrêté ou une circulaire, il s'abritait derrière un paravent. Il donnait ses audiences à la foule sur le balcon, aux députations du haut de l'escalier, et aux individus derrière la porte. Le grand escalier, dans ce va-et-vient général, ressemblait à l'escalier d'un chemin de fer, au moment où le train va partir. Les ministres, les généraux se frayaient' tin passage à coups de coudes ; on ne se dérangeait que pour le maître et deux ou trois de ses familiers. Cette foule grouillante et hurlante était égayée par la quantité et la variété des uniformes. M. Gambetta avait créé des armées avec une énergie incomparable, et toutes lés.colères, toute la malveillance de ses ennemis ne lui en raviront jamais l'honneur : il avait aussi créé, à profusion, des officiers, et les officiers avaient créé des uniformes. Les fonctionnaires civils s'en étaient donné, à cœur-joie : un directeur de télégraphe portait autant de plumes à son chapeau et était .aussi galonné qu'un général. Les Bordelais, ceux qui étaient restés à leurs affaires, ne se retrouvaient plus dans leur propre ville ; on leur avait pris leurs rues, leurs places, leur préfecture, leurs théâtres, leurs comptoirs et jusqu'à leurs maisons. Bordeaux, dans le cours d'un trimestre, fut pris d'assaut deux ou trois fois par des armées différentes : par les fonctionnaires civils, par les brasseurs d'affaires, par les officiers, et finalement, après la retraite de M. Gambetta, par les députés. On n'avait eu que huit jours pour toute cette grosse besogne des élections, qui, dans les temps ordinaires, met tant d'hommes en mouvement ; encore ces huit jours avaient-ils été remplis de surprises, au moins dans les départements non envahis. On avait commencé les opérations le 2 ou le 3 février d'après le décret de Bordeaux ; puis étaient venus, presque à, la veille du vote, le décret de M, Jules Simon et ceux du Gouvernement de Paris. Les préfets, dans plusieurs départements, avaient été obligés de .changer leurs instructions et de contredire leurs proclamations. Quelques-uns s'étaient retirés. A Lille, le nouveau préfet, M. Hendlé, arriva le jour même où l'on procédait au vote. Les difficultés furent différentes, mais ne furent pas moindres, dans les départements envahis par |es Prussiens. Comme Il n'y avait plus de préfets, une circulaire de M. Hérold, ministre de l'intérieur, délégua la partie la plus essentielle de leurs attributions aux maires de chefs-lieux. L'ennemi, qui tenait à la convocation de l'Assemblée, n'apporta point d'obstacle aux opérations. On put se réunir, afficher, correspondre, voter en liberté ; mais l'étal de guerre était, par lui-même, un terrible empêchement. Presque partout les mairies étaient converties en casernes, les listes électorales étaient perdues ou déchirées, les chemins de fer encombrés ou rompus ; beaucoup de citoyens, les plus actifs, les plus importants, étaient sous le drapeau. Malgré tout, les élections furent laites, et à l'heure dite, dans la France entière. Elles furent faites régulièrement, librement. M. Thiers en a rendu témoignage dans la séance du 10 mars 1871 : Jamais, dit-il, non, jamais un pays n'a été interrogé plus sincèrement, et jamais il n'a répondu plus sincèrement que dans cette dernière occasion. (Marques d'assentiment.) Le pays était en partie occupé, et là où il y avait occupation, l'étranger ne s'est pas mêlé du tout de vos élections. Dans les autres parties de la France, certains préfets auraient voulu s'en mêler, ils n'en ont pas eu le temps. Ainsi, grâce à l'indifférence de l'étranger, grâce au défaut de temps pour l'administration qui a précédé celle que vous avez nommée, les élections n'ont été tourmentées en aucun sens. On n'a pas manqué de dire, depuis, que le Gouvernement de la Défense avait pesé sur les électeurs, mais l'accusation n'est pas seulement fausse, elle est absurde. L'Assemblée, qui n'était pas suspecte de tendresse pour Je Gouvernement, ne prononça qu'une enquête — élections du département de Vaucluse — et n'annula, en tout, que cinq élections — celles de MM. Cyprien Chaix dans les Hautes-Alpes, Marc-Dufraisse dans les Alpes-Maritimes, Mestreau dans la Charente-Inférieure, Lamorte dans la Drôme, Girot-Pouzol dans le Puy-de-Dôme —. Encore ces élections furent-elles annulées uniquement en vertu du principe de l'inéligibilité des préfets dans les départements qu'ils administrent. Il est donc vrai de dire que les élections de toute la France furent déclarées régulières, à l'exception de celles d'un seul département. La Délégation avait autorisé la candidature des préfets dans leurs départements, ce qui était, à ses propres yeux, une dérogation à tous les principes ; elle avait cru que les circonstances permettaient cette exception et qu'on ne pouvait, sans injustice, frapper d'inéligibilité des hommes qui avaient accepté des préfectures, non comme une carrière, mais comme une occasion de servir et de se dévouer. M. Jules Simon, qui avait besoin de ne pas décourager les préfets, ne voulut pas risquer de pousser à la désobéissance ceux d'entre eux qui, à la date où son décret leur serait connu, pouvaient avoir posé depuis plusieurs jours leur candidature. Il se trouva que la plupart des préfets s'étaient volontairement mis à l'écart. Onze préfets seulement et deux sous-préfets furent nommés députés. Plusieurs des élus avaient donné leur démission en temps opportun. L'un des invalidés, M. Marc-Dufraisse, avait été élu en même temps dans le département de la Seine. Les quatre autres se présentèrent de nouveau et furent élus. On ne releva aucun fait de corruption. Quelques faits d'intimidation qu'on essaya de grossir ne furent pas prouves ; l'Assemblée n'en tint pas compte. Plusieurs préfets avaient conseillé de voter pour des partisans de la guerre à outrance. Le changement survenu dans l'administration deux jours avant le vote rendit leur influence nulle. Elle, ne pouvait être grande auparavant ; tout le monde savait qu'ils allaient disparaître. On ne pouvait compter sur leurs promesses ; on ne pouvait craindre leurs menaces. Le Gouvernement, à la date des élections, et ses agents à tous les degrés, en y comprenant les maires, n'avaient d'autorité morale que sur les hommes qui partageaient leur opinion ; quiconque n'était pas ardemment avec eux était contre eux. On reprochait au Gouvernement de Paris la capitulation ; on reprochait au Gouvernement de Bordeaux la dictature. En réalité, il n'y eut d'autre influence collective que celle du clergé, resté tout entier à son poste avec son organisation intacte, quand la révolution et la guerre avaient si profondément troublé et si cruellement décimé la société laïque. Le clergé commença, dès lors, à se mêler ouvertement et ardemment à la lutte des partis. On vit arriver les députés à Bordeaux dès le lendemain des élections. Beaucoup d'entre eux venaient de l'armée ou des ambulances, et n'avaient pas pris le temps d'aller embrasser leur famille. Quelques-uns portaient encore l'uniforme de leurs régiments. On avait disposé le Grand-Théâtre pour servir de salle des séances ; salle magnifique, beaux et commodes dégagements. Le foyer du public fut la salle des conférences ; on installa comme on put les bureaux dans les loges des acteurs ou les magasins d'accessoires. Le seul inconvénient, mais il était assez grave, c'est que la salle ne prenait pas jour au dehors et qu'il fallut constamment l'éclairer au gaz. L'Assemblée se réunit le dimanche 12 février, à trois heures de l'après-midi, dans le foyer du théâtre. On ne voulait d'abord que prendre langue ; mais le comte Benoist-d'Azy, appelé à présider la séance comme étant le plus âgé des membres présents, proposa à l'Assemblée, vu la gravité des circonstances, de se déclarer immédiatement constituée. Cette proposition fut adoptée à l'unanimité. On nomma aussi le bureau provisoire. M. Benoist-d'Azy fut continué dans les fonctions de président. MM. Duchâtel, de Castellane, L'Ebraly et Paul de Rémusat furent désignés comme secrétaires. L'Assemblée s'ajourna au lendemain pour commencer la vérification des pouvoirs. Le nombre des députés présents était déjà considérable. Lorsqu'on procéda, le 16, à l'élection du bureau définitif, il n'y avait pas moins de 833 votants. Ni le Gouvernement de Paris, ni la Délégation de Bordeaux n'avaient songé à définir les pouvoirs de l'Assemblée, ou à fixer un terme à son mandat. Il était clair que l'Assemblée issue du suffrage universel possédait un pouvoir absolu et souverain, et qu'à partir du moment où elle se trouvait réunie, il n'y avait plus en France d'autre autorité que la sienne. On pensait assez généralement qu'elle avait été appelée pour décider de la paix et de la guerre ; que sa mission serait épuisée par le vote qu'elle émettrait sur cette question formidable, et qu'il ne lui resterait plus ensuite qu'à faire une loi électorale, et à appeler ses successeurs. Ceux qui connaissaient l'histoire savaient bien qu'une assemblée prend toujours tous les pouvoirs qu'on lui laisse prendre et dure aussi longtemps qu'on la laisse durer. Il est certain, cependant, qu'on aurait bien étonné les députés si on leur avait dit qu'ils siégeraient cinq ans, et qu'ils feraient une Constitution. Dans ces premiers jours de février, on étudiait avec anxiété la liste des nouveaux élus, dont le sort du pays allait dépendre. Cette liste ne parlait pas clairement. Il y avait beaucoup de noms nouveaux, et, parmi les anciens députés, on pensait, avec raison, qu'il y aurait des conversions nombreuses. On était réduit à des conjectures. Les plus habites statisticiens craignaient d'être trop affirmatifs. Un premier fait, éclatant, rassurant, c'est que les bonapartistes n'avaient pas été élus. On n'en comptait pas plus d'une trentaine, et dans ce petit groupe, à peine y avait-il quelques noms connus : M. Conti, M. Gavini, A. Galloni, M. Daru, M. Brame. Sur ces trente membres qui formèrent plus tard le noyau du groupe de l'Appel au peuple, les deux tiers au moins auraient regardé comme injurieuse la qualification de bonapartiste. Les appréhensions de M. Gambetta, qui craignait une Chambre toute remplie d'anciens candidats officiels, étaient loin d'être justifiées,. La France s'était souvenue du 2 Décembre, des commissions mixtes, des transportations, de la loi de sûreté générale, des tripots, des filles, du Mexique, de Sedan. Le chef du parti, M. Rouher, était alors à l'étranger. Il ne se présenta qu'aux élections du 2 juillet ; et, même à cette date, il fut battu dans la Charente-Inférieure et dans la Gironde. Il fallut que M. Séverin Abbatucci donnât sa démission pour lui procurer une élection dans le département delà Corse, considéré alors comme un bourg-pourri bonapartiste. Le parti ne peut pas dire qu'il a subi les conséquences du décret de Bordeaux, car il n'a pas été plus heureux le 2 juillet que le 8 février. On ne comptait guère que 280 républicains : c'était un échec. On pouvait prévoir, dès lors, que tous les partis monarchistes se ligueraient contre la République ; que la République finirait par l'emporter, mais qu'il faudrait du temps pour la faire proclamer à titre de gouvernement définitif, et plus de temps encore pour la débarrasser des retours offensifs des partis vaincus. Si l'on avait fait les élections plus tôt, en septembre ou octobre 1870, l'Assemblée presque tout entière aurait été républicains. Un fait nouveau, assez inattendu, explicable surtout par l'intervention du clergé, c'était la résurrection du parti légitimiste. La France ne connaissait plus ce parti ; elle le croyait mort. Il n'avait plus depuis longtemps que des chefs sans soldats ; mais cette fois tous les chefs avaient été nommés. Il fut évident, au bout de quelques séances, que ces représentants de l'ancien régime n'étaient plus au courant de rien, et qu'il n'y avait parmi eux aucun de ces hommes supérieurs qui donnent de l'éclat à leur parti, qui se font redouter par les autres, et arrivent quelquefois, à force d'habileté politique ou de talent oratoire, à déplacer une majorité. Il n'en était pas de même du centre droit, groupe très-nombreux, plus nombreux que le groupe républicain, et dans lequel il fallait compter M. Thiers, M. Dufaure, M. Léonce de Lavergne, M. Casimir Perier, M. Laboulaye, un grand nombre d'hommes instruits, éloquents, rompus aux affaires, accoutumés au maniement des assemblées, hommes de gouvernement jetés dans l'opposition par l'Empire, et qui, s'ils avaient assez d'élévation dans l'esprit pour se soustraire à d'anciens préjugés et à des intérêts de coterie, ne pouvaient manquer d'exercer une influence prépondérante sur l'Assemblée. Ainsi, le centre droit formait le groupe le plus important ; venaient ensuite les républicains, avec quelques orateurs de premier ordre, M. Jules Favre, M. Gambetta, M. Pelletan, M. Picard ; puis tes légitimistes, et, après tout le monde, une infime minorité de bonapartistes. Si on ajoute une trentaine de nulli-fidiens, d'expectants, dont personne ne connaissait les opinions, et qui certainement ne savaient pas eux-mêmes où se classer, on aura un aperçu à peu près exact de la situation des partis dans l'Assemblée au moment de ça réunion. Aucun groupe n'avait la majorité. Le centre droit et les républicains arrivaient au premier rang, avec des forces inégales. Ce résultat était fait pour décourager les bonapartistes et pour attrister les républicains. Les partisans de la monarchie constitutionnelle avaient seuls le droit de se féliciter et de croire que la France leur revenait. Habitués à regarder le parti républicain comme un parti .sans habileté politique, ils comptaient que l'échec subi par lui en février 1871 irait en s'approfondissant au moment des élections complémentaires. Les républicains ne pouvaient manquer de faire des fautes, et ils ne pouvaient manquer, eux, d'en profiler. Parmi les légitimistes, tout ce qui n'était pas trop engagé, tout ce qui était capable d'ouvrir les yeux sur l'état vrai de la société moderne, viendrait à eux. Ne fallait-il pas, avant tout, échapper à la République ? Les constitutionnels seraient, pour la seconde fois dans le cours du siècle, un expédient nécessaire. Pour commencer, ils étaient sûrs de donner un chef au gouvernement dans la personne de M. Thiers. Enfin, comme pour assurer le triomphe du centre droit, les républicains ne furent pas plutôt réunis, qu'ils commencèrent à s'entredéchirer. M. Gambetta et les principaux chefs du parti républicain avaient vu le double péril que faisaient courir à la République le parti orléaniste, d'une part, elle parti bonapartiste de l'autre. Contre les bonapartistes ils avaient la ressource des incompatibilités, qu'ils croyaient pouvoir justifier par une sorte de loi du talion, en les donnant comme représailles des candidatures officielles. Ils n'avaient pas une arme semblable contre la monarchie constitutionnelle. Ils croyaient avec raison que tous les esprits d'élite finiraient par regarder la République comme le seul gouvernement possible et le meilleur des gouvernements, et que la foule, désabusée du césarisme, ne pouvait désormais appartenir qu'à la cause républicaine. Mais le progrès, dans les sociétés humâmes, n'a pas lieu suivant une marche continue. Il s'avance pas bonds, puis il recule ; il subit des intervalles, jusqu'à ce qu'ayant triomphé des derniers obstacles, il acquière enfin une force irrésistible. Si les membres du centre droit avaient obéi à une direction unique, s'ils avaient pratiqué le seul genre de désintéressement que puisse montrer un parti, c'est-à-dire la patience ; si surtout ils étaient restés fidèles à la politique libérale, invoquée par eux sous l'Empire avec tant d'éclat, au lieu de faire cause commune avec la réaction et le cléricalisme, la France eût peut-être recommencé, quoique dans des conditions moins viables, l'épreuve de 1830. Leurs divisions intestines furent une chance heureuse pour la République. Ils n'avaient de commun entre eux que leur attachement pour le régime représentatif et leur aversion pour les aventures. Ils étaient séparés par des différences profondes, qui se manifestèrent dès les premières séances. Quelques-uns, en très-petit nombre, ne voyaient de salut que dans une restauration orléaniste, et sacrifièrent tout à cette pensée. D'autres avaient, pour toute foi politique, une aversion instinctive contre la démocratie, et la peur d'être privés des avantages politiques et sociaux dont ils jouissaient. Ils avaient aimé la liberté en théorie, et n'auraient même pas refusé de l'appliquer, pourvu qu'ils restassent maîtres d'en mesurer la dose. Leur libéralisme tempéré et conditionnel ne résista pas au spectacle de la Commune, et quand il leur parut bien démontré, trois ans plus tard, qu'une restauration orléaniste était impossible, obligés de choisir entre deux maux, l'Empire et la République, ils firent le choix qui leur parut le plus rassurant, sinon le plus honorable, et on les vit entrer l'un après l'autre, la rougeur sur le front, dans les rangs du parti qui s'est longtemps caché sous le nom de parti de l'Appel au peuple. Entre les orléanistes persistants et les orléanistes bonapartisants, il y avait dans le centre droit une centaine de fermes esprits, également incapables d'abandonner les principes sur lesquels toute société repose, et de renoncer à la liberté. Ils auraient préféré à toute autre forme de gouvernement la monarchie constitutionnelle, s'ils l'avaient trouvée établie, ou s'ils avaient pu la restaurer par un vote, sans recourir à la force. Mais ils comprirent bien vite que ni les légitimistes, ni les bonapartistes n'accéderaient à la forme constitutionnelle ; qu'elle n'aurait de majorité ni dans le Parlement, ni dans le peuple ; qu'elle était, par sa nature et par le tempérament de ses défenseurs, dans l'heureuse impuissance de recourir à la force ; que la réapparition sur la scène politique du parti légitimiste n'était qu'un accident sans durée et sans portée ; que la seule monarchie possible était celle dont ils ne voulaient à aucun prix, celle qui, débarrassée de tout scrupule, faisait ouvertement appel aux intérêts et à la force. La République leur inspirait des défiances qui, chez quelques-uns, dans ces commencements, allaient jusqu'à l'aversion. Mais persuadés qu'il n'y avait à choisir qu'entre elle et l'Empire, et que l'Empire ne se concilierait jamais ni avec les principes du droit et de la justice, ni avec la liberté, ils ne désespéraient pas de faire une République libérale et conservatrice. En un mot, ils repoussaient la légitimité comme chimérique, la dictature républicaine et la dictature césarienne, comme odieuses ; ils préféraient une monarchie libérale à une République modérée, mais sans estimer qu'il y eût lieu de recourir à une révolution, uniquement pour que la présidence de la République fût héréditaire. M. Thiers était non-seulement le chef de ce parti, il était ce parti lui-même ; car c'est en le suivant, en le comprenant, que les autres arrivaient à cette conclusion : qu'il fallait garder provisoirement le gouvernement qu'on avait, laisser cependant la lice ouverte, réserver au pays la faculté de choisir librement entre les deux formes de gouvernement constitutionnel, et attendre, pour provoquer son jugement, le jour où la nation serait refaite, c'est-à-dire le jour où elle aurait de nouveau une administration, une armée et des finances. La séance du lundi 13 février fut véritablement la première séance de l'Assemblée. Elle s'ouvrit à deux heures dans la salle du théâtre, sous la présidence de M. Benoist-d'Azy. Les députés y pénétrèrent en perçant une foule énorme, qui voulait voir les plus importants et les plus populaires d'entre eux. Garibaldi, qui vint avec son uniforme, et Victor Hugo furent les plus entourés et li :s plus acclamés. Toute cette foule était ardemment républicaine, et les députés de la droite ne tardèrent pas à se plaindre de ces cris étourdissants de : Vive la République ! qui les poursuivaient à l'entrée ou à la sortie du théâtre. M. Jules Favre prit la parole au début de la séance pour déposer les pouvoirs du Gouvernement de la Défense nationale entre les mains des représentants du pays. Depuis que les membres du Gouvernement de la Défense nationale ont été chargés du fardeau qu'ils ont accepté, ils n'ont pas eu, dit M. Jules Favre, d'autre préoccupation ni d'autre désir que de pouvoir arriver au jour où il leur serait possible de se trouver en face des mandataires du peuple. (Très-bien !) Ils y sont dans les circonstances les plus douloureuses et les plus cruelles ; mais grâce à votre patriotisme, Messieurs, grâce à l'union de tous, à laquelle, j'en suis convaincu, nous ne faisons pas un stérile appel (bravo ! bravo !) et qui, au besoin, nous serait conseillée à la fois par le malheur, parle bon sens, par le souci des intérêts de notre chère patrie... (Nouvelle approbation.) Nous arriverons à bander ses plaies et à reconstituer son avenir. (Vif mouvement d'adhésion et applaudissements.) C'est à vous, Messieurs, qu'appartient cette œuvre. Quant à nous, nous ne sommes plus rien, si ce n'est vos justiciables, prêts à répondre de tous nos actes, convaincus que nous ne rencontrerons dans leur examen que la loyauté qui inspirera chacune de vos délibérations, comme vous pouvez être certains que jamais une autre pensée ne nous guidera dans les explications que nous aurons à vous présenter. (Marques unanimes d'assentiment.) M. Jules Favre ajouta quelques mots sur les négociations qu'il avait entamées, et qui l'obligeaient à repartir le jour même pour Paris. Mon premier devoir sera de reporter à ceux avec qui nous négocions celte affirmation, que la France est prête, quoi qu'il arrive, à faire courageusement son devoir. (Vive approbation et applaudissements.) L'Assemblée décidera en pleine liberté, comme il appartient à des représentants du pays, qui ne prennent conseil que du salut de la France et n'ont d'autre souci que son honneur. (Bravo ! bravo ! nouveaux applaudissements.) Le président donna lecture de la lettre de démission collective des membres du Gouvernement, et des lettres de démission de chacun des ministres. Il donna aussi connaissance à l'Assemblée de la lettre suivante : Citoyen président de l'Assemblée nationale, Comme un dernier devoir rendu à la cause de la République française, je suis venu lui porter mon vote que je dépose entre vos mains. Je renonce au mandat de député dont j'ai été honoré par divers départements. Je vous salue, G. GARIBALDI. L'Assemblée procéda au tirage des bureaux, et lova immédiatement la séance, pour commencer, dans les bureaux, le travail de la vérification des pouvoirs. Le public évacuait déjà les tribunes, et les représentants commençaient à sortir de la salle, quand le général Garibaldi se leva et demanda la parole. On cria de divers côtés : Il est trop tard ! La séance est levée ! Un membre ajouta : On n'a plus le droit de prendre la parole dans une Assemblée, quand on a donné sa démission. En effet, le général aurait dû parler pendant la séance, et avant de donner sa démission. Il fut évident que les membres de la droite étaient bien aises de lui opposer cette double fin de non-recevoir, et de n'avoir pas à l'entendre. On eut pour lui, de ce côté, quelques jours plus tard, des paroles blessantes. M. de Lorgeril le traita de comparse de mélodrame. A gauche, au contraire, on s'empressa de rentrer dès qu'on apprit que Garibaldi voulait parler. Non-seulement les républicains éprouvaient pour la personne du général les sentiments de respect et d'admiration qui lui sont dus ; mais ils pensaient que, par courtoisie pour un étranger, et par reconnaissance pour un général qui avait combattu pour nous, on pouvait bien reprendre la séance pour quelques minutes. Malheureusement ils n'étaient pas en majorité. M. Benoist-d'Azy reparut au fauteuil, sans se découvrir, et prononça ces paroles : J'ai déclaré la séance levée, et je ne puis qu'engager mes collègues à se rendre dans leurs bureaux. J'ordonne que les tribunes soient immédiatement évacuées. On se sépara au milieu d'une agitation assez vive. Les représentants, retirés dans leurs bureaux, entendirent pendant longtemps retentir sur les places environnantes, les acclamations qui suivaient Garibaldi. Il partit le soir même pour l'Italie. L'Assemblée procéda rapidement à la vérification des pouvoirs. Le 16 février, elle fut en mesure de nommer son bureau définitif. Elle nomma son président à l'unanimité, et ce président fût un républicain. M. Grévy était si évidemment imposé par la situation, que son élection ne fournit aucune lumière sur la force respective des partis. Ni les légitimistes, ni le centre droit ne pouvaient se flatter de faire élire un candidat pris dans leur sein ; on ne pouvait passer qu'avec l'appui du parti républicain. Le 4 septembre, M. Grévy n'avait pas approuvé la formation du Gouvernement acclamé à l'Hôtel-de-Ville. Il avait refusé de recevoir de lui les fonctions de ministre.de la justice. Il s'était même chargé de lui porter, le soir, les propositions du Corps législatif. Honoré des républicains pour son talent, son caractère, et la solidité de ses convictions, il était en faveur auprès des monarchistes pour s'être constamment tenu en dehors de la révolution depuis le jour où elle s'était faite. M. Thiers, alors tout-puissant sur l'Assemblée et particulièrement sur le centre droit, avait le premier prononcé le nom de M. Grévy, qui ne souleva pas une seule objection. Les partis se comptèrent sur les autres membres du bureau. Il fallait quatre vice-présidents. On nomma MM. Martel, Vitet, Léon de Maleville, du centre droit, et M. Benoist-d'Azy, légitimiste. Le dernier élu, M. Léon de Maleville, eut 288 voix. Le candidat qui venait après lui, avec 214 voix, était un légitimiste, M. de Vogué. Le centre droit eut deux questeurs, qui passèrent avec 483 et 430 voix ; les légitimistes réussirent avec beaucoup de peine à faire passer M. Princeteau. Il n'eut que 222 voix au premier tour de scrutin ; mais le candidat républicain n'eu eut que 147 et tomba à 58 au scrutin de ballottage. Enfin les six secrétaires furent MM. Bethmont, Paul de Rémusat, de Barante, Johnston, de Castellane et de Meaux. Sur ce nombre, il n'y avait qu'un républicain, M. Bethmont : en tout, deux républicains dans un bureau composé de quatorze membres. La force du parti républicain se mesure très-exactement parle nombre de voix données à M. Magnin pour les fonctions de questeur et à M. Charles Rolland pour celles de secrétaire. M. Magnin eut 147 voix, M. Rolland 148. C'est que les républicains votaient sans alliances. Les membres les plus libéraux et les plus intelligents du centre droit, qui devaient, quelques mois après, se rallier à la République et former le centre gauche de l'Assemblée, étaient encore hésitants. Ils votèrent pour les candidats monarchistes, qui entrèrent dans le bureau avec des majorités de 300 et 400 voix. Le devoir le plus pressant de l'Assemblée était de créer un gouvernement provisoire ; d'abord parce qu'il fallait à la France un Gouvernement, et ensuite parce qu'il lui fallait un négociateur qui pût parler avec autorité. Il resterait ensuite à discuter sur les propositions de paix qui seraient faites, et à fixer le lieu où résiderait le Parlement. Élection d'un gouvernement, fixation du séjour de l'Assemblée, discussion du traité de paix, telles étaient en ce moment les alla ires urgentes de l'Assemblée et de la France. L'Assemblée ne pouvait hésiter à remettre le Gouvernement dans les mains de M. Thiers. Elle n'avait pas à le choisir, elle n'avait qu'à Suivre les indications du pays. Non-seulement il était élu député par vingt-six collèges, mais il avait recueilli dans plusieurs autres des minorités imposantes, et le nombre total de voix qui s'étaient portées sur lui dépassait deux millions. Quand il avait été nommé député de Paris en 1863, cette élection avait été considérée en Europe comme un événement considérable. Il avait fallu le contraindre à se laisser porter. Quelqu'un lui avait dit : Ce sera un dialogue entre l'empereur et vous. Au mois de juillet 1870, le Gouvernement, qui taisait le fanfaron, mais qui commençait à trembler/le supplia d'entrer dans le Conseil de Défense. Il déclara qu'il n'y consentirait que sur l'invitation de toute la Chambre. Toute la Chambre pensa, comme le Gouvernement, qu'on ne pouvait se passer de lui dans ce grand péril. Le 4 septembre, elle le pria de présider sa dernière séance. Le Gouvernement provisoire, à son tour, eut recours à lui. Il lui demanda d'être, auprès des peuples et des souverains, l'avocat de la France. Il n'avait jamais cherché la popularité ; il l'avait bravée. Tout le monde, amis et ennemis, savait qu'il était notre seul homme d'État, et que son nom était pour nous une protection, une force morale. La proposition de le mettre à la tête du Gouvernement fut faite dans la séance du 16 février. Elle était signée par MM. Dufaure, Jules Grévy, Vitet, Léon de Maleville, Rivet, Mathieu de la Redorte, Barthélémy Saint-Hilaire. Elle fut votée le 17, sur le rapport de M. Victor Lefranc. La commission, dit le rapporteur, ne croit pas avoir à motiver le choix de l'homme à qui elle vous demande de déléguer le pouvoir exécutif de la République française. L'inspiration qui lui a fait, il y a trente ans, fortifier ce Paris que la famine seule a pu réduire... (Mouvement) ; la prévoyance qui lui a fait, il y a quelques mois, combattre la guerre quand il était possible de la conjurer ; le dévouement qui l'a conduit chez tous les peuples de l'Europe, pour y défendre, avec les intérêts de la France, les droits de la civilisation ; enfin, l'hommage que lui rendent en ce moment les votes de tant de départements, tout l'indiquait à notre choix. (Bravos et applaudissements.) Donnons-lui la force de notre unanimité : c'est le seul moyen d'ajouter à la force de son patriotisme. (Nouveaux applaudissements.) Il saura trouver de dignes auxiliaires parmi ceux qui, à Paris comme en province, ont supporté les travaux et les douleurs de la lutte. (Approbation.) Que la France tout entière s'unisse dans la pensée de cette Assemblée, et elle pourra accomplir tous les devoirs que lui imposent son passé, son présent et son avenir. (Applaudissements prolongés et redoublés.) La proposition était ainsi conçue : L'Assemblée nationale, dépositaire de l'autorité souveraine, Considérant qu'il importe, avant qu'il soit statué sur les institutions de la France, de pourvoir immédiatement aux nécessités^ du Gouvernement et à la conduite des négociations, Décrète : M. Thiers est nommé chef du pouvoir exécutif de la République française. Il exercera ses fonctions sous l'autorité de l'Assemblée nationale, avec le concours des ministres qu'il aura choisis et qu'il présidera. Il n'y eut pas de scrutin public. Le Journal officiel constate le vote en ces termes : La proposition est mise aux voix et adoptée à la presque unanimité. Le considérant avait été ajouté par la commission à la proposition primitive. Il avait pour but de constater que la Chambre n'acceptait la forme républicaine que provisoirement, et avant de statuer. M. Louis Blanc en fit ta remarque à ta tribune. Il y porta les protestations de ceux des membres du parti républicain qui considéraient la forme républicaine comme supérieure à toute discussion et à toute contestation. Il déclara que la France voyait avec inquiétude les monarchistes faire des réserves pour une révolution future, dans l'acte même qui constituait le Gouvernement. Jamais vérité ne fut plus évidente. La majorité de l'Assemblée commençait sa lutte contre la majorité du pays. M. Thiers s'était occupé de former son cabinet avant même d'être chargé du pouvoir exécutif, dès qu'il fut évident, par les premiers résultats des élections, qu'il allait se trouver à la tête du Gouvernement. Il résolut de prendre ses ministres dans les deux grandes fractions de l'Assemblée, la gauche et le centre droit. M. Dufaure était très-naturellement indiqué pour le ministère de la justice. Le ministère du commerce fut confié à M. Lambrecht, qui avait fait partie du Corps législatif de 1863 à 1869, y avait constamment voté avec M. Thiers, et s'était fait remarquer par l'étendue de ses connaissances, la droiture et la précision de son esprit, l'élégance et la netteté de sa parole. M. Thiers, qui l'aimait beaucoup et le connaissait de longue date, disait de lui familièrement qu'il était le sage des sages. M. de Larcy, légitimiste libéral, membre de la Chambre des députés sous Louis-Philippe, très-ardent ennemi de l'Empire, devint ministre des travaux publics. Ce ministère non politique fut toute la part attribuée aux légitimistes dans la formation du cabinet. M. de Larcy, avocat, ancien magistrat de la Restauration, faisait partie depuis longtemps des assemblées politiques, et n'avait aucune compétence pour le ministère qui lui était attribué ; M. Lambrecht, qui était ingénieur des ponts et chaussées, aurait été mieux placé que lui aux travaux publics, si M. Thiers n'avait tenu à avoir au commerce un ministre qui partageait ses opinions en matière dédouanes. Le président conserva à la guerre le général Le Flô, et confia à l'amiral Pothuau le portefeuille de la marine. Plus tard. M. Le Flô vota avec la droite de l'Assemblée et M. Pothuau fit partie du centre gauche ; mais, ni dans la pensée de M. Thiers, ni dans celle de la Chambre, leur nomination, au moment où elle eut lieu, n'avait un caractère politique. M. Thiers a pris soin d'expliquer lui-même le choix de l'amiral Pothuau dans son discours du 10 mars 1871. Le ministre de la marine, dit-il, pouvait rester à Bordeaux ; nous l'avons pourtant voulu à Paris, parce qu'il y est populaire, parce qu'il y est illustre, non-seulement par beaucoup de sens, mais par un courage calme qui a frappé tous les habitants de Paris, et qu'il s'y est acquis une popularité dont nous sommes heureux de nous servir. M. Thiers n'avait réservé que trois portefeuilles sur neuf aux républicains ; mais, en leur donnant les affaires étrangères et l'intérieur, il pensait avec raison qu'il leur faisait la situation la plus importante. M. Jules Favre était le ministre des affaires étrangères du Gouvernement de la Défense nationale ; il avait fait en septembre ce courageux voyage à Ferrières, qui séparait nettement la politique impériale et la politique républicaine, dégageait la responsabilité du Gouvernement, et donnait à la France et à la Prusse leur situation véritable ; il avait négocie et conclu la convention du 23 janvier ; il était naturel qu'il devint l'associé et le collaborateur, ou plutôt, comme il ledit ensuite lui-même, le compagnon de martyre de M. Thiers, dans les négociations qui allaient s'ouvrir. M. Jules Favre ne mit qu'une condition à son acceptation, c'est que M. Picard serait ministre de l'intérieur. M. Ernest Picard était son plus intime ami ; dans les premières aimées de l'Empire, quand il n'y avait au Corps législatif que cinq dissidents, M. Jules Favre était, comme on sait, le chef de cette petite, mais glorieuse phalange, où il avait pour compagnons de lutte M. Ollivier et M. Ernest Picard. Avec le temps, M. Ollivier devint ministre, tandis que M. Picard restait dans l'opposition républicaine à côté de M. Jules Favre. Ils entrèrent ensemble au Gouvernement de la Défense, dont ils prirent la direction. M. Thiers, qui connaissait la valeur de M. Picard, accepta sa collaboration avec empressement. Il pria M. Jules Simon de conserver le ministère de l'instruction publique. Telle fut la première formation du cabinet de M. Thiers, communiquée par lui à l'Assemblée nationale, dans la séance du 19 février. Dans cette énumération manque le nom du ministre des finances. Le choix est déjà arrêté dans la pensée du conseil, dit M. Thiers ; mais l'honorable membre auquel sera attribué ce département n'étant pas encore à Bordeaux, je n'ai pas cru devoir livrer son nom à la publicité. LM. Thiers avait un instant songé à M. Buffet pour le poste de ministre des finances. De retour à Paris, il résolut, d'appeler M. Pouyer-Quertier, l'un de nos grands manufacturiers, qui avait été un des orateurs les plus puissants et les plus originaux du Corps législatif dans les questions d'affaires. Il est calculateur de premier ordre, écrivait-il à M. Jules Simon, fécond en ressources, vaillant au dernier point. Il le choisissait surtout pour ses opinions économiques, partagées aussi par M. Lambrecht, mais combattues avec beaucoup de vivacité par M. Jules Simon, dans les dernières années de l'Empire. Cette question préoccupait à juste titre le chef du pouvoir exécutif. Dans le conseil comme dans l'Assemblée et dans toute la France, les sujets de dissentiment n'étaient que trop nombreux ; celui-là ne pouvait manquer de donner lieu à des complications prochaines, puisqu'il faudrait, à bref délai, établir de nouveaux impôts ; M. Thiers comptait sur la modération et le patriotisme de ses collègues, sans espérer pourtant de les ramener tous à ses vues économiques. Il écrivit à M. Jules Simon : J'ai dit à M. Pouyer-Quertier qu'il fallait se borner à relever modérément les tarifs, mesure d'ailleurs indispensable pour les finances, car les douanes seules pourront nous donner cent millions de francs, ressource principale du futur budget ; j'ai ajouté que sa nomination était subordonnée à votre agrément. Comme il faut absolument compléter le ministère, surtout pour les finances, qui exigent une création de ressources dès les premiers jours de mars, je vous prie de convoquer le conseil immédiatement et de me répondre par le télégraphe, sans perdre un instant. L'acquiescement que M. Thiers demandait lui fut envoyé sur-le-champ par dépêche télégraphique, mais M. Jules Simon lui écrivit le même jour : M. de Larcy fait ses réserves en faveur du libre-échange. M. Dufaure fait les siennes d'une façon tout à fait formelle, et m'a chargé expressément de vous l'écrire. Il m'a chargé d'ajouter qu'il craignait le mauvais effet de cette nomination sur l'Angleterre, si elle était interprétée comme un abandon du principe de la liberté des échanges. Je n'ai pas besoin de vous dire que je fais toutes les mêmes réserves, et j'ai bien des raisons de croire que Jules Favre est dans le même sentiment. Je regrette bien d'avoir à vous parler en ce moment d'autre chose que de la mission que vous remplissez avec un si admirable dévouement ; mais la première condition d'un ministère honnête comme le nôtre, est d'avoir sur tous les points une situation parfaitement nette. Il est donc bien entendu que je reste avec toutes les déplorables doctrines que vous me connaissez : le libre-échange, l'instruction obligatoire, etc. Cela dit, soyez sûr que je vous aiderai de toutes mes forces à conclure la paix, et à avoir la paix dans l'intérieur du pays. En annonçant à l'Assemblée, le 19 février, la composition du ministère — dont M. Pouyer-Quertier ne faisait pas encore partie —, M. Thiers prononça un discours mémorable, dans lequel il développa ce qu'on a appelé depuis le pacte de Bordeaux. C'était le programme du cabinet. Il fut très-scrupuleusement observé par les ministres et leur chef illustre ; mais la majorité de la Chambre, qui parut s'y associer ce jour-là, ne voulut y voir, dans la suite, que des réserves contre le Gouvernement républicain. Où M. Thiers ne voulait qu'ajourner, elle voulait condamner. Vous m'avez laissé, dit-il, le choix de mes collègues. Je les ai choisis sans autre motif de préférence que l'estime publique universellement accordée à leur caractère, à leur capacité, et je les ai pris, non pas dans l'un des partis qui nous divisent, mais dans tous, comme a fait le pays lui-même en vous donnant ses votes, et en faisant figurer souvent sur la même liste les personnages les plus divers, les plus opposés en apparence, mais unis par le patriotisme, les lumières et la communauté des bonnes intentions. (Très-bien ! très-bien !) ... La France précipitée dans une guerre sans motif sérieux, sans' préparation suffisante, a vu la moitié de son sol envahie, son armée détruite, sa belle organisation brisée, sa vieille et puissante unité compromise, ses finances ébranlées, la plus grande partie de ses enfants arrachés au travail pour aller mourir sur les champs de bataille, l'ordre profondément troublé par une subite apparition de l'anarchie, et après la reddition forcée de Paris, la guerre suspendue pour quelques jours seulement, et prête à renaitre, si un Gouvernement estimé de l'Europe, acceptant courageusement le pouvoir, prenant sur lui la responsabilité de négociations douloureuses, ne vient mettre un terme à d'effroyables calamités. En présence d'un pareil état de choses, ya-t-il, peut-il y avoir deux politiques ? Et, au contraire, n'y en a-t-il pas une seule, forcée, nécessaire, urgente, consistant à faire cesser le plus promptement possible les maux qui nous accablent ? Quelqu'un pourrait-il soutenir qu'il ne faut pas, le plus tôt, le plus complètement possible, faire cesser l'occupation étrangère au moyen d'une paix courageusement débattue, et qui ne sera acceptée que si elle est honorable ? (Très-bien ! très-bien ! — Applaudissements sur plusieurs bancs.) Débarrasser nos campagnes de l'ennemi qui les foule et les dévore ; rappeler des prisons étrangères nos soldats, nos officiers, nos généraux prisonniers ; reconstituer avec eux une armée disciplinée et vaillante ; rétablir l'ordre troublé ; remplacer ensuite sur-le-champ les administrateurs démissionnaires ou indignes ; réformer par l'élection nos conseils généraux, nos conseils municipaux dissous (Très-bien ! très-bien !) ; reconstituer ainsi notre administration désorganisée, faire cesser des dépenses ruineuses, reconstituer ainsi, sinon nos finances, — ce qui ne saurait être l'œuvre d'un jour, — du moins notre crédit, moyen unique de faire face à des engagements pressants ; renvoyer aux champs, aux ateliers, nos mobiles, nos mobilisés ; rouvrir les routes interceptées, relever les ponts détruits ; faire renaître ainsi le travail partout suspendu, le travail qui peut seul procurer le moyen de vivre à nos ouvriers, à nos paysans ! (Oui ! oui ! très-bien !) y a-t-il quelqu'un qui pourrait nous dire qu'il y a quelque chose de plus pressant que tout cela ? Et y aurait-il, par exemple, quelqu'un ici qui oserait discuter savamment des articles de constitution, pendant que nos prisonniers expirent de misère dans des contrées lointaines, ou pendant que nos populations mourantes de faim sont obligées de livrer aux soldats étrangers le dernier morceau de pain qui leur reste ? (Sensation marquée.) Non, non, messieurs ; pacifier, réorganiser, relever le crédit, ranimer le travail, voilà la seule politique possible et même concevable en ce moment. A celle-là, out homme sensé, honnête, éclairé, quoi qu'il pense sur la monarchie ou la République, peut travailler utilement, dignement ; et n'y eût-il travaillé qu'un an, six mois, il pourra rentrer dans le sein de la patrie, le front haut, la conscience satisfaite. (Très-bien ! très-bien !) Ah ! sans doute, lorsque nous aurons rendu à notre pays les services pressants que je viens d'énumérer, quand nous aurons relevé du sol où il git le noble blessé qu'on appelle la France, quand nous aurons fermé ses plaies, ranimé ses forces, nous le rendrons à lui-même, et rétabli alors, ayant recouvré la liberté de son esprit, il verra comment il veut vivre. (Vive approbation.) Quand cette œuvre de réparation sera terminée, et elle ne saurait être bien longue, le temps de discuter, de peser les théories de gouvernement sera venu ; et ce ne sera plus un temps dérobé au salut du pays. Déjà un peu éloignés des souffrances d'une révolution, nous aurons retrouvé notre sang-froid ; ayant opéré notre reconstitution sous le Gouvernement de la République, nous pourrons prononcer en connaissance de cause sur nos destinées, et ce jugement sera prononcé, non par une minorité, mais par la majorité des citoyens, c'est-à-dire par la volonté nationale elle-même. (Nouvelle approbation.) M. Thiers termina son discours par un appel chaleureux à
la concorde. La salle retentit pendant plusieurs minutes des applaudissements
donnés par tous les partis à ses nobles et courageuses paroles. Il renouvela
les mêmes déclarations, avec la même précision et le même succès, dans la
dernière séance tenue à Bordeaux, le 10 mars. Il s'agissait de déterminer le
lieu où siégerait l'Assemblée. La gauche la plus avancée voulait Paris, la
droite demandait Fontainebleau, le Gouvernement désignait Versailles. Après
avoir discuté la question avec une grande élévation et une force
irrésistible, 21. Thiers fut amené à parler du rôle de l'Assemblée. Vous êtes souverains, disait-il à ses collègues. Jamais Assemblée ne fut nommée plus librement et ne reçut
des pouvoirs plus étendus. Vous pourriez
même, si vous le vouliez, faire une Constitution. Mais vous avez la sagesse
de ne pas user de votre droit. Et comme ces paroles rencontraient
quelque opposition sur les bancs de la droite, il insista sur les divisions
de l'Assemblée, et sur les conséquences infaillibles de ces divisions si l'on
choisissait un pareil moment pour faire une Constitution. La France a besoin de tous nos efforts, elle a besoin de
notre union, pour renaître. Ajournons ce qui nous divise ; travaillons au
plus pressé, sous le gouvernement de fait, qui nous permet de réserver
l'avenir. Arrivant à caractériser les partis, il n'en signale que
deux, en homme pratique, qui connaissait l'impuissance des légitimistes et l'indignité
des bonapartistes. Vous êtes divisés en deux grands
partis : l'un, — et ceci est parfaitement légitime, parfaitement respectable,
— croit que la France ne peut trouver un repos définitif que sous une
monarchie constitutionnelle ; l'autre, tout aussi sincèrement, pense qu'avec
les institutions que vous vous êtes données, qu'avec cette grande institution
du suffrage universel, avec le mouvement des esprits, qu'avec cette agitation
qui se produit dans le monde entier au centre de tous les gouvernements, il y
a quelque chose qui entraîne les générations actuelles vers la République.
M. Thiers parlait des partis opposés avec un égal respect. Ce respect chez
lui était sincère, en même temps que très-politique. Cessons
de nous calomnier, disait-il ; sachons nous
rendre justice ; respectons les pensées les uns des autres. Il fit une
courte allusion aux divisions intérieures des partis. Il y a des républicains
qui croient que la République, même quand elle n'est pas dans leurs mains,
est encore la République. Il en est d'autres qui n'admettent la République
que quand elle est entre leurs mains. Se rappelant les fautes commises par la
première République dans les dernières années de son existence, le long
retentissement qu'elles avaient eu, tandis qu'on s'efforçait de tenir dans
l'ombre les excès de la terreur blanche, sachant d'ailleurs qu'un parti
n'improvise pas du premier coup des administrateurs capables, et qu'il faut
avoir été quelque temps au pouvoir pour savoir user du pouvoir, cédant
peut-être encore à ses préjugés d'ancien monarchiste, M. Thiers laissa
entendre ce mot de République sans républicains, qui pouvait être tout un
système, qui chez lui n'était qu'une exhortation à la sagesse et à la
modération, qui devint après lui une arme entre les mains des ennemis de la
République appelés momentanément à la gouverner. Je ne veux flatter personne, — ce n'est pas à mon
âge que je commencerai, car je ne l'ai fait sous aucun régime ; je n'ai
flatté ni roi, ni peuple, ni parti ; — j'honore profondément les hommes qui
ont le bon sens de reconnaître que, l'institution elle-même n'étant pas
rassurante, il faut que les hommes le soient. — Quel est notre devoir, disait en terminant M. Thiers ? Quel est mon devoir, à moi que vous avez, je le dirai, accablé de votre confiance ? C'est la loyauté envers tous les partis qui divisent la France et qui divisent l'Assemblée. Ce que nous leur devons à fous, c'est de n'en tromper aucun ; c'est de ne pas nous conduire de manière à préparer à votre insu une solution exclusive qui désolerait les autres partis. (Très-bien !) Non, je le jure devant le pays, et si j'osais me croire assez important pour parler de l'histoire, je dirais que je jure devant l'histoire de ne tromper aucun de vous, de ne préparer, sous le rapport des questions constitutionnelles, aucune solution à votre insu, et qui serait de notre part, de ma part, une sorte de trahison. (Vifs applaudissements.) Monarchistes, républicains, non, ni les uns ni les autres vous ne serez trompés : nous n'avons accepté qu'une mission déjà bien assez écrasante : nous ne nous occuperons que de la réorganisation du pays. Nous vous demanderons toujours votre appui pour cette réorganisation, parce que nous savons que si nous sortions de cette tâche limitée, nous vous diviserions et nous nous diviserions nous-mêmes. Nous ne travaillerons qu'à cette œuvre déjà bien assez difficile. Mais qu'il me soit permis de dire aux hommes qui ont donné leur vie entière à la République : Soyez justes envers les membres de cette Assemblée qui ne pensent pas comme vous... Vous m'avez appelé chef du pouvoir exécutif de la République française. Dans tous les actes du Gouvernement, ce mot de République se trouve sans cesse répété. Cette réorganisation, si nous y réussissons, elle se fera sous la forme républicaine et à son profit. (Mouvement. — Très-bien ! très-bien ! sur plusieurs bancs.) Maintenant, ne venez pas nous dire : Ne sacrifiez pas la République ! je vous répondrais : Ne la perdez pas vous-mêmes ! La République est dans vos mains, elle sera le prix de votre sagesse, et pas d'autre chose. Toutes les fois que vous vous emporterez, toutes les fois que vous soulèverez des questions inopportunes, toutes les fois que, — malgré vous, je le sais, — vous paraîtrez, je dirai les confidents ou les complices sans le vouloir — sans le vouloir, certainement, — des hommes de désordre, dites-vous bien qu'en acceptant ces apparences de complicité, vous portez à la République le coup le plus violent qu'elle puisse recevoir. (Mouvement.) Lorsque le pays sera réorganisé, nous viendrons ici si nous avons pu le réorganiser nous-mêmes, si nos forces y ont suffi, si dans la route votre confiance ne s'est pas détournée, nous viendrons le plus tôt que nous pourrons, bien heureux, bien fiers d'avoir pu contribuer à cette noble tâche, vous dire : Le pays, vous nous l'aviez confié sanglant, couvert de blessures, vivant à peine nous vous le rendons un peu ranimé ; c'est le moment de lui donner sa forme définitive. Et je vous en donne la parole d'un honnête homme, aucune des questions qui aura été réservée n'aura été résolue, aucune solution n'aura été altérée par une infidélité de notre part. Ce discours fut suivi des acclamations les plus enthousiastes. Pendant longtemps M. Thiers se trouva entouré, et comme pressé par des membres de l'Assemblée, qui lui exprimaient leur admiration, quelques-uns avec larmes. Ce n'était pas l'orateur qu'on admirait, qu'on remerciait, quoiqu'il n'eût jamais été plus grand ; c'était l'homme d'État, le patriote, et, — le mot n'aurait alors paru trop fort à personne, — le sauveur. On était au 10 mars. M. Thiers avait presque annoncé dans une autre partie de son discours l'insurrection qui se produisit le 18. Plus d'un parmi ses auditeurs put se rappeler dans la suite ces paroles mémorables : Toutes les fois que, — malgré vous, je le sais, — vous paraîtrez les confidents et les complices des hommes de désordre, dites-vous bien qu'en acceptant ces apparences de complicité, vous portez à la République le coup le plus violent qu'elle puisse recevoir ! Et que de fois aussi, dans la suite, l'Assemblée tout entière, à gauche comme à droite, aurait dû se souvenir de ces autres paroles, prononcées avec une tristesse solennelle : Nous nous calomnions trop ! Respectons les pensées les uns des autres ! La France avait tant besoin de paix ! Il y avait une si grande œuvre à faire en commun ! Mais il n'était pas facile d'avoir la paix dans l'intérieur du pays. La guerre civile était sur le point d'éclater à Paris. Une guerre moins sauvage, mais qui, pour le malheur de la France, devait se prolonger pendant bien des années, existait déjà au sein de l'Assemblée nationale. Deux fois seulement, pendant le séjour à Bordeaux, les partis semblèrent se fondre dans une intention commune : c'est le jour de la nomination de M. Thiers, et celui où fut proclamée la déchéance de l'Empire. Cette décision solennelle fut provoquée par un incident de la séance du 1er mars. M. Bamberger, député de Metz, était à la tribune pour protester contre le traité de paix, ou plutôt, disait-il, le traité de honte. — Un seul homme aurait dû le signer, disait M. Bamberger, c'est Napoléon III. On entendit aussitôt M. Galloni s'écrier : Napoléon III n'aurait jamais signé un traité honteux ! En un instant la salle fut dans un état de confusion inexprimable. Tout le monde était debout, tout le monde parlait ou plutôt criait à la fois. Le public des tribunes partageait l'indignation des membres de l'Assemblée, mêlait ses cris à leurs cris. M. Conti se dirigea vers la tribune. Cédez-lui la parole ! qu'il s'explique ! qu'il justifie l'empereur ! Qu'il ose défendre celui qui a trahi et perdu la France ! — Je viens défendre avec conviction, dit M. Conti, un passé glorieux, un souverain vénéré, que la France a acclamé par quatre plébiscites, auquel ceux qui m'injurient avaient prêté serment comme moi, qui a donné au pays quinze ans de repos et de prospérité. Si ma protestation est étouffée ici, j'espère, je suis sûr qu'elle retentira dans le pays entier. — Un passé glorieux, s'écrie M. Vitet ; dites un passé honteux ! — Des plébiscites imposés par la ruse et par la force ! — Votre empereur n'avait-il pas prêté serment à la République ? — Vous appelez des années de paix, des années d'oppression et de tyrannie. — La paix ! vous avez fait quatre fois la guerre malgré la France ! Quand M. Thiers demandait le maintien de la paix, vous l'avez arraché de la tribune l Vous avez menti pour faire la guerre ! Vous avez fait la guerre en insensés, sans alliance, sans ressources, sans généraux l Vous êtes responsables du sang de nos soldats, sacrifiés par votre criminelle folie ! responsables de notre humiliation ! de notre ruine ! responsables du démembrement de la France ! M. Galloni, M. Gavini, M. Haentjens appuient M. Conti. Ils sont seuls avec lui. M. Bamberger reparait à la tribune à côté de M. Conti. M. Victor Hugo y monte avec eux et essaie de parler. Le président ne parvient plus à se faire entendre. Un membre s'écrie : Il faut proclamer la déchéance ! — La déchéance ! La déchéance ! Ce mot retentit de toutes parts dans l'Assemblée. Il roule, comme un tonnerre, dans les tribunes, dans les couloirs, sur les escaliers, parmi la foule profonde qui encombre la place de Tourny et les rues voisines ; l'armée entière, sous les armes aux alentours de la salle, le répète. Le président suspend la séance ; elle est reprise au bout d'une demi-heure, et M. Grévy lit le texte d'un ordre du jour qui a été déposé sur le bureau. L'Assemblée nationale clôt l'incident, et dans les circonstances douloureuses que traverse la patrie, en face de protestations et de réserves inattendues, confirme la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie, déjà proclamée par le suffrage universel, et le déclare responsable de la ruine, de l'invasion et du démembrement de la France. Cette lecture est suivie de longues acclamations, Tous les membres de l'Assemblée se lèvent en applaudissant et en criant bravo ! Parmi les signataires, il y a beaucoup de républicains ; mais tout le monde aurait voulu signer, tous les partis sont représentés. Les noms de MM. Lambert de Sainte-Croix, de Brette-Thurin, Wallon, Victor de Laprade, Baragnon, de Marmier s'y rencontrent avec ceux de MM. Target, Paul Bethmont, Charles Rolland. Trois fois les bravos se renouvellent. M. Conti demande encore la parole, au milieu de l'indignation générale. Laissez-lui la parole ! dit M. Thiers ; monsieur le président, donnez-lui la parole ! Maintenez-lui la parole ! Mais le président est impuissant pour obtenir le silence. M. Thiers se décide alors à monter à la tribune. Messieurs, dit-il, je vous ai proposé une politique de conciliation et de paix, et j'espérais que tout le monde comprendrait la réserve et le silence dans lesquels ^sous nous renfermons à l'égard du passé ; mais lorsque ce passé se dresse devant le pays, quand il semble se jouer de nos malheurs dont il est la cause, non-seulement par ses fautes, mais par ses crimes, nous devons répondre à l'instant même, et faire éclater la vérité. Savez-vous ce que disent en Europe les princes que vous représentez ? Ils disent que ce ne sont pas eux qui sont coupables de la guerre ; ils disent que c'est la France, ils disent que c'est nous. Eh bien ! je leur donne un démenti à la face de l'Europe. Non, la France n'a pas voulu la guerre ; c'est vous, vous qui protestez, c'est vous qui l'avez voulue ! Vous avez méconnu la vérité. Elle se dresse aujourd'hui devant vous, et c'est comme une punition du ciel de vous voir ici obligés de subir le jugement de la nation qui sera le jugement de la postérité. Après ces foudroyantes paroles, l'ordre du jour fut mis aux voix. L'Assemblée confirme la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie, déjà prononcée par le suffrage universel, et le déclare responsable de la ruine, de l'invasion, et du démembrement de la France. Quelques membres se levèrent à la contre-épreuve, Je constate, dit M. Cochery, que cinq membres seulement se sont levés à la contre-épreuve. — Il y en a six, dit à son tour M. Wilson, pas un de plus ! Je demande que cela soit constaté au Moniteur. Après une pareille séance et l'effet qu'elle produisit dans le pays, on pouvait croire le bonapartisme définitivement et irrémédiablement vaincu. Les républicains n'avaient pas montré plus d'indignation que les constitutionnels et les légitimistes. M. Vitet, ordinairement si mesuré, M. de Franclieu, étaient restés pendant toute la scène au pied de la tribune, au milieu des groupes les plus animés. Leurs amis avaient peine à les contenir. Ce parti ainsi condamné, flétri, déshonoré par un vote solennel auquel tous les autres partis, sans exception, avaient pris part, réduit à six membres dans l'Assemblée, et n'ayant pour organes que M. Conti, qui mourut quelque temps après, M. Gavini et M. Galloni d'Istria, était pourtant destiné à devenir, avec le temps, le parti le plus influent dans cette même Assemblée. Il se fit d'abord tolérer par les monarchistes, comme un utile auxiliaire dans leurs combats incessants contre la République et les républicains ; puis il devint un appoint nécessaire, portant la victoire du côté où il penchait ; puis il profita des campagnes étourdies des orléanistes et des légitimistes qui semblèrent courir au-devant de la défaite, et finalement il resta le principal directeur des manœuvres de la droite, et leur bénéficiaire éventuel. Pour se rendre compte de cette prodigieuse fortune, il faut bien en saisir, à Bordeaux même, le point de départ dans la haine de tous les monarchistes pour la République et les républicains. L'explosion de colère contre le régime impérial, qui eut lieu dans la séance du 1er mars, s'explique par les souvenirs alors tout récents de nos malheurs, et par la discussion, qui avait lieu ce jour même, des préliminaires de la paix. Mais les bonapartistes savaient que la haine contre la République était un sentiment plus ancien, 'Jus profond, et qui devait être plus persistant chez la plupart des monarchistes. Les républicains étaient constamment représentés comme des ennemis de la religion et de la propriété. En les identifiant avec les impies et les socialistes, on ne faisait que continuer un système de calomnies qui remonte aux premières luttes des royalistes contre la révolution, en 1789. Les bonapartistes entreprirent encore d'ajouter à ces griefs celui d'avoir amené nos désastres en poussant à la guerre, en désorganisant l'armée, en faisant une révolution devant l'ennemi, en prolongeant la résistance, en refusant de convoquer l'Assemblée. Non, les républicains n'avaient pas poussé à la guerre, ils avaient, au contraire, résisté de toutes leurs forces à la déclaration de guerre, que les meneurs du parti bonapartiste firent malgré les républicains et malgré toute la France ; non, les républicains n'avaient pas désorganisé l'armée, ils avaient seulement adhéré, avec tout le Corps législatif, à une réduction de 10.000 hommes sur le contingent proposé par le ministère Emile Ollivier ; non, les républicains n'avaient pas fait une révolution devant l'ennemi, ils avaient eu le courage et le patriotisme de prendre le pouvoir quand l'Empire était à bas, écrasé sous le poids de ses fautes et de nos malheurs, hors d'état de trouver un soldat ou un fonctionnaire qui lui obéit ; non, les républicains n'avaient pas prolongé volontairement la résistance après le 4 septembre : l'entrevue de Ferrières était là pour le prouver ; forcés, malgré eux, de continuer la guerre, ils l'avaient alors poussée, selon les lois de l'honneur, jusqu'au moment où la résistance était devenue impossible ; non, ils n'avaient pas refusé de convoquer une Assemblée nationale mais ils n'avaient pas cru possible de la convoquer sans armistice, et quand la moitié du territoire était envahie. Ces accusations contradictoires, dont quelques-unes étaient d'une absurdité révoltante, répétées par les bonapartistes dans tous leurs journaux, avaient pour but avoué de détourner l'attention publique des crimes de l'Empire. Le pays reçut ces calomnies avec le mépris qu'elles méritaient ; mais il en fut autrement dans l'Assemblée, où siégeaient les conservateurs les plus tremblants et les cléricaux les plus fanatiques. Ce parti pris d'en finir avec la République et de faire la guerre aux républicains, éclata surtout quand il fut question de placer hors de Paris le siège du Gouvernement. Paris, à ce moment-là, et pour les députés de la droite, voulait dire : République. Il faut bien se rappeler qu'il s'agissait alors de placer hors de Paris, et même, si on avait écouté les plus violents, très-loin de Paris, non-seulement l'Assemblée, mais le chef de l'État, les ministres et toutes les administrations. La question a changé de face à l'heure qu'il est. Le président de la République et tous les ministres résident à Paris. Les ministères y sont toujours restés. Ils se contentent d'envoyer quelques chefs de service à Versailles, pendant les séances, pour obéir à la loi, ou paraître lui obéir. Tout ce qui subsiste, en fait, des résolutions adoptées à Bordeaux, et consacrées par la loi constitutionnelle, c'est que les députés et les sénateurs, au lieu de siéger au Palais-Bourbon et au Luxembourg, siègent à Versailles. C'est un grand inconvénient pour les membres des deux Assemblées, qui perdent chaque jour beaucoup de temps, sont moins assidus dans les commissions, ont moins d'occasions de se voir et de se comprendre ; c'en est un plus grand encore pour les ministres, éloignés de leurs bureaux et par conséquent du centre des renseignements et des affaires pendant la plus grande partie de la journée. Maïs Paris, que perd-il à cela ? Moins que rien. Il s'agissait de toute autre chose, quand la discussion eut lieu à Bordeaux, le 10 mars, huit jours avant l'explosion de la Commune. M. Thiers proposait Versailles. Au fond il était pour Paris. Jamais il n'aurait renoncé à diminuer Paris, qu'il aimait réellement et profondément. Il sentait bien que le mouvement des affaires était là, que le Gouvernement ne pouvait s'éloigner du plus grand centre financier ; que le péril même, si cette agglomération d'hommes et tette population flottante étaient une cause de péril, rendait la présence du Gouvernement encore plus nécessaire. Un préfet à Paris, disait-il ? Si vous en connaissez un qui soit capable de le gouverner et de le contenir, indiquez-le-moi, j'en serai ravi. Ce sera le chef du Gouvernement. Il me débarrassera d'un bien lourd fardeau. Il sentait la nécessité de rendre toute sa splendeur à cette ville, qui est la capitale littéraire, scientifique, industrielle, financière, autant que la capitale politique du pays. Diminuer Paris, c'est diminuer l'esprit de la France, c'est diminuer sa richesse Les étrangers viennent voir Paris, plutôt que la France. La France, pour toute l'Europe riche et éclairée, c'est Paris. On juge, au dehors, la force et la splendeur de la France par la force et la splendeur de Paris. On prend les goûts, les modes, les usages de Paris, on subit son jugement ; on y vient, comme au rendez-vous général, comme au centre de la civilisation. Notre histoire même se comprendrait moins, si Paris n'était plus la capitale, si Paris n'était plus Paris. On n'a qu'à relire le discours de M. Thiers dans la séance du 10 mars, un des plus admirables qu'il ai : jamais prononcés. Tout conclut à Paris. Je ne vous la propose pas, dit-il à plusieurs reprises. Mais pourquoi ? Il n'en donne pas la raison. La raison qu'il ne donnait pas, qu'il ne pouvait pas donner, c'était l'agitation croissante dont il venait d'y être témoin, et qui, huit jours après, devait aboutir à l'insurrection. Il ne proposait donc pas Paris. S'il l'eût proposé, malgré son influence presque toute-puissante, il est vraisemblable qu'il eût échoué. C'était encore une raison de s'abstenir. Il ne le proposait pas, mais il proposait une station à ses portes, avec la certitude que, le calme une fois établi, le Gouvernement, sinon l'Assemblée, viendrait à Paris pour n'en plus sortir. Le temps lui a donné promptement raison. La majorité monarchique, venue à Versailles malgré elle, a multiplié les efforts pour y retenir le Gouvernement. Les millions ne lui coûtaient pas pour cela. Elle aurait construit tous les bâtiments nécessaires, sans songer qu'elle n'aboutirait peut-être qu'à faire un Paris plus colossal, car enfin du Palais-Bourbon au palais de Versailles, il n'y a que trente minutes. Elle insérait même dans la Constitution un article qui faillit tout brouiller, qui est mis en pratique par les deux Chambres, parce qu'elles peuvent lui obéir au prix de quelque gêne, et qui est ouvertement violé par le président de la République, par les ministres et par les grandes administrations, parce qu'il serait à la fois désastreux et impossible de s'y conformer. Comment les monarchistes, qui prévoyaient ces conséquences, et qui, pour les éviter, voulaient Fontainebleau, ont-ils cédé sur Versailles ? Beaucoup d'entre eux, les moins clairvoyants, se sont dit : Ce n'est pas Paris. Les autres, comprenant l'énormité de leur prétention, ont manqué de courage pour la soutenir. Ils se voyaient forts dans l'Assemblée, mais ils étaient très-faibles dans le pays, et ils le savaient. Ils n'osèrent même pas proposer ouvertement Bourges, qui était leur idéal. Ils s'en tinrent à Fontainebleau. Fontainebleau ne voulait pas dire : une autre capitale, mais : aucune capitale. Il ôtait au Gouvernement les moyens d'action, et ne les ôtait pas à l'émeute. Fontainebleau, pour dire le mot juste, n'était qu'une sottise. Bourges aurait été un attentat. Versailles était un expédient. Il l'emporta à une grande majorité. Les vrais sentiments des monarchistes se font jour à plusieurs reprises dans le débat. M. Louis Blanc prend le premier la parole : Pourquoi, dit-il, faire suivre une installation provisoire d'une autre installation provisoire ? Pourquoi nous condamner à donner à l'Europe le spectacle d'une Assemblée errante, qui, dans le pays même qu'elle représente, semble en quête d'un refuge et en peine d'un gite ? Serait-ce que Paris fait peur ? Un membre. — Oui ! On comprend vite, dans l'Assemblée, l'imprudence de ce mot, et l'on crie de tous côtés : Non ! non ! La rectification pouvait être d'une bonne politique, mais le mot était lâché. Un peu plus loin, M. Louis Blanc pose cette question : N'y aurait-il pas dans l'Assemblée un parti qui veut, pour désarmer ce qu'il appelle la révolution, transporter pour toujours hors de Paris le siège du Gouvernement ? Une voix à droite. — Oui ! M. Louis Blanc. — Vous dites : Oui ! — Ô mes concitoyens ! songez-y, ne touchez pas, je vous en conjure, à l'unité nationale. Ce serait achever par des mains françaises ce démembrement de notre France bien-aimée que des mains ennemies ont commencé, et faire sortir peut-être des cendres de l'horrible guerre étrangère qui finit à peine une guerre civile plus horrible encore. (Vive approbation sur un grand nombre de bancs.) L'autre jour, un de nos collègues disait en ma présence : — Jusqu'ici la révolution a marché de Paris sur la province. Eh bien ! il est temps que l'ordre marche de la province sur Paris. (Très-bien ! adroite.) M. Alfred Giraud répond à M. Louis Blanc. Beaucoup de représentants ont reçu comme moi, non pas un mandat impératif, nous ne l'aurions pas accepté, mais un mandat impérieux. Ce mandai, c'est de faire en sorte que l'Assemblée ne délibère, ni sous le canon prussien, ni sous le pavé de l'émeute. Et plus loin : La peur ! On a prononcé ce mot, je le relève. Oui, j'ai peur ! Non pas pour moi. J'ai peur pour l'Assemblée nationale. J'ai peur pour mon pays. La France a vu assez de malheurs pour que nous ayons pitié de cette grande, de cette chère, de cette triste naufragée ! M. de Belcastel s'exprime avec une complète franchise : Quelle est, dit-il, la pensée de la grande majorité de la France sur ce sujet vital ? La voici, à mon avis : La France sait que, dix fois en quatre-vingts ans, Paris lui a expédié ; des gouvernements tout faits par le télégraphe. (Adhésion à droite.) Elle sait que les insurrections, même vaincues, sont des dates sinistres. Elle sait que Paris est le chef-lieu delà révolte organisée (Assentiment à droite), la capitale de l'idée révolutionnaire, d'une manière transitoire, je l'espère, je le crois ; mais tant que durera cet état violent de crise dont elle est juge, la France ne veut pas, parce qu'elle ne le doit pas, livrer sa fortune et sa dernière citadelle, — votre Assemblée, messieurs, — aux hasards d'un combat et à la pression de cette idée. M. Fresneau, qui pourtant fait un bel et sérieux éloge de Paris, prononce cette phrase : Du seul fait de ces délibérations, il semble résulter que lorsque toutes nos industries sont complètement désorganisées, il y en aurait une qui resterait florissante, et cette industrie serait celle des gens qui font métier de renverser les gouvernements comme on arrête une diligence au coin d'un bois, et d'empoigner en deux heures la souveraineté de trente millions d'hommes. Dans cette situation, lorsque nous avons été nommés ici, oui, quelque chose qui ressemble à la peur s'est emparé de mon esprit. Et M. de Boisboissel s'écrie, dans une interruption : Si vous voulez que nous allions à Paris, désarmez au moins les faubourgs. Cette peur de Paris, ou, comme ils le disent, de l'idée révolutionnaire, éclate dans tous les discours. Ils ne veulent pas de Paris pour capitale, parce qu'ils regardent Paris comme la capitale de la République. Personne ne dit, ce qui eût été vrai : Paris est, en ce moment, en proie à une agitation, facile à expliquer, mais certainement menaçante. Il peut y avoir, en ce moment, à Paris, un danger pour l'Assemblée, un danger qui naît des circonstances présentes, et qui disparaîtra avec elles. Celte préoccupation était celle de M. Thiers. Il acceptait l'idée d'un séjour provisoire hors de Paris, mais à la porte de Paris, à Saint-Cloud ou à Versailles. Saint-Cloud lui aurait paru préférable, s'il avait eu une salle convenable ; mais le château était détruit, lé village en ruines. Même avec la crainte d'une prochaine émeute, il aurait accepté Paris, s'il n'avait pas désespéré du vote de l'Assemblée, fl n'allait pas jusqu'à croire, comme M. Louis Blanc, que le séjour à Versailles serait une des causes principales de l'insurrection, ni surtout qu'avec l'Assemblée dans Paris, on aurait des chances certaines delà conjurer. Cependant, cette preuve de confiance, donnée à la capitale dans un tel moment, pouvait apaiser les esprits. Le Gouvernement, appuyé sur l'Assemblée, présente, comme lui, au lieu du péril, aurait été beaucoup plus fort. Il n'aurait même pas fallu hésiter, si l'Assemblée avait été républicaine. En tout cas, on pouvait expliquer par les circonstances un ajournement à bref délai ; mais un parti pris de ne pas rentrer à Paris ne pouvait s'expliquer que par un parti pris de renverser la République. Sans doute, on avait peur. Mais celte peur venait des arrière-pensées .que l'on se sentait. Il n'aurait jamais été facile à une assemblée siégeant à Paris, de déclarer qu'elle substituait la monarchie à la République. Napoléon lui-même quand il a voulu faire le 18 brumaire, a transféré le Conseil des Anciens à Saint-Cloud, avec la connivence de son frère. Le Conseil avait le droit, en vertu de la Constitution, de fixer le lieu de sa résidence. Reste à savoir, au point de vue des peureux, si un tel droit n'est pas plus rassurant qu'un article de Constitution qui rend le séjour de Versailles obligatoire. Avant la Constitution de février 1878, une assemblée était toujours maîtresse de se transférer hors de Paris. En juin 1818, quand on put croire un moment que l'émeute allait triompher, on donna un blanc-seing au président, M. Senard, pour réunir ses collègues dans la ville de France qu'il désignerait. M. Jules Simon, pendant sa délégation à Bordeaux, avait un pareil blanc-seing du Gouvernement de la Défense. Dans cette discussion passionnée qui aboutit à faire de Versailles le siège du Gouvernement, ce qui éclate, ce n'est pas la rancune des provinces, c'est celle du parti légitimiste et clérical. Les grandes villes, et même en général toutes les villes, ont l'esprit parisien, peut-être parce qu'elles ont l'esprit républicain ; l'esprit provincial, qui perd de jour en jour du terrain, est réfugié dans les petites villes peu manufacturières et dans les campagnes, où les curés et les hobereaux conservent de l'influence. Les Prussiens avaient intérêt à propager ces discussions entre Parisiens et ruraux. On lit dans le Nouvelliste de Versailles du lundi 24 octobre 1870, l'article suivant : (le Nouvelliste de Versailles est le journal officiel de l'armée allemande.) Il y a deux nations en France qu'il faudrait toujours distinguer. Il y a les Parisiens et les Français proprement dits. Depuis la grande centralisation, œuvre des Richelieu et des Mazarin, .es Parisiens ont toujours usurpé la domination sur les véritables Français des provinces. Ce sont les Parisiens qui ont décidé de la paix et de la guerre, de la monarchie et de la République, de la liberté et du despotisme ; enfin ils ont traité, gouvernants de fait qu'ils étaient, les habitants en ilotes. Quant à l'administration, elle a eu de tous temps son centre à Paris, et les préfets furent imposés pour ainsi dire aux provinces, de façon qu'aucun de ces fonctionnaires n'a pu être nommé sans avoir fait préalablement son stage à Paris, afin de devenir au moins, à défaut de la naissance, parisien d'adoption. Aussi ce n'est pas, en vérité, contre la province française que l'Allemagne est sous les armes en ce moment. Seulement les départements, subissant jusqu'à présent presque involontairement le joug ou la domination des Parisiens, il est naturel qu'ils subissent aussi les conséquences d'une guerre dont Paris et le gouvernement qu'il s'est donné les a gratifiés sans leur aveu. Ce sera à la province française de s'émanciper d'une tutelle qui n'est plus justifiée par rien au monde ; ce sera aux départements de montrer à la capitale dominatrice que désormais ils ne veulent pas se laisser exploiter par elle au détriment de leurs intérêts les plus chers... C'est tout au plus si le Nouvelliste de Versailles ne présente pas les Prussiens comme les libérateurs des provinces françaises opprimées par Paris. Nos habiles ennemis connaissaient trop bien l'opinion de l'Europe pour ne pas savoir qu'abaisser Paris, c'était abaisser la France. L'Assemblée décida, le 10 mars, qu'elle tiendrait le lendemain une dernière séance à Bordeaux, et qu'elle se réunirait à Versailles le 20 mars. M. Thiers avait proposé le 16, qui eût mieux valu, mais sans insister. Pendant son séjour à Bordeaux, l'Assemblée avait tenu dix-sept séances, en comptant la séance préliminaire. Elle avait examiné toutes les élections, formé le Gouvernement provisoire, proclamé la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie, voté la loi sur les échéances, nommé quinze commissions chargées d'étudier la situation politique, financière, industrielle, militaire de la France, désigné Versailles pour la résidence provisoire de l'Assemblée et du Gouvernement ; enfin, ratifié les préliminaires de paix. Elle prenait une semaine de congé après toute cette besogne. Beaucoup de ses membres étaient arrivés directement à Bordeaux, venant de l'armée ou des prisons de l'Allemagne, et avaient besoin de donner quelques jours à leurs familles et à leurs affaires. Cette semaine destinée à un repos nécessaire, eut une date sinistre, le 18 mars. Mais avant d'esquisser l'histoire de la Commune, nous devons rassembler et mettre sous les yeux du lecteur tout ce qui concerne la négociation et la ratification des préliminaires de la paix. |