SOUVENIRS DU QUATRE SEPTEMBRE

LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE

 

LIVRE TROISIÈME

LES SUBSISTANCES

 

 

I. — LES APPROVISIONNEMENTS.

 

Nous savions que Paris ne serait pas pris d'assaut, et qu'il se laisserait bombarder sans penser à capituler. Notre plus grand ennemi était la faim. Celle-là ne pouvait manquer de venir si nous n'étions pas débloqués ; la question était de retarder son heure le plus possible. Nous y avons travaillé sans relâche, et je crois, malgré des critiques dont quelques-unes viennent de nos propres amis, qu'il était impossible de faire durer les approvisionnements de Paris plus de quatre mois. Nous n'étions pas si ambitieux dans les premiers jours. M. Magnin, après avoir recueilli ses renseignements aux meilleures sources, nous affirma, dans la séance du 7 septembre, que Paris avait pour trois mois de vivres, et il nous proposa de le faire savoir à la population. Quoiqu'il ne s'en fût pas rapporté aux déclarations qui lui étaient faites et qu'il eût visité en personne les magasins les plus importants, on décida en conseil qu'il ne fallait garantir que deux mois de subsistances. Une affiche fut immédiatement placardée ; on la trouva, dans la population, très-rassurante. On disait : Nous pouvons tenir deux mois ! Personne n'avait jamais pensé que le siège pût durer aussi longtemps.

Il y avait aussi l'approvisionnement ordinaire du commerce. Mais ni le commerce ni les particuliers ne s'étaient préparés à soutenir un long siège. Le gouvernement et le Corps législatif avaient un parti pris de ne pas effrayer la population, et par conséquent de ne pas l'avertir. Je me souviens qu'ayant passé plusieurs jours à visiter les hommes influents que je connaissais dans les faubourgs, pour leur conseiller de faire et de faire faire autour d'eux des approvisionnements, je fus signalé dans un journal comme ne songeant qu'à semer l'alarme. Nous regardions comme très-urgent de pousser le commerce et les familles à se procurer en quantités exceptionnelles toutes les denrées susceptibles d'être conservées. Nous ne fûmes pas secondés à cet égard par l'administration et nous ne fûmes pas écoutés par la population.

J'avais une autre préoccupation, c'était de faire sortir de Paris les bouches inutiles. Outre la raison dominante des subsistances, plusieurs motifs d'humanité et même de police rendaient cette mesure indispensable. J'en parlai plusieurs fois à la Chambre, notamment dans la séance du 23 août.

M. JULES SIMON. — Je suis persuadé que le gouvernement s'occupe avec sollicitude de l'approvisionnement de Paris, dans un moment où la capitale est menacée à toute heure de voir arriver l'ennemi sous ses murs. (Mais non ! mais non !)

Quand je parle d'un siège prochain, je ne dis pas qu'il soit certain que nous soyons assiégés, encore moins qu'il soit certain que nous le serons à bref délai. Je dis ce que savent tous les gens sensés, tous ceux qui sont au courant de la situation : c'est que cela est possible. (Oui ! oui !).

Je répète avec votre assentiment unanime qu'il est possible que Paris soit assiégé et qu'il le soit prochainement. Je mets une grande prudence dans mes paroles ; mais vous conviendrez tous que, s'il est dangereux d'effrayer, il est utile et indispensable d'avertir. Paris pouvant être assiégé, nous devons agir, nous devons nous préparer comme s'il était certain qu'il le sera. (Très-bien ! très-bien ! Vous avez raison !)

Je vous remercie de cet assentiment et je le constate parce qu'il a son importance.

Or, Messieurs, il y a deux manières de compléter l'approvisionnement d'une place : l'une consiste à remplir les magasins et l'autre à diminuer la population.

Il se trouve dans Paris, comme dans toutes les places, des bouches inutiles.

Je vois dans ce moment les familles aisées s'empresser de diriger vers les départements non envahis les femmes, les enfants, et en général toutes les personnes qui sont dans l'impossibilité absolue de faire un service de guerre ; et je crois que nous devons nous occuper de mettre les familles indigentes en état de prendre les mêmes précautions. Le gouvernement n'a pour cela qu'à s'adresser au patriotisme des compagnies de chemins de fer. Il faudrait, bien entendu, que l'indigence et l'incapacité de servir fassent notoires. On n'y ajouterait que cette seule condition, dictée par l'humanité, c'est que les personnes ainsi transportées aux frais des compagnies désigneraient un lieu où elles sont attendues, ou indiqueraient qu'elles ont dans le pays où elles se rendent des moyens de subsistance.

 

M. Clément Duvernois me répondit qu'il poussait l'approvisionnement avec la plus vigoureuse et la plus persévérante énergie. Il ajouta : Quant à la proposition spéciale qui consiste à s'entendre avec des compagnies de chemins de fer pour que ceux qu'on appelle des bouches inutiles puissent facilement quitter la capitale à l'approche du siège, je crois qu'il y a là une pensée éminemment pratique, éminemment sage, et je déclare que le gouvernement s'y associe. (Très-bien ! très-bien !)

Dans la même séance, M. Desseaux avait déposé une pétition de la commune de Buchy (Seine-Inférieure), dont les habitants offraient un asile, en réclamant l'honneur du premier envoi, aux femmes et aux enfants qui, dans les départements envahis par l'ennemi, seraient obligés de quitter leurs foyers. Ce généreux exemple fut suivi par plusieurs localités. M. Alfred Leroux annonça quelques jours après que la Compagnie de l'Ouest donnait des billets gratuits aux personnes que l'administration lui désignait comme ayant droit à cette faveur.

Malheureusement la population fut incrédule jusqu'au dernier moment, et quand enfin elle se résigna à comprendre que le siège aurait lieu, elle crut qu'il serait de courte durée. Nous eûmes à nourrir pendant le siège un grand nombre de femmes, d'enfants, d'invalides et non-seulement ceux de Paris, mais ceux de la banlieue. Quand on se décida à armer la garde nationale, des vieillards et des infirmes, hors d'état de marcher, prirent leur fusil comme les autres, et accrurent ainsi les difficultés de l'armement. On peut dire que la population manqua de prévoyance et qu'elle n'avait rien fait pour elle-même au moment où elle fut investie.

Voyons ce qu'avaient fait le conseil municipal et le gouvernement.

On a prétendu qu'au moment de l'investissement, Paris était approvisionné pour six mois. Un ancien -ministre de l'Empire a même été, dans son enthousiasme pour l'habileté du gouvernement impérial, jusqu'à déclarer que nous avions de la farine pour un temps illimité ; mais je ne retiens que la première affirmation, parce que, si elle est fausse, comme je vais le montrer tout à l'heure, elle a au moins le mérite de n'être pas ridicule. On a donc prétendu, disais-je, que nous avions des vivres pour six mois ; que nous les avions en partie laissé perdre par défaut de soin ; que nous n'avions pas fait le rationnement à temps, et que nous l'avions fait dans de mauvaises conditions.

Je suis porté à croire que quelques mesures auraient pu être prises plus tôt et exécutées avec plus d'énergie ; qu'on aurait pu, en perfectionnant les procédés de distribution et de rationnement, apporter quelque adoucissement aux souffrances de la population. Il est évident, par exemple, que la réquisition des pommes de terre, qui nous a été presque imposée par la clameur publique, a été une faute, puisqu'elle eut pour résultat de les faire immédiatement disparaître, et qu'elles reparurent aussitôt que la réquisition fut levée. Il y a eu deux ou trois fausses mesures de ce genre, qu'on s'est hâté d'abandonner après l'épreuve du premier jour, et qui, dans un autre temps, ne mériteraient pas même d'être mentionnées. Nous avons eu tant de difficultés à vaincre que ce serait un vrai miracle si, à présent, ayant eu le loisir de réfléchir, éclairés d'ailleurs par l'expérience, nous ne découvrions ni défaut ni lacune dans le système qui a été suivi. Riais tous les conseils qui nous ont été prodigués depuis, et toutes les réflexions que nous avons pu faire nous-mêmes, ne suggèrent aucun moyen efficace de prolonger au delà de ce que nous avons obtenu la durée des approvisionnements. Je le prouverai par quelques chiffres, en m'efforçant de renfermer dans de justes bornes des détails nécessairement arides.

Je rends justice à M. Clément Duvernois, le dernier ministre du commerce sous l'Empire. Pendant son administration, qui n'a duré que vingt-deux jours, il avait accumulé un grand nombre de ressources, en farines, conserves, viandes et poissons salés, bêtes à cornes et à laine. Il dit dans sa déposition que, suivant le conseil qui lui en avait été donné par M. Thiers, il avait fait un appel à tous les blés des environs de Paris. Le but de M. Thiers était double : augmenter l'approvisionnement de la ville assiégée ; faire le vide autour des assiégeants. Si M. Duvernois entra dans ces vues, son appel ne fut pas entendu par les cultivateurs, puisqu'ils étaient encore en possession de leurs blés après le 4 septembre, et que le gouvernement les réquisitionna entre leurs mains. L'ennemi trouva des ressources en céréales, viandes sur pied, fromages, vins et fourrages dans tous les pays qu'il traversa. De même qu'on avait complaisamment écarté de sa route l'armée de Mac-Mahon, on lui avait aussi conservé les granges pleines et les magasins richement approvisionnés. Le ministre du commerce n'avait acheté, en tout, que 118.119 quintaux de farine, et environ 50, 000 quintaux de blé ; mais il est juste de dire que les magasins étaient bien approvisionnés en denrées d'espèces diverses. On craignit d'abord d'avoir, comme pour la guerre, des existences sur le papier, dont il y aurait beaucoup à rabattre, quand on passerait au récolement ; heureusement, il n'en fut rien. Seulement, les aménagements avaient été fort négligés ; les bestiaux, entassés, sans abri, mal soignés, médiocrement nourris, périssaient ; on dut prendre des mesures promptes et énergiques pour éviter une maladie contagieuse. Beaucoup de denrées avaient été renfermées dans des sous-sols humides ; une quantité énorme de fromages était déjà perdue ; il fallut jeter au plus tôt des pommes de terre qui pourrissaient et exhalaient une odeur nauséabonde. Il y avait eu le plus grand désordre dans l'expédition des colis. Les uns avaient été adressés directement à l'intendance, d'autres à divers entrepositaires ; il en résulta qu'ils ne furent pas réclamés en temps utile par les destinataires, qui s'en reposaient les uns sur les autres ; de là la perte d'une assez grande quantité de marchandises et l'encombrement des voies ferrées, qui devint dans les premiers jours de septembre un obstacle invincible à l'acquisition de nouveaux approvisionnements.

Au 4 septembre, le stock de farine s'élevait à 393.674 quintaux métriques, ainsi répartis :

Achetés par la ville

210.294

quintaux.

Achetés par le ministère du commerce.

118.119

Cédés par l'administration de la guerre

53.411

Cédés par la marine

4.850

Cédés par l'usine Scipion (administration des hospices)

7.000

Total égal :

395.674

La guerre et la marine avaient pu céder environ 60.000 quintaux et en cédèrent ensuite davantage, parce que les quantités préparées pour l'armée du Rhin et centralisées à Paris avant nos premiers désastres n'avaient pas été expédiées en temps utile à leur destination. 395.674 quintaux, à raison de 7.000 quintaux par jour, qui est la consommation normale de Paris, donnent l'alimentation de 56 jours, ce qui ne ressemble ni aux ressources indéfinies, ni même aux six mois de pain assurés dont on a parlé. L'exagération est même d'autant plus forte que le ministère du commerce ne peut revendiquer comme preuve de son habileté et de sa sollicitude les farines cédées par la guerre, la marine et les hospices, et les 210.294 quintaux acquis par le conseil municipal. On ne devait à ses soins prévoyants qu'un stock de 118.119 quintaux, soit le pain de seize jours. On pouvait faire durer les vivres-viande un peu plus longtemps ; nous en avions pour soixante ou soixante-dix jours, c'est-à-dire pour jusqu'au milieu de novembre. Lorsque le 11 octobre, le ministre du commerce, M. Magnin, sur la demande du gouverneur, renseignait le conseil sur les existences en vivres-viande, il faisait entrer en compte les quantités introduites par lui-même depuis la révolution ; à cette date du 11 octobre, les moutons étaient épuisés ; en comptant 100 grammes de viande par tête et par jour, il restait du bœuf pour un mois et de la vache pour dix jours.

Les quatre opérations constitutives du service des subsistances, savoir : augmenter, recenser, aménager et distribuer les vivres, étaient particulièrement difficiles pour le gouvernement nouveau. Si l'on veut savoir les causes des embarras où il se trouvait, en voici une énumération assurément fort incomplète : premièrement il était nouveau ; secondement il était éphémère ; troisièmement il était obligé de se résoudre et d'agir, sans prendre le temps de la réflexion ; quatrièmement son action était à chaque instant entravée par des complications administratives qu'il n'avait pas créées ; cinquièmement depuis le 4 septembre jusqu'à l'investissement, les chemins de fer furent encombrés et hors d'état de faire un service de messagerie ; sixièmement enfin, la population normale de Paris s'était soudainement accrue par l'arrivée des mobiles et des habitants de la banlieue. Il conviendrait peut-être d'ajouter à cette nomenclature une épidémie de variole qui fit d'assez grands ravages, la pourriture d'hôpital, et un hiver exceptionnellement rigoureux. Le chiffre de la mortalité, pour une semaine, s'éleva plusieurs fois à près de 5.000 décès. Par exemple, du 14 au 20 janvier 1871, il y en eut 4.465 ; dans la période correspondante de la précédente année, il y en avait eu 980 seulement. Il vint un moment où tous les enfants nouveau-nés périssaient faute de lait ; où les adultes ne recevaient par jour que 30 grammes de viande de cheval et 300 grammes de pain, dans la composition duquel il n'entrait qu'un tiers de froment. A cette même époque, Paris n'avait ni feu, ni gaz, ni chevaux de traction, et il était menacé de manquer d'eau.

Je n'hésite pas à considérer comme un malheur pour le pays l'obligation où il se trouva de changer de gouvernement en présence même de l'ennemi. C'est une conséquence des fautes politiques et de l'incapacité militaire de l'Empire ; elle ne peut être imputée qu'à lui. Dans la journée du 4 septembre, il n'était au pouvoir de personne de conserver le gouvernement impérial, puisqu'il n'existait plus quand le gouvernement de la Défense a été fait. A quatre heures du soir, voici quelle était la situation : l'Empereur était prisonnier ; le prince impérial était hors de France ; l'impératrice venait de partir pour le rejoindre ; le Corps législatif était dispersé. Qui avait fait tout cela ? Ce n'était assurément aucun des membres du gouvernement provisoire, ce n'était pas même M. Blanqui ou M. Delescluze, quoiqu'ils se fussent donné bien inutilement beaucoup de peine pour y parvenir. C'était toute la population parisienne, et très-particulièrement la bourgeoisie, l'élément conservateur. Un journal qui ne fait pas autorité, mais qui, dans la circonstance, ne saurait être suspect, car il était ultra-guerrier et ultra-bonapartiste jusqu'au 4 septembre, il est à présent légitimiste, si je ne me trompe, et dans tous les cas, le caractère principal de sa politique, si tant est qu'il en ait une, est d'être ennemi de tout ce qui est république et républicain ; ce journal, dis-je, le constatait dans son numéro du 5 septembre : Cette révolution est due surtout à la bourgeoisie libérale et conservatrice. Elle a été faite pacifiquement. Elle n'a rencontré aucune résistance. Elle sauvera le pays à moitié perdu par les fautes du gouvernement impérial. On pourrait citer tous les journaux du 5 septembre ; ils parlaient tous de la même façon ; c'est longtemps après, quand on a pensé que ce peuple, qui oublie tout, avait déjà oublié sa propre histoire, qu'on a dit timidement, puis couramment, puis audacieusement, que le gouvernement impérial existait encore dans la matinée du 4 septembre. Non-seulement il n'existait plus, puisque l'impératrice était partie, et que ceux qui avaient-été ses ministres n'osaient plus prononcer son nom devant le Corps législatif ; mais si, parmi miracle, la majorité du Corps législatif, réunie après coup dans la salle à manger du président M. Schneider, avait réussi à galvaniser ce gouvernement, à lui donner, non pas la vie, mais une apparence de vie, je demande qui aurait gouverné ? Aurait-on été chercher l'impératrice dans sa fuite, elle qui avait dit de la guerre de 1870 : C'est ma guerre ! Au nom de qui aurait-elle gouverné ? Est-ce au nom du prince dont elle-même avait dit, quinze jours auparavant : S'il revient à Paris, il ne rentrera pas vivant aux Tuileries ? Et au nom de quoi ? Au nom des manques de foi et des proscriptions du 2 décembre ? ou de cette lugubre folie du Mexique ? ou des hontes de Frœschwiller et de Sedan ? Et par qui ? L'Empire, en vingt ans, n'avait trouvé qu'un seul homme d'État, celui-là même qui avait tant fatigué et irrité le pays par l'éternelle et monotone apologie du 2 décembre et des lois d'exception ; qui avait glorifié l'expédition du Mexique, déclaré en 1866 que la lutte entre la Prusse et l'Autriche était sans intérêt pour la France ; qui, tout récemment, venait d'applaudir bruyamment à la déclaration de guerre : véritable incarnation du règne, dont il représentait à merveille l'éloquence, la portée politique et le libéralisme ; très-habile comme premier ministre d'un gouvernement absolu, incapable, après tant de fautes dont il était pour le moins complice, de trouver en France quelqu'un qui consentît à lui obéir. Non, il était impossible de faire renaître, ne fût-ce que pour une heure, un gouvernement dont M. de Palikao avait effacé le nom, le 4 septembre, à midi, pour ne pas effaroucher la pudeur de la majorité du Corps législatif. Si la nouveauté du gouvernement provisoire lui était une faiblesse, ce n'était pas parce qu'il remplaçait l'Empire : au contraire, cette situation lui donnait tout ce qu'il avait de force ; mais il avait, comme tout gouvernement qui arrive, un apprentissage à faire, et il fallait le faire sous le feu de l'ennemi ; des hommes à remplacer ou à utiliser dans une politique contraire à celle qu'ils avaient servie jusque-là ; des entreprises commencées par d'autres à étudier et à continuer. Les inconvénients de la transmission du pouvoir ne pouvaient être atténués en cette occasion, comme ils le sont dans un simple changement de cabinet, par les renseignements que les ministres sortants ont le devoir de transmettre à leurs successeurs. M. de Palikao, au bout de quelques jours, offrit son épée, ce qui est un point à noter en sa faveur. On ne revit pas les autres. Ils crurent ou feignirent de croire qu'on voulait les arrêter, ce qui, en réalité, ne vint à l'esprit de personne dans le gouvernement. Les nouveaux ministres ne purent se renseigner qu'auprès des chefs de service.

M. Magnin eut la sagesse de les conserver. M. Etienne Arago agit de même à la Ville. On lui conseilla le premier jour une ou deux révocations ; il renonça dès le lendemain à les faire. Cette révolution, qu'aucune goutte de sang n'avait tachée, eut une autre singularité : elle n'eut pas la curée du lendemain. Les fonctionnaires politiques furent remplacés pour obéir à la nécessité la plus absolue, qui commandait d'écarter toutes les causes de guerre civile ; les fonctionnaires purement administratifs restèrent. Il fallut peut-être quelque fermeté aux nouveaux ministres pour suivre cette conduite, parce que leurs amis n'en voyaient pas comme eux l'utilité. Nous dûmes à l'esprit impartial et pratique de M. Magnin de conserver M. Ozenne à la tête des services qu'il avait dirigés sous M. Duvernois et sous M. Louvet. M. Pelletier, qui fut mis à la tête du comité des subsistances, était un ancien collaborateur de M. Haussmann. En présence de cette longanimité du gouvernement, dont beaucoup de ses amis lui font un crime, on est peu fondé à prétendre qu'il préférait les intérêts de la République à ceux de la défense, ou que l'administration était excellente la veille du 4 septembre et qu'elle fut détestable le lendemain.

Le gouvernement de la Défense n'était pas seulement nouveau, il était éphémère ; lui-même le proclamait : né de la nécessité, il devait disparaître avec elle. Il n'avait donc pas de faveurs à promettre ; on ne pouvait le servir que par patriotisme. Je me hâte de dire qu'on Fa servi ; et pour ne parler ici que du personnel des subsistances, personne n'a déployé plus de zèle et de dévouement que les fonctionnaires dont je viens de parler ; MM. Ozenne, M. Pelletier, M. Moring, M. Cheysson. Au surplus, il faudrait citer presque tous les employés, depuis les plus grands jusqu'aux plus petits. Nous ne pensions les uns et les autres qu'à la France.

Seulement, on n'était pas préparé à la terrible situation que les événements avaient faite dans l'espace de quatre semaines. On a beau être administrateur consommé, on ne prévoit ni Frœschwiller, ni Sedan, ni le siège de Paris.

Je ne sais si un homme de génie qui aurait été en même temps dictateur aurait pu tirer un parti passable d'une situation presque désespérée ; mais ici, il n'y avait pas de dictateur ; il n'y avait même pas d'unité d'action prépondérante.

J'ai dit que le stock des subsistances provenait de sources diverses : de là, des autorités diverses aussi, et, comme conséquence, de fâcheux tiraillements. Personne, assurément, ne songeait à ce qu'on aurait dans un autre temps appelé ses droits, puisque toutes les fonctions avaient été acceptées comme des fardeaux, ni même à sa responsabilité, puisque tous les membres du gouvernement étaient solidaires ; maïs le ministre de la guerre se regardait comme obligé par devoir à défendre le pain du soldat, et les maires des arrondissements, avec lesquels il fallait compter, parce qu'ils étaient très-puissants sur la population, et qu'ils rendaient d'immenses services, sachant qu'il y avait plus de 200.000 quintaux de farine achetés avec l'argent de Paris, et par les ordres des représentants les plus directs de la population parisienne, n'entendaient pas qu'on s'en dessaisît dans les mains du ministre du commerce.

Toutes les farines étaient fort dispersées, chacun ayant la garde de celles qu'il avait acquises. La guerre, la marine livraient celles qu'elles nous donnaient, ou qu'elles nous prêtaient, à mesure des besoins de la Caisse centrale de la boulangerie, établie dans les bureaux de la Ville. La mairie centrale, avec les 210.000 quintaux qui lui appartenaient, avait d'abord rempli tous les magasins municipaux ; puis elle avait loué, pour le surplus, de vastes entrepôts. Le ministère du commerce avait dans ses greniers, outre les farines acquises par l'État, en août et septembre, celles que M. Magnin se procura par voie de réquisition en vertu d'un décret rendu le 29 septembre, ou en achetant aux cultivateurs de la banlieue leur blé de mars. Provenances diverses, magasins multiples, autorités indépendantes les unes des autres : il fallut, pour obtenir de la régularité dans les livraisons, décider que pas un sac de blé ne serait livré sans les ordres du ministre du commerce. D'autre part, quoique le ministre eût été chargé, dès le 14 septembre, de taxer la viande de boucherie, la mairie centrale avait conservé, comme attribution essentiellement municipale, le droit de taxer le pain. Ce n'était pas le ministre du commerce, c'était elle qui était en rapports constants avec les maires du quartier et les boulangers. Il y avait même au commencement, à l'Hôtel de Ville, des autorités distinctes : d'abord, le maire de Paris, M. Etienne Arago, et son adjoint, spécialement délégué pour les subsistances, M. Clamageran ; puis, M. Jules Ferry, qui faisait les fonctions de préfet de la Seine, et son secrétaire général, M. Mahias. Il est vrai que la mairie et la préfecture se mettaient aisément d'accord ; elles n'en étaient pas moins deux. On finit par supprimer la mairie et par concentrer tous les pouvoirs municipaux dans les mains de M. Jules Ferry. Ce fut un progrès. On ne pouvait supprimer également le ministère du commerce. Les directeurs et les chefs de divisions, dans les deux services, s'entendaient moins aisément que les membres du gouvernement. Les plaintes, les demandes, les conseils, les renseignements de toutes sortes, allaient de l'Hôtel de Ville au ministère, et du ministère à l'Hôtel de Ville. Les donneurs d'avis, qu'on ne pouvait pas toujours éconduire, et dont le nombre était effrayant, s'adressaient quelquefois tout droit au gouverneur, qui avait le bon esprit de ne jamais intervenir, si ce n'est quand on l'inquiétait pour les besoins de l'armée, ou quand on lui faisait craindre une émeute, ou quand il était à la veille d'une action de guerre.

On avait pensé à donner à M. Magnin une sorte de dictature sur les subsistances ; mais il vit bien vite que cela était impossible, à cause des maires d'arrondissement. Ils n'étaient pas tout-puissants, comme l'avaient été, à 'd'autres époques, les curés de Paris et les Seize ; mais comme il s'agissait de déposséder la Ville dans un moment de famine, et qu'ils déclaraient ne pouvoir, y consentir sans danger pour la paix publique, il fallut bien conserver le partage des attributions. Nous n'avions pas créé cette difficulté, nous en avions hérité. Il aurait été facile au gouvernement impérial de l'éviter en s'y prenant dès le commencement.

On résolut, pour remédier à cette multiplicité et à cette contrariété d'attributions, de créer une Commission des subsistances, dont l'institution remonte au 26 septembre, sorte de clearing-house où les autorités diverses étaient représentées ou appelées quand il y avait lieu, et qui avait pour mission spéciale, non de déposséder le ministre du commerce et la Ville de leur autorité légitime, mais d'empêcher les conflits de naître, et si, malgré tout, ils se produisaient, de les terminer sur l'heure à l'amiable. C'était une autorité nouvelle qui aurait pu créer encore des complications, mais qui eut la sagesse de borner son rôle à suggérer des résolutions et de n'en pas prendre elle-même sans le consentement formel de M. Magnin et de M. Jules Ferry. D'abord composée de cinq ou six membres, la Commission finit par devenir trop nombreuse, et le président eut fort à faire pour lui conserver son caractère de conseil d'administration et l'empêcher de dégénérer en conférence d'économie politique. Elle était d'ailleurs très-fortement composée. On y avait appelé des hommes d'un savoir profond et d'un grand esprit pratique : MM. Sauvage, Cochut, Cernuschi. M. Ernest Picard prenait une part importante à ses travaux. M. Clamageran, adjoint de la mairie centrale, particulièrement chargé des subsistances, en était aussi un des membres les plus actifs. J'admire comment il pouvait y siéger trois heures presque tous les jours, recevoir ensuite les meuniers et les boulangers, visiter assidûment les magasins, donner audience aux maires et aux délégués des mairies, qui l'assiégeaient du matin au soir ; parer aux imprévus dans un temps où le moindre accident se tournait en malheur public : une paire de meules qui n'étaient pas prêtes ; des soies qui ne pouvaient être placées à temps pour le blutage ; des voitures qui tout à coup manquaient pour le transport de la provision du jour ; des rues montantes rendues inaccessibles par le verglas, ce qui obligeait de transporter les sacs de blé à dos d'homme ; un prêt promis par la guerre et qui ne venait pas ; une panique qui tout à coup augmentait la consommation ; des ouvriers qui partaient pour les remparts ou menaçaient de se mettre en grève, parce qu'ils n'étaient pas assez nourris pour suffire au travail de leur profession. M. Magnin, au ministère, M. Jules Ferry, à l'Hôtel de Ville, pourvoyaient à tous les besoins, et recevaient toutes les secousses avec un calme inaltérable, conservant dans les moments les plus inquiétants toute la lucidité de leur esprit. Nous avions de noire côté, à la Commission, de fréquentes souleurs. Plus d'une fois, il fallut suspendre la séance pour envoyer en toute hâte des délégués, soit à la guerre, soit à l'usine Cail, soit dans les mairies. On attendait leur retour avec angoisses pour savoir si l'on vivrait le lendemain.

J'aurais voulu pouvoir citer quelques-uns des procès-verbaux de la Commission des subsistances, — car la Commission avait de véritables procès-verbaux, lus et approuvés au commencement de chaque séance ; on en comprend la raison. —Ces procès-verbaux ont été rédigés, pour les premières séances, par M. Anatole Dunoyer, qui a été depuis maître des requêtes au Conseil d'État et -a donné sa démission à la suite du 24 mai, et en second lieu par un professeur de la Faculté de droit de Paris, M. Gérardin. Cette lecture serait fort aride ; je crois qu'elle ne serait pas moins poignante que celle des notes de M. Dréo. Elle montrerait sur le vif quelques-unes des difficultés auxquelles nous étions en proie. Je n'ai pas le registre des procès-verbaux à ma disposition ; il a été remis à la Commission des marchés. J'avais l'habitude d'en faire prendre copie après chaque séance sur une feuille volante, afin d'y ajouter mes notes et de préparer le travail pour la séance suivante. Malheureusement, ces notes ont été brûlées et détruites pendant la Commune, avec les autres papiers de mon cabinet, et un manuscrit assez avancé d'une Histoire des écoles stoïciennes à Rome et dans les temps postérieurs, qui n'est regrettable que pour moi. J'ai retrouvé seulement onze de mes feuilles sur les séances de la Commission, et cela tout récemment, en mettant en ordre les correspondances et les pièces authentiques qui m'ont servi à rédiger le récit qu'on vient de parcourir. Je crois qu'on me saura gré d'en donner un ou deux extraits. Voici le commencement de la séance du 16 décembre.

Il faut bien se rappeler que nous avions à nourrir la population civile, la garde nationale, les régiments de marche et les mobiles ; que nous les nourrissions au jour Je jour ; que si, par un accident quelconque, les vivres de la journée étaient venus à manquer, deux millions d'habitants, déjà exténués par les privations, auraient subi un jeûne de vingt-quatre heures ; qu'il en serait résulté nécessairement un accroissement de mortalité, sans compter une émeute dans la ville, et une défaite infaillible si par malheur nos troupes avaient eu, ce jour-là, un engagement avec l'ennemi.

Séance du 16 décembre.

M. Pelletier — c'est le chef du service de la boulangerie — demande à être introduit pour affaire urgente. Le président lui donne immédiatement la parole.

M. Pelletier déclare que, la guerre ayant promis 15.000 quintaux de farine, la Caisse de la boulangerie avait remis aux boulangers des bons jusqu'à concurrence de ce chiffre sur un magasin indiqué par la guerre elle-même ; mais que les boulangers, en se présentant à ce magasin, n'ont pu se faire délivrer que 7.000 quintaux. Le magasin se trouvait épuisé. La Caisse a été obligée, pour parer à ce déficit imprévu, de prendre sur les moutures nouvelles, dont la consommation ne devait commencer que lundi prochain.

En outre, M. Blondeau — c'est le chef de l'intendance militaire — promettait, dans la séance d'hier, 7.000 nouveaux quintaux, et la guerre déclare à présent qu'elle n'a pas les moyens de les fournir. Voilà un déficit de 15.000 quintaux qu'il faut combler immédiatement.

M. le ministre du commerce constate qu'en effet la guerre redoit 8.000 quintaux sur les 15.000 qu'elle avait promis d'abord. Il ne faut pas en conclure qu'elle ne pourra pas donner les 7.000 quintaux promis hier, évidemment sur un autre magasin. Elle n'a pas dit d'une façon précise qu'elle ne le pourrait pas.

M. Pelletier affirme que le langage des bureaux de la guerre n'a été que trop intelligible. Ce double déficit est d'autant plus accablant que M. Pelletier craignait d'être obligé de faire une troisième demande à l'intendance dans le cours de la semaine prochaine.

M. le président délègue MM. Jules Ferry et Pelletier pour se rendre immédiatement auprès de M. Blondeau. La séance est suspendue jusqu'à leur retour.

M. Ferry, de retour, déclare que la guerre donnera, sur un autre magasin, les 8.000 quintaux qu'elle n'a pu fournir hier. Elle tiendra aussi sa promesse pour les 7.000 autres quintaux qu'elle s'est engagée à donner. Mais il ne lui restera plus en magasin que 11.000 quintaux, et non pas 18.000, comme M. Blondeau l'avait dit par erreur. Dans onze jours, ses farines seront épuisées, et il faudra pouvoir moudre chaque jour tout ce qui sera nécessaire pour la population et pour l'armée.

M. le président, vu la nécessité d'activer de plus en plus la production de la farine, charge M. Cochut de s'entendre avec M. Alcan pour monter de nouvelles paires de meules.

M. Picard demande qu'on examine si le taux des distributions aux boulangers ne pourrait pas être diminué. Il demande aussi qu'on se rende compte exactement du chiffre de leurs réserves...

 

Ces réserves avaient été ; dans l'origine, évaluées à 140.000 quintaux par la Caisse de la boulangerie ; mais 31. Magnin avait toujours contesté cette évaluation, qui n'était point le résultat d'une enquête. Il fallut beaucoup de temps et de peine, et le concours très-intelligent et très-empressé des syndics, pour arriver à un recensement exact. Quand l'opération fut terminée, elle constata que les réserves ne dépassaient pas 90.000 quintaux. Il est hors de doute que les boulangers en avaient consommé une partie trop considérable dans les premiers jours de l'investissement. On dut aussi, dès l'ouverture du siège, procéder au recensement des existences en magasins. Ce fut une des opérations les plus longues et les plus difficiles, à cause de la diversité des origines, de l'encombrement des magasins et du petit nombre d'employés dont on pouvait disposer. On en vint à bout à force de persévérance. Le gouvernement découvrit, réquisitionna, expertisa, emménagea 108.000 quintaux de farine, provenant pour la plupart des quantités apportées dans Paris par les cultivateurs de la banlieue, lorsqu'ils vinrent s'y réfugier avec leurs familles. Il construisit des abris pour les bestiaux, sur une étendue de plusieurs kilomètres ; il établit une turbine sur la rivière, en face du Louvre ; il acheta, disposa, mit en mouvement par de nouvelles machines à vapeur, installées à l'usine Cail et dans les gares de chemins de fer, un nombre de meules suffisant pour moudre environ 300.000 quintaux de farine de qualités fort diverses, extraits de 400.000 quintaux (chiffre rond) de blé, seigle, avoine, orge, maïs, riz, fécule et sarrasin. Les grains avaient été achetés, soit avant l'investissement, pour 50.000 quintaux de blé et de seigle — d'après les relevés du ministère du commerce —, soit surtout en vertu des décrets de réquisition du gouvernement de la Défense nationale, qui rendirent l'État acquéreur de tous les grains rentrés dans Paris par les cultivateurs de la banlieue.

En résumé, l'administration antérieure au 4 septembre avait réuni pour deux mois de farine environ. Le surplus de ce qui a été consommé représente l'approvisionnement commercial ordinaire de la cité, et l'approvisionnement, en blé et céréales diverses, constitué par les soins de l'autorité depuis l'investissement. Dans cet ensemble, les ressources apportées par les cultivateurs de la banlieue comptent pour 300.000 quintaux, les farines du commerce, mises sous la main de l'État, pour 108.000 quintaux. Ces 408.000 quintaux, représentant deux mois de subsistance, sont l'œuvre propre, le produit des efforts et de l'industrie du gouvernement du 4 septembre, qui les a recensés, inventoriés, requis, emmagasinés, réduits en farine dans des moulins construits, organisés, exploités par lui.

Maintenant, l'approvisionnement de farines a-t-il été ménagé avec sagesse, ou gaspillé, comme on n'a pas manqué de le dire ? Je mentionne, mais en quelque sorte, pour mémoire, qu'on perdit un peu d'avoine. Il nous restait, le 23 janvier, 16.000 quintaux de blé et 23.000 quintaux d'avoine. L'avoine non décortiquée ne pouvant se moudre que mélangée avec le blé, il y eut une petite quantité d'avoine qui ne fut pas moulue. Voici les deux causes principales de ce contre-temps : d'abord, on crut, pendant plusieurs jours, que l'avoine pouvait être utilisée sans le blé ; ensuite, les quantités d'avoines devenues disponibles à la fin du siège par l'abatage des chevaux dépassèrent un peu les prévisions. Il ne faudrait pas s'exagérer la portée de cette perte, et croire, par exemple, que nous perdîmes la différence entre ce qui nous restait de blé (16.000 quintaux) et ce qui nous restait d'avoine (23.000 quintaux), soit 7.000 quintaux, ou la nourriture d'un jour. Il entrait dans la composition du pain plus d'avoine que de blé — 25 % de blé, 30 % d'avoine —. En outre, le pain produit par ce mélange aurait été trop noir et trop répugnant, si nous ne l'avions blanchi par l'addition de 20 % de riz. Or, il ne nous restait que 9.000 quintaux de riz le 23 janvier. La perte a donc été, ou nulle, ou très-minime ; mais, dans la situation où nous étions, la perte d'un quart de journée — nous ne perdîmes pas autant que cela — aurait été extrêmement regrettable.

On a poussé le désir de calomnier et le mépris du bon sens public si loin qu'on a osé dire qu'en s'y prenant plus tôt, pour la mouture, et en commençant le rationnement dès les premiers jours du siège, on aurait fait durer la farine deux mois de plus. Je parlerai plus tard du rationnement. Quant à la mouture, on ne voit pas comment on aurait pu en augmenter ou en diminuer le rendement en la commençant plus tôt ou plus tard, puisqu'en définitive tout a été moulu et consommé. Deux mois de subsistance à 7.000 quintaux par jour ne représentent pas moins de 420.000 quintaux ; il faut, pour ce même laps de temps, 210.000 quintaux si l'on suppose un rationnement à la moitié de la consommation ordinaire. Eût-on rationné au quart et réussi à faire vivre pendant plus d'un mois, ce qui est physiquement impossible, une population de deux millions d'âmes réduite à ne manger que le quart de son nécessaire, on ne voit pas bien comment on aurait extrait de 400.000 quintaux de grains, d'abord les 300.000 quintaux de farine qu'ils contenaient et qu'on en a extraits effectivement, et en outre les 50.000 ou 55.000 quintaux qui, dans l'hypothèse du rationnement à un quart, représentent la nourriture d'un mois. A la vérité, on n'insiste pas beaucoup sur ce miracle de la multiplication des grains, qu'on accuse M. Magnin et M. Ferry de ne pas avoir fait ; on craint trop que quelqu'un ne s'avise de compter sur ses doigts. On se rejette sur la qualité. C'est par leur faute, c'est à cause de leurs retards et de leur négligence à créer et à faire marcher, les moulins qu'on a mangé, à la fin du siège, ce pain odieux au goût et à la vue, qui chargeait l'estomac sans être une véritable nourriture. Cette accusation n'est pas plus sensée que la première. La grossièreté des farines consommées à la fin du siège provient uniquement des mélanges d'avoine et de riz qui furent employés pour prolonger la durée du pain et sur lesquels je reviendrai. Si nous avons un regret à éprouver, ce n'est pas d'avoir imposé trop longtemps à la population le pain du siège, c'est de ne pas y avoir eu recours deux ou trois jours plus tôt.

Quant aux moutures, voici comment on perdit son temps pour les organiser.

J'emprunte les détails qui vont suivre au compte rendu officiel de cette grande opération présenté et publié par MM. Krantz et Cheysson, Imprimerie nationale, 1872, et à une note détaillée publiée par le ministère du commerce dans le cours du mois de novembre.

Paris, qui exploite tant d'industries, a peu développé celle de la construction des moulins. La conversion du grain en farine est une opération très-délicate, qui a subi dans ces derniers temps de nombreux perfectionnements, et demande des locaux spéciaux, pourvus d'appareils compliqués. Mécaniquement transporté à la partie supérieure du moulin, le blé descend en subissant les diverses opérations du nettoyage, puis se distribue sous les meubles et se rend, toujours en utilisant l'action de la gravité, dans les bluteries qui séparent et classent les diverses qualités d'issues et de farines

Les conditions dans lesquelles se présentait le problème de la mouture pour l'approvisionnement de Paris, ne comportaient ni les dépenses ni les délais qu'aurait entraînés cette disposition. L'installation des nouveaux moulins ne pouvait être que simple, rapide, peu coûteuse ; elle devait reposer sur la suppression des étages et la simplification des appareils. Le programme de la fabrication devait lui-même être simplifié et mis en harmonie avec les circonstances.

Il fallait aussi se garder d'accumuler les meules sur un même point, dans un établissement monumental qui aurait eu l'inconvénient d'être exposé aux coups de l'ennemi, aux dangers d'incendie, et celui d'exiger des frais considérables, de longs délais d'exécution ; enfin, des transports onéreux pour les grains et les farines.

Au lieu de cette installation grandiose, mais peu praticable, on adopta la solution plus économique et plus modeste, qui consiste à répartir les meules entre les divers quartiers de Paris, à portée des dépôts de grains et des besoins à satisfaire, dans les locaux disponibles et déjà pourvus de force motrice.

C'est dans ce sens qu'un appel fut adressé aux principaux constructeurs de Paris. On leur offrit, non une affaire et des bénéfices, mais l'emploi de leur matériel et de leur personnel inoccupés et le simple remboursement de leurs dépenses justifiées. Cet appel fut accueilli avec patriotisme. Les compagnies de chemins de fer donnèrent avec empressement leurs gares, leurs outils, leurs ouvriers, le concours important de leurs ingénieurs.

L'administration fit rédiger un programme très-complet, et le communiqua aux constructeurs, qui conservèrent cependant la faculté de s'en écarter dans une certaine limite. On eut ainsi le double avantage de guider les entrepreneurs en leur traçant un programme, et de leur laisser une initiative assez étendue, qui les associait à l'honneur de l'œuvre.

Les constructeurs usèrent largement de cette faculté. Leurs installations, quoique répondant toutes aux données essentielles du programme, eurent cependant leur individualité prononcée, et montrèrent une fois de plus, dans les ateliers parisiens, cette souplesse et cette variété d'aptitude qui est le caractère le plus heureux et le plus frappant de notre industrie.

L'administration impériale avait fait venir 600 meules de la Ferté-sous-Jouarre. La première opération de l'administration nouvelle fut de les mettre en état de fonctionner. Il fallait, pour le travail de ces meules, des ouvriers spéciaux et exercés. On s'adressa, quelques jours, et pour ainsi dire quelques heures avant l'investissement, à tous les meuniers des environs, et l'on put ainsi grouper un effectif de 80 à 100 ouvriers rhabilleurs, dresseurs de meules, gardes-moulins, etc., et d'une vingtaine de chefs de mouture expérimentés qui furent répartis entre les divers établissements. Plusieurs grands meuniers des environs de Paris consentirent à diriger personnellement quelques-uns des nouveaux moulins.

On réduisit le nettoyage et le blutage à la mesure nécessaire pour obtenir un grain bien nettoyé, une farine d'une seule qualité suffisamment purgée de son. Même ainsi simplifiés, les appareils de nettoyage et de bluterie, qui se fabriquent ordinairement en province, constituaient un sérieux obstacle à l'installation des moulins. Il fallut créer un atelier spécial de menuiserie, qui donna une quantité suffisante de tarares avec cribleurs et d'appareils de bluterie. Enfin, plus de 3.000 tonnes de charbon furent emmagasinés dans un dépôt de la rue de Reuilly, pour assurer le service de la meunerie. Quelques dates donneront une idée de l'activité qui fut déployée.

Il n'y avait rien de fait, avant le 4 septembre, sauf l'acquisition par le ministère des travaux publics, le 22 août, à la Ferté-sous-Jouarre, de 600 meules, qui arrivèrent à Paris par les derniers trains de la ligne de l'Est. Du 9 au 21 septembre, 164 paires de meules furent commandées à des constructeurs d'élite. On leur demandait un travail qu'ils n'avaient jamais fait, la meunerie n'existant pas dans l'intérieur de Paris. Un mois après, ou six semaines au plus, c'est-à-dire du 14 octobre au 1er novembre, ces meules étaient livrées et fonctionnaient.

Le 20 novembre, la commission des subsistances prescrit le doublement des moulins. Le programme est celui-ci : porter les moulins à 300 paires de meules, en 20 ou 25 jours. Il fut réalisé.

Dès le 21 novembre, l'État traitait avec les grandes compagnies — Est, Ouest, Lyon, Orléans, Nord — pour 152 paires de meules à établir dans les gares. Le 11 décembre, 14 paires de meules fonctionnaient à la gare du Nord ; les jours suivants, ouverture de moulins aux gares de l'Est, de Bercy, d'Ivry, de Vaugirard.

Outre les moulins des gares, on transforma en moulins à blé 44 paires de meules à broyer le chocolat, les couleurs, etc., existant dans l'industrie parisienne.

Enfin la Ville de Paris fit exécuter par M. Cail 300 paires de petites meules, système Falguer, représentant à peu près la moitié du rendement des meules ordinaires, soit 150 paires de grandes meules.

C'est ainsi que l'on obtint ce résultat merveilleux : Paris, qui ne savait pas moudre un grain de blé, arrivant à moudre, jour par jour, toute la farine qu'il consommait !

Ce que ce prodige a coûté d'angoisses aux chefs responsables des approvisionnements, les membres de la commission des subsistances le savent ; ce qu'il a coûté d'efforts aux ingénieurs de service, ce que les grandes compagnies y ont apporté de bonne volonté patriotique, de ressources matérielles improvisées et surprenantes, on peut le voir dans le beau livre de MM. Krantz et Cheysson.

Nous étions désormais assurés de moudre ; mais nos moulins pouvaient être incendiés, nos meules pouvaient se briser ; nos réserves en grains s'épuisaient ; les mélanges sur lesquels nous avions compté paraissaient ou difficiles ou impossibles : des avaries pouvaient survenir dans les magasins, ou par suite du bombardement ou par la conséquence de l'entassement prolongé et excessif ; les paniques ayant le pain pour objet pouvaient se multiplier : en un mot, les dangers et les sujets d'inquiétude nous entouraient de toutes parts.

Rien n'est froid comme un procès-verbal ; cependant je me hasarde à copier encore celui-ci. Ceux qui tiennent à se rendre compte de la situation où se trouvait la population de Paris ne le liront peut-être pas sans émotion.

Séance du 13 décembre. — M. le ministre du commerce expose qu'il a consulté les meuniers les plus expérimentés, et qu'ils ont été unanimement d'avis de ne pas bluter la farine à 90 %. Le pain fait avec cette farine devient aigre le lendemain et presque complètement impropre à la consommation. M. le ministre ajoute qu'en conséquence il a donné dans les moulins l'ordre de bluter à 82 ou 84 % : le plus haut possible, mais sans atteindre 90.

Sur l'utilité qu'il pourrait y avoir de faire un mélange de farine de blé et de farine d'orge, les meuniers ont également émis l'avis que ce mélange était impraticable, et ont déclaré qu'ils refuseraient de le faire.

M. le président annonce qu'il a chargé MM. Gavarret, Bouchardat et Baillon, professeurs à la Faculté de médecine et membres de la commission d'hygiène, d'étudier divers mélanges dont ils apporteront les formules. M. Gavarret a déjà fait des essais de panification. Des échantillons seront soumis au conseil dans sa prochaine séance. Le président a écrit à M. Vaury pour le prier de faire des recherches de son côté. — M. Vaury est un boulanger de premier ordre, qui a rendu de grands services pendant le siège.

M. le président interrompt la discussion pour dire à la commission que M. le gouverneur de Paris désire connaître exactement, le soir même, le quantum des subsistances, qu'il y a des raisons péremptoires pour lui adresser immédiatement ces renseignements, et que M. le ministre du commerce a préparé un rapport dont il va donner lecture.

M. le ministre du commerce a la parole, et lit un rapport dont voici les conclusions :

I. — Farines.

Le 11 décembre, il existait 50.100 quintaux de farine moulue, soit la consommation de sept jours. Ce stock se décompose ainsi : 29.800 q. de farine disponible, 2.300 q. réquisitionnés, 15.000 q. promis par la guerre, 3.000 q. dans les moulins : 50.100 total égal.

Cette quantité conduit jusqu'au samedi soir, 17 décembre.

La production des moulins, du samedi 11 au samedi 17, en l'évaluant à 3.500 quintaux par jour, donnera 28.000 quintaux, qu'on entamera le dimanche 18,

Supposons qu'à partir du dimanche 18, la production des moulins atteigne 4.500 quintaux par jour, ce qu'on peut espérer, et que, par hypothèse, ce chiffre de production reste stationnaire : il n'y aurait par jour qu'un déficit de 2.000 quintaux, déficit comblé pour 14 jours par l'avance de 28.000 quintaux moulus du 11 au 17, c'est-à-dire qu'on atteindrait le 2 janvier. Et en supposant, au pis-aller, que le déficit par jour sort de 3.000 quintaux, cela ne ferait plus que 9 jours d'avance, et nous conduirait au 25 au soir.

Or, le 25, nous pouvons presque assurer que les moulins produiront 7.000 quintaux. Nous aurons en marche 420 paires de meules, qui, à 15 quintaux par jour, feront 6.300 quintaux. Il faut y ajouter le produit des moulins Cail, soit 1.000 quintaux.

Toutefois, à partir du 1er janvier, il faut pouvoir rendre par jour, à la guerre, 1.000 quintaux. La commission en a pris l'engagement.

II. — Blés.

Il est difficile de préciser aujourd'hui les quantités. Voici déjà des chiffres certains au 12 décembre : 130.000 q. expertisés, 10.000 q. déclarés à nouveau, 50.000 q. à expertiser : ensemble 190.000 q., auxquels il faut ajouter 15.000 quintaux de seigle.

En totalité, 200.000 q. de céréales à moudre. En blutant à 80 %, cela donne 160.000 quintaux de farines.

On commencera à manger cette farine le dimanche 18. A 50.000 q. par semaine, cela fait 24 jours, et cela nous conduit au 10 janvier.

Sans doute il faut rendre à la guerre ; mais elle possède 45.000 q. de blé, qu'on pourra lui transformer en farine.

En résumé, Paris possède, pour aller jusqu'au samedi soir, 17 décembre, 50.000 quintaux, de farine, et à partir du dimanche 18, il a en outre 160.000 quintaux de farine, qui le nourriront pendant 24 jours à 6.500 quintaux par jour et le conduiront au 10 janvier au soir.

M. Picard, interrompant, dit que les moulins peuvent être mis hors de service par divers accidents. Il pense : 1° qu'il faut s'informer exactement des besoins de la guerre ; 2° qu'il faut tenir compte de l'augmentation possible de la consommation du pain dans la dernière période pendant laquelle les autres denrées seront devenues plus rares. Dès à présent il serait peut-être prudent, pour calmer la panique qui s'est produite, de faire aux boulangers des distributions supérieures à 6.500 quintaux, sauf, si la panique ne s'apaisait pas, à arriver au rationnement. Si on est sage, on doit donc calculer comme si on était obligé de donner 7.000 quintaux par jour, et cette augmentation diminue de 2 jours le stock total des farines. Enfin, il rappelle son opinion, précédemment exprimée dans diverses séances, sur la difficulté de ravitailler Paris après la levée du siège.

M. Clamageran répond à M. Picard que le remède réclamé par lui, et consistant à faire des distributions extraordinaires de farine, a été appliqué la veille pour calmer la panique, mais qu'il serait dangereux de le continuer.

M. Ferry ajoute qu'on suffit actuellement à tous les besoins avec 6.500 quintaux, qu'il serait très-imprudent de revenir à 7.000 quintaux, parce qu'ensuite on ne pourrait plus descendre. Le véritable moyen d'éviter les paniques est d'arriver à distribuer la farine aux boulangers sans retard et sans encombrement.

M. le président répond aux diverses observations qui ont été faites :

En ce qui concerne la guerre, on est d'accord avec M. Blondeau et avec le ministre ; il n'y a nulle complication à craindre de ce côté ;

En ce qui concerne le ravitaillement de Paris après la levée du siège, M. Sauvage prépare un travail d'ensemble sur le matériel roulant à Paris, sur l'état des machines, et sur ce qu'on peut présumer de la situation générale des lignes, d'après les rapports reçus ; il étudie, en outre, de concert avec M. Victor Bois, un système d'approvisionnement par la batellerie pour le cas où la réparation des chemins de fer exigerait des délais trop prolongés.

Quant à l'importante question des manquements qui peuvent se produire dans la production des moulins, le président a vu M. Poultier, fabricant de machines agricoles, qui peut installer en 12 jours 12 paires de meules ; et M. Michel Alcan, qui lui a suggéré l'idée d'employer les meules des fabricants de papier : ces meules, d'après M. Alcan, pourraient fonctionner au bout de cinq jours et donner le rendement de 30 paires de meules ; le président a fait appeler les principaux fabricants, et il rendra compte, à la séance prochaine, des démarches de M. Alcan et des siennes.

Enfin, il ne pense pas qu'on doive consommer plus de pain à la fin du siège pour remplacer les déficits causés par la viande de cheval, parce qu'on pourra au dernier moment livrer à la consommation les chevaux réservés pour l'artillerie et les différents services de traction. Il s'est entendu à ce sujet avec M. le général Le Flô et M. l'intendant Périer.

M. Magnin confirme la dernière assertion de M. le président, et donne l'état des subsistances autres que le blé et les farines.

Pour les chevaux, le recensement a donné, en dehors. de ceux de l'armée, le chiffre de 49.000, qu'il faut réduire à 45.000, parce que le recensement date de quatre jours. On estime à 25.000 le nombre des chevaux à garder pour des services de toute nature. Postent pour le service de la boucherie 20.000 chevaux, sur lesquels la guerre en mangera 7.000 et la population civile 13.000. Il en faut 500 par jour ; cela fait 26 jours à dater du 13 décembre.

M. le président fait observer qu'il faut au moins pour la consommation journalière 600 ou 650 chevaux de fiacre, mais qu'il suffit de 400 chevaux de la Compagnie des omnibus ; qu'on peut par conséquent accepter la moyenne de 500 chevaux par jour.

Après cet échange d'explications, M. le ministre du commerce continue la lecture de son, rapport :

 

III. — Denrées de natures diverses.

L'État a en magasin des denrées pour fournir à la nourriture de neuf jours. En voici la liste :

3.000.000 de kilogr. de riz, à 300.000 kilogr. Par jour, — : 4 jours.

Le surplus est réservé à des distributions supplémentaires pour les fourneaux économiques, et notamment pour ceux de M. François Coignet.

550.000 kil. de haricots, — un jour.

580.000 kil. de pois, — un jour.

41.000 kil. de lard salé et 200.000 kil. de conserves de bœuf et de mouton, — 2 jours.

165.000 kil. de harengs et 24.000 kil. de maquereaux, — un jour.

Voilà les neuf jours assurés.

Enfin les magasins de l'État renferment :

30.000 kil. de sardines.

4.000 de thon.

66.000 de fromages de Gruyère.

6.000 dito de Hollande.

110.000 kil. de chocolat.

160.000 kil. de beurre salé.

392.000 kil. de café.

530.000 litres d'huile comestible.

Les subsistances autres que le pain nous donnent par conséquent l'alimentation pendant 35 jours, savoir : 26 jours de cheval, et 9 jours de denrées diverses. Ce qui nous mène au 17 janvier ; sept jours plus loin que le pain.

M. Ferry propose un moyen pour prolonger la subsistance en farine, consistant à réduire la ration du pain et à remplacer le déficit par des rations plus fortes d'autres denrées. Pour cela, il suffit de constituer une ration normale, mais complexe, et de combiner la distribution des denrées de manière à combler le déficit de l'une par l'excédant de l'autre. Ce qu'il faut ménager pardessus tout, c'est la farine, en la remplaçant en partie par une ration plus forte de cheval, par exemple. C'est exagérer de réserver 25.000 chevaux jusqu'au dernier moment : ils sont nécessaires aujourd'hui ; ils ne le seront plus tous dans quinze jours. Quant au riz, on en réserve pour l'Assistance publique ; mais c'est autant d'enlevé à la consommation générale. Ne pourrait-on pas, pour alimenter les fourneaux économiques, faire immédiatement des acquisitions au commerce privé, et alléger d'autant les magasins de l'État ?

M. Cernuschi remarque que la mise en application de ce système est subordonnée au recensement, qui n'est pas encore terminé, et au rationnement du pain, qui sera très-difficile à mettre en pratique.

M. le président annonce qu'il met à l'ordre du jour de demain le système de recensement de M. Richard et celui de M. Cernuschi. On entendra le rapport de la commission d'hygiène sur les mélanges de céréales. On avisera aux moyens de vaincre les résistances que suscite de tous côtés l'abatage des chevaux. La séance est levée à S heures et demie.

 

On voit, en lisant ce procès-verbal, que les sujets d'inquiétude ne nous manquaient pas. Si on pouvait parcourir toute la série de nos procès-verbaux, on saurait que nous étions chaque jour assiégés par une préoccupation nouvelle, et que les événements faisaient incessamment surgir devant nous les questions les plus inattendues et les plus redoutables. Nous avons cherché jusqu'au dernier moment, c'est la vérité ; nous n'avions pas tout découvert dès le premier jour ; je demande à qui une pareille improvisation aurait été possible. Nous n'étions pas seuls à chercher ; tous les bons citoyens travaillaient comme nous sans relâche ; je puis citer, par exemple, M. François Coignet, qui ne cessait d'inventer des moyens pour nourrir les plus malheureux. Les maires d'arrondissement avaient tous constitué à côté d'eux un comité de subsistance et un comité d'hygiène ; ils communiquaient leurs découvertes à M. Ferry, à M. Clamageran, à M. Mahias, au président de la commission. Le plus souvent ils se rencontraient avec nous ; ils nous apportaient beaucoup d'idées fausses, et quelquefois, mais rarement, une idée pratique qu'on mettait en œuvre aussitôt. Toutes les fois que cela était possible, nous laissions les administrations locales suivre leurs propres méthodes, parce qu'elles les appliquaient avec plus d'intelligence et d'entrain. D'ailleurs cette grande ville de Paris est tout un peuple. Ce qui convient au quartier de Belleville peut être dangereux et impraticable au faubourg Saint-Honoré. M. Ferry, qui connaissait admirablement Paris, excellait à tenir compte de ces nuances dans une juste mesure. M. Mahias nous rendait les mêmes services pour la population réfugiée.

C'est seulement à la séance du 13 décembre que M. Magnin nous annonça qu'il était décidément impossible de bluter à 90, et qu'il avait donné l'ordre de bluter à 84, ou même à 85 ; je crois qu'on n'a pas dépassé 84. Beaucoup de personnes demandent pourquoi on n'a pas pris ce parti dès le premier jour, comme aussi pourquoi on n'a pas fait les mélanges dès l'ouverture du siège, pourquoi on n'a pas commencé le rationnement le 19 septembre, et pourquoi, avant de le faire, on avait déclaré solennellement, par deux fois, qu'on ne le ferait pas. Je fournirai quelques explications sur ces divers points dans le chapitre suivant ; mais, dès à présent, je suggère aux hommes de bonne foi ces deux réflexions : pendant combien de temps aurait-il été possible d'avoir la tranquillité dans Paris soumis au rationnement ? Pendant combien de temps un homme peut-il le supporter sans mourir ? Si nous avions appliqué dès l'origine le rationnement des derniers jours, il est certain qu'il nous serait resté bon nombre de provisions le 26 janvier ; mais j'affirme qu'il n'y aurait plus eu personne pour les consommer.

Je place ici, avant de passer à la question du rationnement, quelques considérations sur le blutage.

Jusqu'au 28 novembre, on bluta dans nos moulins à 75 %, comme d'ordinaire.

Pourquoi n'avoir pas pris plus tôt la résolution de bluter à un taux plus élevé ? N'y a-t-il pas eu de ce côté une perte volontaire ?

Non, car : 1° au 28 novembre, on n'avait écrasé que 60.000 quintaux de grains, et 10 % de plus-value représentaient moins d'un jour de farine ; 2° le son était nécessaire à cette époque pour la nourriture des bestiaux entretenus sur pied, et qui fournirent Paris de viande de bœuf jusqu'au 20 novembre.

Le 28 novembre, on cessa de remoudre les gruaux, on les mit immédiatement dans la farine.

Huit jours plus tard on bluta à 80 et à 84 ou 85 %. Le 20 décembre, on introduit dans le pain 12 % de seigle ; le 25 décembre 10 % d'orge ; le 5 janvier on ajoute 10 % d'avoine, 20 % de riz. Le 10 janvier, la proportion de blé ne dépasse plus 30 % dans le mélange.

Peu après l'avoine monte à 25 %. On ajoute 10 % de fécule.

Enfin le son entre en scène, et voici la dernière formule, la plus odieuse, celle du pain noir :

Blé

25

Seigle, orge, pois

5

Riz

20

Avoine

30

Fécule

10

Son

10

100

Jamais cette formule n'a été dépassée. J'avais eu longtemps de grandes illusions sur l'avoine. Elle entre, sous forme de bouillie, pour une assez grande proportion, dans l'alimentation de mon pays natal ; je croyais qu'il serait facile de la mêler au blé pour faire du pain, et que, plus on tuerait de chevaux, plus on aurait d'avoine disponible. Il se trouva que l'approvisionnement d'avoine n'était pas en proportion avec le nombre des chevaux ; nous en récoltâmes, malgré cela, une assez grande quantité ; mais quand il fut question de la moudre et de la mélanger au blé pour faire du pain, les meuniers et les boulangers affirmèrent unanimement que cette opération était impossible. J'eus recours à M. Vaury, qui me déclara qu'il fallait décortiquer l'avoine ou la torréfier avant de la moudre. Les appareils nous manquaient pour cela : on en aurait créé ; mais il fallait du combustible, nous n'en avions pas, et du temps, beaucoup de temps ; c'est ce qui nous manquait le plus. Je fis venir M. Groult, le célèbre fabricant de pâtes ; il accourut avec empressement, mais il fut du même avis que M. Vaury. On se résolut à mettre l'avoine sous la meule, pêle-mêle avec le riz, au risque d'encrasser les appareils. On ne put dépasser par ce procédé la proportion de 30 %. Le pain était noir, mal lié, en grumeaux humides et visqueux ; le riz le blanchit un peu. Les boulangers n'étaient pas moins hostiles au riz qu'à l'avoine. M. Cernuschi le leur fit accepter à force d'obstination. C'est ainsi que nous parvînmes, après beaucoup de peines, à fabriquer le pain de siège, qui est devenu légendaire.

Savez-vous, citoyens, de quoi est composé le pain qu'on nous fait manger ? Je vais vous le dire : 1° de foin ; 2° de résidus d'avoine ; 3° de balayures de meules ; 4° de terre glaise, surtout de terre glaise. On est en train dans ce moment-ci de vous faire avaler les buttes de Montmartre. (Hilarité.) Il ne faut pas rire, car il y a autre chose encore dans le pain ; on y met un poison lent, et la preuve, c'est qu'après l'avoir mangé, on a la gorge sèche, et qu'il faut absolument boire son demi-setier.

 

Ainsi parlait le 18 janvier, au club de la Révolution, un orateur moitié furibond, moitié goguenard. Notre pain ne contenait ni foin, ni paille, mais seulement les barbes de l'avoine, et c'était déjà trop. Pour comprendre que la population ait mangé ce pain, il faut se rappeler qu'elle avait déjà consommé les animaux domestiques ; qu'elle mangeait les rats ; que tout le monde souffrait de la faim.

Grâce aux mélanges, on gagna, tant bien que mal, un bon nombre de jours ; car le chiffre donné plus haut de 300.000 quintaux, produit des moutures, ne représente pas en totalité des moutures de blé. Il n'y eut jamais dans Paris plus de 300.000 quintaux de blé et de seigle, savoir :

Blés : 100.000 à l'État, et 180.000, produits des réquisitions.

Seigle : 15.000.

Soit : 295.000 quintaux que la mouture réduisit de 20 %. C'est ce déficit de 60.000 quintaux que les odieux mélanges de riz, d'avoine et de son eurent pour but et pour effet de combler.

 

II. — LE RATIONNEMENT.

 

Ceux qui n'ont jamais rationné et qui ne savent pas combien il est difficile de le faire, ni été rationnés, et qui ne savent pas qu'il est impossible de supporter le rationnement longtemps, reprochent un peu légèrement au gouvernement de la Défense de n'avoir pas pris plus tôt cette mesure.

Les clubs, qui ont beaucoup crié contre le rationnement quand ils l'ont eu, avaient encore plus crié auparavant pour l'avoir. Leur théorie, en fait de guerre, était la sortie torrentielle ; en fait de subsistances, les réquisitions et le rationnement.

On nous demande ce que fera la Commune pour sauver Paris ? Ce qu'elle fera, je vais vous le dire. Elle fera trois choses : elle assurera d'abord largement la subsistance de la population pour deux mois, en décrétant le réquisitionnement général des vivres, et en faisant opérer toutes les perquisitions nécessaires dans les couvents et chez les bourgeois enrichis, qui ont entassé des provisions pour un an et qui se gobergent pendant que le peuple meurt de faim. (Applaudissements.) La Commune nous débarrassera ensuite de la dictature militaire ; elle divisera le commandement entre plusieurs généraux, et derrière chacun d'eux elle placera un commissaire de la République, chargé de lui brûler la cervelle en cas de trahison (Mouvement d'approbation) ; enfin, la Commune fera justice des lâches et des traîtres qui essaieraient d'entraver son œuvre de salut ; elle n'aura pas besoin pour cela de dresser des guillotines sur les places publiques, comme les réactionnaires l'ont insinué ; elle emploiera des procédés qui ne seront pas moins efficaces, et qui auront l'avantage d'être plus expéditifs...

 

De ces trois entreprises que la Commune devait être chargée d'exécuter, la moins difficile n'était pas d'assurer largement la subsistance de la population pour deux mois, au moyen des perquisitions. Découvrir au fond des cachettes les conserves d'aliments fins, faire sortir de terre les jambons, cela paraissait tout simple aux orateurs de clubs. Ils n'y voyaient ni injustice, ni danger. Ils croyaient fermement aux jambons enterrés. Ils disaient qu'on en trouverait jusque sous les dalles de Notre-Dame. Ils étaient persuadés que les marchands avaient des provisions en abondance, que les riches, à côté des meurt-de-faim, se livraient à de continuelles orgies, et surtout que les membres du gouvernement ne se laissaient manquer de rien. Je prends ces renseignements dans les Clubs rouges de M. de Molinari. Le livre est trop amusant pour être absolument véridique ; M. de Molinari est un témoin, très-capable et très-sincère qui raconte avec humour, mais qui voit, bien, et qui est certainement très-exact pour le fond des choses. Ce qu'il dit est la vérité ornée. Ses portraits sont quelquefois si ressemblants qu'on croit entendre et voir les orateurs. Comme doctrine, il est partisan du droit de réunion, et, en sa qualité d'économiste, grand ennemi des réquisitions et du rationnement. Il assista, le 8 novembre, à la réunion de la rue d'Arras. Un orateur demande que l'on s'empare des légumes que les paysans vont récolter dans la banlieue, en les payant à un prix taxé. — Cette proposition soulève quelques murmures dans l'Assemblée ; n'oublions pas que la rue d'Arras n'est pas loin du marché aux légumes de la place Maubert. — Le président reprend avec une voix plus sonore la proposition de l'orateur, et il l'étend considérablement. Il ne faut pas, dit-il, mettre en réquisition seulement les légumes ; il faut que le gouvernement s'empare de toutes les subsistances et de toutes les choses nécessaires sans exception ; il faut qu'on commence sans retard à faire des visites domiciliaires, non-seulement chez les marchands en. gros et en détail, mais encore chez tous les particuliers, et qu'on vide toutes les cachettes ; il faut que tous les aliments, les huiles, les bois à brûler, le charbon et le reste soient mis en commun pour être distribués par portions égales à tous les défenseurs de la patrie et à leurs familles.

Vider les cachettes était la préoccupation constante  non-seulement des clubs, mais de beaucoup de gens qui n'y allaient pas, qui étaient très-conservateurs, et qui pensaient que dans une ville assiégée tout le monde avait droit aux provisions de chacun. Le président de la commission des subsistances étonnerait beaucoup de gens, même parmi ses collègues, s'il publiait toutes les lettres qu'il a reçues et qu'il a eu la charité de garder pour lui seul. Les cachettes prenaient des proportions colossales aux yeux des habitués du club Favier. Elles recélaient, suivant eux, assez de jambons pour nourrir Paris pendant des mois entiers. Le 25 novembre, au Casino de la rue Cadet, un orateur déclare que les accapareurs ont fait murer leurs caves après les avoir remplies de subsistances de toute espèce. (Mouvement d'indignation. Cris : Il faut faire des perquisitions !) On a découvert 1.500 jambons, qui étaient offerts en vente à 100 francs pièce. On les a réquisitionnés. (On a bien fait ! Bravo ! Des jambons, il y en a des millions dans les caves ! Il faut aller les chercher !) Un orateur s'écrie qu'il faut en finir, tout réquisitionner, tout mettre en commun. Il faut aller démurer les caves des accapareurs ; on y trouvera de quoi vivre pendant deux mois. (Applaudissements.)

Le club du Casino qui, ce soir-là, par parenthèse, avait fait l'éloge du général Trochu, était bien modeste dans ses appréciations. Au club Favier, on assurait, le 29 décembre, que nous avions encore des provisions pour quatre mois. Seulement, il faut aller les prendre où elles sont, c'est-à-dire dans les cachettes des accapareurs, et surtout dans les garde-manger des corporations religieuses et des curés. Il est à la connaissance personnelle de l'orateur que, — des curés en retraite, — mangent du porc frais tous les jours. (Cris d'indignation.) Ailleurs, on signale, — un goinfre, — qui mange trois plats de viande à son dîner. Le 16 janvier, un orateur du club Favier croit que tout est perdu, et qu'il ne s'agit plus que de bien mourir. Mais avant d'en finir, dit-il, il faut, pourtant que nous réglions nos comptes avec les bourgeois ; il ne faut pas que nous soyons seuls à supporter les tourments de la faim. On nous rationne, nous autres qui vivons de pain ; il faut qu'on les réquisitionne, eux qui vivent de conserves et d'aliments fins. Avant de mourir, nous irons visiter leurs caves (Applaudissements-et rires), et nous dirons deux mots à leurs jambons.

Cette persuasion qu'en creusant le sol de Paris, on y trouverait des jambons et des victuailles, comme on trouve de l'or en Californie, persistait encore après le siège. On tint une réunion électorale à la salle de la Redoute le 8 février 1871. Il y fut question de cette bourgeoisie infâme, qui exploite le peuple depuis si longtemps, et de ce gouvernement de la trahison, qui a livré Paris quand aucun moyen de résistance ne lui manquait. — Il est clair, dit un orateur, que Paris aurait pu tenir encore longtemps s'il n'avait pas été vendu. (Oui ! oui ! C'est vrai ! ils nous ont livrés !) Les munitions ne manquaient pas, les vivres non plus. Un garde républicain a fait à ce sujet une révélation saisissante. Soit que cet homme se repentît de ses crimes, soit pour toute autre cause, il a raconté qu'on venait de l'employer pendant plusieurs nuits à déterrer des tonnes de morue et de jambons enfouies sous les talus des fortifications. (Mouvement général d'indignation — C'est infâme !) Nous avons donc été vendus, c'est évident ! (Oui ! oui !) Pour quelle somme ? Un orateur se croit autorisé à fixer cette somme à dix millions pour chacun des membres du gouvernement.

On ne voit pas bien au premier abord quel motif pouvait pousser le gouvernement à enfouir tous ces jambons. C'est, dit un orateur qui paraît bien informé, qu'il y avait un pacte de famine. Le gouvernement a pour système de nous laisser mourir de froid et de faim pour nous contraindre à la capitulation.

Dans la séance du 14 décembre, à l'Élysée-Montmartre, un orateur appelle l'attention des auditeurs sur la cupidité des boulangers, qui refusent de fabriquer le pain nécessaire à la consommation. Avant la taxe, ils y gagnaient 20 ou 22 francs par sac de farine ; ils ne gagnent plus aujourd'hui que 12 ou 15 francs. Cela ne leur suffit pas, et voilà pourquoi ils ferment leurs boutiques. Eh bien, qu'avons-nous à faire pour ramener à la raison ces industriels cupides ? Il faut aller chez eux en nombre, et s'ils refusent d'ouvrir, il faut enfoncer leurs portes, mettre la main sur les sacs de-farine dans les endroits secrets où ils les cachent, et les obliger, séance tenante, à allumer le four et à cuire le pain.

Il ne faut pas croire que ces accusations d'accaparement, de trahison, fussent toujours reçues sans protestation et sans réfutation, ni que tous les clubs ressemblassent à ceux qui avaient pour patrons les organisateurs du 31 octobre et du 22 janvier, ni que les hommes sans éducation soient les seuls à inventer des calomnies odieuses ou stupides. J'ai entendu une personne du plus grand monde parler sérieusement des millions volés par un ministre du 4 septembre. D'autres ont soutenu qu'ils cumulaient le traitement de ministre avec l'indemnité de membres du gouvernement, qu'ils se faisaient payer comme les ministres de l'Empire, qu'au moindre déplacement, ils s'attribuaient de grosses sommes. Ce n'est pas aussi gros comme millions ; c'est tout aussi infâme comme mensonge. On a dit aussi qu'ils n'étaient pas rationnés quand le reste de Paris l'était. Des journaux sérieux, qui veulent l'être, qui le sont, ont affirmé qu'il restait des vivres dans les magasins de la Ville à l'époque de la capitulation. Je crois même que qu'un journal important en a dit le chiffre. Toute sa supériorité est de n'avoir pas parlé des enfouissements. Entre les gens éclairés, bien élevés, qui répètent au bout de plusieurs années de telles calomnies, et les ouvriers mourant de faim et outrés de colère qui les ont proférées pendant le siège, je demande quels sont les plus coupables ?

Les ouvriers voulaient le rationnement, et ils s'en plaignirent quand il fut fait. Ils maudirent les queues pendant tout le temps du siège. Il fallait rester plusieurs heures à la queue pour avoir son pain, pour avoir ses 30 grammes de cheval. Ce n'était pas seulement une perte de temps, rendue bien cruelle pour les mères de famille dont les enfants restaient à l'abandon ; c'était, par un froid glacial, une source de souffrance et de maladies. On cite une mère qui resta ainsi sous la neige avec son nourrisson, et qui l'emporta mort dans ses bras. Le système était affreux, je ne me charge pas de le défendre ; je me contente de dire que ceux qui l'attaquent devraient au moins révéler comment ils s'y seraient pris pour mieux faire. On l'appliqua avec régularité, avec humanité. Je ne sais si on aurait mieux réussi avec d'autres moyens ; j'avoue que je ne le crois pas. Ce qui est certain, c'est que le système des réquisitions et des boucheries municipales avait été impérieusement réclamé par ceux qui ensuite se plaignirent le plus, et non-seulement par les orateurs de clubs, mais par les personnes les plus autorisées, par les administrateurs, par la population presque entière. Il en fut de même du rationnement. En étudiant les publications faites pendant le siège et depuis, j'ai constaté que, pendant longtemps, on nous avait reproché, à peu près également, d'avoir fait le rationnement, et de ne l'avoir pas fait assez tôt ; à la longue, c'est le second reproche qui a trouvé le plus d'adhérents, de sorte qu'à l'heure où j'écris, c'est surtout de n'avoir pas rationné dès le commencement que le gouvernement de la défense paraît avoir besoin de se disculper.

Mais d'abord, je demande que les partisans du rationnement à outrance s'expliquent. Auraient-ils voulu qu'on fît, le 19 septembre, le rationnement tel qu'il exista à partir du 18 janvier ? Cela n'eût été ni humain, ni équitable, ni économique, ni possible. Entendent-ils seulement nous reprocher de n'avoir pas pris à l'origine du siège les mesures nécessaires pour réglementer et restreindre la consommation du pain ? Alors, c'est qu'ils ne connaissent pas les faits.

On a les états de délivrances de la Caisse de la boulangerie, jour par jour, entre le 22 septembre et le 24 janvier. Jusqu'au 18 janvier s'étend la période de non-rationnement. Il ressort une consommation totale de 757.560 quintaux 82 kilog. ; soit une moyenne par jour de 6.360 quintaux de farine. Pour une population qui dépassait 2.000.000 à cause des réfugiés, cela fait une consommation de 318 grammes de farine, ou 430 grammes de pain.

C'était là un véritable rationnement.

La consommation normale d'une population de deux, millions d'âmes, pourvue de tous les accessoires en viandes et condiments qui firent défaut dès le second mois de l'investissement, est de 2 millions de livres de pain (1 million de kil) au moins : elle serait supérieure si les évaluations généralement adoptées pour la consommation de Paris, en farines, sont exactes. En effet, on porte à 800.000 quintaux cette consommation. Paris n'avait, avant l'investissement et l'arrivée des réfugiés, guère plus de 1.800.000 âmes ; 800.000 quintaux de farine font 1.800.000 kil. de pain, tout juste 600 gr. par tête. Nous n'en avons eu, du 22 septembre au 18 janvier, que 430 grammes.

Ce rationnement, très-pénible déjà dans l'épuisement de toutes les autres ressources, fut obtenu par la Caisse de la boulangerie. Le système suivi par cette caisse aboutit au rationnement des boulangers, ce qui opérait indirectement le rationnement des consommateurs. On ne délivrait aux boulangers qu'une quantité de farines limitée, et au jour le jour. Ils devaient ne vendre de pain qu'à leur clientèle ordinaire, et sur présentation de la carte de boucherie. Ce fut la règle, et la délivrance au jour le jour fut la sanction.

400 ou 430 gr. de pain, avec 30 gr. de cheval — depuis l'épuisement de la viande sur pied —, tel était, avant le 18 janvier, l'ordinaire du garde national de Paris, tandis que la troupe (mobiles et mobilisés compris) a joui des rations suivantes :

Du 27 septembre au 12 décembre : 1.000 gr. de pain, 180 gr. de viande ;

Du 12 décembre au 27 janvier : 750 gr. de pain, 175 gr. de viande.

Le soldat prussien en campagne reçoit 957 gr. de pain, 244 gr. de viande fraîche ou 330 gr. de viande salée ; le soldat anglais reçoit 528 gr. de pain et 396 gr. de viande ; le soldat américain 700 gr. de pain, 625 gr. de bœuf frais ou 375 gr. de porc salé ou fumé.

Oui ou non, le garde national au rempart, l'ouvrier des ateliers de la Défense subissaient-ils un rationnement ? On ne le voit que trop, en comparant leur consommation à ce qui était jugé le nécessaire pour le soldat.

Le 19 janvier, la ration fut abaissée à 300 grammes. Quelle fut l'économie ? Il ne faut pas se l'exagérer. La consommation s'abaissa à 5.300 gr. environ : — 1.000 quintaux gagnés par jour, soit 5 ou 6 jours de bénéfice pour chaque mois qu'aurait duré ce régime.

Mais 300 grammes de pain, ce pain fût-il du froment le plus pur, ne nourrissent pas un homme. Ce régime est absolument inhumain ; il n'était tolérable que pendant une période de huit ou quinze jours à la fin d'un siège. D'après M. Berthelot, un adulte dépense par jour 250 à 300 grammes de carbone sous forme d'acide carbonique, 12 grammes sous forme d'urée. Les denrées alimentaires à l'état sec contiennent à peu près moitié de leur poids en carbone. L'adulte a donc besoin de 500 à 600 grammes d'aliments secs, c'est-à-dire de 700 à 800 grammes d'aliments mêlés d'eau, comme est le pain ; il faut, en outre, dans cette ration, 150 grammes de matières azotées, pour fournir les 12 ou 15 grammes rejetés par l'urée.

La ration à 300 grammes, avec addition de 30 grammes de cheval, était fort au-dessous de ce minimum : c'était la mort à bref délai.

Pour rendre le régime supportable, il eût fallu revenir à 400 grammes ; mais alors, où eût été l'économie ? Le rationnement indirect opéré par la Caisse de la boulangerie aboutissait à ce même chiffre de 400 grammes et 430 au maximum ; il était d'ailleurs moins régulier en apparence et plus régulier en réalité, parce que les consommateurs se conformaient, dans leurs achats, aux besoins de chaque famille ; tandis que le rationnement officiel, le communisme, accordait à un enfant, à une jeune fille, à un vieillard, 300 grammes de pain, comme à un adulte.

L'insuffisance cruelle du taux de 300 grammes eût obligé le gouvernement à donner de doubles portions aux ouvriers des moulins, des boulangeries, des ateliers, aux gardes nationaux en faction. Même avant ce rationnement, les ouvriers boulangers avaient demandé une répartition supplémentaire de viande de cheval. Dès le 20 janvier, les réclamations affluèrent à l'Hôtel de Ville. Les ouvriers des moulins menacèrent de se mettre en grève. La consommation se fût ainsi, par la force des choses, relevée à 5.600, 5.800 ou 6.000 kilogrammes. Le rationnement était réfuté par lui-même.

Le rationnement du pain a, comme le dit très-bien M. Cheysson dans son rapport, pour conséquence d'infliger aux uns de dures privations, de donner aux autres du superflu. On le sait bien dans les prisons, où la ration est suffisante, mais calculée d'après une moyenne. Au bout de quelque temps, les gardiens savent quels sont les prisonniers qui ont trop de pain, quels sont ceux qui n'en ont pas assez ; ils nourrissent ces derniers avec les restes des autres. Avant le rationnement — pendant le rationnement indirect —, l'ouvrier pouvait manger ses 800 grammes de pain, parce que la jeune fille ou le vieillard se contentait de 200 grammes. La moyenne se faisait naturellement. Après le rationnement, chacun était obligé de prendre sa ration. Les plus affamés étaient les plus sacrifiés. Un père de famille, avec plusieurs enfants en bas âge, ne souffrait pas ; un célibataire isolé mourait de faim.

On aurait remédié, en partie, à ce dernier inconvénient, on l'aurait du moins allégé, en adoptant le système de M. Richard, qui consistait à considérer chaque maison comme un îlot, à lui donner ses 300 grammes pour chaque tête, sauf à un syndicat nommé par les habitants, de les répartir selon l'âge et le sexe. On craignit les complications, on se dit que les hasards ne seraient guère moindres, et qu'il y aurait en outre des abus de force ou d'influence.

Je n'énumère pas les difficultés pratiques et administratives du rationnement, qui sont infinies ; la difficulté de recenser, l'horreur qu'il y aurait à oublier quelqu'un — quand il s'agit du pain, toute erreur est homicide —, la presque impossibilité de parquer les consommateurs — chaque homme passait un jour chez lui et l'autre jour aux remparts —, la question des restaurants, des cantines comment supprimer les restaurants ? Un ouvrier a son domicile à Belleville et son atelier à l'Étoile. S'il y avait des communistes dans Paris — et il y en avait sans doute, quoiqu'il ne faille pas confondre les communistes avec les communalistes : ce sont deux barbaries d'espèces différentes —, ils durent être pour jamais guéris par huit jours de rationnement.

La viande de cheval ne nous donna pas moins de soucis que le pain dans les derniers jours du siège. Nous avions eu déjà bien du mal avec les bouchers, qui ne voulaient pas se soumettre à la taxe de la viande ; il avait fallu établir les boucheries municipales. Plus la part de chacun était réduite, plus les difficultés de distribution étaient grandes. Quand nous en fûmes à la viande de cheval pour unique ressource, il fallut vaincre la résistance des propriétaires. Les chevaux appartenaient à l'armée, aux Omnibus, à la Compagnie des Petites-Voitures. aux ambulances ou enfin aux particuliers. Cette énumération n'est pas complète ; mais ce sont là les catégories principales. Il n'en est pas une qui ne donnât lieu à des contestations sans cesse renaissantes. A la rigueur, le gouvernement pouvait les terminer par un coup d'autorité. Mais M. Magnin, ministre du commerce, et le général Le Flô, ministre de la guerre, étant tous les jours en dissentiment, prirent la résolution de confier leurs pouvoirs à une commission mixte, qui fût en même temps chargée de régler souverainement toutes les questions relatives à la boucherie. M. Magnin se lit représenter par M. Bouley, membre de l'Institut, et M. Cernuschi ; le général Le Flô par deux intendants militaires, M. Victor Périer et M. de la Perrière. Mes deux collègues me prièrent de présider la Commission. J'y consacrai toutes mes matinées ; à une heure, je présidais la Commission des subsistances. Cette double présidence fut l'occupation principale du ministre de l'instruction publique pendant la journée, les nuits étant remplies par le conseil de gouvernement. Je ne saurais trop louer mes collaborateurs dans cette nouvelle tâche.

Ils eurent besoin de toute leur habileté et de toute leur fermeté. Personne ne voulait sacrifier ses chevaux. On les cachait, on les refusait, on les mettait fictivement dans des services publics, qui se trouvaient ainsi pourvus bien au delà de leurs besoins. Un prélat, qui s'occupait un peu fastueusement, mais très-utilement aussi, du service des ambulances, ne demanda pas moins de cinquante-deux chevaux ; on lui en accorda six, qui se trouvèrent être suffisants. Un service d'ambulances, qui entretenait quatre cent vingt-neuf lits, m'envoya un état de deux cent vingt chevaux ; le comité en accorda vingt. Il fallait chaque jour, non pas six cents chevaux, comme l'a dit un de mes amis, car c'est seulement en mécanique que le cheval est une quantité fixe, mais quatre cents chevaux d'omnibus, ou six cent cinquante chevaux de fiacre. M. Bouley arrivait quelquefois à huit heures du matin, tout couvert de neige et de verglas, ayant déjà couru avant le jour à l'intendance et au ministère du commerce, et déclarant qu'on n'avait pas de chevaux pour le lendemain, ou qu'on n'en avait que deux cents, que trois cents. C'était presque nous annoncer une émeute. Nous partions alors de tous les côtés, ou pour donner des ordres, ou pour faire des supplications, car il fallait se prêter à tous les rôles. M. Victor Périer nous était d'une utilité inappréciable. J'ai sauvé des brûlements de la Commune une liasse énorme de lettres, signées quelques-unes de noms très-éclatants, qui, sous mille prétextes, et quelquefois sans aucun prétexte, demandaient à conserver des chevaux ; mon devoir était de tout refuser. J'avoue, à la décharge de mes correspondants, qu'il était bien dur de sacrifier un favori, un cheval de grand luxe. Il y avait une valeur perdue sans aucun profit. Nous recherchâmes les moyens de retarder, autant que possible, de tels sacrifices. Le plus sûr et le plus équitable nous parut être le système des substitutions, parce que, si on arrivait à la fin du siège avant d'avoir consommé la totalité des chevaux, l'importance de la perte se trouverait ainsi grandement diminuée. Mais ce fut une source de difficultés nouvelles, parce qu'aussitôt les chevaux les plus ordinaires furent présentés comme des chevaux de prix. On cacha des chevaux qui ne valaient pas plus que le prix de la viande, parce qu'on espéra les vendre plus cher pour la substitution. Tout le monde nous écrivit pour demander des expertises. Les chefs de la maison Rothschild ne m'écrivirent pas ; ce fut moi qui leur écrivis de donner l'exemple. Ils s'exécutèrent aussitôt, avant que leur tour fût venu, et se condamnèrent pour le reste du siège à aller à pied. J'aime à rappeler ce souvenir. Notre situation était telle que nous finîmes par être obligés de supprimer tous les atermoiements. Sans l'habileté consommée de M. Bouley et des agents dont il avait su s'entourer, les causes d'exception ou de discussion auraient été si nombreuses que la viande de boucherie nous aurait très-fréquemment fait défaut.

Peut-être faut-il expliquer comment le gouvernement après avoir annoncé solennellement, le 12 et le 14 décembre, que le pain ne serait pas rationné, prescrivit néanmoins le rationnement le 18 janvier. Quand le gouvernement annonça qu'il ne rationnerait pas, il avait évidemment l'intention de ne pas rationner ; il rationna pourtant, à la fin du siège, pour gagner les trois ou quatre jours que cette mesure extrême pouvait donner : j'avoue que cette contradiction ne me semble.pas un bien gros crime, et que je serais plus fâché contre le gouvernement s'il avait envoyé M. Jules Favre à Versailles quatre jours plus tôt, pour être plus fidèle à sa promesse. Voici pourtant l'explication de cette apparente inconséquence.

Le 7 ou le 8 décembre, une circulaire confidentielle du maire de Paris prescrivait aux maires d'arrondissement certaines mesures qui pussent permettre de rationner le pain, si jamais on avait des raisons décisives de le faire, ce qui pouvait se présenter, par exemple, par l'annonce d'un secours à une date éloignée, ou par la résolution d'engager une dernière action militaire et de prolonger le siège jusque-là. Nous pensions, certainement avec raison, qu'il ne fallait pas le faire sans nécessité absolue, mais qu'il fallait se tenir tout prêt, et qu'il fallait ne pas le dire. On ne rationne pas du jour au lendemain 2.000.000 d'âmes ; les préparatifs sont très-minutieux, très-longs. Une panique — il venait, de s'en produire plusieurs coup sur coup — nous enlevait 10.000 ou 12.000 quintaux dans une matinée ; un boulet pouvait tomber sur nos moulins ; un obus pouvait incendier un grenier. La circulaire était donc, à tous les points de vue, indispensable.

Elle transpira. Une panique se produisit. Le samedi 11 décembre, il fallut livrer aux boulangers 11.251 quintaux au lieu de 6.500 ; le 12 décembre, 13.213 quintaux.

Le 11 décembre, M. Ferry réunit les maires au ministère de l'intérieur, sous la présidence de M Jules Favre. La question du rationnement, non pas même immédiat, mais éventuel, fut agitée. M. Vautrain combattit le rationnement avec la plus extrême véhémence ; tous les maires déclarèrent qu'en dehors des derniers jours d'un siège, ils ne l'admettraient pas, ne l'appliqueraient pas, donneraient plutôt leur démission. Les bonnes raisons ne leur manquaient pas. M. Jules Ferry fit son rapport au conseil le même soir. De là la proclamation du 12 décembre.

Le général Trochu, qui était à Vincennes, fut plus explicite encore. Il écrivit le 12 à M. Ferry, préfet de la Seine, une longue lettre où, préoccupé à ce moment plus que jamais de la nécessité d'avoir la paix dans la' Ville, parce qu'il préparait une expédition, informé de la panique qui venait d'avoir lieu, et qui pouvait aisément tourner en émeute, il s'opposait, comme gouverneur chargé de la police pendant le siège, à toute idée de rationnement : Le premier des besoins, dans la crise aiguë que nous traversons, est le calme des esprits. Pour éviter un péril grave, n'en créons pas un autre plus grave encore, l'affaissement des esprits. Il se prononçait pour les mélanges comme moyen d'économiser les farines. En finissant, il conseillait au gouvernement d'accentuer sa note du 12. C'est ce que nous fîmes. Telle est l'histoire des deux proclamations. Résolus, le 18 janvier, à tenter un coup de désespoir, nous eûmes recours pour y réussir à un rationnement qui ne devait durer que quelques jours, — tout juste autant qu'un rationnement aussi cruel pouvait durer sans être homicide.

Quand il fut question de restreindre à 300 grammes la ration de pain, la commission des subsistances, et ensuite le conseil du gouvernement redoutèrent une émeute. Notre grande force contre une sédition était la bataille qu'on était sur le point de livrer à l'ennemi ; mais nous pensions que le lendemain de la bataille ne se passerait pas paisiblement, et nous n'étions pas sans appréhension pour le jour même. Ce fut aussi l'impression des maires, quand M. Jules Ferry les réunit le 17 janvier, pour leur annoncer la résolution du gouvernement. On avait déjà murmuré contre le rationnement à 450 grammes. Les maires se demandaient avec anxiété si l'on subirait patiemment le rationnement à 300 grammes. Aucun d'eux ne croyait qu'on s'y soumît sans protestation violente. Ils craignaient une émeute de femmes, ce qui est très-redoutable, surtout quand l'agitation a pour cause la famine.

M. Mottu, maire du XIe arrondissement, eut la pensée de faire une distribution gratuite de vin. C'était une combinaison heureuse, qui fut appuyée par M. Grivot, maire du XIIe arrondissement, et qui parut bien préférable à toutes les autres propositions. Elle n'était pas facile à exécuter. Le temps manquait pour acheter et surtout pour distribuer une si grande quantité de vin. On nomma une commission composée de MM. Ferdinand Favre, maire du XVIIe arrondissement, Bonvalet, maire du IIIe, et Grivot, maire du XIIe. Les trois commissaires délibérèrent, le 18, avec MM. Jules Ferry et Clamageran. Il fut résolu que la mesure serait appliquée dès le surlendemain et que la quantité de vin accordée serait de 20 centilitres par personne. M. Grivot, qui était négociant en vins et qui avait l'entrepôt de Bercy dans son arrondissement, fut chargé de faire les acquisitions nécessaires jusqu'à concurrence de 20.000 hectolitres. Il fallait conclure les marchés et distribuer le vin aux : boulangers dans une journée, ce qui était d'autant plus difficile qu'on n'avait plus de chevaux et que tous les hommes étaient ou à Neuilly, dans les régiments de marche, pour la bataille du lendemain, ou à Joinville-le-Pont, dans les compagnies sédentaires, parce qu'on avait résolu de simuler une action de ce côté. 1.221 pièces furent livrées aux 1.221 boulangers de Paris dans la matinée du 19 janvier. M. Grivot avait acheté, en tout, 8.000 pièces. Du 19 janvier au 8 février, où cessa le rationnement, 6.104 pièces furent portées chez les boulangers des vingt arrondissements. Les 1.896 pièces qui restaient furent reprises sans indemnité par les vendeurs.

Le vin était de qualité tout à fait supérieure, et coûtait de 160 à 200 francs la pièce, droits d'octroi non compris. C'était du bordeaux ou du bourgogne vieux de premier choix, les vins ordinaires étant, en raison de leur prix, épuisés depuis longtemps. Cette affaire a coûté à Paris 1.044.217 francs, sans compter les frais. de transport, et tous les maires s'accordent à reconnaître qu'on lui dut d'avoir fait accepter sans difficulté sérieuse le rationnement à 300 grammes de pain. On peut juger par là de l'impossibilité où on était de commencer le rationnement plus tôt et de le faire durer plus longtemps.

Le manque de combustible fut une des grandes difficultés du siège. La ville avait tout au plus son approvisionnement ordinaire, parce que les voies de transport avaient été encombrées en juillet et août. Les réfugiés de la banlieue, les mobiles, avaient augmenté la population, qui eut à subir les rigueurs d'un hiver tout à fait exceptionnel. Dès le commencement du siège, le charbon de bois se vendait 60 centimes le boisseau. Il devint promptement difficile et bientôt impossible aux pauvres gens de s'en procurer. Il faut noter que toutes les denrées (celles qui restaient) avaient augmenté de prix en proportion de leur rareté, et que, par le chômage des ateliers, la plupart des ménages d'ouvriers étaient devenus des ménages d'indigents. L'administration fut obligée de pratiquer des coupes de bois. On vendit du bois vert aux riches, on en donna aux pauvres, mais dans une proportion très-insuffisante.

On ne volait pas de vivres ; on vola du bois. Voici ce qu'écrit M. de Molinari, sous la date du 27 décembre.

On a scié aujourd'hui des arbres dans le voisinage du parc Monceau ; ailleurs on a enlevé les charpentes des maisons en construction ; au bas de la rue Mouffetard, les barrières ont été arrachées ; enfin, un citoyen racontait ce soir, au club de la rue d'Arras, qu'il avait fait du feu avec une vieille porte, et il dénonçait — la petitesse — du propriétaire de la porte en question, qui l'avait fait assigner devant le commissaire de police. Le propriétaire réclamait 14fr. pour sa porte ; le délinquant offrait seulement de rendre les morceaux qu'il n'avait pas encore brûlés. Ce récit provoque diverses communications intéressantes. Un citoyen annonce que la mairie du Ve arrondissement vient de prendre les arrangements nécessaires pour faire arracher immédiatement les souches des arbres coupés dans les communes suburbaines de son secteur ; une moitié en sera mise en vente au prix de 3 francs les 100 livres, une autre moitié sera distribuée aux citoyens nécessiteux, à raison de 100 livres par semaine et par tête. Une autre personne fait connaître qu'on procède à l'abattage d'un certain nombre d'arbres dans le bois de Vincennes, et que la mairie fait un appel aux bûcherons.

Ces communications sont accueillies avec faveur, et un citoyen à barbe blanche et d'allures modérées exprime l'espoir qu'elles mettront fin au chapardage. Mais un membre du bureau s'applique à démontrer à ce vieillard arriéré l'utilité du chapardage. — Si le peuple n'avait pas abattu les arbres et les clôtures, s'il n'avait pas démoli quelques barraques, est-ce que l'autorité se serait avisée de lui procurer du bois ? Ce qu'on, a fait aujourd'hui pour le bois nous apprend ce qu'on aurait dû faire depuis longtemps pour les subsistances. Ces gens de l'Hôtel de Ville, il faut les pousser si on. veut qu'ils agissent, car ils ne pensent à rien et à personne qu'à eux-mêmes.

 

On dit aussi, au club Favier, le 29 décembre, que le peuple avait le droit de prendre du bois pour se chauffer. On accuse le peuple d'avoir scié des arbres, pillé des chantiers et volé des planches. Mais nécessité n'a pas de loi, et pour ma part, je déclare tout net que, si on me convoque pour maintenir l'ordre, comme ils disent, et empêcher les malheureux de prendre de quoi se chauffer, eh bien, je dirai au premier que je rencontrerai :Je vais t'aider, mon vieux ! (Applaudissements énergiques.)C'est le système du gouvernement, ajoute l'orateur, de nous laisser mourir de froid et-de faim. Il veut nous conduire à la capitulation, et au point où il a laissé venir les choses, s'il faisait un plébiscite, la majorité dans les quartiers du centre serait pour la paix.

Malgré cette apologie du vol, l'énergique proclamation de M. Ferry et les mesures qui furent prises immédiatement mirent fin au désordre. L'immense majorité de la population réprouvait tout acte contraire à la probité ; et c'est ce qui explique que, dans cette ville affamée, pendant un siège de près de cinq mois, avec une police désorganisée, les délits contre la propriété aient été plus rares qu'à aucune époque. Les doctrines détestables émises dans un ou deux des innombrables clubs qui tenaient séance tous les soirs, peut-être par des étrangers, peut-être par des repris de justice, qui abondent toujours dans cette grande ville, ne sauraient être imputées à la population parisienne. Cette population eut, pendant cinq mois, un courage admirable pour combattre et pour souffrir. Et elle souffrit cruellement de la faim, du froid, de la maladie. Il faut avouer pourtant que ceux qui étaient chargés de la conduire et de la nourrir, ou, pour parler plus exactement, de l'empêcher de mourir de faim, n'avaient pas une tâche facile.

Je crois bien pouvoir dire qu'à l'exception de quelques esprits qui semblent faits pour chercher dans un cercle toutes les propriétés du carré, personne ne nous reprochait à Paris de faire le rationnement le dernier jour, de ne l'avoir pas fait avant, et d'avoir annoncé que nous ne le ferions pas. On voyait trop bien nos motifs. On ne se plaignait pas alors de souffrir ni de combattre. On voulait, ou le succès, ou une défaite honorée par l'immensité de l'effort et de la souffrance. Personne alors ne nous reprochait d'avoir gaspillé les vivres. C'est une invention que la haine elle-même ne put suggérer que longtemps après. S'il y avait eu du pain vendu, du pain donné aux chevaux, on savait qu'il venait des soldats, qui seuls avaient le nécessaire, quand le reste de la population était aux abois ; on se disait, avec raison, que si cet abus avait existé, il fallait que ce fût dans une proportion bien restreinte, pendant bien peu d'heures, dans un coin bien reculé de Paris, puisqu'il n'en était pas même résulté une collision ; on n'ignorait pas qu'une population affamée, après quatre mois d'isolement, de dangers et de besoin, accueille avec avidité le moindre prétexte. On nous reprochait dans ce temps-là d'avoir mal dirigé les affaires de guerre, c'était le grand grief ; mais on reconnaissait que nous avions prolongé les subsistances au delà de toutes les prévisions et de toutes les espérances. Nous appelâmes les maires aux dernières séances de la commission. Nous leur rendîmes compte de tout ce que nous avions fait, nous leur montrâmes ce qui nous restait de ressources. M. Desmarest, M. Clémenceau, M. Tirard étaient là. M. Tirard ne pouvait retenir ses larmes à la pensée d'une capitulation prochaine. Il se promettait de chercher la mort les armes à la main dans l'effort suprême que nous méditions. Nous n'avions qu'une consolation les uns et les autres ; je puis le dire pour les autres, puisque j'y étais personnellement pour si peu : nous avions la consolante pensée d'avoir l'ait le possible, et peut-être un peu plus que le possible.