I. — LES PREMIERS TROUBLES Toutes les fois qu'on parlait à M. de Bismark d'une convention à conclure avec le gouvernement de la Défense, il répondait : Ce gouvernement ne tiendra pas ; nous manquerions de garanties. Il dit à M. Jules Favre, à Ferrières : Vous êtes sortis d'une révolution, une autre vous emportera. Il comptait autant, pour prendre Paris, sur une émeute, que sur les savantes dispositions de M. de Moltke. Partout, en Europe, on croyait que le gouvernement serait renversé et la ville prise. Lord Granville avait dit à M. Thiers, à Londres : Il y aura une secousse. Dans Paris, le gouvernement savait qu'il était soutenu par la majorité, et pourtant il se sentait à la merci d'une émeute. Pendant un long siège, l'état des esprits est sujet à des transformations subites. On se lève le matin profondément conservateur, et on laisse faire une révolution dans la journée. Le gouvernement avait pour lui la plupart des anciens ennemis de la République, qui le supportaient sans l'aimer, par esprit de patriotisme, et les républicains proprement dits, très-nombreux, très-résolus, très-mal organisés, n'ayant aucun moyen de s'entendre entre eux ; il avait contre lui tous ceux qui obéissaient à M. Blanqui, à M. Delescluze, à M. Félix Pyat, à M. Millière. C'étaient les hommes qui avaient fait l'affaire de la Villette, qui avaient poussé à l'envahissement du Corps législatif, et qui ne cessaient de dire que la République et la France étaient perdues, si on ne les mettait pas l'une et l'autre entre leurs mains. Les souvenirs, ou plutôt les légendes de 1793 leur donnaient une force. Ils disaient au peuple que a guerre était la levée en masse, et que la République était la Commune. Avec la nation armée, se ruant tout entière sur les Prussiens, et n'obéissant qu'à des hommes nouveaux, sortis du peuple, et tout imprégnés des doctrines révolutionnaires, la victoire, disaient-ils, était infaillible. Les hommes de l'Hôtel de Ville n'étaient, sous le nom usurpé de républicains, qu'une incarnation de 1830 : le respect des vieilles doctrines et des vieilles routines. S'ils n'étaient pas traîtres, ils étaient à coup sûr incapables. Il fallait les renverser d'abord, pour culbuter les Prussiens ensuite. Cela s'écrivait dans une foule de journaux, dont le gouvernement respectait scrupuleusement la liberté, et se prêchait, le soir, dans tous les clubs. La bourgeoisie, au moindre désaccord entre elle et le gouvernement, lui tournait le dos, le laissait aux prises avec les violents. Dans ces conditions, le succès d'une révolution était certainement possible, et les émeutes étaient de tous les jours. Dès le 6 septembre, on avait tenté de mettre la main sur le gouvernement ; M. Boduel se croyait déjà gouverneur de l'Hôtel de Ville, et donnait des ordres en cette qualité. Au bout de très-peu de jours, les clubs, ne se contentant plus de discourir et de faire des manifestations armées ou non armées, entreprirent de procéder tout simplement à la nomination des fonctionnaires, ce qui aurait réduit le gouvernement à n'être aussi qu'un club, luttant d'influence avec les autres. Le 12 septembre, ils entamèrent les nominations de
commissaires de police. Le 18, ils ordonnèrent des perquisitions à domicile.
Le préfet de police saisit un mandat de perquisition signé : Jules Vallès. En
même temps on avertissait le ministre de l'intérieur que les clubs de Lyon
avaient décrété l'autonomie et la fédération des communes ; qu'ils avaient,
en conséquence, élu la Commune lyonnaise, et que, sans perdre de temps, cette
Commune envoyait des délégués à Paris pour siéger dans le gouvernement de la
Défense. Le 22, une députation dirigée par MM. Lermina et Gaillard père vint
signifier que le peuple s'opposait à l'exécution du décret relatif aux
élections. Une autre arriva immédiatement après, sous la conduite de MM.
Vermorel et Ranvier, pour annoncer que le peuple avait supprimé la préfecture
de police, et qu'il procéderait lui-même à la dispersion des agents, si
l'Hôtel de Ville ne s'en chargeait pas. Le 26, des gardes nationaux violent
le domicile d'un citoyen américain soupçonné d'espionnage : interrogés, ils
déclarent qu'ils agissent en vertu d'un ordre du comité
des Quarante. Qu'est-ce que le comité des Quarante ? On ne le sait pas
d'une manière très-précise ; peut-être uns Société secrète, un comité de
salut public occulte ; peut-être M. Blanqui ou M. Delescluze. Le 28, un club
de Belleville, sous la présidence de M. Vézinier, destitue de son autorité
privée le maire de l'arrondissement, et décrète que les ateliers de M.
Godillot seront fermés, ses marchandises et son outillage expropriés pour
cause d'utilité publique, et lui-même appréhendé au corps comme coupable d'exploitation à outrance. Le 5 octobre, M. Flourens se présente à l'Hôtel de Ville, suivi de ses tirailleurs armés de leurs fusils. Il monte à la salle Saint-Jean pour demander les élections municipales. On lui résiste ; il s'échauffe. Bientôt, comme menace suprême, il lance sa démission. Il descend alors précipitamment avec ses officiers, auxquels il dit en chemin : Je vois bien qu'il faudra, pour sauver Paris, en venir aux mains avec ces gens-là. Il paraît ensuite sur le perron, l'épée nue à la main, et fait commencer le défilé de ses bataillons, qui passent devant lui en criant : Vive la Commune ! Il en avait cinq. Des témoins portent à 8.000 hommes le chiffre de cette armée ; il est certain qu'elle était énorme. Le nombre des bataillons de la garde nationale que nous avions dans Paris, et par conséquent celui des chefs de bataillon croissait tous les jours. On a dit que quinze ou vingt personnes se réunissaient, achetaient un drapeau et nommaient un chef de bataillon. Ce sont là des exagérations de l'esprit de parti. Ce qui est vrai, c'est qu'il y eut des élections déplorables, et que, dans les manifestations faites par les chefs de bataillon, on voyait figurer des lieutenants, des sergents, et quelquefois des inconnus, qui n'avaient pas d'autre droit, pour se faire de fête, que le képi d'officier dont il leur avait plu de se décorer. Ces manifestations de chefs de bataillon étaient perpétuelles. Il fallait être en permanence dans la salle Saint-Jean pour les recevoir. Il y eut une grande émotion après le départ de M. Gambetta. Les uns dirent que le gouvernement n'était plus composé que de modérés et de traîtres ; les autres, que M. Gambetta trahissait lui-même, qu'il partait pour s'allier aux départements et faire la paix malgré Paris. Soixante-sept chefs de bataillon se réunirent à la salle de la Bourse. Quatorze d'entre eux, à la tête desquels étaient Flourens et Blanqui, présentèrent une motion ayant pour but de proclamer la Commune et la loi martiale. On passa au vote : dix-neuf chefs de bataillon, plus du quart des membres présents, adoptèrent la proposition. On sut que plusieurs autres avaient hésité. M. de Kératry, préfet de police, fut averti dans la nuit du 7 au 8 qu'une prise d'armes devait avoir lieu le lendemain dans les bataillons de Flourens, Blanqui, Millière et Lefrançais, et qu'on se porterait sur l'Hôtel de Ville. A dix heures, le mouvement s'annonça sur les hauteurs de Belleville et de Montmartre. Précisément, ce jour-là, deux compagnies des tirailleurs de Flourens étaient de service à l'Hôtel de Ville, dont elles gardaient les portes. M. de Kératry s'y rendit à midi et demie, et d'une fenêtre où il était avec M. Jules Ferry, M. Etienne Arago et M. Pierre Véron, il vit la place se remplir de monde, sans qu'aucun des bataillons de la garde nationale qu'il avait fait avertir de son côté se présentât. A deux heures et demie seulement, le bataillon Bixio arriva et se rangea en bon ordre devant l'Hôtel de Ville. A trois heures, les bataillons de Blanqui, Millière, Lefrançais débouchèrent la crosse en l'air, criant : Vive la Commune ! Un témoin dit que l'aile droite du bataillon Bixio leva également la crosse en l'air. Je pense que ce bataillon était bon ; il était bien commandé. Mais quand même il n'aurait pas éprouvé d'hésitation, un bataillon ne suffisait pas pour résister à une foule comme celle qui encombrait la place. M. de Kératry raconte dans sa déposition qu'ayant à côté de lui le commandant Quesneau, de l'état-major de la garde nationale, il se tint adossé contre le mur, entre la grille et les portes, le révolver à la main, déclarant qu'il brûlerait la cervelle au premier qui escaladerait la balustrade. Il tint les assaillants en respect pendant une demi-heure, ce qui donna à la garde républicaine et aux mobiles bretons le temps d'arriver. On fit passer les mobiles par le souterrain qui allait de la caserne Napoléon à l'Hôtel de Ville et on les disposa sur tous les gradins des escaliers : Alors, dit M. de Kératry, je donnai à M. Chevriaux, commandant militaire de l'Hôtel, dont la vigueur ne se démentit pas un seul instant, l'ordre de faire feu si on attaquait. Il me réclama un ordre écrit : je le lui signai. Je fis aussitôt ouvrir les portes. Dès que les bataillons communards virent les mobiles bretons en force et déterminés comme leurs chefs, ils demandèrent seulement à envoyer une délégation, ce qui leur fut accordé. L'expédition était manquée. Au même moment, les bataillons de l'ordre arrivaient sur la place. Le gouvernement les passa en revue et fut acclamé avec enthousiasme. M. Jules Favre prononça un discours éloquent. Comme on faisait silence pour l'écouter, on entendait dans le lointain retentir le canon. Deux jours après, M. de Kératry demanda l'ordre d'arrêter les deux principaux promoteurs du mouvement, MM. Blanqui et Flourens. Cet ordre lui fut donné. Il demanda à agir dans la nuit même : on le lui permit. Il rentra aussitôt à la préfecture pour donner ses instructions ; il était plus de deux heures du matin. J'appris en arrivant, dit-il, que Blanqui, qui comptait trois domiciles, sans compter celui de sa sœur, n'avait pas encore été retrouvé depuis sa sortie du club ; que Flourens s'était barricadé à Belleville et que sa maison était gardée par les fidèles de son bataillon. Je fis appeler aussitôt le colonel Valentin, chef de la garde républicaine, et M. Ansart, chef de la police municipale. Je dis au colonel : — Voici mes derniers renseignements : je sors de l'Hôtel de ville ; j'apprends que Flourens est barricadé chez lui et que son bataillon le garde. Il faut absolument l'enlever ; j'irai avec vous ; croyez-vous que vos gardes pourront réussir ? — Il me répondit : — C'est impossible ; nous ne pouvons le tenter avec nos hommes parce que, dans ces parages, ils seraient écharpés par la population, opposée en partie, il est vrai, à Flourens, mais plus hostile encore à la garde municipale de l'Empire et aux sergents de ville. — Je fis la même question à M. Ansart. Il répondit qu'avec le petit nombre de ses agents, il lui était impossible de s'emparer de Flourens et de Blanqui, prêts à la résistance. La police ne disposait en ce moment que de 70 agents de sûreté et de moins de 300 sergents de ville ou gardiens de la paix. M. de Kératry, ne pouvant effectuer les arrestations avec les ressources restreintes de la police, s'avisa de penser que MM. Flourens et Blanqui étant chefs de bataillon, le général de la garde nationale pouvait les appeler à l'état-major, où on leur demanderait leur épée. Cette façon de procéder ne fut pas du goût du général Tamisier, qui refusa tout net ; et il en résulta la démission de M. de Kératry. On lui donna pour successeur M. Edmond Adam, aujourd'hui député, qui avait été en 1848 adjoint au maire de Paris et ensuite conseiller d'État. Le 17 octobre, survint une aventure d'une autre espèce, moins remarquée et moins périlleuse, mais qui pourtant pouvait avoir des suites. M. Mottu, maire du onzième arrondissement, y avait conquis une grande popularité ; il y était maître de tout. Il s'était donné, de sa propre autorité, un conseil. Il prenait des arrêtés sur toutes sortes de points en dehors de sa compétence, et il les promulguait avec la signature de son conseil et la sienne, comme s'il avait été un gouvernement au petit pied. Son attention s'était portée particulièrement sur les écoles ; il avait fait pour son arrondissement toute une législation de l'instruction primaire, dont le premier article portait qu'elle serait laïque ; après quoi, il avait mis les congréganistes à la porte, et même à la porte d'un immeuble qui leur appartenait en propre. Dès que le ministre de l'instruction publique fut averti de cette éviction, il appela M. Mottu, lui expliqua la loi, lui donna ordre de renoncer à ses règlements, et de rétablir les congréganistes dans leurs écoles, lui offrant d'ailleurs un subside, s'il jugeait nécessaire d'ouvrir de nouvelles écoles laïques. M. Mottu n'ayant voulu rien entendre, le ministre demanda à M. Gambetta, ministre de l'intérieur, qui était encore à Paris, de le destituer, et M. Gambetta, qui n'a jamais été pour la confusion des pouvoirs, y consentit sur-le-champ. Mais avant de destituer M. Mottu, il fallait être en mesure de le remplacer. On essuya plusieurs refus. Enfin, on trouva M. Arthur de Forvielle qui eut le courage d'accepter. Pendant les jours qu'on avait perdus à cette recherche, on avait été averti que la destitution de M. Mottu serait l'occasion d'une prise d'armes. Le conseil hésita à passer outre. Le ministre fut obligé de dire : Je sortirai d'ici ce soir avec la destitution de M. Mottu, ou je n'y reviendrai pas. La révocation fut prononcée. M. Mottu, destitué, restait en fonctions. Il fallut qu'un adjoint au maire de Paris, M. Floquet, installât M. A. de Fonvielle ; ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés. M. Floquet et M. de Fonvielle surmontèrent tous les obstacles à force de fermeté et de résolution ; mais dans les élections municipales qui eurent lieu peu de temps après, M. Mottu fut élu à une grande majorité. De semblables détails donnent l'idée d'une ville livrée à l'anarchie. Il n'en était rien. Il se produisait un phénomène étrange. Il y avait autour du gouvernement, et à l'Hôtel de Ville, où il avait le tort de siéger, tout le spectacle de l'anarchie ; mais l'ordre régnait en réalité. Le gouvernement, par une contradiction qu'explique la singularité de la situation, était à la fois très-menacé à l'Hôtel de Ville, et très-obéi à deux pas de là. M. Francis Wey, dans son livre intitulé : la Chronique du siège de Paris, voulant prouver que la journée du 31 octobre n'a pas été improvisée, qu'elle a été le résultat d'un complot organisé la veille dans toutes ses parties, raconte avec quelques détails une réunion de quatre-vingts officiers qui eut lieu le 30 octobre dans la salle de Saxe. Le plus fort des discussions roula, dit-il, sur les mesures à prendre et les décrets révolutionnaires à lancer dès qu'on serait maître du terrain. M. Francis Wey se trompe en pensant que cette réunion était un fait isolé, et que le mouvement du 31 sortit de là. On ne cessait depuis deux mois de rêver le renversement du gouvernement de la Défense. Mais on ne l'aurait pas renversé le 31 octobre si la population amie de l'ordre qui, jusque là, l'avait défendu, ne s'était laissé envahir elle-même par le découragement et la colère en apprenant la prise de Metz, la perte du Bourget et les projets d'armistice. Elle resta inactive pendant plusieurs heures, soit qu'elle ne crût pas au péril ou s'en dissimulât la gravité. soit qu'elle ne voulût pas défendre une politique qu'elle avait momentanément cessé d'approuver. Tant que l'armée de l'ordre était unie, et d'accord avec le gouvernement, l'armée du désordre était en infime minorité, et réduite à l'impuissance. Ainsi, les commissaires de police nommés par les clubs n'avaient pas même eu.la présomption de se présenter aux commissariats ; le maire du XIXe arrondissement, après sa destitution également prononcée dans un club, avait continué paisiblement à administrer son quartier. Les perquisitions ordonnées par les clubs de Belleville avaient été commencées, mais elles furent interdites le jour même ; des poursuites furent ordonnées contre ceux qui les avaient votées et contre ceux qui les avaient faites. On fit aussi le procès des dix-neuf chefs de bataillon qui avaient voté pour la Commune dans la salle de la Bourse. En examinant un à un tous les événements du siège, on acquiert la certitude que le gouvernement ne toléra jamais aucun désordre. Il est vrai seulement que la police ne parvint pas toujours à opérer les arrestations qu'il avait prescrites, et que, dans beaucoup de cas, les conseils de guerre prononcèrent des acquittements qui énervaient l'action de l'autorité. On fut longtemps dans l'impossibilité d'arrêter Blanqui et Flourens. Ce n'était pas nouveau pour Blanqui puisqu'il a passé une partie de sa vie en prison et l'autre partie à dépister les polices de tous les régimes. Le conseil de guerre avait acquitté Sappia, qui avait ouvertement conspiré, et que les gardes nationaux de son bataillon avait eux-mêmes arrêté au moment où il distribuait des cartouches pour marcher sur l'Hôtel de Ville. Il semblait que, dans des conditions pareilles, tout gouvernement fût impossible. Cependant il n'y avait jamais eu moins de crimes contre les personnes, ni moins de délits contre les propriétés. Toutes les administrations fonctionnaient comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé. Ceux qui reprochent aujourd'hui au gouvernement de n'avoir pas été assez sévère, ne se rendent compte ni de l'importance des résultats qu'il a obtenus, ni du peu de ressources dont il disposait pour la répression. Il avait très-peu de soldats, très-peu de gendarmes ; une police insuffisante composée de deux éléments : l'un, le plus petit, très-dévoué et très-incapable ; l'autre, le plus nombreux, très-capable et très-ennemi ; des conseils de guerre qui ne condamnaient pas ; des quartiers où les meneurs comptaient presque autant de complices qu'il y avait d'habitants. Sans faire de répression, sans violer les lois, sans même user des pouvoirs de l'état de siège, et en payant continuellement de sa personne, le gouvernement a maintenu le calme dans Paris. La paix publique n'a été troublée que deux fois, malgré nos revers et le rationnement, dans une population de deux millions d'âmes tenue au secret par les Prussiens : d'abord le 31 octobre et ensuite à la veille de la capitulation, le 22 janvier. J'attribue ce résultat au patriotisme de l'immense majorité de la population ; mais en vérité, il serait souverainement injuste de ne pas reconnaître que le gouvernement y a contribué par son courage, sa sollicitude incessante et son habileté. Il faut que les faits soient bien mal connus ou que les préjugés soient bien forts pour que cette vérité ne frappe pas tous les yeux. II. — LA JOURNÉE DU 31 OCTOBRE. J'avoue qu'il y eut une maladresse de commise dans la nuit du 30 au 31 octobre. Verser à la fois sur Paris, comme on le fit, ces trois nouvelles, de la perte de Metz, de la reprise du Bourget par l'ennemi, et des projets d'armistice, considérés comme des projets de capitulation par la partie la moins éclairée de la population, c'était une imprudence véritable. Plusieurs jours auparavant, le journal le Combat, à M. Félix Pyat, avait annoncé la prise de Metz, en accusant le gouvernement d'avoir la nouvelle et de la cacher. Le gouvernement, qui, en effet, ne savait rien et n'avait reçu aucune dépêche, avait répondu par un démenti. Cette circonstance aggravait la situation. Le 30, à dix heures. du soir, M. Etienne Arago, averti par les rapports qui lui venaient des mairies d'arrondissement, entra au conseil et prédit que la journée du lendemain serait orageuse. Il avertit aussi la préfecture de police. Dès le matin du 31, il y avait de l'agitation sur la place de l'Hôtel de Ville. Plusieurs maires vinrent prévenir M. Etienne Arago qu'ils ne pouvaient plus contenir la population ; qu'une réunion des maires était indispensable pour aviser aux mesures à prendre. Il fit aussitôt la convocation ; les maires vinrent sans leurs adjoints, parce qu'on ne pouvait pas abandonner les mairies dans un pareil moment. Il demanda en même temps au préfet de police de faire battre la générale. Le préfet lui répondit : Il y aurait inconvénient à le faire trop tôt. Si la journée devient orageuse, nous consulterons le gouverneur. La délibération des maires, qui fut longue, porta immédiatement sur la nécessité de faire des élections municipales. Malheureusement, quand la foule se porta vers l'Hôtel de Ville, elle demandait la Commune : élection d'une municipalité, élection d'une commune, il semblait que ce fût le même vœu. Rien au fond n'était plus différent. Les insurgés voulaient le remplacement du gouvernement par les élus de Paris, la Commune révolutionnaire et toute-puissante ; les maires, dont la très-grande majorité appartenait au parti de l'ordre, ne songeaient nullement à soustraire le corps municipal à l'autorité du gouvernement ; ils ne réclamaient aucune attribution nouvelle ; mais, sentant la difficulté de leur situation, ils demandaient, pour eux ou leurs successeurs, la consécration de l'élection, et ne demandaient pas davantage. M. Etienne Arago, qui s'associa à leurs vœux et le transmit au gouvernement avec les plus vives instances, n'est pas plus connu par son ardent républicanisme que par son opposition aux doctrines démagogiques. Personne ce jour-là ne montra plus d'énergie contre ceux qui demandaient la Commune, et personne, cinq mois après, n'en déploya davantage contre ceux qui la firent. J'étais arrivé à onze heures à l'Hôtel de Ville, parce qu'il y avait réunion de la commission des subsistances, et je n'en sortis que le lendemain matin, à cinq heures. Lorsque j'entrai, après la séance de la commission, dans le cabinet du préfet, la rue de Rivoli, la place, les quais, et même le pont qui conduit dans la Cité, regorgeaient de monde. On voyait, à l'animation des groupes, que ce n'étaient pas de simples curieux. Un bataillon était rangé devant la porte de l'hôtel, mais il avait levé la crosse en l'air. Le péristyle, qui est très-vaste, était envahi ; et il était à craindre que les envahisseurs n'en vinssent aux mains avec les trois compagnies de mobiles et la compagnie de gendarmerie qui gardaient la cour et les couloirs intérieurs. Le général Trochu, très-sagement et très-patriotiquement, avait donné l'ordre de résister avec fermeté et de ne pas faire usage des armes. M. Etienne Arago et ses adjoints, M. Floquet, M. Clamageran, haranguèrent la foule, qui recula, sans toutefois évacuer le péristyle entièrement. Le colonel Chevriaux, commandant de l'Hôtel de Ville, fut sans cesse en présence de l'émeute, et, pendant longtemps, parvint à la contenir. On voyait à chaque instant arriver, ou des compagnies qui, en débouchant sur la place, mettaient la crosse en l'air pour avertir qu'elles venaient attaquer le gouvernement et non le défendre, ou des hommes sans uniforme, marchant en files régulières, précédés de tambours, et portant au bout de perches et de fusils des papiers sur lesquels on avait écrit en gros caractères : La Commune ! Pas d'armistice ! De tous côtés, des orateurs, montés sur les bancs, haranguaient les citoyens qui les entouraient, et montraient avec des. gestes de menace les fenêtres de l'Hôtel de Ville. Pendant que nous regardions ce spectacle, et que précisément un de mes voisins me disait : C'est un mouvement d'opinion qui n'aura aucune suite, nous vîmes sortir d'un groupe une fumée jaunâtre, et nous entendîmes une détonation. Il y eut quelque agitation aux alentours : mais évidemment personne ne fut atteint. La foule était si grande que le bruit ne fut entendu que de peu de personnes. On laissait monter les députations auprès de nous ; elles se succédaient de minute en minute, d'abord polies et même bienveillantes, puis impérieuses. Vers une heure et demie, on nous dit que M. Maurice Joly était dans la salle d'honneur, avec une députation tellement nombreuse que cette immense salle en était presque remplie. Nous y allâmes, M. Trochu, M. Pelletan et moi. M. Maurice Joly commença par parler du Bourget, qui n'avait pu être abandonné que par trahison. M. Jules Favre, qui avait passé la matinée avec M. Thiers, ne croyant pas à un mouvement sérieux, et qui venait d'arriver avec M. Picard, pour partager notre danger, d'heure en heure plus évident, étant alors entré dans la salle, M. Maurice Joly se tourna vers lui et lui reprocha amèrement ces projets d'armistice, qui, dans sa pensée, étaient un acheminement vers la capitulation. Vous ne trahissez pas, je le veux bien, disait-il, — et la foule autour de lui criait : Si ! Si ! — non, vous ne trahissez pas, mais vous êtes insuffisants ; vos temporisations perdent tout ; le peuple ne vous destitue pas (Voix nombreuses : Si ! si ! la Commune !), mais il exige l'adjonction d'hommes plus résolus. Le général Trochu répondit avec le calme le plus parfait. Il exposa la situation avec tant de netteté et de fermeté, il dit si bien ce que c'était que l'armistice, quel en était le but, quelles en seraient les conséquences, que tout autre auditoire aurait été convaincu et entraîné. Mais il n'y avait pas à s'y tromper : nous avions devant nous une haine implacable et un parti pris irrévocable. Les récriminations s'élevèrent de tous côtés ; nous fendîmes violemment la foule pour retourner à la salle du conseil ; quand la députation descendit par le grand escalier pour rendre compte de ce qu'elle venait de dire et d'entendre, un bataillon de mobiles tout entier la suivit par ordre du général, et prit position sur toutes les marches de l'escalier, qui se trouva ainsi transformé en muraille vivante. On réussit en même temps à fermer l'autre grande porte, la plus voisine du quai. Elle était en chêne massif et très-épaisse. Le reste de nos mobiles se groupa derrière ; c'étaient des Bretons, on pouvait compter sur eux ! et nous nous trouvâmes enfin isolés. Nous ressemblions en ce moment à une garnison assiégée par des forces très-supérieures ; mais on avait envoyé prévenir le général Tamisier, et on attendait d'instants en instants sa venue. Tout à coup, quelqu'un demanda : Où est le gouverneur ? Il était aux prises avec la foule. Il avait appris que les mobiles qui garnissaient les dernières marches de l'escalier luttaient corps à corps contre les insurgés qui voulaient monter sous prétexte de députation, et, n'écoutant que son courage, il était descendu pour éviter un malheur. M. Hérold et M. Bibesco l'avaient suivi. Dans les premiers moments, sa parole à la fois énergique et cordiale avait produit sur les masses un très-grand effet ; mais les survenants poussaient des cris qui couvraient sa voix, et quand on ne l'entendit plus, sa situation devint critique. On nous dit cela à la salle Saint-Jean où nous étions, et tout le monde s'écria : Il faut le dégager. Je me fis jour, non sans peine, à travers les mobiles, dont les rangs étaient très serrés. C'étaient, je crois, les mobiles de l'Indre, commandés par M. Dauvergne, qui se montra dans cette journée très-dévoué et très-courageux. Je trouvai le général debout sur une chaise, et répondant aux mille questions qui s'entrecroisaient. Quand je parus, quelques voix prononcèrent mon nom. On cria : Pas de discours ! D'autres dirent : Ils sont fiers au milieu de leurs soldats. Ils n'oseraient pas sortir, venir au milieu de nous. — Vous allez voir, leur dis-je. Faites-moi place ! Les rangs s'ouvrirent. Quelques-uns, qui me saluèrent d'un air de connaissance, me dirent à l'oreille : N'avancez pas ! et me repoussèrent vers l'escalier. D'autres dirent : Il fait bien ! on l'écoutera ! Je vis que ceux qui m'entouraient étaient pour moi. Ils me firent un passage en jouant énergiquement des coudes, et prirent une chaise dans le corps de garde pour me servir de tribune. Nous nous arrêtâmes au milieu de la place, et mes gardes du corps improvisés entourèrent la chaise sur laquelle je montai. On cria de toutes parts : La Commune ! Pas d'armistice ! D'autres crièrent : Écoutez ! écoutez ! On me dit près de moi : Promettez les élections ! — Non, m'écriai-je, je ne puis rien promettre ; nous ne promettons que de délibérer quand nous serons libres ! Je ne viens pas faire des promesses. Je viens vous dire ce que c'est que l'armistice. (Explosion de murmures. — C'est un traître ! Pas d'armistice ! Guerre aux Prussiens ! La Commune !) Pendant vingt minutes, j'essayai de dominer le tumulte. Plusieurs joignaient leurs efforts aux miens. Peine inutile. Une voix de stentor n'aurait pas été entendue. Les criards eux-mêmes étaient époumonés. Ils ne parlaient plus, ils hurlaient, et faisaient venir de tous côtés les porteurs d'inscriptions : La Commune ! Pas d'armistice ! — Descendez, me dit-on ; il n'est que temps ; et je me trouvai au milieu de la foule, toujours défendu, soutenu, et en quelque sorte porté par mes amis de rencontre. Je vis qu'ils m'entraînaient du côté de l'avenue Victoria ; mais je voulus, malgré leurs avis, rentrer à l'Hôtel de Ville. J'avais tort ; je cédai à un sentiment irréfléchi ; j'aurais pu être plus utile à mes amis en profitant de la bonne volonté qu'on me montrait. Comme j'entrais sous la voûte, j'entendis qu'on disait : C'est un otage ! et quelqu'un me prit par le bras pour me rejeter en arrière ; mais une nouvelle poussée me jeta devant les mobiles, dont les rangs s'ouvrirent pour moi seul, et j'arrivai brisé à la salle du conseil, où on essayait de délibérer. Le général était de retour depuis longtemps et il présidait la séance. C'est alors que M. Etienne Arago et ses adjoints se présentèrent à nous, et nous firent part de la résolution des maires. Plusieurs membres furent d'avis qu'on ne pouvait pas délibérer avant d'avoir débloqué l'Hôtel de Ville ; qu'annoncer des élections municipales quand au dehors on demandait la Commune, ce serait donner lieu à la plus détestable des équivoques. D'autres, en rappelant nos votes précédents, insistèrent sur l'imminence du péril. Je puis dire sans aucune forfanterie que personne ne songeait à soi ; mais personne n'oubliait non plus qu'une guerre civile serait le signal de la victoire des Prussiens. Cette considération entraîna le vote. On promit des élections municipales ; on refusa, par un vote spécial, d'en fixer le jour. M. Etienne Arago sortit aussitôt pour annoncer cette nouvelle. Il la cria du haut des fenêtres. Une acclamation formidable arriva d'en bas : La Commune ! — Non, non, répondit-il, pas de Commune ! Jamais ! Ceux qui l'entouraient crièrent comme lui : Pas de Commune ! A ce moment, M. Tamisier parut sur le quai à la tête d'une colonne de gardes nationaux. Il avait à côté de lui le colonel Montagut, le plus brave, le plus généreux, le plus noble des hommes, qui avait quitté sa maison de commerce au moment où elle avait le plus besoin de lui, pour s'enfermer avec nous ; qui se livrait nuit et jour au travail le plus ingrat, avec un dévouement, une bonne humeur, un courage, une lucidité d'esprit qui ne se démentirent pas une minute. C'est lui qui, après avoir échappé à tous les périls du siège, est mort si misérablement, avec toute sa famille, dans le naufrage de la Ville-du-Havre. Leur vue ranimait déjà nos esprits quand, à notre profond étonnement et à notre plus grand désespoir, les bataillons qui les suivaient tournèrent la crosse en l'air en débouchant sur la place. M. Tamisier entra quelques minutes après dans la salle. On dit dans toute la ville que vous avez donné votre démission. Beaucoup de bataillons sont contre vous. Les autres refusent de marcher. La vérité est qu'ils ne refusaient pas de marcher par indifférence ou par malveillance, comme le croyait le général Tamisier, et comme les membres du gouvernement retenus. prisonniers à l'Hôtel de Ville le crurent pendant toute la journée. On avait un peu, dans ces derniers temps, abusé du rappel. Les bataillons se rassemblaient lentement, les gardes nationaux descendaient en petit nombre. Les événements qui venaient de se passer furent ignorés de tout le monde jusqu'à la nuit. A quelques pas de l'Hôtel de Ville, on ne savait rien. M. Hérold et M. Hérisson, qui étaient libres vers six heures du soir, constatèrent que la place n'était pas encombrée, que les passants allaient et venaient comme à l'ordinaire. Les voitures stationnaient sur le quai de Gesvres. Ils se firent conduire chez le général Trochu, où ils trouvèrent le général Schmitz, son chef d'état-major, fort mai renseigné, croyant tout au plus à une manifestation plus nombreuse et plus bruyante qu'à l'ordinaire. Il tomba de son haut quand ils lui dirent que le général était prisonnier. En le quittant, M. Hérold se rendit au ministère de la justice. II y avait des bataillons rangés sur la place ; il dit aux officiers qui l'Hôtel de Ville était envahi, le gouvernement prisonnier, Flourens dictateur. Ils l'ignoraient absolument. Leur indignation fut égale à leur surprise. Le premier bruit qui se répandit par toute la ville, mais assez tard dans la soirée, fut que Dorian était président du gouvernement. Aussitôt que toute la vérité fut connue, la garde nationale accourut en foule. Elle était tout entière sur pied au milieu de la nuit. Quant à nous, nous étions nécessairement sous l'impression de ce fait, qui nous semblait décisif : les bataillons amenés par le général Tamisier avaient mis la crosse en l'air. De grands cris partirent tout à coup de la place. C'était une bande armée de haches qui s'élançait sur la porte de chêne, qu'on avait réussi à fermer, et commençait à la faire voler en éclats. La porte, malgré son épaisseur, ne résista pas longtemps. La foule, en entrant, se rua pour ainsi dire dans toutes les directions. La salle des séances du Conseil municipal était placée au fond de la cour d'honneur. Les maires de Paris y avaient tenu séance, quelques instants auparavant, sous la présidence de M. Etienne Arago. La séance était suspendue parce qu'on attendait la réponse du gouvernement au sujet des élections municipales. Une partie des assaillants se porta de ce côté et envahit la salle, où ne se trouvaient en ce moment que quatre personnes : MM. Henri Martin, Tirard, Carnot et Chaudey. Ils opposèrent une vive résistance à l'envahissement, dit M. Claretie. Tirard, ceint de son écharpe, monte sur son banc, et, à plusieurs reprises, harangue la foule avec une grande véhémence. Menacé un instant par quelques forcenés, ses collègues l'entourent, et plusieurs citoyens se joignent à eux pour faire évacuer la salle. Déjà les plus intrépides lâchent pied, et, avec cette mobilité particulière aux manifestations populaires, un décisif mouvement de recul ne tarde pas à se produire. Malheureusement, une nouvelle bande d'envahisseurs, à la tête de laquelle se trouvent Flourens, Félix Pyat, Delescluze et Blanqui, pénètre par les portes vitrées auxquelles donnent accès les deux rampes de l'escalier en fer à cheval de la cour d'honneur. Les banquettes sont escaladées, les pupitres brisés, les fenêtres volent en éclats, et c'est en vain que Flourens et ses amis réclament le silence pour lire les noms des membres d'un nouveau gouvernement. Toujours à leur place, faisant tête à l'orage, Chaudey, Henri Martin, Tirard et Carnot, entourés de quelques citoyens dévoués, parmi lesquels se trouve Cernuschi — M. Cernuschi était membre de la Commission des subsistances, dont les séances se tenaient tout à côté —, protestent avec énergie contre ces nouvelles violences ; mais leurs voix se perdent dans le tumulte et ils sont obligés d'abandonner une lutte désormais inutile. Pendant ce temps-là, d'autres scènes se passaient dans la partie de l'Hôtel de Ville où siégeait le gouvernement. Il fallait, pour arriver jusqu'à lui, traverser plusieurs salles où se trouvaient des officiers et des gardes nationaux. On ne tarda pas à entendre le bruit d'altercations violentes ; puis la porte céda plutôt qu'elle ne s'ouvrit, et livra passage à huit ou dix commandants de bataillon, parlant tous à la fois, demandant des élections municipales, une sortie, pas d'armistice, nous avertissant qu'ils étaient pour nous, mais que nous n'avions pas d'autre moyen de salut que le parti qu'ils nous proposaient ; que, d'ailleurs, l'Hôtel de Ville était forcé et que, dans une minute, nous allions nous voir face à face avec des ennemis. Nous entendions, en effet, le bruit des armes, un mouvement tumultueux, des acclamations et des cris de colère dans la salle la plus voisine. M. Etienne Arago entra, tenant son écharpe à la main : Je n'en veux plus ; ils l'ont souillée ! ils ont porté la main sur moi ! Pendant qu'on essaie de le calmer, la porte cède une seconde fois, et une multitude de gens armés, se précipitant avec des hurlements, remplit la salle en un clin d'œil. Telle était l'intensité de la foule, que nous nous trouvâmes serrés comme dans un étau devant la table où nous étions assis. Les plus violents avaient cherché des yeux, en entrant dans la salle, ceux d'entre nous qui leur inspiraient une rancune particulière, et s'étaient faufilés de manière à pouvoir les injurier et les railler en face. Un d'eux dit à M. Jules Ferry, en l'insultant : Enfin, je te tiens, et tu ne m'échapperas pas ! M. Jules Ferry lui répondit : C'est moi qui te tiens, et demain, entends-tu bien, tu seras dans la position où je suis aujourd'hui. Un autre se précipita vers le général Trochu, l'écume à la bouche : Je viens de Vanves ; j'ai vu de mes yeux enlever les canons. Le général fumait son cigare : Mais, mon ami, lui dit-il, vous ne savez ce que vous dites ; on a remplacé des pièces d'une portée ordinaire par d'autres d'une portée supérieure : voilà tout le mystère et toute la trahison. J'aperçus de loin M. Garnier-Pagès, dont la bonté est aussi grande que le courage, et qui ne désespère jamais de rien ni de personne, essayer de raisonner avec ces furieux, de leur démontrer le crime qu'ils commettaient en provoquant une guerre civile dans un pareil moment. Quelques-uns s'efforçaient, mais en vain, d'obtenir, pour lui un peu de silence. Le général, en voyant entrer les tirailleurs de Flourens avec leurs fusils, dit au commandant Bibesco, qui était derrière lui, appuyé au dossier de son fauteuil, poste qu'il né quitta pas de toute la soirée : Je puis être, par ces gredins, l'objet d'outrages que je ne subirai pas sous les insignes du commandement, et, retirant ses épaulettes et sa plaque de la Légion d'honneur, il les lui remit. Tous parlaient ou criaient à la fois, avec des gestes d'énergumènes. Nous seuls restions calmes et immobiles, semblables à quelques hommes sensés qui se seraient égarés dans une bacchanale. Ils n'eurent pas la satisfaction de voir un seul d'entre nous baisser les yeux ou changer de visage. Jules Favre se leva, avec un dédain superbe, pour lancer une protestation. Mille cris redoublés couvrirent à l'instant cette voix dont on connaissait la toute-puissance sur les masses. Il y avait une lutte constante à la porte, parce que les survenants voulaient entrer et que la salle ne pouvait plus contenir personne. Le flot montait toujours, dit M. Jules Favre, et menaçait de s'écraser lui-même. Un des plus enragés, ayant un bonnet rouge sur la tête et portant un tambour de garde nationale, avait escaladé deux banquettes superposées contre la muraille, et, de la, il exécutait de temps en temps des roulements qu'il entremêlait de cris sinistres. M. Rochefort parle aux nouveaux arrivants. On lui dit de monter sur la table. Il y monte. Je n'entends pas un mot de ses paroles. Il ne réussit pas à obtenir le silence. Un autre orateur lui succède. On dit autour de moi qu'il s'appelle Lefrançais. Il proclame la déchéance du gouvernement. On crie : Bravo ! Mais il est évident que la foule attend quelqu'un. C'est Flourens. Il arrive enfin. On lui crie de toutes parts : Le Comité ! le Comité ! Il paraît que le Comité — de salut public — n'est pas fait, et que les grands chefs délibèrent dans quelque coin du palais pour y mettre la dernière main. Qu'ils se hâtent ! qu'ils se hâtent ! Vive Flourens ! A bas Trochu ! Millière et Flourens étaient montés sur la table du conseil, qu'ils ne cessaient de parcourir avec des gestes frénétiques. Flourens avait de grandes bottes à l'écuyère. Il marchait sur les encriers, dont le contenu inondait le tapis. On voyait qu'ils prononçaient des discours, qu'ils essayaient de donner des ordres. Les injures contre le gouvernement de la Défense, les quolibets sur chacun de nous, les cris de : Vive la Commune ! partaient de toutes parts avec une telle unanimité qu'il aurait été impossible à la voix la plus puissante de dominer un pareil orage. La moitié des assaillants avaient la pipe ou le cigare à la bouche et remplissaient la salle d'une épaisse fumée. De guerre lasse, Millière descendit de la table, mais Flourens y demeura, en criant d'une voix qui devenait de plus en plus glapissante. Nous finîmes par comprendre qu'il nous demandait nos démissions. Des cris partirent alors de tous côtés. Oui ! oui ! les démissions ! On mit une feuille de papier devant le général. Signez ! signez ! Il la repoussa dédaigneusement. On fit la même demande à chacun de nous ; on n'eut partout que la même réponse. Ceux qui m'entouraient me dirent : Vous tenez donc bien au pouvoir ! C'est donc bien bon, le pouvoir ! — Vous voyez, leur dis-je. Il devait être environ six heures quand M. Flourens proposa la liste du nouveau gouvernement. Il me semble qu'il s'y prit à plusieurs fois, et qu'il ne réussit qu'après diverses tentatives. Il obtint enfin, pour faire cette proclamation, une sorte de demi-silence. D'ailleurs, la salle, toujours très-encombrée, était pourtant un peu moins remplie. Je pense que les simples curieux, — les amateurs, — étaient allés dîner, et que nous avions en grande majorité autour de nous les amis de M. Flourens. Il parla d'abord en termes assez ambigus d'une liste de gouvernement qu'on avait faite en bas. Il voulait dire, comme nous le sûmes plus tard, dans la salle du conseil municipal ; mais il devait savoir que M. Delescluze et même M. Félix Pyat avaient protesté contre la création d'un comité de salut public acclamé le lundi ; quand il paraissait établi qu'on élirait une Commune le mardi. Il n'en tenait pas moins à faire sa promulgation ; et, s'éclaircissant la voix, il prononça à peu près cette harangue : Citoyens, Vous avez renversé un gouvernement qui vous trahissait (Acclamations unanimes). Il faut en constituer un autre (Oui ! oui !). On vous propose de nommer les citoyens : Flourens (Réclamations nombreuses), Millière, Delescluze, Rochefort (Non ! non ! pas de Rochefort ! — Si ! si ! nous voulons Rochefort !), Dorian (Applaudissements dans toute la salle), Blanqui, Félix Pyat. M. Flourens avait certainement d'autres noms sur sa liste ; mais le tumulte devint si grand qu'il y renonça. Il parvint pourtant à faire entendre qu'on devait préparer une salle à part pour le nouveau gouvernement. Mais les murmures éclatèrent à cette proposition. Plus d'escamotage ! Tout devait se passer en présence du peuple. Eh bien, répliqua M. Flourens, qu'on nous laisse un peu de place, et qu'on ne nous étouffe pas. Le peuple doit s'éloigner ; les gardes nationaux resteront avec nous dans la salle. Quant aux membres du gouvernement déchu, nous les retenons comme otages, (Voix nombreuses : Il faut les faire prisonniers !) jusqu'à ce qu'ils nous aient donné leur démission de bonne grâce, sinon... (Applaudissements répétés.) M. Dorian demanda alors la parole. Je ne vis jamais triomphateur si embarrassé de sa gloire. Il était parfaitement résolu à ne pas nous quitter, et surtout à ne pas faire partie du gouvernement qui nous remplacerait. C'était, avant tout, un cœur fidèle, fidèle à sa foi républicaine et à ses amis. A la tête d'une grande industrie, il s'était fait adorer de ses ouvriers, dont il était réellement le maître. Au Corps législatif, malgré la solidité, et je puis même dire la rigidité de ses opinions, il n'avait fait que des amis, parce qu'il était, dans les relations privées, le plus doux, le plus bienveillant, le plus généreux des hommes. Depuis qu'il dirigeait le ministère des travaux publics, il y avait déployé une activité sans égale. Fabricant d'armes de son métier, il ne changea pas d'occupation en devenant ministre. Il fut bientôt notre grand fondeur de canons. C'est par là qu'il conquit si vite la popularité. La population ne voulait plus des généraux ; elle avait horreur du génie, de l'artillerie, de l'intendance ; du génie surtout, et par conséquent des canons que le génie faisait faire. Dorian, à lui seul, valait mieux que tout cela ; il n'y avait de bons canons que ceux qu'il avait faits. Pour lui, il ne demandait pas mieux que de continuer à en faire, mais avec nous. Il prit donc la parole pour refuser. Citoyens, dit-il, je ne puis accepter. (Vive Dorian ! Dorian ministre de la guerre !) Précisément, je suis incapable de diriger la guerre. (On n'entend pas ! on n'entend pas !) Dorian monte sur la table. (Acclamations enthousiastes : Dorian ministre de la guerre ! Dorian président du gouvernement !) Je suis un fabricant, dit-il ; je ne suis et ne veux être que cela. (Bravos. Applaudissements : Dorian président !) Non, non, citoyens ! Le bruit couvre sa voix. Jamais je n'abandonnerai mes amis. (Vive Dorian ! Dorian dictateur !) Il renonce à se faire entendre, et reprend sa place en faisant des gestes multipliés de refus. Vers huit heures et demie, le général Trochu réussit à s'échapper des mains de ceux qui nous retenaient. Je veux le laisser raconter lui-même les détails de son évasion. Un homme qui portait les galons de sergent, dit-il dans son très-curieux et très-véridique ouvrage, intitulé : la Politique et le Siège de Paris, et qui paraissait avoir un rôle dans l'insurrection, avait été ou s'était chargé spécialement de ma garde. Il me dit qu'il avait longtemps servi dans les zouaves. L'arme au pied, plein de déférence pour moi, il me laissait librement communiquer avec quiconque se présentait au fauteuil où j'étais assis, m'avait donné du feu pour le cigare, et enfin il interpellait incessamment, en les accablant de lazzi, ses collègues montant et pérorant sur la table. Flourens y était depuis longtemps, à bout de lecture de décrets, accablé par les continuelles et violentes sommations de ses gens, assourdi, balbutiant, incapable de continuer son rôle. — Voyez-vous, mon général, me dit le sergent d'insurgés, voilà des b... qui nous ont fait prendre les armes au galop et qui nous ont menés ici sans savoir qu'y faire. Et mettant ses deux mains en porte-voix : — Florence, ma vieille, tu faiblis, — lui cria-t-il avec une intonation si bruyante, si pleine de colère et de raillerie tout à la fois que, renversé dans mon fauteuil, j'en ris malgré moi et malgré la gravité des circonstances, pendant que Flourens, les yeux hagards, le regardait sans comprendre. Le commandant Ibos, du 106e bataillon, qui, dans cette nuit, fit preuve d'intelligence et de résolution, avait pris place un instant sur la table et n'avait pu se faire entendre. Il disparut, revint peu après, et s'approchant de moi : — Mon général, j'ai en bas une partie de mon bataillon et quelques hommes ici ; voulez-vous tenter la sortie ? — Combien d'hommes ici ? — Une vingtaine peut-être. — Ce n'est pas suffisant. Il faut qu'il y en ait assez pour nous envelopper en demi-cercle pendant notre retraite. Faites-les venir, je vais prévenir les membres du gouvernement. Me penchant à droite et à gauche, et aussi par MM. Ferry et Bibesco, je fis passer l'avis suivant : — Tout à l'heure, je me lèverai brusquement ; dirigez-vous tous à ma suite vers le grand escalier. L'avis parvint-il exactement ? ou, parvenu, fut-il mal compris ? ou enfin ceux des membres du gouvernement qui étaient à ma gauche étaient-ils trop loin pour en profiter ? Je n'en puis rien dire ; ce qui est sûr, c'est que, de nouveau prévenu que tout était prêt, je me levai vivement et marchai vers la porte, suivi de MM. Ferry, Arago et de mes officiers. Mon sergent d'insurgés parut s'en émouvoir médiocrement. Une demi-douzaine de mains, s'avançant pour me saisir, renversèrent sur moi mon fauteuil, que n'avait pas lâché le commandant Bibesco et qu'il releva brusquement en séparant de moi ceux qui tentaient de me reprendre. Puis le commandant Faivre et lui, se tenant derrière moi et couvrant ma retraite, nous pûmes gagner le haut du grand escalier et lé descendre au milieu d'un désordre indescriptible, mais où aucun de nous ne fut l'objet de la moindre violence. J'eus aussi pour cette entreprise, qui s'exécuta avec plus de facilité et moins de péril qu'on ne l'a généralement dit, l'assistance dévouée d'un capitaine de la garde nationale, M. Alexandre Brette. Ce fut lui qui, dans le parcours tumultueux du grand escalier, me décoiffa brusquement pour ôter aux insurgés, qui, postés sur le palier du haut, auraient pu avoir l'idée d'envoyer une balle à mon képi brodé de général, la possibilité d'ajuster. Le mot d'ordre du général Trochu ne parvint pas jusqu'à moi. D'ailleurs j'étais trop éloigné et trop entouré pour le suivre. Je le vis se lever avec plusieurs autres personnes, j'aperçus un grand mouvement dans la partie de la salle opposée à celle où je me trouvais ; mais l'idée ne me vint pas qu'il avait pu sortir. Les sièges les plus rapprochés autour de la table étaient occupés par des insurgés ; j'apercevais seulement par-dessus leurs têtes M. Jules Favre, qui était resté à sa place. Je croyais que nos collègues n'étaient pas loin, tandis que plusieurs avaient réussi, soit à sortir de la salle, soit même à quitter l'Hôtel de Ville. J'ai dit que M. Rochefort, au moment de l'envahissement, était monté sur la table pour parler à la foule. Je crois même qu'il y monta le premier. Il parla du décret pour l'élection des maires, qui venait d'être rendu : mais ceux qui l'entendaient lui criaient : Est-ce pour demain ? Est-ce la Commune ? Il n'était pas en grande veine de popularité ce jour-là. Quand il vit qu'on ne l'écoutait pas, il descendit de sa tribune improvisée et se rendit sous le vestibule, où il lutta encore quelque temps pour persuader à la foule de se retirer. Enfin, tous ses efforts étant inutiles, il jugea probablement la partie perdue, et se faufila à travers les groupes pour gagner son domicile. Nous ne le revîmes que le lendemain. M. Picard, en arrivant vers une heure et demie à l'Hôtel de Ville avec M. Jules Favre, et en voyant cet immense attroupement, avait été fortement d'avis de ne pas entrer. M. Jules Favre l'avait entraîné ; mais dès qu'il vit la tournure que prenaient les choses, il pensa avec raison que nous allions être pris au piège, et que ce qu'il pouvait faire de plus utile était d'essayer de sortir pour mettre nos amis en mouvement. Il y réussit un peu avant cinq heures. Il se leva comme pour changer de place, gagna la porte de la salle où nous étions, et, tout de suite, enfila le grand escalier sans opposition, et même en recevant bon nombre de coups de chapeau. L'idée de sévir contre nous ne vint que plus tard ; on se contentait alors de nous renvoyer. Il rencontra dans la rue de Rivoli deux ou trois personnes de sa connaissance : Que fait-on dans Paris ? On ne faisait rien ; on croyait le gouvernement renversé ; on attendait paisiblement que quelqu'un voulût bien prendre la peine d'en faire un autre. Vous prenez cela ainsi ? — Que voulez-vous ? Il est renversé, il ne pouvait pas tenir longtemps ; nous n'y pouvons rien. M. Picard, heureusement, pensa que tout le monde ne partageait
pas cette égalité d'âme. Paris n'était ni si bien renseigné ni aussi porté à
l'indifférence. Il se rendit d'abord au ministère des finances, qu'il fallait
mettre à l'abri d'un coup de main. Il télégraphia aussitôt à plusieurs
généraux de venir le trouver. L'amiral de Challié, l'amiral la Roncière le
Noury, l'amiral Dompierre d'Hornoy, le général de Lignières, qui commandait
les mobiles, accoururent pour concerter avec lui les mesures nécessaires. Il
appela aussi le général Ducrot, qui était à la porte Maillot, et qui ne put
venir que beaucoup plus tard. M. Roger (du
Nord), qui servait comme colonel dans la garde nationale, et qui
déploya une grande intrépidité pendant le siège, vint lui dire : Il y a un désordre absolu, on ne peut faire battre le rappel
parce qu'on n'a pas donné l'ordre écrit. M. Roger (du Nord) se trompait. M. Jules Favre avait
donné, à une heure et quart, avant de se rendre à l'Hôtel de Ville, l'ordre
de battre le rappel. Cet ordre avait été porté immédiatement par M. Charles
Ferry, chef du cabinet de l'intérieur, à M. Ferri-Pisani, qui le fit
exécuter. Mais l'ignorance où on était de la gravité des événements fit que
la garde nationale descendit très-peu ; il vint à peine quelques bataillons.
C'est ce qui explique l'erreur de M. Roger (du
Nord). M. Picard signa un ordre aussitôt, et il ajouta qu'on pouvait
battre la générale, si cela devenait nécessaire. Il avait sous la main M.
Camille Sée, qui remplissait les fonctions de secrétaire général de
l'intérieur. Il l'envoya, avec le premier bataillon qu'on put réunir,
protéger l'imprimerie du Journal Officiel. Il le chargea ensuite de
surveiller l'exécution de ses ordres relativement au rappel, qui fut battu de
nouveau dans tous les quartiers. Ayant appris sur les neuf heures que le
général Trochu était libre, il lui dépêcha M. Camille Sée, qu'il suivit de
très-près. Le général, en arrivant, avait donné des ordres à la garde
nationale. Il avait envoyé un aide de camp à la porte Maillot pour dire au
général Ducrot de ne pas faire entrer ses troupes. Il pensait, avec raison,
que la garde nationale suffirait, et il mettait une grande importance à ne
pas engager une lutte entre la garde nationale et l'armée. Par la même
raison, il arrêta les mobiles du général de Lignières, qui furent seulement massés
en un lieu d'où ils auraient pu accourir en cas de nécessité. Quand M. Trochu
vit M. Picard, il avait déjà chargé M. Jules Ferry de prendre le commandement
de la garde nationale. La défaite des insurgés était plus que certaine. Toute
la difficulté venait de ce qu'ils tenaient en otage M. Jules Favre et les
autres membres du gouvernement. Pendant qu'on commençait à battre le rappel conformément aux ordres de M. Picard, une affiche placardée sur tous les murs de Paris convoquait les officiers de la garde nationale dans la salle de la Bourse, à huit heures. Cette convocation était faite par les officiers du 148e bataillon. On avait fait des préparatifs pour une réunion nombreuse. Une table, placée dans l'espace occupé par la corbeille, devait servir à la fois de bureau et de tribune. Il vint environ deux cents personnes. Il fallut d'abord constituer le bureau, ce qui fut assez long et très-difficile. Comme on se mettait à délibérer, un citoyen en habits bourgeois se présenta avec l'affiche qui annonçait pour le lendemain l'élection des membres de la Commune. M. de Molinari, rendant compte de cette réunion, dans son livre des Clubs rouges, dit que cette communication fut accueillie par ces mots : Oui ! oui ! une Commune élue ! Pas de Commune révolutionnaire ! Ce sentiment qui n'était tout à fait favorable ni au gouvernement, ni à l'émeute, paraissait assez général parmi les officiers présents. Ils acceptaient l'élection, parce qu'ils accusaient le gouvernement de réaction et de mollesse, et que d'ailleurs, ils le croyaient tombé ; mais ils se promettaient que l'élection amènerait aux affaires des hommes intelligents, républicains, libéraux, non des ambitieux, des brouillons et des incapables, comme ceux qui, se croyant déjà dictateurs, s'apprêtaient, dans cette même nuit, à faire revivre les doctrines des jacobins de 1793. Le citoyen Rochebrune pensa que le lieu et le moment étaient opportuns pour exposer son plan de campagne, qui ne demandait d'ailleurs ni de grands développements de sa part, ni de grands efforts d'intelligence de la part des auditeurs. Les Prussiens, dit-il, ne peuvent avoir sur un seul point de la vaste enceinte de Paris que quelques milliers d'hommes. En procédant par des sorties de 200.000 hommes, nous ne pouvons manquer de les écraser. Cette conception aussi simple que profonde, fut couverte d'applaudissements. Il ne fallait au citoyen Rochebrune que douze jours, pas davantage, pour sauver Paris, la France et la République. Un des auditeurs proposa de le nommer, séance tenante, général de la garde nationale. Cette mise en scène préméditée n'obtint aucun succès. On cria de tous côtés : Pas de nomination révolutionnaire ! M. Rochebrune lui-même ne veut pas d'une élection prononcée par deux cents officiers. Ce serait usurper les pouvoirs de nos camarades ! Il veut être nommé par la Commune. Nommons d'abord la Commune, dit-il, et elle nommera le général de la garde nationale. A ces mots, il se produit encore une faible tentative en faveur de MM. Blanqui et Delescluze. Un chef de bataillon aposté s'écrie que la Commune est nommée. Un groupe d'amis serrés autour de lui applaudissent. Mais on leur répond avec ensemble : Elle s'est nommée elle-même, nous n'en voulons pas ! D'autres s'écrient : Puisque vous dites que la Commune est nommée, citez les noms de ses membres ! Le messager ne demande pas mieux ; il n'est pas là pour autre cause. Il cite les citoyens Dorian, Pyat, Ledru-Rollin, Blanqui, Millière, etc. Les noms de Ledru-Rollin, de Blanqui et de Millière soulèvent de violentes réclamations, dit M. de Molinari. Ils ont perdu la République de 1848. Ils perdront la République de 1870 ! Tumulte extraordinaire dans lequel domine le cri de : Pas de Commune révolutionnaire ! Un partisan de la Commune arrive essoufflé, il s'élance sur la table, et il annonce à la réunion que le 106e bataillon vient de marcher sur l'Hôtel de Ville et y a délivré les personnes qui y avaient été mises en état d'arrestation dans l'après-midi. Souffrirez-vous, dit-il, qu'un seul bataillon impose la loi à toute la garde nationale ? Cette communication n'excite toutefois qu'une faible émotion. Les officiers présents refusent de réunir leurs hommes, comme les y invite l'orateur, pour empêcher la réaction de triompher à l'Hôtel de Ville. Un autre orateur a plus de succès. On a voulu, dit-il, renverser le citoyen Trochu ; mais par qui veut-on le remplacer ? Il nous faut un général, un homme du métier, car on ne s'improvise pas général. S'il a démérité, qu'on examine sa conduite et qu'on le destitue, mais on ne peut le renverser par des moyens révolutionnaires. (Applaudissements.) Tout le monde peut commettre des fautes ; mais s'il a agi comme un brave et loyal citoyen, je demande qu'on le maintienne (Oui ! oui ! Tonnerre d'applaudissements) car nous ne pouvons rester sans chef en présence des Prussiens. (Applaudissements redoublés.) L'Assemblée se sépare vers dix heures. Ce petit groupe de gardes nationaux appartenait certainement à l'opinion républicaine avancée. Il était aussi hostile à l'insurrection qu'à la réaction. Ces deux cents officiers, dont le plus grand nombre étaient des chefs de bataillon, ne voulaient pas accepter le gouvernement qui venait de se créer lui-même à l'Hôtel de Ville, et pourtant, au lieu de se rendre chacun à leur poste dans un moment de crise, et pendant qu'on battait partout le rappel, ils restaient, de huit heures jusqu'à dix, à pérorer dans la salle de la Bourse. Ils comptaient, depuis qu'on leur avait lu l'affiche, qu'il y aurait des élections le lendemain, et que Blanqui ne serait pas nommé. C'est cela qui les rassurait, et c'est aussi cela qui poussait beaucoup de républicains de la même nuance à ne pas engager de bataille à propos d'un incident qui devait se dénouer pacifiquement au bout de vingt-quatre heures. On ne réfléchissait ni à ce que les insurgés pouvaient faire en une nuit, ni à ce qui arriverait si l'ennemi prenait ce moment pour attaquer, ni aux conséquences d'une rixe sanglante qui pouvait à chaque instant éclater à l'Hôtel de Ville. On oubliait que des élections municipales, faites le 1er novembre, après ce qui s'était passé la veille, consacreraient aux yeux de tous les partis l'abdication du gouvernement et le triomphe de la Commune. Règle générale : quand un événement extraordinaire et inattendu se passe, ceux qui n'en sont pas immédiatement les témoins, ou n'y croient pas, ou n'en comprennent pas la gravité. C'est par miracle que la bataille n'a pas été engagée, pendant la nuit du 31 octobre, dans une cour, dans un couloir, dans la salle où nous étions, et que le coup de révolver, tiré sur nous presque à bout portant, n'a pas fait de victimes. Qu'un de nous fût tombé sous la balle d'un fou ou d'un fanatique, à l'instant c'était une tuerie. On n'y pensait pas à la réunion de la Bourse, ni dans le reste de la Ville. Beaucoup se tranquillisaient, comme les officiers, en disant : Il y aura des élections demain. Ce n'était guère le moment d'être tranquilles. Plusieurs dépositions entendues dans l'enquête montrent bien l'étrange situation de l'Hôtel de Ville pendant toute cette nuit. Je choisis celle du général Le Flô. Le général Le Flô était venu à l'Hôtel de ville, en bourgeois. Sa figure n'était pas connue ; il sortit de la salle du conseil sans aucune difficulté au commencement de l'envahissement. On lui apprit, lorsqu'il venait de donner ses ordres à des officiers, qui, probablement, étant en uniforme, ne réussirent pas à sortir, que nous étions prisonniers. Il se hâta de revenir dans la salle où nous étions. On ne passe pas ! — Je suis Le Flô, le ministre de la guerre. Mes collègues sont prisonniers ; j'ai le droit d'être avec eux. Il pensait que sa présence pourrait nous être utile, qu'il pourrait saisir une occasion. A une heure assez avancée de la nuit, il entendit que Millière parlait d'un bataillon de mobiles bretons rangé en bataille dans une cour et menaçant de faire feu contre les tirailleurs de Flourens. Cet Hôtel de Ville était si vaste, si rempli de couloirs, d'escaliers dérobés, de cours et d'arrière-cours, que des bataillons, dévoués à l'ordre y circulèrent pendant l'insurrection ; M. Charles Ferry amena plusieurs fois des compagnies entières dans l'espoir de nous dégager. Tout le monde reculait devant une décharge qui aurait été le signal d'un massacre général. Millière fut trop heureux de recourir au général Le Flô pour apaiser les Bretons. Le général descend, établit une trêve, non sans peine, et apprend des mobiles qu'ils ont quatre-vingts prisonniers. Ils en avaient même davantage, et de toutes sortes, car il y avait dans le nombre des femmes et des enfants. Ce fut, pour M. Le Flô, un trait de lumière. Otages pour otages, se dit-il. Profitant de ce que les portes lui étaient ouvertes, il se rendit le plus vite possible chez le général Trochu pour lui donner cette nouvelle. Mais on lira avec intérêt, clans la déposition même du général, le récit de cet incident. On nous campa, dit-il, clans l'embrasure d'une fenêtre, on nous fit entourer par une douzaine de sacripants commandés par un officier qui avait l'air d'un parfait scélérat, et qui donna l'ordre à ses hommes de nous fusiller au premier coup de feu qui serait tiré au dehors. Pendant quatre heures, nous sommes restés continuellement sous cette menace. A chaque mouvement qui se produisait dans la salle ou au dehors, ces drôles armaient leurs fusils et faisaient le mouvement de nous coucher en joue. Cela dura ainsi jusqu'à une heure et demie du matin. A ce moment, au milieu de ce désordre, de cette confusion inexprimable, un personnage se précipita dans la salle, très-pâle, très-ému, très-agité. — Citoyens, s'écria-t-il, nous sommes perdus ! Nous sommes trahis ! Les mobiles arrivent ! A ce moment, en effet, les mobiles du Finistère montaient l'escalier. Bien avant leur arrivée, sept ou huit fois, des individus étaient venus demander la consigne à l'officier qui commandait le détachement chargé de nous surveiller. L'officier leur avait répondu : Vous savez, citoyens, ce que vous avez à faire ; si ces gens-là bougent, vous les fusillerez ! Lorsque, cet individu dont je vous ai parlé tout à l'heure se précipita dans la salle en criant : Les mobiles arrivent ! nos gardes du corps armèrent leurs fusils et se mirent en mesure de nous coucher en joue. A ce moment, j'étais tout près de M. Millière ; je ne le connaissais pas cinq minutes auparavant ; mais il était monté sur une table, et il avait fait une sorte de discours assez modéré. Je l'avais entendu appeler par son nom. Alors que les gens qui nous entouraient armaient leurs fusils et se préparaient à nous fusiller, je sautai à la gorge de M. Millière, qui causait avec un individu dont je n'ai pas su le nom, je les saisis tous les deux par le collet et je leur dis : Vous êtes tous perdus ; vous allez tous sauter par la fenêtre du premier au dernier. Il n'y a qu'un homme ici qui puisse vous sauver, c'est moi. — Arrêtez, crièrent-ils, aux hommes qui allaient nous passer par les armes ; et vous, me dirent-ils, courez, empêchez ces troupes d'arriver. Je fus enlevé, porté sur les bras jusqu'en dehors de la salle... Je m'égarai, et j'arrivai dans une cour dont les deux extrémités étaient gardées, l'une par le 4e bataillon des gardes mobiles du Finistère, l'autre par un détachement du bataillon de Flourens. Les deux troupes avaient apprêté les armes et allaient faire feu. Je me rappelai que j'avais laissé dans la salle d'en haut Jules Favre, Jules Simon, Garnier-Pagès, le général Tamisier et trois officiers d'état-major. Pour moi, il était évident, certain, que le premier coup de fusil tiré dans cette cour entraînerait la mort de ces messieurs, et je voulais les sauver à tout prix. Je me précipitai entre ces gens pour essayer de les calmer et d'arrêter les coups de feu. Je parlementai. C'était la nuit, on n'y voyait pas beaucoup, et parmi les mobiles quelques-uns ne savaient pas même le français. J'eus l'idée de leur parler bas-breton... Il apprit donc, comme je le disais, que les mobiles avaient des prisonniers, et conçut la pensée d'un échange. En arrivant chez le général Trochu, il le trouva à cheval et entouré d'une véritable armée. Il lui donna à la hâte son renseignement, et revint tout courant à l'Hôtel de Ville et jusque dans la salle où nous nous trouvions, pensant qu'il aurait peut-être à prévenir un massacre ; mais quand il arriva, il était plus de trois heures du matin ; M. Jules Ferry était déjà dans la salle à la tête d'un bataillon. Tous ces détails, les démarches faites par M. Picard, les ordres qu'il avait donnés, le rassemblement de la garde nationale et des autres troupes, les apparitions de M. Charles Ferry dans les couloirs, les découvertes de M. Le Flô, la présence de M. Jules Ferry sur la place, étaient naturellement ignorés de nous, puisque nous n'avions de communication avec personne. Nous ne savions pas même ce qui se passait dans l'Hôtel de Ville, dans la salle voisine, ou à deux pas de nous, dans la salle où nous étions. Placés derrière nos gardes du corps, adossés à la fenêtre, nous jouissions pleinement du spectacle ; mais l'éloquence était perdue pour nos oreilles au milieu d'un tapage infernal. Nous ne pouvions juger que par conjectures ; nous vîmes sur-le-champ qu'il n'y avait ni plan préconçu, ni accord entre les meneurs ; et nous devinâmes, au bout de quelques heures, à leur air effrayé et aux propositions d'accommodement qu'ils nous firent, qu'ils étaient pris dans leur propre piège. Malheureusement nous y étions avec eux, et tout à fait à leur merci. Nous avions reconnu, dès les premiers moments, que les meneurs étaient pris à l'improviste par leur succès. L'attitude, inattendue pour eux comme pour nous, des bataillons de la garde nationale qui avaient levé la crosse en l'air, leur avait permis d'envahir l'Hôtel de Ville, et de séquestrer le gouvernement ; mais ils étaient si peu préparés à cette bonne fortune que Flourens n'avait pas avec lui plus de 500 ou 600 de ses tirailleurs, et que plusieurs des démagogues importants ne furent avertis et n'arrivèrent qu'à une heure assez avancée. Plus de la moitié des envahisseurs, assurément, étaient là sans parti pris ; un grand nombre auraient été pour nous, s'ils l'avaient osé. M. Jules Favre raconte que deux ou trois inconnus lui serrèrent la main à la dérobée. Son secrétaire, M. Hendlé, pénétra dans l'Hôtel de Ville et put en sortir, par son ordre, pour aller donner des nouvelles à sa famille. J'eus moi-même, du côté où je me trouvais isolé, avant notre séquestration dans la fenêtre, la preuve manifeste de l'état d'irrésolution où était toute cette foule. Le grand tumulte que j'ai essayé de décrire dura bien deux heures. La nuit tombait. On donna l'ordre d'apporter des lampes. Les hommes qui s'appuyaient sur ma chaise et même sur moi étaient au nombre des plus violents ; l'un deux surtout, chaque fois qu'il entendait parler des membres du gouvernement, criait de toute la force de ses poumons : Il faut les fusiller ! Quand on donna l'ordre d'apporter des lampes et que la salle se trouva momentanément plongée dans une demi-obscurité, je fus fort étonné de l'entendre me dire à l'oreille : Levez-vous et passez derrière moi ; il y a là deux citoyens qui vous feront évader. — Oui ! oui ! dirent plusieurs voix contenues. —Comment ! vous ? lui dis-je. Il me répondit : Vous pouvez encore rendre de grands services à l'instruction. J'aurais dû partir. Mais j'étais voisin des fenêtres ; j'avais vu arriver plusieurs bataillons, quelques-uns sur lesquels je comptais, qui tous, en arrivant, avaient levé la crosse en l'air. L'insurrection durait depuis le matin, sans que personne eût pris notre défense. Je croyais que Paris nous avait lâchement abandonnés, et j'en ressentais une amertume profonde. Je souhaitais passionnément que H. Trochu ou M. Jules Favre pussent s'échapper, l'un pour nous ramener du secours, l'autre pour éclairer et remuer nos amis, s'il nous en restait ; mais je pensais qu'il était nécessaire, soit pour l'intérêt commun, soit pour notre propre renommée, que la plus grande partie du gouvernement restât en séance, au risque de ce qui arriverait. Je dis à mes sauveurs que je voulais rester avec mes amis. Ils me témoignèrent, à partir de ce moment, quelques égards et causèrent avec moi de ce qui se passait sous nos yeux. Ils n'étaient dans le secret de rien. Nous ne voulons plus de vos généraux, disaient-ils. Trochu est un endormeur. Celui qui avait tant parlé de nous fusiller me reprocha la destitution de Mottu. On vous fusillera avec un petit collet, me dit-il. Et il partit d'un grand éclat de rire. Les autres en firent autant. Vous êtes aimé, me dirent-ils à plusieurs reprises. Je crois que, sans aucune arrière-pensée d'intérêt personnel, obéissant comme de grands enfants à l'impression du moment, ils étaient prêts, selon l'événement, à me fusiller ou à me porter en triomphe. Après cet épisode, on exécuta en partie les ordres de Flourens. Beaucoup de citoyens non armés quittèrent la salle. On apporta du papier et des encriers ; on dit que le nouveau gouvernement allait délibérer. Je pus enfin me lever de ma chaise, tout engourdi par cette longue séance, et faire quelques pas dans la salle. Un citoyen s'approcha de moi : — Je vous ai souvent demandé d'avoir l'honneur de vous présenter mon fils, me dit-il avec la plus exquise politesse ; mais vos occupations vous ont empêché de le recevoir. Le voici. Permettez-moi de vous le recommander. — Mais, lui dis-je, vous êtes en armes l'un et l'autre ? — Sans doute ; Trochu nous perdait. Nous allons maintenant culbuter les Prussiens... Quelques autres insurgés m'entourèrent au moment où il me quittait, et me demandèrent comment j'entendais la gratuité de l'enseignement. Nous eûmes une discussion à ce sujet, avec autant de sérieux et de simplicité que si j'avais été dans mon cabinet ; ils paraissaient avoir étudié la question. Une des personnes présentes revint sur l'affaire Mottu, et me reprocha avec injures d'avoir fait la cour au clergé. Je lui répondis tranquillement que j'avais fait respecter la loi et la liberté des consciences ; que c'était mon devoir et l'intérêt de la République, et que je le plaignais de ne pas le comprendre. H me dit alors je ne sais quelle impertinence, et porta même la main sur mon bras ; je le secouai violemment, et je courais le risque, pour couronner la journée, d'avoir une scène de pugilat dans laquelle je n'aurais pas été le plus fort, quand M. Flourens, en personne, accourut nous séparer, me fit les plus humbles excuses, s'écria à haute voix que c'était une indignité de me manquer de respect. L'individu en question balbutia quelques excuses, et dit qu'après tout, c'était moi qui l'avais malmené. M. Flourens m'expliqua tous ses regrets d'être obligé de me garder à vue comme otage. Il était flanqué d'une douzaine de tirailleurs qui entourèrent la large et profonde fenêtre où je me trouvais avec M. Jules Favre. Ces messieurs, dit-il à ses tirailleurs, sont sous votre garde. Ayez pour eux les plus grands égards, et veillez à ce qu'on ne leur manque pas de respect. Si leurs amis font une tentative pour les délivrer, vous avez dès à présent l'ordre de leur brûler la cervelle. Vos fusils sont-ils chargés ? — Oui, commandant. Il se retourna pour nous saluer. M. Jules Favre s'était établi au fond de la fenêtre dans un fauteuil. Je m'assis devant lui, sur une chaise. M. Flourens s'écria : Je vais vous faire donner un fauteuil. — Je vous rends grâce, lui dis-je. Il n'en eut pas le démenti. Il fut lui-même chercher un fauteuil et me l'apporta. Puis il appela un personnage vêtu en bourgeois, qui accourut en faisant une foule de saluts, de l'air le plus amical, à M. Jules Favre et à moi. Vous garderez ces messieurs à vue ; vous veillerez à leur bien-être. Si on essaie de les délivrer, ils seront immédiatement passés par les armes. — C'est parfait. M. Flourens se retira alors ; notre gardien prit un siège et parut vouloir nous faire jouir de sa conversation. Mais M. Jules Favre, après quelques mots d'amitié échangés avec moi, avait fermé les yeux, et je crois qu'il s'endormit. Je feignis d'en faire autant. Notre petit groupe s'augmenta successivement du général Tamisier, de M. Magnin, de M. Garnier-Pagès, du général Le Flô. Le général, en arrivant, reconnut notre gardien, et se mit à renouveler connaissance avec lui d'un air de bonne humeur. Je le reconnus aussi à ce moment ; c'était M. Allix, l'inventeur des escargots sympathiques. Nous restâmes plusieurs heures dans cette situation. Je demeurai éveillé tout le temps, regardant de tous mes yeux, mais n'entendant que des mots insignifiants. On écrivait force décrets sur la table du conseil. Je vis qu'on nommait des maires. Puis, les curieux ou les importants forçant la consigne, les chefs se firent ouvrir un autre salon et y passèrent pour délibérer, de sorte que nous vîmes aller et venir devant nous tous ceux qui cherchaient des ordres ou retournaient au dehors pour en rapporter. Les arrivants accouraient d'abord derrière la haie de nos factionnaires, pour nous regarder comme des bêtes curieuses ; je reconnus un grand nombre de mes électeurs de Bercy et du faubourg Saint-Antoine, qui venaient là comme au spectacle et s'efforçaient par tous les moyens de me donner des marques de sympathie. Plusieurs marchandes étaient entrées dans la salle avec des paniers, vendant du pain, du vin, des cigares, de l'eau-de-vie. Aussitôt vingt personnes nous demandèrent si nous avions faim ; M. Jules Favre but et mangea de bon appétit. Quand il voulut payer, ce fut un concert de protestations. Je crois qu'il se rendormit. A un moment, suffoqué par la mauvaise odeur et par la fumée, il se leva et voulut ouvrir la fenêtre. On cria de tous côtés de la fermer, avec une unanimité dont je n'ai compris le sens que plus tard. L'Hôtel de Ville était déjà cerné par la garde nationale, sans que nous pussions nous en douter. Dans le moment d'alarme, un exalté ou un étourdi tira un coup de révolver ; la balle passa par-dessus nos têtes. Les chefs se précipitèrent pour désarmer celui qui avait commis cette maladresse. Nous étions depuis quelque temps déjà séquestrés clans cette fenêtre quand je vis arriver un homme d'une [soixantaine d'années qui fut très-fêté et très-entouré. Quelqu'un même l'embrassa : je demandai son nom. Un tirailleur me dit que c'était Blanqui. Je le vis ce soir-là pour la première fois, et même je l'entendis, car il monta une ou deux fois sur la table pour donner des ordres ou faire des observations. Il était sans cravate, et j'entendis vaguement qu'on disait qu'il avait été arrêté. Cette arrestation est un des plus curieux épisodes de cette journée, qui rappelle par plus d'un côté les romans d'Anne Radcliffe. On sait que, dans la nuit, nos sauveurs pénétrèrent par un souterrain. Longtemps auparavant, plusieurs bataillons dévoués à notre cause entrèrent dans la place, s'y promenèrent dans les couloirs et furent obligés de se retirer ou de se barricader dans quelque coin, en attendant les événements. M. Ch. Ferry y vint une fois avec le commandant Ibos et le 106e bataillon, qui délivra M. Trochu. Il parvint aussi à s'emparer du grand escalier et de la salle des secrétaires avec le 16e, le 17e et le 14e bataillon. Tout à coup une porte s'ouvrait, et les insurgés se précipitaient la baïonnette en avant... C'est dans la salle des secrétaires que M. Ch. Ferry arrêta M. Blanqui. Il prit 'M. Tibaldi du même coup de filet et peu s'en fallut qu'il ne s'emparât aussi de M. Flourens, qui venait là cherchant M. Blanqui, dont la présence lui était bien nécessaire pour soutenir son rôle dans la salle du conseil. M. Ch. Ferry l'avait déjà saisi au poignet. M. Flourens se dégagea par un mouvement brusque. Au même moment, un coup de pistolet fut tiré. Il s'ensuivit une scène de confusion à la suite de laquelle le commandant du 16e ne voulut pas engager la lutte. M. Ferry n'abandonna pas pour cela ses prisonniers. Ils étaient tenus chacun par deux officiers du 16e. Il marcha devant eux et les conduisit jusque dans la cour. Mais là se trouvait, rangé devant la porte Saint-Jean, un des bataillons de Flourens, qui tira un coup de feu et les dégagea. M. Blanqui remonta aussitôt à la salle du conseil. Une fois entré, il devint le chef, et l'on saisit le lendemain dans diverses administrations des ordres signés de lui. Je ne connaissais de vue aucun des autres, à l'exception de M. Delescluze, et de M. Félix Pyat, que je n'avais pas vu depuis la Constituante, et avec lequel je n'avais jamais échangé une parole. Les heures s'écoulaient ; nous avions mille raisons de penser que nous ne serions pas secourus. M. Allix, qui nous gardait, alla aux renseignements et voulut bien nous dire qu'on nous mènerait probablement à Mazas. M. Flourens s'excusa le lendemain de ne l'avoir pas fait, en disant dans une lettre publique qu'il n'avait avec lui que 500 de ses tirailleurs, et qu'il n'avait pas cru pouvoir diviser ses forces. Il aurait fallu, disait-il, au moins 200 hommes pour conduire les membres du gouvernement à Mazas. Je crois vraiment qu'il se trompait. Il aurait suffi de deux fiacres et de quelques estafiers dans la première heure ; et plus tard, si ses deux cents tirailleurs étaient sortis, ils auraient été immédiatement coffrés. Enfin les heures s'écoulaient, on ne nous menait pas à Mazas, et nous devions penser qu'au moins pour cette nuit l'insurrection était triomphante. Comme MM. Trochu, Pelletan, Arago, Picard, Ferry, Edmond Adam, étaient en liberté, j'étais sûr qu'ils feraient tout ce que peuvent inspirer le patriotisme et le courage ; mais l'abandon cruel où nous laissait la garde nationale me remplissait d'inquiétude pour le succès de leurs efforts ; j'étais bien loin de me douter que la garde nationale nous entourait déjà et que nos vainqueurs étaient plus réellement prisonniers que nous. Je pensais que s'ils étaient forcés de se disperser, ils nous garderaient avec eux dans quelque repaire pour leur servir d'otages, ou que même, si l'on tentait un coup de force sur l'Hôtel de Ville, ils nous tueraient. La.vie, après cette journée, ne me paraissait pas digne d'être regrettée ; mais la pensée de ce pays deux fois vaincu, par l'ennemi du dehors et par l'ennemi du dedans, accablait mon âme. Je compris, vers dix heures, à de nombreuses allées et venues, à la vivacité des paroles échangées, qu'il se passait quelque chose de nouveau. M. Magnin me dit : Je suis sûr qu'ils sont cernés. Il était cruel de ne pouvoir faire quelques pas pour nous en assurer. La fenêtre où nous étions claquemurés donnait sur le jardin. D'ailleurs, il aurait fallu se retourner — tout mouvement était un danger —, se lever, ouvrir même, car les glaces étaient très-épaisses et la nuit très-sombre. M. Millière s'approcha de nous. Il nous parla très-poliment, nous montra notre situation, le danger que nous courions : Et c'est un danger même pour nous, car on n'est jamais sûr d'empêcher les accidents et les violences. On nous a nommés membres du gouvernement, mais ce n'est qu'une fantaisie qu'il a fallu passer à Flourens. Il y aura des élections demain ; nous ne tenons pas à une autorité qui ne durerait pas vingt-quatre heures. Reprenez vos portefeuilles ; vous les donnerez demain à vos successeurs élus. Seulement, signez vos démissions pour que nous soyons sûrs que les élections auront lieu. A ce pris, on va vous ouvrir les portes. Il insista beaucoup, allant de M. Jules Favre à moi et obtenant pour réponse, de l'un et de l'autre, la déclaration formelle que nous ne signerions rien et ne ferions aucun acte de ministres tant que nous ne serions pas en pleine et entière liberté. Il était facile de voir que M. Millière était inquiet pour les siens, et que Paris s'était réveillé. Après avoir insisté beaucoup, en bons termes, il nous déclara qu'il aimait encore mieux nous voir partir sans rien promettre que de nous garder au risque de ce qui pouvait nous arriver, monta sur la table, parla quelque temps, avec un succès qui nous parut assez douteux. Quelqu'un l'interrompit pour rappeler que le général Tamisier était là, qu'il pouvait donner l'ordre écrit de laisser sortir tout le monde. Le général se leva aussitôt et déclara qu'étant prisonnier, il ne donnerait aucune signature et ne permettrait de transmettre aucun ordre en son nom. M. Millière parla encore quelque temps ; puis il revint à nous et nous dit que nous allions sortir, qu'on allait nous faire place. Nous nous levâmes alors en nous prenant par le bras et nous nous dirigeâmes vers la porte. Les personnes présentes se rangèrent en haie pour nous laisser passer ; mais M. Blanqui demanda la parole, et monta sur la table. La foule nous entoura aussitôt. Il parla simplement, comme M. Millière, et son raisonnement se réduisit à dire qu'il ne fallait pas se dessaisir des otages. Ces messieurs sont d'honnêtes gens, dit-il. Qu'ils nous disent s'ils donneront l'ordre à leurs amis de nous laisser sortir, et si, dans le cas où ils le donneraient, ils sont sûrs d'être obéis. Nous répondîmes sans nous être consultés que nous ne ferions aucune promesse, que nous ne donnerions ni ordres, ni démissions, et que nos actes, si nous avions pu nous oublier jusqu'à en faire, seraient nuls à nos propres yeux, et sans doute aux yeux de nos amis. Il y eut pourtant après cela beaucoup de personnes qui se donnèrent du mouvement pour essayer de nous faire un passage ; d'autres, et je crois que c'était le plus grand nombre, s'y opposaient. M. Jules Favre me dit : Nous ne pouvons pas risquer une lutte. C'était mon sentiment ; nous retournâmes donc à nos places, mais bien persuadés désormais que les choses avaient changé de face. A peine étions-nous assis que nous vîmes M. Dorian auprès
de nous. Il n'était pas seulement notre collègue, il était notre ami. Et de
qui n'était-il pas l'ami ? C'était la bonté en personne. Il croyait que nous
pouvions consentir à un arrangement. Il essaya d'abord de persuader M. Jules
Favre ; mais il y perdit ses peines. Il s'entretint ensuite avec moi
longuement, affectueusement ; il y avait entre nous une amitié plus étroite.
M. Magnin, qui était aussi son ami intime, et M. Garnier-Pagès furent de la
conférence. Dorian nous proposait d'entrer dans la salle voisine pour
conférer avec les chefs de la sédition. Ils sont
certainement perdus ; mais vous pouvez l'être aussi ; on peut se venger sur
place. C'était évidemment pour lui l'objet d'une véritable angoisse.
Nous voyant résolus et indifférents sur ce point, il essayait de nous déterminer
par l'intérêt public. Cette journée est un grand
malheur ; mais, enfin, il n'y a pas eu de sang répandu. A présent, on ne peut
plus répondre de rien. Les tirailleurs de Flourens et les mobiles bretons
sont sur le point d'en venir aux mains ; et alors la victoire elle-même, qui
est indubitable, sera un malheur affreux, car, après un massacre, nous ne
pourrons plus tenir Paris, et les Prussiens entreront. Il me serrait
les mains : Persuadez Jules Favre, me
disait-il ; évitez l'effusion du sang. Je
souffrais beaucoup en l'écoutant, et même en le voyant : Où avez-vous été toute la journée ? lui dis-je ? Il
me comprit. J'ai essayé de sortir, comme Magnin,
comme Le Flô, sans y parvenir. J'ai été gardé prisonnier dans le cabinet du
maire, pendant que vous étiez ici. On a cru que je serais écouté ; on s'est
adressé à moi d'abord pour que je m'adresse à vous. Je lui serrai bien
cordialement, bien tendrement la main. Biais j'ajoutai : Il y va de l'honneur. M. Delescluze vint un moment après. Il ne parla qu'à Jules Favre, brièvement, sèchement. La réponse fut encore plus courte et très-hautaine. Là se terminèrent les prétendues négociations dont on a tant parlé. La garde nationale, au commencement de la journée, n'avait pas répondu à l'appel. Quand elle apprit enfin que Blanqui et Delescluze étaient à l'Hôtel de Ville, elle comprit dans quelles mains elle allait tomber, et arriva en nombre aux lieux de rassemblement. M. Trochu donna le commandement général à M. Jules Ferry, qui partit avec les compagnies rassemblées sur la place Vendôme. Il était accompagné de son frère, M. Ch. Ferry, du colonel Ferri-Pisani et du colonel Roger (du Nord). On a demandé pourquoi le gouverneur de Paris donna le commandement de la garde nationale, chargée de délivrer l'Hôtel de Ville, à M. Jules Ferry, membre civil du gouvernement, au lieu de choisir pour cette expédition un officier de la garde nationale ou un militaire. Si l'affaire avait demandé des connaissances militaires spéciales, M. Trochu aurait pu diriger lui-même le mouvement, ou en charger le général Soumain, commandant de la place, le général Schmitz, chef de son état-major, le général de Lignières, commandant des mobiles. Les généraux expérimentés ne lui manquaient pas ; mais, en vérité, il n'était nullement question de stratégie. Ceux qui auront le courage de parcourir l'amas confus de dépositions publiées par la commission d'enquête verront que plusieurs des commissaires s'efforcent d'établir par leurs questions que le général Trochu avait donné le commandement à M. Roger (du Nord), et que M. Ferry le lui enleva. Le but de ces insinuations ne se découvre pas à première vue. Il faut savoir, par une longue expérience, à quels absurdes soupçons l'esprit de parti peut se laisser entraîner, pour deviner qu'il s'agit d'établir la connivence de M. Ferry avec les insurgés. Le même M. Ferry, étant allé à Belleville donner des drapeaux aux bataillons de l'arrondissement, dans un moment où cette mission n'était pas sans péril, on prétendit le soir dans un club, que nous avions vendu les bataillons de Belleville aux Prussiens, et que ces drapeaux n'étaient qu'un signe pour les faire plus aisément reconnaître par l'ennemi.. Ces deux suppositions, que je rapproche à dessein, ne sont pas plus extraordinaires l'une que l'autre. M. Roger (du Nord), que j'ai tant désiré depuis voir à la tête de la garde nationale comme général, aurait été un-choix excellent. La vérité est que le général Trochu confia cette mission à M. Jules Ferry. Il ne fallait pour la remplir qu'un courage à toute épreuve et un dévouement absolu à la République. Le général pensa que, si la lutte s'engageait, il importait qu'on ne pût pas dire que l'armée et la garde nationale avaient tiré l'une contre l'autre, et c'est pour cela qu'il refusa constamment de faire entrer les divisions qui étaient aux avant-postes, et de mettre en avant les officiers de l'armée. Il déféra le commandement à un membre du gouvernement, parce que le gouvernement ne pouvait se refuser à aucune responsabilité, et qu'on ne savait pas s'il n'y aurait pas de grandes questions politiques à décider sur l'heure. Il connaissait depuis ces deux mois la fermeté d'esprit de M. Jules Ferry ; et, sans donner à la vie de quelques citoyens plus d'importance qu'elle n'en avait, je puis dire pour ceux qui étaient alors retenus comme otages, qu'on n'aurait pas pu mettre leurs intérêts en de meilleures mains. M. Jules Ferry entoura l'Hôtel de Ville, et dans la pensée que les derrières seraient moins bien gardés, il vint frapper à la porte qui donne sur la place Lobau. On répondit de l'intérieur que, s'il voulait entrer seul, on lui ouvrirait le guichet. Pour toute réponse, il lança contre la porte les tirailleurs du 14e : en un clin d'œil les grilles furent enlevées, et les coups de crosse commencèrent à pleuvoir sur la porte, en dépit des coups de feu tirés des fenêtres voisines. A ce moment, on annonça un parlementaire. C'était M. Delescluze accompagné de M. Dorian. M. Delescluze dit à M. Jules Ferry : Ne poussez pas plus loin votre attaque de vive force ; c'est inutile. Les gens qui sont là comprennent qu'ils ne sont pas les plus forts. Je vous ferai observer qu'ils tiennent Jules Favre, Jules Simon, tous vos amis, que la vie de ces messieurs peut être en danger, et que par conséquent le plus sage est d'obtenir que l'Hôtel de Ville soit évacué purement et simplement. Je m'en charge. M. Ferry tenait beaucoup à sauver la vie des otages, et il tenait infiniment plus à éviter une guerre civile. Il accepta et attendit. Il avait stipulé une seule chose : c'est que le général Tamisier sortirait le premier, qu'il présiderait au défilé, et qu'il ne serait pas proféré d'autre cri que celui de : Vive la République ! Il attendit deux heures. C'est pendant ce long espace de temps que, se promenant seul, à quelque distance de la colonne, il fut reconnu par des tirailleurs de Flourens, placés en embuscade à l'intérieur. Sortir à petit bruit, l'entourer et l'entraîner vers la porte en disant : Vous êtes prisonnier du peuple, ne fut que l'affaire d'un instant. Il appela, on l'entendit heureusement, et il fut dégagé. Cette échauffourée, qui avait pour but et faillit avoir pour effet d'arrêter M. Jules Ferry au milieu d'une armée dont il avait le commandement, ne manque pas de caractère. Il dut se passer des aventures de cette sorte dans les guerres civiles de l'Italie au moyen âge. C'est pendant ces deux heures qu'on fit auprès de nous des tentatives si multipliées et si inutiles pour obtenir soit nos démissions, soit un ordre à nos amis de n'inquiéter aucun de ceux qui voudraient sortir, soit même la promesse verbale d'employer notre influence, une fois que nous serions en liberté, à empêcher les vengeances et les représailles. Enfin, après deux heures d'attente, M. Jules Ferry fit entrer les gardes mobiles par un souterrain qui lui était connu. Une fois entrés, les mobiles ouvrirent la porte aux gardes nationaux, qui escaladèrent les escaliers au pas de course. Il était près de quatre heures. En dépit de Millière, qui conseillait de sortir à tous risques, Flourens était remonté sur la table, d'où il haranguait ses tirailleurs pour les préparer à la résistance. Tout à coup, nous entendons des bruits de voix et des cliquetis d'armes derrière la porte ; elle s'ouvre à deux battants, et M. Jules Ferry entre dans la salle, suivi d'une longue colonne dont on voit étinceler les armes. M. Flourens, toujours sur sa table, crie : Aux fusils ! Ses tirailleurs tournent en désordre autour de lui, en proie à une véritable panique. Le détachement qui nous gardait s'enfuit comme les autres. M. Jules Ferry monte à son tour sur la table, qui avait servi toute la journée de tribune aux harangues, et la harangue qu'il prononça, fut sans contredit la plus courte et la meilleure de toutes : Sachez, dit-il, que vous êtes mes prisonniers ; que je vous tiens, que vous êtes à notre merci. Je veux bien pour aujourd'hui vous faire grâce ; mais sortez à l'instant, et souvenez-vous que, si vous tentez un nouveau coup, nous serons sans pitié. Ils ne se le firent pas dire deux fois. Le général Tamisier descendit le premier pour protéger la sortie de ceux à qui on aurait pu faire sur place un mauvais parti. Le départ de M. Jules Favre ne fut qu'une longue ovation. Je m'attardai un peu avec le général Le Flô. Quand j'arrivai sur la place, on voyait de nombreux bataillons défiler dans la rue de Rivoli. Il était cinq heures du matin ; j'étais à l'Hôtel de Ville depuis dix-huit heures, sans avoir pris ni sommeil ni nourriture. Il n'y avait plus de fiacre. Je rentrai chez moi à pied, accompagné de mon ancien collègue au Corps législatif M. Fould. Je dis en arrivant à ma famille que M. Jules Ferry venait de nous sauver la vie. Quand je me trouvai dans ma chambre, à six heures du matin, j'avoue que je fus un peu étonné de m'y voir. On me réveilla une heure après. C'était une députation des professeurs de Paris qui venait m'apporter une réclamation relative à leur traitement. III. — LES CONSÉQUENCES DE L'INSURRECTION. Le gouvernement se réunit dans la matinée aux affaires étrangères. Nous étions tous consternés. Il nous paraissait désormais impossible d'éviter la guerre civile ; l'armistice sur lequel nous avions cru pouvoir compter menaçait de nous échapper pour la dernière fois. On avait, à notre insu, placardé des affiches annonçant que des élections auraient lieu dans la journée, sous la présidence de MM. Dorian et Schœlcher. Qui avait rédigé ces affiches ? en quel lieu ? à quel moment ? Ce sont des points qui n'ont pas été bien éclaircis. Il y a eu évidemment une confusion dans l'esprit de M. Dorian ; sa déposition devant la commission d'enquête en est la preuve. Il est très-vrai qu'à une heure et demie environ de l'après-midi, sur les vives instances des maires et de M. Etienne Arago, le gouvernement avait voté que des élections municipales auraient lieu. Il ne faisait en cela que renouveler un vote antérieur ; cependant la résolution fut prise à une faible majorité, parce que plusieurs de ceux qui avaient voté pour les élections le premier jour se refusaient à renouveler leur vote en présence d'une émeute. Il fut expressément déclaré que l'époque de l'élection serait fixée dans une autre séance. Voilà ce qui fut voté, pas autre chose. Encore pouvait-on prétendre que l'envahissement de l'Hôtel de Ville et de la salle du conseil, après ce vote, le rendait nul. Les personnes qui désiraient avec passion empêcher ou arrêter l'émeute se répandirent aussitôt dans l'Hôtel de Ville, en criant : Les élections municipales sont votées ! les élections municipales sont votées ! Quand M. Etienne Arago donna cette nouvelle, on répondit immédiatement : Vive la Commune ! Il protesta avec la plus grande énergie : Les élections municipales seulement ! Pas de Commune ! Il est hors de doute que M. Dorian et M. Schœlcher étaient dans les mêmes sentiments que M. Arago. L'affiche qu'ils signèrent ne promettait que des élections municipales, ce qui était conforme au vote. Pourquoi les promettait-elle pour le lendemain, puisque la fixation du jour avait été très-expressément réservée ? Il est probable, il est même certain que ceux qui rédigèrent l'affiche ignoraient cette réserve. Peut-être leur dit-on que les membres du gouvernement eux-mêmes y avaient renoncé, quoique cela fût parfaitement inexact. Le gouvernement, à partir de deux heures, n'avait plus délibéré, et les membres restés à l'Hôtel de Ville avaient persévéramment refusé de donner une signature, un ordre, un consentement, une promesse quelconque. Ils avaient répété, sans varier d'une syllabe, que, tant qu'ils seraient prisonniers, on n'arracherait d'eux aucun acte d'autorité ; et ils ajoutaient, pour donner plus de force à leur refus, que s'ils avaient la faiblesse de faire une déclaration ou une promesse, leurs collègues restés libres ne seraient pas tenus de l'exécuter. C'est en ce sens que nous parlâmes à M. Dorian lui-même ; et j'ajoute qu'il ne nous parla pas des élections, il nous demanda seulement de consentir à une conversation avec les chefs des envahisseurs dans une pièce voisine. Nous étions si éloignés de la pensée de faire une concession, que nous refusâmes même la conversation. Jamais situation plus nette, ni plus au-dessus de toute controverse. Maïs, je le répète, de même qu'on ignorait dans Paris ce qui se passait à l'intérieur de l'Hôtel de Ville, les personnes renfermées dans une des salles de l'Hôtel ignoraient ou savaient mal ce qui se passait dans la salle voisine ; les bruits les moins fondés pouvaient avoir cours, et on n'a pas lieu d'être surpris que le vote du gouvernement ait été mal compris ou mal rapporté, quand il y avait tant de personnes intéressées à le modifier, les unes parce qu'elles voulaient des élections pour le 1er novembre, et les autres parce qu'elles voulaient empêcher une émeute et qu'elles croyaient y réussir par ce moyen. Les affiches étaient ainsi conçues : MAIRIE DE PARIS. Citoyens, Aujourd'hui, à une heure, les maires provisoires des vingt arrondissements, réunis à l'Hôtel de Ville de Paris, ont déclaré à l'unanimité, que, dans les circonstances actuelles et dans l'intérêt du salut national, il est indispensable de procéder immédiatement aux élections municipales. Les événements de la journée rendent tout à fait urgente la constitution d'un pouvoir municipal autour duquel tous les républicains puissent se rallier. En conséquence, les électeurs sont convoqués pour demain mardi, 1er novembre, dans leurs sections électorales, à midi. Chaque arrondissement nommera, au scrutin de liste, quatre représentants. Les maires de Paris sont chargés de l'exécution du présent arrêté. La garde nationale est chargée de veiller à la liberté de l'élection. Vive la République ! Le président de la commission des élections, DORIAN. Le vice-président de la commission des élections, SCHŒLCHER. Pourquoi ces affiches étaient-elles signées par M. Dorian et M. Schœlcher ? Les rédacteurs de l'affiche avaient évidemment cherché parmi les membres ou les amis du gouvernement les deux noms qui étaient les plus respectés et les plus populaires de l'autre côté. M. Dorian jouissait alors d'une popularité immense, dans un parti où il ne connaissait personne, et M. Schœlcher a eu toute sa vie l'honneur et le bonheur de n'avoir que des adversaires, jamais d'ennemis. L'affiche fut donc le résultat d'un malentendu, en ce qui concerne la fixation du vote, un effort de conciliation en ce qui concerne l'intervention de MM. Dorian et Schœlcher. En tout cas, le gouvernement y était complètement, absolument étranger ; le texte même qu'on vient de lire en est la preuve. Elle n'avait donc aucun caractère légal. Personne n'avait jamais voulu d'une élection pour le 1er novembre, et personne, après ce qui s'était passé, ne voulait d'une mesure qui ressemblait à une transaction avec l'émeute. Il fut décidé, en conséquence, à l'unanimité que les élections n'auraient pas lieu, et que l'affiche serait déchirée. On fut loin d'être aussi unanime sur la question' de répression. Là, les avis furent très-partagés, et la matière est si difficile qu'ils le sont encore. Les partisans de la répression n'eurent pas de peine à établir que les insurgés de la veille avaient commis un crime politique. A la vérité, le gouvernement de la Défense ne reposait pas sur un vote régulier ; mais il avait été accepté sans opposition ni protestation quelconque ; il était obéi dans toute la France ; il était nécessaire au salut du pays ; il avait donc le devoir absolu de se maintenir contre une insurrection. En laissant l'impunité à ceux qui, la veille, l'avaient momentanément renversé, il déclarait lui-même qu'il était à la merci d'un coup de main ; il ôtait toute sécurité aux intérêts, toute efficacité au commandement. Tout ce qui, dans la population, tenait à l'ordre, tout ce qui comprenait que nous ne pouvions lutter contre l'étranger si nous ne coupions court, une fois pour toutes, aux émeutes, demandait une répression énergique et immédiate. Quel était le plus grand de nos dangers, au point de vue du siège ? L'émeute. Quels étaient depuis le 4 septembre, les promoteurs, les chefs de toutes les émeutes ? Blanqui, Delescluze, Flourens, Millière, Tibaldi, tous ceux qu'il s'agissait de poursuivre. Ils s'étaient, par leur échauffourée de la veille, mis entre nos mains ; et nous les laisserions échapper ? De l'autre côté, on ne manquait pas de réponses. Il ne suffisait pas de vouloir réprimer, il fallait aussi le pouvoir. Le dédain, l'impunité affaibliraient moins le pouvoir qu'un commencement de poursuites, suivi d'un acquittement ou même d'un arrêt de non-lieu. Pendant tout le siège, la justice répressive nous fit à peu près défaut. Les conseils de guerre ne se lassaient pas d'acquitter. Il y avait un autre péril ; les élections n'étaient pas refusées, mais ajournées ; les accusés pouvaient être élus ; il était même probable qu'ils le seraient, parce que leurs adhérents votaient tous avec ensemble, et que le reste de la population ou s'abstenait ou se divisait. S'ils étaient élus, que devenait, devant cette nouvelle manifestation, le gouvernement qui les aurait poursuivis ? On n'était pas même certain que les arrestations, si on les décrétait, pussent être opérées. Le préfet de police n'en répondait pas. Certains quartiers de Paris étaient comme des forteresses où Flourens, Blanqui pouvaient aisément défier notre police désorganisée. Nous n'avions déjà eu que trop de preuves de notre impuissance à cet égard. On a dit que nous avions fait des arrestations le 22 janvier ; que, ce jour-là, nous avions réprimé sur-le-champ l'émeute à coups de fusils, supprimé des journaux, fermé des clubs, augmenté le nombre des conseils de guerre. Il était plus aisé d'arrêter Brunel et Piazza que Blanqui, Flourens, Delescluze. Blanqui a toujours été insaisissable. Flourens, en octobre, avait une armée. Nous l'avons arrêté pourtant, mais non sans risques. Nous avons tiré des coups de fusils le 22 janvier pour répondre à une fusillade ; nous n'aurions pas tiré les premiers. Il suffit de lire la déposition de M. Ferry. Si nous avons pris des mesures décisives contre une certaine presse et contré les clubs le 22 janvier, cette résolution ainsi que les autres s'expliquent d'un seul mot : c'est que le siège était fini le 22 janvier. Nous n'avions plus à mener au feu l'armée et la garde nationale côte à côte. Il ne s'agissait plus pour nous que d'empêcher les Prussiens de profiter d'une émeute pour entrer dans la ville. C'est pitié de comparer la situation du 22 janvier à celle du 31 octobre. Pour faire sérieusement des comparaisons pareilles, il faut bien mal connaître les faits, ou être incapable de les comprendre. Quand nous serions parvenus à arrêter les chefs de l'insurrection, et à les faire condamner, ce qui était au moins aussi difficile, comme l'événement ne l'a que trop prouvé, sans qu'on puisse nous faire, à ce sujet, le moindre reproche, quel aurait été sur leurs partisans, l'effet de cette conduite ? Dans un temps normal, avec une bonne police, de la gendarmerie, une armée, une garde nationale amie de l'ordre, on aurait pu répondre de leur soumission ; mais nous n'avions rien de tout cela ; point de police, une armée dévouée à l'ordre, mais qu'on ne pouvait pas, sans un danger terrible, exposer à une rixe avec la population. Quant à la garde nationale, un tiers environ appartenait aux insurgés, et les deux autres tiers avaient refusé, pendant huit heures, de se rassembler pour dégager l'Hôtel de Ville. Les causes de cette inaction, fort diverses, ne nous étaient pas connues le 1er novembre ; nous étions en droit de penser, ce qui en somme était assez conforme à la vérité, que la garde nationale n'avait pas marché pour nous, qu'elle avait marché uniquement contre Blanqui, Flourens, Delescluze. A la place du mot : uniquement, mettez le mot : principalement, et ce sera une appréciation exacte. Si, comme cela était probable à la suite d'un coup de force, les adhérents de Blanqui et de Flourens se mettaient en hostilité déclarée avec le gouvernement, aurait-il la possibilité de les contenir ? Pourrait-il continuer les opérations de la défense dans les quartiers où ils dominaient ? Les émeutes qu'on voulait éviter ne deviendraient-elles pas journalières ? Même aujourd'hui, après tout ce qui s'est passé, on peut croire que la répression n'était pas le plus sûr moyen d'avoir le calme. Dire que l'impunité du 31 octobre a fait l'insurrection du 22 janvier et plus tard celle du 18 mars, c'est dire une contre-vérité. C'est oublier, comme on ne cesse de le faire, la différence qu'il y a, entre un régime régulier et un temps de révolution où tous les moyens de gouvernement font défaut. Ce qui est vraiment extraordinaire, c'est que le gouvernement de la Défense, en quatre mois de siège, n'ait eu que deux émeutes à subir. Une question encore plus délicate dominait tout le débat. Il n'y avait pas eu de convention, cela était mis hors de doute par les déclarations unanimes des membres du gouvernement, et par ce fait bien connu et bien avéré que, pendant toute la journée du 31, on n'avait cessé de leur demander des signatures qu'ils avaient constamment et dédaigneusement refusées. Mais M. Dorian, dans l'espoir de sauver la vie de ses collègues et d'éviter un massacre général, s'était efforcé, quoique sans succès, d'obtenir une convention, Il s'était entremis pour cela avec une grande activité. Il avait conféré successivement avec les membres du gouvernement et avec les chefs de l'émeute. Il avait accompagné M. Delescluze auprès de M. Jules Ferry. Il était personnellement engagé, si le gouvernement ne l'était pas ; et il déclarait expressément que, si l'on faisait des poursuites, il se retirerait. Sa retraite aurait été un malheur public. D'abord, on l'aurait difficilement remplacé pour la fabrication des armes. Ensuite, l'eût-on remplacé, même avec avantage, ce qui était impossible, le peuple, en le voyant s'éloigner, aurait perdu toute confiance. C'était de Dorian et de lui seul, qu'il attendait le succès militaire. En nous quittant, il nous ôtait le seul élément vraiment populaire qui nous restât. Il est donc évident qu'à ce double point de vue, de la fabrication des armes et de la popularité, sa retraite était un malheur public. Et nous, en le laissant partir, n'avions-nous pas l'air de le désavouer et presque de le condamner ? Le pouvions-nous, après avoir proclamé si souvent la solidarité qui nous unissait tous ? Le pouvions-nous, quand il s'agissait d'un homme tel que Dorian, entouré de l'estime de tous les partis, et dont le zèle faisait des prodiges ? Le pouvaient-ils surtout, ceux qui la veille avaient été l'objet de ses préoccupations incessantes ? Pouvaient-ils, à présent qu'ils avaient la vie sauve, désavouer un collègue et un ami qui ne s'était compromis que pour eux ? Ces raisons prévalurent. La question, d'ailleurs, n'était pas entière. La conduite tenue dans la nuit par le gouvernement lui dictait à présent la résolution qu'il avait à prendre. On avait laissé sortir à quatre heures du matin les chefs de l'insurrection : allait-on les arrêter à onze ? Ce fut le premier mot de M. Clément Thomas lorsqu'il entra
au conseil pour accepter le commandement en chef de la garde nationale. Il
commandait alors un secteur. La santé du général Tamisier n'avait pas résisté
aux fatigues de la veille : il écrivit pour donner sa démission. Tout le
monde pensa aussitôt au général Clément Thomas, dont la droiture, la bravoure
et le dévouement étaient au-dessus de tous les éloges. M. Emmanuel Arago, son
ami (nous l'étions tous), fut le chercher et nous l'amena. On sait quels immenses
services il a rendus et quel fruit il en a recueilli. Comme il entrait au
conseil, on délibérait encore sur la conduite à tenir vis-à-vis des chefs de
l'insurrection : Tout le monde, dit-il, s'attendait ce matin à apprendre qu'ils avaient été arrêtés
dans l'Hôtel de Ville. On a eu tort de ne pas les arrêter quand on les
tenait. Il ne faut pas changer d'avis maintenant : personne ne le
comprendrait. Comptez sur eux ; il ne se passera pas vingt-quatre heures sans
qu'ils vous donnent eux-mêmes l'occasion de les poursuivre. C'est ce qui ne manqua pas d'arriver. Les chefs de l'insurrection se réunirent le jour même pour aviser aux moyens de recommencer. L'un d'eux déclara dans un club qu'il fallait débarrasser la République du général Trochu, qui la trahissait. Ce n'est pas la seule fois qu'on proféra des menaces de mort. Ah ! Trochu, disait le 18 janvier un orateur de la rue d'Arras, il aura de terribles comptes à rendre, celui-là ! On a exécuté Dumolard, qui avait au moins l'excuse de la misère et du défaut d'éducation ; mais quelle excuse peut invoquer Trochu ? M. de Molinari, dans son livre des Clubs rouges, raconte que, dans une séance du club de la Révolution, tenue le 18 janvier à l'Élysée-Montmartre, on échangea des explications au sujet d'une motion travestie d'une manière odieuse par un mouchard. Cette motion était ainsi conçue : Tout citoyen qui débarrassera le monde d'un despote ou d'un tyran, non-seulement ne commettra pas un crime, mais aura bien mérité de la patrie et de l'humanité. Le club qui avait formulé cette belle sentence n'avait pourtant jamais lu Mariana. Le mouchard a prétendu, dit l'orateur du club de la Révolution, que nous avions désigné Trochu et Jules Favre. Il a menti. Nous n'avons désigné personne. S'il trouve que notre motion s'applique aussi bien à Jules Favre et à Trochu qu'à Guillaume et à Bismark, cela le regarde, nous nous en lavons les mains. (Approbation.) Les menaces de mort contre M. Trochu ne furent pas ce qui émut le gouvernement ; mais les organisateurs du 31 octobre se déclarèrent, dès le 1er novembre, prêts à recommencer, et prirent des mesures, non-seulement pour retourner à l'Hôtel de Ville, mais pour n'y être pas joués une seconde fois. C'était un complot très-caractérisé pour renverser à main armée le gouvernement et s'emparer du pouvoir, sans attendre les élections qui ne pouvaient être que prochaines, et qui, dans le fait, eurent lieu au bout de cinq jours. M. Dorian n'avait aucun motif pour s'opposer désormais à des poursuites, trop bien justifiées par l'attentat de la veille et les résolutions du lendemain. On n'hésita pas à mettre sous la main de la justice ces infatigables organisateurs d'échauffourées qui inquiétaient les citoyens et affaiblissaient la défense. M. Edmond Adam avait donné sa démission, à notre grand regret, car il était très-dévoué et très-capable. M. Cresson, le nouveau préfet de police, présenta, dans la séance du 3 novembre, une liste de vingt-trois arrestations à opérer. A la séance du 4, il fit connaître que quatorze arrestations avaient été faites ; mais, comme il arrive souvent, les plus coupables et les plus dangereux avaient échappé. M. Blanqui, notamment, fut introuvable. Pendant le cours de la discussion, les partisans de
l'arrestation immédiate avaient insisté sur l'irritation de la garde
nationale et de la partie saine de la population, qui ne pardonneraient pas
même un retard dans la répression. Ce fut tout le contraire qui eut lieu.
Cette fois, comme toujours, l'opinion publique reprocha au gouvernement sa
sévérité. C'est M. Daru, le rapporteur de la commission d'enquête, qui le
constate en ces termes : Oui, il est douloureux de le rappeler, la perversion de l'opinion publique a été assez grande pour que les prévenus du 31 octobre reçussent des marques d'intérêt, le lendemain même de leur attentat, de la part de presque tous les journaux. Par l'effet même de leur arrestation, les inculpés devinrent l'objet de la sollicitude empressée des organes de l'opinion de toutes nuances. On blâma sévèrement les poursuites faites contre eux ; on réclama avec instance la grâce des coupables. Cette émeute n'était, disait-on, qu'une échauffourée, MM. Delescluze et Pyat n'avaient cédé qu'à l'entraînement d'une sorte de désespoir patriotique. On adjurait le gouvernement de se montrer généreux. M. Cresson, à qui on attribuait les arrestations opérées, bien qu'elles eussent été faites par ordre du gouvernement, était appelé Piétri III... Le gouvernement eut, dans la même journée, à délibérer sur les élections. On avait fait lacérer les affiches qui annonçaient des élections municipales pour la journée même du 1er novembre. Cela allait de soi. Mais à présent, il fallait décider si l'on ferait des élections, et à quel moment. C'était encore un sujet épineux. Les maires exigeaient des élections municipales ; ils menaçaient de donner leurs démissions si elles n'avaient pas lieu. Dans leur pensée, ces élections avaient pour unique but de substituer aux maires actuels, qui, à cause de leur origine, n'étaient guère que des commissaires du gouvernement, des maires élus par leurs concitoyens et qui rempliraient les mêmes fonctions avec plus d'autorité et de dignité. Au contraire, ce que l'émeute avait demandé sous le nom de Commune, c'était un conseil municipal qui serait en même temps le conseil de gouvernement. Il importait de bien distinguer deux choses qui n'étaient pas seulement différentes, mais contradictoires. On pouvait sans doute le faire par les termes du décret. Mais on aurait beau déclarer que les nouveaux maires seraient, comme leurs prédécesseurs, subordonnés au gouvernement, leur origine leur donnerait une force que le gouvernement n'avait pas. En effet, si les maires étaient élus par toute la population parisienne, de quel droit un gouvernement sorti de la nécessite la plus urgente, mais qui n'était qu'un gouvernement de fait, sans aucune consécration régulière, pourrait-il leur donner des ordres ? Même dans l'état actuel, les maires nommés par le gouvernement, et qui, dans la plupart des cas, lui rendaient les plus utiles, les plus indispensables services, ne laissaient pas de chercher à imposer leur volonté. Ils l'avaient bien montré le 31 octobre et dans d'autres circonstances. Il fallait donc, avec des maires élus, un gouvernement également élu. Trois systèmes furent proposés : ou bien élire seulement les maires, mais en posant la candidature des membres du gouvernement à ces fonctions ; ou faire voter sur chacun des membres séparément ; ou enfin mettre aux voix le gouvernement tout entier sous la forme d'un plébiscite. Ce dernier procédé fut accepté comme le seul qui permettait un vote immédiat, et qui ne menaçait pas de créer des divisions entre les partis. Il fut donc décidé que Paris voterait le jeudi 3 novembre, par oui ou par non, sur le gouvernement ; et qu'il élirait les maires et leurs adjoints le samedi. On n'a pas manqué de dire qu'après avoir tant attaqué le plébiscite impérial, nous avions eu recours à un plébiscite républicain. En vérité, il n'y a de commun entre les deux votes que le mot. Nous reprochions au plébiscite impérial, premièrement, d'agiter inutilement et dangereusement le pays dans un intérêt purement dynastique ; secondement, d'être une imposture. Nos motifs pour consulter la population de Paris étaient trop évidents et trop urgents pour qu'il fût même possible de les discuter. Quant à la sincérité du vote, elle était cette fois entière, et quand nous aurions été capables de chercher à peser sur les électeurs, ou à falsifier les résultats du scrutin, tous les moyens nous manquaient pour cela. Nous n'avions ni le budget de l'Empire, ni sa police, ni son armée, ni ses fonctionnaires, ni l'habitude et la possibilité de répandre de fausses nouvelles, ni la résolution de rester quand même, si le scrutin nous donnait tort, ce qui avait été la grande force de Bonaparte en 1851 et 1870. Nous ne pouvions songer à faire élire un gouvernement par liste, comme le demandaient les partisans de la Commune ; car la défense ne pouvait ni subir un interrègne, ni courir les chances du hasard. Au lendemain de cette émeute d'abord triomphante, et dont la garde nationale ne nous avait délivrés qu'après une hésitation, au moins apparente, de plusieurs heures, il était naturel et nécessaire de demander à la majorité si, oui ou non, elle voulait nous maintenir. C'était le moyen le plus prompt de faire la lumière sur la situation, et de rendre à l'autorité le ressort dont elle avait indispensablement besoin pour maintenir le bon ordre et continuer la résistance. Les élections eurent lieu, sans aucun trouble, aux jours fixés. Le gouvernement fut maintenu par 557.996 voix contre 62.638. C'était une majorité écrasante. Les nominations de maires furent également très-favorables dans leur ensemble. Trois élections seulement étaient malheureuses. M. Mottu était élu dans le onzième arrondissement à une majorité énorme. M. Delescluze et M. Ranvier, contre lesquels on faisait faire en ce même moment des poursuites, étaient élus, l'un dans le dix-neuvième arrondissement, l'autre dans le vingtième. M. Ranvier, dans le vingtième — Belleville et Ménilmontant —, avait pour adjoints Millière, Flourens et Lefrançais. M. Rochefort avait assisté au conseil qui se tint le 1er novembre au ministère des affaires étrangères. Il s'y était montré, comme à son ordinaire, assez taciturne, mais modéré et sensé dans ses déclarations et dans ses votes. Il sortit avec les autres membres, sans que rien pût faire prévoir qu'il ne reviendrait plus. Cependant, après cette séance, il ne remit plus les pieds au conseil, et aucun des membres du gouvernement n'eut occasion de le revoir. Sa lettre de démission ne nous parvint que le lendemain. Le conseil, à partir de ce jour, se tint au Louvre, chez le gouverneur de Paris. La situation, dans l'intérieur de Paris, se trouvait sensiblement modifiée. Le gouvernement était consacré par un vote ; il avait perdu un de ses membres, M. Rochefort. M. Edmond Adam était remplacé à la préfecture de police par M. Cresson ; M. Tamisier, au commandement de la garde nationale, par le général Clément Thomas. Les vingt arrondissements de Paris avaient à leur tête une municipalité élue. Quatorze au moins de ces municipalités appartenaient sans contestation au parti de l'ordre. Parmi les insurgés du 31 octobre, 23 étaient déférés aux conseils de guerre, et sur ces 23, 14 étaient en état d'arrestation. Mais ce n'était pas à Paris, c'était à Versailles que la journée du 31 octobre avait produit les plus fatales conséquences. M. Thiers était rentré à Versailles dans la soirée du 31 octobre ; il avait vu aussitôt M. de Bismark. Les négociations pour l'armistice commencèrent dès le lendemain. La Prusse, à ce moment, voulait la paix. La résistance inattendue et très-honorable de Paris, la pression de toutes les puissances, la perspective d'un long siège, l'y déterminaient. La grosse difficulté était de déterminer la quantité des vivres à introduire dans Paris ; car, tout en considérant l'armistice comme un préliminaire de paix, la Prusse ne voulait pas, en augmentant les approvisionnements de Paris, rendre notre position plus favorable dans le cas où il faudrait recommencer la guerre. Elle accordait, en principe, le ravitaillement, condition ordinaire de tous les armistices ; elle ne discutait que sur les quantités. Nous en étions là, dit M. Thiers, lorsque, le jeudi, je trouvai M. de Bismark agité, sombre, vivement impressionné. — Avez-vous des nouvelles de Paris ? me dit-il. — Aucune. — Eh bien, une révolution a eu lieu, et elle y a tout changé ! —Je fus, non pas tout à fait surpris, sachant l'état dans lequel j'avais laissé la capitale quatre jours auparavant, mais incrédule cependant. — Une tentative aura eu lieu, dis-je à M. de Bismark, mais elle aura été étouffée, car la garde nationale ne souffrirait pas que l'anarchie triomphât. — Je n'en sais rien, me dit M. de Bismark. — Et il me donna lecture d'une foule de rapports d'avant-postes, plus confus, plus empreints de trouble les uns que les autres. Ce qui me frappa, c'est que M. de Bismark était affecté lui-même et triste de ce qui était survenu. Il voulait en ce moment la paix, et il ne me cacha pas que tous ces mouvements diminuaient beaucoup les chances de la conclure. Ce qui me frappa, entre autres choses, c'était cette situation d'être aux portes de Paris, et de ne pas savoir ce qui s'y était passé quatre jours auparavant. Un nouvel incident était survenu qui empirait beaucoup les choses : c'était la proclamation publiée à Tours à propos de la reddition de Metz. — Le roi voulait la paix, me dit M. de Bismark ; il résistait au parti de la guerre en Prusse, car, il ne faut pas vous le dissimuler, nos militaires sont opposés à l'armistice. Cette nouvelle révolution à Paris, ce langage tenu à Tours, découragent ceux qui espéraient calmer les passions, et, plein de confiance hier, j'en ai beaucoup moins aujourd'hui. M. Thiers avait envoyé à Paris M. Cochery pour y apprendre exactement ce qui s'était passé. M. Cochery s'acquitta avec promptitude de cette mission périlleuse et difficile. Il vit seulement à Paris M. Jules Favre et M. Picard ; les autres membres du gouvernement ignorèrent même sa venue. M. de Bismark avait été, de son côté, aux informations, et il déclara formellement que les conditions que le roi mettait à l'armistice étaient, ou point de ravitaillement, ou l'abandon d'un fort. L'abandon d'un fort, c'était l'abandon même de Paris ; il n'y fallait pas penser. L'armistice sans ravitaillement n'était guère moins impossible. Les deux armées resteraient vingt-cinq jours en présence l'une de l'autre sans ouvrir le feu ; mais au bout de ces vingt-cinq jours, l'armée prussienne serait encore dans la même situation ; elle se serait même améliorée et fortifiée par le repos ; Paris, qui aurait consommé vingt-cinq jours de vivres, serait à la veille de sa perte. D'ailleurs, il ne fallait pas se le dissimuler : ce n'était pas seulement le parti de la Commune qui était hostile à l'armistice ; dans le parti de l'ordre, beaucoup de personnes croyaient à la possibilité d'un succès, et dans tous les cas voulaient combattre avant de songer à traiter. On aurait eu beaucoup de peine à leur faire accepter l'armistice avec ravitaillement ; l'armistice sans ravitaillement n'aurait été accepté par personne. M. Thiers lui-même, quoiqu'il n'eût aucune illusion sur l'issue de la guerre, considéra la proposition du gouvernement prussien comme un refus déguisé. Il voulut voir une dernière fois M. Jules Favre, à qui il donna rendez-vous au pont de Sèvres. M. Jules Favre s'y rendit avec le général Ducrot. M. Thiers nous avait, le 30 octobre, expliqué toutes les raisons pour lesquelles un armistice sans ravitaillement équivaut pour l'assiégé à une bataille perdue. Il communiqua néanmoins à M. Jules Favre les propositions de M. de Bismark, et il ajouta que, l'armistice étant écarté, on pourrait peut-être conclure la paix ; que M. de Bismark ne s'en montrait pas éloigné. M. Thiers qui venait de voir la France, qui avait traversé trois fois les lignes allemandes autour de Paris, qui nous savait perclus en Europe, qui jugeait, par le 31 octobre, de ce que notre situation avait de redoutable, inclinait à penser en ce moment que tout était préférable à la continuation de la guerre. M. Jules Favre n'eut pas même besoin de réfléchir sur cette nouvelle ouverture. Il pouvait désirer la paix, mais il ne pouvait rien faire pour la préparer en ce moment. L'état des esprits dans Paris était un obstacle invincible à toute tentative de négociation. Ce n'était pas seulement le parti de la Commune qui faisait la difficulté. La Commune venait d'être vaincue, et on serait venu à bout de ses excitations et de ses tentatives, s'il avait pu se former une majorité pour la paix. Mais cette majorité n'existait pas. Ceux qui nous reprochent aujourd'hui de n'avoir pas accepté un armistice sans ravitaillement pourraient avec autant de justice nous reprocher de n'avoir pas écrasé jusqu'au dernier homme de l'armée prussienne. Il n'était au pouvoir de personne de faire accepter par la population parisienne une résolution de cette nature. M. Vitet, jugeant la situation à ce même moment, écrivait : Quand je supplie Paris de tenir ferme jusqu'au bout, ce n'est pas seulement l'honneur qui me préoccupe, j'entends servir aussi nos intérêts. Si vous voulez que l'ennemi n'abuse pas de la victoire, ne vous dépouille pas, ne vous pressure pas sans pitié, ne lui laissez pas voir, pas même deviner que vous mourez d'envie de n'être plus en guerre. Vous n'avez qu'un moyen de gagner quelque chose avec lui : c'est de le faire attendre. Il vous surfait, ne cédez pas. Persuadez-le que vous subirez tout, dangers et privations, aussi longtemps qu'il ne sera pas traitable et modéré. Ne voyez-vous donc pas qu'il a ses plaies aussi ? M. Jules Favre rendit compte à la séance du soir, le 5 novembre, de son entrevue avec M. Thiers. Il n'y eut pas une voix pour accepter un armistice sans ravitaillement ; mais quelques membres du conseil, dans leur désir de convoquer une Assemblée, allaient jusqu'à demander qu'on procédât aux élections pendant la guerre et malgré la guerre. Cette idée fut écartée comme impraticable, et tout le monde comprit qu'il fallait lutter jusqu'à la mort. Un mois après, jour pour jour, le gouverneur de Paris reçut la lettre suivante : Versailles, ce 5 décembre 1870. Il pourrait être utile d'informer Votre Excellence que l'armée de la Loire a été défaite hier près d'Orléans, et que cette ville est réoccupée par les troupes allemandes. Si toutefois Votre Excellence jugera à propos de s'en convaincre par un de ses officiers, je ne manquerai pas de le munir d'un sauf-conduit pour aller et venir. Agréez, mon général, l'expression de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur. Le chef d'état-major, Comte DE MOLTKE. Le gouverneur répondit : Paris, ce 6 décembre 1870. Votre Excellence a pensé qu'il pourrait être utile de m'informer que l'armée de la Loire a été défaite près d'Orléans, et que cette ville est réoccupée par les troupes allemandes. J'ai l'honneur de vous accuser réception de cette communication, que je ne crois pas devoir faire vérifier par les moyens que Votre Excellence m'indique. Agréez, mon général, l'expression de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur. Le gouverneur de Paris, Général TROCHU. Le gouvernement porta ces deux lettres à la connaissance du public, en les faisant suivre de ces quelques mots : Cette nouvelle qui nous vient par l'ennemi, en la supposant exacte, ne nous ôte pas le droit de compter sur le grand mouvement de la France accourant à notre secours. Elle ne change rien ni à nos résolutions, ni à nos devoirs. Un seul mot les résume : Combattre ! Vive la France ! Vive la République ! |