LE GOUVERNEMENT DE M. THIERS

8 FÉVRIER 1871 - 24 MAI 1873

 

CHAPITRE PREMIER. — LES ÉLECTIONS.

 

 

Notre récit commence au 28 janvier 1871 ; — une date funèbre, celle de la capitulation de Paris. Le feu avait cessé le 21, à minuit, en vertu d'une convention verbale ; les ratifications devaient être échangées le lendemain. Le 28, M. Jules Favre se rendit de bonne heure à Versailles ; mais M. de Moltke, mécontent dés stipulations convenues, montrait peu d'empressement ; l'état-major élevait à chaque instant des difficultés nouvelles ; il était dix heures du soir quand l'armistice fut enfin signé. M. Jules Favre ne put rejoindre ses collègues qu'a une heure du matin. On avait fait appeler les directeurs de chemins de fer ; il fallait avant tout pourvoir au ravitaillement de Paris. Ce devoir accompli, le conseil ne voulut pas se séparer avant d'avoir réglé, tout ce qui concernait la convocation de l'Assemblée. Le temps et l'autorité manquaient pour ébaucher une loi électorale. On résolut de remettre en vigueur, avec quelques modifications indispensables, la loi du 4g mars 1849, la dernière loi électorale de la République, qui peut se résumer ainsi : le scrutin de liste, le vote au canton, l'électoral à 21 ans, l'éligibilité à 25, sans aucune exclusion, ni de l'électoral ni de l'éligibilité, pour tous les Français non frappés d'indignité ou d'incapacité par une décision judiciaire. Dans un moment où tant de citoyens avaient accepté par dévouement des fonctions publiques, il sembla juste de supprimer la plupart des cas d'inéligibilité édictés par le législateur, de 1849, et de suspendre par conséquent l'application des articles 81 à 90. L'interdiction d'élire les préfets et les sous-préfets dans le département où ils exerçaient leurs fonctions, fut seule maintenue. L'armée était appelée à voter, comme en 1849 ; cette mesure était plus nécessaire que jamais, puisque tous les Français valides étaient sous le drapeau. Le nombre des députés fut fixé à 783 pour la France continentale ; plus 6 députés pour l'Algérie et 9 pour les colonies : en tout, 768.

Le décret, signé aux premières lueurs du jour, tut inséré immédiatement au Journal officiel et placardé quelques heures après dans Paris. On donna l'ordre de l'expédier dans les départements, sans se dissimuler que cette transmission serait impossible ou difficile pendant . tin certain nombre, de jours. Les élections étaient fixées au mercredi 8 février ; la réunion de l'Assemblée devait avoir lieu à Bordeaux quatre jours après. Quand M. Jules Favre avait annoncé ces résolutions à M. de Bismarck, le premier mot du chancelier avait été : C'est impossible.

C'était, en effet, impossible ; et, cependant, ce fut fait.

Plus du tiers de nos départements étaient envahis par l'ennemi, et administrés par des préfets allemands. Il fallut confier les fonctions préfectorales au maire du chef-lieu, procéder aux élections sous le bon plaisir du vainqueur. Les autres départements n'étaient en relations qu'avec M. Gambetta ; et, malgré la levée du siège, les communications entre Paris et Bordeaux étaient lentes, difficiles, quelquefois périlleuses. Les dépêches télégraphiques passaient nécessairement par Versailles, où elles étaient contrôlées par les Prussiens. M. Gambetta ayant télégraphié a M. Jules Favre le 30 janvier, ce fut M. de Bismarck qui lui répondit. Il annonçait dans sa réponse que la dépêche de M. Gambetta serait communiquée au destinataire à titre de renseignement. Les chemins de fer étaient dans un état déplorable : les rails enlevés, la route encombrée, les ponts rompus, le matériel dispersé ou détruit. C'est seulement à partir du 31 qu'il fut possible de se rendre de Paris à Bordeaux en chemin de fer ; encore fa ligne était-elle interrompue au départ d'Orléans dans un espace, de 6 kilomètres. Le train qui partit de Paris le 31 janvier, à cinq heures du matin, n'arriva à Bordeaux le 1er février qu'à une heure de l'après-midi. Quatre cent mille soldats fiançais, et par conséquent quatre cent mille électeurs, étaient prisonniers en Allemagne ou réfugiés en Suisse. Six longs mois de guerre avaient désorganisé les services municipaux ; les listes n'avaient pu être rectifiées ; dans un très-grand nombre de mairies, elles avaient disparu ; les employés n'étaient pas à leurs postes. Il fallait faire, en huit jours, dans ces conditions, ce qui demande plusieurs mois en temps ordinaire ; les élections faites, il fallait, en quatre jours, recenser lès votes, proclamer les résultats, expédier à Bordeaux les dossiers. Les nouveaux députés, pour arriver à temps, devaient se mettre en route à l'heure même où l'élection leur était connue. Il était aisé de prévoir que plusieurs, ne trouvant pas de route ouverte, seraient obligés à de longs détours ; que d'autres apprendraient tout à la fois, dans les prisons de l'Allemagne, leur candidature et leur élection. On n'envisageait partout que des empêchements et des difficultés. Enfin, comme pour achever de rendre inextricable une situation déjà si tendue, un conflit s'éleva entre le Gouvernement de Paris et la Délégation de Bordeaux.

Dans sa correspondance avec M. Jules Favre pendant le siège, M. Gambetta avait à diverses reprises exprimé cette pensée, qu'il fallait exclure de la future Assemblée nationale les ministres de l'Empire, les sénateurs, les conseillers d'État, les préfets, et les anciens candidats officiels. Déjà, avant de quitter Paris, il avait soutenu cette opinion dans les conseils du Gouvernement ; elle n'avait pas prévalu, et M. Gambetta avait signé avec ses collègues le décret du 8 septembre 1870, dont le nouveau décret n'était que la reproduction sous une forme plus législative. M Jules Favre, dans cette longue journée qu'il passa à Versailles pour attendre la ratification du traité, se demanda si le chef de la Délégation se rallierait encore cette fois à la décision de ses collègues, et se chargerait d'exécuter un décret dont il désapprouvait le principe. Dans l'incertitude, il résolut d'envoyer à Bordeaux un membre du Gouvernement chargé de pleins pouvoirs pour éviter le conflit, et de Versailles, avant de consulter ses collègues, dont l'assentiment n'était pas douteux, il annonça cette résolution en termes généraux par une dépêche que M. de Bismarck se chargea de transmettre, et qui fut reçue à Bordeaux le 29. Le choix du conseil se porta sur M. Jules Simon, qui était, avant la révolution du 4 septembre, député de la Gironde, et membre du conseil général pour la ville de Bordeaux. Sa nomination fut arrêtée et ses pouvoirs furent signés dans la nuit du 30 au 31 janvier. Il partit le lendemain matin.

Il était extrêmement important, aux yeux du Gouvernement de Paris, de faire exécuter la clause du décret qui reconnaissait l'éligibilité de tous les citoyens, et il ne l'était pas moins d'éviter un conflit avec la Délégation. M. Jules Simon emportait avec lui deux décrets ; le premier était ainsi conçu : Le Gouvernement de la Défense nationale donne à M. Jules Simon mission de se rendre à Bordeaux, de s'y joindre à la Délégation pour y exercer l'autorité, de concert avec ses collègues, et faire exécuter les décrets du Gouvernement de la Défense nationale. Les délibérations de la Délégation seront prises à la majorité des voix, sans qu'un des membres ait voix prépondérante. Paris, le 30 janvier 1871. Cette dernière stipulation était à peine nécessaire, puisque le nombre des membres de la Délégation allait se trouver porté à cinq par l'adjonction de M. Jules Simon. Elle ne faisait que constater une modification sérieuse dans la position de M. Gambetta qui, jusque-là, avait eu voix prépondérante.

Le second décret reproduisait les termes du premier et contenait en outre cette clause : Dans le cas imprévu où la Délégation résisterait aux décrets et aux ordres du Gouvernement de la Défense nationale, M. Jules Simon est investi par ces présentes des pleins pouvoirs les plus absolus pour les faire exécuter. Ce second décret ne devait être communiqué aux membres de la Délégation que quand tout espoir de conciliation serait perdu.

La ville de Bordeaux, au moment où M. Jules Simon s'y rendait, était en proie à la consternation et à la colère. La dépêche adressée le 28 à M. Gambetta était partie de Versailles à 11 heures 18 minutes du soir. M. Jules Favre annonçait la reddition de Paris, la conclusion d'un armistice de vingt et un jours, la convocation d'une Assemblée pour le 12 février, l'envoi à Bordeaux d'un membre du Gouvernement ; rien déplus. Cette dépêche parvint à sa destination le 29 à trois heures du matin. La journée du 29 s'écoula à Bordeaux dans l'attente d'autres nouvelles. Le 30, M. Gambetta télégraphia à M. Jules Favre pour se plaindre de ce silence. Ce fut M. de Bismarck qui reçut le télégramme. Il ne le communiqua au gouvernement de Paris que le lendemain 31, mais il répondit lui-même, à midi, à M. Gambetta, et lui apprit que les hostilités continuaient, jusqu'à entente, devant Belfort, et dans le Doubs, le Jura et la Côte-d'Or. Quoiqu'on sût depuis longtemps que Paris ne pouvait pas être secouru, et qu'il n'avait plus de vivres, sa chute fut ressentie comme une calamité inattendue. Il fallait, au lieu de se rendre, faire une sortie en masse, la sortie torrentielle, si souvent réclamée par les futurs chefs de la Commune. On n'aurait laissé à l'ennemi que des cadavres et une ville déserte ; la France n'aurait pas été engagée. Quelle que fût l'importance de Paris, ce n'était après tout qu'une place qui se rendait. Pourquoi la capitulation était-elle signée par M. Jules Favre, au nom du Gouvernement, et non par le gouverneur militaire au nom de la place ? Pourquoi comprenait-elle un armistice pour toute la France — avec la fatale exception de l'Est —, et l'engagement, pris avec l'ennemi, de convoquer une Assemblée ? On n'avait donc pas stipulé uniquement pour Paris ; cette capitulation d'une place était en réalité un préliminaire de paix. Et quelle, serait cette paix, où nous mènerait-elle, si les élections introduisaient dans la nouvelle Assemblée les complices du régime impérial, qui, ayant eu le pouvoir dans leurs mains pendant dix-huit ans, et n'en étant dépossédés que depuis six mois, conservaient encore une partie de leur influence, notamment sur les populations rurales ? N'était-il pas à craindre qu'ils consentissent à consommer la ruine dont ils étaient les auteurs, et qu'ils cherchassent à nous ramener la dynastie impériale ? Toutes ces pensées s'agitèrent dans l'esprit de M. Gambetta pendant la journée du 30 janvier. Telle était la conclusion des efforts tentés par lui et ses collaborateurs depuis six mois pour défendre le territoire et fonder la République ! Après vingt-quatre heures d'attente, sans songer que M. Jules Favre lui avait écrit le 28, à la dernière heure, avant d'avoir pu délibérer avec ses collègues, que, le 29 et le 30, on avait eu à terminer la convention, à surmonter les derniers obstacles, à échanger les signatures, à rédiger une loi électorale, à choisir le commissaire qu'on enverrait à Bordeaux, à discuter les instructions qui lui seraient données, à mettre en état le chemin de fer, il fit adopter par la Délégation une loi électorale qui consacrait l'inéligibilité des fonctionnaires de l'Empire, et rédigea une proclamation où le Gouvernement de Paris était accusé de légèreté coupable. Cette proclamation suscita quelques jours après une réponse également irritée du Gouvernement de Paris qui n'était qu'une représaille, mais qui approfondissait la scission entre les deux Gouvernements.

Il y eut un moment difficile à passer. C'était la première lutte entre le Gouvernement de Paris et la Délégation de Bordeaux. Elle était inévitable. L'armistice prenait M. Gambetta dans le plus fort développement de son énergie, au milieu d'une armée de combattants. Elle lui arrachait les armes de la main quand il se croyait encore en état de lutter, et même de vaincre. On peut dire sans exagération qu'il avait fait des prodiges. Il avait créé des armées et des généraux, gagné des batailles, réparé des défaites, pourvu aux nécessités les plus urgentes de l'ordre, ranimé les hésitants, surexcité le courage des autres, résisté aux intrigues et à la malveillance des partis, conclu des marchés et des emprunts, rempli les arsenaux, trouvant encore le temps, au milieu de ce travail, d'écrire des lettres dont quelques-unes sont admirables, et de prononcer des harangues enflammées qui remplissaient les cœurs d'enthousiasme. Il ne refusait pas de convoquer une Assemblée. Au contraire, il demandait cette convocation depuis longtemps ; mais il y mettait une condition dont il ne voulait pas démordre, c'est que les impérialistes n'y entreraient pas. Il ne voulait céder le pouvoir qu'à des hommes résolus, comme lui, à poursuivre la guerre, et à fonder la République.

Il attendit de Paris, pendant deux jours, des explications qui ne vinrent pas. Après deux jours d'attente, voyant approcher le moment fixé pour les élections, il lança trois décrets, portant tous les trois la date du 31 janvier, dont l'un contenait la convocation de l'Assemblée, l'autre l'exclusion prononcée contre les serviteurs de l'Empire ; le troisième, qui devait servir de loi électorale, remettait en vigueur, avec les modifications nécessaires, la loi du 18 mars 1819. Il importe de remarquer qu'à l'heure où la Délégation publiait ces trois décrets, le Gouvernement de la Défense adoptait de son côté des dispositions différentes, mais le décret rendu à Paris, le 28, et inséré au Bulletin des Lois le 29, n'était pas connu à Bordeaux. En se hâtant comme il le fit, M. Gambetta ne songeait qu'à prendre les devants. Il n'entrait pas en lutte, de propos délibéré, avec ses collègues de Paris.

Le décret d'exclusion, signé : Crémieux, Gambetta, Glais-Bizoin, amiral Fourichon, était affiché sur tous les murs de Bordeaux quand M. Jules Simon y arriva. En voici le texte :

Les membres de la Défense nationale, délégués pour représenter le Gouvernement et en exercer les pouvoirs,

Considérant qu'il est juste que tous les complices du règne qui a commencé par l'attentat du 2 décembre pour finir par la capitulation de Sedan en léguant à la France la ruine et l'invasion, soient frappés momentanément de la même déchéance politique que la dynastie à jamais maudite dont ils ont été les coupables instruments ;

Considérant que c'est là une sanction nécessaire de la responsabilité qu'ils ont encourue en aidant et assistant avec connaissance de cause l'ex-empereur dans l'accomplissement des divers actes de son "gouvernement qui ont mis la patrie en danger ;

Décrètent :

ART. 1. Ne pourront être élus représentants du peuple à l'Assemblée nationale les individus qui, depuis le 2 décembre 1851 jusqu'au 4 septembre 1870, ont accepté les fonctions de ministre, sénateur, conseiller d'État et préfet.

Arr. 2. Sont également exclus d'éligibilité à l'Assemblée nationale, les individus qui, aux élections législatives qui ont eu lieu depuis le 2 décembre 1881 jusqu'au 4 septembre 1870, ont accepté la candidature officielle, et dont les noms figurent dans les listes de candidatures recommandées par les préfets aux suffrages des électeurs, et ont été publiés au Moniteur officiel, avec les mentions Candidat du, gouvernement, candidat de l'administration, ou candidat officiel.

ART. 3. Sont nuls et de nullité absolue les bulletins de vote portant les noms des individus compris dans les catégories ci-dessus désignées. Ces bulletins ne seront pas comptés dans la supputation des voix.

 

M. Jules Simon, en se rendant de la gare à la préfecture avec M. Lavertujon, descendit de voiture pour lire ce décret. On se réunit, sans perdre un instant, dans le cabinet de M. Crémieux. La situation était fort claire. Que représentait M. Jules Simon au milieu de ses collègues, partagés entre la colère et le désespoir ? La capitulation. Que leur apportait-il ? L'ordre de reculer, de se désavouer ; l'ordre pour M. Gambetta de renoncer à une idée qui lui était chère depuis longtemps, à une idée dont il avait dit dans une lettre à M. Jules Favre : Si vous l'adoptez, je ferai les élections ; si vous la repoussez, je ne les ferai pas.

M. Jules Simon fut assailli, à son entrée dans le cabinet où l'attendaient ses collègues, par les reproches les plus amers sur la capitulation, l'armistice, et la situation faite à l'armée de l'Est. M. Glais-Bizoin, dans une brochure intitulée : Cinq mois de dictature, a constaté .lui-même cette violence. Il se laissa, dit-il, injurier. Loin d'en rougir, M. Jules Simon s'en est vanté depuis à la tribune. Il n'avait pas le droit, étant chargé de si grands intérêts, de se souvenir de lui.

Il aurait pu répondre, sur la capitulation, que personne n'avait lutté plus que lui pour l'empêcher ou la reculer ; que, comme président de la commission des subsistances, il avait attendu, pour avertir le Gouvernement, que la place n'eût plus de vivres que pour huit jours ; qu'il avait provoqué le dernier conseil de guerre ; que les généraux ayant renoncé à faire une dernière sortie, une sortie de désespoir, il avait pris sur lui de réunir les colonels et de réclamer leur avis ; que Paris avait capitulé après avoir héroïquement résisté, pendant cinq mois, au froid le plus rigoureux, à une épidémie, au bombardement et à la famine ; que le Gouvernement, objet de toutes les récriminations, n'était coupable que de n'avoir pas réussi dans une tâche impossible : celle de débloquer une place assiégée par une grande armée, et non secourue ; que ni lui, ni ceux qui aujourd'hui l'attaquaient, n'avaient pensé, dans le principe, que Paris pût £6 sauver par ses seules forces ; que ce Gouvernement, accusé d'inertie et d'incapacité, avait achevé les remparts, fondu des canons, armé et instruit 300.000 hommes, évité la guerre civile, tenu tête à l'émeute, fait durer pendant cinq mois des subsistances qui, au début, ne paraissaient à personne devoir suffire pour plus de quelques semaines ; que l'armée de secours, tant de fois annoncée par des dépêches ou encourageantes ou menaçantes, n'était pas venue ; que, si le gouverneur était coupable, comme on l'en accusait, de n'avoir pas fait assez de sorties et livré assez de batailles, les autres généraux, deux fois réunis en conseil de guerre, le 31 décembre et le 16 janvier, étaient aussi coupables que lui, puisqu'aucun d'eux n'avait proposé et fait accepter un plan nouveau ; qu'après la bataille de Buzenval, non-seulement les généraux, mais les colonels avaient déclaré qu'il était impossible à Paris de se débloquer par ses propres forces et qu'une sortie, générale ou partielle, n'aurait pour résultat qu'une tuerie, sans aucun profit pour la défense ; qu'au moment de la capitulation, il ne restait de vivres, et quels vivres ! que pour une semaine ; que Paris était menacé de mourir de faim si l'état des chemins de fer, comme il y avait tout lieu de le craindre, retardait le ravitaillement ; que l'ennemi connaissait cette situation ; qu'il avait parlé, au début des négociations, de rappeler Napoléon III, de convoquer l'ancien Corps législatif, d'occuper militairement Paris, de désarmer la garde nationale, d'ôter aux régiments leurs drapeaux et aux officiers leurs épées, de conduire la garnison prisonnière en Allemagne ; qu'on n'avait obtenu des conditions moins odieuses qu'après une lutte acharnée et des menaces réitérées de rupture ; que l'armistice ne s'appliquait aux armées de province que trois jours après la signature, et que, dès le 30 janvier, l'armée de l'Est avait franchi la frontière suisse ; que, si l'on pouvait reprocher à la dépêche du 28 une omission regrettable, cette omission du moins avait été sans influence sur la perte de notre armée. Mais au lieu de s'engager dans une discussion qu'on aurait prolongée à dessein et qui pouvait être interminable, M. Jules Simon refusa obstinément de répondre jusqu'à ce que la question électorale fût résolue.

Il n'eut pas de peine à en démontrer l'urgence, puisque deux décrets contradictoires étaient déjà promulgués. Il avertit ses collègues de Bordeaux que le Gouvernement de Paris ne voulait pas et ne pouvait pas céder sur la question des incompatibilités. Il invoqua l'autorité suprême du suffrage universel, devant laquelle un gouvernement de droit est obligé de s'incliner, à plus forte raison un gouvernement de fait. Le suffrage universel est l'expression de la volonté nationale : au nom de quel principe, au nom de quels intérêts la Délégation oserait-elle lui prescrire des lois, lui tracer des limites ? Que serait l'assemblée produite par le décret de Bordeaux ? Une assemblée nationale ? Non, une assemblée de parti. Son autorité, dans ces conditions, serait-elle subie en France ? Serait-elle reconnue au dehors ? Après avoir si souvent reproché à l'Empire les candidatures officielles, allions-nous les appliquer avec plus d'audace, et sur une échelle plus vaste ? Quand nous pouvions donner pour assises à la République le vœu du pays, allions-nous la fonder sur un décret de MM. Gambetta, Crémieux, Glais-Bizoin et Fourichon ? Même en n'écoutant que l'intérêt politique le plus étroit, pouvait-on croire que le vote des électeurs se porterait sur les complices de l'Empire cinq mois après la catastrophe de Sedan ? Une poignée de bonapartistes réduits à l'état de minorité infime sur les bancs de la Chambre, était-elle plus redoutable qu'un parti mis tout entier au ban de la nation, ayant le droit d'invoquer contre nous nos propres principes, les principes mêmes sur lesquels repose la paix publique ? Les députés bonapartistes, disait-on, entraîneraient la Chambre à accepter une paix honteuse. Parler ainsi, n'était-ce pas supposer une majorité bonapartiste, c'est-à-dire l'impossible ? N'était-ce pas même, car il faut être juste envers ses ennemis, calomnier les bonapartistes ? Six cents Français, quelles que fussent leurs opinions, choisis par leurs concitoyens, feraient la paix s'il le fallait, ou continueraient la guerre, s'ils le pouvaient. Était-ce bien une paix honteuse qu'on redoutait ? N'était-ce pas la paix, quelle qu'elle fût ? Voulait-on la guerre {.outrance, une guerre d'extermination ? Cette guerre était-elle possible ? Était-elle juste ? Était-elle aussi patriotique qu'on le croyait de très-bonne foi ? Où nous mènerait-elle ? A faire de la France une Pologne, un désert. On luttait glorieusement depuis quatre mois ; mais les meilleurs soldats étaient prisonniers ou morts, quelques-uns des meilleurs généraux prisonniers, l'armement s'épuisait, le pays s'agitait, le parti de la paix déjà tout formé s'accroissait de jour en jour, Paris venait de succomber : il restait une place pour des défaites héroïques, il n'en restait plus pour la victoire. On marchait à des défaillances, ou à un écrasement. L'abandon de l'Europe n'était que trop universel et trop évident. Serait-il éternel ? Un peuple qui n'est que vaincu peut toujours revivre. Sedan, comme Iéna, peut avoir son lendemain. Entre une guerre d'extermination et une paix débattue, qui sera juge, sinon le peuple, tout le peuple, votant dans sa liberté et sa toute-puissance ? M. Jules Simon ne demandait pas à ses collègues d'abroger leur décret ; il leur concédait tout, excepté cette clause impossible, delà mutilation du suffrage universel. Mais il eut beau raisonner, supplier, commander ; tout échoua devant un parti pris invincible. Non-seulement M. Gambetta et M. Crémieux, mais M. Glais-Bizoin et l'amiral Fourichon persistèrent à maintenir le décret de Bordeaux avec la clause d'inéligibilité.

Avant de partir pour Bordeaux, et pendant les longues heures de la route, M. Jules Simon avait profondément réfléchi aux diverses circonstances qui pourraient se produire. Deux résolutions étaient bien arrêtées dans son esprit : ne pas céder ; ne recourir à une rupture ouverte, que s'il devenait absolument impossible de l'éviter. Il croyait de bonne foi que la France ne pouvait être sauvée par une Assemblée irrégulièrement élue, et il n'était pas moins persuadé qu'elle ne pouvait supporter une lutte entre deux fractions du parti républicain. Il ne vit que trop, à l'accueil qu'il reçut en entrant chez M. Crémieux, et aux premières paroles échangées, qu'il n'obtiendrait rien par la discussion. Devait-il se lever à la fin du conseil, protester contre les résolutions de ses collègues, leur lire le décret qui l'investissait de la plénitude de l'autorité et se retirer en les avertissant qu'il allait promulguer sans leur concours le décret de Paris ? Agir ainsi, c'était peut-être dégager sa responsabilité ; mais tétait probablement courir à un échec ; dans tous les cas, c'était commencer la guerre.

Il était allé, en descendant du chemin de fer, à la préfecture et de là chez M. Crémieux, sans voir personne. La ville ressemblait à un camp. M. Gambetta y régnait en maître. M. Jules Simon, sachant bien que ses collègues étaient aussi incapables que lui de provoquer une guerre civile, se disait que, s'il avait la municipalité de Bordeaux de son côté, il pourrait les amener à composition. Justement, le maire, M. Fourcand, aujourd'hui sénateur, et les conseillers municipaux, avertis de sa présence, se rendirent chez M. Crémieux, et furent introduits dans la salle où l'on délibérait. C'étaient tous ses amis personnels, ses électeurs, les promoteurs de son élection, les membres de son comité. La discussion recommença devant eux avec plus de calme. M. Jules Simon leur exposa le dissentiment qui venait de surgir, donna ses raisons, et leur demanda à qui ils obéiraient. M. Gambetta parla à son tour avec beaucoup d'éloquence et de véhémence. La réponse du conseil municipal fut qu'il ne se séparerait pas de la Délégation, et que les élections seraient faites à Bordeaux conformément au décret affiché le matin sur les murs. Le maire avertit M. .Kilos Simon que cette résolution serait aussi celle de la garde nationale et de l'immense majorité de la population ; en tout cas, de toute la partie républicaine de la population. M. Jules Simon répéta de son côté qu'il avait accepté la mission d'assurer aux électeurs l'absolue liberté de leurs choix ; que c'était pour lui une question de principe et une question de salut public ; qu'il était résolu à réussir, et qu'avant de procéder aux élections, la France entière saurait que le Gouvernement de la Défense nationale voulait des élections libres, et une Chambre qui représentât le pays ; non un parti. Rajouta : Vous entrez en lutte avec le Gouvernement. On lui répondit : Nous ne connaissons d'autre Gouvernement que celui qui est ici. Nous vous voyons y entrer avec plaisir. Nous lui obéissons depuis quatre mois, et nous continuerons à obéir aux résolutions qu'il adoptera à la majorité des membres présents.

Après le conseil, qui se termina vers cinq heures, M. Jules Simon vit séparément M. Glais-Bizoin et l'amiral Fourichon. Ils lui répétèrent l'un et l'autre qu'ils étaient résolus à suivre la majorité de la Délégation. M. Glais-Bizoin ajouta qu'il approuvait, au fond, l'esprit du décret de Bordeaux et l'exclusion des bonapartistes. Le langage de l'amiral Fourichon fut tout différent. Il était de l'avis de M. Jules Simon et du Gouvernement de Paris ; il regrettait que la Délégation refusât de se soumettre.

La popularité de M. Gambetta dans le parti républicain était immense ; elle était poussée si loin, que trois jours après, le dimanche 4 février, on organisa une réunion publique au Grand-Théâtre pour lui décerner la dictature. Il eut le bon sens de ne pas s'y rendre gt de désavouer les projets de ses fanatiques amis. M. Jules Simon, au contraire, était fort déchu de son ancienne popularité ; on le rendait responsable de la capitulation comme tous les membres du Gouvernement de Paris. La vérité est que, sans eux, le siège n'aurait pas duré plus de deux mois ; mais cette vérité, contestée encore aujourd'hui par presque tout le monde, n'aurait pas trouvé un seul adhérent au lendemain de la capitulation. M. Glais-Bizoin, pour sa part, rendait justice au Gouvernement de Paris jusqu'à la capitulation exclusivement. Il fallait sortir, disait-il, il fallait lancer sur l'ennemi les 300.000 hommes de la garde nationale et de l'armée. Il déclarait bien qu'il se soumettrait à la majorité, mais il ajoutait qu'il voterait avec M. Gambetta et M. Crémieux. Quant à l'amiral Fourichon, qui n'avait certes pas la moindre illusion sur l'opportunité d'une sortie torrentielle, il objectait la résolution même de M. Glais-Bizoin : A quoi bon voter avec vous, disait-il à M. Jules Simon ? Nous ne serions jamais que deux contre trois.

M. Jules Simon ne manqua pas de faire remarquer à ses deux collègues que la Délégation, endroit, ne faisait qu'un avec le Gouvernement de Paris ; que le décret de Paris était signé par sept membres du Gouvernement, et celui de Bordeaux seulement par quatre membres ; qu'il avait par conséquent la majorité. On lui répondit qu'il ne s'agissait pas de logique ; qu'il fallait la majorité à Bordeaux, qu'il y avait au fond de tout cela une question de guerre civile.

M. Thiers était à Bordeaux. M. Jules Simon se rendit chez lui et lui exposa la situation. Le premier mot de M. Thiers fut celui-ci : Il faut publier votre décret. — Il n'était pas démontré que cela fût possible. Il y avait à Bordeaux un Gouvernement qui refusait de reconnaître le décret. Pouvait-on croire que, refusant de le reconnaître, il le laisserait paisiblement publier dans les journaux, afficher sur les murs à côté du sien ? Si tous les moyens de publicité étaient interdits dans la ville même de Bordeaux, pouvait-on espérer de mieux réussir au dehors ? Un fait .désormais évident, c'est que le Bulletin des lois, mis à la poste à Paris, n'avait pas franchi la Loire. Qu'étaient devenus les exemplaires distribués par M. Jules Simon dans le trajet de Paris à Bordeaux ? Les personnes qui les avaient reçus directement de lui à Orléans, à Vierzon, à Limoges, à Périgueux, n'avaient pu ni les faire réimprimer pour les répandre, ni les publier dans les journaux. On ne pouvait songer à un simple avis expédié par le télégraphe, parce que le ministère en arrêterait la transmission. Restait la poste, mais ce moyen même était loin d'être sûr. M. Jutes Simon résolut pourtant de le tenter, et, pendant qu'il était chez M. Thiers, M. Lavertujon, entouré de quelques amis dévoués, préparait les expéditions. Les paquets contenant des imprimés n'arrivèrent pas à destination, il fallait s'y attendre. Il ne passa que quelques lettres privées, adressées à des correspondants sans caractère officiel.

Mais quand même le décret aurait forcé tous les obstacles, il ne serait parvenu dans les départements qu'à titre de nouvelle, et de nouvelle en quelque sorte proscrite, tandis que le décret de Bordeaux, transmis par dépêche officielle, était déjà affiché sur toutes les murailles. Les préfets voyant une lutte s'établir entre lés deux fractions du Gouvernement, se sentiraient maîtres tout au moins de choisir entre les deux décrets. Ces préfets, qu'étaient-ils ? Des amis et des créatures de M. Gambetta, qui les avait choisis et nommés et qui, depuis quatre mois, dirigeait seul leur administration. Ils étaient pour la plupart tellement dévoués à la politique de la guerre à outrance, qu'on pouvait prévoir qu'ils obéiraient à regret au décret de Bordeaux : pour celui de Paris, ils le repousseraient, ils n'en tiendraient pas le moindre compte. Si quelques-uns cependant acceptaient cette politique, ils seraient en très-petit nombre ; les élections générales seraient faites, ici et là, dans des conditions différentes ; il n'en pouvait sortir que de la confusion et des troubles. En somme, il n'y aurait rien de fait ni de possible tant que la Délégation de Bordeaux maintiendrait son opposition.

M. Thiers n'avait pas besoin que M. Jules Simon lui développât ces objections ; il les avait toutes prévues. Mais, dans le premier moment, ne voyant pas d'autre issue qu'une lutte entre les deux fractions du Gouvernement, il penchait pour une action immédiate, Vous n'avez pas le temps d'attendre. Vous aurez au moins une légion de la garde nationale, peut-être la neutralité des autres. Il faut tâter l'armée du général Billot. Disposez de moi, ajoutait-il avec son dévouement et sa résolution ordinaires. Si mon nom ou ma présence peuvent vous servir, me voilà prêt.

M. Jules Simon regardait le recours à la force comme une calamité, quand même le coup de main réussirait, ce qui, à ce moment, n'était rien moins que prouvé. Il voulait, avant de prendre une résolution de cette nature, avoir l'excuse de la nécessité, et pour cela avoir épuisé les autres ressources. L'amiral Fourichon n'était arrêté que par la crainte de la guerre civile ; M. Glais-Bizoin déclarait qu'il se soumettrait à la majorité, si une majorité pouvait se former à Bordeaux. Il suffisait, pour obtenir cette majorité, d'appeler de Paris trois nouveaux membres du Gouvernement. Os seraient à Bordeaux le 6 février à neuf heures du matin. On aurait le temps de télégraphier dans les départements, et cette fois, au nom du Gouvernement tout entier ; dans ces conditions, aucune désobéissance ne serait possible. Sans doute la dépêche arriverait bien tard, la veille ou l'avant-veille du vote ; mais il ne s'agissait nullement des préparatifs de l'élection ; on levait une exclusion, voilà tout : cela pouvait se faire utilement à la dernière heure. M. Thiers, après réflexion, approuva ce plan de campagne. Il recommanda à M. Jules Simon d'écrire beaucoup de lettres dans les départements, aux préfets, aux journaux, à des amis, à d'anciens collègues. Il lui conseilla fortement d> se préparer à la guerre, tout eu se croyant sûr de la paix. M. Jules Simon lui dit qu'if avait l'intention de voir dans le plus grand secret les généraux, quelques officiers influents de la garde nationale, des magistrats ; qu'il ne donnerait rien au hasard, qu'il ferait appel à tous les dévouements, mais qu'il conservait la ferme espérance de réussir sans en venir à une lutte ouverte.

Ce plan fut exécuté de point en point. Lo plus pressé était d'écrire à Paris. M. Thiers avait été d'avis de ne pas s'en fier à la poste, d'envoyer un ami. M. Cochery consentit à partir le soir même. Il s'arrêta à Orléans et, de là, fit connaître à M. Jules Favre ce qui se passait à Bordeaux. M. Albert Liouville partit le lendemain, et put assister à Paris, le 4 février, à là séance du conseil où le décret de Bordeaux fut annulé officiellement.

Pendant que M. Cochery et M. Albert Liouville se rendaient à Paris, M. Jules Simon vit lés représentants de la presse, qui étaient alors fort nombreux à Bordeaux, et leur fit connaître sans réserve la mission qu'il était chargé de remplir. Il écrivit et fit écrire par quelques amis qu'il avait autour de lui une grai.de quantité de lettres pour les départements. Craignant que son écriture ne fût reconnue ou que des lettres adressées à des personnages politiques ne fussent interceptées, il en adressa une partie à des négociants, à des professeurs, en faisant écrire les suscriptions par une autre main. Enfin, il s'aboucha avec des généraux et des magistrats. Un général qui lui avait d'abord promis son concours pour le cas fort improbable où il faudrait recourir à la force, le refusa au dernier moment. Un autre, le général Foltz, promit le sien sans réserve. Le ministre lui expliqua que, pour certaines raisons, il comptait sur la démission de M. Gambetta pour le lundi 6 février, à neuf heures du matin ; que si, contre toute attente, les circonstances qui devaient amener cette démission ne se produisaient pas, il faudrait s'emparer de la Préfecture sans perdre un moment, afin de pouvoir disposer de la poste et du télégraphe pendant toute l'après-midi. Il ajouta que le plus sûr moyen d'éviter une collision était de décourager la résistance, en déployant une force militaire imposante.

Le général répondit qu'il n'avait sous ses ordres qu'un nombre d'hommes fort restreint, et que le droit de faire passer des régiments d'une division territoriale dans une autre était exclusivement réservé au ministre de la guerre ; mais M. Jules Simon avait prévu le cas avant de partir de Paris ; il était porteur d'un décret en blanc qui nommait un ministre de la guerre ; il le remplit avec le nom du général Foltz, et mit cette pièce en dépôt entre les mains du premier président, M. Cellerier, avec tous les décrets nécessaires pour faire procéder aux élections. Dans le cas où M. Jules Simon viendrait à être arrêté avant le Q février, M. Cellerier devait immédiatement publier ces décrets, et M. Foltz s'emparer de la Préfecture, d'après un plan préparé avec soin, et dont le succès n'était pas douteux.

Tout se trouvait ainsi prévu. Le 6 au matin, trois membres du Gouvernement de Paris devaient arriver a Bordeaux et terminer la crise par leur seule présence. Si, par un malheur imprévu, ils n'étaient pas dans le train qui arrive à neuf heures, les troupes se rangeaient, en bataille aux alentours de la Préfecture à onze heures du malin ; à midi, le télégraphe portait dans tous les départements les ordres du Gouvernement de Paris. De toutes façons, la liberté des électeurs était assurée.

Le 2 février, dans la soirée, deux personnages importants qui furent l'un et l'autre membres de l'Assemblée, et dont l'un a été longtemps ministre, se rendirent auprès de M. Jules Simon pour l'engager à employer la force dès le lendemain. Ils renouvelèrent plusieurs fois ces instances. Une lutte entre les Gouvernements de Paris et de Bordeaux, c'est-à-dire entre républicains, ne les effrayait pas, et ils affirmaient, assez témérairement, qu'une partie de la garde nationale était avec eux. Les représentants de la presse monarchique agissaient dans le même sens auprès de M. Jules Simon. Mais il résista à toutes ces incitations, sans faire connaître ses espérances et ses résolutions, se bornant à déclarer, comme il n'avait cessé de le faire depuis son arrivée, qu'il était sûr de réussir.

Le 3 au matin parut sur tous les murs de Bordeaux la proclamation suivante, qui fut expédiée aux préfets par le télégraphe :

Citoyens, je reçois le télégramme suivant :

Versailles, 6 heures 40 du soir.

Monsieur Léon Gambetta, à Bordeaux,

Au nom de la liberté des élections stipulée par la convention d'armistice, je proteste contre les dispositions émanées en votre nom (sic) pour priver du droit d'être élus à l'Assemblée des catégories nombreuses de citoyens français. Des élections faites sous un régime d'oppression arbitraire ne pourront pas conférer les droits que la convention d'armistice reconnaît aux députés librement élus.

Signé : BISMARCK.

 

Citoyens, nous disions il y a quelques jours que la Prusse comptait, pour satisfaire son ambition, sur une Assemblée où, grâce à la brièveté des délais et aux difficultés matérielles de toute sorte, auraient pu entrer les complices et les complaisants de la dynastie déchue, les alliés de M. de Bismarck. Le décret d'exclusion rendu le 31 janvier déjoue ces espérances. L'insolente prétention affichée par le ministre prussien d'intervenir dans la constitution d'une Assemblée française, est la justification la plus éclatante des mesures prises par le Gouvernement de la République. L'enseignement ne sera pas perdu pour tous ceux qui ont le sentiment de l'honneur national.

Le ministre de l'intérieur et de la guerre,

L. GAMBETTA.

 

Rien n'était en effet plus contraire au droit des gens, à la justice, aux convenances, que la dépêche de M. de Bismarck, et rien aussi ne pouvait être plus maladroit. On disait tout haut dans l'entourage de M. Gambetta que M. Jules Simon et ses collègues de Paris n'étaient plus que les agents de M. de Bismarck. En outre, les monarchistes, en prenant parti pour M. Jules Simon, semblaient le transformer en ennemi de la République et des républicains. M. Jules Simon, sentant le péril de cette situation, sachant d'ailleurs qu'il ne pouvait plus compter sur l'adhésion d'aucun des membres de la Délégation, et ayant pris toutes les mesures pour être maître de ses actions dans la journée du 6, se rendit à la Préfecture où ses collègues étaient assemblés, leur donna lecture du décret qui lui conférait la plénitude du pouvoir, leur annonça qu'il allait annuler officiellement l'article de leur décret du 31 janvier qui rendait inéligibles les anciens fonctionnaires de l'Empire, et sortit immédiatement du conseil avec M. Lavertujon sans répondre aux interpellations violentes dont il était l'objet. Il se rendit de là dans les bureaux du journal la Gironde, et rédigea, de concert avec M. Lavertujon, secrétaire du Gouvernement, venu avec lui de Paris pour l'assister dans cette crise, la proclamation suivante :

Citoyens,

On m'a remis ce matin, à 8 heures 48 minutes, la dépêche de M. de Bismarck.

Je comprends l'irritation causée par cette dépêche, et je la partage.

Mais le décret du Gouvernement séant à Paris est du 28 janvier ; il a été inséré le 29 au Journal officiel et au Bulletin des Lois ; je suis ici pour le faire appliquer. Je n'ai jamais hésité à en exiger l'exécution, et je l'exige aujourd'hui comme hier parce que je la crois indispensable au salut de mon pays.

Peu m'importe que des adversaires politiques se trouvent sur ce point d'accord avec le parti républicain, auquel j'appartiens. Tout doit céder en ce moment devant le plus indispensable des devoirs civiques.

Le décret de Bordeaux étant seul connu des préfets et er cours d'exécution dans les départements,

Vu l'urgence,

En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par le Gouvernement de la Défense nationale, et qui sont ainsi conçus :

Dans le cas imprévu où la Délégation résisterait aux décrets et aux ordres du Gouvernement de la Défense nationale, M. Jules Simon est investi par ces présentes des pleins pouvoirs les plus absolus pour les faire exécuter.

Fait à Paris, le 30 janvier 1871.

Signé : JULES FAVRE, ERNEST PICARD, général TROCHU, EMMANUEL ARAGO, GARNIER-PAGÈS, EUGÈNE PELLETAN.

Je porte à la connaissance du public le décret suivant :

Article 1er — Les élections auront lieu dans tous les départements le 8 février, conformément au décret publié à Bordeaux par les délégués du Gouvernement, sauf la modification suivante : le choix des électeurs pourra se porter sur tout citoyen français, non frappé d'incapacité légale et ayant l'âge requis pour l'éligibilité. Toutes les incapacités édictées par les lois et décrets, et notamment par le décret publié à Bordeaux le 31 janvier, sont abolies.

Article 2. — L'Assemblée se réunira à Bordeaux le dimanche 12 février. Le Gouvernement de la Défense nationale remettra aussitôt ses pouvoirs entre ses mains.

Fait à Bordeaux, le 3 février 1871.

Le membre du Gouvernement délégué,

JULES SIMON.

Le secrétaire du Gouvernement délégué,

ANDRÉ LAVERTUJON.

 

La Gironde imprima aussitôt ce document, et fournit un grand nombre d'épreuves qui furent envoyées à tous les journaux. Elle imprima aussi de grandes affiches destinées à être collées sur les murs, et qui furent directement remises aux afficheurs. Une lettre fut en outre écrite au maire de Bordeaux pour le prier de procéder de son côté à l'affichage. Copie de la proclamation fut remise au télégraphe pour être expédiée à tous les préfets.

Ces efforts pour arriver à la promulgation du décret furent inutiles, comme il fallait s'y attendre, et comme M. Jules Simon l'avait jugé dès le premier jour. La Délégation n'avait que deux partis à prendre : ou se soumettre aux ordres venus de Paris, ou maintenir son décret, et empêcher la promulgation de l'autre. Laisser afficher côte à côte deux décrets qui se contredisaient, ce n'était pas une conduite de gens sérieux.

La Délégation fit défendre au télégraphe et à la poste de transmettre le décret ; elle menaça les afficheurs de les emprisonner s'ils posaient une seule affiche. Elle fit saisir la Gironde, et tous les journaux du 4 qui contenaient le décret de M. Jules Simon. L'ordre émanait du préfet de la Gironde. Il était conçu en ces termes :

Le préfet de la Gironde donne ordre à M. Leclerc, commissaire de police, de saisir immédiatement tous les exemplaires du journal...., après s'être assuré que ce numéro contient un prétendu décret relatif aux élections, signé JULES SIMON OU ANDRÉ LAVERTUJON, et de mettre les exemplaires saisis à la disposition de M. le procureur de la République.

Bordeaux, le 4 février 1871.

La lettre, signée par le préfet de la Gironde, porte celte mention :

Approuvé.

Le directeur de la sûreté générale,

RANC.

 

Le même jour, 4 février, plusieurs personnes vinrent dire à M. Jules Simon qu'il avait été sérieusement question de l'arrêter. L'amiral Fourichon s'y était opposé avec la plus grande énergie, et il avait été secondé par M. Glais-Bizoin. Les ennemis de la République faisaient courir ce bruit dans l'espoir d'augmenter le dissentiment entre les deux fractions du Gouvernement. M. Glais-Bizoin dit à M. Jules Simon : Il a été décidé qu'on ne vous laisserait aucun moyen de parler au public, mais que vous resteriez, de votre personne, en pleine liberté.

Les représentants des journaux saisis se rendirent auprès de 91. Jules Simon, pour protester contre la mesure dont ils étaient l'objet. Ils laissèrent entre ses mains une protestation qui se terminait ainsi : En vertu des pouvoirs illimités que vous avez reçus du Gouvernement de Paris pour assurer l'exécution de ce décret, nous vous demandons de faire respecter, dans nos personnes et dans nos propriétés, la liberté de la presse et la soumission aux lois. Les signataires de cette pièce savaient à n'en pas douter que celui auquel ils s'adressaient n'avait, à ce moment, d'autre moyen de leur faire rendre justice que de recourir à la force. Ils pensaient, comme les deux personnages dont il a été déjà question, qu'on pouvait s'appuyer sur les bataillons de la garde nationale appartenant aux quartiers du centre ; et quelques-uns d'entre eux auraient peut-être vu, sans trop de regret, les deux parties du Gouvernement en venir aux mains. Biais M. Jules Simon, au contraire, n'envisageait cette éventualité que comme le plus grand des malheurs. Il était persuadé que la lutte engagée ce jour-là, avec l'appui incertain de quelques bataillons, tournerait contre la cause qu'il était chargé de défendre. Il espérait fermement arriver, dans la journée du surlendemain, à une solution pacifique, et enfin, s'il n'y parvenait pas, il aurait à cette dernière heure des moyens assurés de succès. Il se borna donc à rédiger, en réponse à la protestation des journaux, la déclaration suivante, qu'il adressa aux membres de la Délégation, aux journaux intéressés, et dont il remit une copie signée de lui et de M. Lavertujon, à M. Cellerier.

D É C L A R A T I O N

Le décret adopté à l'unanimité par le Gouvernement Je la Défense nationale est daté du 28 janvier 1371.

Il a été inséré au Journal officiel le 29 janvier, placardé le même jour à Paris. L'ordre a été donné, dès le 28, de l'expédier dans tous les départements.

Je ne juge pas à propos d'en publier le texte complet ni d'en maintenir toutes les dispositions, pour éviter la confusion entre les instructions déjà reçues et celles qui résulteraient du décret du 28 janvier.

Mais je réitère la déclaration que le décret délibéré le 28, publié le 29, signé de tous les membres présents à Paris, contient la clause expresse que tous les citoyens français jouissant de leurs droits civils sont éligibles.

J'ai été chargé, non-seulement de faire exécuter ce décret, mais de veiller spécialement à ce que le suffrage universel ne fût entravé par aucune exception.

J'étais autorisé, au besoin, à me conformer sur les autres points aux vues de la Délégation, mais j'avais le mandat impératif de faire en sorte que tous les citoyens jouissant de leurs droits civils fussent éligibles.

Le décret que j'ai rendu est parfaitement régulier ; mes pouvoirs ont été communiqués à la Délégation. J'en maintiens le texte de la manière la plus formelle.

Les journaux qui l'ont publié ont agi conformément au droit et à la loi. La saisie dont ils sont l'objet est illégale. Ceux qui l'ont ordonnée, et, par suite de l'abolition de l'article 78, ceux qui l'ont exécutée, sont responsables des obstacles apportés par eux à la liberté de la presse.

Bordeaux, le 5 février 1871.

Signé JULES SIMON, ANDRÉ LAVERTUJON.

 

Toutes les fois que le délégué du Gouvernement de Paris avait à écrire une déclaration, une lettre, il prenait soin de répéter les termes de son décret, d'en expliquer les motifs et d'en démontrer la légalité. Malgré la surveillance dont ses moindres actes étaient l'objet, sa mission était connue à Bordeaux, et quelques-unes de ses lettres étaient parvenues au dehors. La Délégation avait pris le parti, dès le premier jour, d'exprimer des doutes, qu'elle n'éprouvait pas, sur l'authenticité du décret. Elle en avait réclamé, non pas le texte comme ou l'a dit, mais la minute originale, avec la signature des membres du Gouvernement. On avait d'autant moins pensé à la remettre à M. Jules Simon, qu'une contestation de celle nature ne pouvait être prévue, et que le décret était imprimé à l'Officiel et au Bulletin des Lois, expédié de tous côtés depuis le 29 janvier. On croyait à Paris que les communications par chemin de fer étant rétablies entre Paris et Bordeaux, le décret avait reçu toute la publicité ordinaire. Au premier mot de cette étrange et injurieuse hypothèse, M. Jutes Simon, qui, à cette date, assistait encore au conseil de la Délégation, au lieu de s'indigner, comme il en avait le droit, proposa tranquillement d'envoyer un télégramme à Paris, la réponse de M. Jules Favre devant trancher la question. On y consentit d'abord, ou du moins on parut y consentir ; mais il apprit le lendemain qu'on avait renoncé au télégramme, et parce que les dépêches passaient forcément par les mains de M. de Bismarck, et qu'on avait envoyé la demande par pigeon. Ce pigeon n'arriva jamais à Paris. Enfin, quand la rumeur publique devint presque menaçante après la saisie des journaux, on se décida, malgré l'envoi du pigeon, à faire partir pour Paris M. Crémieux, chargé de vérifier si le prétendu décret était, oui ou non, une réalité. La décision prise à cet égard, avec les mots prétendu décret, fut affichée sur les murs de la ville. M. Jules Simon en fut averti, avant d'avoir vu l'affiche, par un membre du Gouvernement, qui en était indigné, et qui n'en avait pas moins signé comme les trois autres ; mais, très-fermement décidé à marcher vers son but, à ne tenir aucun compte des questions personnelles et des incidents, il se contenta de secouer les épaules. M. Crémieux partit le 8. A Vierzon, il se croisa avec Mil. Garnier-Pagès, Emmanuel Arago et Pelletan, qui le ramenèrent avec eux à Bordeaux, où ils arrivèrent le 6 à neuf heures du matin. Dès qu'on connut leur arrivée, et qu'il fut évident que la majorité des membres du Gouvernement présents à Bordeaux voulait la suppression de la clause d'inéligibilité, le télégraphe ne fit plus aucune difficulté d'expédier le décret, même avant la réunion du conseil. M. Jules Simon le porta lui-même au directeur général, qui le fit partir immédiatement dans toutes les directions. Sur l'ordre de M. Jules Simon, le général Foltz leva aussitôt la consigne qui retenait les troupes dans leurs quartiers. La crise était finie pacifiquement, et après une lutte inquiétante qui n'avait pas duré moins d'une semaine, la bonne entente entre les membres du Gouvernement de la Défense nationale se trouvait rétablie.

Il restait au Gouvernement un grave souci : qu'allaient faire les préfets ?

Personnellement, M. Gambetta avait toujours été d'avis de faire les élections, pourvu qu'on les fit d'après son système. Tous ses préfets (à peu près tous) pensaient comme lui sur le second point : l'exclusion des bonapartistes ; quelques-uns n'obéissaient qu'en frémissant sur le premier : la convocation des électeurs. A Toulouse, le préfet, M. Duportal, faisait publier la proclamation suivante :

Chers concitoyens,

Conformément au vœu unanime des patriotes éprouvés, le Gouvernement de la République entendait ne convoquer les collèges électoraux qu'après avoir accompli le patriotique mandat de défense nationale qu'il a courageusement accepté. Le sort des armes et la fortune adverse de la France en ont disposé autrement... Chose affligeante et pourtant nécessaire à dire ! c'est sous le canon triomphant de l'envahisseur, sous la botte sanglante du Prussien, que nous sommes appelés à voter ! etc.

 

La municipalité de Saint-Étienne envoya, le 31 janvier, une députation à M. Gambetta ; elle lui portait une adresse qui fut affichée le même jour sur les murs de Saint-Étienne, et qui contenait ce passage :

Prenez toutes les mesures énergiques pour continuer la guerre : ou une paix honorable, ou la guerre jusqu'à complet épuisement.

Nous vous demandons encore une fois des pouvoirs absolus, civils et militaires, pour notre autorité départementale ; il s'agit de mettre sous les armes tout ci qu'il y a de valide et de ne plus faire d'exception pour personne.

Quant aux élections, si elles devaient avoir lieu, et notre opinion est qu'il ne faut pas en faire, nous demandons qu'un décret décide que tous les hommes qui ont directement servi l'Empire, sénateurs, chambellans, préfets et autres, ainsi que les prétendants, ne seront pas éligibles à la Constituante.

Nous demandons, en outre, que tout réfractaire soit privé du droit de vote.

 

Le préfet des Bouches-du-Rhône, homme énergique et intelligent, avait été jusqu'à donner sa démission plutôt que de coopérer à la formation d'une Assemblée nationale. Il consentit, sur les instances de M. Gambetta, à rester et à publier le décret de Bordeaux ; mais il se refusa jusqu'au bout, même après la démission de M. Gambetta, à donner une publicité officielle aux actes du Gouvernement de Paris. M. Cochery a donné sur cet incident, dans la séance du 11 mars 1371, des détails très-précis :

M. Cent, appelé à nous donner des explications, nous a répondu que, en effet, il aurait reçu, dès le 30 janvier, un télégramme parti de Bordeaux, qui lui enjoignait de publier le décret de convocation pour les élections du 8 février ; mais M. Gent était contraire aux élections et partisan de la guerre à outrance. En conséquence, il s'empressa de télégraphier le jour même au ministre de l'intérieur qu'il ne pouvait accepter celte nouvelle politique et qu'il le priait de lui envoyer un successeur pour remplir les formalités électorales.

C'est seulement le 3 février, que M. Gent, cédant à de pressantes instances parties du ministère, se serait décidé à faire imprimer et afficher le décret de convocation.

Il est également certain que les décrets du 29 janvier, l'annulation du décret sur les incompatibilités, la démission de M. Gambetta, n'ont pas été publiés officiellement par lé préfet des Bouches-du-Rhône.

 

M. Gent, M. Duportal, le maire de Saint-Étienne, n'étaient pas seuls à protester contre la convocation des électeurs ; on se résignait cependant, mais pourvu que les élections se fissent dans les conditions du décret de Bordeaux, c'est-à-dire avec la clause d'inéligibilité. Le préfet d'un département du centre fit amener devant lui un jeune avocat qui avait reçu une lettre de M. Jules Simon, et en répandait des copies. Il le menaça de le jeter en prison, de lui faire un procès. On pourrait citer beaucoup d'exemptes de ce genre, des proclamations de préfets et de sous-préfets où le Gouvernement de Paris était violemment attaqué. Un savant célèbre, homme distingué à tous égards, M. Paul Bert, préfet du département du Nord, avait pris les précautions les plus minutieuses pour empêcher l'élection des fonctionnaires et des ancien ; candidats de l'Empire. L'affiche où il désigne par leurs noms les candidats à exclure est du 6 février.

Liste des candidats frappés d'inéligibilité :

Brame (Jules), ancien ministre de l'Empire ;

Plichon, ancien ministre de l'Empire ;

Des Rotours, candidat officiel en 1868 et I869.

 

Quelques heures après, le préfet lisait dans les journaux de Lille le texte du décret promulgué à Paris le 29 janvier, et aussitôt il faisait afficher une nouvelle proclamation qui contient ces paroles : Ce décret rendu par le Gouvernement prisonnier dans Paris qui, depuis quatre mois, ignorait l'état de la province et ne peut même encore communiquer librement avec elle, qui ne pouvait savoir ce que ferait sa Délégation de Bordeaux, ne saurait, ni en droit strict ni en équité, être mis en opposition avec le décret rendu à Bordeaux par cette Délégation, véritablement libre dans sa pensée et dans ses actes. Suivant les règles de droit, le décret du 31 janvier doit avoir force de loi, en supposant même l'existence de celui du 29.

On ne peut citer que quatre préfets qui refusèrent d'appliquer la clause d'inéligibilité : M. Mestreau, préfet de la Charente-Inférieure, M. Achille Déforme, préfet du Calvados, M. Emile Lenoël, préfet de la Manche, et M. Ricard, commissaire-général pour les Deux-Sèvres et la Vienne. M. Ricard avait lait parvenir à M. Jules Simon le billet suivant : On dit que vous êtes porteur d'un décret qui consacre l'éligibilité de tous les citoyens ; faites m'en connaître le texte, et je vous réponds qu'il sera obéi partout où j'ai de l'autorité.

M. Bethmont donna lecture à l'Assemblée, dans la séance du 9 mars 1871, des télégrammes échangés entre M Mestreau et M. Gambetta.

M. Mestreau au ministre de l'intérieur.

Il m'est impossible de publier les documents que vous venez de m'adresser ; ils produiraient le plus défavorable effet dans la Charente-Inférieure.

Le ministre à M. Mestreau.

Je ne me préoccupe pas de l'esprit de votre département, mais de celui de la France. En ma qualité de ministre et de républicain, je vous donne l'ordre de faire afficher ma proclamation sous ma responsabilité personnelle.

M. Mestreau au ministre.

C'est en envisageant l'état général de la France aussi bien que celui de mon département, et c'est aussi en m'inspirant des principes républicains non autoritaires, que j'ai refusé de publier votre proclamation, dans laquelle il y avait un outrage pour le Gouvernement de la Défense nationale. — Je maintiens donc ma déclaration première.

 

En quittant le pouvoir, M. Gambetta adressa aux préfets une circulaire importante. Il y maintenait son opinion à l'égard des bonapartistes ; mais il donnait le conseil formel de procéder aux élections, et ce conseil, venant de lui, triompha des dernières hésitations.

Bordeaux, le 6 février 1871, 3 heures du soir.

Le ministre de l'Intérieur aux Préfets et sous-préfets.

Malgré les objections graves, les résistances que soulevait l'exécution delà convention de Versailles, je m'étais résigné, pour donner, comme je le disais, un gage incontestable de modération et de bonne foi, et pour ne pas quitter le poste sans en avoir été relevé, à faire procéder aux élections.

Vous connaissez, monsieur le préfet, par divers documents qui vous ont été transmis, quels devaient être la nature et le caractère de ces élections. Je persiste à croire qu'il en peut sortir, malgré les difficultés matérielles de toutes sortes dont nous accable l'ennemi, une Assemblée fidèle et résolue.

Le décret, suivant moi, satisfait à la fois à un besoin de justice à l'égard des complices responsables du régime impérial, et à un sentiment de prudence vis-à-vis des intrigues étrangères. Il a excité une injurieuse protestation de M. de Bismarck.

Depuis lors, à la date du 4 février 1871, les membres du Gouvernement de Paris ont, par une mesure législative, rapporté notre décret. Ils ont de plus envoyé à Bordeaux BLM. Garnier-Pagès, Eugène Pelletan, Arago, signataires du décret d'abrogation, avec mission de le faire appliquer.

Le Gouvernement de Paris avait d'ailleurs passé directement des dépêches à plusieurs préfets de différents départements pour l'exécution du décret du 4 février.

Il y a là tout à la fois un désaveu et une révocation du ministre de l'intérieur et de la guerre.

La divergence, des opinions sur le fond des choses au point de vue extérieur et intérieur se manifeste ainsi de manière à ne laisser aucun doute. Ma conscience me fait un devoir de résigner mes fonctions de ministre du Gouvernement avec lequel je ne suis plus en communion d'idées ni d'espérances.

J'ai l'honneur de vous informer que j'ai remis ma démission aujourd'hui, en vous remerciant du concours patriotique et dévoué que j'ai toujours trouvé en vous, pour mener à bonne fin l'œuvre que j'avais entreprise.

Je vous dirai que mon opinion profondément réfléchie est qu'à raison de la brièveté des délais et des graves intérêts qui sont en jeu, vous rendrez un suprême service à la République en faisant procéder aux élections du 8 février. Vous aurez ainsi le délai nécessaire pour prendre telles déterminations qui vous conviendront.

Je vous prie d'agréer l'assurance de mes sentiments fraternels.

Léon GAMBETTA.

 

Le conseil se réunit chez M. Crémieux aussitôt après l'arrivée de MM. Garnier-Pagès, Arago et Pelletan. M. Gambetta ne s'y rendit pas ; il envoya la lettre par laquelle il donnait sa démission, et ses collègues ne le revirent plus qu'à l'Assemblée. L'amiral Fourichon était heureux d'un dénouement qu'il avait toujours désiré ; M. Glais-Bizoin se sentait battu, le disait, et n'en faisait pas moins bon accueil à ses trois amis. M. Crémieux se soumettait par nécessité, regrettant amèrement la politique qui venait de succomber, et persistant à croire que l'on aurait pu continuer la guerre. Il donna sa démission le lendemain ; le conseil le pria de la retirer, tous les membres du Gouvernement devant donner leur démission collective cinq jours après.

Quelque court que fût cet intervalle, il fallait donner un successeur à M. Gambetta. Ce successeur était déjà nommé, c'était M. Jules Simon. Les délégués arrivés le matin lui avaient apporté sa nomination, signée par MM. le général Trochu, Jules Favre, Garnier-Pagès, Arago, Pelletan et Ernest Picard. M. Glais-Bizoin se récria contre celte désignation qui approfondissait, disait-il, la défaite de la Délégation. Je me résigne de bonne grâce à être battu, disait-il, mais je ne voudrais pas l'être à ce point. M. Crémieux dit aussi qu'il ne fallait pas aller, d'un seul bond, de M. Gambetta à celui des membres du Gouvernement qui représentait la politique la plus modérée. M. Jules Simon fut lui-même de cet avis. Il savait bien que le conseil, tel qu'il se trouvait actuellement composé, serait unanime dans ses résolutions, aussitôt après cette première séance. Il ne s'agissait que de substituer un nom à un autre. Il pensa que le non le M. Arago aurait, sur les préfets nommés par M. Gambetta, plus d'autorité que le sien. Presque tous avaient pris parti contre lui pendant la semaine qui venait de s'écouler ; il leur serait plus facile de se soumettre aux nouveaux ordres qu'ils allaient recevoir, s'ils n'étaient pas signés de son nom. Ces raisons parurent décisives. On obtint, non sans difficulté, le consentement de M. Emmanuel Arago. Une circulaire fut immédiatement rédigée, et adressée par le télégraphe à tous les préfets et sous-préfets des départements non envahis.

Tout se passa à Bordeaux avec le plus grand calme M. Arago se rendit dans la soirée à la séance du conseil municipal, où il reçut le meilleur accueil. L'habileté et la popularité de M. Fourcand furent d'un grand secours pour éviter toute agitation. Il n'y en eut d'ailleurs nulle part en France. Les élections eurent lieu le 8 conformément au décret de Paris, et, le dimanche 12 février, l'Assemblée put tenir une première séance et se déclarer constituée.