I. — ORGANISATION DU GOUVERNEMENT. SITUATION DES PARTIS. Le nouveau gouvernement tint sa première séance dans la nuit du 4 septembre. M. Dréolle dit, dans sa brochure sur la journée du 4 septembre, qu'il a vu passer la plupart des membres du gouvernement provisoire lorsqu'ils partirent pour l'Hôtel de Ville, et qu'ils n'avaient pas l'air de triomphateurs. En effet, ils ne songeaient dans ces premiers moments et ils ne songèrent jusqu'à la fin qu'à la ruine de leur pays, causée par les fautes de l'Empire, et à l'immense difficulté de la tâche que les événements leur imposaient. Il était dix heures et demie ; la place, si bruyante dans la journée, était à peu près vide. H y avait encore foule dans le palais, mais ce n'était plus la même foule. Les députés, les journalistes, les hommes politiques qui avaient figuré en 1848 et dans les luttes contre le 2 décembre y affluaient. Le conseil dut s'établir dans l'ancien cabinet du préfet de la Seine ; il siégea depuis dans un grand et beau salon, en arrière de ce cabinet, qui prenait jour à la fois sur le quai et sur la place. C'est là que se sont passées les scènes du 31 octobre. Le premier soin du gouvernement devait être de s'organiser et de donner des chefs aux grandes administrations. Paris avait neuf députés : MM. Emmanuel Arago, Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry, Glais-Bizoin, Garnier-Pagès, Pelletan, Rochefort et Thiers. M. Thiers, avant et après la révolution, avait rejeté toutes les ouvertures qui lui avaient été faites. Jusqu'au 4 septembre, et jusqu'à trois heures de l'après-midi, dans la journée du 4 septembre, nous avions persisté à vouloir le mettre à la tête d'un cabinet dont nous ne ferions pas partie.. On crut pouvoir regarder comme députés de Paris ceux qui, ayant été élus à Paris et dans un département, avaient opté pour le département. C'étaient MM. Gambetta, Picard et Jules Simon, qui avaient opté pour les Bouches-du-Rhône, l'Hérault et la Gironde. M. Bancel était dans le même cas ; il avait opté pour le Rhône ; mais il était en ce moment absent de Paris et déjà cloué sur son lit de mort. On avait donné la présidence du conseil à M. le générai Trochu. M. Jules Favre, qui avait d'abord été nommé président par acclamation, fut appelé à la vice-présidence. Le gouvernement était donc ainsi composé : M. le général Trochu, président ; M. Jules Favre, vice-président ; MM. Emmanuel Arago, Crémieux, Jules Ferry, Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Pelletan, Picard et Jules Simon. Il se donna le nom de gouvernement de la Défense nationale. Il avait besoin de secrétaires pour transmettre ses ordres et rédiger ses proclamations et ses décrets. Il appela en cette qualité M. Hérold et M. Lavertujon, auxquels on adjoignit, dès le même soir, M. Dréo, et huit jours après, M. Emile Durier, M. Hérold fut, en outre, secrétaire général de la justice, et M. Lavertujon, directeur du Journal officiel. M. le général Trochu était gouverneur de Paris. On chargea tout d'une voix M. Jules Favre des affaires étrangères. Il y eut quelques difficultés pour le ministère de l'intérieur. M. Picard et M, Gambetta y prétendaient ; ce dernier avait même passé quelques heures au ministère et envoyé dans les départements un télégramme, où il prenait la qualité de ministre de l'intérieur. La politique est quelque chose de si ondoyant que les mots changent de sens en quelques années, et c'est ce qui rend l'histoire des partis si difficile à écrire. M. Gambetta et M. Picard étaient l'un et l'autre ce qu'ils sont encore : républicains, libéraux et conservateurs ; mais M. Gambetta était plus radical, M. Picard plus porté aux ménagements et aux concessions : j'entends celles que peut faire un homme de cœur dans l'intérêt de la cause qu'il sert. Le gouvernement se partagea par. moitié, puisque M. Gambetta ne l'emporta que d'une voix. On offrit à M. Picard, qui l'accepta après quelques hésitations, le département important des finances. M. Crémieux avait déjà pris possession du ministère de la justice. Les autres ministres furent M. Le Flô, à la guerre ; M. Fourichon, à la marine ; M. Dorian, aux travaux publics ; M. Magnin, au commerce ; M. Jules Simon, à l'instruction publique. Les cultes, les beaux-arts, les manufactures de Sèvres, des ; Gobelins et de Beauvais furent joints à ce dernier ministère, dont ils n'ont pas été séparés depuis. M. le général Le Flô, qu'on était allé prévenir, apporta lui-même son acceptation pendant la nuit. L'amiral Fourichon n'était pas à Paris ; on sut assez vite qu'il acceptait. L'intérim fat rempli par l'amiral de Dompierre d'Hornoy, qui fit les fonctions de ministre de la marine à Paris pendant l'investissement, M. Fourichon, le ministre titulaire, ayant été adjoint à la délégation de Tours. Nous avons déjà vu que M. Etienne Arago était maire de Paris, M. de Kératry préfet de police, M. Steenackers directeur des télégraphes, M. Rampont directeur des postes, et M. Hauréau directeur de l'imprimerie nationale. M. Tamisier fut choisi pour général de la garde nationale. C'était un ancien officier d'artillerie, très-honorable et très-capable, qui, comme représentant du peuple, avait protesté contre le coup d'État et servi de chef d'état-major au général Oudinot dans la journée du 2 décembre 1851. On mit à la tête du parquet de Paris M. Leblond et M. Didier, anciens magistrats, et anciens membres de l'Assemblée constituante en 1848. Le gouvernement était constitué et organisé. Il restait à choisir les maires d'arrondissement, opération difficile ; il fut convenu que le ministre de l'intérieur et le maire de Paris en conféreraient ensemble. On passa le reste de la nuit à se rendre compte de la situation. Elle était navrante. Quelqu'un essaya de rappeler l'opinion qui avait eu cours dans Paris toute la journée, que les Prussiens, une fois le régime impérial renversé, cesseraient leur marche en avant et consentiraient à la paix. Le roi de Prusse avait dit qu'il ne faisait pas la guerre à la nation, mais à l'Empereur. On ne s'arrêta pas à cette idée. Nous avions dans la Prusse un ennemi sans générosité, qui ne connaissait que les intérêts de sa grandeur et de sa vengeance. Le moment était venu pour la France d'expier Iéna et Sadowa : les violences criminelles du premier Empire, et la lâcheté non moins, criminelle du second. Il fallait donc songer à se battre. Le général Trochu n'eut pas de peine à nous démontrer qu'ayant commencé la guerre sans être prêts, nous, étions, après trois sanglantes défaites, dans un dénuement presque absolu. De nos deux armées, l'une, celle du maréchal de Mac-Mahon, était anéantie ; l'autre était cernée dans la place de Metz. Il ne nous restait d'anciennes troupes que la garnison des places, qui avait été réduite au minimum pour former les huit premiers corps d'armée, et qui venait de fournir, quinze jours après, à l'encadrement de six corps d'armée nouveaux. Le général Vinoy ramenait vers Paris les débris du 13e corps ; mais il pouvait être coupé dans sa route et écrasé ; d'ailleurs, il ne pouvait pas avoir avec lui plus de 15 ou 20.000 hommes, accablés par la fatigue et par le sentiment de la défaite. On avait décrété la levée en masse ; car les dernières lois votées par le Corps législatif étaient bien la levée en masse, il n'y manquait que le mot. Mais qui commanderait ces nouvelles armées ? La plupart des généraux connus avaient été placés dans les deux armées, dont l'une était prisonnière en Allemagne et l'autre derrière les murailles de Metz. Nous n'avions plus même nos vétérans : M. Changarnier, oubliant ses légitimes griefs pour ne songer qu'à la patrie, s'était enfermé avec Bazaine. Il ne nous restait guère que Trochu à Paris, et Vinoy s'il y. rentrait. Nous ne connaissions alors ni Chanzy, ni Faidherbe, ni Jauréguiberry, ni tous ces jeunes capitaines, les Billot, les Jaurès, dont le patriotisme fit en quelques jours des généraux consommés. Ce n'étaient pas seulement les chefs d'armée qui manquaient, c'étaient les officiers et jusqu'aux caporaux ; ce qu'en termes du métier on appelle les cadres. Une loi avait permis au ministre de la guerre de requérir tous les anciens gradés jusqu'à l'âge de soixante ans ; mais le nombre en était bien diminué par les saignées qui venaient d'être faites dans la population. La plupart dès survivants n'étaient que des invalides. On peut avoir été un.bon troupier à trente ans, et n'être qu'un invalide à soixante. Nous ne pouvions pas nous rejeter sur le nombre ; c'est à peine si, en donnant tout, la France arriverait à mettre en ligne autant d'hommes non exercés, que l'Allemagne avait de soldats habitués à la fatigue, à la discipline et au maniement des armes. Nous pensions — quel Français ne le pense pas ? — que la valeur peut suppléer au nombre. Mais nos ennemis aussi étaient vaillants. Ils l'étaient avec moins de fougue et plus de profit que nous. A la guerre, il faut surtout savoir obéir et savoir tirer. On n'improvise ni un cavalier, ni un canonnier, ni même un simple fusilier. La guerre à présent est science et patience ; autrefois elle était audace et force. On ne fait plus la guerre qu'avec de l'artillerie ; en tous cas, on la fait de loin. Nous pouvons conserver notre supériorité pour une attaque à l'arme blanche ; mais on ne se joint plus corps à corps, depuis les chassepots et les canons Krupp ; on s'envoie à distance des boulets ou des obus. L'important est de dérober sa marche, de choisir habilement ses positions, de s'abriter contre le feu de l'ennemi, de bien placer son artillerie, de viser avec précision, d'avoir des canons à longue portée et des munitions en abondance. Notre valeur, qui' n'est pas diminuée, nous deviendra un obstacle dans la guerre moderne, si nous n'apprenons pas à la régler et à la contenir. Nous nous jetterons au-devant du danger, et nous y périrons glorieusement et inutilement. Ces masses d'hommes éperdues, inexpérimentées, prêtes à la mort, peu capables de sang-froid et de fatigue, seront des armées de victimes héroïques, non de combattants Où en sont nos arsenaux ? Il faut trois fusils par homme. Au début de la campagne, on en comptait un et demi si les comptes étaient justes, si on n'exagérait pas les existences. Combien de perdus ? combien de pris, depuis ce temps-là ? Et les canons ? et les munitions ? et les vivres ? et les effets d'habillements et de campement ? Nos plus grands magasins, par une imprévoyance inconcevable, étaient dans Strasbourg et dans Metz. Nous n'y pouvions plus puiser, pour réparer les pertes de Wissembourg, de Forbach, de Frœschwiller, de Beaumont, de Sedan. Nous nous inquiétions avant tout du siège de Paris. On disait beaucoup, au Corps législatif : Ce n'est qu'une ville. Mais nous disions avec vérité : C'est toute la France. L'ennemi, par des routes ouvertes, accourait sur nous. On lui avait supprimé tous les obstacles en jetant l'armée du Rhin sur le nord-est. Ce n'était la faute ni de M. Trochu, ni de M. Thiers, qui avaient lutté heure par heure pour empêcher l'Empire de sacrifier la sécurité de Paris à celle de l'Empereur. Si l'ennemi mettait la main sur cette immense capitale, égale par sa population et par ses ressources à certains royaumes, sur cette immense forteresse, sur ces deux millions d'habitants, sur ces trésors en argent, en objets d'art, en armes et en munitions de toutes sortes, nous étions convaincus qu'il aurait la France à sa merci. Je frémis encore en me rappelant que nous pensions presque tous, ce soir-là, avant de nous être rendu compte de l'état des fortifications et de celui des approvisionnements, que Paris ne tiendrait pas quinze jours. Un siège d'un mois nous paraissait invraisemblable ; de deux mois, impossible. Les fortifications étaient-elles en état ? même réparées, même complétées, tiendraient-elles devant les armes nouvelles ? On disait, — on répète encore, — que le gouvernement impérial n'avait rien fait : il avait beaucoup fait au contraire, mais trop tard, au dernier moment ; il restait encore beaucoup à réparer, beaucoup à construire ; le temps pouvait nous manquer. Nous n'avions que 700 canons et seulement 10 coups par pièce ; nous n'avions pas assez de fusils et la plupart de ceux que nous avions ne valaient rien. Vingt-quatre bataillons de la garde nationale n'en avaient pas. Situation terrible : nous n'avions pas d'hommes. Notre grande espérance était le retour du général Vinoy, qui nous amènerait des instructeurs. Nous savions et nous le dîmes au général, que la garde nationale serait d'une bravoure et d'un dévouement incomparables ; qu'elle ferait son instruction avec une rapidité, merveilleuse ; mais enfin cette instruction était à faire. Depuis longtemps, la garde nationale ne se réunissait même plus pour la parade. La plupart des bataillons avaient été dissous. Ceux qu'on venait de lever avaient été faits à la hâte. On avait enrôlé tout le monde, des vieillards, des infirmes, qui ayant reçu des armes comme les jeunes et les valides, diminuaient notre matériel déjà trop insuffisant, en même temps qu'ils encombraient les cadres et rendaient l'organisation et le commandement difficiles. Puis nous pensions aux subsistances. M. Clément Duvernois et le conseil municipal avaient fait, chacun de leur côté ; de grandes acquisitions en grains, farines, conserves, bêtes à cornes et à laine. Nous ne connaissions ces opérations qu'en gros. On fit monter M. Moring, chef du bureau des approvisionnements. Il nous déclara que nous avions des vivres pour quarante-cinq jours. Sur-le-champ, avant de continuer nos délibérations, le comité d'approvisionnement de la Ville, qui était un peu en désarroi par la démission du président, fut réorganisé. On mit à sa tête M. Pelletier, qui dirigeait depuis longtemps le service de la boulangerie. M. Trochu nous dit que les troupes de M. Vinoy et les troupes- de marine que nous pourrions faire entrer dans Paris seraient bien pourvues de tout, parce que les dernières provisions préparées pour l'armée du Rhin n'avaient pu être expédiées et étaient encore dans les magasins de la guerre. Quoique nous fussions alors persuadés que le siège durerait très-peu — c'était l'opinion générale —, cependant il était urgent d'avoir des vivres en abondance, pour éviter les paniques et les émeutes. Nous avions fait nos efforts, comme députés, depuis plusieurs jours, pour pousser les Parisiens à s'approvisionner et à faire sortir les bouches inutiles. On ne nous avait pas crus. On s'était obstiné à considérer l'investissement comme impossible, parce qu'il est dans le caractère national de ne pas prévoir les catastrophes, et de s'en accommoder lorsqu'elles arrivent. Si toute la banlieue refluait dans Paris, comme c'était à présumer, à l'approche de l'ennemi, la disette pouvait s'ensuivre presque immédiatement. La disette nous menait tout droit à une émeute. A partir de ce jour-là et jusqu'à la fin du siège, l'émeute fut notre préoccupation constante. Les Prussiens y comptaient ; M. de Bismark le disait tout haut. Il nous paraissait impossible d'y échapper. Nous en avions vu les chefs à côté de nous à l'Hôtel de Ville, jusqu'au moment où la nuit les avait dispersés. Nous étions sûrs de les y retrouver le lendemain. Nous donnions ces renseignements à M. Trochu en même temps qu'il nous éclairait sur la situation militaire. Nous ne savions même pas si nous pouvions compter sur nos alliés de la veille, et si l'opposition n'allait pas se désagréger. Pendant que l'Empire était fort, les anciens partis, comme on les appelait, avaient été très-unis. Ils avaient un ennemi commun. Chacun savait gré à son voisin de ce qu'il taisait pour renverser l'Empire ; on était trop loin du succès pour songer au lendemain. Quelques écrivains avaient même érigé en système l'Indifférence sur la forme du gouvernement. Les divergences subsistaient au fond, mais on les apercevait à peine, tant on avait dé points communs. Seuls, les socialistes formaient bande à part. J'entends ici par ce mot les sectaires qui faisaient la guerre au capital et à la propriété transmissible par voie de succession. Il vaudrait mieux les appeler communistes, parce que cette désignation est précise, tandis que le nom de socialiste est un de ces mots mal définis qu'on se renvoie comme une injure dans les temps de troubles. Les communistes donc avaient pour objectif, non le gouvernement, mais la société, et les principes fondamentaux sur lesquels elle repose. Presque jusqu'à la fin, ils se tinrent prêts à s'allier avec l'auteur de l'Extinction du paupérisme, qui, de son côté, hésita longtemps, chercha à les amadouer, à les employer. Le régime des clubs, en leur donnant de la force, les avait portés à s'isoler des républicains, et bientôt à les combattre. La proclamation de la République en apaisa quelques-uns ; la présence de M. Rochefort au gouvernement en contint quelques autres ; la masse du parti ne songea qu'à prendre sa revanche de sa double déconvenue, dans la journée du 4 septembre, au Corps législatif et à l'Hôtel de Ville. On a publié, depuis, un résumé des séances de l'Internationale. — Ce sont peut-être des procès-verbaux ? — Voici les paroles prononcées par Lacord, le 19 janvier 1871, pendant qu'on se battait à Buzenval : L'Internationale a mal compris son rôle ; les travailleurs devaient s'emparer du pouvoir le 4 septembre, il faut le faire aujourd'hui. Si, le premier jour, l'Internationale avait marché droit son chemin, tout aurait tourné d'une autre manière, notamment le 31 octobre. Il se vante ; il exagère la force de l'Internationale sur les meneurs, et la force des meneurs sur la population. Mais on voit clairement par ses paroles le ressentiment des communistes contre les républicains conservateurs, et leur résolution inébranlable de lutter contre le gouvernement de la Défense, ou, comme dit Lacord dans le même discours, de le tuer. Nous n'étions pas sans crainte du côté des autres partis ; mais le vrai, le grand danger devait venir des communistes et des terroristes. Le parti bonapartiste s'était comme évanoui à la nouvelle du désastre de Sedan. Il se composait en majorité de dupes, en minorité de dévots aux idées napoléoniennes. Ceux-ci se taisaient et tremblaient ; les autres qui, au fond, n'aimaient que la force et ne servaient qu'elle, avaient tourné le dos sans hésitation et sans pudeur. Les cris impuissants et ridicules du Sénat, les hésitations, malheureusement trop prolongées, du Corps législatif, étaient comme le dernier soupir du bonapartisme. M. Pinard, du Nord, qui avait protesté deux fois en un jour, et dont les deux protestations ne tiennent que deux lignes dans le compte rendu, avait été le héros du parti, son seul homme. Quant à l'armée, autrefois si entichée de bonapartisme, elle était enragée de la défaite. Ni un général, ni un fonctionnaire n'avait songé à résister. Nous nous étions, dans l'après-midi, emparés des ministères, c'est le mot consacré, après la proclamation du gouvernement. L'affaire s'était passée en douceur, comme une transmission du pouvoir à la suite d'une crise ministérielle. M. de Palikao avait reçu poliment, presque affectueusement M. Trochu. Il est vrai qu'il croyait son fils mort, sur la foi d'une fausse nouvelle, et qu'il était abîmé dans la douleur. M. Etienne Arago avait trouvé le préfet de la Seine, M. Alfred Blanche, tranquillement assis devant son bureau. M. Alfred Blanche se leva, en voyant entrer son successeur, et sourit en lui disant : Je vous attendais. M. Picard et M. Gambetta étaient allés ensemble au ministère de l'intérieur ; ils y avaient trouvé un employé supérieur, fort empressé de les conduire au cabinet du ministre, et de les mettre au courant de quelques détails de service indispensables à connaître. Aux finances, où M. Picard s'était rendu ensuite, il ne rencontra personne. Il était accompagné de M. Magnin. Comme ils sortaient pour retourner à l'Hôtel de Ville, un employé se présenta devant eux. Lequel de vous, messieurs, dit-il avec un profond salut, est le ministre des finances ? Ils répondirent, un peu surpris, qu'ils n'en savaient rien. Que ce soit l'un ou l'autre, leur fut-il répondu, celui qui sera choisi peut compter sur tout notre dévouement. Je ne m'acheminai vers le ministère de l'instruction publique que le lendemain, assez tard dans l'après-midi. Comme je passais, seul et à pied, sur la place de la Concorde, je rencontrai le rédacteur en chef d'un grand journal, homme d'infiniment de talent et d'esprit, qui nous avait bien aidés dans nos attaques contre l'Empire, et qui maintenant fait une guerre violente à la République. Il me demanda où j'allais, je le lui dis : il voulut m'accompagner, et nous nous emparâmes ensemble du ministère, c'est-à-dire qu'il me vit échanger une poignée de mains avec le secrétaire général, qui, sur ma demande, consentit sur-le-champ à rester en fonctions. J'ai lu, avec beaucoup d'étonnement, dans quelques dépositions de l'enquête, que des ordres avaient été donnés pour arrêter l'ancien préfet de police, M. Rouher et M. de Palikao. M. de Kératry m'apprend qu'en effet, il y eut un mandat lancé par lui-même contre M. Piétri, et qu'il fit garder par des agents l'appartement de l'ancien préfet, mais que cette double mesure avait pour but de protéger la propriété de M. Piétri, et au besoin sa personne, contre les sévices dont il pouvait être l'objet de la part de la population. M. de Kératry chargea M. Duvergier, qui était, le matin même, secrétaire général de la préfecture, d'en avertir Mme Piétri afin de la rassurer. Quant à M. Rouher et à M. de Palikao, la pensée de les arrêter, ou de les inquiéter en quoi que ce fût, ne vint à personne. Le préfet de police demanda, le lendemain, l'autorisation de faire des perquisitions chez plusieurs impérialistes connus, dans le but d'y saisir des papiers d'État qui pouvaient jeter du jour sur les causes de la guerre ; le gouvernement s'y refusa. L'Empire se retirait, nous n'avions qu'à le laisser faire. Cependant nous comprenions bien que cette soumission était l'affaire du premier jour. Quelques honnêtes gens, qui n'avaient accepté l'Empire que tardivement, par crainte de révolutions violentes, avec l'arrière-pensée de le contraindre à devenir libéral, mais que les fautes accumulées dans les derniers mois avaient éclairés sur la vanité de leurs espérances, se sentaient délivrés. Au ministère de la justice, le nouveau secrétaire général, M. Hérold, entrant en fonctions, reçut la visite de M. Paul Fabre, procureur général à la Cour de cassation, et son ancien confrère, qui lui dit ces propres paroles : La France rentre en possession de sa conscience. La masse du parti se dégageait, parce qu'elle n'avait adhéré qu'à la force ; les purs s'ajournaient, se sentant abandonnés et impuissants ; mais ils se promettaient de profiter plus tard de l'occasion, si elle s'offrait. Nous étions tenus, sous peine de passer pour des impuissants, de leur retirer toute fonction politique ; car ils auraient, un jour ou l'autre, tourné contré nous le pouvoir que nous leur aurions laissé. En 1874, quand on a discuté sur la loi des maires, et que les républicains ont défendu avec énergie Je droit des municipalités élues, il s'est trouvé des députés de la droite et du centre droit pour leur reprocher d'avoir, eux aussi, révoqué des maires. C'est une des conséquences de cette aberration d'esprit qui porte quelques personnes à supposer que le 4 septembre n'était pas une révolution ; que la France, à cette époque, n'était pas envahie ; que nous pouvions gouverner avec la même facilité que dans les temps les plus calmes, et d'après les mêmes principes. Nous avons poussé bien loin la tolérance en ne révoquant pas plus de deux maires dans les communes rurales de la Seine ; quant aux maires d'arrondissement à Paris, dont les attributions allaient devenir considérables par la seule force des choses, et qui ne pouvaient manquer d'être les rivaux, sinon les successeurs du gouvernement, c'eût été un acte de mauvaise administration que de ne pas essayer de les avoir avec nous. Si nous avions laissé dans de telles places les élus du gouvernement impérial, on aurait pu dire avec vérité que nous avions organisé de nos propres mains une émeute contre nous-mêmes. En résumé, le parti bonapartiste tout entier désarmait sans se rallier. Il n'était pas immédiatement dangereux, il paraissait indubitable qu'il le deviendrait avec le temps. Nous l'avons vu renaître, à Bordeaux, cinq mois après, au milieu de' l'étonnement et de l'indignation universels, puis se fortifier peu à peu en essayant de rejeter les désastres de la France, dont il est l'unique cause, sur les hommes qui, dans le naufrage, avaient courageusement lutté pour sauver ce qui pouvait encore être arraché à l'abîme. Ce stratagème a réussi aux meneurs du parti bonapartiste, puisque nous voyons encore quelquefois à côté d'eux leurs anciens ennemis, aujourd'hui leurs dupes, crier : Le 4 septembre ! le 4 septembre ! Ce n'est pas le 4 septembre 1870 que la guerre a été rendue inévitable ; elle l'était, par la faute de l'Empire, en 1866 ; ce n'est pas le 4 septembre que la guerre a été déclarée, c'est le 15 juillet ; ce n'est pas le 4 septembre que la bataille de Frœschwiller a été perdue, c'est le 6 août ; ce n'est pas le 4 septembre qu'a eu lieu la catastrophe de Sedan, c'est le 1er septembre. Les orléanistes nous inspiraient beaucoup moins de défiance. Nous ne doutions ni de leur patriotisme, ni de leur amour pour la liberté. Nous pensions que beaucoup d'entre eux se rallieraient à la République, pourvu qu'elle fût conservatrice. Nous les savions incapables de recourir à la force, car ils n'ont ni le goût, ni le tempérament des coups d'État. Nous nous attendions à leur appui d'abord, puis à leurs critiques dès que nous prendrions des mesures un peu républicaines, et, si nous faisions des fautes, à leur sévérité. Quant à leur présence dans l'armée et au courage qu'ils y montreraient, cela ne faisait pas question ; il n'y avait pas de partis pour cela ; le maréchal Le Bœuf, une fois rentré dans le rang, a fait admirablement son devoir. Le 6, les princes d'Orléans arrivèrent à Paris dans le plus grand secret et firent avertir M. Jules Favre qu'ils étaient aux ordres du gouvernement, prêts à repartir pour l'Angleterre, s'il le jugeait nécessaire à la tranquillité publique, ou à reprendre leurs places dans l'armée française, s'ils pouvaient le faire sans ajouter aux embarras politiques du moment. M. Jules Favre ne nous consulta pas ; il les pria de se retirer, ce qu'ils firent à contre-cœur, sans proférer une plainte. Ils eurent raison de venir, raison aussi de comprendre la situation du gouvernement, et de retourner noblement et courageusement en exil. Un des plus jeunes rentra en cachant son nom, se battit en brave, et resta dans les rangs de l'armée, qui est fière de lui à juste titre. Tout cela est honorable pour tout le monde à tous les points de vue ; mais M. Jules Favre agit, dans cette occasion, en homme politique. Les chefs d'une maison royale ne pouvaient être en France, au lendemain d'une révolution, sans exciter les espérances de leurs amis et les défiances de leurs ennemis, Il ne faut pas abuser de l'anonymat ; nous en voyons, en ce moment, une longue et irréfragable preuve. Nous faisons, fort heureusement, cette expérience en pleine paix ; à la guerre, un prétendant ne pouvait pas être seulement aussi brave que le premier venu sans être un héros pour son parti ; et il ne pouvait passer pour un héros sans être un danger public. Les légitimistes étaient trop peu nombreux, à Paris, pour être dangereux. Je reconnais qu'ils firent compter tout le monde avec eux sur les champs de bataille. Les catholiques étaient nombreux, au contraire, mais j'ai tort de les appeler les catholiques ; il faut leur conserver leur nom nouveau de cléricaux. Le catholicisme est une religion ; le cléricalisme est un parti, et ce parti pouvait nous susciter des embarras par deux côtés : au dehors, par l'Italie, où la question de la royauté temporelle du pape était pendante ; au dedans, par les écoles et les séminaristes. Un grand nombre de républicains étaient habitués depuis longtemps à combattre l'enseignement congréganiste avec passion ; tout récemment il y avait eu une campagne de pétitionnement pour obtenir l'enrôlement des ecclésiastiques ou tout au moins des séminaristes ; il pouvait sortir de ces conflits des complications très-graves. Tous ces partis, à peu près unis pendant l'Empire, comprendraient-ils qu'il y avait encore, et plus que jamais, un ennemi commun, et qu'i. fallait tout ajourner jusqu'à la paix ? Il était permis de l'espérer ; il était indispensable de ne pas s'y fier. La moindre étincelle pouvait produire un incendie, qui serait terrible, dans un moment où l'union était si nécessaire, et où la France n'avait qu'un gouvernement de fait. En pesant toutes ces considérations, qui étaient loin d'être rassurantes, nous revenions toujours à ce parti de la Commune, qu'on connaissait déjà sous ce nom, qui n'était pas sans doute le plus nombreux, qui était très-nombreux cependant, puisqu'il a pu, cinq mois plus tard, asservir Paris ; qui était sans comparaison le' plus remuant, le plus exigeant, le moins éclairé ; qui comptait dans son sein le plus d'hommes déterminés ; dont les chefs, dévorés par l'ambition et la jalousie, avaient l'habitude, le talent et la manie des conspirations. Il était clair que, s'il y avait une émeute, elle viendrait de là. La misère, conséquence de l'investissement, les ateliers fermés, la faim, la maladie, qu'il fallait bien prévoir à la suite de la famine, leur amèneraient des recrues. Serait-il possible d'être sévères pour quelques chefs réellement dangereux, et doux pour leurs complices ou leurs dupes ? Nous connaissions trop le peuple parisien, ardent dans ses amours comme dans ses haines, pour y compter. C'est affaire à présent à des spéculatifs, à des inexpérimentés, de dire : Il fallait arrêter Flourens. Flourens, c'était Belleville ! Que feraient, en cas de collision, les autres partis ? Les bonapartistes iraient-ils à eux ? Les légitimistes, les orléanistes viendraient-ils à nous ? Les républicains modérés, de l'école d'Armand Carrel, de Godefroy Cavaignac, seraient-ils seuls pour combattre les républicains socialistes ? Nous passions en revue l'un après l'autre les plus importants parmi les meneurs. La plupart des membres du gouvernement n'avaient fait que les entrevoir. Nous les connaissions du moins par leurs discours, par leurs articles, par leurs actes. Les uns étaient anciens dans le métier : M. Blanqui, M. Delescluze, M. Félix Pyat. D'autres étaient tout nouveaux, comme Flourens. M. Rochefort, qui était là délibérant avec nous, était une des plus récentes idoles et des plus acclamées. On citait M. Millière comme un homme froid et habile. Vermorel, Paschal Grousset, Jules Vallès étaient les savants et les écrivains du parti ; Assi avait gagné sa notoriété au Creuzot, Eudes, Granger, dans l'affaire de la Villette ; Lefrançais, Gaillard père, et d'autres en assez grand nombre étaient des orateurs de clubs. Flourens avait eu de la popularité comme athée, quand, profitant d'une faveur fort contraire aux règlements et fort mal placée, il avait suppléé son père au Collège de France. Il avait depuis gagné en Crète une popularité nouvelle et toute différente : il passait pour un grand général. Cluseret, qui avait été général en Amérique, Lullier, ancien officier de marine, disparaissaient devant la renommée militaire de Flourens. Le peuple des faubourgs voyait en lui un homme de génie, un libérateur. Il organisa un bataillon de tirailleurs, qui était à lui corps et âmes. Il fut à un moment élu par cinq bataillons, qu'il voulait commander tous à l'a fois. Tous ces hommes croyaient qu'il n'y avait qu'à le nommer général en chef pour culbuter les Prussiens. De tous ces chefs, et de bien d'autres que nous passâmes rapidement en revue, nous attendions des demandes d'abord, puis des exigences, puis la lutte. Nous ne pouvions nous persuader que nous ferions régner l'ordre pendant un mois ou deux dans une population ainsi composée, agitée par tant de passions, et surexcitée encore par le danger et les émotions de la guerre. Nous pouvions désigner à coup sûr les chefs des futures insurrections. Fallait-il les provoquer ou les attendre ? user des pouvoirs de l'état de guerre pour supprimer les clubs, les associations, la liberté de la presse ? ou nous confier, même dans ce moment terrible, à la liberté, avec l'espérance bien précaire que personne n'oserait commencer la guerre civile, et l'espérance, mieux fondée, mais bien faible encore, que, si nous étions attaqués, la majorité de Paris se rallierait autour de nous ? C'était le choix à faire entre la politique de compression ou l'action morale. Nous étions tous pour l'action morale, M. Trochu autant que pas un d'entre nous. Il s'était déclaré en ce sens dans sa première proclamation comme gouverneur de Paris, et c'était un des griefs de la cour contre lui. Il n'est pas sans intérêt de rappeler ici ses propres paroles. Je fais appel aux hommes de tous les partis, n'appartenant moi-même, —- on le sait dans l'armée, — à aucun autre parti qu'à celui du pays. Je fais appel à leur dévouement. Je leur demande de contenir par l'autorité morale les ardents qui ne sauraient pas se contenir eux-mêmes, et de faire justice par leurs propres mains de ces hommes qui ne sont d'aucun parti, pas même du parti du pays, qui n'aperçoivent dans les malheurs publics que l'occasion de satisfaire des appétits détestables. Quelques jours après, développant sa pensée en répondant au journal le Temps, il disait : L'idée de maintenir l'ordre par la force de la baïonnette et du sabre dans Paris livré aux plus légitimes angoisses et aux agitations qui en sont les suites, me remplit d'horreur et de dégoût. L'idée d'y maintenir l'ordre par l'ascendant du patriotisme s'exprimant librement, de l'honneur et du sentiment des périls évidents du pays, me remplit d'espérance et de sérénité... Mais il peut arriver un moment où Paris, menacé par l'ennemi sur toute l'étendue de son périmètre, aux prises avec les épreuves d'un siège, soit pour ainsi dire livré à cette classe spéciale de gredins qui n'aperçoivent dans les malheurs publics que l'occasion de satisfaire des appétits détestables. Ceux-là errent dans la ville effarée, crient : On nous trahit ! pénètrent dans la maison et la pillent. Ceux-là, j'ai voulu recommander aux honnêtes gens de leur mettre la main au collet, en l'absence de la force publique, qui sera aux remparts. Ainsi parlait le gouverneur de Paris, avant même de nous connaître. Il avait bien raison de prévoir l'absence de la force publique. Nous préférions, comme lui, la force morale à la compression. Mais nous n'avions pas le choix entre les deux politiques. Les moyens de compression nous faisaient défaut absolument. Quelles étaient, en effet, nos ressources matérielles pour le maintien de l'ordre ? Les 40.000 hommes dont avait parlé M. de Palikao dans la matinée n'étaient déjà que 20.000 dans les appréciations de M. Jérôme David, et il se trouva, six mois après, que M. de Palikao ne les évaluait plus qu'à 4.000 devant la commission d'enquête. En réalité, il n'y avait de troupes solides et bien organisées que la garde municipale et la gendarmerie. En y ajoutant quelques bataillons de marche, on n'arrivait pas à la garnison d'une place de troisième ordre. Il y avait aussi les 18.000 mobiles ramenés de Châlons par le général Trochu, et qu'on a depuis appelés sa garde prétorienne. On ne pouvait pas faire grand fond sur tout cela-Notre opinion presque unanime dans la nuit du 4 septembre était que la garde municipale et la gendarmerie regrettaient l'Empire ; nous nous trompions ; ou du moins, si ces deux corps regrettaient l'Empire, leurs regrets étaient de fraîche date. Le. matin, comme nous l'apprîmes ensuite, ils avaient mis la crosse en l'air et laissé libre passage aux premiers envahisseurs de la Chambre. Peut-être condamnaient-ils à dix heures du soir la conduite qu'ils avaient tenue à trois heures. En tous cas, ils n'étaient bien solides ni pour l'Empire, ni pour nous. Ce mois d'août, où les défaites s'étaient succédé sans intervalle, et la bataille de Sedan, qui avait terminé la série de nos désastres, avaient complètement désorienté les soldats. On peut juger de l'état moral de l'armée par ce qui arriva le 19 septembre à Châtillon. Quelques zouaves prirent la fuite devant l'ennemi ; on les promena dans Paris avec un écriteau infamant sur la poitrine. Je ne connais pas d'exemple, pareil dans l'histoire de l'armée française. Ce moment fut heureusement très-court, mais c'est là que nous en étions le 4 septembre. La garde mobile avait une autre maladie ; elle tournait à la démagogie. Le général Trochu, pour la tenir en dehors de la contagion, l'avait fait camper de l'autre côté du mur d'enceinte. Restait la garde nationale, tout nouvellement organisée et qui ne se connaissait pas encore elle-même. Ses propres chefs n'auraient pu dire quels étaient les bons et les mauvais bataillons. Ou plutôt tous les bataillons étaient nouveaux, et par conséquent inconnus ; il n'y avait plus à proprement parler d'anciens bataillons. Depuis les dernières lois, les bataillons anciens avaient été plus que doublés. Au fond, la garde nationale, c'était tout le monde. C'était la population de Paris sous les armes. Nous parlâmes aussi des sergents de ville. M. de Kératry, le nouveau préfet, ne nous rassurait pas sur leur compte. Il les avait trouvés fort montés, fort agités. Après tout, quand il les passa en revue dans la cour de la préfecture, ils venaient d'essuyer une défaite, et en se trouvant sous ses ordres, ils avaient le sentiment de passer à l'ennemi. Il eut quelque temps après l'idée très-juste, à mon avis, de les transformer en régiments et de les envoyer aux remparts. Cette transformation eut pour effet de réduire le corps de la police, dans une ville de 2 millions d'âmes, à 70 agents de sûreté et 300 sergents de ville. Ce n'est pas, tant s'en faut, que je désapprouve la mesure prise par M. de Kératry. Ce fut tout profit pour la défense, pour le gouvernement et pour eux ; pour la défense, parce qu'ils furent des modèles de discipline et de courage ; pour le gouvernement, parce qu'ils étaient contre lui au fond du cœur ; pour eux enfin, parce qu'ils étaient odieux et menacés comme sergents de ville, tandis qu'ils furent honorés et respectés comme soldats. Quelle que soit la docilité de la police, on ne peut pas attendre d'elle qu'elle poursuive un homme le matin et qu'elle lui obéisse fidèlement le soir. C'était une bonne meute, mais absolument déroutée. Il est vrai qu'en la lançant contre M. Blanqui et ses adhérents, on ne la changeait pas de gibier : ce n'est pas le gibier, c'est le chasseur qui la gênait ; et elle pouvait être tentée à chaque instant de se retourner contre lui et de lui donner un coup de dent par habitude. Leur départ, si bien motivé, n'en avait pas moins pour conséquence de désarmer l'administration. Il était surtout impossible de conserver les commissaires de police et de les employer à surveiller leurs maîtres de la veille. Et comment remplacer tout cela ? On n'improvise pas un limier. Nous étions serrés dans ce dilemme : ou garder des commissaires dangereux, dont la présence seule irriterait tous les républicains, ou prendre des commissaires improvisés, et par cela même incapables. Il fut convenu qu'on essaierait d'avoir un nouveau personnel. On vit, trois jours après, qu'il fallait se hâter, car les clubs annonçaient la prétention de faire eux-mêmes les nominations. En attendant, nous étions désarmés pour la surveillance et la répression, et réduits à ne compter pour unique ressource que sur notre ascendant moral. M. Trochu, qui nous avait vu acclamer dans la journée, nous demandait si notre ascendant suffirait pour en imposer aux partis hostiles et s'il serait durable. Voici, à peu près, ce que nous lui répondîmes : Nous aurions de l'ascendant parce que nous étions nécessaires, et tant que le public comprendrait que nous étions nécessaires. Nous n'avions pas d'autre raison d'être. Comprendrait-on longtemps, et partout, que notre présence aux affaires était le seul moyen de maintenir l'ordre et d'organiser la défense ? Nous savions déjà que le parti de la Commune le nierait ; quant au parti bonapartiste, il concentrerait sur nous toutes ses haines. Il avait beau être écrasé en ce moment sous le poids de ses fautes et de nos revers, il tenait encore, d'un bout de la France à l'autre, toutes les fonctions publiques. Nous nous demandions ce que ferait Bazaine, s'il romprait le cercle vivant qui l'étreignait. Quelques-uns d'entre nous jouissaient d'une popularité personnelle immense, mais c'est pour un gouvernement une force bien précaire que la popularité conquise dans l'opposition. Nous avions tellement le sentiment de nos dangers, et par conséquent de notre courage, que nous étions convaincus qu'on nous en tiendrait compte. Il était bien évident que si les Prussiens prenaient la ville, nous serions leurs victimes toutes désignées ; que si jamais les Bonaparte revenaient, ils s'en prendraient à nous d'une révolution faite par la France entière, mais qui avait jeté nos noms en avant ; que toute émeute qui réussirait, ne fût-ce que pour une heure, pouvait nous coûter la vie. Péril encore plus grand : on chargerait notre mémoire de tous les malheurs qui allaient suivre, et contre lesquels, à moins d'un miracle, nous serions impuissants. Ainsi, nous en étions à croire que nos dangers faisaient notre force. La conclusion unanime fut de faire au plus tôt des élections générales. C'est sur ce mot que nous nous quittâmes, à trois heures du matin, après une rude journée. II. — LE COMITÉ CONSULTATIF. - LE SIÈGE DU GOUVERNEMENT. - L'AJOURNEMENT DES ÉLECTIONS. - LA DÉLÉGATION DE TOURS. L'Hôtel de Ville était devenu, en un jour, l'unique centre de la politique. C'était cette ancienne Maison aux Piliers, achetée par Etienne Marcel, transformée en palais au seizième siècle par Dominique Boccadoro, si fort agrandie par Louis-Philippe en 1835, et que M. Haussmann avait agrandie encore, décorée de sculptures, de peintures, d'escaliers de marbre, de fontaines jaillissantes, d'objets d'art de toutes sortes, immense et splendide palais, lié à tous les événements de l'histoire de France, et plus approprié aux fêtes qu'aux affaires. Pendant les premiers mois du siège, le rez-de-chaussée fut occupé partie par les bureaux de la préfecture, partie par des jeunes gens de la garde mobile, pour lesquels on avait entassé des matelas dans les couloirs et les escaliers. Ils y étaient si pressés, quand les matelas étaient déroulés pour la nuit, qu'il fallait enjamber pardessus leurs corps pour monter au premier étage. Ce premier étage était placé au-dessus d'un entresol qui renfermait les appartements particuliers du préfet. Au milieu, précisément au-dessous du campanile, était la grande salle d'honneur, qui conduisait, du côté du quai, au cabinet du préfet, et du côté de la rue de Rivoli, à celui du secrétaire général. Le 4 septembre, M. Etienne Arago, maire de Paris, avait pris possession, avec ses adjoints, du cabinet du secrétaire général et de ses dépendances. M. Ferry, qui était chargé des fonctions de préfet, occupait, à l'autre extrémité, l'ancien cabinet de M. Haussmann. Entre ce cabinet et la salle d'honneur, se trouvaient un salon d'attente et diverses très-petites pièces, situées des deux côtés d'un couloir intérieur assez court, pour le télégraphe et des secrétaires. En arrière du cabinet, en allant vers le quai, était une antichambre à laquelle on arrivait directement par un grand escalier de pierre, et qui ouvrait à la fois sur le cabinet du préfet, sur cet escalier, et sur un vaste et beau salon dont nous avions fait la salle du conseil. Je crois qu'on l'appelait le salon jaune. C'était le premier salon de la galerie des fêtes. Il occupait l'angle du palais, ayant deux fenêtres sur la place, et trois fenêtres sur le quai et sur le jardin de la préfecture. C'est dans l'embrasure d'une de ces fenêtres, celle du milieu, que M. Jules Favre et moi nous avons été gardés à vue, et tenus en quelque sorte au bout des fusils, pendant cinq heures dans la journée du 31 octobre. Il n'était pas toujours facile de défendre, contre les importants et les importuns, la salle même du conseil. Le reste du palais était encombré dès la première heure du jour, et jusque fort avant dans la nuit. On recevait les députations dans la salle d'honneur, au milieu de la foule qui s'y trouvait ; elles se succédaient sans relâche. Le cabinet de M. Ferry et la salle du conseil furent remplis, pendant les premiers jours, par des membres du Corps législatif qui venaient nous apporter leur concours ou nous donner leurs conseils. Ils étaient accueillis avec reconnaissance. Nos amis politiques vinrent les premiers ; mais nous eûmes la visite d'un grand nombre de députés appartenant à d'autres groupes. On pensa à les prier de former auprès de nous une sorte de grand conseil ou de comité consultatif. Cette proposition fut sérieusement agitée pendant plusieurs séances. L'effet sur les départements aurait été excellent. Nous-mêmes, nous aurions été déchargés d'une partie de notre responsabilité. Puis on reconnut qu'il fallait tout sacrifier aux intérêts de la défense, qu'un corps délibérant gouvernerait mal dans un moment où il fallait se résoudre à la minute, et. que d'ailleurs les députés seraient plus utiles dans leurs départements qu'à Paris. Personne ne reprochait alors au gouvernement d'être uniquement composé de députés de Paris, parce qu'on savait comment et pourquoi cela s'était fait. Au fond, nous avions dans le conseil des députés de l'Hérault ; de la Gironde, des Bouches-du-Rhône, d'anciens députés du Rhône, de l'Eure, des Côtes-du-Nord, du Gard ; nous avions appelé au ministère un député de la Loire, un député de la Côte-d'Or, un ancien député du Finistère ; nous n'étions donc pas, à proprement parler, un gouvernement exclusivement parisien. Par une coïncidence heureuse, les représentants de Paris étaient les chefs reconnus de l'opinion républicaine ; on ne comptait pas plus de trois ou quatre républicains dans la Chambre en dehors de nous. Cependant on nous avait choisis comme députés de Paris ; c'est à ce titre que nous avions pris le pouvoir. Nous espérions que ceux de nos anciens collègues qui avaient de la popularité dans leurs départements nous aideraient à remplir la double tâche de soutenir la guerre et d'entretenir la concorde entre les citoyens ; qu'ils expliqueraient pourquoi, Paris devenant par l'investissement le centre même de la guerre, il était naturel, et peut-être indispensable, de réunir tous ses députés dans le gouvernement. Il nous semblait que, dans ce moment de péril suprême, toutes les volontés seraient avec nous. Mais il y avait des difficultés à craindre dans les plus grandes villes, telles que Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, dans les centres manufacturiers comme le Creuzot, Saint-Étienne, les forges de l'Aveyron. Nos anciens collègues, en s'y rendant, pouvaient y remplir le même office que nous remplissions à Paris, et faire comprendre partout la nécessité de l'union. Nous étions plus tranquilles, au point de vue politique, sur les grandes villes du Nord, parce qu'elles étaient au milieu du péril, et qu'un dévouement sans bornes était pour elles le plus pressant des intérêts et le plus évident des devoirs. Enfin Paris était l'objet de nos préoccupations suprêmes, parce qu'il allait être assiégé, et parce qu'il y avait dans sa population de deux millions d'âmes des éléments redoutables. Aucun de nos collègues des départements, si ce n'est peut-être M, Guyot-Montpayroux, ne nous proposa de transporter le siège du gouvernement provisoire hors de Paris. Il en fut cependant question au conseil, mais très-brièvement. Depuis les désastres de Forbach et de Frœschwiller, qui avaient eu pour conséquence l'invasion, tout le monde savait que Paris serait assiégé, et que l'événement du siège de Paris, quel qu'il fût, ferait le sort de la France. C'est ce qui avait fait considérer comme une folie ou une trahison l'envoi vers le nord-est de la seule armée qui pût, en se portant à notre secours, empêcher Paris de tomber aux mains des Prussiens. Nous pensâmes le 4 septembre, et je pense encore aujourd'hui que, si le gouvernement avait laissé M. le général Trochu seul aux prises avec la population parisienne et s'était transporté tout entier dans une ville de province, il en serait résulté presque infailliblement ces deux conséquences : 1° le général n'aurait pas conservé son autorité sur la population civile de Paris ; 2° ses collègues n'auraient pas obtenu l'adhésion et l'obéissance de l'armée. Les motifs qui avaient porté M. Trochu à nous demander la présidence du conseil étaient très-sérieux. Il avait bien fallu qu'ils nous parussent tels pour que nous eussions consenti sur-le-champ à lui accorder une situation pour laquelle M. Jules Favre était si naturellement désigné par sa popularité, ses talents et ses services. Or, la présidence du général Trochu, si nous nous séparions de lui dès le premier jour, n'était plus qu'une fiction dont ni lui, ni nous ne pouvions retirer aucun bénéfice. Nous n'étions plus, dès lors, qu'un gouvernement purement civil ; il redevenait, tout simplement, le gouverneur de Paris, avec cette circonstance aggravante que les républicains ne manqueraient pas de lui reprocher d'avoir été nommé par l'Empereur, tandis que les autres partis lui feraient un grief d'avoir adhéré à la République. Il est vrai que, dans la soirée du 4 septembre, le gouvernement était accepté par la très-grande majorité de la population parisienne, et que cette majorité lui est restée fidèle jusqu'aux derniers jours du siège. La preuve, c'est qu'il a duré ; une seconde preuve, assez convaincante aussi, quoique moins forte, c'est qu'il a eu, au plébiscite du 3 novembre, 357.996 voix contre 62.638. L'émeute du 31 octobre, quand on l'étudie attentivement, prouve que, pendant une grande partie de la journée, sa majorité l'avait renié ; mais ce fut l'affaire de quelques heures. Pour lui-même, on l'abandonnait ; en le comparant, on le reprit. Dans le fait, il fut ce jour-là victime d'une méprise. Il était depuis longtemps prisonnier de l'émeute, et Paris ne s'en doutait même pas. Quand Paris l'a su, il s'est levé et l'a délivré. Mais cette majorité, très-réelle malgré de rares intermittences, aurait-elle été aussi forte si le gouvernement avait été autrement composé ; si, par exemple, le général Trochu, dont la popularité était bien grande ; mais bien nouvelle, et dont on exigeait plus que le possible, ce qui est l'écueil de toutes les popularités, s'était trouvé seul en présence d'une population dont il ne connaissait ni les mœurs ni les habitudes ? En d'autres termes, peut-on dire que Paris soutenait le gouvernement, parce qu'il était le gouvernement, sans se soucier du nom des personnes qui le composaient ? Je veux bien avouer que tel était le sentiment d'une partie importante de la population ; mais importante par la qualité plutôt que par la quantité. Oui, la partie intelligente de la population comprenait la nécessité de se rallier au gouvernement existant, et de faire la trêve des partis pendant la guerre. Mais deux millions d'hommes ne se résignent pas, ne se contiennent pas pour des motifs aussi élevés. Il y a beaucoup plus de passion que de raisonnement dans les foules. Paris dans sa majorité était républicain, comme il l'est aujourd'hui de plus en plus. Il avait donné, dans les dernières élections, à toutes les personnes qui composaient le gouvernement, des majorités considérables. Si le 4 septembre, après l'envahissement de l'Assemblée, on lui avait proposé, pour former un gouvernement, douze noms pris dans le centre droit, on même dans le tiers parti, aurait-il accepté ? se serait-il soumis ? Il n'aurait même pas accepté douze noms de la gauche ouverte. Telle composition de gouvernement qu'il aurait acclamée le 3, quand rien n'était fait, aurait été repoussée, conspuée le lendemain. Je doute qu'aucune personne sensée, connaissant tant soit peu le caractère du peuple, et surtout du peuple parisien, en puisse douter. Ainsi le gouvernement avait la majorité, en partie parce qu'il était un gouvernement, en partie parce qu'il était celui-là et non pas un autre. Ses membres une fois partis pour aller à Tours, à Bourges ou à Bordeaux, l'opinion républicaine proprement dite se divisait faute de chefs. Les monarchistes auraient attiré à eux ceux qui, avant tout, craignaient le désordre ; beaucoup d'autres se seraient jetés du côté des partis extrêmes pour défendre le principe républicain. Je ne dis pas qu'ils auraient subi la domination de M. Blanqui ; je dis seulement qu'ils se seraient divisés, qu'il n'y aurait pas eu de majorité, et par conséquent pas de gouvernement. Je regarde M. le général Trochu comme un très-grand personnage ; d'abord, c'est un grand caractère ; de plus, c'est un grand orateur, et, autant que j'en puis juger, c'est un bon général. Tout cela ne fait pas qu'ayant vécu toute sa vie en dehors de la politique, et ne connaissant pas les éléments multiples de la population parisienne, il fût en état de la contenir. La force physique : police, gendarmerie, troupes régulières, lui manquait absolument, et, pour appliquer avec succès la force morale, il faut connaître à fond le peuple à qui l'on a affaire. S'il avait réprimé, il était perdu : les ardents l'écrasaient ; s'il avait cédé, il était encore perdu : les modérés le reniaient. On a reproché au gouvernement de n'avoir pas fait de répression ; c'est un de ses crimes dans la pensée de tous ceux qui n'étaient pas ici et de beaucoup qui auraient dû y être. Il pouvait arrêter les hommes dangereux sans que personne lui désobéît ou les défendit ; il pouvait les faire passer en justice sans avoir à craindre leur acquittement ; il pouvait même les faire, exécuter sans autre résultat que de répandre une terreur salutaire. Voilà ce que disent à présent les hommes passionnés et superficiels. Rien de tout cela n'est vrai, comme le savent ceux qui ont pris la peine d'étudier les faits et qui ont l'habitude de réfléchir avant de décider. Cela n'est pas vrai du gouvernement tel qu'il était composé : à combien plus forte raison aurait-il été impossible à M. le général Trochu d'échapper à des émeutes sans cesse renaissantes ! Pour moi, il n'y a pas l'ombre d'un doute : le départ du gouvernement, c'était la Commune six mois plus tôt, ou, sinon la Commune, au moins une agitation et des luttes continuelles, et, comme conséquence, les Prussiens dans Paris au bout d'un mois. Je sais que les partis se croient tout-puissants ; pendant le siège, il y a eu un parti qui se croyait sûr de culbuter les Prussiens si seulement on le laissait faire : il suffisait pour cela de prendre M. Flourens pour général en chef et d'ordonner une sortie torrentielle. Je ne prends pas de pareilles billevesées au sérieux ; mais j'ai quelque peine à donner plus d'importance à l'avis des grands hommes d'État qui, après la crise et pour se donner des allures de profonds politiques, déclarent qu'avec de la fermeté et quelques bonnes exécutions, on aurait eu raison de ceux qui ont fait le 31 octobre, le 22 janvier et la Commune. Ce n'est pas avec de la suffisance et des sentences banales qu'on vient à bout des difficultés énormes. Pendant quatre mois des plus cruelles épreuves, il n'y a eu, à tout prendre, que deux émeutes dans Paris ; le sang n'a coulé qu'une seule fois. C'est un résultat considérable, dû à la sagesse du gouvernement tout entier, à ses efforts incessants, et qu'aucun de ses membres n'eût obtenu s'il eût été seul. Nous avions donc des raisons très-sérieuses pour rester à Paris. Et ce qui contribuait à nous y déterminer, c'est que nous pensions alors, premièrement, que le siège de Paris durerait tout au plus quelques semaines, et, secondement, que nous ne ferions que passer aux affaires, puisque la convocation d'une Assemblée allait donner presque immédiatement naissance à un pouvoir régulier. On s'occupa, en effet, dès le 5 septembre, de préparer une loi électorale. C'était surtout l'affaire du ministre de l'intérieur, qui nous apporta ses propositions le 8 ; mais les membres du gouvernement eurent entre eux, et avec les membres du Corps législatif restés à Paris, de longues conversations sur ce sujet. Si les avis avaient été unanimes dans la séance de nuit du 4 septembre, ils se trouvèrent bien partagés le lendemain quand on se mit en face des difficultés. M. Chaper, un des rapporteurs de la commission d'enquête parlementaire, a mis tous ses soins à rechercher, dans les notes de M. Dréo, l'opinion particulière de chacun des membres du gouvernement, parce que, dit-il, cela importe beaucoup à l'histoire. Je crois, au contraire, que cela n'importe nullement à l'histoire, et que les notes de M. Dréo n'éclaircissent nullement la question, par la raison toute simple que chacun des membres du gouvernement, comme l'opinion publique à Paris, a beaucoup hésité et beaucoup varié sur une résolution qui, dans une situation essentiellement mobile, ne devait pas et ne pouvait pas être immuable. Mais peut-être convient-il, sans aller plus loin, de s'expliquer ici, une fois pour toutes, sur la valeur de ces notes de M. Dréo. M. Chaper désire qu'elles soient publiées ; je n'y verrai pour ma part aucun inconvénient, dès qu'il sera bien établi pour tout le monde qu'elles n'ont à aucun degré un caractère officiel, qu'elles n'expriment que l'opinion personnelle de M. Dréo, et qu'enfin elles l'expriment quelquefois avec des abréviations et des formules qui ne rendent pas très-exactement sa pensée et qui auraient tout au moins besoin de commentaires. Il ne faut pas qu'on laisse croire au public que nous avons peur de cette publication. Quand même nous l'aurions autrefois redoutée, ce qui n'est pas, nous serions à présent désintéressés par le rapport de M. Chaper, qui n'a pas pris à tâche de laisser dans l'ombre ce qui pourrait être relevé contre nous. Je pense, pour ma part, que ces notes d'un témoin intelligent, sympathique et honnête, ne peuvent que nous faire honneur. C'est le journal du bord tenu par un passager pendant le naufrage. Je ne m'étonne pas d'entendre M. Chaper déclarer qu'il n'y a pas de lecture plus poignante. Le rapporteur reconnaît très-loyalement que ce document ne constitue pas un véritable recueil de procès-verbaux, puisqu'il n'a été ni lu aux membres du gouvernement, ni approuvé, ni signé par eux. Il est équitable, dit-il avec raison, qu'ils fassent toutes réserves sur une pièce dont ils n'ont pu contrôler en temps opportun, et chacun en ce qui le concerne, la fidélité complète. En effet, j'ai sous les yeux, en ce moment, les notes de M. Dréo, qui a bien voulu me les communiquer avec son obligeance ordinaire. Je les lis pour la première fois, et j'y trouve certains passages, assez importants, sur lesquels j'aurais eu des rectifications à demander. Comment en serait-il autrement ? Je suis encore surpris, en constatant beaucoup d'erreurs, qu'il y en ait si peu, et je déclare bien haut que j'en aurais fait davantage, si j'avais été chargé, dans les mêmes conditions, de la même besogne. Cependant le rapporteur, tout en effaçant de ces notes le caractère de procès-verbal, laisse subsister le mot, ce qui est au moins regrettable. Il donne pour motif que, deux ou trois fois, certains membres du gouvernement ont dit : Je demande l'insertion au procès-verbal. Je l'ai entendu dire aussi rue de la Sourdière, où notre secrétaire était M. Magnin, qui n'a jamais écrit autre chose, que le texte des amendements et des interpellations. On peut l'avoir dit machinalement pendant le siège, mais personne ne prenait une telle déclaration au sérieux ; on ne tient pas de main-courante des séances d'un gouvernement. Nous entendions qu'il y aurait un procès-verbal des résolutions prises, non pas des discours et des votes de chacun de nous. Nous parlions là comme entre amis, à cœur ouvert, discutant les absents avec sécurité, parce que nous comptions sur une discrétion absolue, exposant une opinion sans parti pris, et très-souvent pour provoquer la discussion, ne rougissant pas le moins du monde de changer d'avis quand on nous avait éclairés, parlant d'un côté, et votant de l'autre sans vergogne, parce que nous nous étions rendus à de bonnes raisons. Il n'y avait ni partis, ni rivalités dans le gouvernement. Nous ne voulions pas alors, nous ne voulons pas aujourd'hui, diviser les responsabilités. Comment ne comprend-on pas que nous ne pouvons agir autrement sans manquer à l'honneur ? J'ai appartenu pendant plusieurs années à un gouvernement qui différait de celui-là à tous égards, et surtout par cette circonstance que M. Thiers y avait sciemment, volontairement, je dirai même nécessairement, introduit des représentants des opinions les plus diverses. Tout le monde sait qu'à un certain moment je m'y suis trouvé en grande minorité, pour ne pas dire plus. Irai-je dire à présent : J'ai été de tel avis, telle résolution a été prise malgré moi ? Quel rôle jouerait un ministre qui détaillerait ainsi sa responsabilité, et qui ne comprendrait pas qu'il est responsable et solidaire, tant qu'il reste ? Certes, j'en parle a mon aise, puisqu'il ne saurait y avoir de plus grand honneur pour un citoyen que d'avoir été pendant trois ans collaborateur de M. Thiers. Mais l'opinion que j'exprime est au-dessus de toute contestation, entre gens qui se respectent, et qui connaissent les devoirs de la vie politique. Je puis donc dire du gouvernement de la Défense, et de celui-là plus que de tout autre : Tous ceux qui sont restés sont responsables de tout ce qui a été fait. Assurément, nous ne saurions revendiquer notre part des actes de courage civique accomplis par M. Jules Favre à Ferrières et à Versailles ; ni de l'habileté profonde avec laquelle les fortifications et l'armement ont été complétés, et les trois armées de Paris créées, organisées, exercées. Je parle de ce qui a été résolu en conseil, des actes du gouvernement. Ils portent tous nos signatures. Il ne serait honorable pour aucun de nous d'en décliner la responsabilité ; et il n'est équitable pour personne de chercher ici ou là, des preuves de dissentiments, qui, dans tous les cas, s'ils ont existé, n'ont jamais duré plus d'un quart d'heure. Il y a une grande distinction à faire, une seule. C'est celle qui s'établit naturellement entre les deux gouvernements de Paris et de Bordeaux quand la correspondance a été interrompue. Il est évident qu'à partir de ce moment le gouvernement central et celui de la délégation ont une histoire à part et des responsabilités distinctes. Oui, cela devient juste alors, parce que cela devient possible. Et j'ajoute, pour qu'on ne s'y méprenne pas, que, quoiqu'il y ait eu lutte au dernier moment et que j'en aie porté le poids principal, je suis convaincu que ceux qui ont fait partie de la délégation, comme ceux qui ont fait partie du gouvernement de Paris, ont le droit de se vanter bien haut de leur intégrité, de leur dévouement sans bornes et de leur courage. Je reconnais seulement que nous pouvons avoir commis des erreurs les uns et les autres. Aucune matière n'était plus difficile que celle des élections en tous genres : élection des maires, élection d'un conseil municipal de la Seine, élection des officiers de la garde nationale et de la garde mobile, et surtout élection d'une Assemblée constituante. Notre intérêt, comme hommes et comme parti, était évident. Je dis comme parti, puisque nous étions tous républicains, à l'exception du général Trochu, qui l'est devenu depuis par raison. Plus les élections auraient été rapprochées, plus elles auraient été républicaines. C'est éclatant comme la lumière du jour, et personne n'en a jamais douté. Quant à nous, membres du gouvernement, nous avions dans les élections une chance unique d'échapper aux périls où la nécessité de sauver le pays venait de nous jeter. Si les élections nous maintenaient au pouvoir, nous y restions avec une autorité qui nous permettrait de faire tout le bien que nous rêvions pour notre pays ; si nous étions remplacés, personne, pas même nos ennemis les plus implacables, ne pouvait rien trouver à reprendre dans notre conduite. C'est cette double considération qui nous avait d'abord entraînés. Malheureusement, dès qu'on prenait le temps de réfléchir, les difficultés et les objections se multipliaient. Il y en avait deux principales : la présence des Prussiens sur notre sol, et la nécessité de reconstituer les municipalités avant de faire les élections. Les Prussiens occupaient tout l'Est de la France. C'était une grande portion du pays où les élections n'auraient pas lieu ; car on ne pouvait ni se réunir sans leur permission, ni se résoudre à la demander, ni peut-être, si on la demandait, l'obtenir dans des conditions acceptables. Comment les électeurs se seraient-ils entendus, sans assemblées ; sans journaux, sans affiches ? Comment auraient-ils voté ? Comment auraient-ils surveillé 'les opérations et dépouillé le scrutin, pendant qu'ils étaient en armes, cherchant encore à se défendre, ou vaincus, opprimés, plongés dans le désespoir, sans nouvelles des armées et de la France ? Des élections dans ces circonstances n'auraient été qu'un tirage au sort. Les autres départements étaient relativement à l'abri. La France s'y retrouvait encore elle-même. On attendait d'un jour à l'autre l'ennemi, mais on était entre soi, on pouvait agir. Seulement, ces élections, même dans les départements non occupés, venaient-elles à propos à la veille d'une bataille ? La moitié des électeurs étaient sous le drapeau, réquisitionnés ou volontaires. Les autres avaient besoin plus que jamais d'une direction dans ce désarroi, et après vingt ans de dictature. Je ne parle pas d'une nouvelle sorte de candidature officielle, personne de nous n'y songeait et n'y aurait consenti ; mais pour voter librement, il faut être protégé et administré, se sentir sûr de sa vie et de ses biens. Un pouvoir régulier ne périclite pas pendant que le pays délibère, même sur la Constitution. II a tout dans la main, les fonctionnaires, la force publique. Tout est prévu et organisé pour que la transmission de l'autorité, si elle a lieu, se fasse sans secousse. Ici toute la société était au hasard ; le gouvernement, en convoquant les électeurs, abdiquait, se déclarait prêt à disparaître, ne laissait rien debout derrière lui. Lui obéirait-on, pendant la période électorale, si courte qu'elle pût être ? Pouvions-nous, en l'état, supporter un interrègne de huit jours ? Pouvions-nous compter pendant le scrutin sur la trêve des partis, quand il était évident que chacun d'eux, dans la crise que le pays traversait, tiendrait à mettre ses hommes à la tête des affaires, ceux qui partageaient ses aspirations et qui lui inspiraient de la confiance pour le présent et pour l'avenir ? On parle à présent à son aise de ces grands dangers, de ces grands hasards ; personne, à ce moment-là, ne pouvait les envisager sans frémir. Nous avons fait des élections générales en février 1871 ; mais la situation était à tous égards différente. Il y avait, en février, un gouvernement établi depuis cinq mois, des fonctionnaires qui savaient à qui obéir. On ne parlait plus cette fois de Constitution, vu la brièveté du délai, mais d'une réunion de citoyens convoqués hâtivement pour conclure la paix. Presque tout le monde pensait que, la paix conclue et ratifiée, l'Assemblée de Bordeaux nommerait un gouvernement provisoire, et se retirerait en convoquant une Assemblée constituante. Enfin, nous avions alors une trêve, dont la durée, au su de tout le monde et à moins de complications inattendues, était indéfinie. On était l'arme au pied, on pouvait presque à coup sûr compter sur la paix, une paix douloureuse, affreuse, mais la paix. Les élections, en septembre, se seraient faites sous le feu ! Une autre difficulté, qui frappait moins au premier abord, qui était grave pourtant, venait de la situation des maires et des funestes habitudes contractées par eux, depuis vingt ans, en matière électorale. Les maires en fonctions étaient les maires de l'Empire, c'est-à-dire, pour l'immense majorité, les agents des candidatures officielles. Ferions-nous les élections avec leur concours, par leurs mains ? Sans doute, ils étaient, pour la plupart, dégrisés de l'Empire ; beaucoup d'ailleurs avaient aimé uniquement en lui la force qu'il n'avait plus. Mais dans leur commune, en présence de l'urne électorale, changeraient-ils tout à coup d'allures, de langage et de candidat ? La question pou ? chacun d'eux devenait très-personnelle. On nous disait bien : Il n'y a plus de bonapartistes, et même il n'y a plus de partis ; il n'y a plus que la France à sauver, à défendre, à ressusciter. Oui, mais dans chaque village, il se trouvait un homme connu et influent depuis vingt ans ; qui constamment avait fait sa principale, ou, pour mieux dire, son unique affaire, du succès du candidat officiel ; qui l'avait soutenu, raconté, préconisé, hébergé ; qui le plus souvent lui devait son écharpe ; qui n'avait jamais rien demandé et obtenu que par lui ; qui d'ailleurs ne l'avait pas laissé chômer de demandes, tantôt au nom de la commune, et quelquefois aussi en son propre nom ; qui lui était doublement attaché par la reconnaissance et par un certain respect de soi-même, par la difficulté de se dédire trop ouvertement ; qui pour l'amour de lui s'était fait l'ennemi de tous les autres candidats possibles ; qui enfin ne pouvait pas vouloir être impartial, et qui, l'eût-il voulu, était hors d'état d'y parvenir. Nous voulions rendre la France à elle-même : il ne fallait donc pas la laisser aux maires de l'Empire. Si nous ramenions dans l'Assemblée nationale l'ancienne majorité du Corps législatif, ce n'était pas seulement la République qui était perdue ; c'était la France. Il est bien vrai qu'en faisant les élections rapprochées, on les faisait républicaines, mais à condition de ne pas garder les maires qui avaient fait le plébiscite et les élections de 1869. Les mêmes maires pouvaient nous ramener la même majorité, et alors la France était définitivement perdue. Nous la connaissions, cette majorité ; nous l'avions vue, avant la guerre, se précipiter clans la guerre qu'elle avait en horreur ; pendant la guerre, appuyer des mesures qu'elle jugeait désastreuses ; pendant la crise, consumer le temps en puérilités, attendre, pour prendre un parti, que la révolution fût faite. La raison disait qu'il né fallait pas confier le soin de faire les élections à ceux qui, depuis vingt ans, étaient chargés de les falsifier. On demandait cinq semaines en tout pour faire des élections municipales et des élections politiques. Était-ce trop ? Pouvait-on abréger, élire du jour au lendemain ? Presque personne ne le croyait alors, presque personne n'en doute aujourd'hui, parce qu'on ne sait plus, parce qu'on ne se reporte plus aux temps et aux circonstances. Ces élections faites pendant la guerre, ces votes sous le feu, sans préparation, sans réunions, sans journaux libres, ces maires du gouvernement déchu chargés de présider aux élections dans la désorganisation générale du pouvoir administratif et avant qu'on eût pu rien reconstituer, paraissaient, non-seulement au gouvernement, mais à la plupart de ceux qui l'entouraient et le conseillaient, un danger réel, et presque une impossibilité. Quelques hommes politiques poussaient les appréhensions si loin qu'ils regardaient comme légitime et nécessaire d'interdire la candidature aux anciens candidats officiels, aux sénateurs et aux agents politiques du gouvernement déchu. Ils croyaient que, dans la ruine du parti, les personnes pourtant surnageraient, et qu'avec le succès des personnes, l'Empire si misérablement tombé, pouvait renaître. Cette idée était en eux si profondément enracinée que nous l'avons retrouvée cinq mois plus tard, aussi vivante. Pour qu'une Assemblée sauve la France, il ne faut pas, disaient-ils, que la France se soumette à un système électoral qui reconstituera fatalement le personnel d'une monarchie dont la France ne veut plus. Quoi ! le pays aurait une passion, un entraînement, une résolution, et il remettrait Ses destinées dans les mains d'une Assemblée qui différerait profondément par son passé, par ses intérêts, par ses doctrines, de ceux qu'elle serait censée représenter ? Courir ce risque, c'était ébranler à la fois la France, la République, le régime parlementaire, le suffrage universel. De deux choses l'une : ou cette minorité du pays, devenue majorité dans la Chambre, l'emporterait par un coup de main, et nous précipiterait rapidement dans la guerre civile ; ou bien elle lutterait longuement, obstinément, rendant tout impossible, énervant le pouvoir et le pays, empêchant la reprise du travail et des affaires, suscitant des haines redoutables, condamnant le pays à mourir de langueur, dans le moment où il avait le plus besoin de se sentir vivre ; où l'action, le dévouement, le sacrifice, l'énergie sans trêve, l'unité d'intention et d'action étaient impérieusement, indispensablement nécessaires. Telle était, dans certains esprits, la force des convictions qu'on nous déclarait, dès lors, ce qu'on nous a répété depuis, qu'on ferait les élections si nous consentions à cette exclusion, et qu'on résisterait si nous n'y consentions pas. Nous pouvions nous entendre sur tous les points ; jamais sur celui-là. Disons au moins que nous aurions eu bien de la peine à nous entendre, car le désaccord était très-profond et tenait à beaucoup de sentiments, de passions, de doctrines qu'il était sage de ne pas agiter. On le sait de reste. On l'a bien vu. Ce n'est pas une conjecture que j'exprime ici ; je raconte l'histoire. Le problème était si ardu qu'il arrivait aux esprits les plus fermes de changer d'avis du jour au lendemain, quelquefois en une heure. Le 4 septembre, tout le monde, dans le gouvernement, voulait faire les élections ; le 8, on se divisa par moitié. Ceux qui étaient pour l'ajournement n'ajournaient pas à long terme : ils demandaient cinq semaines ! Quelques jours après, ayant reçu des départements des nouvelles moins alarmantes, il leur parut possible d'aller plus vite. C'est un de ceux qui avaient le plus insisté le 8 septembre pour la date du 16 octobre qui, huit jours après, proposa et fit adopter la date du 25 septembre pour les élections municipales, et celle du 2 octobre pour les élections politiques. Le 23, autre revirement, et cette fois, en sens inverse par un vote unanime, toutes les élections furent ajournées, élections des maires de Paris, du conseil municipal, des officiers de la garde mobile, de l'Assemblée. Que s'était-il passé ? L'investissement de Paris, le combat de Châtillon, avec le douloureux incident que l'on connaît : une partie de l'armée avait lâché pied devant l'ennemi. Un bataillon de mobiles, le 11e, avait refusé d'occuper un poste qui lui semblait trop dangereux. Le moral s'en allait. Ce n'était pas le moment de mettre la France aux voix. Les cœurs les mieux trempés, les esprits les plus inaccessibles aux petits calculs, changeaient de résolution quand les circonstances demandaient des résolutions nouvelles. La délégation de Tours prit de son côté la même détermination, et l'annonça au pays par les deux proclamations suivantes : A LA FRANCE ! Avant l'investissement de Paris, M. Jules Favre, ministre des affaires étrangères, a voulu voir M. de Bismark pour connaître les dispositions de l'ennemi. Voici la déclaration de l'ennemi : La Prusse veut continuer la guerre et réduire la France à l'état de puissance de second ordre ; La Prusse veut l'Alsace et la Lorraine jusqu'à Metz, par voie de conquête ; La Prusse, pour consentir à un armistice, a osé demander la reddition de Strasbourg, de Toul et du Mont-Valérien. Paris, exaspéré, s'ensevelirait plutôt sous ses ruines. A d'aussi insolentes prétentions on ne répond que par la lutte à outrance. La France accepte cette lutte et compte sur tous ses enfants. 24 septembre. CRÉMIEUX, GLAIS-BIZOIN, FOURICHON. Vu la proclamation ci-dessus, Toutes les élections municipales, et pour l'Assemblée constituante, sont suspendues et ajournées. Une considération plus puissante encore nous détermina, quelques jours après, à ajourner des élections que nous avions tant désirées. Mais ici, il faut reprendre les choses d'un peu plus haut, et expliquer comment le gouvernement se trouvait coupé en deus. Nous avions cru devoir établir à Tours une délégation chargée de nous représenter et de nous suppléer pendant la durée du siège. En effet, du moment que le gouvernement restait à Paris, et que Paris, par l'investissement, allait se trouver isolé du reste du monde, il devenait indispensable de constituer un gouvernement intérimaire spécial pour la province. Cette question, à partir du 4 septembre, avait été constamment à l'ordre du jour. M. Picard en avait démontré l'urgence dans la séance du 5. On y revint le 6 et le 7. Le 8, on prit une première décision ; c'était de mettre à la tête du gouvernement intérimaire un ou plusieurs membres du gouvernement central. Le 9, on choisit la ville de Tours pour la résidence de la Délégation ; on discuta les personnes sans pouvoir se mettre d'accord. On les discuta encore le 11. La difficulté venait de ce que tout le monde refusait de partir. Plusieurs personnes insistaient pour que M. Jules Favre fût le chef de la délégation. Son grand nom rallierait les partis. Il n'était pas raisonnable d'enfermer le ministre des affaires étrangères dans une ville assiégée. On répondait, de l'autre côté, que si les chefs des diverses missions restaient à Paris, ils seraient pour la ville une sauvegarde ; qu'en perdant M. Jules Favre, le gouvernement perdait son chef, et sa principale force contre les agitations civiles. Enfin le 11 septembre, M. Jules Favre résout lui-même la question, en déclarant qu'il veut rester où est le combat, où sera la souffrance. Nous craignîmes un moment d'être obligés de contraindre quelques-uns de nos collègues à se charger d'une mission que tout le monde repoussait. C'est alors que M. Crémieux prit sa résolution et déclara qu'il était prêt à partir. Sa proposition fut accueillie avec reconnaissance. Deux jours après son départ, M. Glais-Bizoin s'offrit pour aller le rejoindre. On adjoignit à MM. Crémieux et Glais-Bizoin l'amiral Fourichon, déjà ministre de la marine, qui fut chargé en même temps du ministère de la guerre dans les départements. Chaque ministre se fit représenter à Tours par un agent muni d'instructions spéciales ; ce fut comme un conseil privé, placé auprès de la délégation et sous ses ordres. Cette ébauche de gouvernement nous parut suffisante, parce que nous pensions qu'elle serait temporaire. Je crois qu'il aurait fallu, sans désorganiser le gouvernement de Paris, constituer à Tours un gouvernement très-fort, et cela dès les premiers jours de septembre. Il est très-regrettable qu'on ne l'ait pas fait. Tout le monde pensait alors, comme nous, que nous ne serions séparés de nos collègues que pour très-peu de jours. M. de Metternich disait à M. Jules Favre : Si vous pouvez tenir quelques semaines, l'émotion sera profonde en Europe, et les sympathies vous reviendront. Nous comptions bien en effet sur une durée de quelques semaines, quoique cela nous parût à nous-mêmes un peu présomptueux. Le corps diplomatique croyait si peu à une longue durée qu'il se promettait de ne pas aller à Tours. Lord Lyons, en félicitant M. Jules Favre de la résolution qu'il avait prise de rester à Paris, lui disait que le corps diplomatique ferait comme lui, qu'il ne le quitterait pas. Cette assurance nous donnait du courage et nous faisait espérer l'appui de l'Europe. Nous l'aurions eu s'il avait dépendu de lord Lyons. La France avait en lui un ami. Les premières nouvelles que nous reçûmes de nos collègues furent satisfaisantes. Ils nous disaient qu'au lieu d'avoir à susciter l'enthousiasme pour cette guerre sainte, ils se sentaient en quelque sorte entraînés eux-mêmes par l'élan national. Le général de la Motterouge avait rassemblé derrière la Loire 40.000 vieux soldats, qui allaient servir à encadrer 80.000 mobiles. Des corps francs se formaient de tous les côtés pour inquiéter l'ennemi sur ses derrières. La France tout entière était debout pour combattre et repousser l'invasion. M. Glais-Bizoin faisait des proclamations qui se terminaient par ces mots : Guerre à outrance ! Cependant quelques correspondances parlaient, en termes assez obscurs, d'un parti ou d'une coterie qui se formait à Tours pour obtenir la paix au moyen d'une Assemblée nationale. Quels étaient les membres de cette coterie ? Ceux que M. Dréo, dans ses notes, a le tort d'appeler, par abréviation, les orléanistes, et que M. Vitet, dans ses Lettres au directeur de la Revue des Deux Mondes, comprenant bien qu'il s'agit d'une maladie et non d'un parti, appelle les affamés de paix. De vieux soldats qui reviennent sous le drapeau, des jeunes gens, des adolescents qui demandent des armes sans savoir encore s'en servir, cela contrastait violemment avec ces idées de paix et ces espérances d'Assemblée pacifique. Nous pesions ces contradictions sans pouvoir les résoudre, parce que les relations avec le dehors étaient déjà rares et pénibles. Un ou deux piétons avaient traversé les lignes, au risque de leur vie ; deux autres, qu'on n'a plus revus, étaient partis de Paris. Puis on avait eu recours aux pigeons, que les ennemis interceptaient, et qui, d'ailleurs, dans ces commencements, ne portaient que des détails sommaires, parce qu'on n'avait pas encore trouvé le procédé de l'écriture microscopique, qui nous a rendu depuis de si grands services. Les ballons, inaugurés le 23 septembre, et dont le service fut admirablement organisé par M. Rampont, portaient des assiégés au dehors et ne rapportaient personne dans la ville. Ce moyen de locomotion était dispendieux et plein de périls. Un ballon était tombé dans la mer ; un autre avait été emporté jusqu'en Norvège. Les Prussiens tiraient sur eux, menaçaient de mettre à mort les personnes qui voyageaient en ballon. On peut lire dans le Moniteur prussien qui s'imprimait à Versailles (numéro du 14 novembre 1870) la petite note suivante : Hier, deux, ballons, contenant chacun trois personnes, ont encore été capturés par les troupes allemandes. Nous apprenons de source certaine que ces personnes ne seront point traitées en prisonniers de guerre, mais qu'elles sont déjà en route pour l'Allemagne, où on les fera juger par un conseil de guerre comme convaincues d'avoir essayé à rompre les lignes d'avant-postes ; la peine édictée en pareille circonstance par le code militaire est la peine de mort. Dès les premiers jours de l'investissement, nous commençâmes à souffrir de cette douleur qui fut une des plus intolérables de ce long siège, aussi dure, aussi mortelle que la faim : la douleur de l'incertitude. Les nouvelles les plus contradictoires, les unes encourageantes à l'excès, les autres désespérantes, la plupart sans aucun fondement, circulaient dans la population. Les journaux les accueillaient, les commentaient, leur donnaient un corps. L'existence d'une intrigue ayant pour but de convoquer une Assemblée et de conclure la paix sans aucun retard, et par conséquent à tout prix, alimenta pendant deux ou trois jours toutes les conversations. On en parlait partout avec effroi et avec colère. On citait les noms -des meneurs, qui hurlaient de se voir accolés ; mais on ne remarquait ces accouplements invraisemblables que pour en conclure que la partie était fortement liée. Au milieu de ces rumeurs éclata tout à coup la nouvelle que nos collègues de Tours avaient décrété des élections générales et les avaient fixées, au 15 octobre. M. Gambetta nous en avertit le 1er octobre, et, sans désemparer, il proposa un décret d'annulation, dans les considérants duquel il rappelait que les élections seraient matériellement impossibles dans vingt-trois départements, et nécessairement incomplètes dans les autres. Personne n'éleva la voix pour défendre la résolution de nos collègues, tant elle paraissait inopportune ! Point de doute ; l'intrigue avait gagné la première manche. Si on la laissait faire, nous risquions d'avoir la paix avant que la France eût tenté son dernier effort. Aux raisons qui nous avaient portés antérieurement à reculer les élections, s'en ajoutait dès lors une nouvelle, la plus forte et la plus décisive. Tandis que la province, si nous devions en croire ces symptômes, tournait à la paix — nous ne sûmes que plus tard combien il en fallait rabattre —, à Paris, c'était le contraire ; le danger nous exaspérait dans nos idées de résistance. Nous voulions mourir. Au moins nous voulions combattre. Nous voyions la paix d'un côté et l'honneur de l'autre. Nous avions moins peur des Prussiens que de ces résignés, de ces habiles, qui croyaient qu'il fallait conclure au plus tôt avec l'ennemi, que le sang répandu, les trésors gaspillés pour continuer la guerre, rendraient les exigences plus dures et n'auraient pas d'autres résultats. Oui, disions-nous, la prolongation de la guerre pouvait amener ce résultat ; mais elle en aurait infailliblement un autre, qu'on ne comptait pas, que nous comptions ; c'était cette revanche de l'honneur, que nous avions dans les mains, quand l'autre revanche nous échappait ; le droit de dire que nous avions poussé la lutte jusqu'aux dernières limites du possible ; que nous avions fait payer cher notre défaite ; que nous étions encore de grands soldats, destinés à redevenir un grand peuple. Nous pensions que la France n'avait pas assez souffert pour avoir le droit de plier ; nous sentions que Paris voulait être bombardé ; qu'il lui plaisait de ne rendre à l'ennemi qu'une ville à moitié brûlée, une population décimée, affamée. Nous pensions cela : avions-nous tort ? Nous avions peur qu'on ne s'opposât à nos desseins, qu'on ne préférât une paix honteuse à une guerre hasardeuse : avionsnous tort ? Ceux qui, suivant une expression de M. Vitet, avaient la lièvre de la paix, annonçaient que la France, pour s'être tant défendue, serait forcée d'abandonner un lambeau de plus de son territoire. Qui disait cela ? Où prenait-on cela ? M. de Bismark parlait alors de l'Alsace et de la Lorraine, absolument comme à la fin de janvier. Il en pariait déjà avant la guerre. Il faisait vendre, en Prusse, depuis plusieurs années, des cartes d'Allemagne où figuraient l'Alsace et la Lorraine, déjà annexées par la pensée à l'Empire du roi-Guillaume. Tout au plus, et j'en doute, la prolongation de la guerre a-t-elle enflé le chiffre de l'indemnité pécuniaire. La France a peut-être donné un peu plus de son or ; mais grâce aux résolutions viriles qui ont prévalu, elle n'a rien donné de son cœur et de son honneur. Que les profonds esprits qui comptent l'honneur pour peu de chose nous condamnent ! Je crois que l'Europe nous approuve, que l'histoire sera pour nous, que le siège de Paris nous sera compté ; que l'avenir montrera si nous avons bien fait de garder intacte notre force morale. L'ennemi a été plus juste que les partis ; le premier mot de M. de Bismark à M. Jules Favre a été celui-ci : Votre résistance vous a grandement honorés. Ce n'est pas là une petite raison, ni un détail ; c'est le siège, c'est le gouvernement de la Défense : disons tout, c'est la patrie. S'il y a encore des Français qui ne le comprennent pas, il faut les plaindre. Nos collègues, assurément, en prenant leur délibération, ne croyaient pas pousser à une conclusion pareille. Je crois que si on avait lu dans l'âme de M. Crémieux et dans celle de M. Glais-Bizoin, on aurait vu que tous leurs vœux et toutes leurs résolutions étaient pour la guerre à outrance. Je les ai retrouvés à Bordeaux encore pleins de cette pensée, quand la guerre était devenue impossible. Ils ne crurent pas à Tours, nous crûmes à Paris, et la population crut, comme le gouvernement, que la convocation de l'Assemblée aurait pour effet la cessation de la guerre et l'acceptation d'une paix peu honorable. Ce décret, mis à exécution, aurait soulevé Paris ou l'aurait désarmé ; je crois qu'il l'aurait soulevé ; en tout cas, il ne pouvait être que fatal. L'annulation passa tout d'une voix et fut fort approuvée dans la population. Chose assez étrange ! pendant que le grand nombre voyait dans la convocation d'une Assemblée le signal d'une paix honteuse, d'autres craignaient qu'avec une Assemblée la paix ne devînt impossible. Il est certain que personne ne voulait, dans un moment tel que celui-là, s'en remettre aux hasards d'une élection précipitée. On parla aussitôt d'envoyer à Tours un autre membre du gouvernement, qui, nous ayant quittés le dernier, connût mieux nos résolutions et notre politique. Quelques voix proposèrent pour cette commission M. Gambetta, à la séance du matin, le 1er octobre. Il refusa péremptoirement. On parla aussi de M. Jules Favre, qui annonça sa ferme résolution de ne pas partir. M. Gambetta voyait à Paris le plus grand péril, et par conséquent le plus grand honneur. Il lui semblait qu'étant jeune, il devait rester au plus près de l'ennemi. Il se trompait deux fois, puisqu'il allait trouver en province des périls d'une autre nature, mais pour le moins aussi grands, et l'occasion d'acquérir une popularité immense et une influence durable. Il opposa aux désirs d'une partie de ses collègues une longue résistance. On revint sur cette affaire, le 1er octobre à la séance du soir. Le 3, après des pourparlers qui avaient duré toute la journée, on n'était pas fixé définitivement. M. Jules Favre et M. Gambetta persistaient à se refuser. Le vote eut lieu dans cette séance, et M. Gambetta, désigné, se déclara prêt à partir. On discuta longuement avec lui sur divers points de politique générale. Il fallut aussi déterminer l'étendue de son pouvoir. Il y eut une proposition, pour lui remettre une sorte de cahier ou de mandat impératif ; on s'en tint, après délibération, à lui donner voix prépondérante. Ce n'était pas la dictature, comme on l'a dit, puisque les trois autres membres, unis contre lui, pouvaient lui faire échec, et qu'il demeurait bien entendu que les ordres du gouvernement central seraient exécutés, toutes les fois qu'ils pourraient être demandés et suivis. M. Gambetta partit en ballon, le 7 octobre. M. Jules Favre fut chargé d'exercer, à' Paris, les fonctions de ministre de l'intérieur. M. Emmanuel Arago, depuis le départ de M. Crémieux, dirigeait le ministère de la justice. Fort ému lui-même, dit M. Jules Favre, M. Gambetta ne consentait qu'avec une extrême répugnance à quitter Paris. Il était loin à ce moment de briguer le rôle de dictateur. Il ne se faisait pas plus que nous illusion sur les difficultés presque insurmontables qui nous étaient réservées, mais il ne désespérait pas d'en triompher. Il n'avait pas recherché l'autorité dont il allait être revêtu, et je suis sûr qu'il n'en prévoyait pas le développement ; mais il ouvrait son âme à la noble et sainte ambition de sauver son pays, et la force de son désir lui faisait croire qu'il avait en lui la puissance de le réaliser. Je reviendrai avec une armée, me disait-il avec une conviction intime, et si j'ai la gloire de délivrer Paris, je ne demanderai plus rien à la destinée ! Il fut encore fortement question d'une Assemblée à la fin d'octobre. A vrai dire, il en fut question pendant tout le siège. Une dépêche de M. Gambetta, qui nous parvint le 27 octobre, nous faisait connaître que les quatre grandes puissances avaient pris l'initiative de demander un armistice ; que M. Thiers se rendait à Paris pour en conférer avec nous d'abord et se rendre ensuite, s'il y avait lieu, à Versailles ; que cet armistice nous donnerait le moyen de faire des élections ; que MM. Crémieux, Glais-Bizoin et Fourichon désiraient le succès de cette négociation, et que lui-même y donnerait les mains, quoique sans empressement, pourvu qu'il fût décidé que les anciens candidats officiels et les anciens fonctionnaires du gouvernement impérial ne pourraient être élus. Le gouvernement de Paris ne partageait pas, sur ce dernier point, les. vues de M. Gambetta ; mais, à ce moment, il désirait, autant que M. Thiers, la convocation de l'Assemblée. L'esprit public était remonté ; une grande défaillance n'était plus à craindre. On avait fait, à Paris et dans les départements, de généreux efforts ; ce que nous avions appris de la mâle énergie déployée par M. Gambetta, de l'habileté de nos généraux, du dévouement, du courage, du patriotisme de nos armées improvisées, nous remplissait d'admiration ; nous pensions que l'honneur était à couvert ; l'Assemblée, d'ailleurs, ne devait être réunie qu'en novembre, et nous osions à peine espérer, en comptant nos ressources, que le siège pût dépasser le mois de décembre. Pour toutes ces raisons, la grande majorité du gouvernement désirait la conclusion d'un armistice, pourvu que les conditions fussent acceptables. A Paris, où la nouvelle des négociations transpirait, on était fort divisé. Le peuple apprenait ces pourparlers avec colère. L'armistice, pour lui, c'était la paix, dont il ne voulait pas, parce qu'égaré par les orateurs de clubs et les journaux : démagogiques, il avait toujours compté sur la victoire. Si le gouvernement avait eu plus d'habileté et de courage, il ne pouvait manquer' de débloquer Paris, d'écraser les Prussiens et de les culbuter hors du territoire. Voilà ce qu'on lui disait soir et matin et ce qu'il croyait fermement. On se tromperait beaucoup si on croyait que l'armistice fût unanimement désiré par les partis les plus modérés. Même en mettant à part la population des faubourgs, je crois que la convocation d'une Assemblée avait dans Paris autant d'adversaires que de partisans. Je puis dire au moins que ceux qui nous approchaient, — et nous recevions toujours tout le monde, — : avaient vivement approuvé nos résolutions le 1er octobre, et que beaucoup persévéraient, après un mois écoulé, à redouter la convocation d'une Assemblée, lorsque nous pensions, au contraire, dans le gouvernement, qu'il était sage de préparer une solution et urgent de consulter le pays, si on nous en donnait les moyens. Voici, pour preuve, l'opinion de M. Augustin Cochin. On lit, sous sa signature, dans le journal le Français, à la date du 26 septembre 1870 : L'ajournement des élections, le rapport de M. Jules Favre, les rapports militaires et l'ordre du jour du général Trochu nous ont fait du bien. Un esprit calme et résolu se répand dans toute la ville. Nous nous serrons autour du gouvernement ; il veille et nous agissons. Voici encore l'opinion de M. Vitet ; j'emprunte cette longue et curieuse citation aux lettres qu'il écrivit pendant le siège au directeur de la Revue des Deux Mondes. Ceux qui pensent que nous avons commis une si grande erreur en ne faisant pas les élections, en septembre ou octobre, feront bien de la méditer. Quant à ceux qui ont eu la singulière idée de nous en faire un crime, je n'ai et n'aurai jamais rien à leur dire. ... Vous trouverez bon, j'en suis sûr, que je vous dise, au sujet de l'armistice, ma pensée tout entière. Est-ce un bien grand malheur que le refus de la Prusse ? Pour ma part, je n'en ai qu'un médiocre regret. Que pouvions-nous, au vrai, attendre d'un armistice ? Était-ce donc la paix ? une paix équitable ? Les conditions de cette paix étaient-elles ébauchées, et la suspension d'armes en serait-elle devenue l'acheminement nécessaire ? J'en doute ; et à bon droit. Si la puissante intervention du czar, flanqué de ces trois grands monarques, n'a pas mieux réussi à nous faire accorder ce qui est de droit commun dans les conventions de ce genre : un modeste ravitaillement limité et proportionnel ; si, en prenant la peine d'écrire de sa propre main, il n'a pas obtenu qu'on nous livrât passage pour quelques sacs de farine et quelques paires de bœufs, comment veut-on que, par son seul crédit, le moindre droit nous fût rendu d'avance sur ces deux chères provinces que nos âpres envahisseurs prétendent nous ravir, et qu'ils détiennent entre leurs mains ? Ce n'était donc pas la paix. Non, me répondrez-vous, mais c'était le moyen d'élire une Assemblée, et, par cette Assemblée, d'arriver à la paix. Illusion, croyez-moi. Je nie d'abord qu'en vingt-cinq jours on pût, en ce moment, en France, improviser une Assemblée régulièrement élue, la convoquer, la réunir et lui faire seulement vérifier ses pouvoirs. Le temps y manquerait, telle diligence qu'on y mît ; et si, par impossible, on faisait ce miracle, si pour loger cette Assemblée on trouvait un lieu sûr, que, pour ma part, je cherche en vain en dehors de Paris, Paris étant exclu par la raison du siège ; si, tout réglé, tout aplani, la délibération s'ouvrait, je nie que la paix en pût sortir. On oublie donc ce que sont les hommes réunis, corn" bien par la tribune les courages s'exaltent même au delà du vrai ! Consultée sur cette question brûlante du démembrement de la France, une Assemblée française, même élue par les moins belliqueux des hommes, ne ferait qu'affirmer, tenez-vous-le pour dit, et d'une façon peut-être plus solennelle encore, le noble ultimatum de M. Jules Favre, ces deux mots inflexibles contre lesquels s'irritent les impatiente, les affamés de paix. Une Assemblée peut traiter de la paix quand elle dicte des conditions ; son rôle devient par trop pénible alors qu'elle en subit On peut lui demander tout haut à la tribune d'être modérée dans la victoire ; dès qu'il s'agit de concession, le huis clos devient nécessaire ; c'est par délégation, par commissaires qu'un tel débat peut se vider, et s'il convient de demander un vote, soit pour délivrer les pouvoirs, soit pour ratifier le traité, il faut le demander de la façon la plus sommaire, et plutôt au pays lui-même qu'à l'Assemblée de ses élus. Ne nous plaignons donc pas si aujourd'hui l'occasion nous échappe d'élire une Assemblée dont le temps n'est pas venu, et ne pensons plus à l'armistice, puisqu'il n'avait d'autre vertu que de devenir pour nous un sauf-conduit électoral. Je vais plus loin : non-seulement je suis tout consolé d'avoir perdu cet armistice, mais je me désole qu'on nous en ait parlé. Pour moi, si je demande un supplément de résistance, c'est avant tout pour la question d'honneur, car j'ai la bonhomie, je l'avoue, de croire encore à ce vieux mot et d'être pris d'une douleur profonde devant l'abaissement de mon pays. Ne rêvez plus théâtres réouverts, promenades, voyages, libres correspondances ; ne laissez pas votre imagination savourer ces fruits défendus ; parcourez le rempart, et, du dehors surtout, regardez cette ville à l'aspect si nouveau, si désolé, si nu, si grandiose et si lier. Il y a des gens à qui ce spectacle, ces audacieux travaux et ces canons montrant leur gueule aux échancrures des tertres de gazon causent une sorte de serrement de cœur, qui en détournent les yeux, ne pensant qu'aux douleurs et aux larmes dont ils ont devant eux le triste avertissement ; sans me croire insensible, je confesse que chez moi le premier mouvement devant ce Paris transfiguré est une sorte de satisfaction intérieure que tout cela soit comme sorti de terre, si promptement, si noblement, sous les yeux et avec le concours de cette population frivole et généreuse. Tout n'est donc pas perdu, puisque de tels élans partent encore de nous ! III. — NÉGOCIATIONS POUR UN ARMISTICE. Le départ de M. Gambetta annonçait un redoublement d'énergie pour l'organisation de la défense. Celui de M. Thiers, qui avait eu lieu quinze jours auparavant, était la preuve qu'on ne voulait rien négliger pour avoir la paix. Ces deux pensées n'étaient pas contradictoires. Plus nous serions prêts à soutenir la guerre, plus nous avions de chances d'obtenir la paix dans des conditions favorables. Le gouvernement n'avait pas cru possible de faire les élections en quelques jours, avant que l'administration fût réorganisée, pendant la bataille, en quelque sorte, et quand une partie de la France, envahie, ne pouvait prendre part au scrutin. Mais avec un armistice, on avait le temps de rendre les élections régulières, et les moyens d'y faire participer ceux de nos concitoyens que le malheur de nos armes avait mis sous la main de l'ennemi. Jamais le gouvernement ne cessa de vouloir la convocation d'une Assemblée dans ces conditions, car il ne cessa jamais de vouloir la paix. La France entière, à l'exception de quelques milliers d'hommes qui se croyaient en 93, et ne connaissaient 93 que par les légendes, voulait la paix après ses malheurs, comme elle l'avait voulue avant la guerre. Un seul jour, à la fin du mois de septembre, dans un moment où les agents de la famille déchue négociaient avec l'ennemi, il fallut ajourner les élections, de peur qu'une Assemblée, élue sous leur influence, ne consentît à une paix honteuse. Mais on ne cessa pas, même alors, de les désirer et de les préparer, puisque les démarches pour arriver à un armistice ne furent jamais plus actives que pendant le mois d'octobre. Le gouvernement, depuis le 4 septembre jusqu'à, la fin du siège, a été constamment accusé de vouloir un armistice, une Assemblée, la paix ; à présent, il est accusé de l'autre côté, avec une égale violence, de s'être opposé à la convocation d'une Assemblée, d'avoir continué la guerre quand la paix était possible. La vérité est qu'il a toujours été dans cette question d'accord avec la grande majorité du pays, qui voulait la paix ; mais une paix compatible avec l'honneur. Si on ne pouvait obtenir, directement ou par l'intervention de l'Europe, une paix honorable, nous étions unanimement résolus à rassembler toutes nos ressources et tous nos efforts pour une guerre à outrance. Telle est la vérité, que l'esprit de parti s'efforce maintenant d'obscurcir, mais qui se dégage avec évidence de l'ensemble de nos actes et de nos paroles. Le gouvernement de la Défense avait été reconnu, dès le 5 septembre, par les États-Unis d'Amérique. Il le fut presque en même temps par l'Italie, la Suisse, l'Espagne et le Portugal. Les autres puissances, sans aller jusqu'à une reconnaissance officielle, entrèrent sur-le-champ en relations avec M. Jules Favre. Lord Lyons lui rendit visite le lendemain de la révolution ; jamais, dans les circonstances les plus difficiles, son loyal concours ne nous fit défaut. Jusqu'au 15 juillet, tous les. hommes qui composaient maintenant le gouvernement, de la Défense nationale avaient lutté avec passion pour empêcher la guerre, soutenus en cela par l'immense majorité du pays ; quoiqu'ils ne fussent pas sans éprouver, après nos désastres, une secrète fureur, éclairés sur la réalité de la situation, voyant de près les énormes difficultés de la lutte, fidèles à leur ancien amour pour la pais, ils attachaient un grand prix aux relations diplomatiques d'où la paix pouvait sortir. M. Jules Favre exprimait ces sentiments dans la circulaire qu'il s'empressa d'adresser au dehors à tous nos agents. Devant Dieu qui nous entend, disait-il, devant la postérité qui nous jugera, nous ne voulons que la paix : mais si l'on continue contre nous une guerre funeste que nous avons condamnée, nous ferons notre devoir jusqu'au bout, et j'ai la ferme confiance que notre cause, qui est celle du droit et de la justice, finira par triompher. C'est dans cette même circulaire que se trouvait cette phrase, qui fut répétée partout le lendemain avec tant d'enthousiasme, et. qu'on lui a tant reprochée depuis : Nous ne céderons ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses. Il est vrai que la main qui a écrit cela a signé, sous la cruelle étreinte de la nécessité, la cession de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine. Il a fallu moins de courage pour soutenir la lutte pendant cinq mois que pour discuter avec l'ennemi les conditions de la paix, quand nous eûmes épuisé nos dernières ressources. Ceux qui ont voté la paix, en 1871, ont fait leur devoir de citoyens ; ceux qui l'ont négociée, M. Thiers, M. Jules Favre, ont droit à la reconnaissance du pays. Je ne doute pas qu'au moment où il signait cette paix désastreuse que la criminelle folie du gouvernement impérial nous a contraints de subir, M. Jules Favre ne se soit rappelé, avec un redoublement d'amertume, cette généreuse promesse, écrite avec un patriotisme si noble et si sincère, et qui, six mois auparavant, avait contribué à soutenir tant de courages. Toute la France disait avec lui, au mois de septembre 1870 : Pas un pouce de notre territoire ! et toute la France l'approuvait et le remerciait, lorsqu'il signait la paix de 1871. Les partis n'ont pas de justice. Le général Ducrot a écrit la veille d'une bataille : Paris ne me reverra que victorieux ou mort. C'était une noble parole, et bien justifiée, car le lendemain, il défia la mort. Cependant il ne mourut pas, voilà le crime ! Il n'est ni plus sensé ni plus équitable de reprocher à M. Jules Favre de n'avoir pas réussi. Au début de la lutte, il a voulu ce que tout le monde en France, voulait comme lui ; au moment de la catastrophe, il a fait ce que tout le monde souhaitait qu'il fît, et ce que bien peu de personnes, assurément, auraient eu le courage de faire. On a fait à M. Jules Favre un reproche plus sérieux. Il voulait la paix : comment donc ouvrait-il la campagne diplomatique par une déclaration qui rendait la paix impossible ? La déclaration de M. Jules Favre ne rendait pas la paix impossible ; il est vrai seulement que cette fière parole irrita M. de Bismark et qu'elle fut trouvée imprudente dans les chancelleries de l'Europe, où on nous croyait perdus sans ressources. Mais, en même temps, elle donna à penser que nous étions résolus à une lutte terrible et qu'on n'arriverait pas à démembrer la France sans verser encore des torrents de sang. Je comprends qu'on dise après l'événement que la paix sans démembrement était impossible, et je sais que le démembrement de la France était la résolution arrêtée de M. de Bismark. Au lendemain de la révolution, personne, en France, ne croyait qu'il poussât assez loin ses victoires pour y réussir ; on voulait bien sacrifier l'argent, mais non la terre. Ce n'était pas ignorance, inexpérience, orgueil ; c'était sagesse au contraire, car il était vrai que l'intérêt de la Prusse était de se retirer avec ses milliards, de ne pas faire une blessure mortelle à la France, et de ne pas s'incorporer à elle-même un million d'ennemis. M. Jules Favre pensait alors que ces réflexions pourraient bien venir à M. de Bismark, qui est un politique, et aux cabinets européens, menacés dans leur sécurité et dans tous leurs intérêts par l'agrandissement de la Prusse. Il comptait même, je le crains, et c'est en cela seulement qu'il se trompait, sur la reconnaissance des uns et sur la générosité des autres. On avait déjà vu, en 1852, et plus clairement en 1866, qu'il n'y avait plus de solidarité entre les États européens : 1870 acheva la démonstration. Il y avait deux partis à prendre, si l'on voulait arrêter la guerre : ou recourir à l'intervention des puissances, ou aller directement à M. de Bismark. M. Jules Favre inclinait vers ce dernier parti, malgré le martyre qu'il lui infligeait. Lord Lyons ne lui cacha pas que c'était la seule voie de salut ; que l'intervention des puissances ne ferait qu'irriter la Prusse. M. Jules Favre résolut de tout tenter, à la fois, l'intervention et la démarche. Si la guerre devait continuer, il voulait au moins pouvoir se dire à lui-même qu'il n'avait rien négligé pour y mettre un terme. Les ministres d'Italie, d'Espagne et de Turquie, qui se mirent sans réserve à sa disposition, furent les premiers à lui dire qu'il n'y avait rien à espérer de l'intervention des puissances, sans le concours de l'Angleterre ou de la Russie. Il fallait un négociateur. Il pensa que, s'il pouvait déterminer M. Thiers à se charger de cette -mission, ce serait, à tous les points de vue, un coup de maître. M. Thiers avait été sous Louis-Philippe le principal personnage du pays ; il était illustre dans les lettres comme clans la politique ; tout récemment il avait conquis, dans les luttes du Corps législatif, une autorité incomparable. Non-seulement il avait pendant plusieurs années dirigé l'opposition, mais la majorité s'était groupée autour de lui au moment du péril ; l'impératrice avait imploré son secours. Le seul fait de l'avoir pour patron auprès des cours étrangères donnait au gouvernement de la Défense une sorte de consécration légale. Nul n'avait de plus grandes relations dans les divers cabinets, une connaissance plus sûre et plus étendue des intérêts des États et de leurs rapports entre eux, une finesse plus pénétrante, une éloquence plus persuasive. M. Thiers sentit si bien l'importance du service qu'on lui demandait, et l'impossibilité de confier à un autre que lui une pareille mission, qu'il passa par-dessus toutes les considérations secondaires. Les fatigues excessives, la probabilité d'un échec, l'horreur de porter devant les étrangers le poids de nos revers, il oublia tout pour ne penser qu'à la France envahie, menacée dans tous ses intérêts et dans son honneur, aux torrents de sang qui coulaient chaque jour. Le Journal officiel du 12 septembre contenait cette note : M. Thiers, dans les circonstances présentes, n'a pas voulu refuser ses services au gouvernement ; il part ce soir en mission pour Londres, il se rendra ensuite à Saint-Pétersbourg et à Vienne. M. Thiers adressait de Londres, le 13 septembre, à M. Jules Favre une lettre très-développée où il lui rendait compte de ses premières démarches. Il s'était convaincu dès le premier jour, par de longues conversations avec lord Granville et M. Gladstone, que l'Angleterre n'interviendrait pas directement ; qu'elle avait à cet égard un parti pris ; quelle n'accorderait sa médiation que s'il y avait une base commune de négociation acceptée par les deux belligérants ; que seulement, pour faciliter ces préliminaires, elle consentirait, non sans beaucoup de réserves destinées à la mettre à l'abri des conséquences d'un refus, à servir d'intermédiaire entre M. Jules Favre et M. de Bismark. M. Thiers pensait, en outre, qu'avec un peu de temps et d'assistance, il aurait obtenu la reconnaissance du gouvernement par l'Angleterre, si malheureusement, il avait été obligé de hâter sa course vers Saint-Pétersbourg. Lord Granville ne faisait que deux objections : l'absence pour le gouvernement, d'une consécration régulière, la possibilité d'une émeute victorieuse. J'ai répondu sur le premier point que les circonstances n'avaient pas permis de faire des élections plus tôt, que le résultat était certain, qu'elles enverraient en majorité des libéraux conservateurs décidés, comme moi, à soutenir le gouvernement. — Oui, a répliqué lord Granville, mais une secousse, qui peut en répondre ? — La secousse, ai-je répliqué, dépend plus de l'Europe que de nous ; si on ne ménage pas le gouvernement modéré qui est maintenant aux affaires, si on le pousse, ou si on permet qu'il soit poussé à outrance, personne ne peut répondre de ce qui arriverait. J'extrais encore de la lettre de M. Thiers un passage qui a un rapport moins direct avec l'objet de sa mission, mais qui est fort important pour l'histoire : J'ai mis du soin à prouver, par un récit véridique des événements qui avaient amené la guerre, que cette guerre, la France ne l'avait pas voulue, que la Chambre elle-même ne l'avait pas voulue davantage et n'avait cédé qu'à la pression du pouvoir, toujours irrésistible auprès d'elle, et que le dernier jour notamment, c'est-à-dire le 15 juillet, elle ne s'était laissé entraîner que par le mensonge fort coupable d'un prétendu outrage fait à la France. Mon récit a paru dissiper plus d'une erreur dans l'esprit de lord Granville, qui semblait croire d'après ce que lui avaient dit les agents de l'Empire, qu'au fond la France avait voulu la guerre, et que la dynastie n'avait fait qu'en prendre l'initiative. Je crois l'avoir convaincu sur ce point. A cette occasion, nous avons touché à un sujet qui nous préoccupait quelque peu en quittant Paris : c'est à une intrigue des Bonaparte tendant à rétablir l'Empire sur la tête du prince impérial avec la régence de l'impératrice. Lord Granville a traité cette vision de chimère impossible à réaliser et ne méritant l'attention de personne... ... J'ai saisi l'occasion de dire que la Chambre aurait pu se saisir du pouvoir, si elle avait eu de la décision ; mais qu'à force d'hésiter, elle avait laissé la place à un mouvement populaire, que de ce mouvement était né le gouvernement actuel, qu'il était oiseux et dangereux de disputer sur son origine, et qu'il fallait regarder à ses actes, qui étaient excellents. Lord Granville, ajoute M. Thiers, a plusieurs fois confirmé mon assertion par un mouvement de tête. M. Thiers traversa la France pour toucher barre à Vienne
et se rendre en toute hâte à Saint-Pétersbourg, où il arriva le 27. En
passant à Tours, il fut reçu par la délégation, à laquelle il rendit compte
des résultats de son voyage à Londres en ces termes : Tout ce que j'ai pu obtenir du gouvernement anglais, c'est qu'à
l'avenir il ne contrariera plus autant que par le passé l'action diplomatique
de son ambassadeur en France. Le lendemain du jour où M. Thiers
quittait Londres pour se rendre à Saint-Pétersbourg par la voie de terre,
c'est-à-dire le dimanche 18 septembre, M. Jules Favre quittait secrètement
Paris pour se rendre auprès de M. de Bismark. Je trouve dans les notes de M. Dréo qu'à la séance du 9 septembre, M. Jules Favre avait proposé de se rendre lui-même au quartier général du roi de Prusse, et qu'après une longue discussion, cette démarche n'avait pas été approuvée. Mes souvenirs ne sont pas parfaitement d'accord avec cette rédaction, qui semble indiquer un vote. Je me rappelle fort bien la discussion, dans laquelle les avis furent très-partages ; mais M. Jules Favre évita de provoquer une décision. Il n'avait voulu qu'entendre les impressions de ses collègues, et j'ai lieu de penser qu'il était dès lors résolu à faire cette démarche, et à la faire sous sa responsabilité personnelle. Il en parla le 12 à M. Thiers, qui se préparait à partir pour Londres, et qui approuva sa résolution. Dès le 9, il avait prié lord Lyons de faire transmettre au quartier général prussien, par le Foreign Office, une note ainsi rédigée : M. de Bismark veut-il entrer en pourparlers pour arriver à un armistice et à une conférence sur les conditions de la paix, et avec qui entend-il engager cette, conversation ? Lord Granville transmit la question dès le lendemain. La réponse lui parvint le 13 ; il put la communiquer à Londres à M. Thiers. M. de Bismark déclarait que le gouvernement de l'Hôtel de Ville n'ayant pas été reconnu par un vote, le dépositaire régulier de la souveraineté était encore à ses yeux l'empereur Napoléon. Et, comme il ne pouvait se dissimuler que la déchéance de l'Empereur était un fait accompli et définitif, tandis que le gouvernement de l'Hôtel de Ville, comme il l'appelait, était obéi dans toute là France, il terminait sa note par cette objection, la seule sérieuse à ses yeux : Quelle garantie y a-t-il que la France, ou même, pour le moment, les troupes à Metz et à Strasbourg, reconnaîtront les arrangements sur lesquels on tomberait d'accord avec le gouvernement actuel à Paris, ou avec un de ceux qui probablement succéderont ? C'était la même difficulté qui arrêtait lord Granville, et que ce dernier appelait la probabilité d'une secousse. Il est néanmoins certain que M. de Bismark désirait la fin de la guerre. Il se demandait s'il fallait traiter avec Napoléon ou avec le gouvernement de la Défense. Napoléon ne serait pas obéi ; le gouvernement de la Défense pouvait être renversé. Il aurait dû conclure de cette double situation la nécessité pour lui d'accorder un armistice qui nous permît d'élire une Assemblée ; nous ne demandions pas autre chose. Mais il craignait de perdre par un armistice les avantages de ses positions militaires, car l'idée d'un armistice sans ravitaillement ne lui était pas encore venue ; et il se disait qu'à la rigueur, avec l'armée de Metz et un corps d'occupation prussien, Napoléon pouvait remonter sur le trôné, et gouverner la France par droit de conquête. A cette même date du 13, il adressa à tous les agents diplomatiques de l'Allemagne du Nord une circulaire, où, prévoyant des ouvertures de paix, soit qu'elles vinssent de Paris, où de l'ex-Empereur, ou même des puissances neutres, il résumait en ces termes sa politique : Nous ne pouvons pas ne pas faire nos conditions de paix uniquement dans le but de rendre plus difficile à la France sa prochaine attaque contre l'Allemagne, et surtout contre cette frontière du Sud-Ouest jusqu'ici sans défense, en reculant cette frontière, et par là le point de départ des attaques françaises, et en cherchant à acquérir pour l'Allemagne les forteresses par lesquelles la France nous menace, afin d'en faire les boulevards de la défense. Il fut encore plus explicite trois jours après dans une nouvelle circulaire : Aussi longtemps que la France reste en possession de Strasbourg et de Metz, disait-il cette fois, son offensive stratégique est plus forte que notre défensive par rapport au Sud tout entier et à la partie du Nord de l'Allemagne située sur la rive gauche du Rhin. Strasbourg appartenant à la France est une porte de sortie toujours ouverte sur l'Allemagne du Sud, tandis que, possédées par l'Allemagne, Strasbourg et Metz acquièrent un caractère défensif. Cette politique était bien connue de l'Europe. Jamais M. de Bismark ne l'avait cachée. Lorsque, dans la conférence qui suivit la capitulation de Sedan, il prononça ces paroles : Il faut que nous ayons entre la France et nous un glacis ; il nous faut un territoire, des forteresses et des frontières qui nous mettent pour toujours à l'abri de toute attaque de sa part, le général Ducrot, qui était présent, dut se rappeler les avertissements de madame de Pourtalès, qu'il avait si inutilement transmis au ministre de la guerre. Dans une conversation que M. de Bismark avait eue, le 29 août, avec le correspondant du Pall Mall Gazette, et qui a été rendue publique, il avait dit : Nous devons prendre et garder Strasbourg, et probablement Metz, si nos armes sont victorieuses. Strasbourg sera notre Gibraltar. Vous dites que la France nous haïra effroyablement si nous lui prenons ces deux forteresses, et qu'elle cherchera toujours à se venger. Je vous l'accorde, mais il est certain que les Français sont déjà assez furieux contre nous pour chercher à se venger de toutes les manières possibles. Il tint précisément le même langage à M. de Wimpffen le jour de la capitulation de Sedan. Le comte de Bismark, venant ensuite à parler de la paix, me dit que la Prusse avait l'intention bien arrêtée d'exiger, non-seulement une indemnité de guerre de quatre milliards, mais encore la cession de l'Alsace et de la Lorraine allemande, seule garantie pour nous, ajouta-t-il, car la France nous menace sans cesse, et il faut que nous ayons, comme protection solide, une bonne ligne stratégique avancée. La carte de l'Alsace et de la Lorraine qui a été annexée aux préliminaires de paix avait été éditée à Berlin au mois de septembre 1870 ; et longtemps avant cette époque, on vendait de tous côtés en Prusse des cartes d'Allemagne où la Lorraine et l'Alsace se trouvaient comprises. Nous étions donc en face d'une volonté invétérée et immuable. M. de Bismark se souciait fort peu de savoir quel serait le gouvernement que se donnerait la France, ou qu'on lui imposerait ; mais, ayant dans ses mains, comme prisonniers de guerre, les meilleurs soldats et les meilleurs officiers de notre armée, et se regardant comme déjà maître de Strasbourg, de Metz et de Belfort, il voulait garder ses conquêtes, et nous mettre à jamais dans l'impossibilité de lui nuire. Comme on a soutenu que les fautes de l'Empire ne nous auraient coûté que l'Alsace, si la paix avait été faite en septembre, et que nous aurions évité par une prompte et peu glorieuse soumission, les pertes que nous avons subies en Lorraine, je citerai encore, pour surcroît de démonstration, d'après M. Délerot — Versailles pendant l'occupation —, un propos tenu le 7 octobre 1870, par M. de Bismark, à M. Rameau, alors maire de Versailles, et qui en cette qualité tenait tête au tout-puissant ministre avec une noblesse et une fermeté qu'on a récompensées depuis par une révocation. L'Allemagne veut la paix, lui dit M. de Bismark, et fera la guerre jusqu'à ce qu'elle l'obtienne, quelles qu'en soient les conséquences pour l'humanité ; dût la France disparaître comme Carthage et d'autres nations de l'antiquité. Cette paix serait assurée par une ligne de forteresses entre Strasbourg et Metz, sans compter ces deux places, le tout garantissant l'Allemagne contre un retour offensif de la France, retour qu'elle doit craindre. Les autres petites forteresses ont peu d'importance. Tel était l'homme à qui M. Jules Favre demandait un rendez-vous, après avoir écrit que la France n'abandonnerait ni un pouce de son territoire ni une pierre de ses forteresses, ayant en outre l'intime conviction que le pays tout entier était d'accord avec lui dans la résolution de maintenir l'intégrité et l'inviolabilité du sol, et qu'un gouvernement, quel qu'il fût. qui aurait consenti à céder un village ou à démanteler une forteresse, aurait été emporté et anéanti dans le quart d'heure. A l'exception d'un démembrement, sur lequel il était inflexible, le gouvernement était disposé aux plus grands sacrifices. Je crois même qu'il allait plus loin, en ce sens, que le corps de la nation. A coup sûr, il n'était pas à cet égard en communauté de sentiments avec Paris, qui aurait tout refusé. Plusieurs fois, dans le conseil, il fut question de ce qu'on pourrait accorder sans compromettre l'honneur et les intérêts durables du pays, et en ne frappant que la génération qui, pour avoir subi l'Empire pendant dix-huit ans, méritait d'être châtiée. M. Jules Favre publia le 17 septembre une nouvelle circulaire à nos agents diplomatiques, où l'on trouve la trace de ce sentiment. Un journal, qui depuis n'a pas épargné les injures à M. Jules Favre, écrivait le 20 septembre, à propos de cette circulaire, qu'on ne pouvait la lire sans être pénétré des sentiments de grandeur et d'élévation qui l'avaient dictée : Il n'y a pas un homme en France, disait-il, qui n'ait dans le cœur chacune des lignes contenues dans cette circulaire. Je citerai seulement, du Memorandum de M. Jules Favre, ce passage, qui est caractéristique : Les élections de 1869 ont eu pour mot d'ordre : Paix et Liberté. Le plébiscite lui-même s'est approprié ce programme, en confiant au pouvoir.impérial la mission de le réaliser. Il est vrai que la majorité du Corps législatif a acclamé les déclarations belliqueuses de M. le duc de Gramont ; mais quelques semaines avant, elle avait accordé les mêmes acclamations aux déclarations pacifiques de M. Ollivier. Il faut le dire sans récrimination : émanée du pouvoir personnel, la majorité se croyait obligée de le suivre docilement, même dans ses plus périlleuses contradictions. Elle s'est refusée à tout examen sérieux et a voté de confiance ; alors le mal a été sans remède. Telle est la vérité. Il n'y a pas un homme sincère en Europe qui puisse la démentir et affirmer que, librement consultée, la France eût fait la guerre à la Prusse. Je n'en ai jamais tiré cette conséquence que nous ne soyons pas responsables. Nous avons eu le tort, — et nous l'expions cruellement, — d'avoir toléré un gouvernement qui nous perdait. Maintenant qu'il est renversé, nous reconnaissons la nécessité qui nous est imposée de réparer, dans la mesure de la justice, le mal qu'il a fait. Mais si la puissance avec laquelle il nous a si gravement compromis se prévaut de nos malheurs pour nous accabler, nous lui opposerons une résistance désespérée. Ce langage était sensé, modéré, patriotique. Au surplus, nous ne nous présentions pas en négociateurs de la paix. Ni à ce moment, ni plus tard, nous n'eûmes l'idée de conclure la paix au nom de la France. Un gouvernement régulier, issu d'une Assemblée librement élue, et en ayant reçu le mandat spécial, avait seul le droit de la faire. Nous ne demandions qu'un armistice pour convoquer cette Assemblée. C'était dans ce but que M. Jules Favre désirait une conversation avec le premier ministre de la Prusse. Si dans cette conversation il était question de la paix, comme cela était inévitable, les propos échangés ne pouvaient être tout au plus que des préliminaires de paix, puisque l'Assemblée avait seule le droit de ratifier et de conclure. Quand lord Lyons communiqua à M. Jules Favre la réponse de M. de Bismark à lord Granville, que j'ai mentionnée plus haut, cette réponse dans laquelle il est dit que le gouvernement de l'Hôtel de Ville n'offre pas par son origine assez de garanties, et par sa situation assez de solidité, pour qu'il soit possible de traiter avec lui, M. Jules Favre répliqua sur-le-champ par une note remise entre les mains de lord Lyons, et qui porte en substance qu'il ne demande pas la paix, mais un armistice pour nommer une Assemblée qui seule pourra faire la paix ; et que, pour cet armistice, on peut traiter valablement avec le gouvernement de la Défense nationale, puisque le ministre de la guerre est obéi dans tous les ordres qu'il donne. Lord Granville, sur les instances de M. Thiers, transmit cette nouvelle note à M. de Bismark, en recommandant assez fortement l'acceptation de la conférence. M. Jules Favre ignorait cette dernière circonstance, il ne reçut aucune communication ni le 16, ni le 17. Il résolut de ne pas attendre plus longtemps, et de partir à tout risque. Un écrivain, assez hostile, mais dont le livre a du mérite, M. Valfrey, dit au sujet des objections de M. de Bismark : Voilà dans quelle situation la Révolution avait mis la France. Sans doute il était terrible de n'avoir pas, dans un pareil moment, de gouvernement régulier. C'est parce que nous le savions, parce que nous l'avions prévu, que malgré nos légitimes répugnances nous avions insisté, jusqu'au dernier moment, pour que la majorité du Corps législatif consentît à prendre en main le pouvoir. Cette majorité, par ses hésitations, par son indécision, avait laissé passer l'heure où elle pouvait éviter une révolution. La révolution s'était faite contre elle autant que contre le pouvoir impérial. Nous n'en étions ni les auteurs ni les bénéficiaires ; nous en étions, à proprement parler, les premières victimes. Le pouvoir impérial étant tombé sous le poids de ses fautes, il n'y avait plus d'autres pouvoirs possibles que le pouvoir de fait que nous avions accepté, et le pouvoir légal d'une Assemblée que nous appelions de nos vœux, mais que nous ne pouvions convoquer sans un armistice. C'est manquer à l'impartialité historique que de reprocher la révolution au gouvernement de la Défense ; il n'est pas même équitable de la reprocher à la population parisienne, qui pourtant l'a faite. La responsabilité en doit reposer tout entière sur le gouvernement impérial et sur la majorité du Corps législatif qui l'ont rendue nécessaire. Tout le monde a lu, et tout le monde voudra relire les pages éloquentes et pathétiques dans lesquelles M. Jules Favre a rendu compte de ce court et triste voyage. Elles ont été insérées au Journal officiel et reproduites dans tous les journaux du monde, avec un concert d'éloges unanime. L'auteur a donné depuis de nouveaux détails dans son livre publié en. 1871, sous ce titre : Gouvernement de la Défense nationale du 30 juin au 31 octobre 1870. C'est à ce dernier récit que je ferai quelques emprunts. Le dimanche 18 septembre, un peu avant sept heures du matin, je montai dans une voiture de louage, accompagné de mon sous-chef de cabinet M. le baron de Ring, de M. Hendlé, mon secrétaire, d'un capitaine d'état-major, et d'un excellent homme que j'ai plaisir à nommer, parce qu'il s'est montré plein de décision et de courage, Lutz, facteur au ministère des affaires étrangères. Les informations que j'avais prises la veille n'avaient pu exactement me renseigner sur le lieu où se trouvait le quartier général. Le courrier de lord Lyons l'avait rencontré à Lagny, mais il devait s'en éloigner le lendemain. Lord Lyons interrogea plusieurs personnes et crut pouvoir m'affirmer qu'il était à Grosbois. Nous nous dirigeâmes donc vers la porte de Charenton ; j'étais censé aller visiter le fort, où du reste m'attendait un officier chargé de me servir de parlementaire. A la porte, plusieurs gardes nationaux s'avancèrent pour nous saluer ; aucun ne put deviner lé but de notre voyage. Nous fîmes halte au fort ; l'officier que nous y trouvâmes monta à cheval avec un trompette, et nous atteignîmes Maisons-Alfort. C'était le dernier village occupé par nos troupes. Toutes les maisons y étaient abandonnées. Au moment où nous tournions la rue qui nous conduisait sur la grande route, un ecclésiastique se jeta au-devant de nos chevaux, nous avertissant du danger que nous courions en allant plus loin. Je le calmai en lui disant que nous ne nous avancions que de quelques pas. Nous nous engageâmes dans la longue avenue qui se dirige sur Créteil. Le trompette marchait en avant en sonnant du clairon. Tout était silencieux et désert. Nous mîmes pied à terre, et bientôt nous vîmes des cavaliers postés des deux côtés de l'allée d'arbres ; nous marchâmes vers eux. Par un singulier hasard, c'étaient des jeunes gens du Schleswig. Le peuple conquis devenait à son tour, dans la main de la Prusse, un instrument d'oppression et de conquête. Notre officier dut se laisser bander les yeux, et nous allâmes ainsi jusqu'au delà de Créteil, où nous trouvâmes les avant-postes ennemis. Après avoir pris connaissance de ma qualité et du but de mon voyage, un officier nous donna une escorte qui nous accompagna au petit pas jusqu'à Villeneuve-Saint-Georges, où nous devions rencontrer le général commandant le corps d'armée. Quel trajet ! et comment peindre l'humiliation et la douleur qui agitait mon âme ? C'était la première fois que je voyais les troupes prussiennes sur le sol français, elles me foulaient le cœur ! Leurs longues files bordaient la route, où se pressaient des figures railleuses, nous regardant avec curiosité. Les champs regorgeaient de bivouacs, de chevaux, de caissons et d'artillerie. Partout le spectacle navrant des habitations dévastées, des maisons ouvertes et pillées, des débris de toute nature amoncelés aux portes. On se demandait comment en quelques jours avait pu être accompli tout ce ravage... Le général apprit à M. Jules Favre qu'il n'avait reçu aucun ordre le concernant, et que le quartier général était à Meaux. M. Jules Favre écrivit aussitôt la lettre suivante : Monsieur le comte, J'ai toujours cru qu'avant d'engager sérieusement les hostilités sous les murs de Paris, il était impossible qu'une transaction honorable ne fût pas essayée. La personne qui a eu l'honneur de voir Votre Excellence il y a deux jours m'a dit avoir recueilli de sa bouche l'expression d'un désir analogue. Je suis venu aux avant-postes me mettre à la disposition de Votre Excellence. J'attends qu'elle veuille bien me faire savoir comment et où je pourrai avoir l'honneur de conférer quelques instants avec elle, J'ai l'honneur, etc. La lettre fut portée par un aide de camp du général, qui rapporta le lendemain, à six heures du matin, une réponse ainsi conçue : Je viens de recevoir la lettre que Votre Excellence a eu l'obligeance de m'écrire, et ce me sera extrêmement agréable si vous voulez bien me faire l'honneur de venir me voir demain à Meaux. Le porteur de la présente, le prince de Biren, veillera à ce que Votre Excellence soit guidée à travers nos lignes. J'ai l'honneur, etc. L'escorte ne fut prête qu'assez tard. Au' moment où M. Jules Favre montait en voiture, il vit du côté de Paris une épaisse fumée noire. On lui dit que Choisy était en feu. Je réprimai le mouvement de colère qui me faisait bondir le cœur, et nous nous mîmes en route pour Meaux. Le voyage fut pénible ; à chaque instant la voiture était arrêtée par de nombreuses colonnes qui s'acheminaient en sens opposé : on eût dit un torrent armé. Tous les villages que nous traversions étaient en ruines ; je descendis pour en visiter un, et je ne pus m'empêcher d'échanger avec les officiers qui m'accompagnaient des paroles amères. A la porte d'une pauvre maison où tout était brisé, trois femmes et un enfant pleuraient ; elles nous demandèrent à mains jointes de les délivrer ; c'était à fendre l'âme. Le prince de Biren, qui commandait notre escorte, semblait lui-même profondément attristé par ce spectacle. Il me raconta que la veille il avait payé à une vieille paysanne la vache qui venait de lui être enlevée. Une telle misère à la porte de Paris me paraissait un horrible rêve... La première entrevue entre M. Jules Favre et celui qu'il venait chercher eut lieu à la Haute-Maison. Ils se revirent le lendemain à Ferrières. La Haute-Maison, entourée d'un bois taillis, ne paraissait pas offrir à M. de Bismark assez de sécurité. Ce lieu, dit-il, semble choisi pour les exploits de vos francs-tireurs : ces environs en sont infestés, et nous leur faisons une chasse impitoyable ; ce ne sont pas des soldats, nous les traitons comme des assassins. — Mais, répondit M. Jules Favre en se récriant, ce sont des Français qui défendent leur territoire, leurs maisons, leurs foyers. Ils repoussent votre invasion, ils sont certes dans leur droit, et c'est vous qui méconnaissez les lois de la guerre en leur en refusant l'application . — Nous ne pouvons connaître, repartit le comte, que les soldats soumis à une discipline régulière, les autres sont hors la loi. M. Jules Favre lui rappela les édits publiés en Prusse en 1813, et la Sainte-Croisade prêchée contre les Français. En effet, dit M. de Bismark ; mais nos arbres ont conservé la trace des habitants que vos généraux y ont pendus. Ce début ne promettait pas que l'entretien serait calme. Il le fut pourtant, et empreint de part et d'autre d'une franchise absolue ; J'ai cru, dit M. Jules Favre, qu'avant d'engager une lutte définitive sous les murs de Paris, il était impossible de ne pas tenter une transaction honorable, prévenant d'incalculables malheurs, et j'ai voulu connaître à cet égard les intentions de Votre Excellence. Notre situation, bien qu'irrégulière, est parfaitement nette. Nous n'avons pas renversé le gouvernement de l'Empereur, Il est tombé de lui-même, et en prenant le pouvoir, nous n'avons fait qu'obéir à une loi de suprême nécessité. C'est à la nation qu'il appartient de prononcer elle-même sur la forme de gouvernement qu'elle entend se donner, et sur les conditions de la paix. C'est pour cela que nous l'avons convoquée. Je viens vous demander si vous voulez qu'elle soit interrogée, ou si c'est à elle que vous faites la guerre avec le dessein de la détruire ou de lui imposer un gouvernement. M, de Bismark répondit : Je ne demande que la paix. Ce n'est pas l'Allemagne qui l'a troublée. Vous nous avez déclaré la guerre sans motifs, dans l'unique dessein de nous prendre une portion de notre territoire. L'Allemagne n'a pas cherché cette occasion, elle l'a saisie pour sa sécurité. Strasbourg est une menace perpétuelle contre nous. Il est la clef de la maison, et nous la voulons... M. Jules Favre expliqua que l'Empire avait déclaré la guerre, malgré la France qui n'en voulait pas. Et comme M. de Bismark parlait du langage de la presse, des acclamations du Corps législatif et de l'enthousiasme belliqueux avec lequel la déclaration de guerre avait été accueillie, M. Jules Favre insista de nouveau sur la violence qui avait été faite au pays par la dynastie ; sur l'amour et le besoin de la paix, définitivement entrés dans nos mœurs, avant cette date fatale. Mais M. de Bismark répétait toujours : Nous voulons notre sécurité ; nous ne pouvons l'avoir qu'avec la clef de la maison. Cette condition est absolue, et je regrette de n'y rien pouvoir changer. Quand il faudrait rester six mois ! disait-il. Quand il faudrait subir des catastrophes ! Nous les avons prévues ; nous aimons mieux les braver que de les léguer à nos enfants. Du reste, notre position est moins difficile que vous ne le supposez, ajoutait-il encore. Nous pouvons nous contenter de prendre un fort, et pas un ne peut tenir plus de quatre jours. De là nous bombarderons Paris. M. Jules Favre se récriait contre la rigueur d'un bombardement. La nécessité peut le légitimer, répondit le comte ; d'ailleurs je ne vous dis pas que nous livrerons un assaut à Paris. Il nous sera peut-être plus commode de l'affamer en nous répandant dans vos provinces, où nulle armée ne peut nous arrêter. Strasbourg succombera vendredi ; Toul plus tôt peut-être ; M. Bazaine a mangé ses mulets ; il en est aux chevaux et bientôt sera forcé de capituler. Sans investir Paris, nous empêcherons les arrivages avec une cavalerie de 80.000 hommes, et nous sommes résignés à rester chez vous tout le temps nécessaire. M. Jules Favre le ramena au point précis de la question : Laissez-nous convoquer une Assemblée. Vous traiterez avec elle ; si vous êtes vraiment politique, vous lui imposerez des conditions acceptables, et vous aurez une paix solide. — Pour cela, répondit le comte, un armistice serait nécessaire, et je n'en veux à aucun prix. Ainsi se termina ce premier entretien, et l'on prit rendez-vous pour le soir, à Ferrières. Point d'armistice, donc point d'Assemblée. Condition absolue de la paix : une cession de territoire, que le gouvernement n'avait ni la volonté, ni le droit, ni la possibilité de faire ; donc une guerre d'extermination. Voilà, en deux mots, le résultat de la conférence. Dans celle qui eut lieu le soir, M. de Bismark prononça sur les causes de là guerre un jugement qui mérite d'être recueilli. En 1867, lors de l'affaire du Luxembourg, tout l'entourage du roi demandait la guerre, j'ai été seul à la repousser ; j'ai même offert ma démission, porté une atteinte grave à mon crédit ; et je ne vous dis ces choses que pour vous prouver que la guerre n'était pas de mon goût ; je ne l'aurais certes jamais faite si on ne nous l'eût pas déclarée. Et encore n'y pouvais-je croire : la France a agi comme de parti pris ; quand j'ai appris la querelle qu'on nous suscitait à propos de la candidature du prince de Hohenzollern, je me suis inquiété de la persistance de votre ambassadeur à ne traiter qu'avec le roi. Cet ambassadeur a fatigué le roi, et lé sachant, j'ai conseillé une politique vous donnant satisfaction, ce qui a eu lieu. Quand j'ai appris que, d'après mon avis, le roi avait obtenu de son cousin la renonciation à sa candidature, j'ai écrit à ma femme que tout était fini et que j'allais la rejoindre à la campagne. Grande a été ma surprise quand j'ai su-au contraire que tout allait commencer. Il n'y a donc pas eu de notre côté d'hostilité systématique ; c'est le gouvernement français qui a voulu la guerre ; il a pris pour prétexte l'humiliation à imposer au roi, et que celui-ci ne pouvait subir. Mais à l'heure même où je vous parle, je ne puis comprendre une telle aberration. Une telle résolution prise par des hommes comme M. de Gramont et M. Ollivier ! Le premier n'a jamais été que le plus médiocre des diplomates ; Napoléon III le jugeait ainsi ! Quant à M. Ollivier, c'est un orateur et non un homme d'État. Je vous ai dit tantôt que si nous avions intérêt à maintenir la dynastie de Napoléon, nous la rétablirions ; de même pour les d'Orléans, de même pour M. de Chambord, qui serait beaucoup plus de notre goût, surtout du roi, lequel tient naturellement à ses anciennes traditions ; quant à moi, j'en suis tout à fait dégagé ; je suis même républicain, et je tiens qu'il n'y a pas de bon gouvernement s'il ne vient des peuples. Seulement il faut accommoder chacun d'eux aux nécessités et aux mœurs. Au bout de quelques minutes, M. Jules Favre reprit la question au point où on l'avait laissée quelques heures auparavant. Il rappela à M. de Bismark que le gouvernement de la Défense ne pouvait conclure un traité de paix ; que, seule, une Assemblée pouvait le faire ; que si le roi ne consentait pas à un armistice, il ne pouvait y avoir d'Assemblée, ni par conséquent de traité ; qu'en ce cas la guerre, continuant nécessairement avec ses chances diverses, se prolongerait encore pendant cinq ou six mois ; que si les Allemands étaient vainqueurs, ce serait au prix de pertes énormes, en hommes et en argent ; que la victoire même serait pour eux la source d'embarras inextricables. En effet, ou ils démembreraient la France et se mettraient sur les bras une coalition européenne ; ou ils imposeraient à la France un gouvernement qu'ils seraient contraints de soutenir, ce qui rendrait la guerre éternelle. Dans cette situation, il n'avait qu'un parti à prendre, c'était de consentir à l'armistice. Sans doute cette concession lui répugnait, parce qu'il la jugeait contraire aux intérêts militaires de là Prusse ; mais un intérêt d'un ordre politique bien supérieur l'y contraignait. Il fallait donc être humain, sinon par choix, du moins par nécessité. M. de Bismark, qui avait écouté ce raisonnement avec attention, en fut ébranlé, et il en convint. Il indiqua rapidement les conditions sous lesquelles il pourrait consentir à un armistice ; puis, faisant observer que le roi était couché et qu'il ne pouvait rien promettre sans avoir pris ses ordres, il pria M. Jules Favre de revenir encore le lendemain, à onze heures. Le lendemain, la conversation roula sur le même sujet, c'est-à-dire sur les conditions de l'armistice, car l'armistice était accordé en principe. M. Jules Favre dit ce qu'il pouvait accorder, ce qu'il était obligé de refuser. M. de Bismark sortit pour aller communiquer au roi les difficultés qui surgissaient et rentra au bout de quelque temps, un papier à la main. Il contenait les résolutions définitives du roi l'Assemblée réunie à Tours ; armistice de quinze jours, ne s'étendant pas à Metz ; toute liberté pour les élections ; sauf-conduits pour les électeurs parisiens, mais les habitants de l'Alsace et de la Lorraine allemande exclus du vote ; occupation d'un ou plusieurs forts autour de Paris, et, en tout cas, d'un fort dominant l'enceinte, comme par exemple le Mont-Valérien ; toutes les forteresses des Vosges livrées ; Strasbourg occupée, sa garnison prisonnière de guerre. Je touchais au terme, dit M. Jules Favre après avoir fait cette énumération. Mon rôle était fini et la force m'abandonnait. Je me levai vivement ; un nuage sortant de mon sein obscurcit mes regards, et je me détournai contre un chambranle pour y appuyer un instant ma tête, qui éclatait, et y dévorer mes larmes. Ce fut l'affaire d'une seconde, et me retournant : — Pardon, monsieur le comte, de cet instant de faiblesse. Je suis honteux de vous l'avoir laissé deviner ; mais les souffrances que j'endure sont telles que je suis excusable de m'y être laissé entraîner ; je vous demande la permission de me retirer. Je me suis trompé en venant ici, mais je ne m'en repens pas : j'ai obéi au sentiment de mon devoir. Si mon gouvernement estime qu'il y ait quelque chose à faire, dans l'intérêt de la paix, avec les conditions que vous m'avez posées, je dominerai mes répulsions et serai ici demain. Dans le cas contraire, je vous écrirai. Le comte me parut légèrement agité, me tendit la main, m'adressa des paroles polies, et je descendis, le cœur gonflé de douleur et de colère, le grand escalier du château. M. Jules Favre rentra dans Paris le jour même de cette bataille de Châtillon, où les soldats avaient lâché pied : sinistre avertissement que la population ne voulut pas comprendre. M. Trochu déclara que, par humanité et par honneur, il fallait refaire l'armée avant de la mener au feu. Tout le monde se sentait pris de colère et plus résolu que jamais à une résistance désespérée. A minuit, après l'expédition des affaires, M. Jules Favre lut son rapport, qu'on ne put écouter sans indignation. Le rejet des propositions fut voté à l'unanimité. En conséquence, la lettre suivante fut, dès le lendemain, expédiée à M. le comte de Bismark : Monsieur le comte, J'ai exposé fidèlement à mes collègues du gouvernement de la Défense nationale la déclaration que Votre Excellence a bien voulu me faire. J'ai le regret de faire connaître à Votre Excellence que le gouvernement n'a pu admettre vos propositions. Il accepterait un armistice ayant pour objet l'élection et la réunion d'une Assemblée nationale ; mais il ne peut souscrire aux conditions auxquelles Votre Excellence le subordonne. Quant à moi, j'ai la confiance d'avoir tout fait pour que l'effusion du sang cessât et que la paix fût rendue à nos deux nations, pour lesquelles elle serait un grand bienfait. Je ne m'arrête qu'en face d'un devoir impérieux qui m'ordonne de ne pas sacrifier l'honneur de mon pays, décidé à résister énergiquement. Je m'associe sans réserve à son vœu, ainsi qu'à celui de mes collègues. Dieu, qui nous juge, décidera de nos destinées : j'ai foi dans sa justice. Je vous prie, monsieur le comte, de recevoir l'assurance, etc. JULES FAVRE. M. de Chaudordy représentait, à Tours, le ministère des affaires étrangères. Ses rapports étaient les plus circonstanciés et les mieux faits de ceux que nous recevions, et nous les lisions toujours avec avidité, dans cette disette de renseignements qui était notre plus vive souffrance. Sa première lettre, après l'entrevue de Ferrières, constata que l'impression était excellente en France et en Europe. En France, enthousiasme et exaltation pour la guerre : à l'étranger, blâme absolu des prétentions prussiennes et approbation complète de notre ferme confiance que l'Europe n'admettra au plus comme possible que la démolition des forteresses avec indemnité pécuniaire. A Paris, l'admiration pour M. Jules Favre et l'indignation contre les Prussiens furent unanimes. Ceux mêmes qui auraient le plus hautement désapprouvé la démarche, s'ils l'avaient connue à l'avance, comprirent ce qu'elle mettait de clarté dans les situations : d'un côté, la France, qui n'avait pas voulu la guerre, débarrassée du gouvernement qui l'avait voulue en dépit de la nation, demandant aussitôt le moyen de se constituer légalement, et se déclarant prête à tous les sacrifices compatibles avec l'honneur ; de l'autre, la Prusse, ayant la force, voulant faire la loi dans son intérêt, sans se soucier ni de l'humanité, ni de la justice, parlant brutalement de soustraire des millions d'hommes à leur patrie, et d'imposer au reste de la France, si cela convenait aux intérêts prussiens, le gouvernement qui l'avait déshonorée et opprimée vingt ans, et qui venait de la perdre : c'était là un de ces contrastes saisissants qui remuent et relèvent l'âme des contemporains, et qui comptent dans l'histoire des peuples. La petite secte des soi-disant habiles, qui à présent, le courage leur étant revenu depuis la paix, prononcent si dédaigneusement leur sentence sur des événements auxquels ils n'ont participé, ni comme chefs, ni comme soldats, compare les exigences de M. de Bismark en septembre 1870 à ses exigences en février 1871, et d'un air triomphant compte ce que l'obstination du gouvernement de la Défense nous a coûté en argent et en territoire. Elle ne nous a rien coûté en territoire, quoi qu'on en dise, et elle a certainement sauvé notre honneur. C'est une honte que ceux qui se sont tenus à l'écart de la lutte osent élever la voix pour juger ceux qui, par patriotisme, ont affronté tous les genres de périls ; et c'est une honte qu'il se trouve en France, après nos malheurs, une poignée de calculateurs qui ne fassent pas même entrer l'honneur parmi les éléments de leurs calculs. La France, en février 1871, est sortie de la guerre mutilée, mais honorée, conservant intacte sa renommée de patriotisme et de courage. Il faut plaindre ceux qui aimeraient mieux le déshonneur, avec un milliard de plus. Ce qui est consolant, c'est de constater qu'après le retour de M. Jules Favre, personne ne conçut de pareilles pensées ; ni un homme, ni un parti, ni un journal, même parmi les plus hostiles. Si le gouvernement avait consenti à une cession quelconque de territoire, il serait tombé, dans la minute, sous l'indignation et le mépris universels. Qui lui aurait obéi ? Personne. Qui lui aurait succédé ? La Commune ; oui, celle qui six mois plus tard a fait les brûlements. Même quand il n'aurait cédé autre chose que Strasbourg, qui allait tomber le lendemain, la France entière l'aurait désavoué et abandonné. Au surplus, on ne saurait trop le répéter : il n'est pas même vrai qu'en courbant la tête on aurait eu des conditions moins dures que celles qu'il a fallu subir en ne cédant, comme on l'a fait, qu'à la famine, c'est-à-dire, pour mieux parler, en ne cédant pas. M. de Bismark, dans toute cette entrevue, avait poussé la franchise jusqu'à la cruauté. Il avait dit très-clairement que, ce qu'il voulait, c'était l'impuissance de la France. Il n'avait parlé que de la cession de Strasbourg et des forteresses des Vosges. Quant à Metz, il disait : Metz en l'état. Il comptait le prendre. L'aurait-il rendu après l'avoir pris ? Aucun homme sensé ne le croit. Voilà pour la paix. Pour l'armistice, il voulait un gage et une exclusion. Le gage était un ou plusieurs des forts entourant Paris ; l'exclusion, c'était celle des populations qu'il regardait comme déjà conquises. Comprend-on une Assemblée française réunie en 1870 sans les Alsaciens et les Lorrains ? En souscrivant à cette condition, n'acceptait-on pas à l'avance le démembrement ? La Prusse voulait prendre nos provinces sans consulter les populations ; elle ne voulait pas même qu'elles fussent représentées dans le parlement chargé de prononcer sur leur sort. Et la France y aurait consenti ? De deux choses l'une, ou l'Assemblée qu'on aurait faite aurait eu une majorité pour la paix, et dans ce cas, on aurait perdu tout ce qu'on a perdu trois mois plus tard, et 'honneur en sus, puisqu'on aurait cédé pouvant combattre ; ou elle aurait eu une majorité pour la guerre, et alors, au moment de recommencer les hostilités, la France aurait-elle recouvré les forteresses occupées à titre d'otages pendant l'armistice ? La Prusse aurait-elle rendu ce fort, ou ces forts qu'il lui fallait autour de Paris pour pouvoir le bombarder plus commodément ? La France avait mille fois raison de ne pas accepter l'armistice au prix que M. de Bismark y mettait ; mais elle avait tort de se consoler trop aisément de ne pas avoir obtenu un armistice dans des conditions honorables et acceptables. Le gouvernement, pour sa part, ne s'en consolait pas, et M. de Bismark lui-même ne tarda pas à comprendre qu'il avait été trop loin, et que les guerres d'extermination — car le refus d'armistice n'était que cela —, outre qu'elles offensent l'humanité, servent mal les intérêts des victorieux. Au commencement d'octobre se place un incident dont on a fait quelque bruit. Deux citoyens américains, le général Burnside et le colonel Forbes, se présentèrent aux avant-postes, avec une lettre de M. de Bismark pour M. Jules Favre. On les admit dans Paris. La lettre était relative à une réclamation des membres du corps diplomatique restés à Paris, qui demandaient à expédier et à recevoir des lettres closes. M. de Bismark s'y refusait. Tant qu'ils ne se rendraient pas à Tours et qu'ils resteraient dans une forteresse, il ne transmettrait leurs lettres qu'ouvertes. La dépêche de M. de Bismark ne contenait pas autre chose ; mais, dans une conversation avec M. Jules Favre, MM. Forbes et Burnside demandèrent s'ils ne pourraient pas, n'ayant d'ailleurs d'autre mandat que leur amitié pour la France, s'interposer entre nous et M. de Bismark pour amener une suspension d'armes. M. Jules Favre leur répondit aussitôt que, très-décidés 'à résister, nous ne l'étions pas moins à accepter une transaction honorable. Ils partirent sur cette déclaration et revinrent huit jours après, apportant la réponse de M. de Bismark. Un armistice régulier lui paraissait impossible ; mais il adoptait l'idée de l'élection et de la convocation d'une Assemblée. Il offrait une trêve de quarante-huit heures, pendant laquelle on aurait permis la circulation des délégués ou des candidats. Il promettait de laisser voter dans les départements occupés, mais en excluant toujours l'Alsace et la Lorraine. L'Assemblée une fois nommée, on s'entendrait sur les moyens de la réunir. M. Jules Favre ne crut pas, et personne dans le gouvernement ne crut que M. de Bismark fît sérieusement des propositions pareilles. Cette affaire n'eut pas d'autres suites. La plupart des membres du corps diplomatique avaient quitté Paris dans les journées du 17 et du 18, et s'étaient rendus à Tours, auprès de la délégation. M. de Chaudordy, parti presque en même temps, se mit immédiatement en relations avec eux, au nom du ministre des affaires étrangères. Tout l'effort de l'Europe en notre faveur s'était borné à prescrire aux diverses légations de ne pas s'éloigner du siège du gouvernement. Le pape seul, sans y être sollicité, écrivit une lettre pressante au roi de Prusse pour lui recommander la paix. Mais ce n'était ni le pape, ni même de grands États, comme l'Autriche, dont le bon vouloir pour nous était manifeste, qui pouvaient mettre fin à cette crise terrible. C'était l'Italie par une intervention armée, ou la Russie et l'Angleterre, par une intervention formelle au nom des neutres. L'Angleterre, qui, au début de la guerre, avait pris l'initiative de la neutralité, consentit uniquement, sur les instances de M. Thiers, à faciliter l'entrevue de Ferrières entre M. Jules Favre et M. de Bismark. L'issue de cette entrevue n'était pas encore connue à Tours lorsque M. Thiers y passa, le 20 septembre, pour aller de Londres à Vienne ; on ne la sut que le 21 ; on pouvait facilement la prévoir, étant donnés le caractère de la politique prussienne et ses résolutions très-anciennement et très-hautement déclarées. Nous pouvions avoir des lueurs d'espérance du côté de l'Italie ; mais il était clair que le cabinet de Florence subordonnerait sa conduite future aux résolutions de l'Autriche, et que l'Autriche, dont les sympathies pour nous étaient réelles, ne pourrait agir efficacement tant qu'elle serait seule. Quoiqu'elle eût hautement exprimé ses sentiments sur la torpeur de l'Europe, et déclaré qu'elle était prête à s'associer à l'action de l'Angleterre et de la Russie pour le rétablissement de la paix, elle affirmait, et nous comprenions que son action isolée aurait été dangereuse pour elle, inefficace pour nous. Le nœud de la question était donc désormais à Saint-Pétersbourg. M. Thiers ne fit que prendre langue à Tours et à Vienne, et partit immédiatement pour la Russie. Il y trouva personnellement le plus grand accueil ; mais avec beaucoup de bons propos sur la nécessité de maintenir intact le territoire de la France, on lui laissa voir très-clairement qu'on ne prendrait pas les armes pour imposer la paix dans ces conditions, et que toute intervention qui ne serait pas accompagnée de démonstrations offensives ne ferait que blanchir contre les résolutions arrêtées et immuables de la Prusse. La cour de Russie jugeait tous les derniers événements avec une grande lucidité ; elle avait condamné la candidature Hohenzollern ; elle avait pesé sur le roi de Prusse pour la faire retirer ; ce point obtenu, elle avait vu avec le dernier étonnement le cabinet français, au lieu de se réjouir de la paix, poser des conditions inacceptables, chercher des cas de guerre sans nécessité ni prétexte sérieux ; elle en avait conclu que nous avions des armements considérables, et que la victoire serait chèrement disputée ; même après nos fautes et nos malheurs, elle faisait des vœux pour nous, considérant la' France comme une des pièces nécessaires à la stabilité de l'Europe, et ne se souciant pas d'avoir à côté d'elle un État absolument prépondérant, qui ne pouvait manquer de diminuer son influence sur les affaires générales. Elle promettait d'intervenir par ses conseils adressés au roi de Prusse ; mais elle ne s'exposerait pas à s'engager dans une guerre contre un si ancien et si nécessaire allié ; et tout en comprenant les conséquences futures de l'accroissement prodigieux de la Prusse, elle était plus sensible aux avantages immédiats de la paix européenne, résultat de la politique de neutralité, et à l'espérance de faire modifier les traités de 1856 sur la neutralisation de la mer Noire. M. Thiers passa huit ou dix jours en Russie, conféra chaque jour avec le prince Gortschakoff, vit l'empereur et les princes de sa famille, et fut convaincu qu'excepté les bons conseils et les instances amicales en faveur de la paix et de l'intégrité de notre territoire, il n'y avait rien à obtenir. L'empereur avait écrit au roi de Prusse, à Versailles et la réponse se faisait attendre. Elle arriva comme M. Thiers se disposait à partir. Nous avons des nouvelles, lui dit le prince Gortschakoff. La paix est possible, mais il faut prendre sur vous, il faut aller à Versailles, traiter courageusement, et vous aurez des conditions acceptables, surtout si Paris s'est un peu défendu. Ayez le courage de la paix, et, je vous le répète, vous donnerez la paix à votre pays et à l'Europe, surtout si la fortune seconde un peu les armes françaises sous les murs de Paris. Il s'agissait de recommencer l'entrevue de Ferrières, mais cette fois avec l'appui de la Russie, et M. Thiers pour négociateur. A Saint-Pétersbourg comme en France, on pensait qu'une résistance heureuse, loin de diminuer les chances d'une issue favorable, ne pouvait que les accroître. M. Thiers partit sur-le-champ pour revenir à Tours, car il ne pouvait prendre la qualité de négociateur qu'avec l'attache du gouvernement. Il vit le principal ministre de l'Autriche en passant à Vienne ; mais il ne rapportait pas de Saint-Pétersbourg le talisman qui aurait permis à MM. de Beust et Andrassy de sortir de leur neutralité. Il voulut pourtant aller jusqu'à Florence, où nous avions certainement un ami dans le roi Victor-Emmanuel. Il y arriva le 13 octobre. Il trouva le roi tel qu'il l'avait espéré ; mais c'était un roi constitutionnel. Un conseil des ministres fut convoqué, sous l'a présidence du roi. Victor-Emmanuel avait dit à M. Thiers : Nous tâcherons de les convaincre. Le général Cialdini y fut appelé. M. Thiers y parla pendant trois heures, et n'omit aucun des arguments susceptibles d'entraîner l'Italie. M. Valfrey, qui, en général, se montre plutôt hostile que bienveillant, reconnaît qu'il expliqua la situation militaire sous tous ses aspects, avec une abondance, une vivacité, une clarté incomparables. Jamais la cause française n'avait été défendue avec plus de talent et d'éloquence, et jamais elle ne fut plus près de triompher des obstacles qu'elle avait rencontrés dans le reste de l'Europe. Mais tout fut inutile. L'Italie ne risquait rien du côté de l'Autriche, qui était certainement bienveillante pour nous, et qui serait entrée avec empressement dans une triple alliance après la guerre. Le résultat était à peine douteux si la belle et forte armée italienne, franchissant les Alpes, venait donner de la cohésion aux armées qui se formaient de toutes parts, pendant que la défense de Paris commençait à forcer l'admiration du monde. Le conseil fut hésitant pendant une demi-heure. Il finit par refuser toute intervention militaire. L'Italie perdit une occasion, unique pour elle, de prendre un rôle prépondérant dans les affaires de l'Europe. Il ne restait à M. Thiers d'autre parti que de se rendre à Tours et de proposer ses bons offices pour la conclusion d'un armistice, conformément aux indications du prince Gortschakoff. C'est ce qu'il fit. Il assista, le 21 octobre, à un conseil de gouvernement dont il fut dressé procès-verbal. En voici la teneur : Après un récit complet de son voyage officiel, M. Thiers, qui, dans sa conversation, nous avait rendu compte d'une importante conversation entre lui et le prince Gortschakoff, a mis sous nos yeux un projet de télégramme adopté par le prince et lui, du consentement de l'empereur de Russie. Ce télégramme est ainsi conçu : M. Thiers s'est montré modéré et a paru apprécier
justement la situation. Un contact direct avec lui offrirait peut-être la possibilité
d'abréger une lutte dont vous, moi, l'Europe, désirons la fin au même degré.
Seriez-vous disposé, le cas échéant, à lui accorder un sauf-conduit pour
entrer à Paris et pouvoir en sortir immédiatement, et faire naître ainsi la chance
de relations officieuses avec votre quartier général ? M. Thiers nous a déclaré qu'il était convenu avec le prince Gortschakoff de soumettre ce télégramme à la délégation de Tours, ne voulant en réclamer l'envoi que si nous l'autorisions à se rendre auprès de nos collègues à Paris. Dans ce dernier cas, a-t-il dit, une dépêche au chargé d'affaires de France en Russie avertirait le prince, qui alors expédierait au roi de Prusse ce télégramme de l'empereur de Russie. Après délibération, nous avons autorisé à l'unanimité M. Thiers à se rendre à Paris auprès de nos collègues sans passer par le quartier général prussien avant d'être rendu à l'Hôtel de Ville. Nous lui avons déclaré que nous croyions indispensable cette entrevue entre lui et le gouvernement central, qui, dans sa souveraineté, apprécierait et déciderait ce que comporte la situation. Nous avons en conséquence autorisé M. Thiers à prendre les mesures qu'il croirait nécessaires pour pouvoir user du télégramme ci-dessus rapporté. Fait à Tours, le 21 octobre 1870, en conseil de la Délégation du gouvernement de la Défense nationale. CRÉMIEUX, GAMBETTA, GLAIS-BIZOIN, FOURICHON. Dans un autre conseil tenu le même jour, et auquel assista encore M. Thiers, M. de Chaudordy, ayant été introduit, donna lecture de la communication suivante, crue venait de lui faire lord Lyons au nom de son gouvernement. L'Angleterre offre de proposer à la France et à la Prusse, de son initiative, un armistice pendant lequel la France procéderait aux élections de l'Assemblée nationale. Le conseil insista d'abord sur ce point qu'il n'avait pas suggéré une pareille proposition ; puis, après délibération, il fut décidé à la majorité de trois voix contre une, que la Délégation de Tours transmettrait au gouvernement de Paris la proposition d'un armistice faite par l'Angleterre, en appuyant cette proposition ; car, dans la pensée de la Délégation, ajoute le procès-verbal, il ne peut s'agir que d'un armistice d'une durée d'au moins vingt-cinq jours, avec ravitaillement de toutes nos places assiégées. Il est assez probable que l'Angleterre offrait de s'interposer pour un armistice parce qu'elle savait ce qui avait été convenu à Saint-Pétersbourg. L'Autriche et l'Italie s'empressèrent d'adhérer, et dès lors toutes les puissances neutres intervinrent pour obtenir à M. Thiers les sauf-conduits dont il avait besoin. Cela prit encore plusieurs jours, soit que la Prusse attendît la reddition de Metz, soit qu'elle désirât conférer avec M. Thiers sans qu'il eût vu le gouvernement de Paris. Elle avait tort, dans ce dernier cas, de craindre que nous fussions hostiles à la pensée d'un armistice. A Paris, le conseil était unanime pour désirer la convocation d'une Assemblée, si cette convocation pouvait se faire sans désorganiser la défense. M. Thiers emportait une longue lettre de M. Gambetta à M. Jules Favre. M. Gambetta y expliquait qu'à son avis, les élections n'étaient réclamées que par une minorité dans le pays. Les orléanistes et les légitimistes les demandaient à grands cris ; mais il faut noter et retenir, disait M. Gambetta, que le parti républicain, sauf deux ou trois individualités ultra modérées, est unanime à regarder les élections comme une périlleuse diversion aux nécessités de la guerre. Telle était aussi la situation de l'opinion à Paris, avec cette différence que les républicains n'y étaient pas seuls à repousser l'idée d'un armistice. Le gouvernement, sur ce point, se séparait de l'opinion commune. La lettre de M. Gambetta, qui ne nous fut connue que par une lecture très-rapide, a été publiée depuis. Elle est remplie d'aperçus remarquables. J'en citerai seulement les dernières phrases, parce qu'elles expriment un dissentiment déjà ancien à cette époque, et qui plus tard a eu des suites. Il est juste de convenir, disait M. Gambetta, que la constitution d'une Assemblée représentant complètement et librement la France et siégeant à Paris serait d'une véritable puissance sur l'opinion. C'est à ce point de vue seulement qu'il faut se placer pour juger la proposition d'armistice qui nous est faite. Si l'armistice, par sa durée et ses conditions, permet à la fois le ravitaillement de toutes les places assiégées et la convocation de tous les électeurs, l'opinion démocratique pourra y souscrire sous la réserve formelle d'exclure de l'éligibilité à l'Assemblée tous les anciens ministres de Napoléon III, depuis la fondation de l'Empire, les sénateurs, les conseillers d'État et tous ceux qui ont été candidats officiels depuis 1852. Il faudrait une loi d'État qui déclarât nulle et de nul effet toute opération électorale portant sur un individu compris dans les catégories sus-indiquées. Une pareille disposition est à la fois indiquée par la justice et par la politique. Il est juste, en effet, que tous les complices et tous les complaisants du régime qui a perdu la France soient frappés momentanément de la même déchéance que la dynastie dont ils ont été les coupables instruments. C'est là une sanction nécessaire de la révolution du 4 septembre. Il est politique aussi, alors que nous avons, depuis deux mois, tout sacrifié à l'intérêt suprême de la défense, de ne pas livrer notre œuvre, aux mains de nos plus cruels ennemis, et d'écarter de la première Assemblée de la République tous ceux qui, par leur passé même, sont intéressés à conspirer sa chute. J'ose affirmer que, sans ce correctif, les élections générales seront répudiées par le parti républicain, et je dois dire que, pour mon compte, je serais dans l'impossibilité de les admettre et d'y faire procéder... Ce que vous connaissez maintenant me permet de résumer brièvement les discussions qui ont eu lieu dans le sein du conseil. Trois questions ont été mises en délibération. Première question : M. Thiers doit-il être autorisé à se rendre à Paris ? Il y a eu sur ce point unanimité, avec la réserve que M. Thiers ne passerait point par le quartier général prussien. Deuxième question : Que penser de la proposition d'armistice ? Nous avons été d'avis que M. Thiers vous la transmît en l'appuyant, à condition que l'armistice serait au moins de vingt-cinq jours avec ravitaillement. Notre intérêt est trop évident pour insister. Troisième question : Faut-il faire des élections ? Vous verrez par le procès-verbal que vous remettra M. Thiers que mes trois collègues ont été pour l'affirmative, tandis que je me suis prononcé pour la négative. Les raisons en sont exposées plus haut, et vous savez, à présent, à quelles conditions je considérerais les élections comme favorables. Je dois ajouter ici, qu'en me prononçant pour la négative, je n'ai pas cessé un moment de penser à l'opinion de Paris, si unanime à mon départ, et que les événements accomplis depuis n'ont pu que fortifier... M. Thiers se rendit d'abord à Orléans, où commandait le général bavarois de Thann. Il se trouvait, dès lors, entre les. mains des Allemands, qui, malgré son désir et ses instructions, le conduisirent d'abord à Versailles. Il y arriva le dimanche matin, 30 octobre, et fut reçu aussitôt par M. de Bismark. Le chancelier de la Confédération du Nord lui dit qu'il l'avait fait passer par Versailles, parce que Sèvres était le seul point où l'on pût, sans trop de danger, se présenter au delà des avant-postes. Il lui apprit la capitulation de Metz, à laquelle, depuis quelque temps, on s'attendait tous les jours. M. Thiers vit un moment M. de Moltke, et partit pour Paris sous l'escorte de jeunes officiers d'état-major, qui eurent pour mission de l'attendre tous les jours à quatre heures de l'autre côté du pont de Sèvres. Ce fut un spectacle lamentable que celui qui frappa ses yeux en arrivant dans cette ville qui, servant de limite entre Versailles et Paris, avait été profondément ravagée. Les obus avaient percé les maisons, atteint en divers points la manufacture de porcelaine, dont le mur de façade, construit sans solidité, menaçait ruine. Les maisons étaient ouvertes, abandonnées. On voyait qu'elles avaient été surprises par une catastrophe soudaine. On trouvait tout ouverts des cabarets où des bouteilles, des verres, des plats étaient restés sur les tables. Des traverses armées de canons barraient les rues ; les soldats étrangers étaient à leurs pièces, et le canon du Mont-Valérien dominait tout du bruit incessant de ses batteries. Trois heures se passèrent en-formalités. M. Thiers passa la Seine dans une petite barque, le pont étant rompu ; il se reposa un instant dans la maison de M. de Rothschild, autrefois si brillante, alors toute dévastée. Aux portes de Paris, il rencontra M. Picard et se rendit avec lui aux Affaires étrangères, où le gouvernement fut immédiatement convoqué. La présence de M. Thiers dans Paris causa une surprise et une émotion générales. La nouvelle de la capitulation de Metz nous consterna ; celle d'un armistice négocié avec l'appui des puissances neutres fut diversement accueillie. Les hommes éclairés s'en réjouirent. Les violents, comme je persiste à les appeler, faute d'une dénomination plus précise, crurent ou feignirent de croire que l'armistice n'était qu'un premier pas vers une paix honteuse ; et les dupes qu'ils entraînaient dans toutes leurs détestables entreprises ne manquèrent pas de répéter, sur leur parole, qu'il ne s'agissait de rien moins que d'une capitulation. Nous passâmes toute la nuit en délibération au ministère des affaires étrangères. Ceux d'entre nous qui avaient pour M. Thiers une amitié de plus de vingt ans auraient voulu lui parler de lui, de ses grandes fatigues, de l'accueil personnel qu'il avait reçu à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Florence ; tous nous voulions le remercier des preuves de courage qu'il avait données en traversant deux fois l'Europe dans l'espace d'un mois, de l'habileté et de l'énergie avec laquelle il avait lutté contre la calomnie, la haine ou l'indifférence ; nous voulions surtout lui demander dans quel état se trouvaient les départements, si les troubles du Midi étaient apaisés, si le gouvernement était obéi, si les armées avaient quelque cohésion, si leur esprit était bon, si les généraux étaient capables. Les deux ou trois lieues occupées autour de nous par l'armée prussienne et ses éclaireurs nous rendaient aussi étrangers au reste de la France qu'à l'Afrique ou à la Russie. Mais les événements présents absorbèrent toute cette nuit. Il n'y eut aucune difficulté sur l'armistice ; j'ai déjà dit que tout le monde dans le gouvernement le voulait, même M. Rochefort, que M. Thiers, à son grand étonnement, trouva modéré, calme, résolu, et qui l'était en effet depuis qu'il siégeait au milieu de nous. Nous étions prêts à nous contenter d'une durée très-limitée, et, pour les vivres, du plus strict nécessaire, afin qu'il ne fût pas dit que nous avions hésité à faire les derniers sacrifices pour arriver à l'élection d'une Assemblée et à la paix. Quelques-uns d'entre nous craignaient pour le lendemain ce qu'on appelle une journée. Ils eurent quelque peine à faire partager leurs craintes à la majorité du conseil. Cependant, quand on y réfléchit aujourd'hui, les causes de l'échauffourée du 31 octobre sautent aux yeux. Nous avions, depuis deux mois, à côté de nous le gouvernement qui avait voulu se constituer le 4 septembre. Ces deux mois écoulés lui avaient donné une force par la chute de Strasbourg, à laquelle la capitulation de Metz venait maintenant s'ajouter. Il reprochait au gouverneur de Paris son inaction. On avait eu les fortifications à terminer et à compléter, le moral de l'armée à relever, les cadres à reconstituer, la mobile à calmer, la garde nationale à instruire, à discipliner ; on avait fait tout cela avec une rapidité, une énergie, un élan dans la troupe, une verve dans les officiers et les généraux qui, si l'on avait su être juste, auraient mérité au général Trochu et à ses collaborateurs militaires la reconnaissance et l'admiration ; mais on n'avait ni prodigué les sorties, ni fait marcher la garde nationale, ni remplacé les généraux de l'armée par ceux de l'émeute : voilà ce qu'on appelait de l'inertie, et ce qui semblait au moins de la faiblesse aux trois quarts de la population. Paris ne voulait pas comprendre que le moral de l'armée fût diminué par nos revers, ni qu'un garde national qui n'avait un fusil à tabatière que depuis quinze jours ne valût pas un vieux soldat armé d'un chassepot. Sûr de vaincre s'il combattait, il voulait combattre. Depuis quinze jours, par ses journaux, par ses affiches, par ses clubs, par ses manifestations armées ou non armées, il demandait à marcher en avant, à débloquer Paris, à en finir. Faire la paix avec l'ennemi, y songer même, lui paraissait une trahison. Allions-nous donc faire ce qu'avait fait tout récemment Bazaine ? ce qu'avait fait deux mois auparavant l'Empereur ? Frœschwiller, Sedan, Metz, n'était-ce pas assez de hontes ? En même temps que la prise de Metz et les projets d'armistice, tombait sur nous l'affaire du Bourget, une grande affaire ! Une bicoque sans importance, que la marine avait prise, sans trop d'utilité, quelques jours auparavant, et que nous venions de perdre. Cet incident insignifiant prenait une grande portée dans les imaginations : nous avions avancé, nous reculions ! Les plus prudents parmi les membres du conseil voulaient ménager la population, ne pas lui communiquer à la fois ces trois nouvelles ; tout au moins, si on les annonçait, en bien expliquer le sens et la portée. L'idée de tout annoncer à la fois franchement, simplement, et de se fier au bon sens public, prévalut. La plupart des délibérants, dans la nuit du 30 octobre, s'obstinaient à croire que la nouvelle de l'armistice serait prise en bonne part, qu'elle servirait de calmant. On fit une proclamation en ce sens ; on se hâta de la faire imprimer et placarder pendant la nuit. Il était trois heures du matin quand nous laissâmes M. Thiers aller se reposer. Il se remit à l'œuvre, avec M. Jules Favre, avant le jour, pour déterminer les quantités de vivres nécessaires, d'après les notes détaillées que leur avait remises M. Magnin. Quand M. Thiers partit à midi, — aller des Affaires étrangères au pont de Sèvres était un voyage plein de difficultés et de périls ; il n'y arriva qu'à quatre heures, — quand il partit des Affaires étrangères, entre midi et une heure, le mouvement d'insurrection était commencé. Ni lui, ni personne dans Paris, à l'exception de M. Etienne Arago et de quelques anciens députés très au courant de l'opinion, n'en soupçonnait la gravité. Il revit M. de Bismark dès le même soir. Pendant quatre jours, il travailla sans relâche pour organiser l'armistice avec ravitaillement. Tout allait bien, tout marchait à la paix. Pendant quatre jours entiers, les Prussiens ignorèrent ce qui s'était passé à Paris, leurs avant-postes étant au pont de Sèvres. Le jeudi, ils eurent les premières nouvelles, et des nouvelles fausses, puisqu'ils crurent à une révolution triomphante. Toutes ces courses, tout ce travail, le dévouement de M. Thiers, le concours de toutes les puissances de l'Europe, les vœux des patriotes et des amis de l'humanité, tout vint échouer devant cette date fatale du 31 octobre. |